La pause philo de Laurent Bachler,
professeur de philosophie à Chambéry.
laurent.bachler@neuf.fr
La philo au berceau
La soumission absolue
des enfants
« Qu’ils soient élevés par le père, par la mère, aux adultes, à l’aide d’arguments plus ou moins
ou par qui que ce soit, les enfants sont donc convenus : « c’est pour leur bien », « ils sont
absolument soumis à celui ou celle qui dépendants des adultes », « ils doivent tout aux
les élève, ou les préserve. Ils peuvent même parents, à commencer par la vie ». Toutes ces
les aliéner, c’est-à-dire céder leur domination, raisons ne nous exemptent pas de l’obligation
en les vendant, ou les donnant en adoption philosophique de questionner ces évidences.
ou en servitude ; ils peuvent les donner Pourquoi les enfants devraient-ils obéir aux
comme otages, les tuer pour rébellion, parents ? Sur quelles raisons se fonde cette
ou les sacrifier pour la paix, selon les lois exigence de soumission de l’enfant ? Un point
naturelles, lorsqu’en leur âme et conscience de vue philosophique nous aidera à questionner
ils le jugent nécessaire. » cette pseudo-évidence. Car aucune soumis-
Thomas Hobbes, Éléments de loi, IIe partie, sion, et surtout pas celle des enfants, ne saurait
De Corpore Politico, chapitre XXIII, § 8 aller de soi ou s’imposer sans examen et sans
trad. Arnaud Milanese, Paris, Allia, 2006, p. 149. questionnement.
La pensée de Thomas Hobbes peut nous aider
à questionner cette opinion toute faite. Hobbes
Pourquoi les enfants obéissent-ils aux parents ? n’est pas immédiatement un penseur de l’en-
L’éducation se ramène souvent à une somme fance. Ses écrits et sa philosophie portent d’abord
considérable de commandements et de sur des questions politiques. Son œuvre princi-
contraintes que les enfants acceptent finalement pale, Léviathan, propose une théorie politique
sans opposer une résistance forte et convaincue d’une radicale nouveauté en imaginant que
à tout cela. Tout se passe comme s’il allait de soi l’autorité politique tient son droit de commander
que les enfants obéissent, et dans une certaine de ceux-là mêmes sur qui elle s’exerce, c’est-
mesure se soumettent à l’autorité parentale. à-dire les sujets. Hobbes propose un schéma
On pourra toujours chercher à justifier cette d’explication du pouvoir politique dans lequel
situation, cette soumission de fait des enfants la référence à une quelconque transcendance,
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Dieu, la religion ou même la morale, n’est plus
nécessaire pour justifier une autorité politique.
Seul suffit l’accord de ceux sur qui ce pouvoir va
s’exercer. La vie politique, ainsi tissée de relations
de pouvoir, est le résultat d’un accord passé entre de l’inégalité, la relation la plus inégalitaire que
les individus, qui acceptent de se soumettre à l’on puisse imaginer, relation au sein de laquelle
un pouvoir extérieur absolu, cette soumission l’une des parties a tous les droits et l’autre n’en
leur garantissant une relative sécurité au sein a aucun.
du groupe social. Dans la soumission à l’autorité
politique, les individus gagnent une sécurité de Pour comprendre une telle conception, il convient
leurs biens et de leur personne. Ce décentre- de répondre à deux questions : tout d’abord,
ment du fondement de l’autorité politique fera comment justifier une telle inégalité dans la
couler beaucoup d’encre, car il semble justifier relation sans passer par le consentement, ou
la soumission absolue à cette autorité. Mais l’accord de celui qui se soumet ? De plus, pour-
on oublie une nuance importante que Hobbes quoi faut-il, pour comprendre la nature de la
apporte à sa doctrine politique. relation entre les parents et les enfants, passer
par le schéma assez radical et dur de la relation
En effet, dès son premier ouvrage politique, en entre le maître et son esclave ? On peut imaginer
1640, il reconnaît deux cas de figure dans lesquels que déjà à l’époque de Hobbes, en plein milieu
l’autorité est fondée à commander sans passer du xviie siècle, la place des esclaves dans la société
par l’accord de ceux sur qui elle s’exerce, deux n’était plus vraiment celle des esclaves romains
exceptions à cette conception contractualiste de de l’Antiquité. Certes, de nouvelles formes de
l’autorité : l’esclave et l’enfant. L’autorité que le servitude et d’esclavagisme se mettent en place
parent exerce sur l’enfant n’a pas besoin de l’ac- à cette époque. Mais la figure de l’esclave à
cord explicite de ce dernier ; pareillement pour laquelle songe Hobbes semble être celle de
celle que le maître exerce sur l’esclave. L’esclave l’esclave domestique, propriété d’un maître de
et l’enfant sont l’un et l’autre dans la même maison. Il se met dans le sillage de la pensée d’un
soumission absolue à l’égard d’une autorité Aristote qui justifiait l’esclavage domestique au
extérieure. Mais que veut signifie, exactement, ive siècle avant J.-C., plutôt que dans le contexte
cette soumission absolue à un autre ? Cela veut plus contemporain du Code Noir, texte écrit sous
dire qu’ils sont pris dans une relation à l’autre Louis XIV pour organiser la traite des esclaves
au sein de laquelle ils n’ont aucun droit. L’enfant d’Afrique vers le continent américain. Au moment
n’a absolument aucun droit. Nous attendons où Hobbes écrit son texte, l’esclavage auquel il
de lui qu’il obéisse à ses parents. Cela semble pense est une réalité anachronique, alors que
un fait incontestable, sinon fondamental. Et ces la relation parentale qu’il décrit renvoie à une
parents peuvent faire de lui ce qu’ils veulent : le réalité bien concrète et très contemporaine. Peut-
vendre, le donner, le tuer, le sacrifier. La relation être même que ce qu’il écrit en 1640 correspond
parents-enfants finalement est la forme ultime à ce que nous vivons encore aujourd’hui.
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Alors, demandons-nous ce qui peut bien justifier
aux yeux de Hobbes cette relation de soumission
sans contrat. Justifier une soumission, cela veut
dire que même si les enfants avaient la possi-
bilité de désobéir aux parents, ils ne devraient
toutefois pas le faire, ils n’auraient aucun droit
ni aucune légitimité à le faire, car l’obéissance
aux parents n’est pas simplement un fait lié
à la position de dépendance des enfants. Elle
est aussi, pour Hobbes et pour de nombreux
éducateurs, quelque chose de dû aux parents.
On peut trouver dans la pensée de Hobbes trois
causes susceptibles de justifier l’obéissance que
les enfants doivent aux parents, trois raisons qui
font que les enfants doivent obéir à leurs parents
et que ceux-ci ont un droit de commander à
leurs enfants, comme un maître commande à
des esclaves.
Tout d’abord, ce droit est une question non pas
de procréation mais de préservation. En effet,
le droit des parents sur les enfants, notamment
les droits de la mère sur l’enfant, ne viennent
pas, comme on pourrait le penser, du fait qu’ils
sont les géniteurs de l’enfant : la question de
la procréation est tout à fait secondaire pour
Hobbes. En réalité, les parents qui prennent en de son engendrement, mais de sa préservation.
charge un enfant font le choix de préserver la vie Dans l’état naturel, la mère, qui a le pouvoir de
de l’enfant. Leur pouvoir sur l’enfant est tel qu’ils le sauver, ou de le détruire, a donc un droit sur
pourraient l’abandonner et choisir pour lui la lui par ce pouvoir […]. Et bien que l’enfant ainsi
mort. Or, ils ne le font pas. Le fait que les parents préservé acquiert avec le temps des forces suffi-
en prenant soin de l’enfant choisissent la préser- santes pour se prétendre l’égal de celui ou celle
vation de sa vie fonde leur droit à le commander. qui l’ont préservé, sa prétention sera cependant
L’enfant ne peut pas par lui-même préserver sa estimée déraisonnable, parce que sa force vient
vie, il doit donc obéissance à celui qui fait ce choix d’un don de ceux contre qui il s’élève, mais aussi
pour lui, tant qu’il vit, même s’il devient plus fort parce qu’il faut supporter que celui qui nourrit un
que ses parents. Sa soumission est éternelle : « Le autre qui en tire sa force a reçu en échange une
titre de domination sur un enfant ne vient pas promesse d’obéissance1. »
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Les enfants doivent donc une gratitude aux
parents, même s’ils n’ont plus besoin de leurs
La deuxième cause qui fonde l’autorité parentale parents pour vivre et subvenir à leurs besoins.
et induit l’obéissance des enfants est la gratitude Cette gratitude est ce qui permet de faire naître
que ceux-ci doivent à leurs parents. Parce qu’ils entre les individus des relations de confiance,
ont bénéficié de l’attention et des soins de leurs nécessaires à la vie sociale. C’est aussi cette
parents et que leurs parents leur ont donné cela gratitude qui fait de l’enfance un état perpétuel
sans y être contraints, alors cette attention et dont nous ne sortons jamais. Nous restons pour
ces soins fondent une obligation de gratitude. toujours l’enfant de nos parents, quel que soit
Le mot de gratitude est aujourd’hui à la mode. notre âge. Nous leur obéissons et nous leur
C’est pourtant le mot de Hobbes lui-même. rendons grâce.
C’est même le mot qui nomme pour Hobbes
une loi morale fondamentale, ce qu’il appelle Enfin, la troisième cause de l’autorité parentale,
une « loi de la nature ». C’est la quatrième loi tient à l’idée que, en dernière analyse, il y a
de la nature, juste après la justice, et juste avant dans la soumission de l’enfant au parent une
la bienveillance. Il définit ainsi la gratitude forme de consentement de l’enfant à cette
dans Léviathan : « De même que la justice soumission. Et si l’enfant y consent, alors cette
dépend d’une convention antérieure, de même soumission est donc légitime, puisque acceptée
la gratitude dépend d’une grâce antérieure, par ceux-là mêmes sur qui elle s’exerce. Mais en
autrement dit d’un don gratuit antérieur ; telle est quel sens peut-on dire qu’il y a un consentement
la quatrième loi de nature. On peut la concevoir de l’enfant à la situation de soumission dans
sous la forme suivante : celui qui bénéficie d’une laquelle il se trouve vis-à-vis de ses parents ?
simple grâce de la part de quelqu’un s’efforce Hobbes distingue souvent entre un consentement
que ce dernier n’ait pas de motif raisonnable expresse, formulé clairement et explicitement, et
de se repentir de sa bonne volonté. En effet, un consentement tacite, supposé et validé par
personne ne donne jamais que dans l’intention la situation. Ce consentement tacite ne tient pas
d’un bien pour soi-même, parce que le don aux mots que l’on aurait prononcés. L’enfant ne
est volontaire et que l’objet de tous les actes dit pas expressément à ses parents « j’accepte de
volontaires est pour tout un chacun son propre vous obéir ». Le consentement tacite tient plutôt
bien. Si l’on voit qu’on en sera privé, il n’y aura aux conséquences prévisibles de nos mots, mais
ni prévenance ou confiance, ni par conséquent aussi de nos silences et même de nos actions.
assistance mutuelle ; pas non plus de réconcilia- Mais cet argument ne résout pas une difficulté :
tion de l’un avec l’autre, et donc on est voué à comment un jeune enfant peut-il se représenter
rester à l’état de guerre, ce qui est contraire à la ces conséquences, pour que son silence vaille
première et fondamentale loi de nature, laquelle comme accord tacite ? Sans la capacité intellec-
commande de rechercher la paix. Le manque- tuelle à se représenter les conséquences de ses
ment à cette loi est appelé ingratitude2. » actes, de ses paroles ou de ses silences, peut-on
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interpréter ses actes et ses silences comme un
accord tacite ?
Sans réponse satisfaisante à cette question, la
soumission de l’enfant aux parents, ou à toute
autre figure éducative, n’est que le résultat d’une
nécessité. L’enfant obéit à l’adulte car celui-ci
est plus fort que lui et il a besoin de lui pour
subvenir à ses besoins. Mais dès que ce ne sera
plus le cas, dès qu’il aura grandi suffisamment
pour être autonome et plus fort que l’adulte,
alors il pourra légitimement récuser l’autorité
parentale, la rejeter, la contester, la nier totale-
ment. Les idées d’un accord tacite, d’un devoir
de gratitude ou d’une promesse d’obéissance
restent donc des arguments fragiles pour justifier
une telle soumission.
Peut-être Hobbes a-t-il vu que ces trois raisons
– la promesse d’obéissance, la gratitude et agir comme s’ils étaient bien plus faibles que
le consentement tacite – ne suffisaient pas nous, dépendants et sans pouvoir, sans force.
à fonder légitimement l’autorité parentale. Nous continuons à attendre leur obéissance
Ce qui lui fit penser que, en dernier recours, la comme une marque de reconnaissance ou
soumission de l’enfant ressemble à la soumis- de gratitude. Certes, il y a bien quelque chose
sion de l’esclave : elle est obtenue par la force. comme l’exercice d’un pouvoir dans la relation
Évidemment, aujourd’hui, nous ne dirions plus parent-enfant. Mais il n’est pas certain que ce soit
que les enfants sont comme les esclaves des toujours le pouvoir du parent sur l’enfant. Et il est
parents. Ils ont acquis des droits fondamentaux, étrange de voir comment, dès que l’adulte doit
les droits de l’enfant. Personne ne justifierait exercer son pouvoir sur l’enfant, il justifie cela à
l’autorité parentale en l’analysant en termes l’aide de raisons qui ne datent pas d’hier, et qui
de soumission absolue et non contractuelle. restent fragiles dès qu’on les examine d’un point
Ce qui est étrange et qui justifie selon nous de vue philosophique.
l’intérêt de lire ce que dit Hobbes, c’est que les
raisons invoquées par Hobbes pour justifier cette
soumission renvoient à des arguments que nous
entendons encore aujourd’hui. Nous ne pensons 1. Éléments de loi, IIe partie, chapitre XXIII, § 3, p. 147.
plus que la soumission des enfants est légitime 2. Livre I, chapitre XV, trad. G. Mairet, Paris, Gallimard/
et doit être absolue, mais nous continuons à Folio, 2000.
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