L'Esprit Universel de L'islam
L'Esprit Universel de L'islam
CHAPITRE PREMIER
La dix-huitième sourate du Coran, qui porte le nom de la "Sourate de la Caverne", est une de
celles auxquelles la tradition islamique attribue une importance et une efficacité particulières.
Selon les hadiths : « Celui qui apprendra par cœur les dix premiers – ou, dans d'autres
versions, les dix derniers – versets de la Sourate de la Caverne sera protégé de l'Antéchrist »;
« Celui qui lit (la Sourate de) la Caverne de la manière dont elle a été révélée sera, au Jour de la
Résurrection, en possession d'une lumière qui s'étendra depuis le lieu où il se trouve jusqu'à
La Mekke ».
Sa lecture le Jour du Vendredi est recommandée : « Celui qui lit la Sourate de la Caverne le
Jour du Vendredi, une lumière jettera son éclat pour lui tout le temps intermédiaire entre deux
vendredis successifs ». Selon une autre version : cune lumière s'irradiera de dessous ses pieds
jusqu'au plus haut du ciel; elle brillera pour lui le Jour de la Résurrection et il lui sera
pardonné ce (qu'il aura commis) entre deux vendredis successifs » (1).
(1) Louis Massignon n'hésite pas à affirmer, de manière quelque peu solennelle, que cette
sourate est "la seule qui soit lue depuis plus de douze siècles dans toutes les mosquées de
l'Islam." (Cf. La Passion de Hallâj, Gallimard, vol. I, p. 694). Dès lors, il peut être utile de
préciser que cette lecture publique n'est nullement obligatoire, ni recommandée par la
Tradition. La seule chose qui importe est qu'elle soit lue, en public ou en privé, et à quelque
moment que ce soit de la nuit ou du Jour du Vendredi.
(2)Le Coran est divisé traditionnellement en trente parties, de longueurs à peu près égales. La
fin de la quinzième partie correspond au verset 74 de la dix-huitième sourate.
La présence de ces récits explique pour une part l'intérêt persistant que la Sourate de la
Caverne a suscité chez les islamologues de langue française; on se souviendra, en particulier,
du parti que Massignon a tiré, dans son œuvre, de la référence faite aux Sept Dormants.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que la tradition islamique accorde une importance
égale, et même supérieure, à d'autres sourates ou versets coraniques. On mentionnera
notamment le Sourate Yâ Sîn, qui est, selon les hadîths, le "cœur du Coran" : sa récitation est
comptée pour l'équivalent de dix lectures coraniques complètes; la Sourate 99, "le
Tremblement de terre", dont on dit qu'elle équivaut au quart du Coran; la Sourate 112,
l'"Epuration", dont on dit qu'elle équivaut au tiers. Le Verset de l'Escabeau est désigné, quant à
lui, comme "le seigneur des versets du Coran"; de ce fait la Sourate de la Génisse, où ce verset
figure, est considérée comme "la bosse du chameau" du Livre saint, c'est-à-dire comme sa
partie la plus élevée. La Sourate de la Caverne est donc loin d'être la seule à présenter un
intérêt traditionnel ou une importance particulière. L'on constate cependant, à une époque
plus récente, que c'est également sur cette sourate que M. Muhammad Arkoun s'est appuyé
dans le texte publié sous le titre Lecture de la Sourate 18 pour exposer des considérations
d'ordre tout à fait général sur le langage coranique (3), et que c'est elle aussi qui a été retenue
par M. Bencheikh pour présenter une critique des principales traductions du Coran qui
existent actuellement en français (4).
(3) Cf. Annales. Numéro spécial de Mai-Août 1980 intitulé Recherches sur l'Islam : histoire et
anthropologie.
(4) Cf. Sourate d'al-Kahf (sic), neuf traductions du Coran dans Analyses, théorie, 1980-3.
Notre propos n'est pas de rechercher les raisons du prestige dont ce texte jouit en Occident,
mais plutôt de relever un point étrange qui, en dépit de l'intérêt qu'il présente dans une
perspective traditionnelle, semble avoir échappé à l'attention des chercheurs universitaires.
En effet, les données islamiques évoquées pour expliquer les circonstances dans lesquelles les
trois récits mentionnés plus haut ont été révélés sont les suivantes : avant l'Hégire, les
Quraychites, agacés et jaloux de la science avec laquelle le Prophète – qu'Allâh répande sur lui
Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – parlait aux croyants qui le suivaient des communautés et des
formes traditionnelles antérieures, décidèrent d'envoyer une délégation auprès des Juifs de
Médine pour informer leurs prêtres et leurs savants de l'état et de la prétention de
Muhammad. Les Juifs, consultés, suggérèrent de lui poser trois questions : la première « au
sujet des jeunes gens qui disparurent dans le premier cycle temporel (fi-d-dahr al-awwal) :
qu'est-il advenu d'eux ? »; la seconde « au sujet d'un homme ayant circulé par toute la terre et
atteint les confins de l'Orient et de l'Occident : quelle fut son histoire ? »; la troisième, enfin,
« au sujet de l'Esprit et de sa nature ». Ils dirent ensuite : « S'il vous donne la réponse, c'est un
prophète; sinon, c'est un imposteur ». Or, si l'on compare les trois questions ainsi posées aux
trois récits de la Sourate de la Caverne dont on a coutume de dire qu'ils furent révélés au
Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – en réponse à ces mêmes questions, on s'aperçoit
d'emblée que la correspondance n'est pas rigoureuse : si les "jeunes gens disparus" sont
effectivement ceux mentionnés dans cette sourate et si le voyageur qui "avait atteint les
confins de l'Orient et de l'Occident" est bien Dhû-l-Qarnayn, en revanche il n'est nullement
évident que le troisième récit, celui de la rencontre de Moïse et de Khidr, constitue la réponse
à la question posée sur l'Esprit; d'autant moins que cette question et la réponse qui lui fut faite
figurent apparemment, l'une et l'autre, dans un autre passage coranique; il s'agit du verset 85
de la Sourate "le Voyage Nocturne", qui s'énonce de la façon suivante : wa yas'alûna-ka 'an ar-
Rûhi. Qul : ar-Rûhu min Amri Rabbî wa mâ ûtitum min al-'ilm illâ qalîlan, c'est-à-dire : « Et ils
t'interrogent sur l'Esprit. Dis : "L'Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur, et il ne
vous a été donné, en fait de Science, rien qu'un peu" ».
Avant de passer à l'étude des aspects doctrinaux liés au Verset sur l'Esprit, il nous faut
dégager la portée véritable des considérations qui précèdent. Leur apparence quelque peu
"documentaire" ne doit pas faire oublier qu'il ne s'agit nullement ici d'érudition ou de critique
de textes. Le motif pour lequel ce verset ne figure pas dans l'ensemble dont il aurait dû
normalement faire partie par référence aux trois questions posées par les Quraychites est
d'ordre purement traditionnel et ne peut se comprendre que si l'on prend en compte la
signification ésotérique du verset : l'énigme qu'il comporte exprime, sur un plan relativement
extérieur et contingent, le mystère inhérent à la nature essentielle et à la fonction de l'Esprit,
et constitue, par conséquent, une introduction tout à fait adéquate à l'étude du verset lui-
même. On notera tout d'abord avec un intérêt particulier, compte tenu de l'autorité doctrinale
qui est la sienne, qu'Ibn Arabî confirme la version selon laquelle la preuve de la qualité
prophétique de Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – découle, non pas du fait qu'il répond
à la question posée au sujet de l'Esprit, mais au fait qu'il n'y répond pas. En effet, le Cheikh al-
Akbar évoque à propos de ce verset (1) : « la science de celui qui est interrogé sur ce qu'il sait
et répond qu'il ne sait pas, de telle manière que celui qui interroge sait par là même que celui
auquel il s'est adressé a effectivement la science de ce qu'il lui a demandé; en revanche, s'il
avait répondu au moyen de sa science (éventualité qui correspond pourtant à la situation
véritable) on aurait su par là même qu'en réalité il ignorait cette science ». Cette version
suggère, sinon une incompatibilité, tout au moins une divergence apparente entre les
impératifs de la fonction prophétique, entendue ici comme se rapportant plus spécialement à
la "prophétie légiférante", et ceux, d'un ordre plus secret et intérieur, qui tiennent à l'essence
de l'Esprit Universel et accompagnent sa manifestation en ce monde. Or, justement, cette
divergence est représentée comme telle dans le récit coranique de la rencontre de Moïse et de
Khidr. Ce récit, qui ne peut être considéré comme une réponse directe à la troisième question
posée à Muhammad, semble avoir été, en quelque sorte, substitué à cette réponse. Ceci revient
à dire que la raison véritable de l'énigme posée par le Verset sur l'Esprit ne peut se
comprendre pleinement que par référence au récit sur Moïse et Khidr tout comme, de manière
inverse, certaines significations et particularités de ce récit ne peuvent être expliquées qu'à la
lumière de la doctrine initiatique dont ce verset constitue le support.
(1)Futûhât, chap. 367. Le lien entre le Verset sur l'Esprit et la science ainsi décrite se montre
par application de la première des "clés des Demeures spirituelles"; cf. René Guénon et
l'avènement du troisième Sceau, p. 81.
Le lien étroit qui existe entre le récit et le verset est attesté et confirmé par les passages
coraniques correspondants qui énoncent de manière quasi explicite le sujet de la présente
étude, à savoir le "don de science" qui procède de l'Esprit; il s'agit de la Science divine en tant
qu'elle se manifeste en des êtres particuliers de telle sorte qu'elle apparaît comme leur ayant
été "donnée par Dieu". Le premier de ces passages n'est autre que la partie finale de notre
verset : "et il ne vous a été donné, en fait de Science, rien qu'un peu"; dans le second, il est dit
de même, à propos du mystérieux interlocuteur de Moïse : "Et ils trouvèrent l'un de Nos
serviteurs. Nous lui avons donné une miséricorde venant de Nous et enseigné de Notre part
une science" (Cor., 18, 65). A propos du Nom divin al-'Alîm, (Celui qui sait), et de la distinction
entre "science donnée" et "science acquise", sur laquelle nous aurons à revenir, le Cheikh al-
Akbar précise (2) : « Ce qui s'acquiert au moyen de quelque mode d'activité que ce soit fait
partie des sciences acquises, alors que la science donnée est celle qui n'est pas le fruit d'une
activité mentale ou d'un gain acquis, comme la science des Afrâd qui est celle de Khidr. »
Dans le Livre des Haltes, l'émir Abd al-Qâdir l'Algérien donne une indication concordante.
Commentant la parole par laquelle Khidr révèle à Moïse la raison d'être métaphysique de ses
manières d'agir apparemment scandaleuses : "...et je ne l'ai pas fait de mon propre chef ( 'an
amrî)" (Cor., 18, 82), il précise que les actes de sayyidnâ al-Khidr procédaient de l'Ordre
Universel (al-Amr al-Kullî); puis, il ajoute, de manière un peu inattendue : « Au moment où
j'écrivais ce Mawqif (3), je vis que l'on m'avait fait don (4) d'un livre; il me fut dit en même
temps : "Ceci est le livre que le Cheikh Muhy-d-Dîn Ibn Arabî – qu'Allâh soit satisfait de lui ! – a
composé au sujet de l'Esprit". Je l'étudiai alors soigneusement; et louange à Allâh le Seigneur
des Mondes! » La mention de l'Ordre Universel et celle du Livre sur l'Esprit apparaissent l'une
et l'autre comme des allusions directes à notre verset, tandis que l'ensemble de cette vision
met en relief le caractère réservé de la science qui s'y rapporte (5).
Sur les raisons permettant de comprendre pourquoi le Verset sur l'Esprit a été, en quelque
sorte, "déplacé", et la doctrine correspondante "occultée", l'émir se montre plus précis encore :
« Ce qui concerne l'Esprit (amr ar-Rûh) ne peut être saisi que par le dévoilement initiatique
(kashf), en aucun cas par l'intellect créé ('aql). Tout ce que les philosophes et les théologiens
rationalistes ont pu dire à ce propos est erroné... Ce qu'en disent les Gens de la Voie (al-Qawm)
n'est que signe, allusion, indication subtile et suggestion : tout cela du fait qu'il (l'Esprit) est
inaccessible » (6); et ailleurs (7) : « Du fait de l'impuissance de l'intellect créé à parvenir à la
science de l'Esprit, les Livres sacrés (8) et les traditions prophétiques ne le décrivent qu'au
moyen de symboles, d'indications subtiles, d'allusions et de métaphores. C'est là une
miséricorde pour les serviteurs et une marque de prévenance pour leurs intelligences; car,
sauf dans le cas de ceux qui ont à charge la communication des Lois divines, celui auquel Allâh
– qu'Il soit exalté ! – donnerait la vision des attributs de l'Esprit imaginerait que ce dernier est
lui-même le Dieu que l'on adore. »
Ces indications contribuent à faire saisir pourquoi la science relative à l'Esprit conserve en
Islam un certain caractère mystérieux : elle se rapporte, en effet, au Centre caché du Monde,
situé en un "lieu" que les doctrines initiatiques et les symboles de toutes les traditions
décrivent précisément comme "inaccessible" et "inviolable". C'est là que réside, en sa réalité
immuable, le Pôle universel qui n'est autre que l'Esprit du monde : « Son nom est "le
Commandement d'Allâh" (Amr Allâh). De tous les êtres existenciés, c'est le plus noble, celui
dont le degré est le plus élevé et la demeure la plus sublime... Allâh fait tourner autour de lui la
roue des êtres existenciés et l'a établi comme pôle de la sphère des créatures ; en toute chose
qu'il a créée, Il possède, en effet, un Visage propre (wajh khâss) par lequel Il l'observe et la
maintient dans le degré au sein duquel Il l'a existenciée... C'est à lui que fait allusion la Parole
divine "... vient du Commandement de mon Seigneur" (Cor., 17, 85) : c'est-à-dire qu'il est une
de Ses Faces" (9).
Bien que, pour la raison de prudence évoquée ci-dessus, l'auteur de ce texte affirme qu'il
concerne uniquement "l'Ange qui a été appelé Esprit", il s'agit véritablement ici de l'Esprit
Universel envisagé dans sa fonction polaire. Selon René Guénon, il est "autre chose et plus
qu'un ange" (10); de même, dans l'enseignement d'Ibn Arabî, l'Esprit qui procède du
Commandement divin (11) « ne s'identifie pas à l'ange (al-malak), il s'identifie au Roi (al-Mâlik)
(12); comprends donc ! Les anges ignorent ce qui est comparable à cet Esprit, car ils ne sont pas
de la même espèce que lui; il s'agit d'un Esprit "non porté" (13) et non lumineux, alors que
l'ange est un Esprit de lumière (14). » (15)
Il convient de souligner que le Pôle Universel, décrit par le Cheikh al-Akbar comme la Forme
divine "dont Dieu est l'Esprit" (16), est le dépositaire de la Science divine concernant le monde :
« Je sus alors que la Science par Allâh, dans sa modalité produite (muhdath) qui est selon la
forme de la Science éternelle, ne peut appartenir, dans le monde, qu'à celui qui est lui-même
selon la Forme divine, c'est-à-dire l'Homme Universel (al-insân al-kâmil); c'est pour cela qu'il a
été nommé "parfait" (17); c'est lui qui est l'Esprit du monde. » (18)
La fonction polaire est symbolisée de manière évidente par le nombre 111, qui apparaît
ainsi comme l'emblème du Verset sur l'Esprit lorsqu'on envisage celui-ci comme le "verset
caché" de la Sourate de la Caverne. Ce nombre est à la fois celui du terme Qutb (pôle) et celui
du nom de la lettre alif dont la signification symbolique est principielle et axiale. Selon René
Guénon, le nombre 111 représente "l'unité exprimée dans les trois monde". A ce point de vue,
l'Homme Universel apparaît lui-même comme le "Maître des trois mondes" : spirituel,
psychique ou intermédiaire, et corporel. (19)
(19) René Guénon Le Roi du Monde, chap IV et Un Hiéroglyphe du Pôle, chap. XV des Symboles
fondamentaux de la Science sacrée.
Rappelons encore que, selon Michel Vâlsan, la signification de la lettre alif est liée à « la
manifestation du Commandement Seigneurial (al-Amr ar-Rabbânî), qui descend du Ciel en
Terre, réordonne le monde et remonte vers Allâh » ; il ajoutait : « Cela se fait "pendant un jour
dont la mesure est de mille ans du comput ordinaire" (Cor., 32, 5), ce qui évoque encore la
signification de la racine dont dérive le terme alif. » (20)
La référence faite ici à la trente-deuxième sourate, dite "de la Prosternation", mérite de retenir
l'attention, car il s'agit d'un passage (21) qui permet d'éclairer et de compléter les remarques
qui ont été formulées au chapitre précédent à propos de la Sourate de la Caverne et de sa
récitation le Jour du Vendredi. En effet, Qâchânî considère que l'ensemble de ce passage se
rapporte à une période cyclique de dévoilement de l'Identité et de la Vérité suprêmes dont le
début coïncide avec la manifestation terrestre du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! De
façon significative, il appelle cette période le "Vendredi des Jours", ces derniers représentant
"le cycle de l'occultation depuis Adam jusqu'à Muhammad". Le début de cette période
correspond au "lever du matin de l'Heure", indication que notre auteur rapproche du fait que
la récitation de la Sourate de la Prosternation est recommandée le vendredi au cours de la
première rakate de la Prière de l'Aube (22). Le milieu de ladite période comporte un sens
eschatologique plus précis encore, car il coïncide avec l'apparition du Mahdî, ce qui permet
d'entrevoir le motif véritable pour lequel la récitation de la Sourate de la Caverne le Jour du
Vendredi s'accompagne d'une protection spéciale contre l'Antéchrist (23).
(21) Cor., 32, 1-9 : Les six premiers versets commentés par Qâchânî ont été traduits et
reproduits par Michel Vâlsan dans Etudes Traditionnelles, 1964, p. 197-199.
(22) Dans la seconde rakate, il est recommandé de réciter la Sourate de l'Homme (Cor., 76).
(23) D'autant plus que, selon une donnée traditionnelle de l'Islam exprimée dans une forme
analogue à celle du Premier Témoignage de Foi : "Il n'est d'autre Mahdî que Jésus" ( Lâ Mahdî
illâ 'Isâ).
Les convergences ainsi relevées entre les deux sourates prennent toute leur signification à la
lumière du terme Rûhi-Hi, qui figure au verset 9 de la Sourate de la Prosternation. En effet,
toujours selon Qâchânî, ce terme désigne l'Esprit de l'Homme Universel, manifestation directe
de la "Beauté de l'Essence" (Jamâl adh-Dhât) (24); en revanche, la manifestation des attributs
concerne l'ensemble des créatures. Au point de vue cyclique, la Beauté de l'Essence
correspond au Vendredi des Jours, par contraste avec la période antérieure où l'occultation de
la Vérité suprême résultait de la présence des "voiles de la Majesté divine (Jalâl)". La
perspective doctrinale dégagée ainsi montre que l'Esprit divin, dont la nature est
transcendante et universelle, comprend le cycle humain dans sa totalité : il se manifeste, de
manière indirecte, dans "l'occultation résultant de la Majesté divine" et, de manière directe,
dans la beauté du Vendredi des Jours. Cette beauté apparaîtra dans toute sa plénitude à
l'époque du Mahdî, qui verra l'avènement de l'"Esprit Universel de l'Islam" dont il sera
question plus spécialement à la fin de cette étude : c'est alors que s'opérera "la manifestation
totale de la Vérité cachée" (25) symbolisée, dans le commentaire de Qâchânî, par la
"manifestation complète du soleil sur la méridienne" (26).
(24) Dans le texte coranique, cette dernière est représentée comme telle par le pronom de
rappel Hi.
(25) Cf. la note de Michel Vâlsan à propos de ce commentaire, dans Etudes Traditionnelles, 1964,
p. 199.
(26) Le symbole du soleil, comme celui de l'"or pur", concerne proprement la fonction cyclique
du Pôle, attribuée en Islam à sayyidnâ Idrîs qui est désigné, de ce fait, comme le "Pôle des
esprits humains" (cf. Etudes Traditionnelles, 1953, p. 275). Selon sa réalité essentielle, ce
dernier n'est cependant rien d'autre que le support en ce monde de la Haqîqa
muhammadienne et le substitut de l'Esprit Universel (cf. Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 248,
section sur le 4ème Ciel).
CHAPITRE III
Après le rappel liminaire de la question posée : "Et ils t'interrogent sur l'Esprit", notre
verset peut être envisagé comme comprenant deux parties : "l'Esprit fait partie du
Commandement de mon Seigneur" et "il ne vous a été donné, en fait de Science, rien qu'un
peu", qui sont elles-mêmes en relation étroite; toute science "donnée", c'est-à-dire inspirée,
procède en effet de l'Esprit Universel. En outre, l'Esprit et la Science sont considérés, dans
l'enseignement ésotérique de l'Islam, comme analogues : « La science vivifie les cœurs de
même que les esprits vivifient l'ensemble des corps particuliers; c'est pourquoi la science a
été appelée "esprit". Les anges descendent avec lui sur les cœurs de certains serviteurs
d'Allâh; d'autres le reçoivent et sont inspirés par lui sans intermédiaire, conformément à la
Parole divine : "Il projette l'Esprit provenant de Son ordre sur celui qu'Il veut d'entre Ses
serviteurs" (Cor., 40, 15) et à cette autre : "Et de cette manière Nous t'avons inspiré un esprit
procédant de Notre ordre" (Cor., 42, 52). En revanche, la descente des anges (avec l'Esprit) sur
les cœurs correspond à la Parole : "Il fait descendre les anges avec l'Esprit procédant de Son
ordre sur celui qu'Il veut d'entre Ses serviteurs" (Cor., 16, 2); ceux-là (1), ce sont les Maîtres qui
enseignent ce qui est caché : ceux sur qui ils descendent peuvent les contempler ouvertement.
Quand l'Esprit descend sur le cœur du serviteur, soit par la descente de l'Ange, soit par
"projection" directe et inspiration d'Allâh, ce cœur est vivifié par lui. Le serviteur est alors
doué de vue (shuhûd) et de réalité (wujûd) véritables (2) : la faculté réflexive, l'hésitation et la
science imparfaite disparaissent. Un tel être passe du degré de la séparation à l'"état de
regard" (hâl an-nazar). Dans certains cas, le serviteur élu et savant s'élève en une ascension et
il voit; dans d'autres, il y a descente sur lui à l'endroit où il se trouve. » (3)
(4)Cf. Remarques préliminaires sur l'intellect et la conscience, dans Etudes Traditionnelles, 1962,
p. 203, note 2.
Ce dernier point est particulièrement délicat, car la possibilité d'accéder à une telle science
alors que la prophétie légiférante a été scellée par Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! –
est contestée par les exotéristes, qui considèrent la foi dans les données révélées comme le
seul moyen qui puisse légitimement fonder et féconder les diverses formes de la Connaissance
et du progrès spirituel. Ceci explique que les développements relatifs à cette question
comportent souvent, chez les représentants du Tasawwuf, un aspect justificatif, sensible
notamment chez Ibn Arabî. Dans ces conditions, il peut être utile de rappeler qu'en tout état
de cause et en toutes circonstances le langage de la Révélation demeure le support, le moyen
et le mode d'expression normal et providentiel de la Connaissance initiatique, au point que
l'opposition entre "Science" et "Foi" apparaît, en définitive, comme sans objet : « Lorsque le
cœur se libère de la réflexion spéculative, conformément aux exigences de la Loi sacrée et de
l'intellect, il devient "illettré" (5) et prêt à recevoir "l'ouverture" (fath) divine de la manière la
plus parfaite qui soit : rapide et immédiate (6). Il reçoit alors la Science "de Notre part" (al-
ladunnî) au sujet de toute chose (kulli shay'in) dans une mesure que seul peut connaître un
prophète ou un saint qui en a la connaissance directe (dhawq) : c'est par elle que le
développement et le degré de la Foi sont rendus parfaits » (7); et encore : "La Foi est un
dévoilement de lumière (kashf nûrî) qui ne comporte aucune incertitude. Celui qui possède
uniquement des preuves rationnelles n'est jamais à l'abri d'objections qui s'y introduisent et
le ramènent à une position purement spéculative; dès lors, nous disons qu'il n'a pas la Foi.
Celle-ci ne cesse jamais, car elle est une lumière divine alors que la lumière du soleil et des
astres qui se lèvent et se couchent fait place aux ténèbres du doute. Celui qui a la connaissance
de ce que nous disons connaît aussi la différence entre la science "sous l'aspect de la Foi" et la
science qui découle des preuves rationnelles." (8) La Foi est opposée ici à la science spéculative
pour souligner qu'elle est un mode de connaissance d'origine suprahumaine. Si, d'un point de
vue extérieur, elle se définit comme l'acceptation totale des données révélées et est
inséparable de la science traditionnelle au sens le plus général, elle peut aussi, dans un ordre
plus profond, désigner la Connaissance métaphysique elle-même; elle apparaît alors comme le
moyen par excellence de la réalisation métaphysique (9) et s'identifie à la Science suprême qui
comporte universalité, permanence et certitude (10).
(5) Ummiyyan. Il s'agit d'une qualification coranique de la Science prophétique; cf. Cor., 7, 157
et 158.
(6) Littéralement : sans lenteur.
(7) Futûhât, chap. 289.
(8) Ibid., chap. 351.
(9) C'est pourquoi Michel Vâlsan a qualifié la Foi de "force transformante à l'égard des
symboles, et opérative à l'égard des idées métaphysiques"; cf. L'Islam et la fonction de René
Guénon, p. 22.
(10) Dans certains passages, elle est même mise plus spécialement en relation avec la
réalisation descendante : "La science véritable est celle avec laquelle la Foi subsiste : il
incombe au Connaissant de montrer la voie de la félicité et de représenter Allâh parmi Ses
créatures, tout comme la lune représente le soleil pour la communication de la lumière."
(Futûhât, chap. 292).
Les vues du Cheikh al-Akbar demeurent cependant d'une ampleur et d'une précision
incomparables, spécialement dans la manière dont sont utilisées et éclairées les différentes
données constitutives de la tradition islamique. En procédant comme nous l'avons fait, nous
avons voulu mettre en relief certains enseignements fondamentaux de la doctrine akbarienne
sur des sujets qui, en dépit de leur importance, demeurent peu connus, voire totalement
ignorés, même en terre d'Islam. Par ailleurs, nous n'avons pas manqué, à chaque fois que
l'occasion s'en présentait, de fournir, sur les points traités, des références puisées dans le
Coran, les hadîths et la Sunna du Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa
Paix !
Nous n'avons pas cherché à reproduire ici l'ensemble de ce que les maîtres de l'ésotérisme
ont pu écrire à propos de la Science sacrée en général ou, plus simplement, sur les différentes
questions abordées dans les chapitres qui suivent; ce serait là une tâche impossible et, à vrai
dire, dépourvue d'intérêt véritable, car il en résulterait une impression d'accumulation et de
confusion tout à fait contraire au but recherché. Du fait même de l'universalité de la
connaissance principielle, l'enseignement de ces maîtres s'exprime dans une multitude de
développements et de points de vue qui, en dépit de leur diversité, ne peuvent, ni épuiser le
sujet, ni même en faire le tour. Aussi pensons-nous préférable de rappeler ce qu'écrivait René
Guénon à propos de l'initiation, sujet très proche de celui qui fait l'objet de la présente étude :
« Les questions qui peuvent se poser à cet égard ne sont point en nombre déterminé, la nature
même du sujet s'opposant à toute délimitation rigoureuse, de sorte qu'on ne saurait
aucunement avoir la prétention de les traiter toutes et de n'en omettre aucune. Tout ce que
l'on peut faire, en somme, c'est d'envisager certains aspects, de se placer à certains points de
vue, qui certainement, même s'ils sont ceux dont l'importance apparaît le plus
immédiatement pour une raison ou pour une autre, laissent pourtant en dehors d'eux bien des
points qu'il serait également légitime de considérer; c'est pourquoi nous avons pensé que le
mot d'"aperçus" était celui qui pouvait le mieux caractériser le contenu du présent ouvrage,
d'autant plus que, même en ce qui concerne les questions traitées, il n'est sans doute pas
possible d'en "épuiser" complètement une seule. » (12)
(12) Aperçus sur l'Initiation, Avant-Propos.
Ainsi que nous l'avons montré, les deux parties du Verset sur l'Esprit se rapportent en
réalité au même sujet. Cependant, la Science est envisagée en Islam avant tout comme un
attribut d'Allâh, alors que les développements sur l'Esprit sont liés plutôt à la fonction du
Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! C'est pourquoi il nous a paru
préférable de présenter tout d'abord les aspects doctrinaux qui concernent plus directement
la Science divine. La première question qui se pose est de savoir ce que signifie, à son propos,
le "peu" et le "beaucoup" et de quelle manière on peut comprendre qu'elle est susceptible
d'"augmentation" et de "diminution".
LA DOCTRINE
DE LA SCIENCE SACRÉE
CHAPITRE IV
LE "PEU DE SCIENCE"
La question du "peu de science" (al-'ilm al qalîl) est abordée au chapitre 46 des Futûhât de la
façon suivante (1) :
Ash'arî (2) pense et prétend, lui, qu'Il est multiple tant dans Son
Essence que dans Ses Attributs.
(1) Chaque chapitre de cet ouvrage comporte une introduction rédigée en vers. Ces poèmes
initiaux, selon ce qu'en dit Ibn Arabî lui-même (chap. 293) ne sont pas des sortes de résumés
des chapitres où ils figurent : il s'agit plutôt d'enseignements complémentaires, de nature plus
synthétique, se rapportant au même sujet.
(2) La doctrine des attributs divins qu'a donnée ce théologien n'est pas exempte d'un certain
anthropomorphisme qui s'exprime au détriment de la transcendance et de l'unité divines.
« Allâh – Puissant et Majestueux ! – a dit : "...et il ne vous a été donné, en fait de Science, rien
qu'un peu". Notre Cheikh Abu Madyan (3) disait, lorsqu'on récitait ce verset : "Le 'peu' qui nous
a été donné ne nous appartient pas : nous ne faisons que l'emprunter; et le 'beaucoup' n'est
pas à notre portée; nous sommes donc des ignorants pour toujours." Sur le même sujet, Khidr
a dit à Moïse – sur lui la Paix ! – lorsqu'il a vu l'oiseau qui s'était posé sur le bord du bateau et
qui puisait avec son bec dans la mer : "Sais-tu ce que dit cet oiseau pendant qu'Il puise ainsi ?"
- "Je l'ignore", répondit Moïse. "O Moïse, cet oiseau dit : 'il manque à ma science et à ta science
ce qui manque à mon bec de l'eau de cette mer.' " »
(3)Shu'ayb b. Al-Husayn Abû Madyan (1126-1197) fut sans doute le plus grand maître
spirituel de son temps. C'est un prédécesseur immédiat d'Ibn Arabî, avec qui il lui arriva
d'entrer en contact en mode supraindividuel.
Cependant, le Cheikh al-Akbar ajoute aussitôt : "Cette parole vise les objets de connaissance
(al-ma'lûmat), non la science (al-'ilm)"; en effet, « ce qui est unique dans son essence ne peut
être qualifié ni par le "peu" ni par le "beaucoup", puisqu'il n'y a en lui aucune multiplicité ». De
son côté l'émir Abd al-Qâdir écrit : « La science est une réalité principielle (ma'nawî) simple;
elle ne comporte ni augmentation ni diminution, ni "peu" ni "beaucoup", si ce n'est du point de
vue des objets de connaissance qu'elle permet de découvrir : la multiplicité qu'elle comporte
est uniquement celle des choses connues ». (4)
La science extérieure est parfois considérée comme identique au Coran qui, lui aussi,
renferme toutes choses : « Le Très-Haut a dit : "Nous n'avons négligé aucune chose dans le
Livre" (Cor., 6, 38), c'est-à-dire dans le Coran Immense (al-Qur'ân al-'Azîm), soit en termes
clairs, soit par allusion, soit de manière explicite, soit implicitement. Pour les linguistes, le
terme "chose" est plus universel que ceux d'"existencié" (mawjûd) ou de "non-existencié"
(ma'dûm) et correspond à l'indétermination la plus grande; ensuite seulement vient
l'existentiation. C'est du fait de cette synthèse (jam') immense qu'il a été appelé "Coran" (9). En
effet, le Coran Généreux (al-Qur'ân al-Karîm) n'est autre que la Science extérieure du Très-
Haut; or, il ne fait aucun doute que Sa Science renferme aussi bien les réalités universelles (al-
kulliyyât) que les réalités particulières (al-juz'iyyât). Le Coran les comprend donc également,
car il est la révélation du Commandement d'Allâh (Amr Allâh al-munazzal); comme l'a dit le
Très-Haut : "Ceci est le Commandement d'Allâh : Il l'a fait descendre vers vous" (Cor., 65, 5).
Son Commandement est l'attribut par lequel Il entoure et réalise toute chose. » (10)
(9)La racine du terme Qur'ân comporte une idée de rassemblement et de synthèse qui désigne
le Coran comme l'expression par excellence du Livre Universel.
(10) Mawqif 85.
Cette science "coranique" est celle du Verbe divin universel, principe de toute existence; elle
n'est rien d'autre que ce Verbe même. Alors que la science essentielle est rigoureusement
incommunicable (11), de telle sorte qu'elle ne peut être "donnée" à qui que ce soit, il n'en va pas
de même pour celle qui appartient en propre au Verbe; celui-ci, envisagé en tant qu'Esprit
Universel, est la somme et la source de toute science sacrée.
(11)Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a aucune réalisation initiatique qui lui correspond, car la
science de l'Homme Universel ne provient véritablement que de lui-même.
De même que la Science divine est une en dépit de la multitude indéfinie des objets de
connaissance, de même elle reste une en dépit de la multiplicité des sujets connaissants. Pour
reprendre l'image traditionnelle qui a été rappelée plus haut, l'eau puisée par le bec de
l'oiseau n'est véritablement rien d'autre que celle de la mer où il l'a prise. Il apparaît ainsi que
toute science traditionnelle, c'est-à-dire "donnée", est en réalité une science divine. En même
temps, toute science particulière est une part de la Science totale et universelle du Prophète –
qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix! Il découle de ceci que « celui qui prétend
connaître une chose, et que sa science parvient jusqu'à elle, prouve par là même qu'il ne la
connaît pas : la science est seule à connaître l'objet connu (12). Ne dis pas que tu as perçu une
chose quelconque, éternelle ou éphémère, alors que tu n'as perçu que la science. Toutes les
choses se perçoivent par la science et la science connaît par elle-même. » (13)
(12) Provenant de l'objet connu, la science s'interpose entre lui et le sujet connaissant; cf. plus
loin, p.63.
(13) Mawqif 110
L'unité de la science "extérieure" d'Allâh est celle de Son Verbe : c'est en ce dernier et par lui
qu'Il a la connaissance immédiate et parfaite de toutes les essences particulières, en ce
qu'elles ont d'unique et d'incomparable. En revanche, tout autre que le Verbe ne peut
connaître les êtres qu'en mode partiel; c'est là le sens de la Parole divine : "et ils n'entourent
une chose (quelconque) de Sa Science que par ce qu'Il veut" (Cor., 2, 225), que l'émir Abd al-
Qâdir commente en ces terme : « L'univers, qui nous paraît multiple, est une réalité unique;
son esprit est un et le gouverne dans son ensemble. Tout comme le corps de l'homme est un
alors que ses facultés sont multiples, l'esprit qui le gouverne est unique. Celui qui considère le
monde le voit comme une réalité unique et continue, tout comme le corps de l'homme (14).
(14)L'analogie entre l'univers et le corps humain a été développée dans d'autres traditions,
notamment dans l'Hindouisme.
Si (dans ce passage coranique) Allâh a dit "une chose", c'est par rapport à nous. Il nous dévoile
, en effet, une part de cette réalité – et tu as la science de ce qui est ainsi dévoilé – tout en nous
cachant une (autre) part, qui demeure ignorée de nous : "Et Il ne vous a donné, en fait de
Science, rien qu'un peu". En revanche, par rapport à Lui – qu'Il soit exalté ! - le tout est une
chose unique. Toute chose à laquelle se rapporte notre science ou l'une quelconque de nos
perceptions est le Dieu Très-Haut et rien d'autre. Notre science est Sa Science; cependant,
lorsqu'elle nous est attribuée, elle est liée à certaines choses et non à d'autres. En même
temps, nous sommes en permanence dans la Science; nous ne sortons pas de Sa Science - qu'Il
soit exalté ! - dans ce qui est notre essence propre et notre réalité véritable. C'est en Lui que
nous avons la science et nous ne sortons pas de la Science. Les hommes imaginent que dans la
situation qu'ils appellent "existence" (15) ils sont sortis de la Dignité (Hadra) de la Science
divine pour aller à autre chose : ils se trompent, car ils demeurent en cette Dignité; ils n'en
sont pas sortis et ils n'en sortiront jamais." (16)
"MON SEIGNEUR,
FAIS-MOI CROÎTRE EN SCIENCE"
La demande adressée à Allâh afin qu'Il fasse "croître en science" se fonde sur le verset :
Que soit exalté Allâh le Roi le Vrai
Et ne hâte pas le "Coran" avant que son inspiration ait été décré-
tée pour toi
Et dis : "Mon Seigneur, fais-moi croître en science !" (1)
Elle résulte d'un ordre divin adressé au Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! - et témoigne
de l'excellence de la science "en laquelle se trouve tout le bien" (2) : « Sache que le don le plus
excellent qu'Allâh puisse accorder à Ses serviteurs, c'est la science. Celui à qui Il la donne
reçoit l'attribut le plus éminent, le don le plus magnifique. Éminente, la science l'est par son
essence et par son objet; il s'agit d'un attribut dont l'application est universelle : l'excellence
des clés est celle des trésors auxquels elles donnent accès et celle des trésors est celle de leur
contenu ! Or, la réalité la plus sublime, la plus haute et la plus éminente, c'est Dieu. Dès lors, la
science qui se rapporte à Lui est, elle aussi, la plus sublime. Son excellence descend ensuite
jusqu'aux degrés les plus inférieurs des choses connaissables, car il n'y a rien qu'il ne soit
meilleur de savoir que d'ignorer : la science possède ainsi, à côté d'une excellence qui tient à
sa nature même, une excellence qu'elle tire de l'objet auquel elle se rapporte. » (3)
L'ordre divin contenu dans ce verset ne concerne donc pas n'importe quelle science ; il vise
uniquement celle qui a pour objet Allâh Lui-même et la réalisation initiatique de Son Unité :
« Si Allâh a ordonné à Son Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – de chercher à croître en
science, c'est parce qu'Il savait que l'obtention de cette science est l'essence de la Béatitude
(4) : de par son fondement même, elle ne comporte ni "ruse", ni piège" (istidrâj). Ceci ne vaut
toutefois que pour la science d'Allâh, non pour celle des nombres, de l'architecture ou des
astres ; même si (le Prophète) avait possédé ces sciences, cela n'aurait pu être qu'en vue de la
science d'Allâh : lorsqu'Allâh lui donnait ces choses, ce n'était pas pour qu'il s'y arrêtât » (5). Et
ailleurs : « Ce qui est visé dans ce verset, c'est l'augmentation de la science qui se rapporte à
Dieu pour que croisse sa connaissance (6) de l'unité de la multiplicité (tawhîd al-kathra) (7) en
sorte que s'accroisse aussi son désir de louer Dieu, ainsi que sa propre excellence liée à cette
louange, sans interruption et sans limite ». (8)
(4) Il y a ici une allusion à l'aspect métaphysique exprimé, dans l'Hindouisme, par le terme
Sachchidânanda.
(5) Ibid., chap. 533.
(6) Celle du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
(7) L'unité pure comprend toutes choses et ne peut subir ni augmentation ni diminution.
(8) Ibid., chap. 2, première partie. Lorsque le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – prenait de
la nourriture, il disait : "O Allâhumma, bénis-nous en elle et nourris-nous de ce qui est
meilleur encore !" ; en revanche, lorsqu'il buvait du lait, symbole de la science, il disait : "O
Allâhumma, bénis-nous en lui et donne-nous en davantage !". Pour Ibn Arabî, ceci confirme
que la science dont le Prophète reçut l'ordre de rechercher l'accroissement est celle du
Tawhîd. En effet, « il se souvenait, quand il buvait du lait, de celui qu'il avait bu la nuit du
Voyage nocturne. Gabriel lui avait dit alors : "Tu as bu la Fitra ! Que par toi Allâh la fasse
parvenir à ta communauté !" Or, la Fitra, c'est la science du Tawhîd dont Allâh a fait la
constitution primordiale des créatures ».
Les Maîtres de l'ésotérisme insistent sur le fait qu'une telle science n'a rien de commun avec
celle de l'astreinte légale qui est l'apanage et le domaine de prédilection des exotéristes. D'une
certaine façon, elle lui est même opposée, car son point de vue est véritablement incompatible
avec celui de la science légaliste et formaliste dont l'existenciation n'est rendue possible que
par la non-réalisation du Tawhîd : « La science dont il est ordonné de demander
l'accroissement n'est pas la science des législations sacrées et des statuts traditionnels tels
que l'"obligatoire", le "permis" et le "défendu", car cette sorte de science (le Prophète) n'aimait
pas qu'on en demandât un surplus, disant à ses nobles Compagnons : "Laissez-moi tant que je
vous laisse", c'est-à-dire : "Ne m'interrogez pas sur ce qui est permis et défendu, ou pour
savoir s'il faut répéter ce qui a été déclaré obligatoire – comme dans le hadîth concernant le
pèlerinage (9) – tant que je ne vous en informe pas moi-même lorsque vient une inspiration à
ce sujet". Il a dit également – sur lui la Grâce et la Paix ! – : "Qui agirait plus mal que celui qui
interrogerait au sujet d'une chose et se la verrait interdire du fait de son interrogation !", ou
quelque chose d'approchant. La science dont il est ordonné de demander l'accroissement est
uniquement la science des théophanies seigneuriales, celle des Noms et des attributs divins,
celle dont le fruit accompagne celui qui la possède en ce monde et dans l'autre, dans toutes les
phases de la Résurrection, dans la vie éternelle et le Paradis, à tout jamais ! Les autres
sciences, on n'en a besoin qu'en ce bas-monde, demeure de l'astreinte légale, des besoins et de
l'indigence ! » (10)
(9) A la question de savoir si le pèlerinage annuel était obligatoire chaque année, l'Envoyé
d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix ! - répondit : « Laissez-moi tant que je vous laisse ! Si je
répondais "oui", il serait obligatoire et vous ne pourriez le supporter ». Selon l'émir, cette
attitude du Prophète se comprenait comme une marque de compassion et de douceur à
l'égard de sa communauté (cf. Mawqif 286). On sait que le développement abusif de la science
légale est considéré en Islam comme une des causes de la déchéance des communautés
traditionnelles antérieures.
(10) Mawqif 110.
Si, en dépit de son unicité, la science métaphysique peut croître, cela tient au caractère
illimité qui est le sien. La doctrine akbarienne évoque ici une autre distinction, selon laquelle
ce qui entre dans le domaine de la réalité actuelle et existenciée (wujûd) est nécessairement
fini et défini, alors que ce qui est illimité ne peut en aucune manière être compris en ce
domaine. L'illimitation ainsi entendue correspond à la notion de "multitude innombrable" (11)
que René Guénon applique à la "multitude des attributs divins", qui n'est pas soumise à la
quantité et où "il ne peut être question de nombre". Cette multitude, Ibn Arabî l'évoque à son
tour pour affirmer que la science est une réalité unique : en effet, si la science était soumise à
la quantité, elle serait forcément comprise dans le domaine de l'existence et de la finitude (12) ;
or, "il est bien connu que la Science d'Allâh est sans limite et que Sa Science est unique" (13) : la
multitude des attributs divins est comprise dans l'Unité primordiale de l'Etre et, comme le
précise encore René Guénon (14), "elle ne cesse pas d'y être comprise par le fait de son
développement en mode manifesté".
(11) Les Principes du Calcul infinitésimal, chap. 111.
(12) Ibn Arabî ne considère pas explicitement la notion d'"indéfini" ; mais on se rappellera que,
selon Guénon, "l'indéfini, quel qu'il soit et sous quelque aspect qu'on l'envisage, est encore et
ne peut être que du fini" (op. cit., chap. I).
(13) Futûhât, chap. 46 ; c'est la suite du texte cité au début du chapitre IV.
(14) Les Etats multiples de l'Etre, chap. V.
Cette multitude n'existe donc véritablement que par rapport à nous-mêmes. Si elle n'affecte
pas l'Unité métaphysique fondamentale, c'est que, selon un aspect de la doctrine de la wahdat
al-wujûd, les manifestations théophaniques sont dépourvues de réalité propre ; étant de pures
attributions conceptuelles (nisab), elles échappent à la limitation de la finitude : « Allâh le
Très-Haut comporte des attributions diverses et des vérités fondamentales (haqâ'iq) qui sont
illimitées, bien qu'elles se rapportent à une essence ('ayn) unique ; ces attributions sont
dépourvues de toute réalité actuelle (wujûd) qui impliquerait leur soumission à la finitude...
dès lors la création (15) des possibilités (de manifestation : mumkinât) est elle-même illimitée
(16) : l'Acte créateur est permanent en ce monde et dans l'autre, et la connaissance s'y
renouvelle en permanence ; c'est pourquoi l'ordre nous fut donné d'accroître notre science.
Peut-être imagines-tu qu'il s'agit pour nous d'augmenter la science des réalités
cosmologiques ? Sûrement non, par Allâh ! Cet ordre concerne l'accroissement de la Science
d'Allâh liée aux existenciations cosmiques nouvelles et à ce qu'elles comportent, suivant les
attributions divines particulières qu'elles manifestent. C'est sur ce point que le Prophète –
qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – a éveillé l'attention des cœurs, en disant
dans une prière de demande : "O Allâhumma, je T'adresse ma demande au moyen de tout Nom
par lequel Tu T'es appelé Toi-même, ou que Tu as enseigné à l'une ou l'autre de Tes créatures,
ou que Tu es seul à connaître dans la science de Ton Mystère". En effet, les Noms sont de pures
attributions divines et le Mystère divin ne comporte pas de limites. » (17)
(15) En dépit de ce recours au langage théologique habituel, le Cheikh al-Akbar évoque ici, de
toute évidence, le principe de la manifestation universelle.
(16) Au chapitre 129 des Futûhât, Ibn Arabî va plus loin encore et s'exclame : "Si l'étendue des
possibilités (de manifestation) est illimitée, que dire alors de l'Etendue (ittisâ') divine
(essentielle)... et de la Connaissance (suprême) avec lesquelles les possibilités de
manifestation ne peuvent (en tant que telles) entrer en relation, qu'elles nient les rapports
conceptuels, ou qu'elles les affirment". Cette "Etendue divine" correspond, en doctrine
guénonienne, à la Toute-Possibilité.
(17) Ibid., chap. 294.
L'"accroissement de science" doit se comprendre, lui aussi, avant tout dans une perspective
initiatique, car il n'est autre que le processus même de la réalisation métaphysique (18), du
moins tant que le terme suprême n'a pas été atteint. Qâchânî commente en ce sens l'ensemble
de notre verset :
« avant que (son inspiration ait été décrétée pour toi) : qu'Il ait
décidé qu'elle te parvienne ; en effet, la révélation (nuzûl) de
la science et de la sagesse se fait progressivement, dans la
mesure où tu avances et t'élèves dans ta capacité d'accueil
(18) C'est pourquoi il est dit dans le verset : "Mon Seigneur, fais-moi croître en science", et non
pas seulement : "Mon Seigneur augmente ma science". Certaines traductions, notamment celle
de Denise Masson, ne tiennent pas compte de cette nuance, pourtant essentielle.
(19) Sur le sens initiatique de ce terme, voir le chapitre VII.
(20) Makman al-jam'.
(21) Dans la perspective initiatique envisagée ici, il s'agit de la réalisation progressive, par l'être
engagé dans la Voie, de la disposition principielle qui est la sienne, c'est-à-dire de la science
que Dieu a de lui.
La référence faite ici à l'idée de synthèse (jam') est essentielle, car elle montre que
l'augmentation dont il s'agit n'a rien de commun avec une simple addition ou accumulation
comparable à ce qu'est, dans le domaine quantitatif, la notion de somme arithmétique. La
synthèse opérée à chaque acquisition d'une science nouvelle comporte une différence
qualitative, car elle est, en réalité, d'un autre ordre que les éléments qui la composent : il s'agit
d'une véritable intégration, au sens technique précis où l'entend René Guénon lorsqu'il la
considère comme un "symbole de la réalisation métaphysique" (22) : « Allâh le Très-Haut a
ordonné à Son Prophète de dire : "et dis : 'Mon Seigneur, fais-moi croître en science'" : Il n'a
pas limité cet ordre à un moment déterminé, Il ne l'a pas conditionné ; non, Il s'est exprimé
d'une manière absolue : la demande de surcroît du don (divin) concerne aussi bien ce monde
que la vie future. Le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – a dit à propos de la Résurrection :
"Je Le louerai – c'est-à-dire quand il demandera l'Intercession – par des louanges qu'Allâh
m'enseignera et que j'ignore à présent" (23). Car Allâh ne cesse jamais d'être Créateur en nous
et les sciences sont illimitées... Les paroles d'Allâh sont inépuisables (24) et elles sont les
essences mêmes de Ses existenciations. Celui qui recherche la science ne cesse pas d'être
assoiffé et n'est jamais assouvi. La prédisposition qui est la sienne appelle par elle-même une
certaine science et la lui fait obtenir. Cette science lui donne alors une prédisposition nouvelle
à demander une science nouvelle, cosmologique ou métaphysique. S'il sait que cette
disposition nouvelle provient de la science qu'il a tirée de sa disposition initiale, et qu'elle
appelle à son tour une science nouvelle, il a soif de l'obtenir. Celui qui recherche la science est
comme celui qui boit l'eau salée de la mer : chaque fois qu'il boit, sa soif augmente. » (25)
Et ailleurs : « Qushayrî (26) rapporte dans sa Risâla qu'un maître a dit : "Si quelqu'un, durant sa
vie entière, se rapproche d'Allâh, puis se détourne un seul instant de Lui, il perd en cet instant
davantage que ce qu'il avait obtenu pendant le reste de sa vie". Cela, parce qu'il s'agit d'une
chose qui implique l'accroissement ; ce qui "suit", non seulement comprend tout ce qui
précède, mais lui ajoute aussi un supplément qui lui est propre... Ceci montre l'excellence de la
science, car ce qui est alors perdu pour toi, c'est la science : c'est en elle que tu recherches ton
profit. » (27)
Si, pour le plus grand des Maîtres, la science est l'attribut le plus noble, c'est parce qu'"elle
opère la Délivrance (an-najât) lorsque l'homme lui laisse le gouvernement de son âme et
qu'elle régit ses affaires". (28) D'où l'invocation pressante qu'il adresse à Dieu : « Mon Seigneur,
fais-moi croître en science ! Mon Seigneur, fais-moi croître en science ! Mon Seigneur, fais-moi
croître en science ! Transforme-moi (29) par elle ! Transforme-moi pour elle ! (30) Donne-lui
autorité et droit de regard sur moi ! Car Tu es, Toi, la Science et Celui qui sait : ce qui est connu
T'appartient et ne nous appartient pas ! Fais-en nous don à la mesure de notre capacité ! »
SCIENCE ET VISION
Les considérations qui précèdent sont complétées, dans l'enseignement du Cheikh al-Akbar,
par les commentaires qu'il développe à propos du verset : « Et certes Nous vous éprouverons
jusqu'à ce que Nous sachions (hattâ na'lama) ceux d'entre vous qui combattent et ceux qui
sont patients » (Cor., 47, 31). La référence à ce passage, souvent réduite à la simple mention
des termes hattâ na'lama, est un point de repère souvent utilisé par Ibn Arabî dès lors qu'il
aborde la doctrine de la Science divine. En voici un exemple qui se rapporte justement à
l'accroissement de science : « Sache que la perfection qui ne comporte aucun accroissement
appartient uniquement à Allâh envisagé comme "indépendant à l'égard des mondes" ; quant à
celle qui comporte un accroissement, c'est, par exemple, Sa Parole : "Et certes Nous vous
éprouverons jusqu'à ce que Nous sachions" ; de la même manière qu'Il a ordonné à Son
Prophète de dire : "Mon Seigneur fais-moi croître en science !" » (1)
L'énoncé hattâ na'lama (jusqu'à ce que Nous sachions) comporte un paradoxe tout à fait
surprenant puisque le Très-Haut déclare acquérir la science d'un point particulier alors que
l'évidence métaphysique et les données traditionnelles attestées montrent que la Science de
Dieu est éternelle et enveloppe toutes choses. Cet énoncé met donc en cause, lui aussi, la
relation existant entre l'unité de la science principielle et la multiplicité indéfinie de ses objets,
considérés aussi bien dans leur réalité immuable que dans leur manifestation contingente.
Pour bien comprendre l'enseignement d'Ibn Arabî à ce propos – enseignement dont il souligne
à maintes reprises l'exceptionnelle importance – il faut tout d'abord avoir présente à l'esprit la
distinction qu'il opère entre la science et la vision (2) :
« Sache que la science d'une chose n'implique pas sa vision immédiate (3). Cela montre que
le rapport sous lequel tu vois les choses n'est pas le même que celui sous lequel tu les connais.
La science se rapporte aussi bien à ce qu'on voit qu'à ce qu'on ne voit pas ; celui qui voit une
chose en a évidemment connaissance, alors que celui qui la connaît ne la voit pas forcément.
L'on ne trouve jamais mentionné dans la Loi révélée (4) qu'Allâh "voit" les choses cachées ; il
est dit seulement qu'Il en a la science.
(2) Ces deux modalités de la Connaissance font partie des sept Attributs fondamentaux
traditionnellement considérés en Islam comme étant à l'origine de tous les autres.
(3) Shuhûd. Ce terme du langage technique est traduit d'habitude par "contemplation", car il se
rapporte aussi bien à la vision sensible (ru'ya) qu'à la vision subtile (basîra) (Cf. Etudes
Traditionnelles, 1948, p. 340-341). Dans notre texte, la ru'ya désigne "la vision principielle" en
sorte qu'Ibn Arabî assimile l'une à l'autre la contemplation et la vision.
(4) Shar'. Les données de la Révélation sont une Norme divine en matière d'enseignement
doctrinal.
C'est pourquoi le Très-Haut s'est attribué aussi la vision en disant : "Ne sait-il pas qu'Allâh
voit ?" (Cor., 96, 14) : Il s'est attribué ainsi à la fois la science et la vision. Pourtant, il te faut
faire la différence entre ces deux concepts (nisab), et les distinguer pour savoir ce qui fait cette
différence. En effet, on ne peut imaginer qu'il y ait quoi que ce soit de caché pour Allâh : la
notion de chose cachée se comprend uniquement par rapport à celui à l'égard duquel elle est
cachée. Celui qui dit : "Et Tu es, Toi, le Connaissant universel des choses cachées " (5) sous-
entend en réalité : "des choses qui nous sont cachées à nous" ; de même (l'expression)
"Connaisseur de ce qui est caché et du visible" (6) sous entend : ce qui est caché et visible pour
nous. En revanche, la vision d'une chose n'implique pas la science de sa définition et de sa
réalité essentielle (haqîqa) ; c'est la science qui implique cet aspect, que la chose soit douée ou
non de réalité actuelle (wujûd) ; sinon il ne s'agit plus de science.
(5) Anta 'allâm al-ghuyûb. Cette expression intervient deux fois dans le Coran, et à l'intérieur
du même passage (Cor., 5, 109 et 116). La forme 'allâm comporte une nuance d'universalité
tandis que le Pronom Anta, employé la première fois par les envoyés et la seconde par
sayyidnâ 'Isâ, indique que la science qu'ils possèdent est envisagée d'un point de vue
"servitorial", c'est-à-dire en tant qu'elle est à la fois "donnée" et particulière : "Tu sais ce qui
est dans mon âme et je ne sais pas ce qui est dans la Tienne" (Cor., 5, 116).
(6) Alim al-ghaybi wa-sh-shahâdati. La mention de cet Attribut est fréquente dans le Coran.
« Dieu a la vision immédiate de toutes les choses dans leur état de non-manifestation : c'est
cela qui Lui permet d'en privilégier certaines en leur conférant l'existence. Si, dans le pur
néant (al-'adam al-mahdu), il n'y a aucune place, ni pour les essences éternelles (al-a'yân ath-
thâbita), ni pour une vision immédiate et distinctive, il n'en va pas de même pour ce qui
concerne l'état de non-manifestation des possibilités contingentes (al-mumkinât). Le fait que
la Science distingue les choses les unes des autres est ce que l'on exprime en disant que Dieu
en a la vision immédiate et particulière : c'est par Sa propre Essence (7) qu'Il les voit. Bien que,
en elles-mêmes, elles ne soient pas manifestées, elles sont cependant manifestes pour Allâh
sous le rapport de la science qu'Il a d'elles. De même, l'homme qui crée ou invente des choses
en a en lui la représentation imaginaire avant de les faire apparaître extérieurement ; alors
seulement leur réalité propre se manifeste à elles : elles prennent conscience qu'elles sont
douées d'une réalité distincte. Dans l'état de non-manifestation, leur réalité est purement
"mentale" pour les hommes, et elle relève de la Science quand il s'agit d'Allâh. La manifestation
s'opère donc à partir d'un état de réalité et aboutit à un autre état de réalité (min wujûdin ilâ
wujûdin) : à partir d'une réalité qui relève de la Science jusqu'à une réalité déterminée et
particulière. En revanche, l'impossibilité, qui est pur néant, ne comporte ni distinction ni
détermination. » (8)
(7) 'Ayn ; on peut traduire aussi : Son Propre Œil ou Sa propre Détermination.
(8) Futûhât, chap. 69, section sur la prière de l'istikhâra.
Si pour Allâh – gloire à Sa transcendance ! – la vision immédiate est un acte unique qui
réunit les deux aspects de "vision" et de "science", ceux-ci conservent cependant leur
signification propre. Lorsque celle-ci est prise en considération, c'est la vision qui sera
envisagée tout d'abord, car elle est, métaphysiquement aussi bien que logiquement,
"antérieure" à la science ; le Cheikh al-Akbar précise par exemple que "Allâh ne fixe (kataba)
que ce qu'Il sait, et Il ne sait que ce dont Il a la vision immédiate" (9).
(9)Ibid, chap. 411. Par contre, au point de vue de la réalisation, la science précède
habituellement la vision éventuelle (cf. chap. 260).
Cette vision englobe, dans leur état de non-manifestation, tout l'ensemble des possibilités
contingentes ; c'est-à-dire, par référence aux concepts utilisés par René Guénon, aussi bien les
possibilités de manifestation en tant qu'elles ne se manifestent pas – ce qui est le cas le plus
souvent envisagé par Ibn Arabî – que les possibilités de non-manifestation, ainsi qu'en
témoigne le texte suivant : « Il voit tous les objets de connaissance dans leur état de non-
manifestation, aussi bien ceux qui sont appelés à ne pas se modifier que ceux qui sont appelés
à se modifier, quelles que soient les modalités de leurs modification. » (10) La Vision divine des
choses n'implique donc en aucune manière leur manifestation effective dans le domaine de
l'existence universelle (11), mais uniquement leur capacité à être "vues", qui tient à leur qualité
même de "choses" (ashiâ') aptes à être l'objet d'une connaissance distincte. Davantage
encore : leur manifestation, quand elle se produit, n'affecte en rien la vision immédiate que
Dieu possède d'elles et qui est inhérente à Sa réalité ; celle-ci est, en effet, l'unique réalité des
choses, quel que soit leur état ou leur degré d'existenciation. La manifestation n'entraîne ainsi
par elle-même aucun changement véritable et constitue simplement, pour certaines
possibilités particulières, "le passage d'un état de réalité que nous ne pouvons saisir à un état
de réalité que nous pouvons saisir" ; elle n'est en définitive rien d'autre qu'une certaine
manière de considérer la réalité immuable (12).
(10) Ibid.
(11) Contrairement, précise le Cheikh, à ce que prétendent certains Ash'arites. Sur tout ceci, cf.
les chapitres 46 et 293.
(12) La doctrine islamique de la Vision rejoint clairement ici l'enseignement métaphysique
d'autres traditions orientales, en particulier l'Hindouisme.
(13) Du moins en tant que tel. L'expression "constatation immédiate" a été utilisée par Michel
Vâlsan pour traduire le terme shahâda ; cf. Etudes Traditionnelles, 1948, p. 338.
(14) Rappelons qu'il s'agit de sayyidnâ al-Khidr – sur lui la Paix !
Le caractère "dérivé" de la science prend un relief particulier dans une formule que le
Cheikh al-Akbar cite habituellement à ce sujet : al-'ilm tâbi'un li-l-ma'lûm, (la science est
subordonnée à son objet). Il explique cette formule de la façon suivante : « Ce qui est appelé
"science" n'est rien d'autre qu'une relation particulière concernant, sous le rapport de cette
relation, un être appelé "savant" ; elle s'établit pour lui à partir de l'objet même de sa science,
de sorte que celle-ci dérive de l'objet connu et lui est subordonnée : telle est la réalité. La
Dignité de la Science s'identifie véritablement aux choses connues ; (on peut dire aussi)
qu'elle se situe entre le sujet et l'objet de connaissance. Pour l'être de réalisation, la science
n'a, fondamentalement, aucun effet sur son objet puisque, au contraire, elle en découle. Tu
sais, par exemple, que l'impossible est impossible, mais ta science n'y change rien et ne
l'affecte en aucune manière : c'est l'impossible qui, par lui-même, te donne à son sujet la
science qu'il est impossible. Tu peux voir par là que la science est sans effet sur son objet,
contrairement à ce qu'imaginent les savants spéculatifs. L'existenciation des possibilités
particulières ne procède en aucun cas de la science (16). » (17)
C'est donc "l'objet même de la connaissance qui, par son essence, donne la science" (18); et ceci
est vrai, selon Ibn Arabî, aussi bien lorsqu'il s'agit de la science propre aux créatures que de la
Science divine. Celle-ci apparaît elle-même comme "subordonnée" et "dépendante" du moins
sous un certain rapport qui est précisément celui auquel fait référence le "jusqu'à ce que Nous
sachions" coranique (19). Cette manière de voir paradoxale donne lieu, dans les Futûhât, à des
formules d'une grande force d'expression : « Il a mentionné la science que tu as de toi avant la
science que tu as de Lui (20) afin que tu saches quelle est l'origine de ta science et comment est
la science que Lui-même a de toi. Il a dit en effet : "Et Nous vous éprouverons jusqu'à ce que
Nous sachions". Nous avons mentionné, dans un de nos ouvrages intitulé Le Livre de la
Contemplation directe des Secrets Très-Saints (21), divers sens relatifs à une Parole (inspirée) :
"Tu es la racine et c'est Moi qui suis la branche". L'un de ces sens est que la science qu'Il a de
nous procède de nous-même et non de Lui ! Considère ce point, car il renferme un secret
étonnant et difficile à comprendre. La plupart des savants spéculatifs disent en effet le
contraire : que cette science Lui vient de Lui-même et non pas de nous. Ce qui les amène à
cela, c'est la considération de notre contingence. Cependant, l'intuition intellectuelle (kashf)
révèle ce que nous disons et qui est la vérité qu'il ne nous est pas permis d'ignorer. » (22)
Ce caractère indirect et dérivé apparaît aussi lorsqu'on envisage la science que les êtres
particuliers ont du Principe divin. En effet, l'Essence Suprême ne peut faire l'objet d'une
science ou d'une intellection extérieure quelconque, mais uniquement, ici encore, d'une
"vision" ou d'une contemplation immédiate. Tout ce que nous pouvons comprendre de la
réalité principielle concerne seulement la Fonction divine ou la Divinité (al-ulûhiyya), non
l'Essence (adh-dhât) comme telle. Michel Vâlsan précisait même que, à ce point de vue,
"l'Essence et la Divinité sont polairement opposées" (23). Dès lors, la science que nous avons de
Dieu est considérée également comme procédant de la science que nous avons de nous-
même : « La science que nous avons de Lui dérive de la science que nous avons de nous ; nous
sommes à cet égard la source de l'évidence, conformément à la parole de l'Envoyé d'Allâh – sur
lui la Grâce et la Paix ! – "Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur". De même la
réalité actuelle (wujûd) que nous avons reçue de Lui dérive de Sa réalité propre (wujûdi-Hi) ;
c'est Sa réalité qui est le principe ('asl). Bien qu'Il soit le fondement de notre réalité, Il occupe
une position dérivée (far') quant à la science que nous avons de Lui. » (24) Pour illustrer ceci, le
Cheikh utilise, de manière très significative, le symbole du centre et de la circonférence : « Le
centre est la cause de l'existence (wujûd) de la circonférence, et la circonférence est la cause
permettant d'obtenir la science du centre. Le centre et la circonférence sont donc à la fois
(mais sous des rapports différents) réalité principielle (haqq) et réalité créaturelle (khalq). »
(25)
(23) Cf. Etudes Traditionnelles, 1952, p. 128, n. 2 et 1961, p. 90-91, n. 32bis. L'Identité Suprême
apparaît alors comme la réalisation d'une "ignorance", ce qui correspond encore au sens
restrictif de la particule 'inda : « Ce qui est "auprès de Lui" ('inda-Hu) se tarit, du fait qu'il est
"auprès". En revanche, ce qui est "Lui Lui" (Huwa Huwa) ne tarit pas ; "Lui Lui" est l'essence
même de l'Ignorance, alors que ce qui est "auprès de Lui" est l'essence même de la Science. »
(Futûhât, chap. 72).
(24) Futûhât, chap. 508.
(25) Ibid., chap. 369 (partie initiale). L'attribut de science comporte un certain conditionnement
du Principe divin : non seulement parce que la ulûhiyya requiert la présence d'un ma'lûh,
c'est-à-dire d'un être soumis à la Divinité, mais aussi parce que la relation ainsi créée entraîne,
pour ces deux termes, des rapports de dépendance réciproque. A ce point de vue, la doctrine
islamique rejoint d'une certaine façon les enseignements de la tradition hindoue puisque,
selon le Vêdânta, Chit, qui est la "Conscience omniprésente" identique à l'Intellect divin et
l'organe de la Connaissance principielle, correspond, non pas à l'"état suprême et
inconditionné" d'Atmâ, mais bien à l'"état de sommeil profond" où Atmâ est envisagé en tant
que Prâjna. Cf. L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. XIV et XV, ainsi que Etudes
Traditionnelles, 1962, p. 208.
(26) 'Alâ 'ilmin (Cor., 45, 23). La traduction adoptée ici est celle qui a paru la plus adéquate au
commentaire que l'émir donne de ce passage, mais elle comporte déjà une interprétation. En
effet, on peut comprendre aussi bien qu'Allâh égare cet être en vertu de la science qu'Il
possède, Lui, de sa prédisposition (cf. le commentaire de Qâchânî).
(27) Ce mot désigne habituellement l'état paradisiaque. Cependant il y a lieu d'envisager ici un
sens initiatique, c'est-à-dire une référence à la Béatitude du "Paradis de l'Essence". La passion
désigne alors tout attachement à un objet particulier, et notamment à la Fonction divine,
puisque cette dernière laisse subsister encore la dualité "adorant-adoré" ; cf. le commentaire
akbarien du même verset dans les Fusûs al-Hikam (chapitre sur Hârûn).
La science qui implique la félicité de manière décisive est la science essentielle (dhâtî), celle
que le savant possède du fait de son essence même, non d'un attribut qui lui serait propre ;
comprends donc ! Cette science est celle qui réunit toutes choses et qui les unit. En effet, elles
se distinguent les unes des autres uniquement par des déterminations dépourvues de réalité
positive. Dans la mesure où leur unité est réalisée et où disparaît tout ce qui, entre deux
choses, ne relève pas de la Vérité essentielle, la science sera forte ou faible, petite ou grande.
En revanche, tant que le savant sait d'une science qui est une simple qualification personnelle
présente chez lui, la science qu'il possède n'implique aucunement la félicité : elle ne
l'impliquera que s'il a la connaissance et le "goût" initiatique du fait que sa science est "son
essence même qui sait" (28). D'ailleurs, tous les hommes n'ont de science qu'au moyen de cette
science essentielle, car sa réalité véritable (haqîqa) est une et non multiple. Toutefois, dans la
mesure où ils l'ignorent, ils n'en tirent nul avantage : "Allâh sait et vous ne savez pas" (Cor., 2,
216). »(29)
Le Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – a dit : "Combien de
savants sont dans l'égarement : leur science est avec eux et ne leur est utile en rien !" (30)
(30) Cité par Qâchânî dans son commentaire de Cor., 45, 23.
CHAPITRE VII
L'expression coranique "jusqu'à ce que Nous sachions" surprend aussi à un autre point de
vue : peut-on dire, comme l'affirme l'enseignement traditionnel, que le Très-Haut possède la
science des réalités contingentes sans que Sa Science apparaisse elle-même comme
contingente ? Une telle science est-elle compatible avec la transcendance divine ? Ibn Arabî
confirme le caractère antitraditionnel de la thèse suivant laquelle Allâh ne peut avoir la
connaissance des choses particulières : « Les philosophes nient que le Très-Haut puisse avoir
la science détaillée des choses qui appartiennent au monde et tombent sous leurs sens. Pour
eux, Il ne peut savoir, par exemple, que Zayd ibn Amrou a remué ses doigts au moment où le
soleil dépassait le zénith ; ni qu'il portait à cet instant précis tel type d'habit. Il saurait
seulement qu'il y a dans le monde des gens à qui ces choses peuvent être attribuées d'une
manière générale (mutlaqan), non pas de façon précise et détaillée, du fait que la science
détaillée de ces choses découle de la connaissance sensible. Or, la transcendance divine
impliquerait qu'Allâh ne peut connaître par l'intermédiaire des sens. Ils en concluent que cette
connaissance particulière est comprise dans la science totale selon laquelle il peut y avoir
effectivement des gens dans cette situation. De cette manière ils pensent avoir atteint le but,
alors qu'en réalité une science immense leur échappe ! En effet, tel mouvement précis,
effectué par tel être déterminé, pourrait tout aussi bien (d'après ce qu'ils affirment) avoir été
accompli par un autre ! Comment donc Allâh pourrait-Il déterminer telle punition à charge de
tel serviteur dans l'autre monde, ou le priver de ce qui lui revient dans celui-ci, alors qu'en
vérité il n'aurait pas accompli ce mouvement ? Le point de vue de ces philosophes implique
fondamentalement la négation d'une connaissance sensible dans l'autre monde (1), la négation
des dons divins dans celui-ci, la négation que l'auteur d'un tel mouvement puisse être
récompensé ou puni d'une manière précise. » (2)
(1) On serait tenté de voir ici une allusion à ce que René Guénon appelle "les prolongements de
l'état humain", c'est-à-dire une condition existentielle où certaines propriétés du monde
corporel subsistent encore. Le contexte rappelle plutôt l'origine divine des diverses modalités
de la connaissance.
(2) Futûhât, chap. 387.
L'expression "jusqu'à ce que Nous sachions" apparaît ainsi comme une épreuve pour
l'intelligence spéculative et rationnelle ; sa compréhension implique a priori l'intervention
d'un mode supraindividuel de connaissance comme la Foi. Ceci ne signifie nullement que cette
expression soit inintelligible, mais bien que son intelligibilité n'est possible que pour un
intellect purifié, apte à recevoir les lumières de la Science divine qui, tout comme la Tradition
elle-même, a sa source dans l'ordre principiel : « (Dieu) descend au degré des créatures dans
la science que l'on peut acquérir ; Il a dit en effet : "Nous vous éprouverons jusqu'à ce que
Nous sachions", alors que le Savant, c'est Lui ; Il se met dans leur compagnie ! Il y a là un statut
de Foi qui renforce celui qui écoute (la Parole divine) à l'encontre de ceux qui ne connaissent
pas Allâh et qui disent qu'Il ne connaît pas les choses particulières, même si par là ils
cherchent à préserver la transcendance divine. C'est là une question dont on ne peut connaître
la vérité au moyen de l'intelligence créée, tant que l'intuition intellectuelle n'a pas révélé la
manière dont la Science divine s'applique à ces choses. » (3)
(3) Ibid., chap. 16.
Et encore : « Allâh utilise ce par quoi Il les éprouve afin de savoir celui qui est sincère dans sa
prétention et celui qui ne l'est pas (4). Pour ce faire, Il descend Lui-même au degré de
quelqu'un qui chercherait à acquérir une science alors qu'Il sait – gloire à Sa Transcendance !
– quel est le devenir des êtres avant même qu'ils soient existenciés. Ceux qui prétendent
préserver la transcendance divine (al-munazziha) disent alors : "Allâh ne retire de cela aucune
science ; Il ignore ce qui provient de tel ou tel de manière précise". Ils repoussent ainsi la
Parole d'Allâh et l'interprètent par crainte de Lui faire du tort. En revanche, certains Zâhirites
(5) s'en tiennent à la lettre de cette Parole et concluent qu'il est nécessaire que Dieu "éprouve"
les hommes pour acquérir cette science ! D'autres évoquent à ce propos une application
particulière de la science se produisant en même temps que l'événement, de telle sorte que la
science serait éternelle tandis que son application présenterait un caractère nouveau et
contingent ! Enfin, il y a des croyants qui s'en remettent entièrement à Allâh pour ce qui
concerne la signification de cette Parole : ils y croient sans lui donner un sens précis, et
abandonnent entièrement leur conviction à la Volonté divine ! Tout ceci, en vérité, est une
épreuve qu'Allâh destine à ceux qui prétendent avoir foi en Lui, mais seulement avec leur
langue ! » (6)
(4) Allusion à un verset dont le sens est semblable à celui de "jusqu'à ce que Nous sachions" :
"En vérité, Nous avons éprouvé ceux qui (vécurent) avant eux. Allâh connaît fort bien ceux qui
sont sincères et Il connaît fort bien ceux qui sont menteurs" (Cor., 29, 3).
(5) Il s'agit d'une école qui ne reconnaît comme fondement doctrinal que le texte du Coran et
de la Sunna.
(6) Futûhât, chap. 355.
(7) Rappelons ici l'indication de René Guénon selon laquelle "l'extrême distinction n'est
réalisable que dans l'extrême universalité" ; cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. XX.
(8) Autre allusion à Cor., 5, 116 ; cf. supra, chap. VI, n.5.
(10) Ibid., chap. 198 (texte initial). Dans un autre passage, Ibn Arabî propose une formulation
quelque peu différente en affirmant qu'Allâh connaît les choses de manière synthétique dans
leur état principiel, où elles sont indistinctes, et de manière différenciée dès lors que leur
distinction est devenue effective : "Il connaît la distinction dans l'indistinction même ; ce qui
ne veut pas dire que la synthèse indistinguée soit la distinction, mais bien qu'elle comprend
cette dernière dès lors que celle-ci est devenue effective." (Ibid., chap. 483).
La science divine des choses particulières est évoquée souvent au moyen d'une référence à
la faculté du "goût". Il s'agit, comme dans le cas de la vision, d'une analogie tirée de la
connaissance sensible. Ibn Arabî considère en effet que ce mode de connaissance exprime,
mieux que tout autre, le caractère immédiat de la Connaissance divine : dans le cas de la
vision, cette Connaissance immédiate est envisagée sous son aspect d'éternité tandis que,
dans le cas du "goût", elle est considérée sous ses aspects d'actualité, de présence et
d'incommunicabilité : « Celui qui est soumis à la Divinité (al-ma'lûh) ne peut connaître Allâh,
car il ne peut avoir le goût (dhawq) de ce qui constitue la Fonction divine à laquelle il est
soumis ; en revanche, Allâh le Très-Haut "goûte" la condition de l'être soumis à la Divinité, car
c'est elle qu'Il a recherchée en le créant (11), tout comme (inversement) celui-ci Le requiert
(pour exister) : c'est pour cela que Dieu se qualifie au moyen des attributs qu'Il applique aux
supports de Sa manifestation comme l'étonnement, le rire, l'oubli et autres qualifications qui
ne conviennent qu'aux êtres contingents. » (12) Et encore : « La perfection (ihâta) de la science
qu'Allâh possède des choses est comparable à ce que c'est pour nous le goût. Celui-ci réside
dans le fait que tu connais les choses à partir de toi-même : tu te les attribues par goût et par
capacité (13). Il y a une différence immense entre ce que tu connais ainsi et ce que tu connais
autrement ; dans ce dernier cas, il ne s'agit d'ailleurs pas de science véritable. » (14)
(11) Allâh n'a pas créé le monde uniquement "pour être connu", suivant les termes d'un hadîth
célèbre, mais aussi pour le connaître en mode différencié, c'est-à-dire pour en avoir le "goût".
(12) Ibid., chap. 73, question 33 du Questionnaire. L'attribution de ces qualifications à Allâh
dépasse les capacités de l'intellect humain. C'est pourquoi Ibn Arabî assimile la Science divine
du Goût (al-'ilm al-ilâhî adh-dhawqî) au vin, qui fait perdre la raison ; en outre, il n'est permis
de le boire que dans le Paradis (cf. ibid., chap. 249).
(13) A les assimiler : quwwatan.
Les aspects doctrinaux développés dans les deux derniers chapitres permettent de mieux
saisir de quelle manière il convient de comprendre la "dépendance" et la "subordination"
apparentes de la Science divine indiquées par l'expression coranique : "jusqu'à ce que Nous
sachions". Celle-ci n'implique aucune déficience et manifeste, tout au contraire, l'infinité du
Principe suprême : le Très-Haut ne peut avoir le goût, c'est-à-dire la science directe des états
particuliers, qu'à la "condition" que ces derniers soient actualisés et manifestés. Tel est le
mystère de la Connaissance divine : elle s'identifie à la réalité des choses contingentes et
conditionnées sans pouvoir être considérée elle-même comme conditionnée et contingente. Il
y a là, somme toute, une application de la doctrine selon laquelle « la manifestation, qui est
purement contingente en tant que telle, n'en est pas moins nécessaire dans son principe » (1).
Cette doctrine ne peut être pleinement comprise que si l'on fait « bien attention à ce point
fondamental, que le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit,
puisqu'il en est essentiellement indépendant, comme la cause l'est de ses effets, de sorte que
la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune
façon. » Cette irréciprocité de la relation entre le principe et la manifestation exclut tout
panthéisme. (2)
(1) Cf. René Guénon, Les Etats multiples de l'Etre, chap. XVII.
(2) Il faut le préciser une fois encore car, sur ce point essentiel, on ne rencontre le plus souvent
que méprise et confusion. Même un orientaliste aussi avisé qu'Henri Laoust n'a pu éviter
d'écrire que la doctrine de la wahdat al-wujûd « se défend certes d'être un panthéisme mais ne
peut manquer d'y conduire et tend à faire évanouir la notion de transcendance divine » (Les
Schismes dans l'Islam, p. 249). C'est là confondre la vérité d'une doctrine métaphysique avec la
compréhension actuelle que l'on peut en avoir dans tel milieu communautaire. Une vérité ne
cesse pas d'être du simple fait qu'elle n'est pas comprise par tous ; la mettre en accusation
pour cette raison reviendrait, en définitive, à ne reconnaître des droits qu'à l'erreur.
Ce n'est donc pas l'affirmation que Dieu a la connaissance des choses particulières qui met
en cause la transcendance divine, mais bien la négation de cette vérité fondamentale. Les
philosophes et les théologiens rationalistes, ou bien sont incapables de rendre compte d'une
Parole révélée comme celle dont il est question ici, ou bien se font de la Science d'Allâh une
idée fausse qui porte atteinte à cette transcendance au lieu de la préserver. En effet, ceux qui
disent que cette science est éternelle et que c'est uniquement sa relation avec tel point
d'application particulier qui est nouvelle introduisent une notion de succession temporelle et
affirment par là même la dépendance divine qu'ils prétendent écarter (3). La doctrine
métaphysique véritable est ici celle de l'"éternel présent" (4) : « S'agissant de Dieu, il ne peut y
avoir ni passé ni avenir ; on ne peut dire, ni qu'Il "n'a jamais cessé", ni qu'Il "ne cessera
jamais", ni qu'Il n'a pas été avant d'être, ni qu'Il a cessé d'être après avoir été. Allâh peut même
octroyer une part de ce privilège (5) à "celui qu'Il veut d'entre Ses serviteurs" (6).
En vérité, on en voit paraître quelque senteur sur Muhammad – qu'Allâh répande sur lui Sa
Grâce unitive et Sa Paix ! C'est par là qu'il a obtenu la "science des premiers et des derniers" :
cette science du passé et de l'avenir, c'est dans le présent qu'il l'a obtenue. Si l'ensemble des
choses connues n'avaient pas été présentes pour lui dans la Dignité (7) de l'instant, on n'aurait
pas pu dire de lui – sur lui la Grâce et la Paix ! – qu'il en avait la science. Par là, on peut vérifier
aussi que la science qu'Allâh possède des choses particulières est une science véritable ; alors
que cela échappe à celui qui, par souci de préserver la transcendance, nie qu'une telle science
soit possible pour Allâh – que Sa Majesté soit magnifiée ! » (8)
(9)Le terme ta'allaqa ne peut être compris ici que de cette façon.
(10) La traduction du terme wujûd par "Etre" n'est justifiée que dans les contextes où il se
rapporte uniquement à la réalité actuelle des possibilités de manifestation, par exemple
lorsqu'on affirme que "ce qui entre dans le domaine d'al-wujûd est nécessairement fini et
déterminé". En revanche, lorsque ce terme est attribué à l'Essence, il désigne la réalité
principielle de la Possibilité totale, qui est au-delà de l'Etre et comprend, outre ce dernier,
l'ensemble des possibilités incluses dans la Science éternelle d'Allâh.
(11) Ibid., chap. 404. Rappelons qu'en dehors de l'Etre, il y a « toutes les possibilités de non-
manifestation, avec les possibilités de manifestation elles-mêmes en tant qu'elles sont à l'état
non-manifesté ; et l'Etre lui-même s'y trouve inclus, car, ne pouvant appartenir à la
manifestation, puisqu'il en est le principe, il est lui-même non-manifesté. » (Cf. R. Guénon, Les
Etats multiples de l'Etre, chap. III).
Il nous reste à préciser la signification traditionnelle du verset "Et certes Nous vous
éprouverons jusqu'à ce que Nous sachions" du point de vue de l'être contingent, qui est celui
où l'on considère en tant que telle une relation entre Dieu et Ses créatures. Cette signification
est liée à l'idée d'"épreuve" mentionnée au début du verset, car l'irréciprocité d'une telle
relation interdit d'envisager, même en ce cas, que Dieu puisse "acquérir" une science
quelconque. La justification de la formule coranique réside uniquement dans la "preuve" que
le Très-Haut acquiert à l'encontre de Sa créature du fait que celle-ci se considère comme
douée d'une réalité propre (12). Le Nom divin mis en cause ici n'est plus al-'Alîm, (le Savant),
mais al-Khabîr, (le Bien-informé) (13), dont le sens est lié, justement, à l'idée d'"épreuve"
(ikhtibâr) (14) : « Le Nom al-Khabîr est un de ceux dont le sens est le plus étrange. En effet,
l'"expérimentation" (al-khibra) vise une science que l'expérimentateur tire de l'objet de
l'expérience. Or, dans le cas de Dieu, cette science est déjà réalisée : l'Expérimentateur divin
n'a nul besoin d'acquérir une science quelconque ! Il semblerait donc que ce Nom n'ait aucun
sens !... En fait, sa signification réside en ceci : Dieu fait obtenir à celui qu'Il éprouve la science
qui le concerne en propre de manière à établir un argument contre lui. L'"expérimentation" ne
se laisse nullement ramener à l'attribut de science comme tentent de le faire... la plupart des
gens ; s'il en était comme ils le prétendent, Allâh aurait un défaut ! Ce qui les conduit à cette
erreur, c'est la Parole du Très-Haut : "jusqu'à ce que Nous sachions" (15). Pourtant, même en ce
cas, il s'agit en réalité d'une preuve à leur encontre ; du moins s'il fallait prendre les choses à la
lettre ! (16) L'épreuve est en effet un moyen d'obtenir la science, non la science elle-même. » (17)
(12) Selon l'enseignement du Tasawwuf, cette réalité propre est ce qui constitue la "vie" de
l'être. Or, l'on constate qu'effectivement plusieurs passages coraniques lient l'idée d'épreuve à
celle de vie (cf. Cor., 67, 2 et 11, 7). Pour ce dernier verset, où il est question du "Trône divin
qui est sur l'eau", rappelons que c'est "à partir de l'eau" que Dieu a fait "toute chose vivante"
(cf. Cor., 21, 30).
(13) L'émir Abd al-Qâdir écrit à ce propos : « 'al-'Alîm est Celui dont la science entoure les
choses selon ce qu'elles sont par rapport à Lui, non par rapport à elles, tandis que al-Khabîr
est Celui dont la science saisit les choses par rapport à elles et qui les connaît par elles-mêmes
selon ce qu'elles sont » (Mawqif 370). Cette distinction correspond à celle de la "réalité
principielle" et de la "réalité actuelle", ou encore de la Science essentielle et de la science en
tant qu'attribut.
(14) L'idée impliquée par la racine verbale du Nom divin al-Khabîr est celle d'une science ou
d'une information tirée de l'expérience (al-ikhtibâr) ; or, ce dernier terme a aussi le sens
d'éprouver quelqu'un. Curieusement, le verbe "éprouver" présente, en français, un double
sens analogue.
(15) Du fait que ce verset mentionne la "science" et non l'"épreuve".
(16) C'est-à-dire si l'on ne se place pas au point de vue suprême, qui est celui de la wahdat al-
wujûd tel qu'il a été rappelé plus haut.
(17) Futûhât, chap. 299. A propos du Nom al-Bâtin (ibid., chap. 558), Ibn Arabî précise que le
Nom al-Khabîr "fait référence à la science du Goût."
Il est en effet impossible que la Science se rapporte à autre chose que ce que son objet est en
lui-même. Si quelqu'un pouvait argumenter avec Allâh et Lui dire : "Ta Science avait prévu à
mon sujet que je serais tel : ne me punis donc pas !", Dieu lui répondrait : "T'ai-Je connu
autrement que tu es ? Si tu avais été autre, ne t'aurais-Je pas connu de même ?..." – c'est pour
cela qu'Il a dit : "jusqu'à ce que Nous sachions" – "...Fais donc retour à toi-même et sois
équitable dans ton discours !" Si le serviteur fait alors effectivement retour à lui-même, il
considère les choses de la manière que nous venons de dire ; il reconnaît qu'il est vaincu par
l'évidence et qu'Allâh a une preuve contre lui. N'as-tu pas entendu le Très-Haut dire :"Nous
n'avons pas été injuste envers eux, mais c'est eux qui furent injustes" (Cor., 43, 76) ; c'est-à-
dire à leur propre égard ! En effet, ils Nous sont apparus – "afin que Nous les connaissions" –
dans leur état de non-manifestation uniquement avec ce qu'ils ont fait paraître ensuite dans
leurs différents états manifestés. C'est la science qui suit son objet, et non l'inverse.
Comprends donc, car il s'agit d'une question subtile ! Je n'ai pas eu connaissance que personne
ait jamais attiré l'attention sur ce point ; mais personne ne peut non plus en nier la vérité à
partir du moment où il l'a réalisée. Fais donc la différence, mon frère, entre la chose
effectivement existenciée que la Science précède et l'archétype correspondant à cette chose
dans son état principiel de non-manifestation où elle accompagne la Science que Dieu possède
d'elle, et même (où elle) la précède (logiquement) puisque c'est par son être qu'elle procure la
science qui la concerne ! Aie donc la science de ce que nous venons de dire, car cela te sera
utile en matière de soumission et de "remise" (de tes affaires) à la Décision éternelle et au
Décret divin (al-Qadâ wa-l-Qadar) (21), décision amenée par ton propre état ! »
(21) Cette science est celle du sirr al-Qadar ou "secret de la Prédestination". Elle procure la
félicité dans la mesure où elle entraîne l'abandon de toute prétention ou réclamation d'un
"droit" quelconque et où elle s'accompagne d'une vigilance spirituelle (murâqaba) incessante
à l'égard de la Face divine présente en toute existenciation.
Et le Cheikh conclut par cette précision bien digne de retenir l'attention : "S'il n'y avait dans
ce livre (22) rien d'autre que (l'étude de) cette question, ce serait déjà suffisant pour tout être
doué d'intelligence saine et de vue spéculative juste.
LA SCIENCE DONNÉE
Dans son chapitre sur le "peu de science", Ibn Arabî aborde un autre aspect du Verset sur
l'Esprit, celui auquel fait allusion le verbe ûtîtum (il vous a été donné) : « La science dont il est
question dans ce chapitre est la science donnée, non la science acquise. Si Allâh avait eu en vue
cette dernière... Il aurait dit, non pas : "la science vous a été donnée", mais : "Il vous a donné le
chemin pour y parvenir". De même, dans le cas de Khidr, Il aurait dit : "Nous lui avons
enseigné le moyen d'acquérir les sciences". Mais Il n'a rien dit de tout cela ! Nous savons dès
lors qu'il y a une science qui peut être acquise par les sens ou par la réflexion, et qu'il en est
une autre qui ne peut être acquise en quoi que ce soit au moyen de ce qui nous est propre, et
qui est un pur don d'Allâh – Puissant et Grand ! Cette science, Il la fait descendre dans nos
cœurs (qulûb) et la communique à notre être secret (asrâr) ; nous la trouvons sans cause
apparente. »
La science qui ne peut être acquise, ni par les sens, ni par la réflexion, ni par "quoi que ce
soit qui nous est propre", n'est autre que la science traditionnelle au sens où René Guénon
entend cette expression, c'est-à-dire celle dont l'origine est suprahumaine. La notion
islamique de "science donnée" couvre ainsi, dans sa signification la plus large, la totalité des
sciences et des Révélations ; elle ne se limite pas au seul domaine de l'ésotérisme. En effet, ce
qui relève de la Prophétie (nubuwwa), ainsi que l'ensemble des Lois sacrées et des adaptations
traditionnelles régulières, ne peut être considéré comme le résultat d'une activité et d'un
effort purement humains, et procède d'une source transcendante, d'ordre métaphysique. Si la
Science sacrée était un pur produit de l'intellect créé, elle serait dénaturée par le fait même, au
point que sa notion serait contradictoire ; de là, elle ne peut être que d'origine divine.
(2) Il s'agit, par exemple, de la science par laquelle le Coran est reconnu de manière immédiate
comme étant la Parole d'Allâh. Cet exemple confirme le lien qui existe, en Islam, entre "la
science des secrets" et la Foi.
(3) Ibid., chap. 396.
(8) Le sens de la distinction faite ici entre la "Station de l'Esprit et la "Station du Cœur"
apparaîtra plus clairement au chapitre XVIII.
A partir de là, Qâchânî ajoute le commentaire suivant : « Allâh voulut amener Moïse à la
perfection qui consiste à opérer la synthèse des manifestations théophaniques extérieures et
intérieures... Comme Moïse avait émis parmi les siens la prétention d'être l'homme le plus
savant de la terre (9), Allâh lui fit savoir par voie d'inspiration : "Pourtant Nous avons un
serviteur au confluent des deux mers !" (10), c'est-à-dire les deux mers de la "nécessité" (11) et
de la "contingence", de l'extérieur et de l 'intérieur, de la nubuwwa et de la wâlaya. Moïse eut
honte de sa prétention et demanda à Allâh de pouvoir être admis dans la compagnie de ce
serviteur et de lui permettre (à Moïse) de chercher à le rencontrer afin qu'il lui enseignât ce
qu'Allâh lui avait enseigné à lui-même. Si Moïse avait choisi plutôt la compagnie d'Allâh, s'il
avait pris directement (12) de Lui la science de la walâya, Allâh l'aurait dispensé de suivre
Khidr ! Lorsqu'ils se rencontrèrent, le conflit apparut du fait des divergences et des
contradictions qui se manifestent entre l'extérieur et l'intérieur en tant que tels. Il se
séparèrent donc, après que (Moïse) eut obtenu, en fait de science résultant de la compagnie de
Khidr (13), ce qu'Allâh avait décidé. Celui qui est de type spirituel muhammadien (14) doit
nécessairement opérer la synthèse de l'intérieur et de l'extérieur, suivant en cela le Prophète
Muhammad – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! »
(9)Selon Ibn Arabî, cette prétention explique que, dans sa quête de Khidr, Moïse commence par
"dépasser" l'endroit où celui-ci demeurait, de telle sorte qu'il est contraint de revenir sur ses
pas (cf. Cor., 18, 62-64) : "Il y eut là un avertissement d'Allâh et un apprentissage du sens des
convenances, du fait de la "limite" que Moïse avait franchie en s'attribuant la science à lui-
même et en prétendant être l'homme le plus savant de son temps." (Cf. Futûhât, chap. 69).
(10) Majma' al-bahrayn ; référence à Cor., 18, 60. Le mot majma' signifie littéralement : "lieu de
rassemblement", celui où s'opère la synthèse.
(11) Ce terme apparaît ici comme une caractéristique de la science purement métaphysique qui
est celle de Khidr.
(12) C'est-à-dire par une actualisation de la "Face propre" impliquant la disparition de tous les
"voiles".
(13) Cf. Cor., 18, 79-82.
(14) Al-muhammadî ; sur cette notion capitale de la doctrine akbarienne, voir La Doctrine
initiatique du Pèlerinage, chap. XX.
(15)Cette science est une ; c'est pourquoi les deux modalités dont il s'agit sont désignées en
doctrine akbarienne au moyen d'un même terme, celui de nubuwwa, habituellement traduit
par "prophétie". La science de Khidr correspond à la "prophétie générale" (nubuwwa 'âmma)
et celle de Moïse à la "prophétie légiférante" (nubuwwat at-tashrî') qui est d'ordre plus
particulier. Bien qu'il s'agisse, dans les deux cas, de sciences "communiquées" (akhbâr), ce
dernier terme désigne plus spécialement la science de Khidr, qui demeure toujours présente
et accessible à l'intérieur de la forme islamique, alors que la prophétie légiférante a été scellée
par Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix !
Elle indique en outre les deux excès dont il convient de se garder : celui de méconnaître
l'existence et les prérogatives de la "science des secrets" du fait qu'elle échappe à la
compétence de la Loi sacrée lorsque cette dernière est envisagée de manière partielle et
déformante par l'effet d'une approche purement légaliste ; et celui qui consiste, inversement, à
méconnaître et à mépriser, au nom d'une conception erronée – ou tout au moins imparfaite –
de l'ésotérisme, la portée véritable de cette Loi et sa raison d'être traditionnelle qui est
d'établir et d'assurer tout ce qui est nécessaire et utile à la vie communautaire en vue du bien
de ce monde et de la vie future. De tels excès témoignent d'une incompréhension de la nature
de l'Islam et même, d'une façon plus générale, d'une ignorance des fondements communs à
toutes les traditions complètes et régulières, en dépit de la diversité apparente de leurs
formes. La supériorité de la science de Khidr sur celle de Moïse réside en réalité dans le fait
qu'elle comporte cette synthèse des deux aspects intérieur et extérieur ; c'est pourquoi Khidr
annonce, et représente même dans une certaine mesure à l'égard de Moïse, l'universalité de la
Loi muhammadienne. (16)
(16)L'universalité de la science de Khidr est exprimée par la présence, dans le verset qui la
mentionne, de la première personne du pluriel, dont la marque grammaticale est appelée par
Ibn Arabî "nûn de la synthèse" (nûn al-jam') ; cf. Futûhât, chap. 289. Précisons en outre que
pour le "plus grand des Maîtres" la parole "je ne l'ai pas fait de mon propre chef" indique que
Khidr était soumis à une Loi sacrée autre que celle de Moïse. Dans ses manières d'agir
étranges ou apparemment répréhensibles il ne fit en réalité qu'appliquer cette Loi ; par
exemple, lorsqu'il tua le jeune-homme (cf. Cor., 18, 74) "il jugea par la science qu'il avait à son
sujet... sa manière d'agir fut semblable à ce qu'est pour nous la sentence d'un juge" (cf. ibid.,
chap. 73, la question 57 du Questionnaire et aussi le chapitre 310).
La rencontre de Moïse et de Khidr donne lieu, dans les Futûhât, à une interprétation d'un
tout autre ordre. La science des législations sacrées implique en effet, par sa nature même, une
opposition aux formes d'adoration pratiquées par ceux auxquels l'envoyé de Dieu s'adresse,
puisqu'il s'agit justement de les remplacer par d'autres, alors que la science de Khidr est, au
contraire, celle de la pure servitude impliquant une soumission totale au "statut de l'instant
présent" (17) : « La Station spirituelle de Khidr ne comporte aucune opposition à l'égard d'une
créature d'Allâh, quelle qu'elle soit ; et cela, en vertu d'une forme de contemplation qui lui est
propre. En revanche, la Station de Moïse et des envoyés (18) – mais uniquement en tant qu'ils
sont des envoyés – comporte une telle opposition à l'égard de tout ce qu'ils considèrent
comme étranger à la Mission qui est la leur. La preuve de ce que nous avançons est dans la
parole de Khidr adressée à Moïse – sur lui la Paix ! - : "Et comment supporteras-tu ce dont ta
science n'a pu atteindre le goût ?" (Cor., 18, 68), parole qui répondait à la demande de Moïse :
"Puis-je te suivre pour que m'enseignes la bonne voie qui t'a été enseignée ? (19) ».
(20) Selon l'émir Abd al-Qâdir, le fait que Khidr agisse en vertu d'une Loi divine autre que celle
de Moïse ne signifie pas qu'il méconnaisse la compétence actuelle de cette dernière : il
applique en effet sa propre Loi, non à des événements présents (wâqi'a), mais, dans les trois
cas, par anticipation d'événements à venir (mutawaqqi'a) ; cf. Mawqif 255.
(21) Futûhât, ibid.
CHAPITRE X
SCIENCE ET MISÉRICORDE
(1) Au chapitre 291 des Futûhât, Ibn Arabî déclare : « Le présent livre n'est pas le fruit de
relations conceptuelles obtenues par voie de réflexion ou de spéculation. Les sciences qu'il
contient sont des sciences "données" d'ordre intuitif ». Au chapitre 278, se référant au passage
coranique : « N'avons-Nous pas fondé pour eux une enceinte sacrée et sûre où sont recueillis
les fruits de toutes sortes comme une Subsistance de Notre part (rizqan min ladun-Nâ) » (Cor.
28, 7), il observe que l'enceinte dont il s'agit est celle de La Mekke et que la "Subsistance de
Notre part" est identique à la "Science de Notre part" mentionnée à propos de Khidr. Il conclut
que La Mekke est la patrie réelle de ceux qui ont accès à la "science donnée", ce qui explique la
mention de la Cité sainte dans l'appellation de son ouvrage.
(2) Compagnon du Prophète ; un nombre considérable de hadîths ont été transmis par son
intermédiaire.
(3) Introduction des Futûhât (t. 1, p. 142-143 de l'édition O. Yahya).
Ce texte montre que la science de Khidr est inséparable de la réalisation métaphysique ; son
acquisition suppose une élection divine, signalée dans le Coran par la mention d'une
"miséricorde venant de Nous", qui précède le don de la science proprement dite. Cette élection
implique, du point de vue initiatique, la réalisation effective de la miséricorde divine
universelle : « Sache que la science procède du Tabernacle de la miséricorde (ma'din ar-
rahma) » (7). « Pour nous, tout "savant" sur qui n'apparaît pas le fruit de sa science, tout savant
qu'elle ne régit pas, n'est pas véritablement savant : ce n'est qu'un simple "véhicule" (nâqil) ; la
science, sans aucun doute, accompagne la miséricorde. Si quelqu'un prétend posséder la
science et ne professe pas l'universalité de la miséricorde (shumûl ar-rahma), tu en conclueras
qu'il ne possède pas la science ; en effet, la miséricorde précède la science et requiert le
serviteur, alors que la science la suit. Cela, c'est la science de la Voie (tarîq) suivie par les Gens
d'Allâh et Ses Elus, conformément à Sa Parole (adressée à Khidr) : "Nous lui avons donné une
miséricorde venant de Nous et enseigné de Notre part une science" » (8) ; Khidr possède, en
effet, « en matière de science de Notre part et de miséricorde à l'égard du monde ce qui
convient à tout être qui occupe ce degré » (9). Et encore : « La science est incompatible avec
une mauvaise disposition d'âme. Tout être qui possède la science est ample dans le pardon
(10), vaste dans la miséricorde. La mauvaise disposition d'âme résulte toujours de la gêne et de
l'étroitesse qui proviennent de l'ignorance. Les Savants par Allâh connaissent seuls la valeur
de la science ; son ampleur est sans limites aussi bien dans le temps (muddatan) que dans le
secours qu'elle apporte (madadan). » (11)
(10) Wâsi'u-l-maghfira ; allusion à Cor., 53, 32. A noter que le Nom divin al-Wâsi' est
constamment lié dans le Coran au Nom al-'Alîm (Celui qui sait).
(11) Ibid., chap. 369, 22ème partie. La relation qui unit la science donnée et la miséricorde
reflète un aspect caractéristique de la Science divine. Les anges qui demandent pardon pour
les croyants disent en effet : "Notre Seigneur, Tu entoures toutes choses de Miséricorde et de
Science. Pardonne donc à ceux qui se repentent" (Cor., 40, 7).
Si terribles que puissent paraître le châtiment et les épreuves, c'est toujours à la miséricorde
divine qu'appartient l'autorité finale : elle est en effet « une Loi universelle (hukm), non une
détermination particulière ('ayn) » (14) ; c'est parce qu'elle demeure essentiellement
indépendante des formes qu'elle revêt que ces dernières peuvent sembler contradictoires. (15)
La science donnée "suit" la miséricorde car elle procède de la Science extérieure d'Allâh. A la
Station de l'Unité absolue, aucune révélation, aucune communication de la science principielle
n'est possible. L'élection implique le maintien d'un réceptacle destiné à recevoir le Don divin :
« L'investiture... est conférée par l'effet d'une providence divine attachée à la qualité de
serviteur... L'état de servitude est l'essence même de la miséricorde seigneuriale dont il est
l'objet... A cette Station, l'être obtient de la part d'Allâh ce qui le concerne en propre et
n'appartient à nul autre : c'est l'ordre divin (al-Amr) qui le distingue et opère son élection.
Tout être proche d'Allâh reçoit de Sa Parole un ordre qui le concerne en propre. » (16)
Ibid., chap. 513. Les quatre sourates qui débutent par une mention du serviteur ('abd) sont
(16)
précisément "le Voyage Nocturne", "la Caverne", "Maryam" (où l'élection miséricordieuse
concerne Zacharie) et "al-Furqân", dont l'appellation fait référence à l'idée d'une révélation
détaillée et particulière.
(17) Cf. la Question 112 du Questionnaire de Tirmidhî dont sont tirés les extraits qui suivent.
(18) Cette distinction explique que an-Nûr soit un Nom divin alors que ad-diyâ' est considéré
plutôt comme une désignation de la lumière angélique : un hadîth précise que le début de
l'inspiration prophétique (wahy) fut marqué "par l'audition de la voix (de l'Ange Gabriel) et
par la vision de sa lumière (diyâ')".
(19) En réponse à la question : "As-tu vu ton Seigneur durant la nuit du Voyage Nocturne ?"
Le soleil est éclat (23) par la présence de l'"esprit de vie" dans l'ensemble du monde. La vie,
c'est la miséricorde pour le monde; en elle est le royaume de la miséricorde qui embrasse
toutes choses. De manière analogue, l'Essence divine est dite vivante parce que la vie est la
condition de tout rapport conceptuel (nisba) attribué à Allâh... La vie est la miséricorde
essentielle qui embrasse l'ensemble des Noms ; elle est l'éclat de la lumière essentielle et
l'ombre du voile conceptuel, car la Divinité (ilâha) ne peut être rendue intelligible à l'homme
(yu'qalu) que par ces concepts, à l'inverse de l'Essence qui est une lumière non-conceptuelle.
Le fait qu'Il est Dieu est un voile sur Son Essence ! La Divinité (ulûhiyya) est l'essence même de
l'éclat ; elle est l'essence même de l'ombre conceptuelle (24) ; elle est l'essence même de la
miséricorde : elle unit la science et la miséricorde tant dans le cas des êtres existenciés – ceux
qui, précisément, sont soumis à la Divinité – que dans celui des Noms divins. »
(23) Cf. Cor., 10, 5 : "C'est Lui qui a fait le soleil comme une lumière éclatante".
(24) La lumière et l'Essence sont des voiles parce qu'elles ne peuvent être saisies par les
regards. L'éclat et la Divinité sont considérés, à leur tour, comme des voiles posés sur la
lumière et sur l'Essence (ce qui suppose que celles-ci peuvent être, non pas saisies par les
regards, mais contemplées par les cœurs) tout en demeurant, à un autre point de vue,
« l'essence même du dévoilement, de la science, et de l'ombre conceptuelle ».
Proviennent notamment de cette racine, outre le terme sanscrit dêva, les noms mêmes de
(25)
Zeus et de Jupiter, ainsi que des mots français comme "diurne" ou "devin". On notera aussi la
remarquable similitude phonétique que la racine indo-européenne présente avec la racine
arabe dont dérive le terme diyâ'.
LA DOCTRINE
DE L'ESPRIT
CHAPITRE XI
LE COMMANDEMENT DIVIN
Le "Commandement de mon Seigneur" mentionné dans le Verset sur l'Esprit est la Parole
ordonnatrice suprême qui procède d'Allâh sans voile et sans intermédiaire : "C'est là le
Commandement d'Allâh ; Il l'a fait descendre vers vous" (Cor., 65, 5) (2). Cette Parole est
identique au Verbe universel (al-Kalimatu-l-kulliyya) (3) qu'Allâh "projeta en Marie" (Cor., 4,
171) et qui est, selon Ibn Arabî, "l'essence même de Jésus" ('ayn 'Isâ) (4). L'émir Abd al-Qâdir
l'envisage comme la "forme de la science que Dieu a des objets de connaissance" (5), forme
qu'il qualifie par ailleurs de "rahmânienne" (6). De son côté, Cheikh Abd al-Wâhid définit al-
Amr comme étant "affirmation de l'Etre pur et formulation première de la Volonté suprême"
(7). Il s'agit du principe essentiel dont procède de manière immédiate la manifestation
universelle : "Son Commandement est Sa Parole (Kalâm) ; Sa Parole est Sa Science ; Sa Science
est Son Essence", dit le Cheikh al-Akbar (8).
(2) Cf. Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 367. Rappelons que le même verset est cité par Abd al-Qâdir à
propos du Coran ; cf. supra, p. 43.
(3) Mawqif 91 et 162.
(4) Futûhât, chap. 198. La partie introductive de ce chapitre constitue un véritable "Traité du
Verbe".
(5) Mawqif 162.
Al-Amr est "l'essence même" ('ayn al-wujûd) de tout être manifesté (mawjûd), car il
constitue toute la "réalité actuelle" des êtres du monde (9).
(9)Mawqif 23. Cet aspect est exprimé quelque fois par la notion de tawajjuh, l'acte d'auto-
détermination ou, plus précisément, d'auto-orientation par lequel Dieu s'identifie au Visage
propre (wajh khâss) de toute chose, c'est-à-dire au principe de son être particulier. C'est là
notamment le sens de la "prière" qu'Allâh accomplit sur Ses serviteurs ; cf. Cor., 33, 43 et 56.
Son unité essentielle est affirmée par le verset : "Et Notre Commandement n'est (rien d'autre)
qu'une (Parole) unique semblable à un clin d’œil" (Cor., 54, 50). Son omniprésence dans la
multiplicité apparente des choses est évoquée dans d'autres passages : "N'est-ce pas vers
Allâh que retournent les choses (umûr) (10) ?" (Cor., 42, 53) ; ou encore : "C'est vers Lui qu'est
ramené l'Ordre tout entier" (Cor., 11, 123). Le Livre des Haltes utilise à ce propos l'image du
bois ou de la glaise à partir desquels on sculpte des formes auxquelles on attribue ensuite
abusivement le matériau dont elles sont tirées (11) ; ou encore, celle du bâton à l'extrémité
duquel est fixée une torche : si l'on trace en l'air des cercles très rapides, l'on voit apparaître
une roue de feu, alors que l'intelligence et la science indiquent que le bâton et la torche sont
seuls réels (12).
(10) Pluriel de amr, qui est un des vocables signifiant "chose" en arabe. Il convient de distinguer
soigneusement sa signification de celle de shay'. En effet, alors que amr se rapporte
uniquement aux choses existenciées, shay' les désigne en tant que possibilités, c'est-à-dire en
tant qu'objets particuliers de connaissance inclus dans la Science divine. A ce point de vue, on
ne peut dire des choses qu'elles "retournent vers Allâh", puisqu'elles ne cessent de Lui être
présentes. Le sens existenciel du mot amr apparaît ainsi comme le reflet de sa signification
métaphysique.
(11) Cf. Mawqif 366. Des images analogues sont proposées, dans l'Hindouisme, par les grands
interprètes du Vêdânta.
(12) Mawqif 23 et 51.
(13) Al-'ilm al-'îsâwî ; cf. le chapitre 20 des Futûhât, magistralement traduit par Michel Vâlsan
dans L'Islam et la fonction de René Guénon, chap. V.
(14) Futûhât, chap. 195 (qui annonce le chapitre 198).
(15) Mawqif 91. Les Lettres représentent les degrés de l'existence cosmique, depuis l'Intellect
premier jusqu'à l'Homme, en passant par les sphères célestes, les éléments et les règnes de la
nature. La multiplicité qui procède du Commandement est celle des modes fondamentaux de
la manifestation universelle, qui composent le Livre du Monde.
(16) Aperçus sur l'Initiation, chap. XLVI. Cheikh Abd al-Wâhid a indiqué le rapport que présente
la fonction principielle d'al-Amr avec le symbolisme de la respiration évoqué par le terme
nafas ; cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. XIV et L'Homme et son devenir, chap. XV.
(18) Sur tout ceci, cf. Futûhât, chap. 68 et Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 341. Dans l'étude de René
Guénon citée ci-dessus, il est également question, à propos de l'âjnâ chakra, de la « modalité
des manifestations "angéliques" par rapport à l'homme ».
(19) Futûhât, chap. 480 : « Le monde du Commandement est la "face propre" (présente) dans le
monde de la création ».
(20) Cf. Mawqif 229.
Ici encore, la doctrine akbarienne fait apparaître un lien étroit avec la "science de Jésus". Au
chapitre 20 des Futûhât, Ibn Arabî envisage en effet une application du symbolisme islamique
de la Croix où l'"ampleur" ('ard) est mise en relation avec le monde des créatures, et
l'"exaltation" (tûl) avec Celui du Commandement. La concordance avec l'enseignement de
René Guénon est parfaite puisque celui-ci met lui-même le monde angélique, qui est celui de la
manifestation informelle et des états supérieurs de l'Etre, en correspondance avec "l'Axe
vertical" (21).
Tout comme le monde créé, le monde du Commandement appartient à Allâh et est placé
sous Sa dépendance : « N'est-ce pas à Lui qu'appartiennent la Création et le
Commandement ? » (Cor., 7, 54). Au point de vue suprême, cette distinction n'a d'ailleurs plus
de raison d'être, car « l'univers tout entier, y compris le monde des créatures, est
véritablement le monde du Commandement » (22).
(23) Le terme khalq n'a pas seulement le sens d'"existenciation" (îjâd), mais, avant tout, celui de
"prédestination" (taqdîr). Dans les deux cas, il s'applique uniquement aux possibilités de
manifestation ; toutefois, comme l'existenciation est la finalité et l'accomplissement du
Commandement divin, elle lui est logiquement postérieure. En revanche, la prédestination,
c'est-à-dire la détermination de l'instant (waqt) où l'existenciation doit se réaliser, précède
nécessairement l'ordre existenciateur ; tout comme, dans le verset cité, la mention d'al-khalq
précède celle d'al-amr. A ce point de vue on comprend donc : "N'est-ce pas à Lui
qu'appartiennent la Prédestination et le commandement ?".
(24) L'emploi d'une majuscule est justifié par le contexte. Michel Vâlsan notait, dans le même
sens, que "Gabriel ne serait pas le père véritable du Christ, mais seulement de la partie Lâhût";
cf. op.cit., p. 74.
(25) Futûhât, chap. 480.
Jésus manifeste le Verbe divin de façon immédiate, jusque dans la constitution même de son
être ; c'est pourquoi "il se mit à parler alors qu'il était un petit enfant au berceau" (Cor., 19,
29). De Jean-Baptiste, dont le cas est étroitement lié à celui du Christ, le Coran dit aussi : "Nous
lui avons donné l'autorité alors qu'il était un petit enfant" (Cor., 19, 12). Ce privilège apparaît
comme le reflet microcosmique du "renouvellement de la création à tout instant" (26) qui
exprime la réalisation immédiate du Commandement divin, car, selon sa réalité véritable, le
monde ne cesse de naître "divinement nouveau".
(26) Cette expression réunit les deux sens du mot khalq qui ont été distingués plus haut.
CHAPITRE XII
Le Commandement divin est exprimé au moyen de la Parole "kun" ("sois !") à laquelle les
représentants du Tasawwuf rattachent la fonction initiatique d'al-Amr : « Ceux d'entre les
Réalisés Certificateurs qui connaissent la réalité du kun possèdent la Science de Jésus ; ceux
qui existencient quelque être par la vertu de leur énergie spirituelle le font au moyen de cette
science » (1). Selon une parole inspirée : "Celui qui a reçu le kun a reçu la Connaissance" ;
Michel Vâlsan commentait cette parole en précisant que "initiatiquement, on peut recevoir le
pouvoir opératif du kun" (2).
(5) L'Homme Parfait est à l'image de Dieu parce qu'il est la synthèse microcosmique de
l'univers.
(6) Mawqif 367. L'émir reprend, à peu près mot pour mot, un passage du chapitre 361 des
Futûhât (cf. vol. III, p. 391 de l'édition Bulâq), d'où le texte suivant est également extrait.
(7) Cor., 3, 59. Blachère commente ce verset en disant : "A remarquer que cette proposition
implique que Jésus est une simple création d'Allâh, mais non point son fils". C'est là un bel
exemple d'interprétation unilatérale conduisant à un contresens doctrinal ; on peut
comprendre en effet, avec autant de raison, que c'est plutôt Adam qui apparaît dans ce verset
comme étant autre chose et davantage qu'une "simple création d'Allâh", puisque la mention
faite du kun à son propos indique la qualité divine de son être et de sa fonction.
(8) Cette mention ne vise pas le califat institutionnel et extérieur, mais bien le Califat initiatique
qui est celui de l'Homme Parfait envisagé plus spécialement en tant que principe immédiat de
la manifestation. Ibn Arabî précise dans le même passage que les mots khilâfa et khalîfa, qui
désignent en arabe le Califat et le Calife, sont tous deux du genre féminin "parce que c'est
d'eux que procède l'existenciation (takwîn) et que la femme est l'organe de cette dernière".
Il s'agit donc ici, non pas du Commandement divin dont procède l'existenciation des choses,
mais bien d'une investiture marquant le passage de l'être au delà de tous les états
conditionnés de l'existence et confirmant la réalisation de l'Identité Suprême. Celle-ci
correspond à ce "degré universel" de l'ésotérisme islamique dont Cheikh Abd al-Wâhid
indiquait qu'il implique l'accès aux "mystères dominicaux" (al-asrâr ar-rabbâniyya) et la
réalisation initiatique de "l'Unité considérée en tant qu'elle contient elle-même tous les
aspects de la Divinité, c'est-à-dire tous les attributs divins" (9). Ces mystères sont précisément
liés "au pouvoir opératif du kun". Ibn Arabî évoque, dans les Futûhât, le cas des "Gens de
confiance" (Umanâ) (10), qui gardent le secret de leur réalisation en dépit du fait qu'ils ont reçu
une part de l'"esprit gabrielien" qui est celui de la Révélation et de la Science donnée ; et il
ajoute : « Le Connaissant qui a obtenu cette Station initiatique possède une parfaite maîtrise
de son âme. Celui qui possède cette maîtrise est alors la créature d'Allâh la plus forte. En effet,
l'âme veut paraître dans le monde en mode seigneurial, et Allâh a conféré à celui qui a obtenu
cette Station les attributs de la seigneurie (siyâda) (11) ; Il l'a rendu puissant au point qu'il dit à
une chose : "Sois !" et elle est. Cependant, il domine son âme grâce à sa puissance, de sorte que
rien n'en paraît, ni dans ses paroles, ni dans ses actes, ni dans sa vie d'adoration ».
(9) Cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. IV, note 21. L'émir Abd al-Qâdir définit précisément al-
Amr comme étant "la synthèse des attributs d'Allâh" (Mawqif 23). De son côté, Ibn Arabî
indique, au chapitre 69 des Futûhât, que les cas de réalisation métaphysique majeure
impliquent le dépassement, non seulement de la nature grossière (tabî'a), c'est-à-dire du
"monde des créatures", mais aussi du "monde du Commandement" qui est celui des esprits
séparés. Ce dépassement s'opère, dit-il, au moyen du "secret dominical" de l'être : les Noms
divins se présentent alors à lui et il réalise leur synthèse en devenant leur "imâm".
(10) Cf. Futûhât, chap. 303. Cette référence aux Umânâ présente ici un intérêt spécial puisque
Khidr appartient lui-même à cette catégorie initiatique, ce qui confirme le lien entre la science
qui lui est propre et le pouvoir du kun. On notera aussi l'indication selon laquelle Ibn Jâmi'
avait reçu la khirqa initiatique directement de Khidr en présence du Cheikh Qadîb al-Bân qui
mourut à Mossoul en 570 H, puisqu'Ibn Arabî précise que ce dernier avait reçu le pouvoir
opératif du kun, qui lui permettait de vivifier toute forme en laquelle il aurait choisi de se
manifester ; cf. ibid., chap. 25, 311 et 414.
(11) Au chapitre 360 des Futûhât, le Cheikh al-Akbar donne l'indication suivante : « (Allâh) a
manifesté (l'Homme Universel) à partir du Souffle rahmânien issu du "cœur du Coran" qui est
la sourate Yâ Sîn. Yâ Sîn est un appel au vocatif. Allâh a voulu dire : "yâ sayyid !" (c'est-à-dire :
ô Seigneur !) ». Cette interprétation s'explique par le fait que le vocatif présente souvent en
arabe une forme élidée ou raccourcie, et que les lettres yâ et sîn sont les initiales des mots yâ
sayyid. Outre la référence au Souffle du Tout-Miséricordieux, on soulignera que la somme des
nombres correspondant aux deux lettres yâ et sîn, qui est 70 (10+60), est égale à celle que l'on
obtient au moyen des lettres composant le mot kun (20+50 = 70), de telle sorte que la Parole
kun apparaît, à ce point de vue, comme un équivalent de Yâ Sîn.
D'autres indications font apparaître certaines réserves quant à l'usage du kun. Cet aspect est
d'autant plus digne de remarque qu'il est intimement lié à la position cyclique de l'Islam ;
commentant les versets 4 et 5 de la Sourate ad-Duhâ : « Et en vérité la (vie) future sera
meilleure pour toi (ô Prophète) que cette première (vie) : ton Seigneur te fera don et tu seras
satisfait », le Cheikh précise notamment (12) : « Il s'agit du don, en mode extérieur, du kun que
l'être possédait déjà ici-bas en mode intérieur, alors qu'extérieurement il n'était lié à lui que de
façon passive (13) ; en revanche, dans la vie future l'homme manifestera le pouvoir extérieur du
kun (14).
Il peut arriver pourtant qu'Allâh accorde ce pouvoir en ce monde, non à la généralité des
hommes, mais à certains d'entre eux. Parmi les Hommes d'Allâh (15), il en est qui l'acceptent ;
d'autres respectent les convenances à Son égard, car ils savent que ce monde n'est pas le lieu
qui convient à la manifestation de ce pouvoir. Ils voient que l'on dit aux plus excellents, à ceux
dont la prééminence sur eux et sur nous est sans conteste : "En vérité, tu ne guides pas ceux
que tu aimes" (Cor., 28, 56) et "Peux-tu donc sauver, toi, celui qui est dans le Feu ?" (Cor., 39,
19) (16), car ceux qui embrassaient l'Islam ne faisaient plus parti des "gens du Feu" (17). Les
Hommes d'Allâh, voyant que ce pouvoir ne correspond nullement, en ce monde, à un statut
général, ramènent à ce dernier ce qui est de statut spécial et abandonnent le tout au lieu qui
lui convient : tel est l'état de ceux qui ont le sens des convenances spirituelles, des Savants par
Allâh, de ceux qui sont constamment en Sa Présence ! Celui qui respecte les convenances crée
tout ce qu'il crée au moyen de ses œuvres, non au moyen du kun. Bien plus, il le crée "au Nom
d'Allâh le Tout-Miséricordieux le Très-Miséricordieux" (18) pour se préserver dans ses œuvres ,
et au moyen de ce Nom, de toute association du Shaytân, car Allâh ordonne à ce dernier de
"s'associer à eux dans leurs biens et leurs enfants" (19) et il obéit avec ardeur ! Quant à nous, il
nous a été ordonné de nous préserver de cette association ; c'est pourquoi nous recherchons
ce qui nous protège de lui, afin qu'il demeure absent et que nous ne le voyions pas ; c'est
pourquoi aussi Allâh nous a donné Son Nom. Lorsque nous le prononçons (20) sur nos actes au
moment de les entreprendre, nous réalisons le Tawhîd dans ces actes mêmes, et Allâh nous
préserve de l'association du Shaytân ».
(15) Rijâl Allâh : les initiés. Sur le sens technique de ce terme, cf. la note de Michel Vâlsan dans
Le Livre d'Enseignement, p. 59.
(16) Il s'agit de deux paroles adressées par Allâh à Son Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
(17) Le Feu est assimilé ici au "temps de l'ignorance", ce qui donne au second verset un sens
analogue à celui du premier.
(18) Allusion au fait que cette formule est considérée, dans l'ésotérisme islamique, comme un
équivalent du kun ; cf. La Doctrine initiatique du Pèlerinage, p. 275.
(19) Allusion à Cor., 17, 64 où Allâh dit à Iblîs : "Et associe-toi à eux dans leurs biens et leurs
enfants.
(20) Littéralement : "lorsque nous nommons Allâh".
L'usage en ce monde du pouvoir opératif du kun est incompatible, non seulement avec le
sens des convenances, mais aussi, ce qui revient au même, avec le maintien du "voile
servitorial" qui accompagne, en Islam, la réalisation et la manifestation de l'Homme Universel.
Le Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – s'est abstenu d'en user en
toutes circonstances à l'exception d'une seule, de caractère unique et sans équivalent : « Le
kun opère au moyen d'une parole unique, non de lettres (21) ; son pouvoir a trait à
l'existenciation et son emploi implique certaines conditions... Le Prophète – sur lui la Grâce et
la Paix – en fit usage uniquement au cours de l'expédition de Tabouk (22) : ni avant, ni par la
suite, on n'entendit jamais de sa part rien de semblable ; il a voulu instruire ainsi ceux de ses
Compagnons qui avaient la science de tels secrets » (23).
(21) L'"art" est une expression de l'"état". Le moyen utilisé se situe au même degré que la
réalisation atteinte.
(22) En 9 H., entre la Conquête de La Mekke et le Pèlerinage de l'Adieu.
Le récit de cet épisode, qui figure dans la Sîra d'Ibn Hichâm, illustre de manière significative
l'enseignement d'Ibn Arabî auquel nous nous sommes référé dans ce chapitre : « L'Envoyé
d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix ! – poursuivit sa route. Un homme (24) se mit à s'écarter de
lui. Ils dirent (25) : "O Envoyé d'Allâh ! Il y a quelqu'un qui reste en arrière". Le Prophète
répondit : "Laissez-le ! S'il y a en lui un bien, Allâh – qu'il soit exalté ! – vous l'adjoindra ; dans
le cas contraire, Il vous aura soulagé de sa présence". Ils reprirent : "O Envoyé d'Allâh ! C'est
Abû Dharr qui est resté en arrière, il a fait ralentir son chameau". Le Prophète reprit à son
tour : "Laissez-le ! S'il y a en lui un bien, Allâh vous l'adjoindra ; dans le cas contraire, Il vous
aura soulagé de sa présence". Abû Dharr et sa monture ralentissaient toujours ; quand elle fut
presque arrêtée, il prit ses affaires, les mit sur son dos et commença à suivre, à pied, la trace de
l'Envoyé d'Allâh. Celui-ci fit halte à l'un de ses campements. Un musulman qui s'y trouvait jeta
un regard en arrière et dit : "O Envoyé d'Allâh ! Il y a un homme qui marche seul sur le
chemin". L'Envoyé d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix ! – dit alors : "Sois Abû Dharr !"(Kun Abâ
Dharr!). Les gens regardèrent attentivement et dirent : "O Envoyé d'Allâh, il s'agit bien – par
Allâh ! – d'Abû Dharr !" L'Envoyé d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix – dit alors : "Qu'Allâh fasse
miséricorde à Abû Dharr : il marche seul, il mourra seul et sera ressuscité lui seul (yub'athu
wahdahu)." »
(24) Il s'agit d'Abû Dharr al-Ghifarî, mort en 32H. Ce Compagnon fut un des tous premiers à
embrasser l'Islam.
(25) Il s'agit de ceux qui suivaient le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
L'interprétation exotérique de cet épisode veut que le "Sois Abû Dharr !" prophétique ait le
sens de "J'espère qu'Allâh fera qu'il s'agisse d'Abû Dharr !" (26).
(26)On pourrait objecter que cette interprétation s'accorde mal avec le fait que le nom d'Abû
Dharr avait déjà été prononcé au début du récit ; toutefois, cette objection n'est pas décisive,
puisqu'à ce moment il n'était pas encore descendu de son chameau.
Cependant,les indications données par le Cheikh al-Akbar ne laissent place à aucun doute et
montrent que c'est bien un usage initiatique du kun qu'il convient d'envisager en l'occurrence
(27). Du reste, la manière d'agir d'Abû Dharr descendant de sa monture pour suivre
directement le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – et les étonnantes paroles que ce dernier
prononça, donnent à penser qu'il y eut alors, pour ce Compagnon, la confirmation d'une
qualification exceptionnelle – ne disait-on pas qu'il ressemblait à Jésus ? – ainsi qu'une
manifestation directe et décisive du Verbe divin.
(27)Cf. Ibid., chap.361, ainsi que la question 147 du Questionnaire de Tirmidhî où, à propos de
cet épisode, Ibn Arabî utilise l'expression : "kun divin".
La prédiction du Prophète se réalisa : banni par le calife Uthmân, Abû Dharr trépassa, dit-on,
sur la route de l'exil, n'ayant auprès de lui que son épouse et son serviteur. Avant de mourir, il
leur recommanda de laver son corps dès qu'il aurait rendu l'âme, puis de l'entourer d'un
linceul, de le poser au milieu du chemin et de demander aide, pour l'enterrer, au premier
homme qui passerait. Ce fut Abd Allâh b. Mas'ûd, qui ne vit le corps qu'au dernier moment au
point que "son chameau ne fut pas loin de le piétiner". Ayant reconnu Abû Dharr, il se souvint
de la Parole du Prophète et se mit à pleurer en disant : « L'Envoyé d'Allâh a dit vrai : "Tu
marches seul, tu mourras seul et tu seras ressuscité toi seul !" ».
CHAPITRE XIII
ESPRIT ET FORME
« Le Messie fils de Marie n'est autre que l'Envoyé d'Allâh et Son Verbe qu'Il a projeté en
Marie et un Esprit provenant (1) de Lui » (Cor., 4, 171) ; « l'Esprit fait partie du Commandement
de mon Seigneur » (Cor., 17, 85) : de tels versets font apparaître la parenté étroite de l'Esprit et
du Verbe ou Commandement seigneurial. Souvent même, les Maîtres du Tasawwuf les
assimilent l'un à l'autre : l'Esprit d'Allâh est Son Verbe et Son Verbe est Son Esprit. Le langage
technique laisse pourtant place à quelques nuances. L'émir Abd al-Qâdir écrit par exemple :
« La Parole divine : l'Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur ne doit pas être
comprise comme une allusion signifiant qu'il est interdit d'interroger ou de répondre au sujet
de l'Esprit, comme on le dit parfois. Il s'agit plutôt d'une réponse synthétique : l'Esprit est le
Commandement de mon Seigneur ; il en est l'explicitation » (2). L'Esprit est envisagé en tant
qu'il procède du Commandement ou qu'il en fait partie, mais non l'inverse (3) ; il s'identifie à
« l'essence de la réalité actuelle (wujûd) procédant d'Allâh le Très-Haut sans autre
intermédiaire que le Commandement », ou encore à « la Forme du Commandement divin qui,
en réalité, n'a pas de forme qui lui appartienne en propre » (4). Le paradoxe inhérent à cette
dernière formulation s'explique par le fait que l'Esprit divin, qui appartient à l'ordre principiel
pur, est néanmoins lié à la notion de forme au point que l'on peut dire qu'il est le
Commandement considéré plus spécialement par rapport à cette dernière. En effet, s'il est
incontestable que l'Esprit est en lui-même une réalité informelle, il faut ajouter qu'il n'y a pas
de forme sans esprit et, d'autre part, que les différents esprits particuliers ne sont rien d'autre
que des manifestations déterminées, spécifiques ou occasionnelles de l'unique Esprit
universel. De manière analogue, les rayons lumineux sont la lumière elle-même. Abd al-Qâdir
compare la diffusion (fayadân) de l'Esprit « à celle de la lumière solaire sur tout réceptacle
préparé à la recevoir, lorsque les écrans pouvant s'interposer sont ôtés » (5) ; et il ajoute : « Les
réceptacles disposés pour recevoir cette illumination solaire sont divers ; il en des denses et
des diaphanes, des brillants et des ternes. Il en va de même pour ceux qui ont été préparés à
recevoir l'effluve (fayd) et l'insufflation (nafkh) de l'Esprit : la hiérarchie des esprits n'est autre
que celle des formes du monde » ; et encore : « Il serait faux de dire que l'esprit de tel être
humain est celui de tel autre : tout comme la forme corporelle d'Adam ne se confond pas avec
celle de ses descendants bien que leur origine soit commune, de même en est-il pour l'Esprit
qui régit l'ensemble de l 'univers. Si nous imaginons une terre parfaitement uniforme sur
laquelle le soleil répand sa lumière, celle-ci paraîtra indistincte et indivisé, tant en elle-même
que sur la surface qu'elle atteint ; en revanche, lorsqu'apparaissent des pays aux reliefs divers,
des habitations et des ombrages, la lumière solaire prendra un aspect différencié : à ce point
de vue, tu diras que la lumière de tel endroit est différente de celle de tel autre, alors que, si tu
envisages la lumière solaire en tant que telle, tu la déclareras unique. Tu diras de même : les
esprits sont un Esprit unique ; ils ne diffèrent que par leurs déterminations particulières
(mahâll), c'est-à-dire par leurs constitutions et par leurs formes. »
(1) Ou "faisant partie de Lui". Comme dans le Verset sur l'Esprit, ces deux traductions de la
particule min sont possibles : la première évoque l'idée d'"émanation", la seconde celle d'une
identité fondamentale où le second terme apparaît comme un aspect particulier du premier.
(2) Mawqif 365.
(3) Ce point a des applications théologiques évidentes, liées, dans le cas du Christianisme, à la
question du filioque.
(4) Ibid. Ces deux passages se rapportent directement au Prophète, envisagé alors lui-même en
tant qu'Esprit.
(5) Mawqif 367.
Ces textes soulignent parfaitement la différence entre l'Esprit d'Allâh et son Commandement
existenciateur : celui-ci demeure toujours identique à lui-même, tandis que les "esprits
séparés" (6) se différencient en fonction des formes qui leur correspondent. Ils présentent
alors, les uns par rapport aux autres, des degrés d'excellence qui les répartissent, en mode
hiérarchique, dans les différents états de la manifestation universelle (7). L'Esprit Suprême est
celui de l'Homme Parfait, manifestation immédiate de l'Esprit divin, en qui sont contenus tous
les esprits du monde ; la Forme humaine apparaît, en effet, comme la synthèse de l'univers.
Dans le cas de l'homme ordinaire, cette synthèse demeure imparfaite et simplement
potentielle, en sorte que la possibilité inhérente à sa condition existencielle n'est pas réalisée
dans toute son intégralité. A la hiérarchie des états et des modalités de l'être correspond ainsi,
initiatiquement, celle des esprits humains : « Lorsqu'Allâh a disposé harmonieusement la forme
corporelle, Il la met ensemble avec toute forme d'entre les formes spirituelles qu'Il veut (8) : s'Il
le veut, avec la forme d'un porc, d'un chien, d'un être humain ou d'un cheval, selon ce qu'a
prévu (qaddara) Celui dont la science est inaccessible (al-'Azîz al-'Alîm) (9). Si telle personne
est dominée par la sottise et l'animalité, c'est que son esprit est celui d'un âne ; lorsque cet
esprit manifestera ses effets, c'est par lui que l'on désignera cette personne, et l'on dira : "un
tel est un âne". De même toute qualité sera "convoquée devant son Livre" (10), et l'on dira : "un
tel est un chien, un tel est un lion, un tel est un homme". L'homme est la qualification la plus
noble, l'esprit le plus parfait (11). Le Très-Haut a dit : "O homme, qu'est-ce donc qui t'a induit
en erreur au sujet de ton Seigneur généreux qui t'a créé, disposé harmonieusement et
équilibré ?" (12) » (13)
(6) Cette notion utilisée par René Guénon au chapitre XLVII des Aperçus sur l'Initiation, est
explicitée par Ibn Arabî dans le passage suivant : « L'Esprit est insufflé dans les formes du
monde de telle sorte qu'apparaissent les esprits séparés par ces formes mêmes ; on peut dire
alors : "Ceci est Zayd, ceci est Amrou, ceci est un cheval, ceci est un éléphant, ceci est un
serpent, etc." » (Futûhât, chap. 302).
(7) L'Esprit apparaît ainsi comme "intermédiaire" entre le Commandement divin et la Forme,
ou encore comme "extérieur" par rapport au premier, et comme "intérieur" par rapport à la
seconde.
(8) Les mots en italique font référence à Cor., 82, 8.
(9) La réunion de ces deux Noms divins est plutôt exceptionnelle dans le Coran. En
l'occurrence, il y a référence à Cor., 6, 96 et 36, 38 où ces Noms sont liés à la notion de taqdîr
(masdar du verbe qaddara) la "prédestination".
(10) Allusion à Cor., 45, 28 : "Toute communauté sera convoquée devant son Livre : ce jour, vous
serez rétribués suivant ce que vous aurez fait". Le Cheikh al-Akbar donne ici à ce verset un
sens de "justice immanente" ; en revanche, si on lui conserve sa signification ordinaire, qui
s'applique à la vie future, on peut considérer que ce verset contient une allusion précise à la
doctrine de la transmigration, au sens on l'entend René Guénon.
(11) A noter que ce passage est repris mot pour mot dans le Kitâb al-Mawâqif, au Mawqif 367.
(12) Cf. Cor., 82, 6 et 7 ; le verset qui suit a été cité plus haut.
(19) Ibid.
L'ESPRIT DE SAINTETÉ
En dépit de leur diversité, les fonctions de l'Esprit sont reliées entre elles de façon très
étroite : ce serait une erreur de donner à leur différenciation une portée trop systématique.
Ibn Arabî distingue notamment l'Esprit du Commandement (Rûh al-Amr), dont il sera
question plus loin (1), et ce qu'il appelle "l'Esprit du Yâ" (Rûh al-Yâ) (2), désigné ainsi du fait de
la présence de la lettre yâ, pronom de la première personne du singulier, dans les versets
relatifs à l'insufflation de l'Esprit divin en Adam (3) ; Allâh s'adresse aux anges en disant :
« Lorsque Je l'aurai harmonieusement disposé et que J'aurai insufflé en lui de Mon Esprit
(Rûh-Y), tombez en prosternation devant lui » (4). Selon le Cheikh, le Très-Haut relie l'Esprit
d'Adam directement à Lui-même pour attirer l'attention sur « la Station initiatique de
l'Eminence (maqâm at-tashrîf) conférée à Adam ; c'est-à-dire : tu es (ô homme) d'une noble
origine ; n'accomplis pas les œuvres viles. » (5)
(3) Rappelons que le Souffle du Tout-Miséricordieux, dont l'insufflation procède, est en réalité
identique au Commandement.
(4) Cf. Cor., 15, 29 et 38, 72. Les termes de ces deux versets sont identiques.
(5) Futûhât, ibid. La noblesse mentionnée dans ce texte est celle de la Fitra primordiale.
Cependant, le privilège de cette insufflation se comprend avant tout en tant qu'il atteste la
présence en l'Homme d'un Intellect proprement divin, qui lui ouvre l'accès aux Mystères et fait
de lui le dépositaire par excellence de la Science sacrée (6). Le terme Rûh s'applique alors à la
réalisation métaphysique au sens le plus général (7) : « On dit d'un tel qu'un "esprit" est en lui,
et l'on veut dire par là : une réalité seigneuriale (amrun rabbâniyyun) vivifiant le cœur de celui
en qui il réside ». Il s'agit, en effet, « d'une lumière qui procède de la Dignité Seigneuriale
(Hadrat ar-rubûbiyya) à l'exclusion de toute autre ; son origine remonte à l'Esprit qui fait
partie de "l'Ordre de mon Seigneur", c'est-à-dire à l'Esprit dont la réalité actuelle n'est pas le
résultat d'une création ». Ibn Arabî envisage les premiers effets de cette action opérative de
l'Esprit dans l'être individuel de la façon suivante : « Le début de l'Esprit dans l'âme de ceux
qui lui sont destinés, ceux qu'Allâh a disposés à le recevoir de la part du Souffle du Tout-
Miséricordieux (8), s'opère alors que les âmes sont dominées par les saints combats (9) qui leur
font voir autre qu'Allâh et les privent de la vision d'Allâh Lui-même ; ils ne voient pas que ces
combats s'interposent entre Allâh et le serviteur au point de les séparer l'un de l'autre : celui
qui les mène éprouve une contraction intérieure (qabd), de l'anxiété et de la souffrance ; il est
prisonnier des voiles qu'il cherche à lever.
(9) Al-mujâhadât : il s'agit des actes commandés par la "guerre sainte", extérieure ou intérieure.
A l'intérieur de lui se répand alors, provenant de ce Souffle, ce qui le conduit à voir le Visage
de Dieu dans ce qu'il prenait pour des écrans séparateurs, c'est-à-dire ces voiles eux-mêmes,
et aussi toutes les choses qu'il avait entrepris de combattre pour prévenir leur intervention
dans sa Voie spirituelle (tarîq). Le Souffle divin lui fait voir le Visage de Dieu en toutes choses,
et que Dieu Lui-même est leur essence (al-'ayn) ainsi que Celui qui préserve leur réalité
propre (wujûd) ; il ne voit plus rien en dehors de Dieu. Son accablement, qui découlait de sa
volonté de combat et de la souffrance aiguë qu'il éprouvait lorsqu'il pensait être privé de cette
connaissance, cesse alors ».
Le Visage de Dieu en toute chose est la "Face propre" de cette chose, c'est-à-dire la réalité
divine qu'elle manifeste en propre. Il correspond à la notion coranique d'Esprit de Sainteté
(Rûh al-Qudusi) : « Sache que l'Esprit de Sainteté est l'Esprit des esprits. Sa transcendance
l'empêche d'entrer dans la sphère du kun : il n'est pas permis de le considérer comme créé car
il est un des Visages de Dieu, celui qui est à l'origine de l'Existence (al-wujûd). Ce n'est pas un
Esprit pareil aux autres, mais l'Esprit d'Allâh insufflé par Lui en Adam, auquel fait allusion le
verset : "et J'ai insufflé en lui de Mon Esprit". L'esprit d'Adam est créé, mais non l'Esprit d'Allâh
(10) ; c'est pourquoi il est "l'Esprit de Sainteté", c'est-à-dire l'Esprit immaculé (muqaddas)
préservé des imperfections du devenir cosmique. C'est lui que l'on a en vue lorsque l'on
mentionne les "visages divins" qui sont dans les créatures ; c'est lui dont il est question dans la
Parole : "Où que vous vous tourniez, là est la Face d'Allâh" (11) (Cor., 2, 115). Il s'agit de l'Esprit
de Sainteté par lequel Allâh réalise l'existence du monde. » (12)
(10) L'Esprit créé est celui que l'on considère comme appartenant en propre à une forme
déterminée.
(11) Ce verset se termine par les mots : "… en vérité Allâh est Ample, Savant (wâsi'un 'âlîmun)"
qui lient la Science d'Allâh à Son omniprésence.
(12) Abd al-Karîm al-Jîlî, al-Insân al-Kâmil, chap. 50.
L'Esprit de Sainteté peut être défini comme l'Esprit Universel en tant qu'il est le principe et
la source de tous les êtres particuliers. Il désigne la réalité actuelle qui est celle d'Allâh en tout
ce qui est "vivant", c'est-à-dire en tout ce qui est envisagé, d'un point de vue relatif, comme
"autre qu'Allâh". L'Esprit de Sainteté apparaît ainsi comme l'essence de la "vie divine". Il est
Allâh – Puissant et Grand ! – considéré comme "Vivant" et comme "Vivificateur". Il constitue et
révèle la vérité principielle des choses ; il exprime leur transcendance à l'égard de toute
qualification illusoire et contingente. La formule rituelle correspondante est Subhâna Allâh
(Gloire à la Transcendance d'Allâh!), par laquelle se manifeste le Nom divin as-Subbûh, (le
Très-Glorieux). En même temps, il est l'Esprit très-pur : son unité n'est pas affectée par la
pluralité de ses manifestations ; son essence demeure inaltérée en dépit des multiples formes
qu'il revêt (13). Sa qualification d'al-Qudusi apparaît par là comme une manifestation du Nom
divin al-Quddûs, le "Très-Pur" ou le "Très-Saint". Les deux Noms as-Subbûh et al-Quddûs, dont
la signification est presque identique, sont liés dans une formule traditionnelle de louange qui
se rapporte, de façon significative, à la fonction de l'Esprit : Subbûhun, Quddûsun Rabbu-nâ wa
Rabbu-l-Malâ'ikati wa-r-Rûh (Très Glorieux ! Très-Saint ! Notre Seigneur et le Seigneur des
anges et de l'Esprit!).
(13)L'exemple traditionnel est ici celui de lui de l'Ange Gabriel, souvent identifié à l'Esprit de
Sainteté, et dont la forme, tantôt était celle d'un homme, tantôt "emplissait tout l'horizon".
L'Esprit de Sainteté est la haqîqa muhammadiyya envisagée sous son aspect microcosmique
(14) ; il s'agit, pour l'homme, du principe même de sa réalisation : « Le Roi du Jour du Jugement
(15), qui réalise la Résurrection anticipée telle qu'elle se manifeste dans la Voie du Tasawwuf, ce
Roi est l'Esprit-Saint » (16).
En même temps, l'Esprit de Sainteté apparaît comme un attribut spécifique du Christ. Allâh le
Très-Haut dit à plusieurs reprises au sujet de Jésus qu'Il l'a « fortifié (ou "confirmé") au moyen
de l'Esprit de Sainteté » (17). Ceci permet de comprendre pourquoi, en Islam, les "sciences
purement spirituelles" sont rapportées, d'une façon tout à fait générale, à sayyidnâ 'Isâ, c'est-à-
dire au Christ (18). Cependant, la "confirmation par l'Esprit-Saint" comporte aussi une
référence précise à une phase du processus initiatique considérée comme intermédiaire entre
une étape initiale de préparation ou de purification, et la réalisation de l'Identité Suprême.
Cette phase est décrite comme étant celle "des épiphanies des Noms et des Attributs" (19) dont
la multiplicité est requise en vue de la manifestation de la Forme divine, support purifié et
très-saint de l'Esprit Universel (20).
(17) Cf. Cor., 2, 87 et 253 ; 5, 110. Le verbe ayyada est de la même racine que le terme yad qui
signifie "main", et qui est un symbole de la force.
(18) Cf. le texte de René Guénon intitulé Hermès.
(19) Cf. Qûnawî, L'Epître sur l'Orientation Parfaite, dans Etudes Traditionelles, 1966, p. 259 à
261 ; Ibn Arabî, Prière sur le Prophète, ibid., 1974, p. 244, ainsi que l'enseignement donné par
Michel Vâlsan dans les notes de ces deux textes. Voir aussi, dans l'Insân al-kâmil, la partie
finale du chapitre 50, qui traite de l'Esprit de Sainteté. A noter que la mention coranique du
"Val sacré de Tuwâ" (bi-l-wâdi-l-muqaddasi Tuwâ ; Cor., 79, 16) désigne, elle aussi, le même
degré.
(20) Dans cette perspective, la réalisation suprême apparaît, quant à elle, comme celle des êtres
"ignorés en ce monde" sous le rapport de leur identification à la Pureté principielle et
primordiale, indépendante de tout processus de "purification" ; cf. Futûhât, chap. 444.
CHAPITRE XV
L'opération vivificatrice de l'Esprit comporte une application plus extérieure qui concerne,
non plus le "cœur" du serviteur, mais bien les œuvres d'adoration qu'il accomplit : pour être
acceptées par Allâh, celles-ci doivent être "transformées", au sens guénonien du terme. Venant
d'un hypocrite, elles ont pour seul effet de sauvegarder, en ce monde, "son sang et ses biens" ;
elles n'assurent pas sa félicité dans la vie future : "En vérité, les hypocrites seront au degré le
plus bas du Feu ; tu ne leur trouveras aucun protecteur" (Cor., 4, 145). Cette vivification est aux
œuvres ce que l'esprit est à la forme ; elle est l'essence même de l'"esprit d'adoration" ('ibâda),
qui est "accepté par Allâh en toute circonstance, qu'il s'accompagne ou non de
l'accomplissement d'une œuvre" (1). En revanche, l'acceptation de l’œuvre dépend de
l'intention de son auteur, qui n'est autre que l'âme individuelle soumise à l'astreinte légale (2) ;
d'où l'importance de la "purification de l'intention" (ikhlâs). L’œuvre doit être accomplie
uniquement pour Allâh afin que soit réalisée, au point de vue initiatique, la "présence divine"
(hadra) dans l'acte, dont le Très-Haut est, par ailleurs, le seul Agent véritable (3).
La transformation des œuvres est elle-même rattachée au Christ par les Maîtres du
Tasawwuf, qui interprètent en ce sens les passages coraniques où il est dit de Jésus qu'il "créa
d'argile comme la forme apparente d'un oiseau, puis insuffla en lui afin qu'il devienne un
oiseau avec la permission d'Allâh" (4) : « Allâh a prescrit les œuvres d'adoration à Ses
serviteurs, non pour qu'ils se contentent d'en réaliser la forme extérieure, mais pour qu'elles
soient des symboles conduisant à Lui ; par là, Dieu Lui-même leur octroie une connaissance
dont il est l'objet.
(4)Cf. Cor., 3, 49 et 5, 110. Des différences significatives existent dans la formulation des deux
versets ; cf. Le Livre des Chatons des Sagesses, p. 402.
Le Savant (par Allâh) insuffle dans la forme de l'oeuvre un "esprit" qui la vivifie, mais il ne
peut le faire qu'avec la "permission de son Seigneur", conformément au verset : "et lorsque tu
as créé d'argile comme la forme apparente d'un oiseau...". Bien qu'il se fut mis ainsi dans le cas
de ceux qui "créent des formes" (5), (Jésus) – sur lui la Paix ! – n'encourut aucun blâme, car il
avait agi avec la permission d'Allâh ; Celui-ci dit ensuite : "… puis tu as insufflé en lui afin qu'il
devienne oiseau avec la permission d'Allâh".
(5)Au sens péjoratif. Allusion à l'interdiction faite aux musulmans de chercher à reproduire
des formes vivantes. Il faut rappeler cependant que l'ihsân prescrit d'adorer Dieu "comme si tu
Le voyais". Dès lors, il apparaît que la création imaginaire et intérieure des formes est, non
seulement permise, mais recommandée. Seule est interdite en réalité la création des formes
appartenant à l'ordre corporel et sensible (Cf. Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 8).
Il cessa alors d'être une "apparence d'oiseau" pour devenir un "oiseau (véritable)". Il en va de
même pour l'oeuvre du serviteur : si celui-ci l'accomplit avec Foi, et pour obéir à l'ordre divin,
il est autorisé à créer cette forme ; dans le cas contraire, il rejoint, non seulement les
"créateurs de forme" pour avoir créer d'argile comme une forme apparente d'oiseau, mais
aussi les hypocrites. Ceux-ci n'ont aucunement été autorisés à créer de cette façon la forme
des œuvres ; Allâh en a ordonné l'accomplissement uniquement aux croyants. Le croyant est
sur le même pied que l'hypocrite pour ce qui concerne la forme extérieure, mais il est seul à
insuffler à cette dernière un esprit au moyen de sa Foi, et à la rendre vivante. Dès lors elle n'a
plus d'yeux que pour lui : il la trouvera vivante au Jour de la Résurrection ; elle intercédera
pour lui et le prendra par la main. L'hypocrite la trouvera morte ; on lui dira alors : "Vivifie-la !"
et il en sera incapable (6) ! Pourtant, cette forme est bien vivante, mais elle l'est uniquement
par la vivification de Dieu. Allâh empêchera l'hypocrite de percevoir leur vie réelle, tout
comme Il empêche nos regards de voir la vie de ce que l'on appelle les minéraux et les
végétaux ; nous savons parfaitement, tant par l'intuition que par la Foi, qu'ils sont vivants : ils
célèbrent la transcendance d'Allâh par Sa propre Louange (musabbihu bi-hamdi-Hi) (7), ce que
peut seul faire un vivant doué de parole (nâtiq) (8). (9) »
(6) Allusion à des hadîths concernant ceux qui auront façonné des formes d'êtres vivants. Le
Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – a dit : « Ceux qui les auront faites seront châtiés au
Jour de la Résurrection ; on leur dira : "Vivifiez donc ce que vous avez créé !" » ; et encore :
"Celui qui aura représenté une forme, Allâh le punira jusqu'à ce qu'il lui insuffle l'Esprit, ce
qu'il sera à tout jamais incapable de faire."
(7) Allusion à Cor., 17, 44.
(9) Futûhât, chap. 532. Au chapitre 474, Ibn Arabî précise que, au lieu du "Rassemblement des
hommes", l'impuissance du monde sera rendue manifeste en tout ce dont le monde se sera,
sur la terre, attribué le pouvoir.
L'intention véritable de celui qui accomplit les œuvres d'adoration fait partie de son
"secret" ; elle est ignorée même des anges et n'est connue que d'Allâh, qui décide seul de leur
acceptation finale ou de leur rejet (10) : « Les Anges Gardiens (hafaza) qui montent avec les
œuvres (pour les présenter à Allâh) ignorent ce que le serviteur a eu comme intention en
accomplissant l'acte : dans tel cas, bien que peu nombreuses, elles sont acceptées et inscrites
dans le Livre des Elus (11) ; dans tel autre, elles sont abondantes, mais (Allâh) dit aux anges :
"Frappez avec cette œuvre le visage de celui qui l'a accomplie, car ce n'est pas Ma Face qu'il a
recherchée par elle" ; en effet, "il leur a été ordonné seulement d'adorer Allâh, en purifiant le
culte qu'ils Lui rendent et en pratiquant la Religion pure" (Cor., 98, 5).
(10) D'où le vœu pieux formulé par les musulmans à l'issue des rites accomplis en commun :
Taqabbal Allâh ! (Qu'Allâh l'accepte!)
(11) Illiyîn ; cf. Cor. 83, 18-19.
Si les Anges Gardiens savaient ce qu'est l'intention du serviteur au moment où il agit, on ne
rapporterait pas de tels propos (12). L'intention qui accompagne les œuvres procède
uniquement de la "Face propre" (wajh khâss) du serviteur ; c'est pourquoi elle est connue
seulement d'Allâh et celui qui accomplit l'acte. » (13)
(12) Sur le même sujet, cf. les hadîths n°92 et 96 du Mishkât al-Anwâr.
(13) Futûhât, chap. 544.
La notion de wajh khâss, ou "Face divine" de l'être, équivaut à ce qui est désigné dans
d'autres traditions comme le "noyau d'immortalité" (14) ; il s'agit, ici encore, de l'Esprit de
Sainteté tel qu'il a été défini au chapitre précédent : la vivification des œuvres est une simple
application particulière de la "vision de Dieu en toute chose" opérée par l'Esprit-Saint, ce qui
explique que cette vivification soit, elle aussi, rapportée au Christ. En outre, le wajh khâss est
attribué, dans ce contexte, directement au serviteur ; c'est la une manière d'affirmer l'origine
divine de la Connaissance principielle qui procède de la Face propre, sans que soit modifié
pour autant son statut de subordination. C'est pourquoi il est dit que tout esprit particulier "se
prosterne" devant l'Esprit Universel qui est celui d'Allâh (15) ; même Jésus ne vivifie les formes
et ne ressuscite les morts qu'avec la permission divine. Et le Cheikh al-Akbar de conclure (16) :
« L'homme procède lui-même, selon sa réalité véritable, du Souffle rahmânien ; sans cela, il ne
serait pas possible de dire qu'un oiseau s'est mis à voler de ses ailes du seul fait d'une
insufflation humaine ! C'est parce que la réalité véritable de l'homme est telle qu'Allâh l'a
"effrayé" en lui rappelant comment sont décrits les orgueilleux, ce qu'est leur destinée finale
et comment leurs visages seront noircis (dans l'autre monde) ; tout cela, ce sont des remèdes
pour les esprits, afin qu'ils demeurent attentifs à la faiblesse de la condition dominante
nécessaire à leur manifestation. Car l'homme, en vérité, est le fils de sa mère, qui le nourrit de
son lait ; il grandit dans son ventre, il est nourri de son sang et ne peut, de ce fait, se passer de
nourriture pour que demeure l'"édifice" de son corps (haykali-hi) ! » (17).
(17) En dehors d'Adam, le Coran ne mentionne qu'un seul cas d'insufflation divine dans un être
humain, celui de Marie : "Et Nous avons insufflé en elle de Notre Esprit" (Cor., 21, 91 et 66, 12).
Dans ces deux versets, tout comme dans celui qui se rapporte à l'Annonce qui lui est faite : "Et
Nous lui avons envoyé Notre Esprit et Il prit pour elle l'apparence d'un homme à la forme
parfaite" (Cor., 19, 17), on remarque que le vocable utilisé est Rûhi-Nâ (ou Rûha-Nâ), "Notre
Esprit", alors que, pour Adam, le Très-Haut dit à chaque fois : Rûh-Y, "Mon Esprit". Le pluriel
revêt ici avant tout un sens d'universalité (cf. supra, chap. IX, note 16) de sorte que le terme
Rûhu-Nâ apparaît comme une désignation spécifique de l'Esprit Universel. En tant que "Verbe
projeté en Marie", le Christ est essentiellement identique au Rûhu-Nâ, car son Esprit est "la
synthèse des Noms et des Esprits" (cf. Futûhât, chap. 558 à propos du Nom ar-Rabb). En
revanche, lorsque sa condition terrestre et corporelle est envisagée comme telle, il apparaît,
par rapport à cette dernière, comme l'Esprit de Sainteté ; il appartient alors, sous un aspect, au
"monde des créatures" et, sous un autre, au "monde du Commandement" : telle est la source
de la doctrine théologique des "deux natures". A ce point de vue, le pouvoir transformateur et
vivificateur dont il dispose, et qui tient pourtant à la manifestation en acte du principe divin de
son être, ne peut être exercé qu'avec la permission d'Allâh et en Son Nom.
CHAPITRE XVI
L'ESRIT DU COMMANDEMENT
(1) R. Guénon, Introduction générale à l'étude des Doctrines hindoues, deuxième partie, chap.X.
(2) L'émir précise que, dans ce verset, 'alâ a le sens de 'an.
(3) Le mot nafs a ici la même signification que dans le texte où Aristote affirme que "l'âme est
tout ce qu'elle connaît". Il s'agit du principe métaphysique désigné dans l'Hindouisme par le
terme Atmâ, considéré en tant qu'il réside au cœur de l'être et constitue sa réalité propre. La
langue arabe tient compte de ce double sens puisque le mot nafs désigne aussi bien l'âme
individuelle que l'"être propre" ; en ce dernier cas, il se traduit par le français "lui-même".
(4) Haqq ; on pourrait traduire aussi par "qu'il s'agisse de Dieu".
(5) Nous ferons observer ici que la notion de wajh khâss est apparue, au cours des chapitres
précédents, à la fois comme une désignation de la Connaissance métaphysique (la "Face par
laquelle Allâh donne la Science", au chapitre IX), comme l'objet de cette Connaissance (le
"Visage de Dieu en toute chose", au chapitre XIV) et comme le sujet de cette Connaissance (la
"Face propre du serviteur", au chapitre XV).
(6) Mawqif 107.
Dans un autre texte (7), la même doctrine est envisagée par rapport au Prophète – qu'Allâh
répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! Le verset qui sert ici de référence est celui du
Voyage Nocturne : « Gloire à la Transcendance de Celui qui a fait voyager Son serviteur depuis
la Mosquée sacrée jusqu'à la Mosquée la plus lointaine... pour lui faire voir certains de Nos
Signes. En vérité, Il est Celui qui entend et qui voit » (Cor., 17, 1).
(7) Mawqif 101.
L'émir interprète la partie finale du verset en considérant Muhammad – sur lui la Grâce et la
Paix ! – comme étant à la fois le sujet et l'objet de l'audition et de la vision : « (Dans le cas de
ces deux Noms divins : as-Samî' "Celui qui entend" et al-Basîr "Celui qui voit") la forme fa'îl a le
sens passif de la forme maf'ûl, c'est-à-dire : tout ce que Muhammad a vu et entendu au cours
de son Voyage Nocturne, cela est Muhammad au point de vue de sa vérité essentielle (haqîqa)
qui est la substance du monde et la Vérité des vérités (haqîqat al-haqâ'iq). C'est lui, l'Homme
éternel (al-insân al-azâlî) ; c'est lui qui est "le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur" ;
c'est lui encore qui est "savant de toutes choses", de la même manière que le Dieu Très-Haut
possède ces attributs. Car Allâh – qu'Il soit exalté – lorsqu'Il a existencié Sa Haqîqa (8) lui a dit :
"Je t'ai donné Mes Noms et Mes Attributs. Celui qui te voit Me voit ; celui qui te connaît Me
connaît ; celui qui t'ignore M'ignore." » (9)
La fonction initiatique de l'Esprit comporte encore un aspect que l'on peut qualifier de
"descendant", car il concerne directement la réalisation de l'Ordre divin en ce monde. Ibn
Arabî le désigne d'ailleurs au moyen de l'expression Rûh al-Amr "l'Esprit du Commandement".
Ceux qui en ont la charge sont les prophètes, les envoyés, les messagers divins, tous ceux enfin
qui "revivifient" les formes traditionnelles existantes à la suite d'une élection divine (10).
(10)Leur fonction a son fondement traditionnelle dans une Parole qu'Allâh adresse au
Prophète : « Dis : "Ceci est ma Voie, J'appelle (les hommes) vers Allâh selon une vision intuitive
(basîra), moi et ceux qui me suivent" » (Cor., 12, 108).
Ces êtres d'exception reçoivent une communication de la Science au moyen d'une inspiration
(wahy) ou d'une "projection" (ilqâ') de caractère direct et axial. Au début du chapitre 268 des
Futûhât, qui s'intitule précisément : « De la connaissance de l'Esprit, celui qui projette sur le
cœur la Science du Mystère selon un mode spécial », le Cheikh al-Akbar mentionne les versets
qui s'y rapportent : « Le Très-Haut a dit : "Et ainsi Nous t'avons inspiré un Esprit procédant de
Notre Ordre" (Cor., 42, 52) ; Il a dit : "Il projette l'Esprit procédant de Son Ordre sur celui qu'Il
veut d'entre Ses serviteurs" (Cor., 40, 15) ; Il a dit : "L'Esprit Fidèle (ar-Rûh al-Amîn) est
descendu avec lui (c'est-à-dire avec le Coran) sur ton cœur, afin que tu sois d'entre ceux qui
avertissent" (Cor., 26, 193-194). Dieu a mentionné ici l'avertissement (11) comme dans la
Parole précédente : "Il projette l'Esprit procédant de Son Ordre sur celui qu'Il veut d'entre Ses
serviteurs en vue d'avertir" (Cor., 40, 15) ; et comme dans cette autre encore : "Il fait
descendre les anges avec l'Esprit procédant de Son Ordre sur celui qu'Il veut d'entre Ses
serviteurs : qu'ils avertissent" (Cor., 16, 2) (12). Il y a donc, à chaque fois, une notification
comportant une nuance de réprimande (zajr)... Celle-ci prédomine, ainsi que la peur inspirée
par "l'avertissement procédant de l'Esprit" ; cela, du fait de la tranquillité dans laquelle se
prélassent les âmes : s'il est nécessaire d'envoyer aux hommes des messagers divins, c'est
pour que ces derniers leur fassent connaître qu'ils auront à passer de ce monde à l'autre, et à
quitter leur âmes pour retourner à Allâh. »
(11) L'"avertissement" (indhâr) et la "bonne nouvelle" (bishâra) sont deux aspects
complémentaires de la prophétie légiférante, analogues à la Rigueur et à la Miséricorde
divines.
(12) Le verset continue ainsi : "… qu'il n'est pas de Dieu si ce n'est Moi ! Prenez-donc garde à
Moi !" Qâchâni commente le terme Rûh (l'Esprit) en disant qu'il s'agit de la Science par
laquelle sont vivifiés les cœurs, c'est-à-dire du Coran".
Toutefois, ici encore, la référence traditionnelle par excellence est le "Verset sur l'Esprit"
dont l'énoncé est synthétique et la portée véritablement universelle, de sorte qu'il s'applique à
l'ensemble des fonctions et modalités d'ar-Rûh. Relevons à cet égard que la notion de forme,
qui est inséparable de l'idée d'Esprit dans la mesure où elle permet seule de le distinguer d'al-
Amr, se retrouve, transposée analogiquement dans le domaine de la métaphysique pure, à
propos de la fonction spirituelle qui est l'objet propre du présent chapitre : la "forme"
s'identifie alors à la détermination primordiale qui constitue la "personnalité" de chaque
prophète ou messager divin, tout en se retrouvant, comme telle, au niveau des différentes
Traditions dont ils sont les fondateurs, ou des réadaptations opérées sous leur égide. Cette
présence d'un élément formel explique la multiplicité et la diversité des Révélations divines,
en dépit du fait qu'elles procèdent toutes d'un Esprit unique ; elle permet de comprendre
aussi qu'il existe entre les formes traditionnelles des relations d'ordre hiérarchique, certaines
présentant, sous tel ou tel aspect, une excellence par rapport à d'autres : « Ces envoyés, Nous
les avons doués d'excellence les uns par rapport aux autres : certains, Allâh leur a parlé ;
d'autres, Il les a élevés en degré » (Cor., 2, 253) ; et encore : « En vérité, Nous avons accordé
Notre préférence à certains prophètes par rapport à d'autres » (Cor., 17, 55). Ces degrés et ces
excellences résultent de la diversité des dons spirituels faits aux prophètes en fonction de leur
"prédisposition" à recevoir la Science sacrée : « La projection (de l'Esprit) dépend du goût
initiatique (dhawq), qui n'est rien d'autre que l'état (hâl). Laisse-moi t'apprendre pourtant
que, du point de vue circonstanciel, il faut nécessairement que le cœur où l'Esprit est projeté
soit disposé en conséquence ; sans y être préparé, il ne pourrait le recevoir. Or, cela même
suppose une élection divine, mais oui ! Il arrive que des êtres progressent sur la Voie qui les
conduit à la Porte d'où provient, lorsqu'on l'ouvre, cette projection spéciale, et aussi bien
d'autres ; parvenus devant elle, ils s'arrêtent jusqu'à ce qu'ils voient par quoi elle peut s'ouvrir
pour eux. Lorsqu'elle est ouverte, le Commandement en sort, en son essence unique. Ceux qui
se trouvaient derrière la Porte le reçoivent alors dans la mesure de leur prédisposition ; ils
n'ont pas à œuvrer pour elle puisque, justement, c'est du fait même de sa prédisposition que
chacun a été élu par Allâh. Par là, les différentes catégories se distinguent les unes des autres :
ceux qui "suivent" (13) de ceux qui ne suivent pas, les prophètes des envoyés, l'ensemble des
prophètes et des envoyés de ceux qui "suivent" et que l'on appelle habituellement les saints.
Celui qui ne possède pas la Science s'imagine que le parcours qu'ils ont suivi jusqu'à la Porte
est la cause de l'avantage qu'ils ont obtenu quand elle s'est ouverte, alors que, s'il en était
ainsi, ils seraient tous pareils, ce qui n'est pas le cas ; ce qu'ils ont obtenu vient donc
uniquement de leur disposition et cette dernière ne peut être "acquise". » (14)
(13) Sous-entendu : une Loi sacrée préexistante, ou un autre prophète ; comme c'est le cas, par
exemple, pour Aaron par rapport à Moïse.
(14) Futûhât, chap. 268.
La réception de l'Esprit ne résulte pas, pour autant, d'une attitude "passive" : ainsi que
Cheikh Abd al-Wâhid l'a souligné dans son œuvre, c'est exactement le contraire qui est vrai.
Toutefois, l'activité dont il s'agit ne relève pas du domaine de l'action extérieure, mais de
l'"aspiration spirituelle" (himma) ; elle résulte d'un Don divin reçu sans contrepartie, tout
comme la science qu'elle permet d'obtenir : « La prédisposition (du cœur), la descente de
l'Esprit et ce qui les met en contact, tout cela peut être représenté par une mèche de lampe où
un peu de fumée demeure après l'extinction de la flamme. Ce feu résiduaire produit une fumée
qui a une tendance naturelle à s'élever. Supposons qu'il y ait une autre lampe allumée et que la
mèche d'où s'élève la fumée soit placée en dessous d'elle sur un axe vertical, de telle manière
que cette fumée entre en contact avec la lampe lumineuse : aussitôt, l'essence de sa lumière se
précipite dans la fumée et entre en contact avec l'extrémité de la mèche ; celle-ci s'allume
alors, de sorte que, dans la lampe éteinte, apparaît l'image de la lampe allumée d'où la lumière
est descendue. Réfléchis donc ! Y a-t-il quelque chose qui manque à cette lampe nouvelle (15) ?
Y a-t-il quelque chose provenant de la lampe supérieure qui serait "situé" (16) maintenant dans
la lampe inférieure ? Non pas ! En dépit de la présence de cette forme nouvelle, tu ne peux
conclure à un "comme si c'était lui" (17). Celui qui connaît ce secret connaît aussi le sens de la
parole traditionnelle : "En vérité, Allâh a créé Adam selon Sa Forme" ; il sait que, si la
prédisposition est mise en face (de la réalité principielle) de l'Esprit et en relation opérative
avec lui, et si l'aspiration spirituelle (himma) le vise de manière spéciale, cela provoque une
descente correspondante.
« Quant à la lumière obtenue par la mèche, son volume sera proportionné à celui de la
lampe, son éclat sera fonction de sa pureté et de celle de son huile, tandis que sa durée
dépendra de la quantité d'huile présente. Si tu comprends ce que nous exprimons par cette
comparaison, c'est que tu as acquis une science que seuls possèdent les Savants par Allâh ; tu
réalises véritablement comment l'Esprit projette sur le cœur la Science du Mystère, quel est le
cœur qui peut la recevoir, et la qualification qui est la sienne ; tu sais que l'aspiration de
l'inférieur peut produire son effet sur le supérieur lorsqu'elle entre en contact avec lui, tout
comme la réponse d'Allâh s'actualise en faveur du serviteur qui L'appelle (18). »
Une fois encore, le Cheikh al-Akbar met en évidence que seule une servitude parfaite,
exempte de toute forme de domination ou de seigneurie, est compatible avec la grâce de
l'élection divine ; cette servitude est, en effet, le fondement même de la prédisposition. Dans la
comparaison qui a été utilisée, elle est symbolisée par l'"extinction" de la lampe inférieure,
préalable à la réception de la Lumière divine : « Celui qui pénètre en ce domaine élevé avec sa
seigneurie est semblable à quelqu'un qui y entrerait avec une lampe allumée ; celui qui y
pénètre avec sa servitude est semblable à quelqu'un qui y entrerait avec une mèche
dépourvue de lumière ou avec une poignée d'herbe où couverait un feu qui n'a pas pris encore.
S'ils entrent l'un et l'autre et que le Souffle provenant du Tout-Miséricordieux se dirige vers
eux, la lampe du premier s'éteindra et il ressortira dans les ténèbres, tandis que le second
sortira avec une herbe pour l'éclairer... Comme l'a dit le Très-Haut : "Gloire à Celui qui a fait le
Voyage Nocturne avec Son serviteur", c'est-à-dire en tant que Serviteur (19). Dès lors, il
retourna vers sa communauté "en appelant vers Allâh avec Sa permission (20), et comme un
flambeau répandant sa lumière" (Cor., 33, 46) ; de la même manière qu'il était entré en humble
serviteur, sachant où il entrait et chez qui il entrait. » (21)
(1)Le terme Rûh est ici indéterminé. Cette nuance comporte, selon Jîlî, un sens d'excellence et
d'universalité (cf. al-Insân al-Kâmil, chap. 51) et, selon Michel Vâlsan, un sens d'absoluité (cf.
Etudes Traditionnelles, 1975, p. 122-123). Ces deux sens sont à mettre en rapport avec le fait
que, dans ce passage, l'Esprit est directement attribué au Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
(2) Cf. le commentaire de ces versets qui figure au chapitre 289 des Futûhât, intitulé : "Sur la
Demeure de la Science illettrée (al-'ilm al-ummî) qui n'est précédée par aucune science
(préparatoire)". La Science illettrée n'est autre que la "Science de Notre Part" mentionnée
dans le Coran à propos de Khidr.
(3) Voir supra, p. 146.
Au sujet du second cas, celui où Allâh parle "de derrière un voile", le Cheikh souligne le fait
qu'il s'agit, non plus d'un Discours divin communiqué aux hommes par l'intermédiaire d'un
organe informel de connaissance comme le cœur, mais bien d'une parole perçue directement
par une faculté sensible, en l'occurrence l'ouïe ; le langage divin est entendu cette fois en mode
extérieur : « L'homme perçoit ce qui est projeté vers lui et comprend par là ce que Dieu veut
lui faire entendre. Cela peut se faire au moyen de la forme théophanique elle-même : c'est elle
qui lui parle et qui est alors l'essence du "voile". L'homme comprend la science qui lui est
indiquée par ce discours ; en même temps, il réalise qu'il s'agit d'un voile derrière lequel se
trouve "Celui qui parle". Tous ceux qui perçoivent la forme de la Théophanie ne savent pas
forcément qu'il s'agit d'Allâh. Celui qui expérimente cet état initiatique (hâl) n'a sur les autres
qu'un seul avantage, celui de savoir que cette forme n'est pas seulement un voile, mais aussi
l'essence même de la Théophanie qui le concerne. » (9) La référence traditionnelle
habituellement mentionnée à ce propos est le récit du Buisson Ardent : « Lorsque (Dieu)
s'adressa à Moïse, le voile provenait du "Buisson qui se trouvait sur le versant droit du Mont
(Sinaï) (10) » ; en effet, s'Il lui avait parlé depuis la gauche, qui est le côté du cœur, peut-être
Moïse aurait-il confondu la Parole divine avec celle de sa propre âme (11) ; cette Parole lui est
venue du côté droit parce que ce n'est pas celui d'où l'âme parle habituellement » (12) : et
encore : « Il y eut, en l'occurrence, un côté et un lieu définis de manière précise du fait que
Moïse recherchait un feu requis par sa condition de créature humaine (bashariyya) (13) : il fut
appelé par Dieu dans ce qui était l'objet de son besoin et la cause de sa dépendance ; c'était là
une "jalousie divine" due au fait que cette dépendance était apparue à l'égard d'un autre. Allâh
Se manifesta théophaniquement à lui dans ce qui était la forme de son besoin. Lorsqu'il
parvint à elle, c'est à partir d'elle qu'il l'appela, car, selon la réalité véritable, sa dépendance
était à l'égard d'Allâh ; le voile se confondait avec la forme de la manifestation théophanique. »
(14).
(9) Ibid. Dans l'exemple qui suit, le voile est double : au chapitre 456, Ibn Arabî précise que
"Dieu était la forme de Moïse sous le rapport de l'audition, tout comme Il était celle du Buisson
sous le rapport de la parole."
(10) Ibn Arabî rapproche ici les indications qui figurent dans Cor., 19, 52 ; 20, 80 et 23, 20.
(13) Ayant aperçu un feu, Moïse cherchait à s'en approcher et à ramener un tison ardent pour
réchauffer les siens.
(14) Ibid., chap. 73 (Question 44 du Questionnaire).
Le troisième cas se distingue des deux précédents par le fait qu'Allâh ne s'exprime plus de
manière directe, soit intérieurement en parlant du cœur, soit extérieurement en parlant à
l'oreille, mais plutôt par l'intermédiaire d'un envoyé divin, au sens de l'arabe rasûl ; ce mode
d'inspiration est en effet lié à la mission divine (risâla). Cette dernière comporte notamment
une fonction angélique attribuée par la tradition islamique à l'Ange Gabriel, qui est, par
excellence, le "messager divin" envoyé aux "messagers humains" ; Ibn Arabî précise que la
charge de Gabriel est à la "Station permanente de la risâla (maqâm ar-risâla) (15) et qu'il est
"l'enseignant des envoyés" (ustâdh ar-rusul) (16). La référence traditionnelle est ici le passage
coranique : « En vérité, (le Coran) est bien une Révélation graduelle (tanzîl) du Seigneur des
Mondes. L'Esprit Fidèle (ar-Rûh al-Amîn) est descendu avec lui (17) sur ton cœur afin que tu
sois d'entre ceux qui avertissent au moyen d'une langue arabe explicite » (Cor., 26, 192-193).
En effet, les commentateurs s'accordent pour affirmer que l'expression ar-Rûh al-Amîn
désigne l'ange Gabriel ; elle n'intervient qu'une seule fois dans le texte sacré et apparaît à la
suite d'un long développement où les envoyés divins sont passés en revue les uns après les
autres, chacun disant à son peuple : "En vérité, je suis pour vous un Envoyé Fidèle (rasûlun
amînun)" (18). Ce discours fait référence, quant à lui, à la fonction proprement humaine de la
risâla, ceux qui en ont la charge apparaissant, à leur tour, comme des intermédiaires et des
"messagers" à l'égard des autres hommes.
(18) Cf. la sourate 26 aux versets 107 (pour Noé), 123 (pour 'Ad), 143 (pour Sâlih), 162 (pour
Loth) et 178 (pour Shu'ayb).
La triple distinction dont fait état le verset sur les modes de communication de la Parole
divine concerne uniquement la créature humaine au sens technique que le terme bashar revêt
dans le Coran. Ce terme est expliqué, en doctrine akbarienne, par référence à la notion de
mubâshara, c'est-à-dire de "contact direct" ; à ce titre, il comporte un aspect limitatif qu'Ibn
Arabî lie à notre verset de la façon suivante : « La Parole divine : Il n'appartient pas à une
créature humaine qu'Allâh lui parle, si ce n'est par inspiration, ou de derrière un voile, ou que
soit envoyé un messager s'adresse, quel que soit le mode envisagé, à un être appelé bashar
parce qu'il est en contact avec des choses qui le détournent et l'empêchent d'atteindre le degré
de l'Esprit, qui lui appartient pourtant sous le rapport de sa propre modalité spirituelle. S'il
s'élève au-dessus de son état présent de "créature humaine", Allâh lui parle de la manière dont
Il parle aux esprits et qui découle du fait que leur affinité (avec Lui) est plus forte ; ils n'ont en
effet, ni étendue, ni divisibilité et peuvent se manifester en diverses formes sans que cela
entraîne (en eux) la distinction d'une intériorité et d'une extériorité. Leur relation à ces
formes est unique, de par leur être même ; elles ne sont autres que leur être. En revanche, la
constitution de la créature humaine n'est pas ainsi ; elle est conforme à celle du reste de
l'univers et comporte à la fois contact physique, divisibilité et étendue ; c'est ce qui est appelé
bashar (19).
(19) Le sens premier du terme bashara est "peau". Rappelons que René Guénon a interprété
l'expression biblique selon laquelle l'être humain est revêtu d'une "tunique de peau" comme
se rapportant au fait qu'il est "soumis aux conditions de l'existence individuelle". (Cf. le texte
intitulé Le Démiurge).
Cependant, elle implique aussi ce qui échappe à ces caractères, c'est-à-dire l'Esprit qui a été
"insufflé" en elle. C'est pour la manifestation de "l'humanité créée" (bashariyya)
qu'interviennent les "deux Mains" divines (20) dont la dualité se reflète de multiples façons
dans l'homme. Sous ce rapport, ce dernier ne peut entendre la Parole de Dieu autrement que
selon les modes mentionnés dans ce verset, ou tout au moins selon l'un et l'autre d'entre eux ;
en revanche, si l'homme ne perçoit plus sa bashariyya et si, par la réalisation métaphysique, il
acquiert la contemplation de son esprit, Allâh lui parle de la même manière qu'Il parle aux
esprits immatériels. » (21)
(20) Allusion au verset : « O Iblîs, qu'est-ce qui t'a empêché de te prosterner devant ce que J'ai
créé de Mes deux Mains ? » (Cor., 38, 75) qui évoque la création d'Adam.
(21) Futûhât, chap. 73, question 44. La notion de bashariyya peut cependant être transposée. Le
"contact direct" comporte en effet un sens d'excellence, à savoir que la création d'Adam
procède d'Allâh sans intermédiaire. Les deux Mains divines sont identifiées alors aux lettres
kâf et nûn qui composent la parole existenciatrice kun. Selon sa signification métaphysique
suprême, cette excellence concerne l'existence universelle dans sa totalité : « L'existence
conditionnée a été appelée bashar du fait de la "mise en contact" (mubâshara) de la Réalité
absolue (al-wujûd al-mutlaq) avec les Archétypes éternels (al-a'yân ath-thâbita) en vue de la
manifestation de cette existence. Le terme bashar a néanmoins été réservé à l'homme, du fait
qu'il est, de tous les êtres, celui dont la création est la plus parfaite » (ibid.). Le terme
mubâshara, qui désigne notamment la relation sexuelle, prend ici le sens d'une identité
essentielle apparaissant comme une "union" du point de vue de la manifestation contingente.
Ce texte contient une référence très claire à la doctrine des « états multiples de l'être ». La
condition humaine évoquée par le terme bashar n'est, parmi bien d'autres, qu'une des
modalité comprises dans la constitution de l'Homme total, synthèse microcosmique de
l'univers. Aux états supérieurs et supraindividuels de son être correspondent les modes
suprêmes de l'inspiration divine, dont il nous faut à présent aborder l'étude.
CHAPITRE XVIII
DE L'INSPIRATION UNIVERSELLE
L'inspiration divine est évoquée dans le Coran essentiellement au moyen de deux notions :
celle de wahy et celle d'ilhâm. La racine verbale à laquelle le premier terme appartient
comporte les mêmes éléments fondamentaux que celle qui sert à désigner la vie : dès l'abord,
l'enseignement qui s'y rapporte apparaît comme un simple aspect de la doctrine de l'Esprit ;
sa portée initiatique est soulignée dans le commentaire que Qâchânî donne des premiers
versets de la Sourate de l'Etoile, où la notion de wahy apparaît deux fois.
Il est dit tout d'abord : « Il (1) ne parle pas d'après la passion. Il n'est en vérité qu'une
inspiration (wahy) reçue ; l'a enseigné celui dont la force est terrible » (Cor., 53, 3-5). La
tradition islamique unanime considère cette dernière expression comme une désignation de
l'Ange Gabriel qui est, nous l'avons vu, l'intermédiaire par excellence entre Allâh et Ses
envoyés. Selon l'interprétation ésotérique de Qâchânî, le mode d'inspiration mentionné dans
ce passage coïncide avec « une phase (du processus initiatique) commençant par l'arrivée à
"l'Horizon du Cœur", qui est le Ciel de l'Esprit, et se terminant à "l'Horizon Suprême", où la
Station de l'Esprit s'achève ». La phase dont il s'agit implique l'intégration des états informels
de l'être depuis le centre de sa modalité individuelle, représenté par le cœur, jusqu'au Centre
universel qui est celui de l'Etre total ; elle correspond, de façon caractéristique, à ce que
Cheikh Abd al-Wâhid a appelé, par référence à la tradition hindoue, le "voyage de l'être en voie
de libération" (dêva-yâna) (2), voyage évoqué dans le Coran par le "pèlerinage de la Maison"
(hijj al-Bayt) (3). Cette phase est délimitée symboliquement par les "deux horizons" : l'Horizon
du Cœur, qui est le siège de l'"Esprit Fidèle (ar-Rûh al-Amîn) et l'Horizon Suprême (4), qui est
celui de l'"Esprit de Sainteté" (ar-Rûh al-Qudusi) envisagé plus spécialement en tant
qu'"inspirateur". L'Esprit Fidèle et l'Esprit de Sainteté désignent ici l'Ange Gabriel (5). Du reste,
la phase initiatique dont il s'agit est représentée également par l'Ascension Nocture (mi'râj) (6)
et l'on sait, d'après les récits traditionnels, que sayyidnâ Jibrîl accompagne le Prophète –
qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – au cours de cette Ascension. Tout ceci
correspond à ce que Qâchânî appelle, dans son commentaire, "l'inspiration au moyen d'un
intermédiaire".
(1) On considère habituellement qu'il s'agit ici du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! –
(désigné dès le deuxième verset par le terme sâhibu-kum) et, dans la phrase qui suit, du Coran.
(2) L'Homme et son devenir, chap. XXI.
(3) Cette expression, contenue dans le Verset du Pèlerinage (Cor., 3, 97) recèle une signification
purement initiatique sans aucun rapport avec le rite du pèlerinage légal (cf. La Doctrine
initiatique du Pèlerinage, p. 16-23).
(4) Al-ufuq al-a'lâ. Cette expression, qui figure au verset 7 de la Sourate de l'Etoile, est assimilée
par Qâchânî à l'"Horizon lumineux" (mubîn) mentionné dans un autre passage coranique (cf.
Cor., 81, 23). Ce rapprochement est confirmé par le fait que le Prophète est désigné dans ces
deux passages par le terme sâhibu-kum.
(5) L'identification de l'Ange Gabriel à l'Esprit de Sainteté a son fondement coranique dans le
verset : « Dis : l'Esprit de Sainteté l'a révélé progressivement de la part de ton Seigneur au
moyen de la Vérité pour qu'il raffermisse les croyants » (Cor., 16, 102). Le fait que les deux
appellations de Rûh al-Amîn (Cor., 26, 193) et Rûh al-Qudusi se rapportent toutes deux à cet
ange explique qu'Ibn Arabî les réunisse occasionnellement en désignant sayyidnâ Jibrîl au
moyen de l'expression Rûh Qudusi Amîn : "Esprit Saint et Fidèle" ; (cf. Futûhât, chap. 159).
(6) Sur la correspondance entre l'Ascension Nocturne, le dêva-yâna et le Pèlerinage de la
Maison, cf. La Doctrine initiatique du Pèlerinage, p. 23-24 et 110.
(9) Dans son commentaire sur les trois modes de communication de la Parole divine qui ont
fait l'objet du chapitre précédent, Qâchânî identifie le premier mode, décrit – rappelons-le –
comme "l'inspiration sans intermédiaire", au maqâm al-wahda. La distinction de ces modes
correspond ainsi, d'une certaine façon, à celle de l'Essence, des Attributs et des Actes dont on
connaît l'importance dans le Tasawwuf en général, et chez cet auteur en particulier. Toutefois,
cette inspiration sans intermédiaire était envisagée alors, au point de vue de la bashariyya,
comme une "projection vers le cœur", autrement dit dans son rapport avec le centre de l'être
individuel (jîvâtmâ dans l'Hindouisme).
(10) Sâhib an-nubuwwa ; il s'agit de la prophétie légiférante qui comporte, de par sa nature
même, l'affirmation d'une dualité. Celui qui en a la charge peut, bien entendu, bénéficier lui-
même d'une inspiration directe, mais en tant que saint (walî), non en tant que législateur.
(11) Futûhât, chap. 353.
(12) Ibid.
(13) A ce degré, Allâh est la Science de l'être, comme Il est, par ailleurs, "sa Vue et son Ouïe" ; cf.
chap. 425.
Et le Cheikh ajoute : « Cette Condescendance divine (14) est la seule qui implique la réunion (15)
du point et de la circonférence, ce qui entraîne la disparition de l'espace intermédiaire, c'est-à-
dire la disparition du monde au sein de la Réalité divine.
(14) Munâzala. Les "Condescendances divines" constituent la cinquième partie des Futûhât, où
figure le chapitre 427 dont le texte cité est extrait.
(15) Iltiqâ : mot de la même racine que talaqqâ (communication) et ilqâ (projection).
Dès lors, on ne distingue plus le point de la circonférence ; le point cesse d'être en tant que
point et la circonférence en tant que circonférence. Seule subsiste une essence douée
d'existence ('ayn wujûdiyya) qui ne régit plus rien et que l'on ne peut plus définir à partir du
monde, ni pour ce qui concerne sa réalité propre, ni pour ce qui concerne son pouvoir. »
(16)La racine du terme 'ibâra comporte l'idée d'un "passage d'un lieu à un autre".
(17) Le texte cité ici fait partie de la réponse à la Question 56 du Questionnaire de
Tirmidhî :"Qu'est-ce qu'al-wahy ?" (Futûhât, chap. 73).
« … Il s'agit d'une Epiphanie divine essentielle (tajallin dhâtiyun ilâhiyyun). C'est pourquoi,
selon la Tradition, la Parole d'Allâh communiquée au moyen d'al-wahy était semblable à "une
chaîne (traînée) sur des rocs", de sorte que les anges s'évanouissaient ; de même, lorsque le
"Seigneur se manifesta" (Cor., 7, 143), la montagne, qui était le voile de Moïse, fut réduite en
poussière... ». L'enseignement initiatique est exprimé ici au moyen d'un sous-entendu, à savoir
que Dieu ne peut être connu que par Lui-même. La désintégration de la montagne et
l'évanouissement des anges représentent l'impuissance et l'incapacité des états formels et
informels de manifestation dès lors qu'il s'agit d'une inspiration d'ordre principiel et
métaphysique. Toutefois, le cas de la montagne peut se comprendre aussi dans une
perspective cyclique, par référence au Triangle de l'Androgyne. Rappelons que, selon Michel
Vâlsan, « si l'on se rapporte au symbolisme de la montagne et de la caverne (18) comme
"séjours" du Pôle spirituel, l'alif supérieur représente la position dominante et manifeste de
celui-ci au début du cycle, et l'alif inférieur sa résidence centrale et intérieure dans la phase
d'occultation » (19). A ce point de vue, al-wahy apparaît comme une modalité de l'inspiration
divine liée plus spécialement à la phase finale du cycle : « Si Nous avions fait descendre ce
Coran sur une montagne, tu l'aurais vue s'abaisser et voler en éclats par crainte d'Allâh » (Cor.,
59, 21) (20).
(18) La caverne est un équivalent symbolique du cœur. Le "petit triangle" correspondant est
celui du nom d'Eve, qui évoque l'idée de "vie" ; ceci permet de comprendre la fonction
particulière du cœur en tant que support de l'inspiration divine (wahy).
(19) L'Islam et la Fonction de René Guénon, p. 111.
(20) Cette interprétation cyclique se retrouve d'une certaine façon chez Ibn Arabî, pour qui la
montagne de Moïse « est la première qu'Allâh a dépossédée de son pouvoir réducteur et de sa
puissance, … la première à avoir acquis la connaissance d'elle-même. En effet, au Jour de la
Résurrection (c'est-à-dire à la fin du cycle), les montagnes seront (toutes) réduites en
poussière par le fait de la Manifestation divine ; elles seront comme des "flocons de laine
cardée" (Cor., 101, 5)... ; elles deviendront elles-mêmes "terre". Lorsque leur élévation
(verticale) sera nivelée, cela ajoutera au nivellement de la terre. » (Futûhât, chap. 377).
« … L'inspiration (wahy) est ce que la Parole divine opère de manière immédiate dans l'âme
de ceux qui l'écoutent ; seuls savent cela ceux qui ont la connaissance de l’Œuvre divine (21)
qui est l'essence de l'inspiration dans le monde "alors qu'ils n'en ont pas conscience" (22). Il se
peut aussi que l'inspiration soit la Foi immédiate produite par l'Esprit divin issu du
Commandement (ar-Rûh al-ilâhî al-amrî) et relative au message qu'il apporte ». La Foi est, elle
aussi, un pur don de Dieu, une « science qui s'impose ('ilm darurî) : le croyant la trouve dans
son cœur et ne peut la repousser » (23) ; elle ne peut être acquise, ni par la pratique des œuvres
en tant que telle, ni par la réflexion ; elle s'apparente, pour l'homme, à ce qu'est l'instinct pour
les bêtes et les plantes (24). Ceci explique que le texte cité ici envisage, tout d'abord, le Langage
universel d'Allâh dont l'expression se confond avec l'Œuvre divine et la manifestation des
choses, puis la Parole qu'Il adresse de manière spécifique à l'homme comme tel ; cette
dernière n'est en effet rien d'autre qu'une modalité particulière de l'Inspiration Universelle
présente chez tous les êtres du monde : « Il n'est aucun genre, aucune espèce de créature
auxquels Allâh ne communique Son inspiration, qu'il s'agisse de l'Ange, du Jinn, de l'Homme,
de l'Animal, de la Plante ou du Minéral (25). Parmi les animaux, Il a mentionné les abeilles (26) ;
parmi les choses "inertes", le Ciel et la Terre : bien que le tout soit pour nous vivant, nous nous
en tenons à ce qui est affirmé et admis communément (27).
(24) La notion de wahy s'applique d'ailleurs également à la "science innée" chez l'homme : Ibn
Arabî voit "un effet de l'inspiration divine du nouveau-né" dans le fait qu'il prenne le sein de sa
mère ; il rattache également au wahy universel "l'attachement de la mère pour l'enfant chez
tous les animaux" (Futûhât, chap. 69).
(25) Cette énumération est traditionnelle en Islam. Le terme jamâd désigne de façon spécifique
les minéraux, mais il a aussi le sens général de chose "inerte", "inanimée", de sorte qu'il peut
s'appliquer au Ciel et à la Terre.
(26) Cf. Cor., 16, 68. Ibn Arabî précise à ce propos : « Aucun animal n'agence ni ne bâtit sa
demeure selon la forme du monde comme le fait l'abeille : elle produit une forme hexagonale
qui remplit l'espace tout entier ; de même la forme sphérique ne laisse subsister aucun vide...
En outre, l'abeille remplit sa demeure de miel pour elle-même, non pour les autres ; sur ce
point aussi, il y a analogie avec le monde, en ce sens que toute chose "proclame la
transcendance d'Allâh par Sa propre Louange" : c'est donc pour Lui qu'Il les a créées. A
l'intention de ceux que leur disposition naturelle conduirait à œuvrer pour eux-mêmes ou
pour autre qu'Allâh, le Très-Haut dit, en effet : "J'ai créé les jinns et les hommes uniquement
pour qu'ils M'adorent" (Cor., 51, 56). Le fait que certains n'agissent pas en vue de ce pour quoi
ils ont été créés n'y change rien : ils seront interrogés sur leur attitude et auront à en rendre
compte. Il en va de même pour les abeilles : elles emmagasinent pour elles-mêmes ce qu'elles
tirent d'elles-mêmes pour leur subsistance ; puis, quelqu'un vient qui le leur ôte et en dispose
autrement. La chose étant ainsi dans le cas des abeilles, et uniquement dans leur cas, Allâh
nous a fait savoir qu'Il leur donnait Son inspiration de manière directe, à l'exclusion des autres
animaux" (Futûhât, chap. 322). Notons que la "forme sphérique" a ici une fonction symbolique
analogue à celle de l'Ether dans l'enseignement de René Guénon.
(27) L'enseignement de René Guénon suivant lequel la notion de "matière inerte" est
contradictoire (cf. Le Règne de la Quantité, chap. II) rejoint, ici encore, celui du Cheikh al-Akbar.
Le Très-Haut a dit, en effet : "Il n'y a aucune chose qui ne proclame la transcendance (de Dieu)
par Sa propre Louange" (Cor., 17, 44) ; Il a dit encore : "Il n'y a pas de communauté où ne soit
passé un Avertisseur (nadhîr)" (Cor., 35, 24) (28) ; et encore : "Si nous avions fait de lui un ange,
Nous aurions fait de lui tout de même un homme" (Cor., 6, 9) ; et encore : "S'il y avait sur la
terre des anges marchant en paix, Nous aurions fait descendre sur eux (29), depuis le Ciel, un
ange comme envoyé" (Cor., 17, 95) » (30).
(28) Ce verset est à rapprocher de Cor., 6, 38 : « Il n'y a pas de bêtes sur terre ni d'oiseaux volant
de leurs ailes qui ne soient une communauté tout comme vous ». Allusion au "pacte" qui
rattache chaque catégorie de créatures à son principe divin ; à l'intérieur de chacune d'elles,
tout être particulier réalise ce pacte dans la mesure de ses capacités. Ceci explique les
différences de qualité spirituelle au sein de chaque espèce (par exemple : toute montagne
n'est pas qualifiée, comme l'était Arunachala, pour servir de support à une théophanie) et,
d'autre part, les différences de statut qui peuvent affecter une même espèce du fait des grâces
ou des disgrâces qui accompagnent les modification cycliques (par exemple : le sanglier, qui
est un symbole primordial du sacerdoce, est, en Islam, assimilé au porc).
(29) "Sur eux", c'est-à-dire : sur les hommes. Qâchânî rapproche ce verset du précédent : les
anges, intermédiaires entre Dieu et l'homme, ne peuvent descendre sur terre qu'à condition
d'assumer la condition corporelle, car la communication de la Science divine est inséparable
de la forme de l'être auquel elle est destinée. Rappelons cependant que l'Homme Universel est
à la fois l'Esprit d'où procède la science communiquée, l'Ange qui la communique et le
Réceptacle humain qui la reçoit.
(30) Futûhât, chap. 285.
Les allusions à la Vie universelle et au Tasbîh (31) confirment le lien entre al-wahy et l'idée de
vie : l'inspiration divine est ce qui constitue la vie du monde, ce par quoi le monde, dans son
existence, sa diversité et ses particularités, manifeste la science et la volonté principielles :
« Allâh n'a créé aucune chose dans le monde qui ne soit vivante et douée de parole (nâtiqa)
(32)... dès lors il est non seulement possible, mais aussi bien réel et effectif, que Dieu s'adresse à
l'ensemble des choses existenciées par voie d'inspiration, qu'il s'agisse du Ciel, de la Terre, des
montagnes, des arbres et de toutes les autres ; Il leur a attribué l'obéissance à ce qu'Il ordonne
et le refus d'accepter ce qu'Il propose ; Il fait se prosterner devant Lui toute chose (33), car Il Se
manifeste à toute chose et inspire toute chose par ce qu'Il lui communique.
(31) L'allusion au Tasbîh est présente dans le verset Cor., 17, 44 : le Tasbîh est le fait de
"proclamer la transcendance" d'Allâh ; sur le lien entre cette notion et l'idée de vie, cf. Les
trente-six Attestations coraniques de l'Unité, p. 183-184.
(32) Pour le Connaissant par Allâh, ce "Discours universel" des choses est comparable à celui de
l'Envoyé ; cf., par exemple, Futûhât, chap. 300.
(33) Allusion à Cor., 13, 15 ; 16, 49 et 22, 18. De ce fait, la distinction de l'obéissance et du refus
n'a de portée réelle que dans le cas des hommes et des jinns, ainsi qu'il sera précisé plus loin.
Il a dit au Ciel et à la Terre : "Venez de bon ou de mauvais gré !" Ils dirent : "Nous venons avec
obéissance" (Cor., 41, 11) ; Il a "inspiré en tout Ciel l'ordre qui le concerne en propre" (Cor., 41,
12) ; de même, la Terre : "Il l'a inspirée" (Cor., 99, 5) ; "Et ton Seigneur a inspiré aux abeilles"
(Cor., 16, 68) ; "Et Nous t'avons inspiré à toi..." c'est-à-dire à Muhammad – sur lui la Grâce et la
Paix ! – "un esprit procédant de Notre Ordre" (Cor., 42, 52). Son inspiration est donc
universelle et s'étend à tous, bien que subsiste la distinction de ceux qui obéissent et de ceux
qui n'obéissent pas. » (34)
Chaque catégorie d'êtres manifeste par sa spécificité, en vertu du "pacte particulier" qui la
lie à son Existenciateur, son obéissance et sa conformité à l'ordre divin (35). Seuls font
exception les hommes et les jinns, qui ont la possibilité de s'y soustraire, ce qui, précisément,
constitue leur "faiblesse". L'inspiration divine, qu'elle soit perçue – ce qui pour les hommes
n'est plus guère possible actuellement que par le moyen de l'initiation et de la réalisation
spirituelle – ou non, s'impose néanmoins à eux avec le même caractère de nécessité et de
"force réductrice" qu'elle revêt chez les autres créatures :
« Si la Parole divine est communiquée par mode d'inspiration (wahyan), son pouvoir est
trop fort pour que l'on puisse s'y opposer : "Et Nous avons inspiré à la mère de Moïse : que tu
l'allaites ; et si tu crains pour lui, lance-le dans le Flot !" (36). C'est ce qu'elle fit sans rechigner,
en dépit du fait que la situation indiquait plutôt qu'elle le lançait à sa perte. Elle ne s'opposa
pas ; elle n'hésita pas ; son état de créature humaine (bashariyya) ne la domina pas au point de
lui faire voir que le lancer ainsi dans le Flot à l'intérieur d'un coffre était une chose très
dangereuse. Cela montre que l'inspiration est plus puissante, dans l'âme de celui qui en est le
bénéficiaire, que sa constitution naturelle, qui est d'ailleurs son âme même. Le Très-Haut a
dit : "Et Nous sommes plus près de lui que vous" (37) ; "et Nous somme plus près de lui que sa
veine jugulaire" (Cor., 50, 16) ; or, la veine jugulaire fait partie de l'être même !
(35) Par là est assurée la sauvegarde du monde car, sans le secours providentiel de l'inspiration
divine, il ne pourrait subsister ; cf. ibid., chap. 360.
(36) Cor., 28, 7. Il s'agit, selon l'interprétation courante, des flots du Nil.
« O homme de Dieu ! Prétends-tu que c'est Allâh qui t'inspire ? Considère ton âme : hésite-t-
elle ? S'oppose-t-elle ? La trouves-tu en train de faire des plans, d'élaborer les choses en détail,
de se livrer à la cogitation ? C'est que tu es dépourvu de toute inspiration. Si, en revanche,
celle-ci exerce son autorité sur toi et sur tes actes, si elle te rend sourd, si elle s'interpose entre
toi et tes facultés d'élaboration, si son pouvoir persiste en toi, c'est qu'il s'agit d'une
inspiration véritable, et tu es un être inspiré.
« Tu réalises alors que la hauteur et l'élévation de ton rang résident simplement dans le fait
de rejoindre les êtres que tu déclares inférieurs : les animaux, les plantes, les minéraux ; car
toutes choses, à l'exception des hommes et des jinns envisagés en tant qu'êtres composés, ont
été constituées originellement dans la Science d'Allâh. L'homme lui-même est constitué ainsi
lorsque l'on considère ses membres : rien de ce qu'il y a en lui, ses cheveux, sa peau, sa chair,
ses nerfs, son sang, son esprit, son âme, ses ongles, ses dents, rien de tout cela qui ne soit
Savant par Allâh – qu'il soit exalté ! – par sa constitution originelle (fitra), c'est-à-dire par
l'inspiration en laquelle (Dieu) Se manifeste en lui. En revanche, en tant qu'être composé, et
dans la mesure où cet ensemble composé a autorité sur lui, l'homme est ignorant d'Allâh ; du
moins jusqu'à ce qu'il considère sainement les choses, réfléchisse et fasse retour à lui-même :
il réalise alors qu'il y a un Artisan qui l'a fait, un Créateur qui l'a créé.
« Si Allâh lui faisait entendre ce que disent sa peau, sa main, sa langue ou son pied, il les
entendrait parler au moyen de la Connaissance qu'ils ont de leur Seigneur, proclamer la
transcendance de Sa Majesté ainsi que Sa Sainteté : "Le jour où leurs langues, leurs mains et
leurs pieds témoigneront contre eux de ce qu'ils auront fait" (Cor., 24, 24) ; "Ils diront à leurs
peaux : pourquoi avez-vous témoigné contre nous ? Elles répondront : Allâh nous a donné la
parole, Lui qui l'a donnée à toute chose" (Cor., 41, 21). Au point de vue des éléments qui le
composent, l'homme est Savant par Allâh – qu'Il soit exalté ! En revanche, en tant qu'ensemble
composé, il est ignorant d'Allâh tant qu'il ne sait pas ce qu'il y a dans ses membres ; il est donc
à la fois savant et ignorant ! "Nul ne sait ce qui a été tenu secret pour eux en fait de fraîcheur
pour les yeux !" (Cor., 32, 17). Considéré dans la première perspective, l'homme est un être
inspiré ; considéré dans la seconde, il ne bénéficie pas de l'inspiration d'une façon constante. »
(38)
La seconde notion servant à désigner l'inspiration est celle d'ilhâm ; elle n'intervient qu'une
seule fois dans le texte sacré, au verset 8 de la Sourate 91, sous la forme verbale alhama : "Et Il
lui a inspiré son iniquité et sa piété". Afin d'éviter toute interprétation abusive, Ibn Arabî
précise que cette inspiration est faite à l'âme pour qu'elle ait la science de l'iniquité, non pour
qu'elle l'accomplisse (1).
Fondamentalement, les termes wahy et ilhâm recouvrent une réalité identique. Le second ne
se différencie du premier que par des considérations qui relèvent du langage technique. On en
réserve parfois l'usage à l'inspiration portant sur un sujet déterminé (2), tandis que la "science
qui s'impose" (wahy) serait liée à des états de l'être ou à des degrés obtenus par lui, sans
détermination particulière. Toutefois, le critère le plus souvent retenu est celui du respect des
convenances spirituelles (adab): l'Envoyé d'Allâh – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce et Sa
Paix ! – étant le Sceau des prophètes, toute inspiration ultérieure sera désignée, par égard et
respect pour la Station de la prophétie (Maqâm an-nubuwwa), uniquement au moyen du
terme ilhâm (3). Ibn Arabî cite à ce propos le verset : « En vérité, il a été inspiré (ûhiya : c'est-à-
dire selon le mode désigné par al-wahy) à toi et à ceux qui t'ont précédé » (Cor., 39, 45) en
faisant observer que nulle part dans le Coran le terme wahy n'est utilisé pour ceux qui
viendront après le Prophète et seront les héritiers de sa science. Le Cheikh applique
notamment cette distinction au Christ qui, en tant qu'envoyé divin antérieur à l'Islam, a reçu le
don de la Science divine au moyen d'al-wahy, alors que, lors de sa Seconde Venue, seuls lui
appartiendront le dévoilement initiatique (kashf) et l'inspiration désignée par le terme ilhâm.
Cela dit, il nous faut préciser encore un point d'une extrême importance, à savoir que la
distinction entre l'inspiration communiquée par l'intermédiaire d'un ange et celle qui procède
de la "Face divine" de l'être (4) coïncide avec les modes fondamentaux de la Révélation
islamique que sont le Coran et le hadîth. L'émir Abd al-Qâdir fait observer, par exemple, que si
le Coran et le hadîth qudsî sont tous deux "la Parole d'Allâh le Très-Haut sans aucun doute",
dans le second cas le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – transmet la Parole de son Seigneur
"sans l'intermédiaire d'un ange, mais à partir du wajh khâss" (5) qui est la "Face propre" ou
divine de l'être. Ceci permet de comprendre pourquoi il est dit parfois que cette catégorie de
hadîths a été révélée au Prophète au terme de son Ascension céleste (6) car, ainsi que nous
l'avons vu, l'inspiration dont Muhammad bénéficia en cette circonstance est considérée par la
Tradition islamique comme le type même de celle qui s'actualise de manière directe.
(6) Cf. La Niche des Lumières, traduction de Mr. Muhammad Vâlsan, p. 146, note 5 et supra, p.
160-161.
Dans ces conditions, l'affirmation du Cheikh al-Akbar suivant laquelle ce mode d'inspiration
est "plus sublime et plus noble" que celui qui s'opère au moyen d'un intermédiaire angélique
paraît a priori surprenante, puisqu'elle entraîne comme conséquence apparente une certaine
supériorité du hadîth sur le Coran, contrairement à la doctrine communément admise en
Islam. Pour comprendre l'enseignement d'Ibn Arabî sur ce point délicat, il importe avant tout
d'en connaître la teneur exacte, telle qu'elle se dégage notamment d'un texte tout à fait
explicite (7) :
« Tu accomplis les rites pour Allâh, en ce sens que tu considères ce qu'Il t'ordonne de faire
pour Lui dans le monde comme Son Acte même : soit par "jalousie" (8), soit pour glorifier
l'Immensité divine. Sa Parole comporte ici deux mentions, celle d'Allâh et celle de Son Envoyé :
"Celui qui obéit à l'Envoyé obéit en vérité à Allâh" (Cor., 4, 80). Tu œuvres alors conformément
au Livre et à la Sunna, et non par l'effet d'une passion de l'âme comme la jalousie "naturelle"
ou une glorification "naturelle" et sélective qui concernerait uniquement Allâh ou uniquement
Son Prophète. N'a-t-il pas dit – sur lui la Grâce et la Paix ! – : "Je ne pense pas qu'aucun d'entre
vous, à qui l'on viendrait avec un hadîth provenant de moi alors qu'il se trouverait accoudé sur
sa couche, puisse dire alors : 'Communique-le moi sous forme coranique !' Car en vérité, par
Allâh, (son degré) est comparable à celui de ce Coran ou est même plus élevé (9) encore".
« Sa parole "ou même plus élevé encore" avait pour but de montrer le degré élevé du hadîth :
dans le cas du Coran, l'Esprit Fidèle (ar-Rûh al-Amîn) s'interposait entre Allâh et lui, alors que
le hadîth lui était communiqué directement de la part d'Allâh. Il est bien connu que, dans une
chaîne de transmission (isnâd), la proximité a plus de valeur que l'éloignement ; la simple
présence d'une personne supplémentaire diminue d'autant la valeur et l'autorité de la
transmission pour ce qui vient d'Allâh. Une information transmise revêt en effet, forcément,
une forme qui provient de celui qui la transmet ; elle ne demeure pas dans l'état originel qui
était le sien et à partir duquel elle a été communiquée. La parole d'un informateur disant :
"voici ce qu'a dit un tel" n'est pas comparable à celle qui est entendue directement ;
l'expression et le langage utilisé opèrent une certaine transformation. L'interprète ne transmet
pas la parole même de celui dont il est le porte-parole ; en la communiquant, il transmet
uniquement ce qu'il en a compris. Si c'est à partir de toi que la transmission s'opère, tu es au
même degré que celui qui te parle : peut-être saisiras-tu des choses que n'aurait pas
comprises un interprète entre lui et toi. C'est pourquoi le hadîth a une valeur "plus grande"
que celle du Coran : même si on le fait descendre de son degré, on ne pourrait aller plus loin
que de le déclarer semblable (au Coran). Si l'Envoyé d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix – a
utilisé les termes "ou plus élevé encore", c'est que la valeur du hadîth est réellement plus
grande, sans le moindre doute !
« Si nous disons que la révélation du Coran s'est effectuée "avec un intermédiaire", c'est
uniquement du fait de Sa Parole (10) : "L'Esprit Fidèle est descendu avec lui sur ton cœur" (Cor.,
26, 193) ; et de cette autre : "Dis : l'Esprit de Sainteté l'a révélé progressivement de la part de
ton Seigneur" (Cor., 16, 102) ; et de cette autre encore : "Ne te hâte pas de proclamer ce Coran
avant que son inspiration ait été décrétée pour toi, et dis : Seigneur, augmente-moi en
Science !" (Cor., 20, 114) (11) : au moyen de ce qui lui venait de la part d'Allâh sans
intermédiaire, c'est-à-dire le hadîth, qui ne porte pas le nom de Coran. »
(10) Cette restriction indique que le point de vue développé ici n'exprime pas la réalité
véritable (haqîqa), mais ce qu'il convient d'en dire dans la perspective de la risâla, c'est-à-dire
d'un message divin adressé à tous.
(11) La phrase qui suit est en réalité une glose de ce dernier verset, présentée sous une forme
qui en prolonge et en explicite le sens.
Soulignons d'emblée que ce texte ne pourrait en aucune manière être considéré comme
hétérodoxe, ni – cela va de soi – au point de vue de la doctrine métaphysique, ni même au
regard des données islamiques courantes puisqu'il prend appui sur une parole du Prophète. Il
ne remet d'ailleurs pas en cause les différences statuaires généralement connues, notamment
l'excellence du "Livre" en tant que source de droit (12) ou le fait que, à la différence du Coran,
les hadîths peuvent être confirmés ou infirmés par ceux d'entre les saints qui sont entrés en
contact direct avec la Source de la Tradition (13). La "valeur plus grande" du hadîth se
comprend, elle aussi, avant tout comme une marque d'adab, c'est-à-dire de respect des
convenances à l'égard du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! Il ne faut pas perdre de vue
que Muhammad est véritablement le seul organe de la Révélation islamique : c'est
uniquement par sa bouche que celle-ci, sous toutes les modalités qu'elle comporte, Coran,
hadîth ordinaire et hadîth qudsî, fut transmise à sa communauté. C'est pourquoi un saint
inspiré comme l'émir Abd al-Qâdir n'hésite pas à réduire la différence entre le Coran et le
hadîth au point de la considérer comme une pure question d'ordre statuaire : « De même que
le Très-Haut "n'est pas interrogé sur ce qu'Il fait" (Cor., 21, 23), Il n'est pas interrogé sur ce
qu'Il décide : "L'autorité statuaire (hukm) appartient à Allâh" (Cor., 6, 57) ; … si le Législateur
sacré ne donne pas (au hadîth qudsî) un statut de Parole divine personnelle, il n'aura pas ce
statut » (14).
(14) Mawqif 209. La raison de cette différence statuaire, fort intéressante à relever dans le
présent contexte, est suggérée par référence au verset : « Aucun rappel occasionnel
(muhdathin) ne leur vient de la part du Tout-Miséricordieux sans qu'ils ne s'en détournent »
(Cor., 21, 2) ; en effet, le terme muhdathin, de la même racine que hadîth, doit se comprendre
ici par opposition à l'idée d'"éternité" (qidam), qui qualifie, quant à elle, la Parole d'Allâh.
Ce respect des règles de convenance met en relief le lien nécessaire qui existe entre l'Islam et
la réalité métaphysique actualisée en ce monde par le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! –
de sorte que les divers modes de la Révélation apparaissent comme de simples possibilités
inhérentes à son degré et à son état. A son tour, cette perspective oblige à considérer
l'inspiration manifestée par la descente du Coran d'une manière différente et plus complète
qu'on ne le fait d'ordinaire :
« Le Très-Haut a dit : "Le Tout-Miséricordieux (ar-Rahmân). Il a enseigné le Coran (al-
Qur'ân)..." ; Il a désigné expressément le Coran (15), puis Il a dit : "… Il a créé l'Homme. Il lui a
enseigné al-Bayân (16)" (Cor., 55, 1-4). Ensuite, Il a fait descendre le Coran sur l'Homme pour
qu'il le traduise au moyen de l'enseignement qui lui avait été donné au sujet du Bayân et qu'il
était seul capable de recevoir. Le Coran possédait la science du discernement : il savait en quel
lieu, d'entre les lieux du monde, il devait descendre ; il descendit donc sur le cœur de
Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! Ensuite, ce fut l'Esprit Fidèle (ar-Rûh al-Amîn) qui
descendit avec lui. Depuis, il ne cesse de descendre dans les cœurs des hommes de sa
communauté et ne cessera pas jusqu'au Jour de la Résurrection. Sa descente dans les cœurs
est toujours nouvelle, car il ne vieillit pas : c'est l'inspiration (wahy) permanente. L'Envoyé –
sur lui la Grâce et la Paix ! – eut en cela la primauté, ainsi que dans la communication qu'il en
fit aux oreilles des créatures humaines (bashar) ; parmi ces dernières, c'est lui également qui
fut au point d'origine. Ainsi, le Coran devint un intermédiaire (barzakh) entre Dieu et l'Homme
(insân).
« La forme du Coran dans le cœur (du Prophète) n'était pas la même que celle que fit
paraître sa langue : en tout lieu, Allâh établit un statut qui n'appartient qu'à lui. Dans le cœur,
(le Coran) se manifesta comme un être unique ; puis, l'imagination (khayâl) l'entraîna et le
divisa ; puis, la langue s'en saisit et le doua de lettres et de sons, soumettant l'ouïe à son
audition (17). Il (18) fit apparaître ainsi qu'il était l'interprète d'Allâh, non du Tout-
Miséricordieux, car "Allâh" comporte à la fois la Miséricorde, la Rigueur (qahr) et le Pouvoir
souverain... Depuis qu'elle est ainsi descendue, la Parole d'Allâh n'a cessé et ne cessera d'être
récitée, sous forme de sons et de lettres, jusqu'à ce qu'elle soit ôtée des poitrines et effacée des
Livres : il n'y aura alors plus d'interprète pour être le réceptacle de la descente du Coran, car il
n'y aura plus d'homme créé selon la Forme divine (19) : la forme corporelle de l'homme sera
rendue semblable à celle des bêtes. » (20)
(15) Autre sens possible : Il a mis le (mot) Coran au cas direct (c'est-à-dire à l'accusatif). On
peut comprendre que le Coran, à ce degré, est à la fois l'objet et le réceptacle ou le destinataire
de l'enseignement divin.
(16) Ce mot se comprend ici par référence au terme Qur'ân (Coran) qui figure au verset 2 : il
s'agit d'une "exposition claire" du contenu du Coran.
(17) Référence évidente à la doctrine universelle des "trois mondes" : le Coran descend d'abord
dans le domaine de la manifestation subtile, puis dans celui de la manifestation corporelle.
(18) Il s'agit du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
(19) Allusion à l'être primordial d'Adam et à la fonction axiale qui est la sienne au début du
cycle : la "récitation du Coran" doit être comprise ici dans un sens initiatique qui sera expliqué
au chapitre suivant.
(20) Futûhât, chap. 329.
Ce passage montre que la révélation opérée au moyen de l'Esprit Fidèle ainsi que
l'"inspiration accompagnée d'un intermédiaire" ne représentent qu'une seule phase –
considérée de surcroît comme secondaire, dans la mesure où elle concerne uniquement le
domaine des formes individuelles – de la "descente" du Coran. Celui-ci est descendu d'abord
sur le cœur du Prophète comme un être unique et sous une forme totale et universelle en
vertu d'une inspiration divine directe que, dans un autre passage des Futûhât (21), le Cheikh al-
Akbar identifie expressément à celle du wajh khâss : « L'Esprit Fidèle, Gabriel – sur lui la Paix !
– est le maître des envoyés ; il est chargé de leur enseignement. Cependant, lorsqu'Allâh
parlait par inspiration à Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – celui-ci "se hâtait de
proclamer le Coran avant que son inspiration ait été décrétée pour lui" (22) afin d'avoir la
science existencielle que c'était Allâh Lui-même qui avait pris son enseignement à Sa charge à
partir de la "Face propre" (wajh khâss) que l'ange ne connaissait pas. Allâh fit de l'ange
descendant avec l'inspiration (wahy) une forme destinée à voiler. » Ce texte établit de la
manière la plus claire que l'inspiration du Coran procédait avant tout, comme celle du hadîth
et spécialement du hadîth qudsî, de la "Face divine" du Prophète et qu'elle était par
conséquent, elle aussi, directe et sans intermédiaire. La réalité voilée par l'ange est que la
source de la Révélation est unique (23), en dépit des différences de forme et de statut qui
accompagnent la descente de l'ordre divin lorsque s'actualisent les exigences et les caractères
propres de la risâla : il s'agit du mystère de l'Identité Suprême. Celle-ci, en tant qu'elle
implique pour l'Homme Universel la possession effective et totale de la Science divine
synthétique, est elle-même désignée par le terme Coran (24).
(25) Nutq. Cette indication figure notamment dans le commentaire de Qâchânî. Sur la
distinction du Verbe et de la Parole, cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. IV.
(26) Néanmoins, il y a place ici pour une nuance. Celui dont dépend l'intermédiaire peut en
effet attribuer la Parole, soit à Lui-même, soit à l'intermédiaire. C'est pourquoi le Coran est
qualifié, tantôt de "Parole d'Allâh" (Cor., 9, 6), tantôt de "Parole d'un noble Messager" (Cor., 81,
19).
Aucune mention d'un autre qu'Allâh n'est faite dans cette communication de la Connaissance »
(27) ; et, à propos du Furqân : « L'inspiration première fut celle du Coran. Nous savons par
dévoilement intuitif que le Furqân fut pour le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – un Coran
synthétique, non divisé en sourates et en versets. C'est pourquoi il se "hâtait" de le proclamer
(28) lorsque Gabriel descendait avec la Révélation détaillée (Furqân). Il lui fut dit alors : "Ne te
hâte pas de proclamer le Coran..." qui est auprès de toi, en le communiquant de manière
synthétique et donc incompréhensible "… avant que son inspiration... " en tant que Révélation
distinction et détaillée "… ait été décrétée pour toi. Et dis : Seigneur, augmente-moi en science"
(29) en distinguant les significations que tu as réunies en moi ! » (30).
(27) Futûhât, chap. 369 ; il s'agit de la suite du texte qui a été cité plus haut (cf. supra, n. 21).
(28) Allusion à Cor., 20, 114 et 75, 16. Le verset commenté ci-après fait partie de Cor., 20, 114.
(29) On notera au passage le sens nouveau que prend ici cette parole.
La perspective "descendante" ainsi évoquée permet de comprendre que tout l'aspect formel
et même sensible, aussi bien auditif que visuel, de la Révélation coranique revêt lui-même un
caractère divin ; c'est là le privilège de l'"inimitabilité" du Coran (i'jâz) qui demeure pur et
inaltéré dans sa "descente", en dépit de la présence d'un intermédiaire angélique (31) : « Le
Très-Haut a existencié le Coran sublime dans le cœur de Gabriel. Celui-ci l'a entendu composé
en langue arabe, avec sa qualité inimitable, tout comme il l'est pour nous... C'est Allâh qui l'a
composé : il n'a été "interprété" par aucune créature ; il a été préservé de toute altération. »
(32) Au point de vue de la réalisation, l'inimitabilité apparaît comme une expression parmi
d'autres du Maqâm Muhammadien, ou Degré initiatique suprême, qui appartient en propre au
Prophète de l'Islam : « Le Prophète a reçu les Paroles Synthétiques (jawâmi' al-Kalimi) et, par
là-même, l'inimitabilité (i'jâz) du Coran qui est la Parole d'Allâh ; en effet, il en est l'interprète,
et l'i'jâz se rapporte précisément à cette fonction de "traducteur" qui est son privilège.
L'inimitabilité ne concerne pas les idées pures et immatérielles, mais uniquement la jonction
de ces idées avec les formes des mots et l'ordonnance des lettres. (Le Prophète) est la Langue
de Dieu, Son Ouïe et Sa Vue, ce qui est le plus élevé des degrés divins : le degré de celui dont
Allâh est l'ouïe, la vue et la langue est inférieur car, en ce cas, c'est Allâh qui est l'interprète de
Son serviteur !... N'est l'interprète d'Allâh que celui dont l'élection est supérieure à toute
autre. » (33)
(33) Futûhât, chap. 337. Les deux degrés envisagés ici sont symbolisés respectivement par les
lettres vocalisées "li" et "bi". La première représente les êtres qui sont "pour Allâh" ou, selon le
sens suprême, qui "appartiennent à Allâh en mode essentiel" ; la seconde, ceux qui sont "par
Allâh" et qu'Il aide par Sa Présence. Compte tenu du graphisme vertical du li et horizontal du
bi, ces lettres peuvent être envisagées comme une désignation symbolique des "Grands" et des
"Petits" Mystères.
CHAPITRE XX
Si la doctrine initiatique de la Connaissance est liée en Islam, comme dans toutes les
traditions orthodoxes, à celle de l'Esprit, il est une particularité qui appartient en propre à la
tradition islamique et la distingue de toute autre : il s'agit de la relation nécessaire qui existe
entre le degré suprême de cette réalisation et l'identification de l'être à la source première de
la Révélation, s'accompagnant d'une "descente" nouvelle du Coran "sur le cœur". Ce degré, qui
n'est autre que l'Identité Suprême, implique en effet la réception effective de la Science sacrée
dans toute sa plénitude, et cette science totale est l'essence même du Coran. C'est pourquoi la
descente du Coran, qui s'effectue d'abord "sur le cœur de Muhammad", puis "par
l'intermédiaire de l'Esprit Fidèle", ne cessera plus, ensuite, de "descendre sur les cœurs de la
communauté muhammadienne jusqu'au Jour de la Résurrection" ; c'est pourquoi également
"lorsque la Parole d'Allâh sera ôtée des poitrines et effacée des Livres... il n'y aura plus
d'homme créé selon la Forme divine" (1), c'est-à-dire pour obtenir ce degré suprême.
(4) Michel Vâlsan a relevé que ce "secret" divin est identique à ce qui est désigné dans le
Vêdânta par le terme Atmâ ; cf. Etudes Traditionnelles, 1971, p. 65, note 7.
(5) Futûhât, chap. 366.
(7) Sur la signification initiatique de ce terme, cf. Etudes Traditionnelles, 1968, p. 81.
(8) Allusion au hadîth qudsî selon lequel le Très-Haut dit : « Ceux qui s'approchent de Moi ne
peuvent le faire au moyen d'une œuvre qui Me soit plus agréable que celle que Je leur ai
rendue obligatoire ; de plus, le serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par des œuvres
surérogatoires jusqu'à ce que Je sois l'ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la
main par laquelle il saisit, le pied par lequel il marche... ». Ibn Arabî ajoute l'attribut de science
à ceux qui sont énumérés dans ce hadîth.
(9) Futûhât, chap. 425.
D'autres données traditionnelles sont évoquées par le Cheikh al-Akbar à propos d'Abû Yazîd
al-Bistâmî. En effet, la réalisation métaphysique de ce saint était inséparable de sa Science
coranique : « On rapporte qu'Abû Yazîd ne mourut pas sans avoir appris par cœur (istazhara)
le Coran, c'est-à-dire sans en avoir acquis la connaissance par voie de révélation (inzâl). Le
Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – a attiré l'attention sur cette possibilité lorsqu'il a dit,
au sujet de celui qui connaît le Coran par cœur de la manière que nous venons de dire : "La
prophétie (10) a pénétré entre ses flancs" ; il n'a pas dit : "dans sa poitrine" : le terme istizhâr
(employé dans le cas de Abû Yazîd) signifie en effet (littéralement) qu'il en a pris connaissance
"par le dos". Le Coran descend (11) en permanence sur ceux qu'Allâh veut d'entre Ses
serviteurs, mais uniquement de la manière que nous venons de dire ; ce qui correspond à Sa
Parole : "Il projette l'Esprit procédant de Son Ordre sur celui qu'Il veut d'entre Ses serviteurs"
(Cor., 40, 15) » (12).
La curieuse remarque selon laquelle Abû Yazîd avait connu le Coran "par le dos" repose sur
des considérations d'ordre linguistique : le verbe istazhara, qui a le sens d'"apprendre par
cœur", est de la même racine que zahr, qui signifie "dos". Ce dernier terme s'oppose à sadr
(poitrine) et comporte ici, semble-t-il, une allusion d'ordre "technique" : alors que sadr se
rapporte au fait d'apprendre le Coran par cœur au sens ordinaire et courant, zahr pourrait
désigner plutôt une descente "axiale" du Commandement divin à l'intérieur de l'être,
s'effectuant symboliquement le long de la colonne vertébrale. Dans le même sens, on citera
une parole du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – selon laquelle : « Dieu le frappa de Sa
Main entre ses deux épaules – ou dans son dos (zahr) – et il sentit le froid de l'extrémité de Ses
Doigts au milieu – ou "dans" – sa poitrine : il connut alors la science des premiers et des
derniers » (13). Signalons en outre que l'émir Abd al-Qâdir, dont le cas initiatique présente des
similitudes certaines avec celui d'Abû Yazîd, utilise le même verbe istazhara au début du
premier Mawqif du Livre des Haltes : « J'ai reçu de cette manière (c'est-à-dire par voie
d'inspiration directe) environ la moitié du Coran et j'espère de la générosité d'Allâh – qu'Il soit
exalté ! – que je ne mourrai pas avant d'avoir "appris par cœur" (astazhiru) le Coran dans son
entier ». Cette dernière indication s'explique par le fait que, dans la perspective qui fait l'objet
du présent chapitre, l'acquisition de la Science totale suppose « la réalisation initiatique des
haqâ'iq (14) propres à chaque verset coranique et à leur totalisation finale. » (15)
(13) Ibid. chap. 279. Cette descente "par le dos" entraîne l'actualisation d'un mode de vision
qui, tout en se manifestant dans l'ordre des réalités sensibles, n'est plus limité à la "face" de
l'être : il s'exerce dans toutes les directions à la fois et notamment par derrière. L'opposition
du "dos" et de la "poitrine" signifie aussi, toujours selon Ibn Arabî, que la prophétie demeure
"voilée" dans le cas des saints, alors qu'elle est apparente chez les prophètes et les envoyés.
(14) C'est-à-dire des vérités essentielles.
(15) Michel Vâlsan, Notes de lecture sur Abû Yazîd al-Bistâmî, dans Etudes Traditionnelles, 1967,
p. 217, note 4.
(16) Selon le texte arabe, cette lumière et cette assistance peuvent être rapportées aussi bien à
Allâh qu'au Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !
(17) Sur ce symbolisme et son lien avec la "réception de l'Esprit", cf. supra, chap. XVI.
Nulle lampe, pourtant, ne brille d'une lumière empruntée ; chacune brille de sa propre lumière
(18). A quelle source les envoyés attribuent-ils donc la science qu'ils ont reçue de Gabriel ? A
Gabriel ou à Allâh ? Par Allâh, sûrement pas à Gabriel : on dit : "Envoyé d'Allâh" et non "Envoyé
de Gabriel" ! De même, celui qui puise à la Station de la Prophétie (nubuwwa) une lumière
analogue "convoque (les hommes) vers Allâh selon une vision intuitive" (19) ; cet appel, cette
lumière par laquelle il appelle, est la lumière du Don providentiel, non celle empruntée à la
lampe (prophétique) : celui qui convoque ainsi se rattache directement à Allah, non à
l'Envoyé » (20).
La "forme du Prophète" dont il est question ici est, en réalité, identique à celle du Coran : « Si
quelqu'un, d'entre ceux de sa communauté qui ne l'ont pas encore perçu, désire voir l'Envoyé
d'Allâh – sur lui la Grâce et la Paix ! – qu'il regarde le Coran, car il n'y a pas de différence entre
le fait de regarder l'un ou l'autre. C'est comme si le Coran avait engendré une forme corporelle
appelée Muhammad ibn Abd Allâh ibn Abd al-Muttalib. » (21) L'achèvement parfait de la
réalisation métaphysique implique en effet la possession effective, dans toute sa plénitude et
son universalité, de la Science sacrée, divine par son origine et dans son essence. Bien loin
d'être incompatible avec la Foi, il en constitue, ainsi que nous l'avons vu, l'accomplissement
intégral, car il n'est véritablement rien d'autre qu'une actualisation nouvelle et immédiate du
Verbe coranique universel, expression muhammadienne de l'Identité Suprême.
(5) Ce verset est pris ici dans un sens spécial. L'analogie évoquée est la suivante : ceux qui
suivent la Loi du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – sont la meilleure des communautés
traditionnelles ; de même les initiés de type muhammadien sont ceux dont la réalisation
métaphysique est la plus parfaite.
(6) Futûhât, chap. 73, Questionnaire de Tirmidhî, question 112. Ce passage complète celui qui a
été reproduit supra au chapitre X à propos de la notion de diyâ'.
Le Coran est le Livre synthétique qui contient "tout ce qu'Allâh a voulu communiquer à Ses
serviteurs" (7), c'est-à-dire la totalité de la science sacrée et traditionnelle. Il exprime la
"Prophétie totale" (an-nubuwwata kulla-hâ) (8). Pour cette raison, on le désigne également
comme la Mère du Livre (9) « dont sont issus les Livres révélés. Les langages qui l'expriment
diffèrent car sa vérité essentielle (haqîqa) les accepte tous. C'est pour cela que l'on dit de lui
qu'il est "arabe" ('arabî) (10), qu'il est "hébraïque" ('abrânî) ou qu'il est "syriaque" (suryânî)
(11), suivant le langage dans lequel il est révélé. » (12)
(10) Le "Coran arabe" est particulier quant à sa langue et ne peut inclure, comme telles, les
possibilités de révélation et de compréhension liées à d'autres langues sacrées. Toutefois, son
nom même de "Coran" indique qu'il est aussi la manifestation intégrale du Livre Universel et
qu'il contient par là toutes les sciences comprises dans les Livres sacrés antérieurs.
(11) La mention de ces trois langues est significative. Rappelons que, selon Cheikh Abd al-
Wâhid, la "langue syriaque" ou "solaire" est une désignation de la langue originelle dont toutes
les langues sacrées sont des reflets ou des adaptations, et qui n'est rien d'autre que la "Parole
perdue" ; cf. La Science des Lettres, chap. VI des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, éd.
Michel Vâlsan. Les significations des deux autres langues sont complémentaires. En outre,
elles présentent, comme nous l'avons signalé à une autre occasion, un rapport étroit avec le
symbolisme de la Cité solaire ; cf. La Doctrine initiatique du Pèlerinage, p. 80-81.
(12) Futûhât, chap. 341.
Envisagée par rapport au Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! –
la Science universelle apparaît dans une perspective cyclique liée aux termes d'un hadîth qui a
été cité au chapitre précédent ; il a dit, en effet, à son propre sujet : "J'ai su alors la science des
premiers et des derniers". Cette science est celle qui concerne en propre le cycle humain,
depuis Adam jusqu'à Muhammad lui-même. Selon l'enseignement d'Ibn Arabî : « La possibilité
parfaite, créée selon la Forme divine et privilégiée par la manifestation de l'Imâmat (13),
comporte nécessairement la synthèse et la totalité du bien ; l'Imâmat et la Lieutenance
universelle dans le monde lui reviennent de droit. Le Très-Haut a dit au sujet d'Adam – sur lui
la Paix ! – qu'Il lui avait "enseigné tous les Noms" (Cor., 2, 31) ; or, il n'y a ici que le nom et le
nommé. Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – avait nécessairement obtenu la science des
Noms, puisqu'il a dit : "J'ai su la science des premiers et des derniers" : c'est cela qu'il nous a
fait savoir par cette parole, car la science des Noms fait partie de la "science des premiers" ;
Adam était un être primordial, "d'entre les premiers" à paraître dans l'existence sensible.
D'autre part, (Muhammad) a dit aussi de lui-même qu'il avait été privilégié par le don des
Paroles Synthétiques (jawâmi' al-Kalimi) ; or, les Paroles sont les essences des choses
nommées, car le Très-Haut a utilisé le singulier du même mot : "et Sa Parole (Kalimatu-Hu)
qu'Il a projetée en Marie" (Cor., 4, 171) pour désigner Jésus. Les êtres existenciés sont les
Paroles mêmes de Dieu, et ces Paroles "ne s'épuisent pas" (14). (Le Prophète) a donc obtenu
aussi bien les Paroles que les choses nommées et a réuni ainsi tout le bien. » (15)
(13) En tant que principe de ce monde, l'Homme Universel apparaît par rapport à lui comme
"primordial". La fonction correspondante est désignée, dans l'ésotérisme islamique, comme
"la direction parfaite de l'Imâmat muhammadien".
(14) Allusion à Cor., 18, 109.
Toutefois, la "science des premiers et des derniers" obtenue par Muhammad dépasse en
réalité les limites du cycle humain : d'un côté, il était prophète "alors qu'Adam était entre l'eau
et l'argile", c'est-à-dire avant même que ce cycle commence ; de l'autre, il annonce, dans le
hadîth dit "de l'Intercession", qu'au Jour de la Résurrection il louera son Seigneur "au moyen
de louanges qu'Allâh m'enseignera et que j'ignore à présent" (16), ce qui peut s'interpréter dans
le sens qu'elles sont ignorées justement parce qu'elles se rapportent au "cycle futur" qui
succédera au cycle humain proprement dit. La science concernant notre monde n'est donc
rien d'autre qu'une part et une application particulière de la science universelle du Prophète –
qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !
(16) Ibid., chap. 46 et 48.
Enfin, la perspective cyclique évoquée par la "science des premiers et des derniers" met en
relief l'excellence de la communauté muhammadienne, qui a reçu tout l'héritage des
communautés traditionnelles antérieures (17) et qui possède, de surcroît, une science qui lui
est propre. Celle-ci est liée, non seulement à la fonction totalisatrice et récapitulatrice du
Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – mais aussi au fait que ce dernier a été manifesté avec la
Balance (18), qui n'est autre que sa Loi, de telle sorte qu'il représente pour ce monde l'attribut
spécifiquement "polaire" de Justice, ce qui, au Jour du Jugement apparaîtra à tous les hommes
de manière évidente : « Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – a reçu la "science des
premiers et des derniers" parce que la réalité fondamentale (haqîqa) de la Balance impliquait
ce don. Le dévoilement intuitif (kashf) est plus prompt dans cette communauté que dans
celles qui l'ont précédée... Ne vois-tu pas que la communauté muhammadienne est l'interprète
de toutes les sciences propres aux communautés antérieures (19) ? Si l'interprète ne connaît
pas le sens indiqué par la langue de celui qui parle, il ne peut exercer valablement sa fonction,
ni porter le nom d'interprète. Cette communauté connaît la science de celles qui l'ont
précédée ; de surcroît, elle a été privilégiée par des sciences que ses prédécesseurs ne
possédaient pas. C'est à cela qu'il a fait allusion – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce et Sa Paix !
– en disant : "J'ai su alors la science des premiers..." : ce sont les prédécesseurs, "…et des
derniers" : c'est-à-dire la science propre à sa communauté qui durera, après lui, jusqu'au Jour
de la Résurrection. Il nous a appris ainsi qu'il y avait chez nous des sciences sans précédent :
c'est un témoignage en notre faveur, provenant du Prophète lui-même – sur lui la Grâce et la
Paix ! – qui est véridique en cela ». (20)
(17) Cette "excellence du dernier" touche à un point fort curieux de la doctrine akbarienne. Au
chapitre 72 des Futûhât, Ibn Arabî examine la question, apparemment secondaire, de savoir si
le pèlerin qui s'approche de La Mekke et dont l'itinéraire passe successivement par deux
mîqât, ou "lieux comportant l'obligation de se sacraliser" doit accomplir ce rite au premier ou
au second d'entre eux. En faveur de la deuxième solution, il énonce que "le premier" est
compris dans "le second" alors que l'inverse n'est pas vrai; en effet, celui qui se sacraliserait au
moment où il passe par le premier mîqât « n'obtiendrait pas, en passant par le second, une des
propriétés (hukm) que celui-ci comporte, à savoir le fait de partir de lui (pour la sacralisation),
autrement dit sa primordialité (awwaliyya) ; ce qui lui manque alors, c'est la primordialité
inhérente au fait d'inaugurer à partir de lui (c'est-à-dire du second mîqât) cet acte d'adoration
au moyen du Nom "le Dernier". Pour cette raison, il convient que le pèlerin dépasse (le
premier mîqât sans se sacraliser) en vue d'atteindre le second. Si l'on rétorque : "Mais en ce
cas, c'est la primordialité inhérente au fait de partir du premier mîqât qui lui manquera !",
nous répondons : "En vérité, toute primordialité subordonnée (mudâfa) est régie par la
primordialité principielle, du moins pour ce qui concerne sa réalité essentielle (haqîqa) qui est
seule en question. Par conséquent rien qu'il puisse regretter ne fera défaut à ce pèlerin : la
haqîqa de la primordialité est présente dans le 'dernier', alors que le dernier n'est pas présent
dans le premier". » A noter que le Cheikh al-Akbar explique également par référence à cette
"excellence du dernier" la parole d'un Maître rapportée par Qushayrî et qui a été citée supra
(cf. chapitre V. p. 55).
(18) Cf. Cor., 55, 7.
(19) L'on pourrait difficilement trouver une formulation islamique plus claire de la fonction de
Cheikh Abd al-Wâhid (René Guénon). La science coranique universelle comporte, par
excellence et dans sa plénitude, le "don des langues". Il ne s'agit donc pas seulement de
"confirmer ce qui subsiste effectivement des lois antérieures" (cf. J. Robin, René Guénon
Témoin de la Tradition, p. 214), mais plutôt de la faculté et du privilège d'exercer, au nom de la
Doctrine intégrale dont l'Islam est le dépositaire, un certain contrôle sur les traditions qui
l'ont précédé : « Et Nous t'avons révélé le Livre par le Droit véritable (bi-l-Haqq) pour
confirmer ce qui, avant lui, existait du Livre et pour le préserver (de toute altération ou
déviation). Exerce donc l'autorité parmi eux (c'est-à-dire les "Gens du Livre") au moyen de ce
qu'Allâh t'a révélé et ne suis pas leurs passions » (Cor., 5, 48).
(20) Futûhât, chap. 12.
CHAPITRE XXII
Inversement, du fait même que les prophètes et les envoyés antérieurs ont tous puisé leur
inspiration et leur science à la lumière de l'Esprit muhammadien, le passage à l'Islam de ceux
qui suivaient précédemment d'autres formes traditionnelles ne constitue en aucune manière,
selon Ibn Arabî, un changement de religion : « (Le Prophète) – sur lui la Grâce et la Paix – n'a
appelé les hommes à rien d'autre qu'à l'Islam. Les savants exotéristes ('ulamâ ar-rusûm)
estiment qu'il leur a ordonné ainsi de changer de religion alors que, pour nous, ce n'est pas du
tout de cela qu'il s'agit. En effet, les Chrétiens et (de manière générale) tous les "Gens des
Livres" (révélés) ne changent aucunement de religion lorsqu'ils se font Musulmans ; et cela,
parce que la religion qu'ils suivent impliquait en réalité la Foi en Muhammad – qu'Allâh
répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – ainsi que l'entrée dans sa Loi à partir du moment
où il a été lui-même envoyé aux hommes (8). Sa risâla est universelle, de telle sorte que
personne d'entre les "gens de la Religion" (ahl ad-Dîn) n'a jamais changé la sienne en devenant
Musulman. Comprends donc ! » (9)
(8) L'Islam est l'expression la plus directe et la plus parfaite, parmi toutes celles qui subsistent
encore aujourd'hui, de la Religion Immuable qui a été donnée aux hommes dès l'origine. C'est
pourquoi toute incompréhension manifestée à l'égard de l'Islam à partir d'une forme
traditionnelle antérieure s'accompagne nécessairement d'une incompréhension concordante
de l'un ou l'autre aspect essentiel que cette forme comporte. Cependant, au strict point de vue
du Droit divin, seule demeure la Loi muhammadienne dont la juridiction s'étend, en principe,
à l'ensemble du domaine traditionnel.
(9) Ibid., chap. 495. L'entrée en Islam n'est donc pas une conversion au sens courant du terme.
La relation qui a été relevée au cours de la présente étude entre la fonction de l'Esprit et la
notion de forme s'applique dès lors, d'une façon directe, aux rapports de la tradition islamique
avec l'ensemble des autres formes traditionnels : à l'Esprit universel du Prophète – sur lui la
Grâce et la Paix – correspond nécessairement l'existenciation de la forme parfaite qui est celle
de l'Islam. Envisagé en tant que Verbe, l'Esprit est, par essence, indépendant de toute
détermination particulière (10) ; il n'en demeure pas moins, comme nous l'avons vu, que les
formes de sa manifestation sont douées d'excellence les unes par rapport aux autres. De
manière analogue, on observe, dans le domaine des figures géométriques planes, une certaine
excellence du cercle que ne possèdent, ni l'hexagone, ni le carré, ni aucune autre forme, qu'elle
soit polygonale ou non (11) : "La forme circulaire est la plus excellente et occupe, dans le
domaine des formes, le même rang que l'alif parmi les lettres : elle inclut l'ensemble des
formes (12) tout comme la lettre alif inclut l'ensemble des lettres » (13). L'excellence de l'Islam
est liée, dans cette perspective, à une affirmation explicite, exprimée en vertu d'une
inspiration divine sur le plan formel lui-même, de l'unité et de l'universalité de tout le
domaine traditionnel.
(10) Cette indépendance explique que le Christ puisse paraître, à certains points de vue, comme
"supérieur" au Prophète. En tant que Verbe, il est considéré, en effet, comme une hypostase
immédiate du Principe suprême. L'Esprit, dont la fonction est plus "circonstanciée", apparaît
alors comme procédant du Verbe : "l'Esprit procède du Commandement de mon Seigneur"
(min Amri Rabbî) ; cette perspective métaphysique est reflétée, en théologie chrétienne, par la
doctrine du filioque. En revanche, en tant qu'il est lui-même une manifestation ou une
révélation particulière de l'Esprit universel, expression suprême de la Science divine
essentielle, le Christ apparaît en position inférieure par rapport à ce dernier. On constate à ce
propos, une fois de plus, combien les formules utilisées dans le Coran sont nuancées et
précises, puisque le Christ y est désigné par les termes Kalimatu-Hu et Rûhun min-Hu : "Son
Verbe" et "Un Esprit procédant de Lui" (Cor., 4, 171). Dans ces deux expressions, le pronom de
la troisième personne Hu est, grammaticalement, celui de la "personne absente" et,
symboliquement, celui du mystère de l'Essence Suprême. On remarque donc que le Christ est
rattaché à l'Essence de manière directe en tant que Verbe et indirecte en tant qu'Esprit, car la
particule min implique une certaine idée de dépendance, de spécification et de partition.
Quant à l'expression Rûhu-Hu (Son Esprit), qui rattache l'Esprit directement à l'Essence et qui,
comme celle de Kalimatu-Hu, n'intervient qu'une seule fois dans le texte sacré (cf. Cor., 4, 171
et 32, 9), elle se rapporte, non pas au Christ, mais bien à l'excellence de l'Esprit
muhammadien, ce que Qâchânî indique clairement dans son commentaire. Cela dit, il convient
de rappeler que, aussi bien dans l'expression coranique ar-Rûh min Amri Rabbî que dans les
termes Rûhun min-Hu, la particule min peut être considérée comme indicative d'une identité :
selon la réalité véritable, le Verbe et l'Esprit sont un, étant identiques à l'Essence même
d'Allâh. Dans cette perspective, la "supériorité de l'Esprit" subsiste encore, mais ne peut plus
se comprendre que par référence à la manifestation de la Forme parfaite qui est celle de
l'Homme Universel au terme de la phase "descendante" de sa réalisation.
(11) Tout figure reflète un aspect du Principe, mais le cercle est seul à exprimer son caractère
"englobant" et totalisateur, lié à l'attribut divin de Science. C'est pourquoi le cercle est, par
excellence, la figure géométrique de l'Esprit.
(12) Tout figure complexe ou irrégulière peut être ramenée à une figure simple, et tout figure
simple et régulière peut être ramenée au cercle qui est à la fois son origine et sa limite.
(13) Futûhât, chap. 295.
Ensuite aux destinataires du Message, auxquels Allâh, par pur don de Sa miséricorde,
communique Ses Signes qui ne sont autres que Lui-même : « Dis : "les Signes sont uniquement
auprès d'Allâh" » (Cor., 6, 109). Dans le cas de l'Islam au sens strict, il s'agit, au premier chef, de
l'inimitabilité du Coran (i'jâz), signe divin de la véridicité du Prophète, tout au moins pour les
Arabes : ceux-ci sont seuls à pouvoir reconnaître ce signe du fait que le Coran a été révélé dans
leur langue (15). S'agissant des non-Arabes, c'est plutôt l'universalité du Message provenant du
Seigneur des Mondes qui constitue le signe par excellence : « (Le Prophète) n'était qu'un
illettré (ummiyyan) parmi d'autres ; et voilà qu'il leur communiquait, de la part d'Allâh, des
choses dont ils savaient que nul envoyé qualifié de la sorte ne pouvait les connaître, si ce n'est
par l'effet d'un enseignement divin... Le Coran mentionnait ce qu'avaient mentionné les Livres
sacrés antérieurs, et le Prophète n'avait la science de leur contenu que par le Coran. Les Juifs,
les Chrétiens et ceux qui étaient détenteurs de tels Livres le savaient fort bien : le signe leur
venait donc de la part d'Allâh, puisque le Coran lui-même venait "d'auprès de Lui". » (16)
(15) Ibid.
(16) Ibid.
Enfin, et ceci n'est pas le moins étonnant, l'Esprit universel muhammadien comporte un
aspect de miséricorde à l'égard de ceux qui refusent de croire à la risâla de l'Envoyé – sur lui la
Grâce et la Paix ! On rapporte que celui-ci, confronté à l'opposition acharnée de certaines
tribus arabes, avait résolu de faire des invocations contre elles au cours de chaque prière
obligatoire (17), durant un mois entier. Mais alors, « Allâh, sachant qu'Il exauçait (Son
Prophète) chaque fois que ce dernier L'invoquait, agit par voie d'inspiration et lui fit défense
de continuer ces invocations : c'était là une façon de maintenir leur existence, et une
miséricorde qui leur était faite. En même temps, Il révéla : "Nous t'avons envoyé uniquement
comme une miséricorde pour les mondes" (Cor., 21, 107), c'est-à-dire : "pour que tu leur sois
miséricordieux". En effet, le Prophète a été envoyé aux hommes dans leur totalité (18) pour
qu'il leur soit miséricordieux selon les diverses formes de la miséricorde, et notamment en
invoquant (Dieu) en leur faveur pour qu'Il leur accorde le succès et la guidance ; c'est
pourquoi il disait – sur lui la Grâce unitive et la Paix ! : – "O Allâhumma, guide ceux qui font
partie de mon peuple, car ils ne savent pas !" » (19). Certes, la référence aux "mondes" autorise
une interprétation purement métaphysique du verset cité : la miséricorde universelle est
identifiée alors à la haqîqa muhammadiyya, c'est-à-dire à la réalité principielle et
transcendante du Prophète – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! (20)
Cependant, dans le présent commentaire, le Cheikh al-Akbar tient compte uniquement des
circonstances qui entourèrent la révélation du verset : la miséricorde est envisagée en tant
qu'elle s'applique à la manifestation corporelle de Muhammad et à son attitude à l'égard de
ceux qui lui témoignaient leur hostilité. Ce point de vue souligne, mieux encore que le
précédent, l'importance traditionnelle du "voile de la servitude" sous l'apparence duquel le
Verbe éternel fut existencié en Islam, de telle sorte que l'excellence est attribuée, sur le plan
formel, moins à la personne de Muhammad qu'à la fonction divine qu'il représente.
(20) Dans le Kitâb al-Mawâqif (Mawqif 89), l'émir Abd al-Qâdir l'Algérien prend appui sur ce
verset pour développer une doctrine complète de l'Esprit universel muhammadien et de ses
symboles coraniques.
Le Très-Haut lui dit également, après avoir mentionné les prophètes antérieurs – sur eux la
Paix ! – « Ceux-là sont ceux qu'Allâh a guidés : conforme-toi donc à leur Guidance » (Cor., 6, 90).
En effet, « leur Guidance provenait d'Allâh. Elle n'était autre que sa propre Loi sacrée – qu'Allâh
répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! C'est-à-dire : "Tiens-toi fermement à ta propre Loi
avec laquelle tes lieutenants sont apparus avant toi pour établir la Religion" ; "et n'y
introduisez pas de séparation !" (Cor., 42, 13) » (23). La distinction de la fonction et de la
personne apparaît ici dans le fait qu'il est dit : "Conforme-toi à leur Guidance", et non :
"Conforme-toi à eux", tandis que la Parole : "n'y introduisez pas de séparation" est considérée
par le Cheikh comme une indication relative à l'unité métaphysique de toutes les formes
traditionnelles (ahadiyyat ash-sharâ'i').
(23) Ibid., chap. 10. Dans le contexte du présent chapitre, on notera avec une particulière
attention que la défense divine faite au Prophète d'invoquer contre ceux qui s'opposaient à lui,
et l'obligation concordante de témoigner à leur égard de la miséricorde, sont considérées par
le Cheikh al-Akbar, au chapitre 400 des Futûhât, comme faisant partie de la "Guidance de
Jésus" (Hudâ 'Isâ). On remarque effectivement une certaine analogie entre le hadîth cité plus
haut : "O Allâhumma, guide ceux qui font partie de mon peuple, car ils ne savent pas" et la
parole du Christ en croix : "Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font" (Luc, 23,
24). Ibn Arabî mentionne aussi le fait que le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – avait passé
toute une nuit à méditer une parole coranique attribué à sayyidnâ 'Isâ : "Si Tu les châties,
cependant ils sont Tes serviteurs ! Et si Tu leur pardonnes, en vérité c'est Toi qui est
l'Inaccessible, le Sage" (Cor., 5, 118) ; cf. Le Livre des Chatons des Sagesses, p. 419-122.
S le Prophète a dit : "Je suis le seigneur (sayyid) des Fils d'Adam...", il a ajouté aussitôt : "… et
sans vaine gloire" (wa lâ fakhra) ; toujours selon le Cheikh : « Il a nié qu'il cherchait à en tirer
gloire, puis il a mentionné la fonction (rutba) à laquelle appartient véritablement l'honneur,
fonction dont il n'était que l'interprète et qui lui faisait tenir ce langage : l'Intercession et la
Station Louangée (al-maqâm al-mahmûd) (24). C'est toujours à la fonction, et non pas à nous-
même, qu'appartient l'honneur. » (25)
Le plus grand des Maîtres a dit encore : « Si l'on objecte (lorsque nous faisons état de la
royauté et de la seigneurie universelles du Prophète) qu'il a dit de lui-même : "Ne me conférez
aucune excellence !", nous répondons que ce n'est pas nous qui la lui avons conférée, mais
Allâh ; ce n'est pas à nous qu'il appartient de le faire ! » (26)