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Le Monde 1

Le document présente une compilation d'œuvres littéraires, philosophiques et cinématographiques pour aider les candidats aux concours d'entrée des grandes écoles de commerce à rédiger des dissertations sur le thème du Monde. Chaque œuvre est analysée pour en extraire des réflexions pertinentes sur la culture générale, tout en intégrant des exemples de sujets de dissertation. L'objectif est d'élargir les horizons des candidats en les incitant à puiser dans diverses disciplines pour enrichir leur réflexion personnelle.

Transféré par

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Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
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prépas commerciales

ECG 2023

Le monde
50 oeuvres en fiches pour réussir
sa dissertation de culture générale

collectif sous la direction de


Bénédicte Lanot,Cyril Morana ,eric Oudin
Ugo Batini
Aymeric Bonnin
Nicolas Grenier
Frédéric Grolleau
Frank Lanot
Olivier Leroy
Chantal Liaroutzos-Bauer
Emmanual Maudet
yannick Mouren
Thierry Payen de la Garanderie
Table de matières

Avant-propos ............................................................................................. 4
Philosophie
1. Platon, Timée
Ou l’âme du monde................................................................................... 6
2. Aristote, Des parties des animaux
Ou la beauté secrète du cosmos ............................................................. 10
3. Marc-Aurèle, Pensées à moi-même
Ou être citoyen du monde ...................................................................... 13
4. Thomas More, L’Utopie
Ou le monde d’après ? ............................................................................ 16
5. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde
Ou l’image du monde en débat............................................................... 19
6. René Descartes, Principes de la philosophie
Ou l’étude du monde physique ............................................................... 22
7. Leibniz, Le Discours de Métaphysique
Ou le meilleur des mondes possibles ...................................................... 26
8. George Berkeley, Principes de la connaissance humaine
Ou l’immatérialité du monde .................................................................. 30
9. David Hume, Dialogues sur la religion naturelle
Ou ordre du monde et dessein ............................................................... 33
10. Immanuel Kant, Critique de la raison pure
Ou les idées cosmologiques .................................................................... 36
11. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation

Ou au cœur du monde : l’homme ........................................................... 40


12. Martin Heidegger, Être et temps
Ou l’être-au-monde................................................................................. 43
13. Maurice Merleau-Ponty, Œuvres
Ou la chair du monde .............................................................................. 46
14. Hannah Arendt, Le système totalitaire
Ou le monde de l’inhumain ..................................................................... 51
15. Nelson Goodman, Manières de faire un monde
Ou les versions du monde ....................................................................... 55
Littérature
16. Homère, L’Odyssée
Ou Le monde d’Ulysse ............................................................................. 59
17. La Bible, de la Genèse à l’Apocalypse
Ou du début à la fin du monde ?............................................................. 63
18. Montaigne, Essais, « Des cannibales »
Ou « Notre monde vient d’en découvrir un autre » ............................... 67
19. Molière, Le Misanthrope
Ou réduire le monde à soi ....................................................................... 70
20. Bernardin de saint Pierre, Paul et Virginie
Ou se couper du monde .......................................................................... 74
21. George Sand, La Petite Fadette
Ou comment construire un monde juste ................................................ 78
22. Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours
Ou la traversée du monde....................................................................... 81
23. Marcel Proust, Un amour de Swann
Ou les mondes de l’amour ...................................................................... 85
24. Jean Giono, Regain
Ou la renaissance du monde ................................................................... 88
25. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
Ou toutes les peines du monde .............................................................. 91
26. Albert Camus, L’Étranger
Ou la difficulté d’être au monde ............................................................. 95
27. Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire
Ou la pluralité des mondes ..................................................................... 99
28. Richard Matheson, Je suis une légende
Ou la fin du monde humain................................................................... 103
29. Alexis Loireau, La grâce de l’escalade
Ou Comment le corps donne accès au monde ..................................... 107
30. Andreï Makine, L’Archipel d’une autre vie
Ou traverser le monde pour apprendre à vivre .................................... 110
Cinéma
31. Vincente Minnelli, Brigadoon
Ou rêver d’un autre monde .................................................................. 115
32. Stanley Kramer, Le Dernier Rivage
Ou la fin du monde en face ................................................................... 118
33. Stanley Kubrick, Docteur Folamour
Ou détruire le monde ............................................................................ 121
34. Arthur Penn, Little Big Man
Ou entre deux mondes.......................................................................... 124
35. Richard Fleischer, Soleil vert
Ou le Nouveau Monde épuisé............................................................... 127
36. Jean-Jacques Annaud, La Victoire en chantant
Ou l’hégémonie du vieux continent sur le monde ................................ 130
37. Roland Joffé, Mission
Ou recréer le Nouveau Monde ............................................................. 133
38. Clint Eastwood, Un Monde parfait
Ou le monde, abandonné des dieux ..................................................... 136
39. Steven Spielberg, Jurassic Park
Ou retrouver le monde originaire… ou pas ? ........................................ 139
40. Peter Weir, The Truman Show
Ou l’envers du monde ........................................................................... 142
41. L. & A. Wachowski, Matrix
Ou plongée technologique dans un monde parallèle ........................... 145
42. Terrence Malick, Le Nouveau Monde
Ou en soi chercher le monde ................................................................ 148
43. Alejandro Amenábar, Agora
Ou la fin du monde antique .................................................................. 151
44. Paolo Sorrentino, La grande bellezza
Ou Rome, la ville-monde ....................................................................... 154
45. James Gray, The Lost City of Z
Ou l’ouverture au monde ...................................................................... 157
Dissertations
46. Dissertation 1
L’autre monde ....................................................................................... 161
47. Dissertation 2
La sagesse du monde ............................................................................ 165
48. Dissertation 3
Un autre monde est-il possible ? .......................................................... 169
49. Dissertation 4
La fin du monde..................................................................................... 175
50. Dissertation 5
Citoyen du monde ................................................................................. 180
Avant-propos
Aux concours d’entrée des grandes écoles de commerce, les candidats
doivent rédiger une dissertation sur un thème imposé – pour la session 2023,
ce thème est le Monde – qui n’est ni une dissertation littéraire ni une
dissertation philosophique mais une dissertation de culture générale. Pour ce
faire, ils sont invités à puiser dans une culture littéraire et philosophique se
rapportant au thème, acquise au cours de l’année. Mais rien n’interdit qu’ils
fassent également appel à leur culture cinématographique, musicale,
artistique, scientifique, politique… C’est bien rappelons-le, de culture
générale dont il s’agit.
Dans cet esprit, et comme toujours depuis ces dernières années, plutôt
que de réduire notre horizon aux seules références traditionnelles de
littérature et de philosophie, nous vous proposons des analyses d’œuvres
cinématographiques qui illustrent à leur manière la thématique
du Monde. Cette dernière est originale et rarement proposée aux différents
concours. Ce sera là l’occasion de produire une réflexion personnelle, de se
faire un monde en quelque sorte !
Il nous a également semblé utile d’ajouter quelques exemples de sujets
de dissertation pour le traitement desquels nous suggérons des manières de
faire.
Bonne lecture à tous, faites que votre année de préparation se déroule
dans le meilleur des mondes possibles (ce à quoi nous espérons contribuer) !
Les auteurs.
Philosophie
Platon, Timée
Ou l’âme du monde

Platon est un philosophe grec né en 429 et mort en 347 avant J.-C. Si


Platon a décidé de se vouer à la philosophie, c’est en raison de la rencontre
qu’il fit de Socrate, à l’âge de 20 ans. Socrate, l’Athénien (469-399 avant J.-
C.), est ce philosophe qui n’a rien écrit, qui n’a fondé aucune école, qui a
vécu pauvrement, qui eut de nombreux disciples et qui fut condamné, par
Athènes, à boire la ciguë en 399, pour avoir, suivant l’acte d’accusation,
introduit des divinités nouvelles dans la cité et corrompu les jeunes gens.
Cette condamnation a été vécue comme une injustice par les disciples de
Socrate qui défendirent ensuite la mémoire de ce grand philosophe. Platon a
témoigné, au cours de sa vie de philosophe, de sa fidélité à l’égard de
Socrate, notamment en le mettant en scène dans ses nombreux dialogues.
Platon a adopté une forme littéraire particulière, non pas celle de traités
philosophiques en prose, mais celles des dialogues dans lesquels Socrate,
tel une sage-femme, permet à un interlocuteur d’enfanter quelques idées
philosophiques, en vue de les soumettre à un travail critique et d’en vérifier
la validité ; il y a ainsi de nombreux dialogues appelés « socratiques », car
Socrate interprète le rôle majeur de celui qui interroge en feignant
l’ignorance1, confrontant son interlocuteur qui croyait savoir, à sa propre
ignorance. Mais il y a aussi des dialogues dogmatiques : Socrate est toujours
présent, mais Platon propose ses conceptions philosophiques sur le monde,
sur la connaissance du monde, sur l’existence de l’homme dans le monde.
Le dialogue du Timée en est un exemple : cette œuvre expose, de façon
méthodique et pédagogique, la conception platonicienne du monde ; le texte
du Timée comporte de longs exposés dogmatiques2 (expositions de
doctrines scientifiques et philosophiques) destinés à un auditoire déjà formé
aux études scientifiques. Pour dire l’importance de ce texte dans
le corpus platonicien, il faut se référer à la grande fresque de
Raphaël, L’École d’Athènes (1509-1510) qui représente Platon, en
compagnie d’Aristote, tenant de la main gauche son ouvrage le Timée. Notre
intention est de lire quelques pages du Timée, dans lesquels Socrate est un
auditeur muet, et Timée de Locres (Italie), passionné de mathématiques et
d’astronomie, fait le récit du monde.

I. Cosmogonie ou cosmologie ?
Nous parlons en effet d’un récit du monde, comme si le monde pouvait
faire l’objet d’un récit. S’agit-il de raconter l’histoire du monde, d’en faire
éventuellement une généalogie ? Convient-il seulement de rappeler des
événements qui ont eu lieu et qui expliquent la raison d’être du monde ? Dans
le Timée, le personnage de Critias confie la parole à Timée : « En effet, il
nous a paru que Timée, celui d’entre nous qui est le meilleur astronome et
qui a donné le plus de travail à pénétrer la nature de l’Univers, devait prendre
la parole, et, partant de la naissance du monde, terminer par la nature de
l’homme3 ». La remarque de Critias laisse entendre l’existence d’un lien entre
Philosophie
la formation du monde et l’existence de l’être humain, comme s’il était
possible d’articuler un discours sur le monde (une cosmologie) et une
représentation de l’être humain (une anthropologie). Si bien que l’étude du
monde serait déterminante pour la connaissance de l’homme.
Cependant avant de produire une réflexion sur l’homme, il s’avère
nécessaire d’expliquer la naissance du monde. Le propos platonicien relève
plus d’une cosmogonie que d’une cosmologie. La cosmologie (discours sur
le monde) se présente comme un discours scientifique sur le monde. Or dans
le Timée, nous avons affaire à un rêve. De même que la République de
Platon est l’édification imaginaire d’une cité idéale, le Timée ne propose pas
une étude scientifique du monde, mais s’efforce de produire la meilleure
vision du monde possible en se référant à un modèle métaphysique et divin.
Timée ne vise pas seulement à expliquer le fonctionnement du monde et à
décrire les éléments qui le composent comme le feu, l’eau, la terre, et l’air,
mais a surtout l’intention de retrouver le principe métaphysique qui fonde le
monde comme ordre et beauté – le terme grec « κόσμος » signifie ordre ;
le Kosmos grec est ainsi discipline, convenance, bienséance, et pour qu’il le
soit, il convient d’imaginer la présence d’une âme, antérieure à tous les
éléments physiques du monde, qui ordonne le monde. Il s’agit donc bien de
rêver le monde, ou mieux encore de rêver la naissance du monde, de sorte
que Timée fait un récit cosmogonique – la cosmogonie est le récit de l’origine
du monde.

II. L’intervention d’un démiurge


Dans le récit sur la genèse du monde que rapporte Timée, le monde est
un artefact, au sens où il est une production artisanale ; ainsi Timée utilise le
modèle de l’action artisanale pour expliquer comment une intelligence divine
a donné forme au monde. Imaginons bien la scène : un artisan ou un
démiurge4, placé au centre de l’univers, ordonne la matière informe. Ce
démiurge n’est pas un Dieu tout puissant ; il ne crée pas le monde depuis
rien ; il modèle un chaos préexistant, aux mouvements désordonnés et il a
comme exigence de faire surgir du désordre de la matière un ordre qui soit
beau, de sorte que sa production artisanale doit se comprendre comme un
acte intelligent orienté vers une fin bonne ; pour ordonner cette matière, pour
donner forme à un monde, le démiurge se sert d’un modèle divin, intelligible :
« […] il est absolument nécessaire que ce monde-ci soit l’image de quelque
autre monde5 ».
Comprenons qu’il y a deux ordres ontologiques : le premier est le modèle
qui est intelligible et toujours identique à lui-même ; le second ou espèce
seconde est la copie du modèle qui naît et que l’on voit ; c’est le devenir. Le
premier est connaissable par l’intellect : le modèle intelligible, il n’est pas
soumis au devenir ; le second est connaissable par l’opinion (par
l’observation, par les sens) : la copie sensible est soumise au devenir.
Comment surmonter cette distinction ontologique entre le modèle intelligible
et la copie sensible, entre l’être et le devenir, entre l’être absolu et l’être
relatif ? Toute la difficulté pour le démiurge est de doter les choses visibles et
sensibles d’un intellect pour qu’elles approchent le plus possible de la

7
perfection intelligible. Pour ce faire, il s’agit de savoir comment et où la copie
sensible peut s’incarner ; le devenir a besoin d’une matrice, d’un milieu
nourricier ; l’existant requiert une matrice : « Mais que deux termes forment
seuls une belle composition, cela n’est pas possible, sans un troisième. Car
il faut qu’au milieu d’eux, il y ait quelque lien qui le rapproche tous les deux »,
affirme Timée6.
Intervient alors un troisième genre, après l’être absolu et l’être relatif, qui
est la matière (χώρα (chôra) en grec) ; la chôra se présente comme
réceptacle et nourrice de tout ce qui est. C’est une espèce invisible ; elle n’est
pas une essence ; elle ne se laisse approcher que par des métaphores :
milieu, emplacement, nourrice. Elle est l’espace cosmique originaire dans
lequel la matière primordiale et les formes idéales se rencontrent pour donner
vie à l’univers. Mais ce troisième genre demeure une aporie, un obstacle
infranchissable à tout effort d’intelligibilité. Et cette matière oppose une
résistance au démiurge : elle se meut sans cesse de façon désordonnée, de
sorte que le démiurge doit ordonner ses mouvements ; la matière est
déterminée par des causes privées de raison et qui produisent leurs effets au
hasard, si bien que les mouvements de la matière sont sans finalité ; la
causalité matérielle à l’œuvre se nomme nécessité : cette nécessité est
aveugle, purement mécanique, sans finalité. Dès lors, la chôra n’est pas
qu’une étendue vide qui contient des corps ; elle soumet ces corps au
devenir : elle détermine toute chose au changement et à la corruption. En ce
sens, la chôra est entre l’être et le non-être ; elle n’est pas quelque chose,
mais la condition de possibilité de toute chose.
Ainsi la composition du monde repose donc sur une trinité : le père ou
l’être véritable, la mère ou la matrice qui donne le sein au nouveau-né qui est
le fils ou l’être relatif. Et l’effort du démiurge consiste à plier la nécessité de
la matière dans la mesure du possible, en la soumettant à la causalité
intelligible qui produit des effets beaux et bons – le monde requiert une âme
qui donne une forme intelligible (Eidos) à la matière sans forme. Le démiurge
modèle cette matière et lui impose un ordre, il l’informe. Il a comme modèle
la perfection intellectuelle, il modèle le monde en des images qui approche le
plus possible cette perfection : les astres, le temps, les corps sensibles sont
soumis à la génération et la corruption, mais sont gouvernés selon un ordre
intelligible qu’ils imitent.

III. Conséquences anthropologique et éthique


Par conséquent, le monde est le fruit d’une élaboration divine. La physique
requiert une métaphysique : le monde matériel dans lequel l’être humain vit,
a été façonné par un démiurge suivant un modèle intelligible ; le démiurge a
placé au centre du monde l’âme ; cette âme immortelle anime et commande
le monde pour que celui-ci ait un développement intelligent. L’âme est ainsi
la cause générale de la vie ; grâce à elle toute vie dans le monde se
caractérise par des mouvements réguliers et harmonieux ; l’univers lui-même
se meut en cercle, symbole de perfection géométrique. Timée l’explique
ainsi : « Quant à sa figure, il lui a donné celle qui lui convient le mieux et qui
a de l’affinité avec lui […] C’est pourquoi le Dieu a tourné le monde en forme

8
Philosophie
sphérique et circulaire, les distances étant partout égales, depuis le centre
jusqu’aux extrémités. C’est de toutes les figures la plus parfaite7… ».
Cette lecture métaphysique du monde est au service d’une représentation
de l’être humain ; celui-ci est façonné, comme tous les vivants, selon le
modèle d’édification du monde par le démiurge. De la même façon que pour
le monde, le corps de l’homme a été façonné après l’âme et conçu en vue
d’elle ; le corps est adapté à l’âme qui a pour fonction d’ordonner la vie du
corps ; la partie directrice de l’âme se situe dans la tête de l’être humain, tête
qui est de forme circulaire et qui régule la volonté et les humeurs du corps.
Mais pour parvenir à une situation d’harmonie entre l’âme et le corps, entre
l’exigence d’une vie rationnelle et les aspirations naturelles et nécessaires du
corps, l’être humain doit recevoir une éducation éthique. Cette éducation
éthique a comme finalité la vie heureuse ; la vie heureuse nécessite un
équilibre entre le corps et l’âme : « ne mouvoir jamais l’âme sans le corps, ni
le corps sans l’âme, afin que se défendant l’une contre l’autre, ces deux
parties gardent leur équilibre et leur santé » explique Timée8. Il s’agit pour
l’âme de répondre à sa vocation spirituelle, sans négliger l’entretien du corps.
La vie heureuse se conçoit donc en suivant le modèle d’organisation du
monde. La cosmogonie platonicienne est donc un beau rêve au service de
l’éthique.

Pour aller plus loin


– Platon, Timée, GF, édition de Luc Brisson.
– Karfik Filip, « Que fait et qui est le démiurge dans le Timée ? », Études
0F

platoniciennes, 4/2007.

1. εἰρωνεία (eironeia) en grec qui est traduit par ironie, signifie précisément : action d’interroger en
feignant l’ignorance.
2. Δογματικός (dogmatikos) en grec veut dire : qui concerne l’exposition d’une doctrine.
3. Timée, 27a, Paris, Les Belles Lettres, 1925, page 139.
4. Δημιουργός (Dèmiourgos) en grec : artisan.
5. Timée, 29b, op. cité, page 141.
6. Timée, 31b-c, op. cité, page 144.
7. Timée 33b, op. cité, page 146.
8. Timée, 88b, op. cité, page 222.

9
Aristote, Des parties des animaux
Ou la beauté secrète du cosmos

La philosophie d’Aristote est une des plus importantes de l’histoire de la


pensée occidentale. Courant majeur durant l’Antiquité, elle est reprise et
amendée par la théologie chrétienne afin d’être, pan par pan, réfutée ou
dépassée par de plus modernes approches. Que ce soit en physique avec
Newton, en biologie avec Darwin ou encore en logique avec Frege, la science
contemporaine s’est érigée en grande partie contre l’aristotélisme. Quant à
la philosophie, elle ne cesse de le critiquer, ce qui indique qu’elle y revient
constamment. C’est que le monde d’Aristote, qui n’est plus le nôtre, continue
de nous séduire. En quoi consiste-t-il donc ? Pour répondre à cette question,
plutôt que de relire, trop rapidement, des textes clefs et denses comme
la Physique ou la Métaphysique, concentrons-nous sur un passage très
célèbre extrait des Parties des Animaux, livre I, chapitre V.

I. Un monde coupé en deux


Aristote commence par faire une distinction qui, pour nous, n’a rien
d’évident. Il sépare en effet radicalement, dans le champ des choses
existantes, ce qui est toujours et ce qui naît et meurt. Ce qui naît et meurt,
nous comprenons ou croyons comprendre immédiatement ; ce qui échappe
à l’emprise du temps pose en revanche problème. De quoi Aristote peut-il
bien parler lorsqu’il pose, comme un fait, l’existence de choses qui
n’apparaissent ni ne disparaissent ? Que voit-il donc dans le monde que nous
ne voyons pas ? La réponse ne se trouve pas sur Terre, mais au ciel : le
philosophe fait référence aux étoiles. L’astronomie existe depuis très
longtemps, depuis très longtemps les hommes regardent le ciel, ils en ont
même dessiné, en Grèce entre autres, la carte. Car les étoiles, toujours,
suivent la même trajectoire, de jour en jour, de semaine en semaine, d’année
en année ; on peut donc avec assurance tracer la carte du ciel en même
temps qu’écrire le calendrier des saisons à venir. Les Grecs savaient prédire
les éclipses… parce que les éclipses à venir, se produisant toujours à la
même date, avaient d’une certaine manière déjà eu lieu. Une année qui
s’écoule n’est finalement rien d’autre qu’un retour au point de départ.
On comprend mieux, dans ces conditions, qu’Aristote considère qu’en
regardant le ciel étoilé, les hommes contemplent des astres hors du temps ;
il ignore bien sûr la durée de vie des étoiles telle que la science nous
l’apprend aujourd’hui, il n’en a pas besoin pour s’autoriser à dire qu’à l’échelle
non d’une vie humaine, mais d’une civilisation humaine, les étoiles sont bel
et bien éternelles. On comprend moins, en revanche, pourquoi il affirme
qu’elles nous procurent une somme de connaissances aussi mince
qu’excellente. C’est qu’il considère tout simplement que nous n’en savons
rien d’autre que ce que l’observation nous en apprend, à savoir que les étoiles
suivent une trajectoire uniforme et circulaire. Uniforme, c’est-à-dire qu’elles
se déplacent toutes à la même vitesse, qui n’est jamais donc changeante.
Philosophie
Circulaire, c’est-à-dire qu’elles ne font jamais que revenir à leur point de
départ. L’observation, en ce sens, est mince ; elle est également excellente,
car c’est être excellent que de ne pouvoir rien faire de mieux que reprendre
la même trajectoire. Les étoiles ne tournent pas en rond parce qu’elles
seraient impuissantes à faire autre chose, mais parce qu’elles sont parfaites :
elles n’ont donc plus rien à faire.
Ce qui n’est évidemment pas le cas des autres êtres, des êtres n’habitant
pas au ciel ; eux empruntent des chemins divers, inattendus, ils se trompent
parfois et reviennent sur leur pas, accélèrent et piétinent ; ils se perdent
souvent. Il n’y a qu’au ciel que s’offre à la vue un monde parfaitement bien
ordonné. Dans la philosophie d’Aristote, l’univers s’avère donc coupé en
deux. Et c’est la Lune qui fait la démarcation. D’un côté, le supralunaire et la
beauté éternelle du cosmos, de l’autre le sublunaire, lieu du hasard, des
échecs et de la mort.

II. Grandeur de la physique


Mais cette autre partie du monde peut également être étudiée. Aristote,
dans d’autres pans de sa philosophie, distingue théologie, physique et
mathématique. La théologie étudie les étoiles, ne sont-ce pas des êtres
divins ? La mathématique étudie des figures parfaites, mais abstraites. Entre
les deux se loge la physique. Apparemment, c’est la théologie qui prime,
puisqu’elle concilie les deux qualités des autres disciplines, à savoir l’étude
parfaite d’êtres existants. Mais dans une autre perspective, qui est celle que
déplie Aristote dans Les Parties des Animaux, la physique reprend
l’avantage. Pourquoi ? Elle ne fait jamais en effet qu’examiner des êtres
imparfaits, dont la connaissance par définition ne saurait être
qu’approximative. Les étoiles reviennent toujours à la même place, les
moutons ne naissent pas toujours avec quatre pattes.
Au nom de quoi la science des choses terrestres pourrait-elle donc se
hisser au niveau de la contemplation des astres ? L’addition de
connaissances incertaines ne produit aucune assurance ; ce n’est donc pas
en multipliant les observations et les réflexions que la physique gagnera en
intérêt. Sa pertinence est à chercher ailleurs ; elle procède de l’insuffisance
des êtres vivants qu’elle étudie ; la physique aristotélicienne pourrait se
définir en effet, dans notre perspective moderne, comme biologie. Elle
n’étudie que les êtres vivants, que les êtres vivants qui enfantent, croissent,
se reproduisent et meurent. S’ils ne peuvent échapper au temps, comme les
étoiles, c’est en raison de la matière qui les compose : elle n’est pas de la
même fabrique que celle des êtres stellaires, elle est de moins bonne qualité.
La matière, sur Terre, est tout à la fois obstacle et réceptacle d’une
étincelante forme. C’est ce qui fait qu’aucun individu n’épuise l’espèce à
laquelle il appartient. D’aucun acteur par exemple il est légitime de dire qu’il
incarne à lui seul son genre. Sans matière, la forme n’apparaît pas ; à cause
de la matière, la forme n’apparaît jamais qu’imparfaitement. Et c’est pourquoi
le vivant, véhiculant une forme qui le dépasse, transmet à ses descendants
l’infinie parce qu’impossible tâche de l’incarner à son tour.

11
Or, c’est précisément ce travail infini que la physique aristotélicienne
dégage ; l’étoile est belle en elle-même, elle brille naturellement. Il suffit
d’ouvrir les yeux pour la voir. Sa contemplation est immédiate ; ce n’est pas
le cas des êtres vivants sur Terre ; eux réclament une étude plus patiente et
plus attentive. Leur beauté se cache et n’apparaît que dans la saisie, par-
delà les générations qui se succèdent, de la forme éternelle et étincelante qui
les anime. La belle ordonnance du ciel étoilé se donne à voir naturellement,
la beauté des êtres vivants est à découvrir ; tel est le but de la physique
aristotélicienne.

III. Apprendre en voir en philosophe


On comprend alors pourquoi Aristote prend l’exemple d’animaux peu
agréables à voir pour illustrer son propos. Tous les vivants terrestres, ou
presque, pâtissent de la comparaison avec la splendeur déjà visible des
astres stellaires. Et pourtant, même l’araignée ou la méduse, que nous
pouvons spontanément trouver repoussantes, abritent en elles leur forme,
c’est-à-dire l’éternelle et parfaite expression de l’espèce dont elles ne sont
que des individus imparfaits et transitoires. Elles sont donc belles également.
Encore faut-il apprendre à les regarder.
Ainsi, dans la philosophie d’Aristote, il n’y a pas que le ciel étoilé qui
resplendisse. À qui sait voir, chaque être vivant abrite en son sein l’admirable
ordonnancement du cosmos. Le monde qui nous entoure n’est donc laid que
de loin : en réalité, sa secrète beauté nous entoure.

Pour aller plus loin


– Les Parties des animaux sont accessibles dans différentes traductions de
qualité ; on pourra consulter, par exemple, celle de P. Pellegrin en GF.
– Apprendre à philosopher avec Aristote de Ronald Bonan, aux éditions
Ellipses.

12
Marc-Aurèle, Pensées à moi-même
Ou être citoyen du monde

Né en 121 après J.-C., Marc-Aurèle est un fils de consul, formé au grec


par Hérode Atticus, langue dans laquelle il va rédiger son unique ouvrage,
les Pensées à moi-même. Très jeune, il s’éprend de philosophie et se
passionne pour l’école stoïcienne dont il devient très vite l’un des
représentants éminents. N’oublions pas cependant que ce stoïcien fameux a
également succédé en 161 à l’empereur romain Antonin le pieux, son beau-
père. Marc-Aurèle, l’empereur-philosophe, règne sur un empire qui
ressemble, par sa taille mais aussi par sa culture, à un monde en soi.
Constamment en campagne militaire dans cet empire-monde, il rédige durant
les dix dernières années de son règne un véritable journal de l’intime, où il se
dévoile autant qu’il illustre les éléments essentiels de la doctrine stoïcienne.
Il en sera le dernier grand représentant. Son ouvrage reste l’un des livres de
philosophie les plus lus au monde et il continue d’être un véritable maître à
penser pour bon nombre d’individus en quête de sagesse et de sérénité. Ce
philosophe qui sait si bien exposer son monde intérieur développe également
une philosophie du cosmopolitisme qui ne cessera d’être déclinée dans la
suite de l’histoire de la philosophie…

I. La structure du cosmos stoïcien


Avant que d’évoquer le cosmopolitisme de Marc-Aurèle, il convient de
s’attarder un instant sur la notion de « monde » chez les stoïciens. La
conception stoïcienne du cosmos est centrale dans la doctrine : le monde
n’est pas simple matière inerte et passive mais un vivant animé, doué
d’intelligence et de raison, traversé de part en part par un Feu-Logos qui en
est le moteur. Il y a à proprement parler une « âme du monde » à l’œuvre
dans le cosmos. Aussi, vivre en accord avec la nature, comme le préconisent
les stoïciens, c’est également s’accorder avec l’âme du monde. Dieu est cette
âme du monde, artisan de l’ordre cosmique avec lequel il se confond
(immanence) et qu’il engendre. Physique et théologie se confondent ainsi
pour les stoïciens.
La beauté et l’ordre impeccable du monde sont le fait du divin à l’œuvre.
Chaque être de ce monde doit être considéré comme sacré, l’esprit du dieu
pénètre toutes les choses, même les plus négligeables. Également, dans la
structure du monde est naturellement inscrit le Destin qui rend possible
l’ordre du monde : pas de hasard dans le monde stoïcien mais une raison
universelle (logos) qui organise une causalité nécessaire, une force inflexible,
une Providence à laquelle la sagesse nous commande d’acquiescer.

II. La sympathie universelle


Dans ce monde si bien ordonné, ses différentes parties sont organisées
sous forme systématique : elles interagissent les unes avec les autres dans
une communion universelle, et ce qui affecte l’une affecte automatiquement
l’autre. D’où l’idée d’une « sympathie universelle » dans le monde, aussi bien
entre la terre et le ciel qu’entre tous les êtres du monde terrestre. Cicéron,
dans son De la nature des dieux, rapporte les paroles de Posidonius
d’Apamée (dont Marc-Aurèle est le lecteur) qui ne dit pas autre chose : « Et
que dire de cet accord de l’univers qui communie dans un même sentiment,
dans un même souffle, dans une même continuité entre toutes ses parties ?
Cela ne force-t-il pas à approuver ce que j’avance ? La terre pourrait-elle tour
à tour se couvrir de fleurs et se dessécher ? Pourrait-on, alors que tant de
choses se transforment, reconnaître comment le Soleil se rapproche puis
s’éloigne aux solstices d’été et d’hiver ? Tout cela ne pourrait arriver, avec
une telle concordance dans toutes les parties du monde, si un même Souffle
divin ne les unissait toutes et ne les maintenait ensemble ».

III. Le cosmopolitisme : citoyen du monde


La sympathie universelle, qui est comme un nœud sacré dans l’univers,
se décline également au niveau de nos sociétés humaines, elle prend alors
un tour éthique et politique. « De même que les événements ne sont pas
purement et simplement en continuité mais montrent entre eux une admirable
relation, de même les êtres ont été harmonieusement combinés »
(Pensées…, IV, 45). Aussi, peut-on cultiver un amour de l’homme pour tous
les hommes, une philanthropie universelle. Ce qui nous rapproche est la
possession commune d’une raison. La sagesse consiste alors à considérer
que nous ne sommes pas simplement des citoyens d’une contrée
particulière, mais aussi et surtout des « citoyens du monde », les citoyens de
la « Cité de Zeus » dans les mots de Marc-Aurèle lui-même (Pensées…, IV,
28). Là encore, la logique systémique stoïcienne s’applique : si le destin fait
que toutes les choses de ce monde sont liées entre elles, il en va ainsi des
hommes, qui possèdent en ce monde un lien fondamental, une fraternité
universelle. Cette thèse est tout à fait inédite pour l’époque qui cultive l’esprit
de cité, volontiers nationaliste et peu encline à envisager spontanément une
telle communauté universelle : comme pour les Grecs avant eux, les
Romains ne voient dans l’étranger que barbarie et sauvagerie, certainement
pas un frère. Cet ethnocentrisme est ainsi battu en brèche par Marc-Aurèle,
pourtant maître de l’Empire qui impose ses lois à un monde qu’il entend
civiliser. La sagesse de Marc-Aurèle consiste ainsi à reconnaître que « ce qui
ne sert pas l’intérêt de la ruche ne sert pas non plus l’intérêt de l’abeille »
(Pensées…, VI, 54). Il y a quelque chose de plus fort que l’indépendance
politique des cités, la loi universelle qui gouverne le cosmos devrait aussi
s’appliquer au monde humain. En l’affirmant, les stoïciens et Marc-Aurèle
posent ainsi les bases d’une société universelle, d’un cosmopolitisme, qu’ils
appellent de leurs vœux dans la mesure où son édification coïnciderait avec
une conformité nécessaire avec l’ordre des choses et la nature humaine.
Il serait moralement impie de faire le malheur d’autrui, de se montrer
injuste avec les autres hommes. L’âme du monde veut que l’humanité
s’entraide : « ce qui vient des hommes nous est cher en raison de notre
parenté […] la bienveillance est une vertu […] tu te comporteras avec plus de
douceur avec chacun » (Pensées…, II, 13 et VII, 63). Les hommes peuvent
parfois nous décevoir, nous enseigne Marc-Aurèle, nous serons indulgents

14
Philosophie
avec nos frères, et magnanimes. En résumé : « Bien que distincts, les êtres
raisonnables ont entre eux le même rapport que les membres du corps dans
les organismes unifiés, parce qu’ils ont été disposés pour une certaine
coopération. Mais cette pensée te pénétrera mieux si tu te répètes souvent
« je suis membre d’un ensemble d’êtres rationnels organisés en système ».
En revanche si tu te dis « je suis une partie », tu n’aimes pas encore
l’humanité du fond du cœur, et tu n’éprouves pas encore la joie du bienfait
intelligemment compris ; tu fais encore cela comme un simple devoir et non
pour te faire du bien à toi-même » (Pensées…, VII, 13).

Pour aller plus loin


– Marc-aurèle, Pensées à soi, GF, 2018.
– Brun Jean, Le stoïcisme, PUF, 1958.
– Hadot, La citadelle intérieure, Fayard, 1997.

15
Thomas More, L’Utopie
Ou le monde d’après ?

Le mot et la chose. En publiant en 1516, De optimo Reipubliace statu


deque nova insula Utopia, Du meilleur état de la République et de l’île
nouvelle d’Utopia, Thomas More a fait découvrir au monde un mot et un
monde qui n’existaient pas. Le mot « utopie » est en effet un néologisme
formé à partir du préfixe privatif grec « ou » et de « topos », le lieu. L’utopie
est donc littéralement le non-lieu, le lieu de nulle part, le lieu qui n’est pas.
On donne traditionnellement la paternité du mythe de la cité idéale à
Platon avec son ouvrage emblématique La République. La thématique du
meilleur régime politique, de la meilleure forme de gouvernement, est donc
bien antérieure aux écrits de Thomas More. Mais pour fixer les choses dans
l’esprit des hommes, il faut les nommer. En leur donnant un nom, on leur
donne une essence. Le concept d’utopie était né et avec lui sa postérité.
Thomas More est né à Londres en 1478. Il entreprend des études
humanistes à Oxford. Il y rencontre Érasme qui fut l’un de ses maîtres et qui
deviendra son ami. À l’issue de ses études de droit, il devient membre du
Parlement en 1504 puis intègre le Conseil privé du roi Henri VIII en 1509.
Durant cette mandature, les désaccords avec l’autorité royale sont nombreux.
Thomas More, attaché au catholicisme et reconnaissant la suprématie
papale, démissionne au début de l’année 1532. Maintenant ses positions, il
est arrêté en avril et condamné à être « pendu, traîné et écartelé ». Il est
finalement décapité sur ordre du roi en 1535. Le pape Pie XI le canonisera
quatre siècles plus tard.
Pourquoi créer un monde qui n’existe pas ? Quelles sont les
caractéristiques de ce régime imaginaire ? In fine, l’utopie a-t-elle vocation à
créer des utopismes ?

I. Un contre-monde
L’Utopie est avant tout la critique d’un monde corrompu et décadent.
Thomas More a cherché à établir ou plutôt à rétablir un régime politique
harmonieux et juste, à l’exact opposé ce qu’il avait sous les yeux dans cette
Angleterre du début du XVIe, dominée par le pouvoir violent et arbitraire du
roi Henri VIII.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à la description sans
concession d’un monde politique et social soumis au vice. On y voit une
société « ingrate » où seules comptent les apparences et les plaisirs futiles,
les voluptés frivoles. La vanité y règne en maîtresse absolue. Thomas More
dresse ici le portrait bien sombre d’un régime politique dans lequel la
corruption est omniprésente, où les hommes sont cupides, avides de pouvoir,
où sont distillées les « flatteries » les plus viles, régime où les gouvernants
« concentrent leurs pensées sur les arts de la guerre » sans se soucier de la
paix. More dénonce aussi le système nouvellement établi des enclosures.
Philosophie
Les prairies, autrefois cultivées par la communauté furent désormais vouées
à l’élevage intensif des moutons appartenant à de riches propriétaires. Privée
de ces terres, la nombreuse population paysanne fut alors réduite à la misère.
Thomas More, figure de l’humanisme, est donc l’observateur sagace d’un
monde qui va à vau-l’eau, sur le plan moral, sur le plan social ou sur le plan
économique. Si Machiavel a pu dénoncer l’idéalisme de Platon dans
sa République, il n’en demeure pas moins que la Florence renaissante
décrite dans Le Prince en 1513 correspond peu ou prou à la réalité dénoncée
par More trois ans plus tard en Angleterre. L’utopie avant d’être un espoir
pose donc un diagnostic sur une société qui n’est pas à la hauteur des
attentes du genre humain. Si l’on peut la considérer comme un remède, elle
est avant tout un symptôme.

II. Un monde hors du monde


Dans la seconde partie de l’ouvrage, Thomas More décrit précisément ce
que doit être l’Utopie. Elle obéit à des règles qui ne sont pas de ce monde. Il
s’agit d’une île, d’un lieu clos, constante que l’on retrouvera dans les utopies
ultérieures notamment chez Campanella. Elle n’est pas non plus soumise au
temps.
Son architecture et son fonctionnement sont en tous points conformes à
la raison, c’est-à-dire mathématisables, tout y est chiffré : « L’île d’utopie
contient cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques. […] Trente
familles sont dirigées par un philarque. », le travail des Utopiens est lui aussi
précisément déterminé, à savoir « six heures par jour ». Cette existence
rationnelle doit être la condition d’une harmonie sociale permanente.
Tous les citoyens y sont libres et égaux, l’île d’Utopia a aboli la propriété
privée, on y voit se développer l’entraide, la solidarité, la tolérance religieuse.
À l’opposé des velléités belliqueuses de l’Angleterre d’alors, « Les Utopiens
ont la guerre en abomination ». Ils ont aussi indifférents à l’or ou à l’argent,
seules comptent pour eux la concorde entre les hommes.
Il s’agit donc là d’une rupture totale avec le monde réel. Ce monde
imaginé, imaginaire ne peut pas être tant il est idéal. Thomas More était
d’ailleurs lucide sur cette gageure et sur le caractère fantasmé de ce nouveau
monde, cette « bagatelle littéraire échappée presque à son insu de sa
plume » écrira-t-il. Ce monde hors du monde, ce monde inversé, chimérique
ou irréalisable, ce monde alternatif qui n’est pas soumis aux contraintes de
la réalité ne peut advenir tant il est parfait. Cette cité harmonieuse où règne
la félicité est donc sans substance mais elle représente, comme le dit
Jacqueline Russ « la part de rêve dont nous sommes porteurs, part de rêve
indispensable à qui veut authentiquement construire le réel. »

III. Un monde pour demain ?


Si elle relève de la fable, l’utopie est pourtant d’une étonnante fécondité.
On a pu parfois considérer qu’elle était réactionnaire, dans l’idolâtrie d’un
monde passé et idéalisé. Mais sa vocation est sans conteste dynamique, elle
nous invite à regarder notre monde réel avec clairvoyance et à en tirer des

17
leçons pour le monde de demain. Sa portée prospective est irréductible.
Transformer le monde réel, aller vers un monde meilleur, telle est l’ambition
de l’utopie. Qui pourrait s’élever contre ce projet ? L’utopie est porteuse
d’espérance. Thomas More a initié un mouvement philosophique et littéraire
durable, présent dans les écrits de Rabelais, Bacon ou Voltaire. Des
tentatives d’applications concrètes ont aussi vu le jour avec les phalanstères
de Fourier au XIXe siècle.
Passer du monde d’aujourd’hui à un monde pour demain, telle est la tache
de l’utopie qui, en montrant les limites de notre condition présente, nous invite
à repenser nos conceptions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du légal
ou du légitime. Elle est peut-être l’une des conditions du progrès du genre
humain.
Dans une Histoire soumise à des tensions permanentes, dans lequel les
États construisent des murs plutôt que des ponts et où les sociétés se
renferment dans l’individualisme, l’utopie comme autre monde possible et
l’utopisme, comme autre vision du monde possible, semblent être encore
aujourd’hui, et peut-être plus que jamais salutaires. L’humanisme de Thomas
More réside précisément dans cette volonté de donner à l’homme des
conditions de vie dignes et conformes à cet être libre et rationnel.
L’Utopie est donc un ouvrage qui a fourni les principes fondateurs d’un
nouveau type de société. Ouvrage audacieux par excellence, en montrant les
failles d’un système pour en créer un nouveau, il donne bien des leçons pour
notre monde contemporain. Et même si comme le pense à juste titre Henry
Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, la tâche est immense, « Seuls ceux qui
sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y
parviennent. »

Pour aller plus loin


– Lacroix, Jean-Yves, Utopie et philosophie. Un autre monde possible.
– Ricœur, Paul, L’idéologie et l’utopie.
– Rouvillois, Frédéric, L’utopie.
– Ruyer, Raymond, L’utopie et les utopies.
– Trousson, Raymond, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de
la pensée utopique.

18
Galilée, Dialogue sur les
deux grands systèmes du monde
Ou l’image du monde en débat

Au début du XVIIe siècle, savants et théologiens discutent des deux


images du monde, alors en concurrence : Dans l’une et l’autre, le cosmos est
un monde clos, fait d’un centre immobile autour duquel tournent de cercles
concentriques qui correspondent à l’orbite des planètes, fermé par la sphère
des fixes, la voûte céleste sur laquelle gravitent les étoiles. Dans la première,
géocentrique, c’est la Terre qui est au centre immobile du cosmos, dans la
seconde, héliocentrique, c’est le Soleil. Depuis que le modèle géocentrique
a été amélioré par Ptolémée, il s’est imposé à tous les astronomes et a permis
une prévision des plus précises, mais au prix de calculs compliqués, faisant
intervenir des épicycles (petits cercles) pour expliquer le mouvement
apparemment rétrograde des planètes. En publiant en 1543, l’année même
de sa mort, Des révolutions des orbes célestes, Copernic change la donne.
Adopter un modèle héliocentrique permet de faire l’économie des épicycles
et simplifie grandement les calculs des astronomes. Il y a alors deux
systèmes concurrents pour expliquer les apparences célestes d’un même
monde.
En 1623, le cardinal Barberini, ami de Galilée, protecteur des sciences,
devient pape sous le nom d’Urbain VIII. Il confie à Galilée le soin d’écrire un
livre présentant les deux systèmes du monde comme également possibles,
afin de clore le débat. C’est en 1632 que paraît le Dialogue sur les deux
grands systèmes du monde. Le dialogue oppose un défenseur du modèle
copernicien, Salviati (en fait le porte-parole de Galilée), un défenseur de
Ptolémée auquel Galilée prend le risque de donner le nom de Simplicio et un
homme sage, Sagrado, dont l’arbitrage penche assez vite du côté de Salviati.
On connaît la suite : Urbain VIII fait traduire Galilée devant le tribunal du
Saint-Office. Pour sauver sa vie, celui-ci est alors contraint de se renier et
d’abjurer ses convictions scientifiques. Pourtant, c’est l’Église catholique qui
sera la grande perdante de ce procès : alors qu’elle avait protégé la science
pendant tant de siècles, elle apparaît irrémédiablement comme son ennemie.
La raison et la foi en sortent définitivement brouillées.

I. La position de l’Église
À se situer sur le plan de l’astronomie, le modèle de Copernic est à
l’évidence supérieur au modèle de Ptolémée. En supposant le Soleil au
centre du Cosmos, il devient inutile de supposer l’existence d’épicycles et les
calculs s’en trouvent simplifiés d’autant. Les deux systèmes du monde
permettent également d’expliquer les apparences célestes, de réaliser des
éphémérides identiques, mais le modèle copernicien le permet de manière
mathématiquement plus économe, et c’est la raison pour laquelle il s’impose.
Les préjugés dussent-ils en souffrir, l’Église, dans un premier temps n’y
trouve rien à redire. Elle ne condamne pas l’usage astronomique du modèle
copernicien tant qu’il reste clair qu’il ne s’agit que d’un modèle purement
théorique, d’une hypothèse facilitant les calculs du mouvement des planètes
et non d’une réalité. « Autre chose est de prouver que l’on sauve les
apparences en supposant que le soleil est au contre du monde et que la Terre
est dans le Ciel, autre chose est de démontrer qu’en vérité le soleil est au
centre du monde et la terre dans le Ciel » écrivait le cardinal de Bellarmin
(cité par M. Clavelin, Revue d’Histoire des sciences, XVII, 4, 1964). De fait,
le livre de Josué (10, 10-15) laisse clairement entendre que le Soleil tourne
autour de la Terre puisqu’il met en scène l’Éternel arrêtant sa course pour
favoriser le peuple d’Israël. Il est donc hérétique de contredire les Écritures
en affirmant que la Terre tourne autour du Soleil, comme le rappellera
l’Inquisition en 1616.

II. La science avec l’Église


Le débat s’est donc centré, en réalité, non sur la pertinence astronomique
des deux systèmes du monde mais sur la question du mouvement de la terre
et particulièrement de son mouvement diurne. Si elle tolère un usage
purement astronomique du modèle copernicien, l’Église ne saurait accepter
qu’on fasse de ce mouvement une réalité physique. Mais elle ne s’en inquiète
pas trop et ce pour ne très bonne raison : c’est que la science, depuis
qu’Ératosthène a, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, calculé la circonférence
de la Terre, lui donne absolument raison.
Si la Terre tourne autour du Soleil comme les autres planètes, l’alternance
du jour et de la nuit impose de considérer qu’elle tourne également autour
d’elle-même en 24 heures. La circonférence de la terre étant
approximativement de 40 000 km, force est de supposer, qu’à l’équateur, la
terre tourne sur elle-même à la prodigieuse vitesse de 1 600 km/h. Une
rotation si violente ne saurait être insensible et sa vitesse est visiblement
contraire à toutes les observations physiques. Le mouvement de la terre
serait physiquement impossible ? C’est justement ce que Galilée va
contester : au premier argument, il oppose une théorie relativiste du
mouvement et du repos ; au second, ce qu’il appelle « l’indélébilité » du
mouvement et que nous appelons l’inertie.

III. « E pur si muove »


Selon Aristote, dans cet ordre qu’est le Cosmos, chaque être possède un
lieu propre où il lui est naturel de demeurer en repos. Le mouvement est soit
une rupture contre nature de cet ordre (mouvement violent) soit un retour à
cet ordre (mouvement naturel). Repos et mouvement sont donc deux états
opposés des corps qui s’excluent mutuellement. Pour Galilée, au contraire,
mouvement et repos sont des états relatifs qui se définissent l’un par rapport
à l’autre. Des mêmes marchandises qui sont à fond de cale d’un navire qui
vogue de Venise à Alep, on peut dire qu’elles sont en mouvement,
puisqu’elles accomplissent un long périple sur le globe terrestre, et qu’elles
sont au repos, puisqu’elles ne bougent pas de leur fond de cale. Le repos
n’est donc rien d’autre, comme nous l’enseigne cet exemple, qu’un

20
Philosophie
mouvement partagé. Un mouvement partagé n’affecte en rien les rapports
entre les choses qui partagent ce mouvement ; il est comme nul, parce qu’il
est sans effet perceptible. Ainsi le premier argument se trouve-t-il réduit à
néant : le mouvement de la Terre, s’il existe, est circulaire, régulier et
uniforme (dépourvu de l’accélération qui le rendrait perceptible), et comme il
est partagé par les êtres qui sont sur la terre, il leur est insensible.
Les aristotéliciens font remarquer qu’une pierre jetée du haut d’une tour
tombe à la verticale de celle-ci. Si la Terre tournait elle entraînerait la tour
dans sa rotation et celle-ci déplacerait vers l’Orient pendant le temps de la
chute et la pierre toucherait le sol à distance de la tour. À ceci, Galilée objecte
le principe d’indélébilité du mouvement : tout le temps de sa chute, la pierre
garde en elle le mouvement qui la déporte vers l’Orient. L’expérience le
prouve d’ailleurs : chacun constate qu’une pierre lâchée du haut du mât d’un
navire qui vogue à grande vitesse et uniformément, tombe au même point
d’impact que si le bateau était immobile… Que la Terre soit immobile ou
qu’elle tourne, même à grande vitesse, pour autant que son mouvement soit
uniforme, la pierre touchera le sol au même point d’impact. Conclusion : la
nouvelle physique, au contraire de l’ancienne, ne permet aucunement de
trancher en faveur de Copernic ou de Ptolémée.
Galilée n’a pas démontré le mouvement de la Terre mais établi qu’il n’était
en rien physiquement impossible. Dans ces conditions, les raisons
astronomiques et géométriques de trancher en faveur de Copernic
l’emportent. À quoi Galilée ajoute cette raison métaphysique qu’il est plus
simple et mathématiquement plus élégant de faire tourner la Terre sur son
axe que de faire tourner le Ciel tout entier autour de la Terre et que Dieu aime
la simplicité ! Le 22 juin 1633, il est pourtant contraint d’abjurer d’un « cœur
sincère » l’hérésie copernicienne. « Et pourtant, elle tourne… », aurait-il
marmonné dans sa barbe. En censurant ainsi la recherche scientifique,
l’église catholique commet une erreur qu’elle mettra 359 ans à corriger. Non
sans courage, Jean-Paul II reconnaîtra le 31 octobre 1992, devant
l’assemblée plénière de l’Académie Pontificale des Sciences, que Galilée
avait raison.

Pour aller plus loin


– Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde est disponible en
poche, au Seuil.
– Pour approfondir la portée de la découverte de Galilée, on pourra consulter
le livre de Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, PUF.

21
René
Descartes, Principes de la philosophie
Ou l’étude du monde physique

Descartes est un philosophe de l’époque moderne : il est né en 1596 à la


Haye en Touraine et est décédé en 1650 à Stockholm (Suède). Il a été un
grand voyageur qui a parcouru l’Europe, et un soldat qui a participé à la
guerre de trente ans (1618-1648) dans l’Armée du duc de Bavière ; pendant
ses quartiers d’hiver, lors de l’arrêt des combats, Descartes, le 10 novembre
1619, a fait trois songes qui l’ont rempli d’enthousiasme et qui l’ont éveillé à
sa vocation de fonder une science admirable. En 1620, il a mis fin à son
engagement militaire ; il s’est lancé dans les études (mathématiques,
physique, physiologie) en quête de cette science admirable, et entre 1629 et
1633, il a écrit le Traité : Le Monde ou le Traité de la lumière. Cependant
Descartes a renoncé à publier cet ouvrage, par peur d’être désapprouvé par
l’Église ; il faut dire que notre auteur a appris que le 23 juin 1632, Galilée a
été condamné par le Saint-Office à Rome pour avoir défendu, contre la
doctrine de l’Église, le mouvement de la terre ; dans le Traité sur Le Monde,
Descartes s’accordait avec Galilée sur cette représentation du monde
terrestre. Cela ne signifie pas que Descartes a conçu exactement le Monde
de la même façon que Galilée : notamment, selon Descartes, le Monde qui
désigne l’Univers, se caractérise comme une matière étendue et homogène,
de sorte que Descartes s’est opposé à l’existence du vide (un espace sans
matière), alors que Galilée a proposé une physique du vide. Il n’en reste pas
moins vrai que Descartes est un penseur de son temps (XVIIe siècle), car il
s’est inscrit dans la révolution galiléenne qui a déterminé le monde comme
une réalité découpée et divisée de façon homogène et régulière, divisible à
l’infini, si bien qu’il fut possible d’examiner les matières physiques par des
raisons mathématiques. Cette nouvelle physique mathématique qui est en
rupture avec la physique sensualiste et finaliste d’Aristote, est mise en scène
par Descartes dans les Principes de la philosophie (publiés en 1644). Notre
intention est de décrire cette mise en scène du monde physique par
Descartes.

I. Peut-on connaître le monde physique ?


L’une des grandes questions que pose Descartes dans Les Principes de
la philosophie est la suivante : comment l’être humain connaît-il le monde ?
La physique de Descartes n’est ni sensualiste, ni empiriste. Nous nous
leurrons, si nous considérons que l’homme connaît de façon immédiate le
monde, comme s’il y avait une relation de connivence avec le monde. Il faut
distinguer entre ce qu’est le monde pour nous et ce qu’est le monde en lui-
même. Spontanément, l’être humain attribue aux choses du monde les
sentiments qu’il éprouve ; il se comporte comme un finaliste, en imaginant
Philosophie
que le monde est fait pour lui, de sorte qu’il croit que le monde est d’emblée
significatif, alors qu’il n’en a qu’une connaissance confuse par l’intermédiaire
de ses sens. Il est nécessaire dès lors de surmonter cette relation de
connivence ; il ne faut plus penser la relation de l’homme au monde en termes
de similitude, comme s’il fallait suspendre la validité de significations
habituelles que l’être humain a du monde. C’est ce que Descartes exprime
dans son Traité Le Monde : « Permettez donc pour un peu de temps à votre
pensée de sortir hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau
que je ferai naître en sa présence, dans les espaces imaginaires1 ».
Quel est donc ce nouveau monde ? Ce n’est pas un autre monde que
celui que l’être humain observe. Mais de ce nouveau monde, seul l’esprit peut
en avoir une connaissance intellectuelle. Il ne s’agit pas de sentir le monde,
mais de le connaître. Une opposition ainsi se fait jour entre le monde tel que
nous le sentons et le monde tel que nous le connaissons : le monde est une
réalité matérielle, et lorsque l’être humain est aux prises sensiblement avec
la matière, il lui attribue des qualités sensibles, tel le chaud, le froid, le sec,
l’humide, le goût, l’odeur, le son, la couleur, etc. ; autrement dit il ne décrit
pas la matière telle qu’elle est, mais il évoque les effets sensibles de cette
matière sur lui. Et en attribuant ainsi des qualités sensibles à la matière, les
raisons d’être du monde lui échappent.
En face de cette lecture sensible du monde, il convient donc d’imaginer le
monde, non pas comme l’espace dans lequel je vis, mais comme une réalité
extérieure qui se laisse inspecter par l’esprit humain et qui tel un objet fait
face à cet esprit. Mais ce monde-là n’est-il pas une fiction ? Voire n’est-il pas
un rêve ? Qu’est-ce qu’une fiction ? C’est une réalité imaginaire que l’on
prend pour réel. Pourtant si l’on prend cette réalité imaginaire pour réel, c’est
parce que nous avons déjà fait l’expérience de ce qu’est un monde ; si bien
que ce tout nouveau monde que l’être humain fait naître « dans les espaces
imaginaires », n’est pas un autre monde ; il est plutôt un monde qui fait face
à l’esprit humain qui peut dès lors le connaître tel qu’il est ; la question n’est
dès lors plus de savoir comme vivre dans le monde, mais d’expliquer le
fonctionnement de ce monde. Dans l’expérience commune, l’être humain ne
se rapporte pas à des objets qui lui font face, il vit avec les choses du monde ;
dans l’expérience scientifique, l’esprit de l’être humain conçoit le monde
comme une réalité objective, qui est placé devant lui et qu’il peut inspecter à
loisir. Nous comprenons donc bien que le monde pour être expliqué dans ses
mécanismes nécessite une inspection de l’esprit ; ce dernier place le monde
dans les espaces imaginaires pour en disposer à sa guise.
Il est pourtant possible de douter de l’existence du monde, d’autant plus
que l’être humain pour le connaître utilise des espaces de
pensées imaginaires. Comment être sûr, en effet, que je ne suis pas en
toutes circonstances, même durant la vie commune, en train de rêver ? Il
n’est pas envisageable pour Descartes d’imaginer qu’il y eût un Dieu
trompeur ; un tel Dieu serait un mauvais Dieu. Mais rien n’interdit de penser
à l’existence d’un mauvais génie maléfique qui ferait en sorte de tromper l’être
humain ; suivant cette hypothèse : « Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les
couleurs, les figures, les sens et toutes les choses extérieures ne sont rien

23
d’autre que des illusions et tromperies, dont il [le mauvais génie] se sert pour
surprendre ma crédulité » écrit Descartes dans les Méditations
Métaphysiques2. Il convient dès lors de s’en remettre à Dieu et considérer
qu’il est la source même de ce monde. La physique cartésienne qui étudie le
Monde comme matière étendue, se fonde donc sur la métaphysique, puisqu’il
fait dépendre la possibilité des lois que Dieu a données au monde.
La connaissance même du monde par la science physique dépend de
Dieu qui a imprimé dans l’esprit humain quelques semences de vérité, et
notamment les lois du monde ; ces semences de vérité, ce sont des idées
des choses qui sont données à l’esprit et que l’être humain doit retrouver en
lui par un effort intellectuel particulier. De sorte que Descartes peut affirmer
dans Les Principes de la Philosophie que « si on ignore Dieu, on ne peut
avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose3 ». Autant dire que
l’être humain dispose en lui d’idées innées, qui sont des notions simples que
l’esprit porte en lui et qui rendent possible toute connaissance scientifique ;
ces idées qui lorsque l’esprit les découvre, s’impose à lui de façon claire et
distincte, si bien qu’il ne peut qu’y consentir ; ces idées donnent le monde
suivant ses qualités premières : le monde se présente ainsi dans sa nature
simple, comme matière homogène et continue. Nous avons ainsi affaire à
une physique déductive, puisque le monde est défini par sa nature et ses
propriétés à partir des idées innées ; l’expérimentation du monde n’est pas
impossible ou interdite, mais les causes matérielles du monde qui en
expliquent le fonctionnement, ne sont connues qu’intellectuellement et non
pas empiriquement.

II. Qu’est-ce que le monde physique ?


Il est temps désormais de définir ce qu’est le monde. La matière dont est
fait le monde est l’idée d’un « vrai corps parfaitement solide qui remplit
également toutes les longueurs, largeurs, profondeurs de ce grand
espace4 » ; et les parties de ce grand espace sont les unes hors des autres
et par conséquent impénétrables. L’étendue constitue l’essence de la
matière, c’est là une idée claire et distincte qui s’impose avec force à l’esprit
humain : « Il n’y a donc qu’une seule matière en tout l’univers, et nous la
connaissons par cela seul qu’elle est étendue5 » écrit Descartes dans
les Principes de la Philosophie6. Le monde n’est pas la nature ; mais il est
bien plus, il est la matière étendue qui compose l’univers : la terre et les cieux
sont faits d’une même matière ; autant alors reconnaître qu’il ne saurait y
avoir plusieurs mondes ; l’univers est composé de plusieurs systèmes, mais
cela forme un même monde. Le système composé par la terre, le soleil, et
les planètes visibles n’est pas le seul, ni le plus central. D’autres systèmes
existent dans lesquels une étoile est un soleil qui est accompagné par des
planètes tournant dans son ciel ; ces planètes sont emportées par un
tourbillon de matières.
Cette théorie du tourbillon qui explique le mouvement des planètes, est
ainsi présentée par Descartes dans les Principes de la Philosophie : « […]
Pensons que la matière du ciel où sont les planètes tourne sans cesse en
rond, ainsi qu’un tourbillon qui aurait le soleil à son centre, et que ses parties

24
Philosophie
qui sont proches du soleil se meuvent plus vite que celles qui en sont
éloignées jusques à une certaine distance, et que toutes les planètes (au
nombre desquelles nous mettrons désormais la terre) demeurent toujours
suspendues entre les mêmes parties de cette matière du ciel ». Cette théorie
du tourbillon, contestée par la physique de Galilée, est l’outil qui permet à
Descartes d’expliquer le mouvement des corps dans sa détermination du
monde comme matière homogène et étendue. En effet, dans la physique de
Descartes, l’étendue constitue l’essence de la matière ; ce qui veut dire que
là où il y a de la matière, il y a de l’extension ; autrement dit, il n’y a pas
d’espace sans matière, donc sans corps : chaque corps remplit longueur,
largeur et profondeur du monde, ce qui exclut l’existence du vide et des
atomes ; il y a bien des chocs entre les corps en raison de leur proximité
matérielle – ils sont d’une même substance ; ces chocs donnent lieu à des
mouvements circulaires et font varier l’extension de tel corps au profit de tel
autre. Comprenons que quand un corps se déplace, il est aussitôt remplacé
par une autre portion de la matière.
Quel est l’intérêt de concevoir ainsi le monde physique ? Nous sommes
toujours en présence d’un monde fictif, tel un objet placé devant l’esprit pour
en déterminer la nature : si le monde ainsi étudié est une matière homogène
et étendue, alors il est possible de le diviser en parties et de le mesurer. La
physique de Descartes est quantitative ; c’est ce qu’il écrit à Mersenne dans
une lettre du 27 juillet 1638 : « ma physique n’est autre chose que
géométrie ». Le monde entier relève de la quantité, du nombre et de la
mesure ; la physique devient mathématique, comme si le monde était écrit
en langage mathématique. Le monde est alors réinventé par construction
rationnelle mathématiques et par déduction géométrique. L’esprit humain
dispose de ces idées claires et distinctes de longueur, largeur et profondeur
qui lui permettent de signifier la nature des corps qui composent le monde ;
il utilise les principes géométriques pour être l’arpenteur de ce monde
divisible à l’infini. C’est ainsi que le monde est tenu immobile par la pensée,
prêt à se laisser imaginer et concevoir par ses causes matérielles. C’est ainsi
encore que ce monde étudié permet de rendre raison du monde.

Pour aller plus loin


– Descartes René, Principes de la connaissance humaine, Vrin, 2002.
– Mehl Édouard, Descartes et la fabrique du monde, PUF, 2019.
– Cavaillé Jean-Pierre, Descartes : la fable du monde, Vrin , 1991. 1F

1. Le Monde ou le Traité de la Lumière, Gallica, BNF, Hachette livre, chapitre VI, pp. 66-67.
2. Descartes, Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1953, page 272.
3. Principes I, article 13, in Œuvres et lettres, op. cité, page 576.
4. Le Monde ou le Traité de la Lumière, op. cité, page 71.
5. On peut lire également l’article 21 des Principes II : « la matière étendue qui compose
l’univers substantiae corpororeae universitas », op. cité, page 623.
6. Principes II, article 23, op. cité, page 623.

25
Leibniz, Le Discours de
Métaphysique
Ou le meilleur des mondes possibles

Leibniz (1646-1716) est un philosophe aussi connu que caricaturé : qui


pourrait soutenir aujourd’hui que nous vivons dans le meilleur des mondes
possibles ? Sa pensée, de loin, apparaît désuète. C’est que presque plus
personne, aujourd’hui, ne s’inquiète de l’existence du mal dans un monde
conçu par un créateur tout puissant et bienveillant. Si les solutions
leibniziennes nous semblent obsolètes, n’est-ce pas parce que les questions
qu’il se pose ne nous intéressent plus ? Peut-être. Mais Leibniz lui-même,
parlant des Grecs, aimait à répéter qu’il y a encore de l’or dans ces scories ;
cette phrase ne pourrait-elle pas, en se retournant, s’appliquer à son
émetteur ? Que nous croyions connaître ce que Leibniz affirma n’indique pas
encore que nous sachions les raisons qui le conduisirent à soutenir pareilles
thèses. Effectivement, pour Leibniz, nous vivons bel et bien dans le meilleur
des mondes possibles. Toutefois cela n’est pas une constatation… mais le
fruit d’un raisonnement puissamment cohérent. En quoi consiste-t-il donc ?

I. Le monde suppose un créateur


Au XVIIe siècle, l’immense majorité des penseurs s’avèrent croyants ;
les athées sont exceptionnellement rares. Mais rappeler cela, en soi, ne suffit
pas : encore faut-il en effet avoir à l’esprit de quelle divinité il est question. Ce
serait commettre une erreur, en effet, que de croire que Malebranche,
Descartes, Leibniz, Locke et Spinoza, par exemple, partagent une même
conception de Dieu. Il n’en est rien. Si la quasi-totalité des philosophes
croient en Dieu au XVIIe siècle, ils ne croient pas pour autant au même : en
réalité chacun a sa conception, singulière, de Dieu. Certaines sont
compatibles avec la religion de leur pays et de leur temps, d’autres le sont un
peu moins, d’autres encore ne le sont pas du tout. C’est donc une
bonne manière d’entrer de plain-pied dans une philosophie de cette époque
que d’interroger la nature de la divinité pensée par le philosophe.
On peut aussi s’interroger sur cet autre point, qui consiste à s’étonner, au-
delà de la diversité des conceptions philosophiques de Dieu, de la raison qui
conduit autant de penseurs distincts à reconnaître l’existence d’une divinité
toute puissante. Pourquoi le philosophe du XVIIe siècle, capable de
s’affranchir avec aisance de la religion, n’arrive-t-il pas à se passer de Dieu ?
Pourquoi croient-ils donc presque tous en Dieu, si aucun ne fait allégeance à
la foi ? Cette question, toute simple, peut être résolue de différentes
manières ; en un sens, tous les philosophes y répondent. Néanmoins, la
solution leibnizienne tranche d’apparaître, ne serait-ce que pour commencer,
à nos yeux contemporains, comme la plus crédible d’être tout simplement la
plus logique. Leibniz considère en effet que le monde est, et que tout ce qui
est procède de quelque chose d’autre. D’une certaine manière, tout est là :
Philosophie
ce qui est n’est que d’être causé par quelque chose d’autre, or l’univers est…
donc l’univers doit avoir une cause.
Cette analyse initiale doit être complétée, parce que Leibniz distingue le
nécessaire et le contingent. Le nécessaire, c’est ce qui n’aurait pas pu être
autrement que ce qui l’est présentement tandis que le contingent, au
contraire, est ce qui est bel et bien mais aurait pu ne pas être. Ainsi, pour
Leibniz, « 2+2=4 » est une vérité nécessaire tandis que « Paris est la capitale
de la France » est une vérité contingente, d’autres villes auraient pu, au gré
des circonstances, prétendre à ce titre. Cette distinction élémentaire et
majeure est très importante pour bien saisir la nature de la preuve
précédemment donnée de l’existence de Dieu. Ce qui est, en effet,
nécessaire n’a pas besoin de cause, en revanche le contingent qui est,
réclame, lui, une cause. Autrement dit, c’est le contingent et le contingent
seul qui réclame nécessairement une cause.
Or le monde tel que nous le connaissons est d’évidence contingent : nous
vivons dans un monde qui aurait pu être différent, et c’est donc notre Terre,
plutôt que les formes géométriques par exemple, qui réclame un créateur. Le
principe de causalité qui affirme que rien n’est sans raison semble ainsi, très
simplement, aboutir à l’idée que puisque le monde est, et que rien de
contingent ne peut surgir de soi-même, alors le monde a été créé
nécessairement par Dieu. C’est cette idée générale qui semble s’imposer à
tous les esprits, indépendamment de toute référence à la religion. Voltaire,
pourfendeur de l’optimisme leibnizien, l’admettra à son tour : comment rendre
compte, sans horloger, de l’existence de cette grande horloge qu’est le
monde ? Ainsi, si presque tous les penseurs au XVIIe siècle posent que Dieu
est, ce n’est pas parce qu’ils écoutent les prêtres, mais parce qu’ils utilisent
leur raison. C’est parce qu’ils pensent et non parce qu’ils croient qu’ils posent
un Dieu créateur de l’univers.

II. Le Dieu de Leibniz n’est pas celui de Descartes


Il n’en reste pas moins que si la majorité des philosophes s’accorde sur
le fait que l’univers ne pouvait pas être sans créateur, ils diffèrent ensuite
radicalement sur la nature même du créateur. Reprenons-donc le
raisonnement leibnizien : l’univers est, il réclame une cause, cette cause ne
peut infiniment reculer, ainsi Dieu doit nécessairement exister. Qu’avons-
nous là ? Une preuve de l’existence de Dieu. L’ère médiévale nous en
a donnée plusieurs, et Leibniz n’est pas le premier philosophe à les reprendre
et à les amender. Or, le fait frappant est que chaque philosophe ne se
contente pas de recycler, ou d’inventer, des preuves de l’existence de Dieu,
il le fait dans un cadre précis qui, démontrant l’existence de Dieu, en définit
précisément l’essence. Toute démonstration philosophique de l’existence de
Dieu s’avère ainsi être, en même temps, une définition singulière de sa
nature. Leibniz ne se contente donc pas de reprendre à son compte une
preuve antérieure, il la modifie discrètement afin de l’insérer dans son propre
système de pensée, dans le but affiché de montrer la supériorité de sa propre
démonstration par rapport à ses collègues et concurrents.

27
Autrement dit, pour bien saisir la pertinence de la saisie leibnizienne de
Dieu, il convient d’avoir à l’esprit la manière dont d’autres avant lui en ont
parlé. Comme d’habitude, à cet égard, nous sommes au XVIIe siècle, tout
recommence avec Descartes. Quand Leibniz parle de Dieu… il répond à
Descartes. Comment le philosophe français a-t-il pensé Dieu ? Pourquoi, et
comment, Leibniz y répond-il ? Il y a plus d’une manière de répondre à la
première question. Le plus efficace, pour notre propos, consiste peut-être à
rappeler non pas la manière remarquable dont Descartes invente une
nouvelle manière de démontrer l’existence de Dieu, mais la manière tout
aussi remarquable dont il juge le pouvoir divin. Pour le philosophe français,
les choses sont simples : Dieu, monarque absolu de l’univers, comme un Roi
en son royaume, a donné ses lois au monde. Ces lois, écrites en langage
mathématique, immuables et éternelles, sont précisément celles que l’esprit
humain, usant de ses idées innées, don de Dieu, peut à son tour
appréhender. Ainsi nous pouvons connaître le monde. Le connaître mais non
point le juger ni le sonder. Pour Descartes, nous pouvons savoir comment
fonctionnent les rouages de la machine, mais non questionner les choix de
l’architecte qui a présidé à sa création. Nul ne peut, dans la philosophie
cartésienne, questionner les décisions de Dieu.
Or, ce point heurte Leibniz. Il ne l’accepte pas. La définition spinoziste
d’un Dieu qui n’est ce qu’il est que parce qu’il ne peut faire autrement lui
paraît absurde, mais l’approche opposée d’un Descartes qui pense une
divinité toute puissante ayant décidé, par caprice, d’inventer les
mathématiques telles que nous les connaissons lui semble outrageuse. À ses
yeux, il est grotesque de penser que Dieu soit soumis à la nécessité, et il est
scandaleux de poser, à l’opposé, que Dieu aurait pu faire n’importe quoi et
que… quoiqu’il ait fait, nous soyons dans l’obligation de le louer. Le Dieu de
Leibniz n’est ni ce roi despote que dépeint Descartes ni un être intégralement
soumis à une nécessité qui le dépasse ; il est autre. Entre l’arbitraire cartésien
et la nécessité spinosiste, Leibniz s’invente un Dieu libre, mais n’agissant pas
sans raison.

III. Un optimisme non naïf mais logique


Alors, comment Leibniz va-t-il s’y prendre pour préserver la liberté du
Créateur, que raie Spinoza, sans tomber dans l’arbitraire cartésien où Dieu,
absolument libre, décide de tout ? Reprenons le principe de raison. Rien n’est
sans raison, donc tout ce qui est, dans le champ du contingent, procède d’une
cause antérieure. Nous avons déjà remarqué que cela, seul, suffisait
apparemment, à poser l’existence nécessaire d’une divinité créatrice. Mais,
en posant cela, nous avons été trop vite et supposé prématurément
qu’en posant l’existence de Dieu nous résolvions notre difficulté. En raison
du principe de raison, le contingent pour apparaître suppose l’action de Dieu.
Mais cette action elle-même, en vertu précisément du principe de raison,
exige… une raison. Nous savons que c’est Dieu qui a créé le monde… mais
nous ne savons pas encore pourquoi Lui a décidé de le créer ! Or Leibniz lit
à la lettre le principe de raison : même quand Dieu tout puissant agit, il ne
peut agir sans raison. Pourquoi donc Dieu a-t-il décidé de créer le monde
contingent que nous voyons alors que d’autres auraient pu être à sa

28
Philosophie
place ? Nous voilà en sommes ramenés à la question de départ. C’est une
fois ce point saisi que l’affirmation leibnizienne que nous vivons dans le
meilleur des mondes possibles prend tout son sens. Le principe de raison
n’impose pas seulement de poser que Dieu a créé le monde… il nous oblige
en effet, en redoublant notre interrogation, à nous demander pourquoi Dieu
a créé ce monde-ci plutôt qu’un autre… et c’est là qu’apparaît la seule
solution possible, à savoir que c’était parce que c’était le meilleur monde
possible !
Contre Spinoza qui pose un monde nécessaire et contre Descartes qui
pense un monde arbitraire, Leibniz préfère ainsi l’option d’une infinité
d’univers possibles, avec un unique meilleur que Dieu, dans sa bonté, a
librement décidé de faire apparaître. Ce serait donc une erreur que de croire
que c’est parce que Dieu a fait le monde qu’il est le meilleur possible ; pour
Leibniz, c’est tout le contraire : c’est parce que le meilleur des mondes existait
en lui-même, comme pure possibilité, que Dieu a pu décider de le créer.
Malebranche soutenait que Dieu avait créé notre monde et qu’il aurait peut-
être pu faire mieux, mais que nous devions nous interdire de le juger ; Leibniz,
fort de sa solution, le sermonne : c’est critiquer Dieu que de croire
inconsidérément qu’il aurait pu mieux faire. En réalité, Dieu a donné vie à
notre monde parce qu’il était, dans le champ infini des possibilités, le meilleur
possible.
Ainsi Leibniz défend-il de manière très logique l’idée célèbre et trop
souvent caricaturée du meilleur des mondes possibles. Son raisonnement
n’est-il pas le plus cohérent qui soit ? À prendre au sérieux le principe de
raison, à l’appliquer non plus à une chose en particulier mais au monde en
tant que tel, n’est-il pas logique de soutenir avec lui que Dieu ne pouvait pas,
s’il voulait créer le monde, faire venir à l’autre un autre monde que le meilleur
possible ? À bien y réfléchir cette solution n’est pas si optimiste qu’il y paraît.
Dire que notre monde est le meilleur possible n’implique-t-il pas, par
définition, qu’il ne soit pas parfait ? Quoiqu’il en soit, Leibniz exploite le
principe de raison, difficilement contestable, de manière implacablement
rigoureuse, ose penser que Dieu lui obéit comme nous, et en arrive donc à
la conséquence que ce premier principe débouche sur un second, qui en est
la conséquence et la quintessence, à savoir le principe du meilleur. Tout a
une raison, tout est fait au mieux, nous vivons donc dans le meilleur des
mondes possibles.

Pour aller plus loin


– Discours de métaphysique, texte disponible en ligne, articles 1 à 5, 19 et
22.
– Apprendre à philosopher avec Leibniz, d’Arnaud Lalanne aux Éditions
Ellipses.

29
George
Berkeley, Principes de la connaissan
ce humaine
Ou l’immatérialité du monde

« Que l’entendement qui doit penser extravague au contraire, cela ne peut


jamais lui être pardonné, car sur lui seul repose tout le secours pour mettre
des bornes à l’extravagance de l’imagination où cela est nécessaire »
(Prolégomènes…, §35). Lorsque Kant définit et condamne en ces termes
l’extravagance, nul philosophe ne semble mieux pouvoir y correspondre que
Georges Berkeley (1685-1753). N’est-il pas le philosophe qui poussera
l’extravagance, le délire de la raison, jusqu’à nier purement et simplement
l’existence de la matière ? Jusqu’à professer une doctrine qui, sous le nom
d’immatérialisme, affirme l’identité de la réalité et de la perception : « Exister
(existere) c’est être perçu (percipi) ou percevoir (percipere). Le cheval est
dans l’écurie, les livres sont dans le cabinet de travail comme auparavant »
(Carnet A, p. 79). Et pourtant, Berkeley entendait s’en tenir rigoureusement
au sens commun et dénoncer les illusions des métaphysiciens qui l’avaient
précédé…
Selon Berkeley, nous avons trois sortes d’idées : les impressions des
sens, les sentiments et les passions, les imaginations. Les « choses »,
comme nous disons, par exemple une pomme, ne sont rien d’autre que des
ensembles d’idées perçues ensemble. L’esprit, quant à lui, n’est pas une idée
mais ce par quoi elles sont perçues ou ce dans quoi elles existent, puisque
l’existence d’une idée consiste dans le fait qu’elle est perçue. Si nous
admettons sans peine que les sentiments et passions, d’une part, les idées
formées par l’imagination, d’autre part, n’existent que dans l’esprit, on
voudrait qu’il en aille différemment des idées imprimées par les sens. C’est
assurément manquer de conséquence : les impressions des sens ne
sauraient évidemment exister sans un esprit qui les perçoive. Dire qu’une
chose existe, ce n’est rien dire d’autre que dire qu’on la sent ou qu’on la
touche : l’esse (l’être) de ces choses est leur percipi (être perçu). Mais
Berkeley est bien conscient que, sur ce point, l’opinion commune lui est
contraire. Ainsi consacre-t-il le début de ses Principes de la connaissance
humaine à l’explicitation de cette thèse : exister, c’est être perçu.

I. Rien n’existe hors l’esprit


Nous croyons que les maisons, les montagnes, les rivières, en bref les
objets sensibles qui forment pour nous le monde, possèdent une existence
réelle indépendante du fait qu’ils sont perçus. Pour Berkeley, cette conviction
comporte une contradiction manifeste : les objets sensibles, dont les hommes
admettent facilement l’existence indépendante, ne sont perçus que par les
sens et leur « être indépendant » se ramène à la sensation. Ce réalisme naïf
Philosophie
est absurde qui affirme l’existence indépendante de la perception d’objets
sensibles dont tout l’être est d’être perçu. À cette absurdité, Berkeley oppose
l’évidence constitutive de sa pensée : l’identité de l’esse et du percipi,
l’impossibilité de séparer l’être d’une chose sensible du fait qu’elle est perçue,
l’impossibilité pour tout ce qui constitue le spectacle du monde de subsister
hors d’un esprit. Il n’existe, affirme Berkeley, d’autre substance que l’esprit
qui perçoit. Conséquence : une chose qui n’est perçue ni par mon esprit ni
par celui d’une autre créature, soit n’existe pas, soit subsiste dans l’esprit de
quelque être éternel. C’est peut-être le sens de la doctrine qui apparaît ici : si
rien n’existe indépendamment de l’esprit, alors tout ce qui semble exister
indépendamment existe en réalité dans l’esprit de Dieu.

II. Comment réfuter Berkeley ?


Berkeley est si sûr de lui et si conscient de l’impopularité de ses thèses
qu’il met son lecteur au défi de concevoir la seule possibilité de l’existence
d’un corps extérieur en dehors de l’esprit. Il ne demande aucune forme de
preuve de cette existence mais seulement qu’on puisse la concevoir comme
possible. Rien de plus facile, dira-t-on : il suffit d’imaginer l’existence d’arbres
dans un parc ou de livres dans un cabinet sans que personne ne soit là pour
les percevoir… Rien n’empêche, en effet, d’imaginer des idées
indépendamment de l’esprit qui les forme. Pourtant, objecte Berkeley, qui le
ferait omettrait bel et bien l’idée d’un esprit qui perçoive ses corps extérieurs
qu’il imagine : l’idée de son propre esprit ! Ce n’est que par négligence que
l’esprit peut croire qu’il conçoit des corps réels qui lui sont extérieurs au
moment même où ils n’existent que par lui.
Berkeley a magistralement montré qu’il est impossible de sortir de la
représentation une fois que l’on s’y est enfermé. Si l’idée est une perception,
comme le veut tout empirisme radical (des idées générales abstraites
peuvent bien être formées dans mon esprit mais elles ne sauraient
correspondre à rien de réel), alors rien ne saurait exister qui ne soit perçu.
Dès lors le réel est toujours, pour moi, phénomène et non chose en soi. Rien
ne saurait garantir qu’il existe quoi que ce soit à l’extérieur de moi : c’est une
hypothèse absolument gratuite et dont il faut faire l’économie.
À propos de Berkeley, Diderot parle d’un « système qui, à la honte de
l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique
le plus absurde de tous ! » (Lettre sur les aveugles). Faute de pouvoir réfuter
Berkeley, il ne reste peut-être qu’à prendre parti contre lui. C’est bien ce que
suggérait Georges Politzer dans ses Principes élémentaires de
philosophie : « Prenons, par exemple, un autobus qui passe au moment où
nous traversons la rue en compagnie d’un idéaliste avec qui nous discutons
pour savoir si les choses ont une réalité objective ou subjective et s’il est vrai
que ce sont nos idées qui créent les choses. Il est bien certain que, si nous
ne voulons pas être écrasés, nous ferons bien attention. Donc, dans la
pratique, l’idéaliste est obligé de reconnaître l’existence de l’autobus. Pour
lui, pratiquement, il n’y a pas de différence entre un autobus objectif et un
autobus subjectif, et cela est tellement juste que la pratique fournit la preuve
que les idéalistes, dans la vie, sont matérialistes » (p. 57). Objecter que la

31
réalité extérieure quand on s’y affronte ou quand on la prend dans la figure,
littéralement, n’est pas une vue de l’esprit, procède d’un réalisme qui est
moins naïf que pratique. Nous atteignons ici les limites de ce qui est
démontrable pour toucher à celles de ce qui révèle d’une prise de partie. Être
idéaliste ou matérialiste, il faut sans doute choisir, prendre parti.

III. Le monde du sujet


Si notre vie pratique nous fait une sorte d’obligation intellectuelle de
rompre avec Berkeley, n’y a-t-il rien à retenir du principe fondamental de sa
pensée, à savoir l’identification de l’être à l’être perçu ? La postérité la plus
intéressante de Berkeley est sans doute à chercher du côté de l’éthologie et
plus précisément de la notion de « monde » (Umwelt) développée par Jacob
von Uexküll (voir la fiche consacrée à Mondes animaux et monde humain).
Considérant l’animal non plus comme un objet mais comme un sujet, il a tenté
une exploration systématique des « espaces vécus » des différentes espèces
animales, leur « monde » ou milieu. Selon Uexküll, le propre du vivant
sensible, c’est d’avoir un monde défini par l’ensemble des stimuli auxquels il
répond. De l’ensemble illimité des sensations possibles, l’animal ne retient
que les signaux qui constituent son milieu, son monde vécu. C’est ce qui fera
dire à Heidegger que l’animal est pauvre en monde, comparé à l’homme. De
fait, on cite souvent l’exemple de la tique qui ne réagit au total qu’à quatre
excitations. Mais en réalité, peu importe ici la richesse ou la pauvreté des
mondes considérés. Ce qui importe, c’est qu’ils définissent de manière
diversifiée la réalité sensible à laquelle tout animal répond. Uexküll,
significativement, rejetait l’existence d’un monde unique (Welt) commun à
tous les êtres vivants On pourrait dire, sans forcer le trait, qu’en identifiant la
pensée humaine aux perceptions qui la constituent, Berkeley a été le premier
explorateur du monde que celles-ci dessinent pour le sujet humain.

Pour aller plus loin


– Les œuvres complètes de George Berkeley sont publiées aux PUF dans la
collection « Épiméthée ». Les Principes sont dans le tome I.
– Deux ouvrages, également publiés chez Ellipses, pour approfondir l’étude
de Berkeley : Le vocabulaire de Berkeley de Philippe Hamou et Leçons sur
la philosophie de George Berkeley de Roselyne Dégremont.
– Les Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer ont été
réédités aux éditions Delga.

32
David
Hume, Dialogues sur la religion natu-
relle
Ou ordre du monde et dessein

Les fondamentalistes qui, aujourd’hui aux États-Unis, se veulent les


défenseurs d’un créationnisme éclairé, opposant au darwinisme l’idée que
l’ordre du monde, par sa perfection, témoigne d’un « intelligent design »,
ignorent ou font mine d’ignorer que cette idée fort ancienne en réalité a déjà
été mise en débat et critiquée de manière décisive dans les Dialogues sur la
religion naturelle de Hume (1711-1776). Ceux-ci, en raison de la charge qu’ils
représentent, ne seront publiés par Adam Smith qu’après la mort de Hume.
Les Dialogues mettent aux prises Cléanthe (qui n’a pas par hasard le nom
d’un philosophe stoïcien), un théologien rationaliste, défenseur de l’argument
du dessein, avec le sceptique Philon qui est, en quelque sorte, le porte-parole
de Hume. En discutant l’argument du dessein présenté par Cléanthe, Philon
va montrer l’anthropomorphisme de la conception de l’ordre naturel qu’il
implique et suggérer la possibilité d’une autre philosophie de l’ordre, appelée
à jouer un rôle décisif dans la constitution de la science moderne.

I. Le monde à dessein
L’argument du dessein, tel qu’exposé par Cléanthe dans la deuxième
partie des Dialogues, repose sur une analogie établie entre la « minutieuse
adaptation des moyens aux fins à travers toute la nature », entre la création
du monde, et les « productions de l’industrie humaine – du dessein, de la
pensée, de la sagesse, et de l’intelligence humaine ». Ce que les œuvres de
l’art sont à l’homme, le monde l’est à Dieu. Par son ordre, le monde témoigne
du même dessein intelligent que l’art, l’ordre de la nature faisant voir la même
adaptation des moyens aux fins qui règle les techniques humaines.
Les critiques de Philon portent sur la validité de l’analogie et de l’inférence
qui en est tirée. L’argument de Cléanthe est a posteriori : de la ressemblance
entre les effets, il conclut à la ressemblance des causes, proportionnant la
validité de son raisonnement au degré de ressemblance entre les effets. Or,
et Philon ne cessera d’y insister tout au long des Dialogues, c’est la
disproportion qui est ici frappante : comment affirmer que le monde dans sa
totalité puisse entretenir avec un quelconque produit de l’industrie humaine
une « ressemblance telle que nous puissions avec la même certitude inférer
une cause semblable » ?
Il y a dans le raisonnement de Cléanthe plus qu’une faute de logique, il y
a une pétition de principe que rien ne justifie et qui n’est autre chose que de
l’anthropomorphisme. Cléanthe, en effet, a supposé d’entrée de jeu que
l’esprit est la seule puissance d’ordre qui se puisse concevoir. Il lui suffit de
constater l’ordre pour conclure à un dessein en une inférence pour ainsi dire
immédiate : « L’ordre et l’arrangement de la nature, le minutieux ajustement
des causes finales, l’usage et la destination manifeste de chaque partie, de
chaque organe ; tout cela annonce dans le langage le plus clair une cause
ou un auteur intelligent », s’écrie-t-il dans la quatrième partie. Bref, pour
Cléanthe, expliquer l’ordre, c’est par définition supposer un dessein
intelligent.

II. Critique de la preuve par la perfection du monde


C’est ce présupposé que va mettre en question Philon dans la cinquième
partie des Dialogues. Si l’on veut à tout prix comparer le monde à un produit
de la technique humaine, alors il faut admettre que sa perfection actuelle n’est
peut-être que le résultat d’un long processus tâtonnant d’essais et d’erreurs.
Mieux encore, l’industrie humaine doit souvent son résultat à la division du
travail qui en est la règle et dès lors l’analogie met en question l’unité de Dieu
en conduisant à supposer que le monde est le fruit du travail conjoint de
plusieurs divinités !
Les Stoïciens comparaient volontiers le Cosmos à un bateau et
avançaient que dans les deux cas l’ordonnancement stupéfiant des parties
témoigne d’un dessein intelligent. Hume reprend la comparaison dans
l’intention contraire de ruiner la preuve par la perfection du monde : certes, à
considérer un navire sorti des chantiers navals, « quelle haute idée ne
devons-nous pas nous former de l’ingéniosité du charpentier qui a construit
une machine si compliquée, si utile et si belle ? » D’où notre surprise « quand
nous trouvons en lui un stupide mécanicien, qui a imité les autres, et recopié
un art qui, au fil d’une longue succession de siècles, après mille essais,
erreurs, corrections, délibérations, controverses, s’est progressivement
perfectionné ? » L’analogie entre l’art de bâtir des navires et la création divine
s’avère alors ruineuse pour cette dernière : « Bien des mondes pourraient
avoir été bâclés et ratés, au cours de l’éternité, avant que ce système ne
s’installe ; bien du travail perdu, bien des espoirs infructueux tentés ; et un
perfectionnement lent, mais continu, poursuivi pendant des âges infinis, dans
l’art de fabriquer des mondes ». La raison cherche dans la perfection des
techniques humaines un témoignage de son propre génie mais là où l’orgueil
nous fait croire à un dessein intelligent, il peut n’y avoir qu’un long processus
tâtonnant, que le résultat d’une évolution.
Hume fait ainsi apparaître l’idée que le dessein intelligent n’est pas la
seule explication possible de l’ordre que l’on constate aussi bien dans les
productions humaines que dans la nature. En utilisant l’analogie entre l’art et
la création, sur laquelle s’appuie la théologie naturelle de Cléanthe, il engage
une perspective évolutionniste d’explication de l’ordre, qui sera pleinement
développée dans les sixième et septième parties des Dialogues.

III. La pluralité des principes de l’ordre du monde


L’ordre ne témoigne pas nécessairement d’un dessein intelligent : ce point
étant acquis, Philon peut bien faire valoir que la raison n’est pas le seul
principe d’ordre connu sur terre – il faut y ajouter au moins l’instinct, la
végétation et la génération – et tenter de fonder sur ces autres principes

34
Philosophie
autant de cosmogonies dont la vraisemblance n’est pas moindre. Si le
raisonnement analogique autorise à rapporter l’ordre du monde à un dessein,
alors il peut aussi bien en faire le résultat d’un processus de génération ou
de végétation ! Or, à tout prendre, « le monde ressemble manifestement plus
à un animal ou à un végétal qu’à une montre ou un métier à tricoter ».
Cléanthe n’a donc pas assez d’un argument a posteriori et analogique pour
fonder sa théologie naturelle, il lui faudrait encore montrer a priori que l’ordre
ne peut résulter que de la raison. Mais c’est justement ce qui est impossible
et que l’expérience d’ordres issus spontanément de l’évolution dément. Et
dès lors, Philon peut conclure – conclusion que l’on peut sans aucun doute
imputer à Hume lui-même – que l’adoption d’un système de cosmogonie n’est
jamais qu’une affaire de préférence, et ajouter, non sans saveur, qu’une
cosmogonie fondée sur la génération a au moins une apparence supérieure :
« la génération a quelques privilèges sur la raison ; car nous voyons chaque
jour la seconde naître de la première, et jamais la première de la seconde ».
Rien, sans doute ne fait plus obstacle à la constitution de l’esprit
scientifique que l’admiration béate que nous arrache l’ordre de la nature. En
transportant cette admiration de la création au créateur, le mécanisme, avec
Descartes et Malebranche, a indiscutablement représenté une étape très
importante. Mais c’est sans doute ici dans les Dialogues sur la religion
naturelle que le coup décisif est porté. L’ordre de la nature, la « perfection »
du monde, ne témoignent en rien d’un dessein intelligent propre à provoquer
notre admiration, peut-être n’est-il que l’équilibre provisoire de formes en
perpétuelle évolution, et ne témoigne-t-il que de leurs conditions d’existence.
En montrant que la raison n’est pas la seule source d’ordre concevable, en
faisant droit à l’idée d’évolution, Hume préfigure par bien des aspects la
pensée de Darwin sur lequel il exercera d’ailleurs une influence aujourd’hui
connue. Quant à la religion, comment ne pas voir que la foi qui a déjà du mal
à s’accommoder de la raison, devra de plus compter avec l’idée d’évolution ?

Pour aller plus loin


– Les Dialogues ont été publiés chez Vrin dans la traduction de Michel
Malherbe. L’œuvre est commentée par Marianne Groulez dans Le
scepticisme de Hume : les dialogues sur la religion naturelle, collection
« philosophies » aux PUF. On trouvera une étude approfondie de la pensée
de Hume dans l’œuvre de Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF.

35
Immanuel Kant, Critique de la raison
pure
Ou les idées cosmologiques

Kant est un philosophe allemand du XVIIIe siècle (1724-1804), un


philosophe des Lumières qui souhaite s’affranchir de tout dogmatisme
(conception métaphysique qui se présente comme indubitable), sans faire le
choix pour autant du scepticisme (refuser la possibilité de la vérité) ; il défend
l’idée de critique : la critique n’est pas une expérience philosophique de
destruction de toutes les sortes de connaissances ; elle s’entend comme
discernement pour parvenir à savoir ce que la raison humaine peut faire ou
ne pas faire, peut connaître ou ne pas connaître. La philosophie critique de
Kant répond à une exigence importante : jusqu’à quel point peut-on faire
confiance à la raison ? C’est là une question décisive pour l’existence
humaine dans ses rapports à la connaissance, dans ses vies biologique et
sociale, et dans ses aspirations spirituelles. En effet, la raison qui est la
faculté intelligible et suprasensible de l’être humain, peut avoir des
prétentions qui mettent l’homme en porte-à-faux avec son environnement : la
raison a ce pouvoir de penser au-delà de toute expérience sensible et donc
de produire des idées qui ne renvoient à aucune expérience possible, telles
les idées de Dieu, d’immortalité de l’âme, de liberté et de monde – « les idées
sont des concepts de la raison auxquels aucun objet ne peut être
adéquatement donné dans l’expérience » écrit Kant dans l’Anthropologie du
point de vue pragmatique1 ; sous l’emprise de telles idées, l’esprit humain est
confronté à des contradictions insurmontables – par exemple : comment
savoir si le monde a un commencement dans le temps ? Ce sont là des
antinomies que la raison de l’être humain ne peut pas surmonter.
Pourtant les idées de la raison jouent un rôle essentiel dans l’existence de
l’être humain ; elles ont par exemple une fonction régulatrice dans l’ordre de
la connaissance, pour la vie morale, pour toute quête spirituelle. La
connaissance, la vie morale, la quête spirituelle sont trois perspectives
essentielles pour l’anthropologie philosophique de Kant ; elles renvoient aux
trois questions que formule Kant : 1. Que puis-je savoir ? (Critique de la
raison pure, 1781) ; 2. Que dois-je faire ? (Critique de la raison pratique,
1788) ; 3. Que m’est-il permis d’espérer ? (Critique de la faculté de juger,
1790). La première question porte sur les limites de notre faculté de connaître
et renvoie à la raison théorique La deuxième question interroge l’être humain
dans son rapport au devoir ; et il ne s’agit pas de n’importe quel devoir, mais
du devoir moral : comment agir par respect pour la loi morale inscrite dans la
raison humaine ? La troisième question a une dimension téléologique2 :
quelle finalité l’être humain peut-il et doit-il donner à son existence ? Il est
nécessaire de faire l’hypothèse de l’existence d’une raison téléologique qui
viserait l’accomplissement moral de l’homme. Il faut croire dans le
développement de l’humanité scientifiquement, moralement, politiquement,
pour ne pas désespérer des folies du monde. Notre intention critique est
Philosophie
d’interroger les idées de monde (ou idées cosmologiques) que produit la
raison.

I. Nécessité des idées cosmologiques


Mais nous parlons du monde : quel monde est-il donc en question ? La
réponse est difficile à donner, tant la notion de monde donne lieu à des
usages différents : s’agit-il du monde physique ? Du monde vivant ? Ou du
monde comme belle totalité ? Ou peut-être des mondes sensible et
intelligible ? Ou bien du monde moral ? Voire du monde intérieur ? À moins
qu’il ne soit question de monde politique ? La difficulté est donc grande pour
saisir ce qu’est le monde ; le monde ne se laisse pas enfermer dans un
concept et renvoie à des expériences différentes : le naturaliste s’adresse au
monde de la nature, l’astronome à celui des astres, le moraliste conçoit un
monde moral. Ces mondes-là sont-ils reliés les uns aux autres ? Devant cette
pluralité de significations et d’usages, nous sommes donc bien embarrassés
pour produire une définition unique du monde. Et l’embarras est d’autant plus
important que privés de significations rigoureuses, nous ne savons pas
comment nous adresser au monde – qu’il soit physique ou moral.
Faut-il désespérer ? La raison qui produit des idées cosmologiques ne
peut-elle pas jouer un rôle essentiel ? Une idée cosmologique est une
détermination du monde par la raison, détermination du monde qui ne
provient pas d’une expérience empirique du monde ; une idée de la raison
est un foyer imaginaire nécessaire pour l’existence humaine. Dans le
domaine de la connaissance scientifique, Kant s’interroge : à quelle condition
la connaissance physique du monde est-elle possible ? Un physicien par
exemple est confronté à une immense variété de phénomènes physiques
qu’il ne peut pas rassembler en un seul discours ; un naturaliste observe
constamment la diversité du vivant, au point qu’il ne lui est pas possible d’en
produire une synthèse édifiante. C’est que le monde ne se présente pas dans
l’expérience, comme une belle totalité, élégante, bien organisée – au
contraire de ce que signifie le κόσμος (Kosmos) grec : ordre, bon ordre,
organisation. Le monde, dès lors, tel qu’il nous apparaît à travers l’expérience
empirique se présente de façon éparpillée, diversifiée, non unifiée. La
connaissance scientifique du monde se trouve limitée, car elle ne peut pas
produire de synthèse de ce qu’elle étudie. La raison intervient et produit une
idée du monde : le monde n’a pas alors une forme accidentelle ; il s’agit de
croire en l’idée (croyance rationnelle) que le monde est un tout cohérent
suivant des fins ; cette idée du monde comme totalité finalisée ne peut pas
faire l’objet d’une expérience matérielle, mais elle est nécessaire à l’étude
scientifique du monde ; l’homme de science doit présupposer un ordre
organisé et finalisé du monde, sinon il pourrait considérer qu’il n’a affaire qu’à
des phénomènes (physiques, biologiques) désordonnés, indéchiffrables. Par
conséquent, l’idée cosmologique de la raison qui imagine l’unité du monde,
a une fonction régulatrice pour la connaissance scientifique du monde.

37
II. L’usage moral des idées cosmologiques
Nous devons considérer que l’être humain a une double nature, sensible
et intelligible ; il est un être matériel et de sensibilité ; il est doué de raison.
D’un côté, il est soumis aux lois physico-chimique du monde terrestre ; dans
ce monde-là, il ne fait pas l’expérience de la liberté ; il est déterminé par les
lois de la nature et peut désespérer de n’être qu’un être naturel qui appartient
à une espèce qui risque de disparaître. Il peut aussi s’inquiéter d’appartenir
à un monde social et politique soumis à des événements tragiques, qui
produisent du chaos. De l’autre côté, puisqu’il dispose d’une raison, il
appartient au monde intelligible. Ce monde intelligible est une idée de la
raison ; nous comprenons ainsi qu’il y a une idée du monde, affranchi du
monde physique, qui ne renvoie pas aux choses terrestres. Cette idée du
monde intelligible, représente, pour l’être humain, un idéal à suivre. Cela
signifie que le monde physique n’est pas un modèle à suivre et à imiter ; ce
monde-là est même un espace neutre, régi par des rapports de force,
indifférent à des exigences morales.
La morale, telle que Kant l’expose dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785), s’énonce sous la forme d’impératifs qui
commandent à l’homme, par sa raison, de façon catégorique, d’agir de telle
sorte qu’il respecte la loi morale ; et cette loi morale lui commande, par
exemple, de considérer autrui comme lui-même, non pas seulement comme
un moyen, mais toujours aussi comme une fin, c’est-à-dire comme un être de
liberté3. Cela relève d’un devoir moral que l’être humain a à suivre s’il veut
respecter l’humanité d’autrui et la sienne. Cet impératif moral s’oppose aux
tendances égoïstes de la nature humaine : spontanément, l’être humain vise
ses intérêts personnels ; il privilégie l’amour de soi au détriment de ce que
pourrait vouloir l’autre, ou de ce que pourraient être les intérêts d’autrui. Le
monde naturel l’incite à poursuivre ses intérêts personnels et à ne pas
constituer une communauté apaisée et aimante.
Pour ne pas sombrer dans les violences et les guerres entre les hommes,
pour ne pas désespérer de l’humanité, il est nécessaire de suivre la raison
qui produit une idée du monde libéré des déterminismes de la nature et des
désordres humains. Il ne s’agit pas de s’égarer dans des connaissances
métaphysiques vaines (Le monde a-t-il ou non un commencement ?), mais
simplement d’ouvrir le champ de l’espérance : ainsi, cette idée de la raison
conduit l’être humain à imaginer la possibilité d’un monde moral dans lequel
la liberté morale est possible – l’être humain est capable de liberté morale (ou
d’autonomie), à savoir d’agir par respect pour la loi morale, en vue de
constituer une communauté morale que Kant nomme le règne des fins : « or,
par règne, j’entends la réunion systématique de divers êtres raisonnables par
l’effet de lois communes4 ». Dans cette communauté morale, les êtres
humains pourraient vivre en harmonie les uns avec les autres dans le respect
des devoirs de bienfaisance et de bienveillance. Ce monde moral est une
idée régulatrice qui nous laisse espérer que le progrès moral de l’humanité
est possible ; tous les hommes sont capables d’agir moralement et de s’aimer
les uns les autres. Cette république morale, foyer imaginaire de la raison,
n’est-elle pas le vrai monde auquel l’être humain doit croire (croyance
38
Philosophie
rationnelle) pour progresser moralement ? L’idée d’un monde moral est une
réponse apportée à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? » ; il est
permis à l’être humain d’espérer le développement complet de la raison en
l’espèce humaine.

Pour aller plus loin


– Kant Immanuel, Critique de la raison pure, GF, 2021.
– Guillermit Louis, Leçons sur la critique de la raison pure, Vrin, 2008.
– Ferry Luc, Kant, Livre de Poc he, 2008. 2F

1. Première partie, Livre I, § 43, Paris, GF Flammarion, 1993, page 147.


2. La téléologie est l’étude des finalités – en grec, τέλος (télos) signifie l’achèvement, la suite, la
conséquence, la fin.
3. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que la personne de tout
autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen », Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section, traduit par Victor
Delbos, Paris, Delagrave, 1982, page 150.
4. Fondements de la métaphysique des Mœurs, Deuxième section, op. cité, page 157.

39
Arthur Schopenhauer, Le Monde
comme volonté et représentation
Ou au cœur du monde : l’homme

Schopenhauer (1788-1860) est le philosophe le plus lu de la seconde


moitié du XIXe siècle et nombreux sont les peintres, musiciens ou écrivains à
célébrer le penseur qui a su enfin renouveler la vision de l’homme et de son
existence. En effet, le nouvel horizon qu’il trace dévoile sans concession ce
qu’il en est réellement de l’homme et réévalue sa place après avoir destitué
la raison et réhabilité la pulsion. Mais qu’en est-il du monde que son grand
ouvrage de 1819, Le Monde comme volonté et représentation, semble placer
au cœur de sa réflexion ? Cette question ne manque pas de se poser tant
Schopenhauer semble placer le monde en exergue pour mieux, par la suite,
l’éclipser. Dans sa philosophie, le monde apparaît dans un premier temps
comme une évidence alors même que sa pensée peut se comprendre
comme un effort de déconstruction de cette notion. En réalité, ce qui compte
aux yeux de Schopenhauer, ce n’est pas véritablement le monde en lui-
même mais la ou plutôt les façons dont il se donne au sujet. Le livre I
du Monde étudie « le monde comme représentation », le livre II le pense
« comme volonté » – penser le monde « comme » n’est-ce pas finalement
déjà une manière de le rater ?

I. Un monde de représentations
Le point de départ de la philosophie de Schopenhauer est une vérité qui,
comme il le souligne lui-même au début de son ouvrage, est loin d’être
neuve : « le monde est ma représentation » (Monde, §. 1). Dans sa thèse De
la quadruple racine du principe de raison suffisante (1813), Schopenhauer
explicite déjà la façon dont les représentations s’articulent les unes aux
autres en un monde. Lors de ce premier essai, il dévoile ce qui peut être
considéré comme un véritable principe de « mondanéisation » : le principe
de raison suffisante. Ce dernier est défini de façon générale comme « la
forme essentielle de tout objet, c’est-à-dire la modalité générale de toute
objectivité » (Monde, §. 5) mais son pouvoir s’étend à l’ensemble des
représentations qu’il constitue également en un tout. Il est donc le nom
générique que l’on peut donner aux règles de structuration de tous les
phénomènes et pourra être également considéré comme le fondement de
toute science.
L’analyse du principe de raison suffisante, et tout particulièrement de sa
puissance de liaison, montre à quel point le sujet est partie prenante dans la
constitution de ce monde. Schopenhauer arrive ainsi à démontrer que toutes
nos intuitions sensibles sont organisées par notre entendement au moyen de
la catégorie de causalité. Le phénomène n’est jamais isolé mais toujours pris
dans un faisceau de liaisons qui l’amène à ne prendre sens qu’au sein d’un
tout patiemment organisé par le sujet lui-même. Le monde comme
Philosophie
représentation se présente donc essentiellement comme un monde de
relations. En exhibant son principe de structuration, Schopenhauer met
l’accent sur le fait que ce n’est qu’un monde de surface, et met en doute la
pertinence de la science pour comprendre ce qu’il est véritablement.
Attachée au principe de raison, la pensée scientifique ne fait qu’expliciter les
liaisons qui constituent les représentations en un monde cohérent. Elle
cherche à traduire en loi les règles d’engendrement des représentations en
les pensant toutes à partir de la simple relation de causalité. L’homme de
science comprend la surface du monde mais ne saisit pas ce qu’il est en
profondeur.

II. La clef de l’énigme du monde : la volonté


En exhibant les ressorts réels du monde comme représentation,
Schopenhauer met au jour son caractère subjectif voire en partie illusoire et
nous invite à pousser plus loin l’analyse pour tenter de lever le voile sur son
essence véritable. Cette précarisation ontologique de la représentation ne
peut pas ne pas affecter la notion de monde. Il s’agit donc désormais de
comprendre s’il n’y a pas quelque chose de plus substantiel sous la surface
que construit le principe de raison suffisante.
La force de Schopenhauer est de montrer que la solution de l’énigme du
monde ne nécessite pas de s’en détourner, comme ne manquent pas de le
faire les grandes métaphysiques dogmatiques, mais demande au contraire
de s’y plonger. Loin de chercher à fuir la représentation, la réponse tient
précisément dans l’approfondissement de l’un de ses phénomènes : le corps.
Le paragraphe 18 du livre II explicite cela sans détour et nous livre ainsi la
clef de l’énigme du monde. Celle-ci repose sur un constat simple : dans le
monde notre corps est le seul objet que nous pouvons connaître de deux
façons. Il est un phénomène comme tous les autres, et donc en tant que tel
une « simple représentation du sujet connaissant », mais de par sa position
vis-à-vis de ce sujet il ouvre en quelque sorte une « voie souterraine » vers
ce qu’est réellement ce phénomène. En effet, nous le percevons aussi « de
l’intérieur » à travers la succession de nos actes volontaires. C’est donc au
sein de cette expérience affective de nous-même que nous découvrons le
mot de l’énigme : la volonté.
Toute notre interprétation du monde consiste alors à supposer derrière les
phénomènes une volonté en tout point semblable à la nôtre, mais cela en
prenant bien soin de ne pas se méprendre sur ce que signifie justement le
mot même de volonté. Celle-ci n’a en effet rien à voir avec ce que nous
entendons communément par là. Elle en est même tout le contraire,
puisqu’elle n’est en aucun cas une instance de délibération. La volonté de
Schopenhauer n’est pas libre et elle ne peut cesser de vouloir, elle s’impose
bien plutôt comme nous la livre notre corps, c’est-à-dire comme une simple
pulsion aveugle. La volonté est une, omniprésente et surtout « sans raison ».

III. Un monde à l’image de l’homme ?


La découverte de l’énigme du monde à même le corps du sujet va mettre
en place une dynamique analogique étonnante qui passe de l’homme au

41
monde puis du monde à l’homme afin de tenter de cerner au mieux ce qu’est
la volonté. Schopenhauer constitue alors en quelque sorte un « anthropo-
cosmo-morphisme » qui repose sur un gigantesque travail analogique entre
l’homme, la nature et le cosmos. Il s’agit de mettre en place un vaste réseau
de relations intelligibles au sein duquel les choses vont s’expliquer les unes
les autres à travers d’étranges rapports de ressemblance. Le point de départ
reste néanmoins cette découverte primitive de la volonté au cœur du sujet
qui va permettre, par une sorte de variation de l’essence même de l’homme,
de découvrir peu à peu tous les autres éléments du monde, de la
cristallisation du minéral jusqu’à la longue course des astres. Loin d’être
accessoire, ce second moment de l’analyse schopenhauerienne qui part d’un
examen de la nature pour mieux comprendre, par retour, ce qu’est cette
volonté en l’homme, va occuper une grande partie de son œuvre.
Schopenhauer n’hésitera pas à y consacrer un livre entier en 1836, De la
volonté dans la nature.
Schopenhauer rappelle néanmoins avec force, dans le chapitre XVIII
des Compléments, comment le monde est à penser à partir de l’homme :
« c’est en partant de nous-mêmes qu’il faut chercher à comprendre la nature,
et non pas inversement chercher la connaissance de nous-mêmes dans celle
de la nature. » Cette nouvelle perspective est si essentielle qu’elle va finir par
spécifier à ses yeux l’ensemble de sa pensée et l’amener à penser le monde
comme « un macranthrope » (chap. L des Compléments). Étrange notion
construite sur le croisement entre le monde compris comme macrocosme et
l’homme (qui se dit anthropos en grec), il affirme avec elle que l’homme est
véritablement un milieu de signification qui permet de déchiffrer la totalité du
monde. Il repense alors l’opposition entre le microcosme et le macrocosme
en y introduisant un intermédiaire qui permet de les saisir tous deux en même
temps et affirme de façon étonnante le monde comme une image agrandie
de l’homme.

Pour aller plus loin


– Le Monde comme volonté et représentation est publié en deux volumes
dans la collection « folio essais » chez Gallimard. Il faut lire en priorité le
paragraphe 18 du Livre II et les chapitres XVIII et L des Compléments qui
constituent le tome II du Monde.
– On peut consulter dans le Dictionnaire Schopenhauer (Ellipses, 2020) de
nombreuses entrées pour approfondir certains concepts importants pour la
notion : Analogie, Corps, Macranthrope, Principe de raison suffisante et
Volonté.

42
Martin Heidegger, Être et temps
Ou l’être-au-monde

Heidegger (1889-1976) est l’auteur d’une œuvre philosophique


d’importance, et contesté. La question de sa relation au nazisme ne peut être
évacuée, pas plus peut-être que la fécondité de ses idées. Heidegger a
inspiré bon nombre de penseurs contemporains, en France tout
particulièrement. Songeons par exemple à Sartre, dont le maître
ouvrage, L’être et le néant, rappelle Être et Temps de Heidegger. Mais ce
dernier livre, qui fit beaucoup pour asseoir l’autorité du penseur allemand, fut
rapidement délaissé par son auteur. Le plan initial de l’ouvrage indique
d’ailleurs qu’il ne fut jamais entièrement achevé. Heidegger a été ainsi, en
France, une source d’inspiration pour un texte qu’il laissa lui-même
rapidement derrière lui. Cela ne veut pas dire qu’Être et Temps ne présente
plus aucun intérêt aujourd’hui ; cela signifie seulement que pour quiconque
veut saisir la pensée de Heidegger, la grande question est de savoir pourquoi
son auteur a senti la nécessité de s’extraire de la perspective qu’il avait lui-
même ouverte. Toutefois, telle n’est pas, directement du moins, notre
question présente. Dans Être et Temps, Heidegger approche l’homme de
manière fameuse en le définissant comme être-au-monde ; qu’est-ce que
cela signifie ?

I. La question de l’être
Heidegger débute Être et Temps de manière fameuse en indiquant que la
question qui anima les réflexions de Platon et d’Aristote fut, après eux,
oubliée. Et c’est cette même question qu’il se propose, en écrivant son
ouvrage, de reprendre. Heidegger se situe donc d’emblée dans l’idée de
prolonger l’effort inaugural de la philosophie grecque, et semble considérer
si ce n’est comme nulle et non advenue, du moins comme errance l’immense
période qui le sépare de l’invention du questionnement philosophique. Que
cherchait donc Platon ? Il cherchait à savoir ce qu’était l’être. Usant des
ressources de la langue allemande, Heidegger distingue l’être et l’étant ;
l’étant, c’est ce qui est, l’être… l’être est un peu plus compliqué à définir,
attendu qu’il est ce qui donne à l’étant sa consistance sans en être un lui-
même. Heidegger s’oppose à ceux qui considèrent que ce raisonnement
s’avère être vicieux et illogique, il pose qu’il n’y a pas de plus grande question,
de question plus importante, que celle de l’être de l’étant.
Cette question a donné naissance à la philosophie, elle fut ensuite
oubliée ; il convient de la réveiller. Et c’est ce qu’il entreprend dans un
ouvrage dont l’ambition s’avère être de dégager une « ontologie
fondamentale » ; l’ontologie, c’est le discours qui traite de ce qui est, qui
commence par dire ce qui est, en le distinguant de ce qui n’est pas, ou pas
vraiment. Parler d’une ontologie fondamentale, c’est marquer la volonté d’en
finir avec les ontologies superficielles ou malheureuses. Avec elle, Heidegger
marque son espoir de pouvoir, enfin, retrouver et répondre à la question de
savoir ce qu’est l’être.
Sa méthode va se distinguer des autres ontologies l’ayant précédée ;
Heidegger considère en effet que les philosophes ont toujours raté l’être en
cela qu’ils l’ont interrogé à partir de l’étant, de n’importe quel étant, de tout
étant… sauf de l’homme. Et ce faisant, c’est l’homme et l’être qu’ils ont raté.
L’ontologie fondamentale heideggérienne se donne donc comme méthode
de partir de l’homme, pour en savoir plus sur l’être de l’étant, c’est l’être
humain qu’il faut questionner. Heidegger baptise ce qu’il considère être cette
nouvelle approche « analyse existentiale » ; « existential » signifiant que
l’homme n’est pas une chose et que l’analyser ne peut être comparé à
l’examen d’un autre étant, fut-il un animal. L’ontologie fondamentale démarre
donc par une analytique existentiale ; l’homme est dit « dasein », il « existe »,
et c’est son existence dont il convient de saisir le sens ; le secret de l’être de
l’étant ne se dévoilera pas autrement.

II. Critique de Descartes


Sur son chemin, l’analytique existentiale va rencontrer différents
philosophes ; Descartes a droit à une place à part. Pourquoi ? Parce que la
démarche du penseur français est tout à fait révélatrice de l’erreur de la
philosophie que Heidegger se propose d’éviter. Pour Descartes, l’homme
peut accéder à la vérité, il lui faut procéder par ordre, et commencer par
remettre en cause tout ce qu’il croit savoir ; doute méthodique, hyperbolique,
découverte du cogito, démonstration de l’existence de Dieu, réassurance des
vérités mathématiques, foi donnée aux sens, l’itinéraire cartésien est bien
connu ; Heidegger ne le rappelle pas, il le dénonce comme illusoire.
Pourquoi ?
Parce que pour Heidegger Descartes ne part pas de l’originalité
ontologique de l’homme, en conséquence de quoi il en vient, fort
logiquement, à penser un espace mathématique homogène et uniforme, à
l’intérieur duquel viennent se loger les différents objets du monde. C’est là le
monde de la science ; ce que Descartes pense au XVIIe siècle reste
aujourd’hui encore d’actualité ; la science suppose encore aujourd’hui cet
espace cartésien, radicalement différent du cosmos aristotélicien. En ce
sens, dire de Descartes qu’il a tort apparaît incroyable. Heidegger veut-il dire
que la science se trompe ? Pas exactement.
Être et Temps distingue radicalement ce qui est vrai, exact, et ce qui est
vrai, authentique. Heidegger ne dit jamais de la science qu’elle est fausse,
elle peut être fausse bien sûr, mais c’est l’exactitude qu’elle vise, et c’est
l’exactitude qu’elle atteint le plus souvent. Mais son exactitude a beau être
parfaite, elle n’en restera pas moins à jamais inauthentique, de n’être pas la
dimension propre de l’homme. Et c’est cette dimension que Descartes,
malgré son incroyable succès, a raté ; il l’a raté de ne pas partir de l’homme.
Son échec est ambigu, attendu qu’il rend bel et bien compte de la science
telle qu’elle est en train d’apparaître, il y a donc un succès cartésien, mais
c’est un succès qui cache un échec.

44
Philosophie
Poser les fondements de la science moderne est une grande chose… qui
ne doit pas faire oublier que cette dernière reste incapable de rendre compte
de ce qu’est l’homme. Le monde de Descartes est celui qu’investigue la
science, ce n’est pas celui de l’être humain.

III. Le monde de l’homme


Mais en quoi consiste-t-on le monde de l’homme ? Pour le savoir, il
convient non pas seulement de partir de l’homme, mais de partir de l’homme
dans sa quotidienneté la plus banale. Il saute alors aux yeux que le rapport
très théorique que Descartes postule n’a rien d’immédiat, et qu’initialement,
l’homme entretient aux choses qui l’entourent un rapport pragmatique. Une
manière assez simple de le saisir est de penser que nous ne réalisons jamais
aussi fortement la présence d’un objet que lorsqu’il vient à manquer, ou bien
lorsqu’il défaille à sa fonction. La lampe, par exemple, ne brille bien que
lorsqu’elle refuse de s’allumer. Ce petit fait illustre le concept heideggérien
de monde, qu’il distingue bien sûr radicalement d’une part des objets le
composant, de toute saisie de type cartésienne de l’espace d’autre part.
L’espace cartésien, qu’est-ce que c’est ? Un espace neutre et anonyme, infini
et objectif. Le monde heideggérien, c’est tout le contraire, c’est le réseau que
tout être humain, du fait qu’il existe, suscite autour de lui. Le monde cartésien,
c’est la Terre vue du Ciel, le monde heideggérien, c’est un horizon.
Heidegger ne s’arrête pas à faire équivaloir Dasein et être-au-monde ; il
prolonge son analyse et dégage le caractère inauthentique de tout être-au-
monde. L’inauthenticité du rapport aseptisé de type cartésien n’est pas le
seul ; d’abord, le Dasein est inauthentique… c’est-à-dire qu’il est initialement
perdu. Entre l’échec et le naufrage, Le Dasein débute sa vie par échouer.
L’être-au-monde heideggérien, c’est l’idée que l’être humain naît
déboussolé… et une bonne partie de la trajectoire suivie dans Être et
Temps consiste à saisir de quelle manière le Dasein pourra conquérir son
authenticité, c’est-à-dire s’approprier réellement son monde. Sinueux chemin
qui passe par l’entrecroisement réussi de l’acceptation de sa propre mort à
venir et l’appel entendu d’une tradition nous proposant sa mission. Car pour
Heidegger vivre et exister diffèrent et le monde n’a vraiment de sens que pour
celui qui sait lui en conférer un.

Pour aller plus loin


– Être et Temps mérite d’être lu dans la traduction de Martineau, aux Éditions
Authentica.
– Le concept de monde chez Heidegger, de Walter Biemel publié aux
Éditions Vrin.

45
Maurice Merleau-Ponty, Œuvres
Ou la chair du monde

« Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis
ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le
possède pas, il est inépuisable. » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception1.

Merleau-Ponty est un philosophe français du XXe siècle, né en 1908 à


Rochefort-sur-Mer et décédé le 3 mai 1961 à Paris, d’un arrêt cardiaque,
alors qu’il lit la Dioptrique de Descartes, œuvre qu’il a commentée dans L’Œil
et l’esprit (publié en janvier 1961). Dans cet ouvrage, Merleau-Ponty poursuit
le programme philosophique qu’il s’est donné dans la Phénoménologie de
la perception et qui s’énonce ainsi : « La vraie philosophie est de rapprendre
à voir le monde2 ». « Rapprendre à voir le monde », cette expression pose la
question de la vision, et notamment celle de la vision du monde : comment le
monde se donne-t-il à voir ? Dans L’Œil et l’esprit, Merleau-Ponty s’oppose à
l’étude de la vision que produit Descartes dans la Dioptrique : voir le monde
est suivant Descartes une opération de l’esprit, une projection de la pensée
sur le monde ; la vision est ainsi une opération intellectuelle qui fait du monde
une réalité objectivée, et qui n’interroge pas la façon dont le monde se
manifeste à l’être humain. Si l’on veut penser le monde dans sa force d’être,
si l’on veut révéler le mystère du monde, il importe de partir de la relation
charnelle entre l’homme et le monde, car l’être humain est un être au monde
qui ne peut jamais s’affranchir du monde qui le fait être. Ce n’est donc pas
l’esprit qui détermine le monde, mais c’est le monde dont l’être humain fait
partie, qui se manifeste dans le corps même de l’homme.
Cependant comprenons par cette première lecture philosophique,
combien Merleau-Ponty est un phénoménologue ; dans l’Avant-propos à
la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty s’inscrit dans les
filiations des phénoménologies de Husserl (1859-1938) et de Heidegger
(1889-1976) ; il reconnaît sa dette à l’égard de Husserl, en affirmant la
nécessité de « revenir aux choses mêmes », à savoir de « revenir à ce
monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours3 » ; ce
monde n’est pas le monde objectivé par les sciences, il est le monde de la
vie. De même, en considérant que l’être humain est voué au monde, à ce
monde de la vie, Merleau-Ponty est fidèle à « l’“In-der-Welt-Sein4” de
Heidegger5 ». De sorte que Merleau-Ponty propose une lecture
phénoménologique du monde. La phénoménologie est la science des
modalités, et interroge donc la façon dont le monde se manifeste à l’homme
– « la phénoménologie comme révélation du monde6 » – et la manière dont
l’être humain se donne au monde. Notre intention est de mettre en scène
cette lecture phénoménologique du monde.
Philosophie
I. Le monde est ce que je vis
Le monde est ainsi ce que je vis. Par une telle formulation, Merleau-Ponty
fait entendre que notre premier rapport au monde n’est pas théorique ; il n’est
pas question de faire du monde un objet d’étude et de conduire ainsi une
étude objective de ce qu’est le monde. Le monde est primordialement le
monde de la vie ; il est ce qui m’affecte, me touche ; il est aussi ce que je vois
et perçois sensiblement ; le monde n’a donc rien d’une abstraction. Le
monde, mais quel monde ? Il est le monde de ma vie, le lieu de mes
expériences et de mes engagements ; il est mon environnement naturel et
culturel tout à la fois, riche de signifiants et de signifiés qui m’entourent et
m’interprètent ; il est cet être permanent dont je ne peux sortir ; il est tel un
immense individu qui embrasse tout : « on ne peut rien concevoir qui n’y
appartienne ».
Autant reconnaître alors qu’il y a le monde ; c’est là un fait que l’on ne peut
pas contester, ou alors autant mettre en question l’être que nous sommes,
car nous sommes au monde, nous sommes des êtres au monde. Notre être
est constitué par le monde : « Naître, c’est à la fois naître du monde et naître
au monde7 » ; ce qui revient à dire que l’être humain ne peut pas adopter une
position de surplomb à l’égard du monde ; il n’est pas extérieur à lui, il ne le
domine pas ; il naît du monde, autant dire que l’être humain surgit du monde ;
le monde le fait être, le contient plus que l’homme ne le comprend. Ce monde
est avant tout ce monde sensible que nous sentons.
Mais précisons : l’être humain est voué au monde ; cela signifie qu’il ne
décide pas du monde ; il est constitué par le monde : n’est-ce pas le monde
naturel qui décide de sa génétique, de sa biologie, de sa physiologie ? N’est-
ce pas le monde culturel qui le constitue et qui décide de son prénom, de son
nom, de ses origines sociales, culturelles ? Et le monde se présente alors
comme un horizon de significations multiples qui permet à l’être humain
d’entrer en relation avec les choses. C’est parce qu’il y a le monde que les
choses du monde se rendent présentes à l’être humain ; le monde s’impose
donc à l’être de l’homme : c’est en ce sens qu’il naît au monde. Mais cette
naissance aux choses n’est pas primordialement une expérience de pensée,
d’objectivation de ce qui est ; le monde nous sent ; nous sommes sentis par
le monde, par l’intermédiaire de notre sensibilité. Et notre sensibilité relève
de notre corps – c’est par le corps même que le monde manifeste sa
présence.
Le corps, quel corps ? Le corps ne se réduit pas à une machine
physiologique ; il est un corps sujet ou encore un corps conscience, au sens
où c’est par le corps que l’être humain manifeste ses intentions au monde, il
les vit ; c’est par le corps aussi qu’il est saisi et touché par le monde. Le corps
est à la fois objet et sujet : il est le corps objectivé par le monde, décidé par
lui, régenté, marqué par ses environnements naturel et culturel ; il est
également le corps sujet, puisqu’il est pour une conscience pouvoir
d’expression, de manifestation, d’inventivité. De sorte que l’être humain peut
dire à la fois : « j’ai un corps » et « je suis mon corps » – j’ai un corps, car le
monde l’objective, le définit, le configure ; et l’être humain lui-même prend en

47
compte cette objectivation de son corps pour se mettre en scène dans le
monde ; je suis mon corps, puisque mon corps est le prolongement de moi-
même. Si bien que le corps n’est jamais complètement objet ou sujet ; il ne
se réduit pas à n’être qu’un objet, car il n’y a pas de partie touchée par le
monde qui ne puisse pas à son tour toucher le monde ; mais il n’est pas que
sujet non plus, puisqu’il peut être à tout moment senti.
Comprenons que le rapport de l’être humain au monde est incessant ; il
ne peut pas sortir du monde qui le fait être, qui le constitue ; le monde est
appréhendé ainsi comme dans lequel l’être humain se révèle comme être au
monde. Il n’est pas possible pour l’être humain de considérer le monde
comme posé en face de lui, car il ne sort jamais du monde : « Après tout, le
monde est autour de moi, non devant moi » explique Merleau-Ponty
dans L’Œil et l’esprit8. La connaissance du monde n’est pas interdite, mais
elle demeure toujours une connaissance située selon la manière dont tel être
connaissant vit sa relation au monde ; c’est le monde lui-même qui lui impose
le cadre de toutes les connaissances (scientifique, empirique, etc.). Le
monde que je connais et que je pense, s’interprète à partir du monde que je
vis.

II. La chair du monde


Cependant le monde lui-même requiert la présence de l’être humain pour
se manifester. Autrement dit l’homme est un moment du monde ; il est
condition d’apparition du monde – dans La Prose du monde9, Merleau-Ponty
explique que l’être humain est inscrit dans un monde linguistique, dans un
univers de langage déjà constitué sous la forme d’une langue ; une langue
est un système de signes contraignants que le monde (la société) impose à
l’être humain ; mais cette langue n’existe que parce qu’elle est parlée par des
sujets : les paroles font vivre la langue, rendent possible sa recréation. La
langue relève d’un monde culturel et constitue un monde ; elle se présente
comme une institution qui impose des codes linguistiques et des façons de
dire le monde ; la parole est un acte individuel d’usage de cette langue ; et
sans cette parole, la langue n’est plus. Autrement dit, le système linguistique
n’est pas fermé et se recrée par les actes de paroles. Si bien que l’être
humain en parlant, reprend ce que son monde lui transmet, pour le
reconfigurer – la parole individuelle se fait recréation du monde.
Il est dès lors nécessaire de penser l’entrelacement entre l’être humain et
le monde ; il y a une parenté ontologique ; ils sont faits de la même chair :
l’homme relève de la chair du monde. Et parce qu’ils ont la même texture, le
monde enveloppe l’homme qui à son tour peut atteindre le monde. La chair
du monde se détermine comme « « élément » de l’être10 » : chaque chose du
monde participe du monde, relève du monde, révèle le monde. Ce qui signifie
que le monde manifeste sa présence par l’être humain, se rend sensible en
lui. Malheureusement, dans sa vie quotidienne, dans sa volonté de se rendre
comme maître et possesseur du monde, l’être humain oublie cette parenté
ontologique ; il se pense maître du monde, alors que le monde est la condition
de son existence.

48
Philosophie
Dans cette perspective, nous pouvons retrouver le programme
philosophique de Merleau-Ponty : « rapprendre à voir le monde ». La
question est décisive : comment vivre autrement notre relation au monde
pour éprouver cette parenté ontologique ? Suivant notre façon habituelle de
nous adresser au monde, nous le déterminons comme un univers qui est à
notre disposition, en le désignant, en le déterminant (comme objet d’étude
scientifique par exemple). Nous nous habituons à penser que les êtres et les
choses du monde sont disposés pour nous rendre service ; notre regard sur
le monde est donc prisonnier de ces habitudes culturelles ; nous ne le
percevons plus comme une totalité ouverte, comme un environnement
inépuisable, que l’on peut explorer sans fin. Il est donc bien nécessaire de
rapprendre à voir le monde, de proposer une pédagogie de la vision : c’est là
tout un exercice phénoménologique qui consiste à mettre entre parenthèses
nos intentions objectivantes : le monde ne se réduit pas à l’usage que nous
voulons en faire ; il y a infiniment plus dans le monde que ce que nous
prétendons voir ou nous voulons en faire.
Ce n’est donc pas l’esprit humain qui construit le monde ; il y a le monde,
et ce monde dont toutes les richesses d’être ne sont pas directement visibles,
se manifeste à l’être humain, pourvu que ce dernier ne cherche plus à le
surplomber et à l’enfermer dans des catégories de pensée. Rapprendre à voir
le monde demande à laisser le monde se rendre visible en l’être humain. Mais
pour réaliser ce programme philosophique, Merleau-Ponty fait appel à la
peinture (serait-elle l’iconographie de la philosophie ?), car la peinture nous
apprend à voir la vision du monde se faisant en l’être humain. La peinture de
Cézanne (1839-1906) révèle comment le monde se manifeste et se rend
visible en l’être humain ; le visible ne se réduit pas à ce que l’être humain voit
habituellement ; il y a toujours bien plus à voir que ce que l’on croit.
Mais que fait donc Cézanne ? Il prête son corps au monde, et ne cherche
pas à le posséder ; il vit par son corps la relation de parenté avec la chair du
monde ; le monde se rend visible en lui : « C’est en prêtant son corps au
monde que le peintre change le monde en peinture11 ». Et l’image picturale
exprime cet entrelacement entre le corps du peintre et l’être du monde ;
l’image picturale n’est pas un trompe-l’œil ou une image affaiblie du monde,
elle rend visibles les essences charnelles, elle rend visible ce que la vision
du profane (du non-artiste) croit invisible. Merleau-Ponty dans L’Œil et
l’esprit décrit la relation charnelle entre la Montage Sainte-Victoire et le
peintre Cézanne : « C’est la montagne elle-même qui, de là-bas, se fait voir
du peintre, c’est elle qui l’interroge du regard12 ». N’est-ce pas ainsi la
montagne qui interpelle le peintre pour qu’il la rende visible, exprimant la
réciprocité entre le visible et le voyant ? Il y a une visibilité secrète du monde
que le peintre dévoile et que l’être humain ne sait pas voir dans sa vie
quotidienne. Pourtant, il naît du monde, il naît au monde, il est le familier du
monde, mais force est de constater qu’il manque d’attention à ce monde qui
le fait être. La peinture propose donc à cet être voué au monde à voir le
monde autrement pour mieux l’accueillir dans ses richesses d’être.

49
Pour aller plus loin
– Merleau-Ponty Maurice, Œuvres, Gallimard « Quarto », 2010.
– Basso Frédéric et Robert-Demontrond Philippe, Merleau-Ponty et la chair
du monde, EMS, 2014.
– Henry Michel, Incarnation, une philosophie de la chair, Seuil, 2000 . 3F

1. Avant-propos, Paris, Gallimard, 1945, pp. XI-XII.


2. Ibid., page XVI.
3. Ibid., page III.
4. Expression de Heidegger dans Être et Temps que l’on peut traduire par : « être-dans-le-monde ».
5. Ibid., page IX.
6. Ibid., page XVI.
7. Ibid., page 517.
8. L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, page 59.
9. Ouvrage inachevé, écrit dans les années cinquante, et publié après la mort de Merleau-Ponty, en
1969.
10. Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, page 185.
11. L’Œil et l’esprit, op. cité, page 16.
12. Ibid., page 28.

50
Hannah Arendt, Le système
totalitaire
Ou le monde de l’inhumain

Le système totalitaire constitue la troisième partie des Origines du


totalitarisme, ouvrage publié par Hannah Arendt en 1951. Ce livre à
l’influence considérable fut à l’origine d’âpres débats d’ordre historique,
philosophique ou politique. La réception des œuvres d’Hannah Arendt fut
problématique dans l’après-guerre, en raison de la prééminence marxiste
dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales. Elle s’est
aussi heurtée aux travaux des historiens qui lui reprochaient son manque de
rigueur scientifique en tentant de définir avec des termes philosophiques un
phénomène qui n’appartenait pas à cette catégorie, du moins en apparence.
Sa définition de la « banalité du mal » et le jugement controversé que cette
philosophe américaine, juive et d’origine allemande, a porté sur le criminel
nazi Adolf Eichmann ont aussi fait l’objet de vives controverses.
Si l’œuvre d’Hannah fait débat, le concept de totalitarisme ne va pas non
plus de soi. Les travaux ultérieurs de Raymond Aron ou de Claude Lefort sur
ce phénomène ont validé – en dépit de désaccords substantiels avec Hannah
Arendt – l’hypothèse d’un régime politique tout à fait spécifique. Mais les
historiens contemporains débattent toujours de la nature du totalitarisme en
ne lui reconnaissant qu’une valeur euristique, c’est-à-dire qu’il demeure relatif
à une découverte, tout au plus une hypothèse de travail propice à la
recherche de la vérité.
Mais comment penser l’impensable ? Comment penser un monde inédit,
dans lequel l’État exerce une domination totale et donc totalitaire sur toutes
les activités humaines ? Quels sont les instruments qui ont permis à ce
monde d’éclore ?
Le monde totalitaire est un monde voué au mal. Hannah Arendt a tenté
dans cet ouvrage fondamental d’en dessiner les contours.

I. Un monde politique inconnu


Quiconque regardera l’Histoire du monde verra des régimes politiques
très variés se succéder. Démocratie, aristocratie, oligarchie, ploutocratie,
despotisme, tyrannie… Toutes ces catégories ont longtemps structuré les
typologies académiques. Pour Hannah Arendt, le XXe siècle a enfanté un
régime sans commune mesure avec les formes de gouvernement qui l’ont
précédé, tant dans la domination étatique que dans la soumission de la
société. L’hitlérisme et le stalinisme on fait éclater tous les repères
traditionnels de ce que l’on a coutume d’appeler « le politique ».
À l’opposé de l’idéal du régime démocratique qui repose sur le pluralisme
et la légitimité des gouvernants, la tyrannie traditionnelle prenait la forme d’un
« régime sans lois, où le pouvoir est monopolisé par un homme ». La peur,
selon la classification de Montesquieu, est « son principe d’action ». Le
pouvoir y est arbitraire, violent, et les opposants y voient leurs droits bafoués.
Le totalitarisme transcende cette catégorie.
Loin d’être un régime sans lois, il obéit au contraire précisément à « la loi
de l’Histoire ou de la Nature », l’histoire pour le communisme stalinien, la
nature pour le nazisme. La domination est totale, le contrôle des individus est
permanent, de la naissance à la mort. Les esprits et les volontés sont soumis
au pouvoir de l’État, dirigé par un parti monopolistique – avec à sa tête un
chef omnipotent – qui a fait fondre les corps intermédiaires et rendu caduque
la séparation des pouvoirs. Les définitions traditionnelles « de la justice, de
la morale, ou celles du bon sens » sont irrémédiablement dissoutes. Claude
Lefort, dans L’invention démocratique souscrira à ce postulat en affirmant
que « L’État totalitaire […] dénie le libre exercice de la pensée. » Climax de
cette entreprise épouvantable, l’extermination industrielle, à une échelle
inédite jusqu’alors et minutieusement élaborée de l’ennemi désigné,
« l’homme en trop ». transparaît ainsi dans le goulag ou le camp
d’extermination la volonté inhumaine d’anéantissement des individus, tant
dans leur vie que dans leur mort, là où l’on sait que le respect dû aux défunts
est la marque même de notre humanité, le symbole de notre arrachement à
la condition animale et à la barbarie.
Le totalitarisme est donc, pour Hannah Arendt, un monde inédit, un régime
politique irréductible aux formes politiques connues jusqu’ici, puisqu’il « a
pulvérisé nos catégories politiques et nos critères de jugement moral. » S’il
relève d’un pouvoir illégitime et destructeur comme avaient pu l’être les
tyrannies antérieures, il vise pour sa part une emprise totale de l’État sur la
société et les individus qui la composent, dans les limites de ses frontières,
et mène aussi « une politique étrangère visant ouvertement à la domination
du monde. »

II. Un monde entre terreur et idéologie


Selon Hannah Arendt, les deux éléments essentiels qui président au
fonctionnement du régime totalitaire sont la terreur et l’idéologie.
La terreur, notamment la terreur de masse est l’« essence de la
domination totalitaire ». Là où la peur peut permettre une stratégie
d’évitement, la terreur empêche toute tentative potentiellement salvatrice.
Elle est omniprésente dans le totalitarisme. Elle « exécute les sentences de
mort prononcées par la Nature à l’encontre des races et des individus inaptes
ou par l’Histoire contre les classes » écrit la philosophe. Pris dans ce grand
mouvement de destruction, aucun individu n’est à l’abri s’il ne se lie pas de
manière irréversible aux desseins de l’État, fussent-ils les plus mortifères.
Cette terreur a donc vocation à éliminer tous ceux qui, à l’intérieur comme à
l’extérieur du pays, entravent la marche d’un régime prétendument
rédempteur. Rafles perpétrées par les Nazis, grandes purges staliniennes
sont caractéristiques de cette volonté de terroriser pour condamner l’individu,
comme le rappelle Claude Polin, « à l’évanescence d’une transparence
totale. »

52
Philosophie
Mais le monde totalitaire ne pourrait pas fonctionner sans l’idéologie. Elle
constitue, pour Hannah Arendt, « la logique d’une idée », à savoir un
ensemble théorique qui est en mesure de « tout expliquer jusqu’au moindre
évènement, en le déduisant d’une seule prémisse ». Elle remplace par
conséquent toutes les formes de connaissances et de raisonnements
logiques établis jusqu’ici, et ce au profit de l’État. Elle réécrit le passé et
surtout l’avenir. Dans ce système, la propagande joue un rôle majeur
puisqu’elle a pour mission de diffuser l’idéologie du régime à grande échelle,
dès le plus jeune âge. Par cet embrigadement, le stalinisme et l’hitlérisme
s’étaient donnés pour ambition de produire « une nouvelle humanité », par
l’adoption et le culte d’une « religion séculière » (Aron), visant un projet de
sociétés sans classe ou un Reich millénaire.

III. Un monde de « désolation »


Et Hannah Arendt de s’interroger sur les conditions de l’apparition du
monde totalitaire. Comment une forme politique aussi monstrueuse a-t-elle
pu voir le jour ? La philosophe américaine explique l’avènement de ce régime
par un processus de « désolation », c’est-à-dire, la perte du sol, à savoir un
point de repère physique, politique et moral. S’il est sans sol, l’individu devient
aussi isolé du reste de ses semblables. Le régime totalitaire « transforme
toujours les classes en masses » d’hommes atomisés se mouvant dans le
vide. Les immenses rassemblements à Nuremberg dans les années Trente
donnent une image assez nette de ces foules composées d’éléments
indissociables à la solde d’un pouvoir dominant. Une fois toutes les structures
sociales et les corps intermédiaires supprimés, le citoyen n’a d’autre choix
que de s’en remettre à la toute-puissance de l’État.
Hannah Arendt fait aussi le constat – plus inquiétant – que c’est notre
modernité qui a créé – au moins en partie – le creuset du totalitarisme. Les
sociétés de masse contemporaines, qui veulent davantage de « loisirs » que
de « culture » ont peut-être perdu la capacité à réfléchir sur le vivre-
ensemble, en étant obnubilées par la prospérité et la recherche du confort.
En détruisant « les capacités politiques » du citoyen, le régime totalitaire se
nourrit aussi de la désolation de l’individu dans le domaine moral. Il appartient
donc à chacun de s’emparer de la chose publique pour ne pas tomber dans
« la banalité du mal ». La République de Weimar a mené Hitler au pouvoir.
Avec les conséquences que l’on sait. Et Arendt de rappeler notre
responsabilité commune quant à l’avenir de nos sociétés, jamais à l’abri d’un
retour d’un pouvoir illibéral : « L’être humain ne doit jamais cesser de penser.
C’est le seul rempart contre la barbarie. […] S’il cesse de penser, chaque être
humain peut agir en barbare. »

53
Pour aller plus loin
– Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme.
– Lefort Claude, L’invention démocratique.
– Polin Claude, Le totalitarisme.
– Aron Raymond, Démocratie et totalitarisme.
– Soljenitsyne, L’archipel du goulag.
– Primo Lévi, Si c’est un homme.

54
Nelson Goodman, Manières de faire
un monde
Ou les versions du monde

Nelson Goodman est né le 7 août 1906 et mort en 1998. Ce penseur


américain majeur aura ainsi traversé tout un XXe siècle, dont on peut dire qu’il
a, par bien des égards, été représentatif d’un changement de monde.
Goodman s’inscrit dans la tradition américaine de la philosophie analytique,
Carnap et Quine furent ses maîtres à penser. Son domaine de prédilection,
outre la logique, a été la philosophie de l’art (« l’esthétique analytique » plus
précisément). Professeur de philosophie à l’Université de Harvard à la fin de
sa carrière, il a également été marchand d’art (il possède une galerie à
Boston). Manières de faire un monde (Ways of worldmaking), publié en 1977,
est un recueil d’articles ou de textes de conférences données dans les
années 60 et 70. Dans cet ouvrage, Goodman s’intéresse à la notion de vérité
(centrale dans la philosophie analytique), notamment appliquée à nos
représentations du monde : en effet, voir, décrire et représenter le monde se
fait toujours subjectivement à partir d’un contexte culturel et de croyances
individuelles. En somme, quand bien même une conception du monde, une
description du monde, est rationnelle et partagée par un groupe, elle ne
saurait prétendre au statut de vérité universelle et absolue : elle n’est jamais
qu’un monde vraisemblable, ici et maintenant. Telle est la limite de nos
conceptions du monde, qui ne valent que pour un temps et un lieu.
Examinons d’un peu plus près l’argumentation de Goodman, lui qui écrit dans
sa préface que « ce livre appartient à ce courant majeur de la philosophie
moderne qui commence lorsque Kant échange la structure du monde pour la
structure de l’esprit, qui continue quand C.I. Lewis échange la structure de
l’esprit pour la structure des concepts, et qui se poursuit maintenant avec
l’échange de la structure des concepts pour la structure des différents
systèmes de symboles dans les sciences, en philosophie, dans les arts, la
perception, et le langage quotidien. Le mouvement va d’une unique vérité et
d’un monde établi et « trouvé » aux diverses versions correctes, parfois en
conflit, ou à la diversité des mondes en construction » (Manières de faire des
mondes, p. 12-13)…

I. Versions et visions du/des monde(s)


Dans la conférence « Mots, œuvres et mondes », Goodman s’interroge :
« En quel sens au juste y a-t-il plusieurs mondes ? Qu’est-ce qui distingue
les mondes authentiques des contrefaçons ? De quoi les mondes sont-ils
faits ? Quel rôle jouent les symboles dans ce faire ? Et comment faire le
monde est-il relié au connaître ? » (op. cit. p. 16). Tel est comme le
programme de Goodman, qui sait pertinemment également que les réponses
à de telles questions sont loin d’être à portée immédiate de pensée.
Notre erreur courante consiste à croire qu’il n’y a réellement qu’un seul
monde (le monisme), ou encore qu’il en existe une pluralité (le pluralisme).
En vérité, nous avons coutume de nous représenter le monde à travers des
cadres de référence qui appartiennent moins à ce qu’ils décrivent qu’aux
systèmes de description auxquels ils renvoient. Indépendamment de tout
cadre de référence, de manières de prendre le monde en compte, il est
impossible de dire quelque chose du monde. Aussi, faut-il reconnaître que
« notre univers consiste en (des) manières plutôt qu’en un monde ou des
mondes ». Certes un monde préexiste bien à l’activité humaine, il n’y a
effectivement qu’une seule terre, toutefois des mondes sont créés ou
construits parce que les hommes font usage des symboles et produisent des
versions particulières du monde qui sont tout autant de condition de
possibilité de connaître le monde. D’ailleurs, les scientifiques comme les
artistes attestent de l’incroyable variété possible des versions et des visions
du monde : chacune de ces versions du monde est « correcte dans un
système donné », pour une science donnée ou un artiste donné, ou un sujet
percevant quel qu’il soit. Il n’est pas légitime de vouloir les unifier en les
réduisant à un fondement unique, ou plutôt, « il faut rechercher l’unité, non
dans quelque chose ambivalent ou neutre gisant au-dessous des différentes
versions, mais dans une organisation générale qui les embrasse ». Cela
étant, les mondes sont construits de bien des manières…

II. Des manières de faire le monde


Comment les mondes sont-ils faits, testés et connus ? Faire un monde
revient à composer (faire des totalités à partir d’éléments épars) ou à
décomposer (diviser les totalités en parties et établir des distinctions). Pour
ce faire, on colle des étiquettes, des noms et des désignations sur le réel,
une identification qui relève de l’observation d’une constance. Ainsi, des
mondes sont faits, qui diffèrent les uns des autres car ce qui appartient à l’un
peut ne pas appartenir à l’autre. Ces différences sont du fait de nécessités
théoriques bien davantage que pratiques. En effet, les mondes diffèrent par
les « genres » qu’ils retiennent comme pertinents (ces genres sont à
comprendre dans le « contexte d’une habitude ou d’une tradition, à moins
qu’ils ne soient inventés pour un nouveau dessein »). Certains genres
pertinents dans un monde peuvent manquer dans un autre, ou ne pas être
considérés comme pertinents : « les différences entre mondes ne
proviennent pas tant des entités retenues que de la force ou du relief qu’elles
prennent ». Par exemple, on peut parfaitement envisager l’histoire de la
Révolution Française selon qu’on la raconte du point de vue de la philosophie
politique (ou de ses théoriciens) ou du point de vue du combattant de rue (le
parisien qui prend la Bastille), etc.
Les mondes créés connaissent plusieurs versions également : des
versions devenues obsolètes pour diverses raisons se trouvent corrigées
voire « distordues » ; de nouveaux mondes se font alors jour. Les nouvelles
versions du monde ne sortent jamais de nulle part, elles supposent des
versions plus anciennes. Au chapitre VI « La fabrication des faits »,
Goodman cite l’exemple des présocratiques afin d’illustrer comment les
philosophes construisent des mondes à partir d’autres mondes selon les

56
Philosophie
modalités que nous venons de voir : tout commence avec le sens commun,
puis Anaximandre, Thalès, Héraclite et Empédocle, ou encore Parménide ou
Démocrite, élaborent leurs versions du monde en agençant, éclatant ou
supplémentant des éléments. Le monde de l’art l’illustre également
magnifiquement…

III. Une question de vérité


Qu’est-ce qui va faire que telle ou telle version du monde réussit ? Comme
une version du monde passe toujours par des mots, la question de la vérité
se pose. Ici, la vérité n’est pas définie de manière traditionnelle comme
adéquation au réel, une « version est considérée comme vraie si elle ne
blesse aucune croyance inébranlable, ni aucun de ses propres préceptes ».
Goodman n’hésite pas à dire de la vérité qu’elle est « un serviteur docile
et obéissant », le faiseur de monde ne saurait se laisser contraindre par une
vérité paralysante tant que sa version du monde est « correcte ». « Notre
passion pour un monde est alors satisfaite de multiples manières différentes,
à des différents moments et pour des buts différents ». Attention toutefois :
se contenter de tolérer ou accepter la diversité des mondes ne conduit pas à
la connaissance du monde, celle-ci requiert qu’on dépasse la largesse
d’esprit pour le travail en profondeur (il y a toujours de nouvelles voies à
explorer) : « les mondes sont autant faits que trouvés, alors connaître, c’est
autant refaire que rendre compte » nous dit sagement Goodman.

Pour aller plus loin


– Ackerman James, « Aesthetics and Worldmaking, an exchange with
Nelson Goodman », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol.39, 3, 1981.
– Carnap Rudolph, La construction logique du monde, Vrin 2022.
– Pouivet Roger, Lire Goodman, Éditions de l’Éclat, 1992.

57
Littérature
Homère, L’Odyssée
Ou Le monde d’Ulysse

On ne saura rien d’autre d’Homère que ceci : cet aède, qui a vécu au
VIIIe siècle avant J.-C., réputé aveugle, a mis en vers, s’inspirant de la
tradition orale, les deux épopées l’Iliade et l’Odyssée, lesquelles ont, selon la
formule, « fait l’éducation de la Grèce ». At-il jamais existé ? Est-il l’auteur
des deux textes épiques, si proches et parfois bien différents, qui marquent
notre mémoire ? Il est fascinant de se dire que les deux récits fondateurs de
notre source grecque resteront marqués par le mystère, et que les gloses
sont, partant, proprement inépuisables.

I. La mer est un monde


Tout commence par un enlèvement : Pâris, prince troyen, a enlevé la belle
Hélène, femme du roi achéen Ménélas. Aidé des plus grands héros de la
Grèce, Ménélas reprendra sa femme à Pâris, et pour cela livrera, pendant dix
années, une lutte sanglante contre la ville d’Ilion, située dans l’actuelle
Turquie. Cette Guerre de Troie – Ilion et Troie renvoient au même lieu –
occupe une place importante dans les récits de la mythologie, et Homère,
dans l’Iliade, en a raconté un seul épisode, celui où Achille, le plus valeureux
des guerriers achéens, refuse de combattre, avant de finalement affronter
Pâris, et le tuer. Les Grecs seront victorieux, Hélène sera libérée, et tout n’est
pas fini : Homère raconte le retour dans sa patrie, l’île d’Ithaque, du guerrier
Ulysse. Il mettra dix ans d’un voyage aventureux avant de retrouver sa femme
Pénélope et son fils Télémaque.
Odyssée et Ulysse ont même racine : le titre du récit est le nom du héros.
Le Poète, inspiré par la Muse, chante l’histoire de cet homme « aux mille
tours », c’est-à-dire habile, plein de ressources, qui saura affronter tous les
obstacles qui se dresseront sur son chemin. La question posée est très
simple : comment notre héros, parti de Troie avec ses compagnons, arrivera-
t-il à Ithaque ? Dans l’épopée, le dénouement est connu des auditeurs. En
revanche, quel en sera le déroulement ? Là est la question. Ulysse est un
Grec, c’est-à-dire un marin. Le trajet de Troie à Ithaque est court, quelques
journées de navigation suffisent. Mais le Destin en décide autrement : Ulysse,
pour avoir laissé commettre des crimes odieux lors de la prise de Troie, est
puni par Poséidon et Apollon, attachés à sa perte. Mais, protégé par Athéna
et Zeus, il rentrera sur sa terre. L’Odyssée est ceci : le récit d’un retour différé,
périlleux et éprouvant. À la différence de la terre, ferme et balisable, la mer
est immensité, mouvement incessant, horizon sans repères. C’est un monde
qui fascine et terrifie ; c’est le lieu de tous les possibles, et des impossibles
aussi, avec des monstres enfouis dans les profondeurs ou tapis dans ses îles
inconnues. Homère, avec son imagination fertile, place sur le chemin de son
personnage des êtres dangereux : chacun connaît le féroce Cyclope,
monstre à l’œil unique, mangeur d’hommes, auquel Ulysse échappera grâce
à sa metis (le mot désigne l’intelligence rusée). Nul n’ignore la rencontre avec
les effrayantes Sirènes, femmes-oiseaux au chant ensorcelant, qui
précipitent les pauvres marins séduits au fond des flots : il leur échappera en
se faisant attacher au mât de son bateau par ses hommes d’équipage. Il
vaincra le piège de Charybde et Scylla, deux montres marins redoutables,
comme il réussira à se sortir des griffes érotiques de la magicienne Circé et
de la nymphe Calypso : les deux enchanteresses le retiendront prisonnier,
mais ne pourront lui faire oublier sa femme, la fidèle Pénélope. Après une
dernière halte chez les Phéaciens, peuple vivant dans la paix bienheureuse
de l’utopie, et malgré les charmes de la belle Nausicaa, Ulysse rentrera à
Ithaque. Mais nul ne le reconnaît : il trouve sur place des prétendants odieux
qui pillent ses biens et convoitent sa femme. Une lutte sans merci s’engage,
avec la victoire du vaillant Ulysse : à la différence d’Achille, héros mort au
combat, Ulysse est un héros qui demeure en vie, et qui vieillira avec sa
femme dans son île reconquise.

II. Être un homme, être au monde


Périple aventureux, récit de voyage aux mille péripéties, l’Odyssée est
plus que cela. Le trajet d’Ulysse est symbolique, et offre au personnage la
matière d’une initiation. Le monde de la mer est un pays des merveilles, et
chaque rencontre permet à Ulysse de s’éprouver comme homme. Ainsi,
vaincre le Cyclope, c’est pour Ulysse se (et nous) prouver qu’il n’est pas un
monstre « mangeur de viande crue et ne craignant pas les dieux » ; c’est
révéler le « propre de l’homme », à savoir la capacité à dominer la force brute
en utilisant son esprit. On se souvient que, pour sortir de la grotte, Ulysse
ruse : après avoir crevé l’œil unique du monstre, il se glisse sous les moutons,
et l’aveugle tâte leur dos, sans penser à palper leur ventre. Ruser, c’est
penser ; ruser, c’est faire exister la dualité, quand le Cyclope, lui, vit dans le
regard unique. Double vue, double jeu, double sens : là est la grandeur
humaine. Souvenons-nous que c’est par un jeu de mots (« Mon nom est
Personne ») qu’Ulysse a la vie sauve, car le pauvre Cyclope, piégé par le
calembour, demandera de l’aide en criant que « Personne » l’attaque, ce qui
ne lui vaudra aucun secours.
Chaque étape est le lieu d’une découverte : Homère fait accoster Ulysse
chez les Lotophages, peuple de gens heureux parce que drogués aux feuilles
de lotos. Ces Lotophages vivent dans l’hébétude : ils sont sans passé, car
sans mémoire. Ils sont sans projet, rivés au piquet de l’instant béat. La leçon
d’Homère est claire : ils ne sont pas des hommes. Être un humain, c’est
conjuguer – avec difficulté – l’exigence de l’héritage et le désir d’un horizon.
C’est s’inscrire dans le temps, nouer les deux fils, du temps passé et du
temps à venir. La réflexion anthropologique prend une acuité particulière
quand Ulysse rencontre Circé et Calypso : la première menace de
transformer les hommes en cochons, la seconde promet à Ulysse
l’immortalité. On perçoit la référence au temple de Delphes, et au « Connais-
toi toi-même », que reprendra Socrate. La formule signifie : connais-toi dans
ton humanité, connais ta place au monde, tu n’es ni un animal, ni un dieu. En
clair, ne t’élève pas indûment, ne t’abaisse pas indignement : voilà ce que le
récit, sans philosopher, mais en racontant, fait comprendre aussi bien au
personnage (qui vit la situation) qu’à l’auditeur (qui en est le témoin attentif).

60
Emblématique, pour finir, est le passage chez les Phéaciens : pourquoi ne
pas rester dans cette île fortunée, où tout est perfection ? Homère fait
comprendre que notre lot, sur terre, est de vivre dans la matérialité complexe
du monde réel, et non dans le pays des chimères. La perfection n’est pas à
hauteur d’homme, Ulysse doit quitter les rivages enchanteurs et idylliques.
Rappelons que l’Odyssée est composée de 24 chants, dont la moitié
seulement se déroule en mer : la seconde partie du récit rapporte le combat,
à Ithaque, qui permet à Ulysse de regagner terre et trône. Être un homme,
c’est être relié à une histoire, avoir des racines, affirmer son identité. C’est
être père, et mari, et roi. Homère offre ici le modèle de l’homme grec, avec
ses vertus et ses valeurs. Ulysse use de grande violence pour cette
reconquête : nul angélisme, nul irénisme dans le monde d’Homère. Le poème
se clôt sur une nuit d’amour entre Ulysse et Pénélope : elle est, comme lui,

Littérature
un être de fidélité et de metis, car il lui a fallu ruser pour détisser chaque nuit
la tunique qu’elle prétendait composer tout au long du jour !

III. Le monde des mots


Il existe deux « odyssées » : la première est celle d’Ulysse, prodigieux
récit d’aventures, constituant l’archétype d’un genre littéraire, qui voit le héros
partir d’un point A pour finir en un point Z, après mille et une embûches. La
seconde est celle d’Homère, non plus simple récit d’une aventure, mais
subtile aventure d’un récit.
Le génie de l’aède Homère est d’avoir fait raconter les aventures d’Ulysse
par son héros lui-même : il faut maintenant expliquer la composition du texte,
où l’on voit un aède, nommé Ulysse, exposer à la première personne ce qui
lui est arrivé. On le comprend : ce n’est pas seulement le monde qui engendre
les mots, mais ce sont les mots qui font naître le monde. Nous sommes au
chant VI, Ulysse s’est échoué, seul (tous ses compagnons sont morts) en
Phéacie : là, découvrant la vie idéale, il entend les poètes chanter la guerre
de Troie. Homère donne alors la parole à son personnage, qui révèle (chants
IX à XII) toutes ses aventures. Ulysse, pleurant, narre la guerre (notamment
l’épisode célèbre du « cheval de Troie », symbole de la métis) et détaille, par
le menu, tous ses malheurs en mer. Héros et héraut ne font plus qu’un :
Ulysse se raconte avec un vrai talent poétique. Mais quel monde décrit-il ?
Ces pays peuplés de monstres, de créatures et de peuples inconnus, ces
rivages merveilleux, qui nous dit qu’ils existent ? Lui, et lui seul : il est le seul
témoin survivant. Homère reprendra le fil du chant pour la reconquête
d’Ithaque, laquelle s’apparente à une micro-Iliade : la guerre est bien la
grande affaire des hommes. Mais la question reste ouverte : et si Ulysse avait
tout inventé ? Et s’il n’avait rien vécu de tout cela ? Et si tout ce monde
n’était, stricto sensu, qu’un monde de mots ?
Est-il meilleur moyen de faire comprendre que la Littérature n’a pas
seulement le dernier mot, mais peut-être le premier ? Le monde existe dans
les choses, évidemment, mais aussi dans les mots qui le – et les – disent. La
leçon d’Homère-Ulysse, et l’ombre portée depuis des siècles par leur
odyssée / Odyssée, pourrait bien être que le monde s’appréhende autant par
la bouche qui l’interprète, le modèle, le module qu’avec les mains qui le

61
palpent, le pétrissent et le transforment. Le chant d’Ulysse – que chante
Ulysse ou qui chante Ulysse – invite à considérer que le propre de l’homme,
c’est de raconter des histoires. Le mythos (en grec, le récit) permet
au logos (la pensée, la raison) de se déployer. Homère précède Platon de
quatre siècles : l’aède raconte des histoires dont le lecteur-auditeur fait jaillir
les significations, et le philosophe pensera le monde avec des questions
(c’est le sens du mot ironie) et avec des concepts (du dialogue platonicien au
traité aristotélicien).

Pour aller plus loin


– Pour Raymond Queneau, « Tous les romans sont soit des Iliade, soit
des Odyssée ». Le romancier peut choisir la structure du cercle (un combat,
un champ clos) ou celle de la ligne (un trajet, in itinéraire semé d’obstacles).
Ainsi sont des Odyssée et des traversées de monde(s) Les Voyages de
Gulliver (Swift), Candide (Voltaire), Voyage au bout de la nuit (Céline), La
route (Cormac McCarthy). Le rappeur Orelsan a confié que c’est à Ulysse
qu’il doit le scénario de son road-town-movie Comment c’est loin.

62
La Bible, de la Genèse
à l’Apocalypse
Ou du début à la fin du monde ?

Les Livres que les chrétiens rassemblent sous le nom de Bible


associent des textes empruntés à la tradition juive
(qu’ils appellent Ancien Testament ou Première Alliance) à d’autres
attestant de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus
de Nazareth : le Nouveau Testament (ou Nouvelle Alliance). Quelque
disparates que soient ces textes, ils sont organisés de manière à faire
apparaître un début et une fin : au récit de la Création ou du
commencement du monde (la Genèse fut rédigée entre le VIIIème et le
IIe siècle avant J.-C.) répond l’évocation de la fin des temps, l’Apocalypse
dite de saint Jean, rédigée à la fin du premier siècle après J.-C.
Le sens de la Première Alliance est clair : dès qu’Adam et Ève ont été
chassés du jardin d’Éden, dès que la souffrance et le mal ont fait irruption
dans le monde, l’humanité s’est mise en chemin, a entrepris un travail de
rachat, a cherché le salut. L’Apocalypse répond à cette espérance de la
rédemption : elle raconte le jugement dernier, le triomphe des élus (martyrs
ou, selon l’étymologie du mot, témoins). Mais peut-on dire que les
mythologies chrétiennes attestent d’un Jour de la Création du monde et
qu’elles lui promettent une fin fracassante ?

I. Le commencement du monde
Toutes les civilisations construisent des mythologies, des grands récits
racontant l’origine du monde. Toutes suivent le même ordre : naissance des
dieux (théogonie), naissance du monde (cosmogonie), naissance de
l’homme (anthropogonie). Seule, la civilisation biblique fait l’impasse sur la
théogonie. C’est que, pour elle, l’homme n’a pas le pouvoir de connaître le
divin. La tradition juive en interdit même la représentation. Le dieu de l’A.T.
est désigné de multiples façons, par des périphrases qui identifient
notamment ses fonctions (il est « rocher » ou « vengeur ») mais son nom est
imprononçable : composé d’un ensemble de consonnes (YHWH) qu’aucune
voyelle n’articule, c’est une figure trouée.
La Création est à peine moins énigmatique que le Créateur. Le texte
semble en effet mettre en concurrence deux récits des origines. Genèse 1,
le texte le plus récent (écrit entre 587 et 538 av. J.-C.), raconte la Création
en six jours. Dieu dit : « Que la lumière soit ». Son Verbe (sa parole) est
créateur. « La Lumière fut ». Puis Il sépare, la lumière des ténèbres, les eaux
d’en haut des eaux d’en bas, la terre de la mer… qu’il peuple. Dieu bénit les
humains, leur offre des attributs royaux et, au terme de l’œuvre des six jours,
Il se repose. Genèse 2 (écrit vers 950 av. J.-C.) met en scène un Dieu
anthropomorphe, tantôt jardinier (il plante des arbres) tantôt potier (il modèle
Adam – dont le nom signifie « le glébeux », fait de glaise ou de terre – avant
de lui donner vie en lui soufflant dans les narines). C’est ce second texte qui
raconte la manière dont Ève est tirée du côté d’Adam, la proclamation de
l’interdit de manger du fruit de l’arbre de la connaissance, sa transgression et
l’exclusion du jardin de l’Éden (ou paradis terrestre) qui s’ensuit.
Comment rendre le sens des premiers mots en Genèse 1 ? La traduction
littérale donnerait « En un commencement ». Y avait-il donc une histoire
avant le commencement ? Était-ce celle de cette « terre déserte et vide », de
cette « surface des eaux » sur laquelle « planait le souffle de Dieu (Gn, 1,
2) » ? Celle de Dieu ? L’exégèse rabbinique (la science de l’interprétation des
textes dans la tradition juive) observe que la première lettre de toute la Bible
n’est pas aleph, première lettre ou chiffre 1, mais beth, deuxième lettre de
l’alphabet, qui se traduit aussi par le chiffre 2. Qu’en déduire ? Certains
affirment qu’il y a eu un commencement avant le commencement. D’autres
que la Création est division de l’Un, que ce monde, « né » de Dieu, comme
expulsé de la matrice divine, Lui reste attaché. Dieu ne serait donc pas en
exil dans un au-delà mais solidaire de ce monde, présent parmi les hommes.
La Genèse ne résout pas l’énigme de la Création, elle la creuse. Les rabbins
interprètent aussi le dessin formé par la lettre beth (fermé de tous côtés, sauf
vers l’avant) : l’humain, disent-ils, n’est pas autorisé à percer le mystère des
origines, il ne peut interroger que ce qui est postérieur au jour de la Création.

II. Un monde habité par le mal : voué à disparaître


Les mythes inscrivent toujours la violence dans le temps des origines, des
théogonies. Avant le règne des Olympiens (de Zeus) en Grèce, Ouranos ne
cesse de refouler dans le ventre de Gaïa les enfants qu’il engendre, Chronos,
d’avaler ceux que son épouse Rhéa expulse. Dans la théogonie
babylonienne (rédigée entre 1125 et 1104 av. J.-C.), le dieu Mardouk doit
vaincre le chaos premier, la déesse primordiale, la mère-océan, qui prépare,
avec les monstres qu’elle engendre, la guerre contre les dieux. Il la coupe en
deux, séparant ainsi le ciel de la terre.
Dans La Bible, l’émergence du mal est postérieure à l’anthropogonie. Le
serpent, la plus rusée (la plus avisée) des créatures, séduit Adam et Ève.
Dieu leur avait interdit de manger le fruit de « l’arbre du bien et du mal
connaître ». Ils ont refusé de limiter leur appétit, leur désir de savoir, de
s’approprier, de dominer, d’absorber l’autre. Dieu a laissé faire. Il a admis la
liberté de sa créature. Il n’est pas l’auteur du mal, ce qui donne à la
représentation du mal un sens singulier. Le mal n’est pas métaphysique, pas
nécessaire, pas indispensable à l’équilibre du monde.
La pensée biblique ne met pas non plus face à face Dieu et le diable, elle
n’est pas manichéenne : elle ne cesse de dire que les anges révoltés ne
sauraient lutter à égalité avec le divin. Le mal est contingent. Il aurait pu ne
pas être. Il peut donc (et doit) disparaître : à la fin des temps, le Bien
l’emportera. Cependant, jusqu’à Jean, les récits apocalyptiques ont moins
annoncé les temps derniers qu’encouragé la communauté religieuse à tenir
dans les moments difficiles. On antidatait le récit : le présent vécu dans
l’épreuve était raconté comme devant advenir, mais aussi antérieur au temps
où Dieu, in fine, rendrait justice à son peuple. L’Apocalypse de Jean, qui

64
s’écrit après la vie, la mort et la résurrection du Messie, qui prend acte de la
nouvelle alliance, de la nouvelle promesse, est différente.

III. Un monde dont les hommes sont responsables


Elle annonce, conformément aux prophéties les plus anciennes, la
« Parousie », c’est-à-dire le retour du Messie, l’accomplissement définitif de
la Pâque chrétienne. Les motifs de l’ultime bataille, avant l’apparition de la
Jérusalem céleste, peuplent nos imaginaires : 7 trompettes, 7 anges, 4
cavaliers (dont le pale rider), 7 sceaux, 144 000 élus à la blanche robe, le Fils
de l’Homme (ou Christ) figuré tel « l’Ancien des jours » décrit dans le Livre de
Daniel (vêtement et cheveux blancs comme neige, ceinture d’or, une épée à
double tranchant sort de sa bouche et il tient sept étoiles dans sa main). On
se rappelle la bête aux 7 têtes, aux 10 cornes couronnées (corps de léopard,

Littérature
pattes d’ours, tête de lion) et la grande prostituée qui la chevauche, le dragon
menaçant l’enfant dont la femme accouche. On n’a pas fini de décrypter la
symbolique de ces images. Assurément, les 7 têtes de la bête renvoient aux
7 collines de Rome : la « grande prostituée », Babylone, est devenue Rome.
Le chiffre du diable, conformément à la tradition hébraïque, est le produit de
la valeur des lettres de Néron César, persécuteur des chrétiens : cela donne
666.
Il convient cependant de ne pas s’égarer dans les interprétations
ésotériques et d’identifier la visée du texte. Le Jugement dernier met en
scène la Révélation (tel est le sens du mot « apocalypse »). Ce qui était
caché se manifeste. Si le message est hermétique, c’est que les humains
que nous sommes n’ont pas encore accès à leur royauté : ils ne sauraient
connaître Dieu. Mais, on l’a dit, Dieu est présent dans l’histoire et dans la vie
humaines. La Pâque juive qui commémore le passage (c’est le sens du
mot Pessah, « Pâque ») vers la terre promise, loin de l’esclavage, rappelle
que, d’abord, c’est Dieu qui passe en Égypte frapper les ennemis des
Israélites. La Pâque du Dieu fait homme (se manifestant dans l’histoire) voit
le Fils de l’Homme passer à son Père (mourir). Il s’identifie à l’agneau sans
tache offert lors de la fête de Pessah. Les humains sont invités à prendre
acte et du passage de Dieu sur terre et du don qu’il fait de Soi : à s’émanciper,
à revendiquer leur royauté.
Le début et la fin du monde sont des métaphores. « Nul ne sait le jour ni
l’heure », rappelle l’Évangéliste. Les allégories de l’Apocalypse invitent
moins à décrypter les annonces d’une catastrophe ultime à venir qu’à
accomplir dans sa vie la lutte contre le mal, à identifier la présence divine
jusque dans le visage de l’autre, à faire don de soi. Passer de la mort à la vie,
c’est dans ce monde que le chrétien est invité à le faire. Paul invite chacun à
« dépouiller le vieil homme » en soi. Chacun est en charge non seulement de
la lutte contre le mal dont l’humain est seul responsable mais encore du salut
de la Création : invité même à prendre en charge le Dieu qui lui demande,
comme dans l’Évangile de Jean : « M’aimes-tu ? ». Pâques tous les jours.

65
Pour aller plus loin
– Sur le net sont disponibles nombre d’images excellemment commentées
(notamment le Christ de Grünewald et la tapisserie de l’Apocalypse
d’Angers). On écoutera la chanson de Johnny Cash « When the Man
Comes Around ».

66
Montaigne, Essais, « Des
cannibales »
Ou « Notre monde vient d’en découvrir un autre »

Au début du XVIe siècle Amerigo Vespucci publie sous le titre Le


Nouveau Monde un récit de ses voyages effectués peu après ceux de
Christophe Colomb. En 1580 Montaigne, dans un chapitre de ses Essais au
titre accrocheur – « Des cannibales » –, corrige l’expression de Vespucci :
« Notre monde vient d’en découvrir un autre », écrit-il, questionnant ainsi la
notion de « nouveauté ».

I. Un nouveau monde ?
« Cet autre monde » n’est nouveau que pour l’intelligence des Européens.
Certes, Montaigne emploie parfois dans ce chapitre le terme de « monde
nouveau », mais ce terme ne fait que dire la pauvreté de nos connaissances.
L’univers est instable, en effet, toujours autre. L’intelligence humaine ne peut
en suivre les fluctuations, y compris dans sa configuration physique. Et
paradoxalement dans un chapitre consacré à des pays lointains, il prend
l’exemple d’un paysage familier, celui de la Dordogne, dont le tracé des rives
est tellement perturbé par le cours du fleuve que « si elle fût toujours allée ce
train, ou dût aller à l’avenir [si elle était toujours allée à cette allure ou qu’elle
doive y aller à l’avenir], la figure du monde serait renversée. » Rien n’est
certain sur cette terre toujours mobile, et un continent peut apparaître,
comme l’Amérique, ou disparaître, telle cette Atlantide mystérieuse que
Montaigne ne manque pas d’évoquer.
La « nouveauté » de l’Amérique est encore relativisée par les exemples
qui introduisent ce chapitre : les premières références sont empruntées aux
anciens Grecs, Plutarque, Platon et Aristote. Leur témoignage est placé sur
le même plan que celui des marins qui composaient les équipages des
expéditions outre-Atlantique, et que l’auteur des Essais a interrogés
personnellement. Cette démarche, caractéristique de l’humanisme, consiste
en une confrontation critique perpétuelle de l’univers contemporain à cette
Antiquité dont les savants et les auteurs européens du XVIe siècle n’ont cessé
d’approfondir la connaissance. Montaigne fait de l’Amérique le troisième
terme de cette confrontation. Celle-ci n’est pas à l’avantage des Européens.
Loin d’être un sujet de glorification, la découverte de l’autre monde donne
l’occasion d’une puissante leçon d’humilité.

II. Un monde sauvage ?


Montaigne prend l’exemple du Brésil, sans le nommer, pas plus qu’il
n’emploie le terme d’Amérique, peut-être pour donner une portée plus large
à sa réflexion. Sa description des mœurs indigènes, riche et précise, se fonde
sur des récits français du milieu du XVIe siècle, en particulier ceux de Jean
de Léry, un protestant dont l’Histoire d’un voyage en terre de Brésil annonce
l’ethnographie moderne. En même temps, Léry veut démontrer que les
Indiens, bien que cannibales, sont plus humains que les catholiques, dont la
barbarie vient de se manifester pendant les guerres de religion. Montaigne
s’appuie sur son témoignage, sans le citer, sans doute parce que le caractère
partisan de l’ouvrage de Léry heurte son sens de la tolérance, et aussi parce
qu’en général il cite plus volontiers les auteurs anciens que ses
contemporains. Mais il en retient l’idée de la relativité des jugements portés
sur une autre civilisation, dans une phrase provocante qui résume le cœur de
son argumentaire : « Je trouve […] qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage
en cette nation […] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de
son usage ». On est passé de la remarque de Pyrrhus rapportée par
Thucydide (« la disposition de cette armée que je vois n’est nullement
barbare ») à une réflexion beaucoup plus large sur la relativité des
civilisations. Montaigne poursuit en dénonçant ironiquement le sentiment de
supériorité des Européens : « Là [dans le « pays où nous sommes »] est
toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de
toutes choses ».
À partir de là Montaigne nous invite à reconsidérer notre échelle des
valeurs : la civilisation des Indiens pourrait bien être supérieure à la nôtre,
parce qu’elle est plus proche de la Nature. C’est ce qu’il appelle « la
naïveté ». Les Indiens ont un rapport privilégié avec l’univers. Aidés par un
climat favorable, il leur suffit de suivre les lois naturelles « Toute la journée
se passe à danser » – ce que Montaigne nuancera par la suite. Cette
« naïveté » les guide avec succès aussi bien sur le plan de l’hygiène et de la
santé que sur celui de la vie sociale : « C’est une nation, dirais-je je à Platon,
en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ;
nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ;
nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; […] nuls partages ; nulles
occupations qu’oisives […] Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la
trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, inouïes ». L’anaphore de « nul »
souligne que le dénuement des Indiens est ce qui fait leur richesse, à l’inverse
de ce qui se passe dans les sociétés occidentales.
En fin de compte, l’Amérique est bien un monde nouveau, non parce qu’il
a été inconnu jusque-là des Occidentaux, mais parce que ses habitants,
ayant ignoré les institutions et les techniques des autres civilisations, sortent
« tout fraîchement de la main des dieux ». « C’était un monde enfant » dira
Montaigne au livre III. Cela signifie, dans la perspective humaniste, plus
proche de l’origine, donc plus près du divin. D’où le regard émerveillé de
Montaigne sur ce paradis perdu pour nous qui n’avons plus cette naïveté
originelle.

III. La leçon des cannibales


Ainsi le plus sauvage, si l’on entend par là celui qui est le plus éloigné de
l’« humain », n'est pas celui qu'on pense. Le cannibalisme même trouve aux
yeux de Montaigne une justification éthique. Les Indiens, dont il décrit
l'anthropophagie avec la plus grande précision, ne le pratiquent pas pour se
nourrir ou par perversité, mais parce qu'il est pour eux une école de courage

68
et de respect de l'adversaire : tuer son ennemi, le cuire au feu de bois et le
manger selon un rituel immuable, c'est s'approprier sa force, sa vertu
guerrière. Et c'est en fin de compte moins barbare que de le torturer vivant,
comme cela se pratique couramment en Europe. Léry avait déjà utilisé cet
argument à des fins polémiques, pour dénoncer la barbarie des catholiques.
Montaigne, lui, stigmatise la cruauté des Européens en général. Cette prise
de position, particulièrement choquante pour des chrétiens, acquiert une
dimension morale universelle. Les vrais sauvages sont en réalité les
Européens : c'est le monde à l'envers, et cette inversion rend définitivement
ridicule nos prétentions à la supériorité.
Paradoxalement, le cannibalisme a aussi pour Montaigne une dimension
rationnelle. Sur le plan du jugement, les cannibales, dont les usages peuvent
sembler aberrants aux Occidentaux, se montrent en fait au moins égaux à

Littérature
ces deniers. Montaigne cite ainsi le chant d’un prisonnier qui défie des
ennemis : en me mangeant, dit-il, ce sont vos parents que vous mangez, c’est
votre propre chair, puisque nous-mêmes les avons mangés à l’issue de nos
précédents combats : « Savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre
propre chair ». Cette effrayante démonstration témoigne pour Montaigne à la
fois de la logique et de la créativité des cannibales. L’association de la raison
à un sens artistique éprouvé explique les réussites culturelles des Indiens. Ils
sont polygames, mais leurs femmes ignorent la jalousie. Ils ont inventé une
poésie spontanée, dont les auteurs contemporains feraient bien de s’inspirer.
Ils pratiquent l’égalité. Et le chapitre s’achève sur un trait d’ironie : « Mais
quoi ? Ils ne portent point de hauts de chausses » (pantalons).
La leçon des cannibales enseigne que l’ethnocentrisme – le fait de juger
les autres univers à partir du sien – est une tentation permanente. Si
Montaigne a emprunté beaucoup des idées qu’il associe et développe ici (ce
qu’il souligne lui-même par ses références aux Anciens), il leur donne une
force de frappe inégalée. La puissance et la subtilité de l’argumentation, le
sens de la formule et l’évocation d’un paradis terrestre injustement méprisé
ont gardé toute leur capacité à susciter la curiosité, à faire rêver le lecteur et
à retourner contre soi-même le sens critique qu’on exerce habituellement
contre les autres.

Pour aller plus loin


L’édition intégrale la plus accessible des Essais est celle qu’a dirigée Jean
Céard pour La Pochothèque, Paris, Librairie Générale Française, 2001, en
particulier le chapitre XXIII du livre I, « De la coutume et de ne changer
aisément une loi reçue », p. 163-188.

69
Molière, Le Misanthrope
Ou réduire le monde à soi

Le succès mitigé que reçoit la comédie en vers de Molière Le


Misanthrope (1666) peut s’expliquer aisément : voilà une comédie qui ne
déclenche pas l’hilarité et qui, surtout, fait le procès d’une bonne partie de
ceux qui, dans la salle, voient sur scène leur masque grimaçant s’exprimer et
se déployer. Molière, en moraliste grinçant, règle son compte à la vie
mondaine, cet univers qui, de la cour aux salons, vit de faux-semblant et
d’hypocrisie. La comédie adopte un schéma fondé, comme souvent chez
Molière, sur la monomanie de son personnage. Alceste, « l’atrabilaire
amoureux », part en guerre contre le monde vain du paraître. « L’atrabilaire »
(celui que, selon les théories du grec Hippocrate, tourmentent ses « humeurs
noires »), est maladivement colérique : peu susceptible de se plier aux codes
mondains, voire discourtois. Mais il est « amoureux » et amoureux de
Célimène, jeune veuve aussi mondaine, coquette et superficielle que
brillante. Comment ce bourru peut-il lui faire la cour ? Son désir peut-il
aboutir ? On ne le saura pas vraiment. Au terme de la pièce, Célimène
accepte d’épouser Alceste mais refuse de quitter Paris pour le suivre. Est-ce
qu’elle ne l’aime pas ? Qui peut le dire ? Alceste déclare qu’il va se retirer
hors du monde, dans un « désert ». Ses amis Philinte et Éliante veulent le
retenir. Qui sait s’il s’en ira ? La morale de la pièce est énigmatique : le
spectateur ne peut pas ne pas se demander si Alceste est vraiment plus fou
que le monde qu’il combat, ni si l’héroïsme et la vertu ne sont pas de son
côté.

I. Les vanités du monde


Alceste est solitaire. Seul au monde. Seul face au monde. Les codes
mondains excitent sa bile noire. La première scène de la pièce le voit enrager
contre son ami Philinte : celui-ci accablait de protestations d’amitié un quasi-
inconnu. Alceste proclame son mépris pour l’hypocrisie qui fait le monde
courtisan (des « fourbes », des « scélérats »). Au début du règne de Louis
XIV, ce beau monde, ce grand monde (et ses obligés doivent l’imiter) parade.
Il veut briller : ni être, ni faire, mais paraître. Que deviennent les vertus
cultivées du temps du « bon roi Henri » ? Où sont les valeurs dans ce monde
de masques (l’hypocrite, Molière le comédien connaît le grec, porte un
masque) ? Ni l’honneur ni l’honnêteté ne font plus recette. Les valeurs
mondaines sont celles de l’esprit : il faut flatter, ou moquer.
Alceste témoigne (même par son accoutrement, résolument démodé) de
l’ancien monde contre le nouveau monde. Mais sa manière d’être est pour
tous incompréhensible. « Quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
/ quelques dehors civils que l’usage demande », argue Philinte. Le raisonneur
ici plaide moins pour la politesse (la « civilité ») que pour les apparences (les
« dehors). En attestent les louanges hyperboliques qu’il adresse au mauvais
sonnet d’Oronte. L’usage prescrit le mensonge, on mentira, c’est un devoir
moral : il le « faut ».
Pourquoi Alceste est-il amoureux de Célimène ? Ce champion de la
sincérité aime une femme passée maîtresse dans l’art de la dérision. Elle se
repaît de ses propres bons mots, elle en use sans discernement, sans
respect pour qui elle pourrait blesser. Pauvre Alceste ! Il est condamné à
échouer, sentimentalement, socialement, idéologiquement. La justice elle-
même, auprès de laquelle il n’a pas voulu jouer les codes mondains, lui a
préféré le « franc scélérat » contre qui il était en procès. Isolé, avec pour
seule arme son inefficace droiture, dans un monde de fausseté et de
dissimulation, Alceste choisit la défaite. S’il décide de se retirer « dans un
endroit écarté », c’est parce que là, « d’être homme d’honneur on [a] la
liberté ».

Littérature
II. Pour un monde authentique ?
Molière nous offre une véritable « comédie humaine ». Cette formule, que
retiendra Balzac pour en faire le titre de sa fresque romanesque, invite à
penser que la vie est un théâtre, que la vie en société exige que nous nous
donnions, peu ou prou, en représentation, que nous jouions un rôle sur la
scène du monde. Mais Alceste s’y refuse. Il prétend être lui-même, se
montrer en tout lieu et en toute situation d’une totale franchise. Est-ce
possible ? La pièce montre que non.
Oronte, qui hante la maison de Célimène, fait des déclarations d’amitié à
Alceste et lui demande son avis sur un sonnet de sa composition. Sommé de
parler sans fard, Alceste en condamne brutalement l’affectation. Le poème
est bien mauvais (voire pire). Mais la brutalité dont Alceste fait preuve tient-
elle vraiment à son amour de la vérité ? Oronte est un des « amants »
(prétendants) de Célimène. La franchise d’Alceste pourrait bien être le
masque de sa jalousie ; même si Alceste n’en est pas conscient, il s’avance
en hypocrite (masqué) parmi les hypocrites.
Le paradoxe mérite qu’on s’y arrête. Prétendre parler vrai en tous lieux,
en toutes situations, c’est proposer de la vérité une définition fallacieuse. Le
champion du « parler vrai » substitue à la vérité ses goûts, ses croyances,
ses valeurs : sa vérité. Il réduit le monde à soi sans comprendre que nous
n’existons que saisis dans un faisceau de relations, que ce sont ces relations
qui dessinent le monde commun.
S’adresser à quelqu’un, ce n’est pas seulement dire quelque chose, c’est
prendre en compte sa personne et le rapport d’elle à soi. Peut-on « dire à la
vieille Émilie / Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie », comme le revendique
Alceste ? Qui es-tu pour juger, pour t’indigner ? se demande le spectateur.
Molière renvoie dos à dos la vanité mondaine et la vanité de la sincérité. Il
ridiculise aussi Alceste. La chanson qu’il oppose au sonnet d’Oronte est bien
incongrue dans ce salon.

71
III. Mon monde contre le reste du monde
Ce qui compte, c’est d’être admis (on le dit toujours pour le « bal des
débutantes ») dans « le monde ». L’article défini, au singulier, suggère que
le groupe social élitaire accomplit et récapitule, à lui seul, l’ensemble du
monde. L’élite exclut du monde commun, humain, ceux qui n’en connaissent
pas les codes. On refuse ainsi qu’ils soient des semblables, des égaux en
dignité.
Pour se retrouver entre soi, il faut lyncher les inconvenants, les intrus. La
pièce en fait la démonstration. Les « petits marquis » – petits parce que
mesquins, mais puissants au regard de la hiérarchie nobiliaire (Célimène doit
donc les ménager, ne serait-ce que parce qu’elle a, elle aussi, un procès à
gagner) – en sont les champions. Ils lancent à Célimène des noms : à elle
d’éreinter les personnages qu’ils offrent à sa cruauté. Ce sont leurs rires
complaisants qui nourrissent cette malignité. Ils se réjouissent de la
méchanceté de la très (trop ?) jeune Célimène. Ils se repaissent aussi de sa
détresse lorsqu’elle est sommée de s’expliquer devant tous ses prétendants
sur les perfidies que l’art du bon mot, de la formule frappante, l’a amenée à
proférer à leur endroit. Cernée par tous les personnages de la pièce,
Célimène est socialement exécutée, mise à mort symboliquement.
Et le spectateur la plaint. Célimène, c’est une femme-enfant qui s’amuse.
Comment renoncer aux joies de la séduction, « renoncer au monde » à vingt
ans ? Elle aussi voudrait bien, comme Alceste, échapper à la règle commune.
Mais, la pièce le montre, les femmes sont mises aux enchères sur le marché
du mariage. Veuve à vingt ans – on devine qu’elle a dû être mariée de force
à quelque vieillard peu désirable – Célimène voudrait pour quelque temps
encore vivre l’insouciance et l’inconséquence de la jeunesse. Elle s’y essaie
tout au long de la pièce et s’y brûle les ailes. Le paradoxe, c’est que celle qui
semble incarner la mondanité manque de la prudence calculatrice qui fait le
cœur de l’hypocrisie. Célimène est décidément irresponsable, c’est un
agneau qui s’est pris pour un loup. C’est pourquoi elle touche le spectateur.
Il y a deux vaincus au terme de la pièce : Alceste et Célimène.
Face au misanthrope proclamant « Oui, je hais tous les hommes / Les uns
parce qu’ils sont méchants et malfaisants / Et les autres pour être aux
méchants complaisants », il y a Philinte. Philo face à miso, celui qui aime
répondant à celui qui hait. Mais Molière invite le spectateur à reconnaître en
Philinte le vrai misanthrope. Le flagorneur conforte le sot dans sa sottise
quand il flatte un mauvais sonnet : le mépris de Philinte pour Oronte est
palpable. Mais que dire de sa complaisance aux méchants ? Démarcher les
juges, c’est encourager la corruption. Le vrai mondain est cynique : il ne
déplore même pas les défauts de ses semblables.
Le Misanthrope est une satire de la cour. En être, être du monde, c’est
accepter la rivalité de tous contre tous. Comment, sous cette loi, être
pleinement au monde, partager un monde commun, vivre avec autrui des
rapports vrais ? Mais la pièce dépasse le cadre de la satire et pose des
questions éthiques. Jusqu’où faut-il renoncer à ce que l’on croit pour vivre en

72
société ? Faut-il choisir entre le besoin que nous éprouvons d’être intégrés à
une communauté et le devoir d’humanité ?

Pour aller plus loin


– On peut voir la mise en scène de Vitez qui présente un Alceste romantique.
Le film de Patrice Leconte, Ridicule (1985), présente une image suggestive
des salons du XVIIe siècle, où règnent l’imposture et la tartuferie
généralisées.

Littérature

73
Bernardin de saint Pierre, Paul et
Virginie
Ou se couper du monde

En 1788, Bernardin de Saint Pierre insère, dans la troisième édition de


ses Études de la Nature, un roman édifiant. On y découvre d’abord deux
enfants, frère et sœur de lait, comparés aux jumeaux fils de Zeus et de Léda.
Paul et Virginie vivent quasiment à l’état de nature, dans une bienheureuse
frugalité. Ils se satisfont du nécessaire, loin des perversions que, disciple de
Rousseau, Bernardin identifie comme produites par la société. Leurs mères
que les préjugés du monde ont exilées dans un coin isolé de l’île de France
(actuellement Maurice), les élèvent seules avec l’aide de deux esclaves. Ils
suivent les « lois naturelles » : ils sont vertueux.
Au cœur du récit pastoral se trouvent des passages didactiques, parfois
dialogués comme dans le Télémaque de Fénelon (1699) : Bernardin salue
dans son « Préambule » son « divin » auteur et désigne parfois l’ami et
témoin de Paul, la voix narrative du roman, noble vieillard et modèle de
sagesse, comme un double de Mentor (soit Minerve guidant Télémaque dans
son apprentissage politique, chez Fénelon). Les références au « vertueux
Penn », à « l’éloquent Jean-Jacques » (Rousseau) ont pu faire croire que le
roman propose, comme en Pennsylvanie, comme chez Rousseau, dans son
roman La Nouvelle Héloïse (1761), ou dans son traité d’éducation
naturelle Émile (1762), une utopie morale et politique. Mais pourquoi, si
l’enfance de Paul et de Virginie est heureuse et tendre, l’approche de l’âge
adulte inscrit-elle la tragédie au cœur de leur idylle ?

I. Un monde à l’abri du monde


En 1726, pour fuir une famille d’aristocrates mal aimante qui condamnait
son mariage d’amour, Madame de la Tour se retrouve à l’île de France. Son
mari l’y laisse avec un esclave fidèle, un « noir yolof », Domingue, le temps
(court, croit-il) de chercher fortune dans l’île voisine de Madagascar. Il y est
victime des fièvres. C’est une veuve qui met au monde Virginie. Elle est aidée
par une compagne d’infortune qui a fui l’opprobre réservé aux filles mères en
France. La jeune bretonne Marguerite qui a été séduite par un gentilhomme
sans parole vient de mettre au monde Paul. Elle est assistée d’une esclave
malgache, Marie.
Leur refuge est un petit monde, une sorte d’île dans l’île, de jardin clos, tel
l’hortus conclusus autour duquel se construisent les galeries d’un cloître dans
les monastères. Voilà qui rappelle au lecteur le modèle édénique : les enfants
y vivent nus, n’apprenant ni à lire ni à écrire, sans « horloges ni almanachs
ni livres de chronologie, d’histoire et de philosophie ». Le travail, qui cultive
et embellit la nature, se donne comme une collaboration heureuse avec elle.
Or ce havre de paix est menacé de toutes parts. Le roman s’ouvre sur la
description du bassin où vécurent les deux familles. Il est cerné par de hautes
montagnes. Mais à proximité sont « le cap malheureux » et « la baie du
tombeau ». À la toute fin du roman, le lecteur comprend ces appellations :
elles rappellent les circonstances du naufrage, en 1744, du navire « Le Saint-
Géran » (le fait divers est authentique) où Bernardin situe la mort de Virginie,
mort bientôt suivie par celle des acteurs des deux familles. L’utopie sera
provisoire.

II. Le monde de l’utopie est une illusion


Adam et Ève sont chassés de l’Éden ; l’île de l’Atlantide a disparu. Les
mythes affirment que les mondes parfaits (« eu-topoï) ne sont nulle part (« u-
topoï ») ou ne sauraient être des lieux de vie. Deux héros littéraires

Littérature
emblématiques le confirment. Ulysse abandonne l’île des Phéaciens,
Candide, l’Eldorado : ils revendiquent ainsi, eux aussi, l’imperfection et la
dimension historique attachées au monde humain (l’identité d’Ulysse dépend
de sa terre, la quête de Candide l’oblige à retrouver sa Cunégonde, quelque
acariâtre qu’elle soit devenue).
Le roman de Bernardin montre aussi la vanité des utopies. Le temps du
bonheur, placé sous le signe d’une tendresse parentale exclusivement
maternelle, a toutes les couleurs des fantasmes utérins, ceux-là même qu’on
voit animer la mémoire de l’île Saint Pierre dans la « cinquième promenade »
(ou Rêverie, 1778) de Rousseau. Cette ère de plénitude est scandée par le
rythme des saisons. La vie des protagonistes alors est conforme à celle de
la nature. Comme en Éden, le temps y est cyclique, immobile. La vieillesse
ni la mort, la génération ni la corruption ne sauraient perturber ce monde
parfait. Le roman déconstruit ce mythe, ce fantasme.
Le « Préambule » a devancé la mise en échec narrative. Il développe une
vision eschatologique de l’histoire des hommes et de la nature. Puisque le
temps court des humains, le temps long des civilisations ou des évolutions
naturelles sont également tendus vers un but, une fin, le vert paradis des
amours enfantines n’est pas fait pour durer. La gémellité se défait. Virginie,
parvenue (avant Paul, que sa masculinité enferme plus longtemps dans
l’enfance) à la maturité du corps, s’ouvre au désir charnel. Le feu du désir la
consume aussi violemment que l’été qui alors désole les terres, écrase toute
vie. Et l’innocence et la confiance réciproque s’y perdent.
Madame de la Tour la première ment (par omission), en n’expliquant pas
à Virginie son « mal inconnu ». Puis elle lui apprend à ruser. « Cache ton
amour à Paul, lui dit-elle. Quand le cœur d’une fille est pris, son amant n’a
plus rien à lui demander ». Qu’est devenue la transparence ? Où est le cœur
à cœur qui rendait entre les protagonistes inutile toute parole ? Paul lui-même
est gagné par le mal. Il apprend que Virginie part pour la France, afin d’y
trouver, comme l’y invite la famille de sa mère, la prospérité. Or, au lieu de
penser qu’elle va y chercher la sécurité qui les mettrait tous à l’abri des aléas
de l’existence, il imagine que les richesses auraient pu la séduire. Quel sens
peut prendre ce brutal retournement ?

75
III. Le monde tragique des hommes
Le roman dit combien il est illusoire de vouloir se couper du monde et de
sa violence. L’aventure de la « négresse maronne » – qui a fui son
propriétaire – le dit. Paul et Virginie, après avoir nourri la malheureuse, au
corps cruellement marqué par le fouet, la ramènent à sa concession,
persuadés qu’implorant son pardon, ils pourront la protéger. On saura que ce
« pardon » consiste à lui attacher le pied par une chaîne et à lui mettre un
collier de fer à trois crochets autour du cou.
La question des esclaves est au cœur du roman. Madame de la Tour et
Marguerite survivraient-elles sans eux ? Monsieur de la Tour n’espérait-il pas
fonder sa fortune sur leur exploitation ? Paul lui-même rêve, un temps, à la
prospérité que lui apporterait « quelque esclave » acquis grâce à un
commerce aux Indes (où l’on peut vendre coton, bois d’ébène, résines).
Certes, le roman affirme que les esclaves Domingue et Marie sont dévoués
et aimants. Mais ce propos est moins celui de l’auteur qu’un élément du
tableau aussi utopique qu’ironique de l’idylle édénique première. Les
condamnations sans nuance de l’esclavage dans le « Préambule »
contraignent à le penser.
Le lecteur est donc logiquement heurté par ce tableau d’une vertu qui
s’accommode de l’exploitation de l’autre homme. Les raisons économiques
abondent qui démentent la possibilité d’une vie heureuse dans un monde
juste. Virginie est convaincue par toutes les autorités (même politiques)
qu’elle doit aller en France trouver ce qui la garantirait contre les vicissitudes
de la vie humaine, non seulement la maladie ou la mort qui pourraient frapper
Paul après leur mariage mais encore les désirs qui pourraient inspirer les
hommes devant sa grande beauté. Ses espoirs sont vains : l’ordre social ne
veut pas sa liberté, mais son assujettissement.
Elle revient de France sans la richesse promise : elle n’a pas cédé aux
sirènes de la vanité. Personne n’aura rien à se reprocher : ni Madame de la
Tour qui avait opté pour la raison, ni Paul demeuré constant, ni Virginie. Mais
l’innocence est bien révolue. Les amoureux ont appris à lire et à écrire, ils
sont entrés dans le monde civilisé. Quand Virginie, sur le navire qui sombre,
refuse de « manquer à la pudeur », de se dévêtir, ce qui aurait permis au
matelot qui l’en suppliait de la sauver, elle assume cette condition humaine.
Mais la tragédie, la sérénité que Virginie trouve dans la mort l’indique, n’est
pas le sens de la vie. Marguerite, que le fantôme de Virginie visite juste après
sa noyade, a rapporté son message de l’au-delà. Dans ce nouvel « orient
éternel », elle vit un « plaisir inexprimable ». Là-haut, « pure et inaltérable
comme une particule de lumière », elle accomplit la vocation humaine :
trouver, après avoir affronté les vicissitudes de l’histoire, la paix éternelle.
La fin funeste est annoncée aux premières lignes du roman, quand sont
décrites les ruines des deux cabanes sœurs. Mais le tragique n’est pas
l’ultime vérité des vies humaines. Dans l’autre vie, ils atteindront ce temps
immobile qui les fait rêver.

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Pour aller plus loin
– L’Émile propose une éducation fondée sur la nature (bonne), la liberté
(l’initiative enfantine) et l’expérience du monde sensible. Quand Émile se
sera formé selon ces règles, on pourra l’initier au politique, au social, le faire
lire sans risquer de le pervertir.

Littérature

77
George Sand, La Petite Fadette
Ou comment construire un monde juste

Lorsque, en 1849, Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil, alias


George Sand, publie le dernier opus des « Veillées du chanvreur », La Petite
Fadette, ses adversaires, royalistes et républicains modérés, croient qu’elle
renonce ainsi aux luttes politiques : que celle qui soutint les Canuts lors de
leur procès à Lyon en 1835, « retournant à ses moutons » – elle a fui Paris,
est de retour dans son Berry –, abandonne tout engagement. Ce nouveau
roman d’amour, le troisième d’une série ethnographique (après La Mare au
diable, publiée en 1846 et François le Champi, publié en 1848) est pourtant
une proclamation, paradoxale, certes, mais authentique, en faveur des
idéaux révolutionnaires : il affirme la foi que conserve la bonne dame de
Nohant dans la construction d’un ordre (ou d’un monde) politique juste.

I. Le monde politique dans l’impasse


Les insurrections de 48 sont violemment réprimées, les espoirs
révolutionnaires, ruinés. Armand Barbès, ce « Bayard de la démocratie » (la
formule est de Proudhon) – que Sand a reçu à Nohant, avec qui elle a
entretenu une correspondance, qu’elle présente comme « un être
invraisemblable à force d’être saint et parfait » – est à nouveau emprisonné.
Sand ne lui dédie-t-elle La Petite Fadette que pour le distraire ? Lui propose-
t-elle une idylle champêtre seulement pour répandre un baume sur ses
plaies ? Pour l’emmener dans un ailleurs qui lui ferait oublier son cachot ? La
préface, qui met en scène un dialogue entre elle et un « ami » lui aussi
socialiste convaincu, laisse penser autre chose.
Sand y affirme qu’elle n’a pas perdu la « foi à l’avenir des idées », « aux
destinées de la Révolution », ni « à la bonté de Dieu ». Mais si « l’avenir est
à nous », dit-elle, « le présent nous décime ». « La foi compte par siècles »,
ajoute-t-elle. C’est dire que l’espérance révolutionnaire s’inscrit dans le temps
long de la promesse, dans une eschatologie. Il ne s’agit pas pourtant de s’en
remettre à la fin des temps. La bonté de Dieu se révèle ici et maintenant,
aussi : sa promesse se réalise dans le labeur des hommes, cette expression
particulière de leur ressemblance avec un Dieu créateur toujours à l’œuvre.
Les œuvres de Félicité de Lamennais nourrissent ce motif : cet abbé (bientôt
défroqué), veut élever et sanctifier la vie charnelle et le travail humain.
Sand se fait l’écho de cette pensée. Sa préface évoque « le chant du
labourage » qu’entendent nos deux amis au détour d’un « chemin
ombragé ». Le « thème sacramentel » de ce chant est tel « une rêverie de la
nature elle-même », une « mystérieuse formule par laquelle la terre
proclam[e] chaque phase de l’union de sa force avec le travail de l’homme ».
Amantine a déjà pris pour pseudonyme « George ». Elle a identifié ce nom
qui signifie « celui qui travaille la terre (pensons au Géorgiques de Virgile) »
comme un synonyme de « berrichon ». Pour Sand la révolutionnaire, c’est
dans un monde paysan marqué par de forts particularismes que se révèle la
vérité du peuple. On ne s’étonnera pas que son écriture veuille exprimer la
« poésie si douce » du laboureur, qu’elle ambitionne reproduire encore un
récit du chanvreur qui témoigne du monde paysan.

II. Le peuple paysan : la vérité du monde humain


Ce récit qui rapporte l’idylle entre un jeune paysan (Landry Barbeau) et la
réprouvée du village (la petite Fadette), George prétend n’avoir fait que le
transcrire. L’artiste s’efface : comme les prophètes traduisant la Parole de
Dieu, elle fait entendre celle du Peuple. La fable d’ailleurs recèle des accents
empruntés aux mythes bibliques. Elle offre une sorte de variation sur un
célèbre épisode de La Genèse. Comme le patriarche Isaac, le père Barbeau
engendre des jumeaux (des « bessons » dans le patois berrichon). Or,
comme Jacob le puîné d’Isaac obtient, contre l’ordre qui préside à sa

Littérature
naissance, la prééminence sur son aîné Esaü (il reçoit le droit d’aînesse),
Landry (dont le nom, d’origine germanique, signifie « terre puissante »)
quand il a quinze ans, l’emporte en force et en détermination sur son aîné,
Sylvain (l’homme de la forêt, sauvage) dit « Sylvinet » (le diminutif l’assignant
à la faiblesse, à la sensibilité, à la protection maternelle).
La rivalité entre les jumeaux bibliques devait permettre de lever ce qu’on
pourrait appeler la malédiction de Caïn : les frères ennemis, in fine, ne vont
pas s’entretuer. Celle qui voit s’affronter les bessons berrichons condamne
l’amour de possession, celui qui fait qu’un besson oublie (ce sont les termes
d’une « baigneuse », dépositaire de la sagesse populaire) ce que prescrit « le
bon dieu » : que l’homme chérisse une femme plus que père et mère, plus
que frère et sœur. Sylvinet consentira, in fine, à ce que son frère trouve
femme et le quitte. Mais ce sera au terme d’épreuves : tous les personnages
font de leur vie un travail de conversion. Chacun, à sa manière, travaille à
son salut.
Sylvinet renonce à sa jalousie, à l’amour exclusif pour son besson ;
Landry, à sa fierté et à ses préjugés, Fadette, à son refus des conventions :
c’est ainsi que le laideron conquerra sa beauté (et permettra à Landry de
l’aimer et de l’épouser). L’eschatologie révolutionnaire s’expérimente au
cœur de chaque individu. Il est possible de construire un monde juste (ou une
« société spirituelle », selon les termes de Lamennais).
Pourtant, si le nouvel ordre politique doit puiser son inspiration dans le
monde du peuple paysan (trouver un sens, un ordre du monde au-delà des
vicissitudes de l’Histoire), celui-ci ne se suffit pas à lui-même. Il lui a fallu, lui
aussi, chercher sa vérité aux marges de son monde.

III. Le monde de la fade (de la fée)


Fadette : c’est ainsi qu’on désigne la petite-fille de « la mère Fadet », la
meilleure « remégeuse » (guérisseuse) de la région. On l’appelle aussi
Fanchon, diminutif de son nom de baptême, Françoise, lequel suggère que
ce personnage, si berrichon, résume les vertus du peuple de France. Fadette,
c’est la petite « fade », la fée, le fadet, allié des farfadets, lutins volontiers
associés aux « follets », ces feux qui ne brûlent pas, mais dont on dit que les

79
sorcières savent jouer. Fadette n’appartient pas au monde paysan commun.
Elle se tient en marge et on la rejette.
Au début du conte, elle est « petite, maigre, ébouriffée, hardie » :
« laide ». « Vive comme un papillon, curieuse comme un rouge-gorge, noire
comme un grelot (un grillon) », elle est toujours accompagnée de son
« sauteriot (sa sauterelle) », son frère, Jeanet, l’éclopé. Les métaphores
animales qui la désignent construisent sa proximité avec les forces
naturelles. Elle connaît les secrets mieux que sa grand-mère : elle sauve les
hommes et les bêtes que les médecins et les vétérinaires déclarent perdus.
On la déclare sorcière : elle fait peur.
L’enfant, abandonnée alors qu’elle avait dix ans par sa mère, qui suivit
des soldats, est en butte aux moqueries, aux violences. On lui a demandé
(comme on l’a demandé à Amantine) de renier sa mère, de la trahir. Elle se
venge. Elle rend service, elle soigne : la dette qu’elle crée ainsi, on la lui fait
payer. Bafouée, humiliée, battue, méprisée, elle résume à elle seule le peuple
des exclus. Mais c’est d’elle, comme du prolétariat dans la théorie
révolutionnaire, que viennent la réconciliation et le salut.
C’est elle qui convertit les bessons et leur famille à la générosité. C’est
même à l’imitation de sa sagesse que Sylvinet, fou d’amour pour la femme
de son frère, s’engage dans les armées napoléoniennes au terme du roman,
se sacrifie. Fadette a déjà corrigé Landry de ses superstitions : elle lui a
expliqué que le diable est une invention du curé et le Gorgeon, une invention
des commères. Sa sagesse cependant reste couronnée d’une aura
d’étrangeté. Ses mains peuvent ôter la fièvre. Sand l’affirme : le monde
moderne a tort de mépriser le mystère. C’est aussi lui qui donne accès aux
merveilles et à l’émerveillement.
On ne construira pas un monde juste en s’enfermant entre semblables,
dans l’entre-soi. Ni l’élite intellectuelle des artistes engagés politiquement, ni
le village rural ne peuvent se suffire à eux-mêmes. Il faut s’aventurer hors des
chemins battus, aller chercher un autre et un ailleurs pour s’engager dans
une quête de justice. George Sand hérite bien de la défiance commune à
toute la génération romantique : l’humanisme moderne, abstrait, ne saurait la
satisfaire. Le pittoresque paysan désigne une autre version de l’humanisme :
un humanisme pluraliste. On a tort de traiter le régionalisme de Sand avec
condescendance : le monde singulier qu’elle peint a une dimension et une
vocation universelles.

Pour aller plus loin


– On lira avec profit La Mare au diable et François le Champi. On peut aussi
trouver un écho de l’ouverture sur un ordre du monde ouvert aux
dimensions du mystère et dans le Sido de Colette (1930) et dans Le Chant
du monde de Giono (1934).

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Jules Verne, Le Tour du monde
en quatre-vingts jours
Ou la traversée du monde

En 1872, Jules Verne (1828-1905) fait paraître, dans la série des


« Voyages extraordinaires », un de ses romans parmi les plus célèbres, Le
Tour du monde en quatre-vingts jours. Adapté au théâtre, puis plus tard au
cinéma, ce roman est souvent considéré comme celui dans lequel les grands
thèmes verniens se déploient avec la plus grande maîtrise. Le voyage, le
progrès, les aventures pleines de péripéties, des personnages contrastés, un
vrai goût pour la géographie : le monde est au centre du livre, parcouru,
dominé, et finalement inventé par les personnages autant que par leur
auteur.

I. Parcourir le monde
Le roman est placé sous le signe du défi : un gentleman anglais, Phileas
Fogg, membre du Reform Club, affirme qu’il sera capable de faire le tour du
monde en 80 jours. Il parie 20 000 livres avec les membres de son club, et
part de Londres accompagné de son valet Passepartout : ils mettent cap à
l’est, avec l’objectif de revenir via New York à Londres. En ce dernier tiers du
XIXe siècle, les avancées techniques en termes de moyens de
communication feront que nos héros utiliseront toutes les possibilités de
transport. Cette odyssée, haute en couleur, est fondée sur le principe de
l’accumulation des obstacles : Jules Verne, malin démiurge, place sur la
route de son couple de personnages tous les retardements possibles. Le
lecteur en est persuadé, Fogg gagnera son pari : mais de quelle manière ?
Comment triomphera-t-il de ces mille et une épreuves ? D’autant qu’un
policier obtus, habilement nommé Fix, colle aux basques de Fogg, persuadé
que ce voyageur pressé n’est autre qu’un voleur redoutable cherchant à fuir
avec son magot.
Le charme du récit tient au double intérêt qu’il engendre chez le lecteur :
au plaisir récréatif, divertissant du roman d’aventure s’ajoute la dimension
pédagogique du texte. Il ne faut pas oublier que Verne, sous l’impulsion de
son éditeur Hetzel, fournit en textes une revue destinée à tous publics, y
compris les jeunes lecteurs, « Le magasin d’éducation et de récréation ».
Amuser, divertir, certes : mais l’ambition du romancier a toujours été, aussi,
de sensibiliser les lecteurs à une connaissance du monde. Voyager en ballon,
sonder les abysses sous-marins, traverser les déserts et les fourmillantes
cités, côtoyer tous les peuples de la terre : le rôle du romancier est celui d’un
éveilleur. Verne est fasciné par la science, il est le contemporain des grandes
innovations techniques, il lit avec entrain les revues savantes de son temps :
raconter des histoires, c’est, au premier chef, raconter l’Histoire qui se fait
sous ses yeux, la grande aventure des découvertes multiples, la magnifique
épopée des temps modernes, dont il veut être le héraut enthousiaste.
L’imagination du romancier naît toujours de l’information, et elle est au
service d’une entreprise de vulgarisation proprement militante.
Ainsi le roman met sous nos yeux des cartes (le monde représenté) et
nous nous fait parcourir des territoires (le monde physique). L’espace défile
sous les yeux du lecteur : particulièrement réussi est le séjour en Inde, qui
donne à Verne le plaisir de la « couleur locale ». Les éléphants, les paysages,
les costumes et les mœurs du pays sont présentés et, au plan dramatique, a
lieu la rencontre émouvante (si tant est que ce flegmatique anglais puisse
éprouver et surtout montrer des sentiments) avec la belle veuve Mrs Aouda,
qu’une coutume doit envoyer au bûcher pour rejoindre son défunt mari. Fogg
la sauve, il l’emmène dans son périple, ils traverseront ensemble les plaines
du Far West, seront attaqués par les Sioux, avant de s’embarquer pour
l’Angleterre. Le dernier épisode donne lieu au romanesque retournement
final : notre héros, hélas, arrive à Londres avec un jour de retard, perdant son
pari (et sa fortune). Mais cet homme précis comme une horloge a oublié que
parcourir le monde d’est en ouest lui avait fait gagner 24 heures, ce qui
signifie le gain de son pari. Selon le schéma traditionnel du conte – que Verne
reprend non sans ironie – notre héros épousera la belle veuve, sera riche et
surtout aura fait la preuve de sa capacité à triompher des obstacles.

II. Dominer le monde


Être au monde, c’est vivre et agir sur ce que La Fontaine nomme « la
machine ronde », à savoir notre planète. Cette étonnante machine, qui nous
emporte dans sa rotation-révolution, nous sommes à même, nous, les
Modernes, de ne pas subir sa loi ni son empire, mais, bien au contraire, de
nous en rendre « comme maître[s] et possesseur[s] ». Cette formule de
Descartes (Discours de la méthode, 1637) est considérée comme fondatrice
de ce qu’est l’entreprise des Modernes, lesquels, à l’image d’un nouvel
Adam, savent plier le monde à leur volonté. Jules Verne, enfant culturel de
Descartes et de Condorcet, croit au Progrès, dont il sait que le règne est
arrivé. Il convient de souligner ici l’importance, pour l’auteur de Robur le
conquérant, des thèses et des idées issues de la pensée d’Auguste Comte,
répandues autour de lui par les positivistes. Verne ne pose pas au
philosophe : cependant, il propose dans ses romans une vision du
monde héritée des Lumières qui proclame la confiance en la Science et en
la Raison. Le Progrès scientifique et technique permettra, globalement, un
mieux-être et un mieux vivre à l’humanité.
Phileas Fogg, comme nous venons de le rappeler, parcourt le monde :
mais ce faisant, il le domine. Les obstacles sont vaincus parce que Fogg est
un homme méthodique, rationnel, qui sait combattre en lui les effets de la
passion. Il utilise tous les ressorts de la mécanique, se déplaçant sur terre
(route, fer), sur mer (vapeur), dans les airs (ballon) grâce à ce que
l’ingéniosité humaine a su créer. Et quand tout semble perdu, il sait, comme
Ulysse, grâce à sa metis (son intelligence habile, rusée), surmonter
l’obstacle. Ce personnage, qui semble au départ n’être que l’archétype
convenu du British distingué et mécanique, acquiert la dimension d’une figure
emblématique : c’est l’individu incarnant le monde de la modernité, qui

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soumet, grâce à la raison, grâce à la précision horlogère avec laquelle il
organise sa vie, tous les éléments autour de lui. En fait, par-delà Fogg, nous
pouvons lire dans ce personnage l’individu qui, à la fin du XIXe siècle, dompte
la nature, domine les mers et les territoires hostiles, trouve une réponse à
tout ce qui entrave la marche de l’espèce humaine. Son tour du monde est
un tour du propriétaire, et l’homme nouveau est un être en mouvement,
maître des liaisons. Enfin, on relira avec intérêt le moment où Fogg achète
littéralement l’équipage du bateau pour réussir son pari. Homo technicus, il
est aussi l’homo œconomicus : l’argent lui permet d’exercer un pouvoir sur
les hommes, et le romancier montre la toute-puissance de la monnaie, de
l’échange, du commerce dans le monde occidental.
Verne, afin de casser l’image froide de l’homme impassible et froid, dote
son personnage d’une âme, et même, comme le constate finalement

Littérature
Passepartout, d’un « cœur » : il a vaincu les obstacles, mais celle qui a
triomphé de son flegme est la belle veuve, Mrs Aouda, qu’il demande en
mariage. Fogg échappe à la caricature : faut-il le lire comme le fait que
l’homme des temps nouveaux et du monde en devenir sera un être rationnel,
sans être seulement un monstre de raison ?

III. Le monde tel qu’en lui-même l’homme occidental


le change
Phileas traverse le monde : mais sa route part de Londres, et tous les
chemins l’y ramènent. Londres, c’est-à-dire le cœur battant de la civilisation
occidentale, l’Angleterre devenant grande puissance maritime, politique et
coloniale. L’Anglais imperturbable et le Français débrouillard forment le duo
parfait et complémentaire : maîtres du temps, maîtres de l’espace, ils ont,
littéralement, le monde à leur main, et à leurs pieds. L’univers est infini, mais
le monde terrestre est fini, l’homme occidental l’a arraisonné. Il existe, chez
Verne, comme chez l’ensemble de ses contemporains, un ethnocentrisme
spontané, qui fait de sa culture la culture. Songeons à Kipling, son
contemporain, qui affirme que le « fardeau de l’homme blanc », porteur des
vertus héritées du judéo-christianisme et de la source gréco-latine, est
d’apporter aux peuples de la terre les bienfaits de notre culture. Verne donne
à lire l’idéologie sous-jacente de la suprématie des Occidentaux.
Fogg traverse le monde, mais sans vraiment rencontrer les autres
hommes : il les croise, les combat, les sauve à l’occasion, mais ne dialogue
pas avec eux. Voyageur immobile dans un décor bigarré et changeant, il ne
sort pas de lui-même : son monde est en lui. Il fait le tour du monde sans
jamais s’arrêter, on dirait que c’est lui entoure le monde. Cet homme
tranquille est, finalement, une figure du sage des temps nouveaux. Il est
conquérant parce que c’est la mission des hommes de prendre possession
de la terre, d’en abolir les mystères, de la mettre sous la lumière de la
technique. On dit, pour tout voyageur, que « celui qui part n’est pas celui qui
revient » : Fogg sera transformé par l’amour, ce merveilleux dérèglement qui
fait écho à cette mécanique d’aiguilles de la montre, par quoi il a gagné son
pari. Au bout de son voyage, et de son âge, il a rencontré la Femme, cette
étrangère absolue.

83
Pour aller plus loin
– En écho à cette odyssée, on peut lire le roman de Jules Verne L’École des
Robinsons, très belle variation sur le thème de l’île déserte : deux hommes,
échoués sur un îlot inhospitalier, doivent vivre et survivre. Ils domineront la
nature.

84
Marcel Proust, Un amour de Swann
Ou les mondes de l’amour

Un amour de Swann est la seconde partie de Du côté de chez Swann qui


est lui-même le premier des livres qui composent À la recherche du temps
perdu de Marcel Proust ; il s’agit en quelque sorte d’un livre dans le livre et
pour cette raison il est souvent édité à part. Écrit à la troisième personne
quand toute la Recherche est à la première personne, il raconte la passion
jalouse qu’a éprouvée Charles Swann pour celle qui allait devenir sa femme,
Odette de Crécy, passion qui anticipe en quelque sorte celle que le narrateur
éprouvera pour Albertine et qui fera l’objet de La Prisonnière suivie
d’Albertine disparue. Le livre est un véritable parcours de l’imaginaire
amoureux. Il décrit la pente nécessaire qui l’entraîne du désir d’appropriation
du monde de l’autre à la jalousie.

I. Le monde imaginaire de l’aimé


Alors qu’il la rencontre pour la première fois, Swann ne trouve aucun
charme à Odette et, qui pis est, elle lui inspire une sorte de répulsion.
Pourtant, il finira par l’aimer. Ce serait impossible si l’amour ou le désir ne
concernaient qu’une personne alors qu’en réalité, dans l’amour, l’aimé est
inséparable du monde qu’on lui prête et dont on veut devenir partie prenante.
« Vous ne désirez jamais quelqu’un ou quelque chose, vous désirez toujours
un ensemble… Je ne désire pas une femme, j’ai honte de dire des choses
comme ça, c’est Proust qui l’a dit, et c’est beau chez Proust, je ne désire pas
une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans cette femme,
un paysage qu’au besoin je ne connais pas et que je pressens et tant que je
n’aurai pas déroulé le paysage qu’elle enveloppe, je ne serai pas content,
c’est-à-dire que mon désir ne sera pas abouti, mon désir restera insatisfait »,
explique Gilles Deleuze (Abécédaire de Gilles Deleuze, « D comme Désir »,
1988).
Si Swann peut tomber amoureux d’Odette, vu les premiers sentiments
qu’il éprouve pour elle, c’est parce qu’il la place dans un monde imaginaire
qui la rend séduisante à ses yeux. « Elle était un peu souffrante ; elle le reçut
en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un
manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler
le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe
dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue
vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si
fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans
une fresque de la chapelle Sixtine ». Swann change complètement d’avis sur
le physique d’Odette après avoir reconnu en elle la même beauté qu’il
apprécie dans la fresque de Botticelli.
Ne concluons pas trop vite que Swann tombe amoureux d’un tableau ou,
qu’étant sensible à la seule beauté artistique, il ne puisse aimer les femmes
que peintes. Il est certain, en revanche, que c’est parce que l’espace d’une
expression et d’une attitude, Swann a pu arracher Odette à son
environnement pour la voir en quelque sorte prendre place et corps dans le
monde imaginaire d’une fresque de Botticelli qu’il peut également la désirer.
Il faut imaginer Odette dans le monde de rêves du tableau de Botticelli pour
l’aimer et même pour trouver quelques délices à ses baisers. Comment ne
pas voir la fragilité de cet imaginaire fantasmatique dans lequel Swann veut
enfermer Odette ? Comment l’aimée pourrait-elle n’être que la contrepartie
du fantasme de l’amant ? Dans de telles conditions, on le devine, la jalousie
est inévitable.

II. La jalousie et le monde de l’amour


Un amour de Swann a souvent été décrit comme le roman de la jalousie.
Le portrait psychologique d’un jaloux, de ses doutes incessants, de ses
inquiétudes permanentes, de ses soupçons inlassables : autant d’occasions
de montrer la puissance torturante de l’imagination. Comme le malade
imaginaire qui se voit mourir de mille morts, le jaloux passe son temps à
imaginer des tromperies qui sont justement imaginaires. Bien sûr le jaloux
finit toujours par avoir raison, ne serait-ce que parce qu’en se rendant odieux
par ses soupçons, il finit par suggérer à l’autre de souffrir pour quelque chose
plutôt que pour rien. S’il éprouve quelque satisfaction intellectuelle d’avoir
découvert une vérité cachée, le jaloux n’en est pas moins effondré d’avoir eu
raison, comme s’il savait lui-même ce que ses soupçons devaient à son
imaginaire torturé, comme s’il ne parvenait pas à croire que la réalité soit
effectivement conforme à ce qu’il avait imaginé. La jalousie est de toute
évidence une affaire d’imagination, mais on ne saurait y voir pour autant un
accident de l’amour ; elle est plutôt une dimension essentielle, constitutive de
l’amour, à laquelle Proust n’est pas loin de le réduire.
Être jaloux, ce n’est pas une affaire de soupçon d’infidélité, c’est quelque
chose qui va beaucoup plus loin que ça, c’est une affaire de mondes
imaginés. Pour le comprendre, il faut partir du fait que l’amour trouve son
ressort le plus puissant dans un fantasme de possession intégrale,
d’appropriation de l’aimé. Rappelons la manière dont Proust caractérise
l’amour de Swann tel que la jalousie l’éveille, « un besoin douloureux de la
maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cœur ». C’est tout un
monde que l’amoureux aimerait s’approprier : le passé, le présent et l’avenir
de l’aimé, ses souvenirs comme ses rêves : il s’agit bien d’un fantasme,
comme tel absolument irréalisable, d’où la jalousie.
Gilles Deleuze a décrit cette ambition démesurée qu’a l’amoureux de
circonvenir le monde de l’autre : « L’être aimé apparaît comme un signe, une
« âme » : il exprime un monde possible inconnu de nous. […] Aimer, c’est
chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent
enveloppés dans l’aimé. C’est pourquoi il nous est si facile de tomber
amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde », ni même de notre
type » (Proust et les signes, p. 14). De ces mondes de l’aimé qu’il ne peut
entièrement s’approprier, l’amoureux est réduit à imaginer la majeure partie.

86
Tout ce qui lui échappe et qu’il ne peut enfermer, dominer l’inquiète. Ne pas
savoir est pour lui une souffrance permanente.

III. Le monde de Gomorrhe


De cette quête incessante des mondes de l’autre, nous pouvons conclure
que l’amour n’est pas possessif par hasard. Enfermer l’autre, c’est comme
contenir les possibles, les mondes qui échappent. En ce sens, il ne peut y
avoir de pire expérience pour l’amoureux que la disparition de l’être aimé : le
narrateur enfant à Combray est privé de sa mère par la présence de Swann
qui vient dîner, expérience qui anticipe sur l’affolement qui gagne Swann lors
de la brève disparition d’Odette, le soir où elle se donnera à lui, après qu’il
l’aura cherchée en vain là où elle devait être puis dans tout Paris. Pourtant il
y a pire sans doute que de devoir imaginer, c’est de ne pas pouvoir le faire et

Littérature
de se heurter à un monde résolument impénétrable.
« Nous interprétons tous les signes de la femme aimée ; mais à l’issue de
ce douloureux déchiffrage, nous nous heurtons au signe de Gomorrhe
comme à l’expression la plus profonde d’une réalité féminine originelle », écrit
Deleuze (op. cit., p. 17). Pourquoi le soupçon d’homosexualité est-il le pire
que le jaloux puisse former ? Parce qu’il relève d’un monde qui lui est
irrémédiablement étranger.
Face à ce monde de Gomorrhe, l’imagination elle-même capitule. Et c’est
ce qui occasionne une souffrance telle qu’elle débouche sur une quête sans
limite ni retenue de l’aveu qui, au moins, permettrait de se représenter
quelque chose de ce monde si douloureux puisque si radicalement étranger.
Comment expliquer autrement l’insistance de Swann à obtenir des détails sur
les amours lesbiennes d’Odette ? Si le jaloux souffre sans cesse de ce qu’il
imagine, il souffre encore plus de ce qu’il ne peut pas imaginer.
L’inquiétude amoureuse ne peut, semble-t-il, être éteinte chez Swann que
par le mariage : il espère qu’en épousant celle qu’il aime, il l’obligera à
l’intimité d’un monde partagé. Bien sûr, il n’y a là qu’une illusion : si ce
mariage est le tombeau de l’amour, c’est bien parce qu’il supprime cette part
de mystère et de souffrance qui sont inséparables de l’amour pour Odette.
L’amour de Swann ne saurait exister sans la jalousie et la souffrance qu’il
occasionne : Swann ne souffre plus parce qu’il n’aime plus. Le mariage n’est
pas pour lui la solution de son mal amoureux mais plutôt le moyen de le faire
disparaître.

Pour aller plus loin


– Un amour de Swann est disponible dans de nombreuses éditions de poche.
– Proust et les signes de Gilles Deleuze est publié aux PUF.
– Un amour de Swann a été adapté au cinéma par Volker Schlöndorff en
1984 et est édité en BR et DVD par Gaumont.

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Jean Giono, Regain
Ou la renaissance du monde

Dernier volet de La Trilogie de Pan, le roman Regain (1930) est


caractéristique de la « première manière » de Giono, faite des récits où la
nature est un véritable personnage. Originaire des Alpes de Haute-Provence,
Giono décrit sa terre, ses paysages, son monde. Incomparable poète de sa
région, Giono n’en est pas moins un romancier qui confère à ses histoires
une portée universelle. Ainsi Regain, qui donne à lire la mort et la résurrection
d’un hameau, Aubignagne, s’élève, par la puissance poétique de son
écriture, à la dimension d’un chant du monde.

I. La fin d’un monde


Le roman est composé de deux parties symétriques : la première peint la
mort d’un village, où ne demeure plus qu’un homme seul, Panturle, qui va
vivre en harmonie, sauvage et brutale, avec la nature ; la seconde, avec
l’arrivée d’une femme, Arsule, conte le lent travail de re-civilisation autant de
Panturle que du village.
Aubignane est un village mort, victime de l’exode rural : Giono se fait le
chroniqueur, tout au long de son œuvre, de cet abandon des racines
paysannes, dû à l’attrait pour les lumières de la ville. Gaubert, l’agriculteur,
est parti chez ses enfants ; la Mamèche est une vieille femme, un peu
sorcière, qui va mourir ; Panturle, comme l’indique son nom, est un homme-
nature, le mot pan en grec désignant à la fois le tout et une divinité singulière,
cornue, barbue, velue, avec des pieds de bouc, mi-homme mi-bête. Pan est
le dieu des territoires sauvages, non maîtrisés par l’homme, un dieu qui
s’oppose totalement à l’espace de la cité.
Giono évoque, avec un lyrisme qui doit beaucoup à ses maîtres Homère
et Virgile, la vie de son personnage devenu « une lande terrible », qui,
littéralement, se fond dans la nature dé-civilisée. Il chasse, il cueille les fruits,
il est à l’unisson des éléments : rien ici du bon sauvage, ni de l’homme revenu
à la barbarie. Giono, qui se place explicitement « sous le signe de Pan »,
montre un personnage complexe, à l’image du dieu Pan. En effet, il existe en
ce dieu une dualité foncière : il est homme et bouc, il répand la terreur – d’où
le mot « peur panique » – il est l’incarnation d’une démesure qui échappe aux
hommes. Panturle est un colosse, qui hurle au vent, à la nuit, qui est capable
d’éventrer un renard et de trouver un plaisir trouble à plonger ses mains nues
au cœur des entrailles de l’animal. Mais cette violence première est associée
à une grande « douceur panique », Panturle étant capable de communier
avec la nature luxuriante et généreuse, de se mettre à l’écoute du vent.
Un monde est mort, certes : mais la terrible beauté de la nature s’offre à
Panturle. Le personnage la vit, cette beauté élémentaire, cette extase
orgiaque, et le poète la chante, déployant toutes les couleurs de sa beauté
hybride.
II. Le renouveau du monde
Le roman se casse en deux et ce, grâce à la Mamèche. Un peu chamane,
elle parle à la Nature, se fondant dans le Grand Tout : elle demande une
femme pour le Panturle. Figure de Mère et de mèche (mam-èche), elle est
l’intercesseur nécessaire, et une fois son appel fait, elle meurt, devenant
« petit paquet comme un fagot de courtes branches bien sèches » que
recueillera Panturle, et qu’il rendra à la terre.
L’arrivée de la femme, Arsule, transforme la vie de Panturle. C’est une
femme cabossée par la vie, qui fut chanteuse de cabaret : elle est montée à
Aubignane avec Gédémus, son homme, un rémouleur dont elle tire la
carriole. Panturle les suit, ombre rôdant dans la lande : par malheur, il tombe
dans la rivière ; par bonheur, Arsule le sauve, et le ramène à la vie. Alors,

Littérature
Gédémus disparu, commence leur existence commune. Le palimpseste
biblique est clairement lisible : dans ce jardin, seuls, ces deux déshérités
formeront un couple uni et sauront redonner vie au village. Mais rien de
platement idyllique dans ce second temps du roman : la vie est un combat,
la nature est une mère exigeante, il faut travailler dur. Le travail n’est pas un
châtiment stérile, au contraire : il est ce qui permet l’épanouissement des
hommes. Semer, récolter, vendre son blé au marché : le romancier, là
encore, se fait chroniqueur, témoin attentif de cette vie rurale qu’il connaît et
qu’il aime.
Arsule est bien, comme l’indique son nom, la femme de l’art, c’est-à-dire
de la technique et des usages. Elle transforme l’homme, elle le pacifie,
comme elle transforme la maison : Giono écrit de belles pages sur la
naissance de la vie domestique, sur le passage du « grossier » au « poli »,
sur la métamorphose de cet homme « buisson », Panturle, dont il révèle –
seulement maintenant – le nom patronymique, Bridaine. Sans glisser au
roman à thèse, Giono, par ses images-symboles, trace le chemin
anthropologique qui a été celui de l’aventure humaine, passant des
chasseurs-cueilleurs aux sédentaires producteurs.
La fin du roman parachève la naissance d’un nouveau monde : après le
blé, viendra l’enfant, et les amants deviendront parents. Le village revit : la
diligence, qui ne passait plus, fait halte, et s’arrête à dix heures précises,
comme si le temps humain des horloges s’était surajouté à celui, essentiel,
des cycles naturels. L’excipit du texte consiste en un tableau de Panturle,
devant ses champs, qui n’est plus comme au début « un morceau de bois qui
marche », mais est devenu « une colonne ». De l’arbre au pilier, ainsi s’écrit
le trajet. Giono saisit son personnage en train de pétrir la terre, dont le
narrateur dit qu’elle est « une terre de beaucoup de bonne volonté ». La
référence à l’Évangile de Luc est transparente, qui fait implicitement de
Panturle « un homme de bonne volonté ». Homme heureux, homme sur la
terre, homme qui a accompli son œuvre. Mais observons que la terre, elle
aussi, est « de bonne volonté ». Ce monde nouveau, fait de main d’homme,
est fait aussi par la volonté de la terre. Notre nouvel Adam, notre « glébeux »
fait d’argile, sait qu’il doit compter avec la terre, avec les éléments, avec les

89
cycles, avec tout ce que la première partie a montré de terrible, de démesuré,
de naturel.

III. Le chant du monde


Ainsi le renouveau du monde ne saurait abolir les temps premiers : le
Grand Pan n’est pas mort, il est sublimé. Le monde a changé, mais on n’a
pas changé de monde : Giono chante la permanence de la nature, il sait que
l’homme est un passager. Être homme, être au monde, pour cet humaniste
sensible qu’est Giono, c’est savoir vivre dans et avec la nature : jamais sans
elle, jamais contre elle. Lorsque Panturle tombe dans la rivière, Giono nous
montre cette force de la nature, cet « homme énorme », littéralement défait
par la force de la rivière. L’eau est un lutteur implacable, qui sait toutes les
prises et déjoue toutes les parades. Non, l’homme n’est pas le maître ni le
dominateur de cet élément, et Giono invite à vivre un lien à la nature en ne la
niant pas, en ne la méprisant pas, en n’ayant pas l’illusion – dangereuse – de
la maîtriser. Giono n’est pas le réactionnaire obtus que certains critiques
pressés (et paresseux) ont cru déceler, ennemi du progrès et nostalgique
d’un « bon vieux temps » : l’auteur de Que ma joie demeure ne prêche pas
un progrès techniciste aveugle et irénique, comme en témoigne la réplique
de Panturle, à qui on demande, au marché, quel outil miraculeux a su faire
pousser pareil blé : il montre ses mains. Giono est fidèle à Horace, à
Montaigne : naturam sequere, ne pas quitter la nature d’un pas, sans hybris.
Regain pourrait être qualifié de « chant du monde », si l’on s’autorise à
citer ainsi le titre d’un autre grand roman de Giono. Le monde chante, nous
invite à comprendre Giono, tout est plein d’êtres, tout est plein d’âmes : il y a
un panthéisme, indéniablement, dans ce monde gionien où « Tout dit dans
l’infini quelque chose à quelqu’un ». Ce vers des Contemplations place à
dessein Giono dans le sillage de Hugo, qu’il admirait. Plantes, bêtes,
minéraux, humains échangent leurs qualités et se correspondent. Le monde
de Giono est un monde qui, sans la Poésie qui le révèle, n’existerait pas. Ou
en silence, dans une intériorité, celle de Panturle à la dernière page,
triomphale : « Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à
presser ses dents. Et il serre les lèvres » Et Giono d’ajouter : « Jusqu’au
moment où le beau silence s’est épaissi en lui et autour de lui comme un
pré. »

Pour aller plus loin


Giono est un admirateur des grands textes classiques. Pour dire son
admiration à Homère, il a écrit Naissance de l’Odyssée, qui voit un Ulysse
malicieux inventer toute son odyssée. Giono, le terrien, a écrit son
enthousiasme pour l’auteur de Moby Dick dans le brillant essai Pour saluer
Melville.

90
Louis-Ferdinand Céline,
Voyage au bout de la nuit
Ou toutes les peines du monde

Louis Ferdinand Destouches (1894-1961) a fait de sa vie la matière de


toute son œuvre : il s’est transformé en Louis-Ferdinand Céline, pour signer
l’ensemble de ses livres. Dans Voyage au bout de la nuit (1932), roman qui
le révéla et pour lequel il a obtenu le Prix Renaudot, on suit les aventures
picaresques d’un anti-héros appelé Bardamu : Ferdinand Bardamu, frère
d’encre de Céline, est le narrateur d’une truculente odyssée, écrite dans un
style radicalement neuf, échevelé, fracturé, qui constitue une des œuvres
majeures de la littérature française.

I. Aux quatre coins du monde


Au commencement est « ça » : « Ça a commencé comme ça ». Bardamu,
le personnage-narrateur, affirme d’emblée qu’il n’avait « jamais rien dit », et
il se met à raconter, pendant près de cinq-cents pages, son épopée
pathétique et burlesque. Le roman est le récit d’un voyage, à la fois traversée
du monde et tranche de vie. Bardamu est étudiant en médecine et, loin de
mener la vie paisible d’un médecin installé, il va être embraqué dans toute
une série d’aventures.
Nul n’ignore que le monde n’a pas quatre coins : mais Céline a choisi pour
son roman quatre points géographiques qui constituent les lieux
emblématiques de ce début du XXe siècle. Bardamu, ballotté comme un fétu
de paille au gré de la folie du monde et de la brutalité des événements, se
trouve d’abord pris dans cette « croisade apocalyptique » qu’est la première
guerre mondiale : engagé en 1914 sur le front nord-est de la France,
Bardamu subit les premières vagues de l’offensive allemande, et Céline
décrit, avec une puissance de suggestion impressionnante, ce qu’est la
violence guerrière. Bardamu est un anti-héros : il est celui qui subit, qui reçoit
et perçoit la brutalité sans la dominer, sans même la comprendre. On sent
que Céline a médité la vision stendhalienne de Fabrice à Waterloo. Jamais
la folie guerrière n’a été mieux montrée que dans les premiers chapitres
du Voyage. Démobilisé après ses blessures, notre héros s’embarque pour
l’Afrique : Céline entend montrer un autre pan de l’aventure humaine, la
colonisation. Bardamu débarque dans une Afrique où les Blancs sont tout à
la fois dominateurs, prédateurs, exploiteurs. Céline compose des scènes
mettant en scène la sauvagerie coloniale, le racisme spontané des colons,
montrant la faiblesse des Africains subissant le joug, surtout économique,
des Occidentaux. Témoin impuissant, complice passif, Bardamu permet à
Céline de produire le point de vue du naïf, comme l’avait fait Voltaire
dans Candide. Traversant l’Atlantique, Bardamu arrive à New York, puis sera
à Detroit : maintenant, c’est la jungle nouvelle de la violence capitaliste qui
est mise en scène. La soif de l’or, le culte du dieu dollar, le travail à la chaîne
dans les usines Ford : les temps modernes (pour citer le film de Chaplin,
datant de la même époque) sont dépeints sous leur pire jour, fabriquant une
aliénation impitoyable de l’individu. Le dernier volet de ce tour du monde
ramène Bardamu à Paris, et plus précisément en banlieue : c’est la
médiocrité poisseuse et sinistre d’un « médecin des pauvres » qui est
racontée, monde gris que résume le nom de la ville, Rancy. Le chemin
s’achève à Paris, Bardamu prend en charge un hôpital psychiatrique dont le
directeur est devenu fou : l’anti-héros est seul, sans horizon, et le roman se
clôt sur ces mots amers « et qu’on n’en parle plus ».

II. Toute la misère du monde


Cette trame simple, celle du roman-voyage, permet à Céline d’offrir un
tableau du monde, de la nature humaine et de son siècle particulièrement
effrayant. Céline n’a pas caché son admiration – même si teintée de réserves
– pour Zola, et on peut situer, mutatis mutandis, le Voyage dans la lignée des
grands romans réalistes du XIXe siècle : le romancier se donne pour mission,
dans le cadre d’une fiction, de faire le portrait de son temps, sans concession
aucune.
Le pessimisme célinien est à l’œuvre à chaque page : le mot « nuit », dans
le titre, a la valeur indicielle de ce qui est sombre, inquiétant, mortifère. Céline
se place résolument contre ceux qui professent, depuis les Lumières, la
marche au Progrès : pour lui, qu’on définirait comme un antimoderne, le
monde court à sa perte, à sa misère. En choisissant l’expression « toute la
misère du monde », on veut faire référence à l’essai de Pierre Bourdieu, car
le romancier est, à sa manière, sinon un sociologue, du moins un observateur
pénétrant de la société humaine – ou de la « comédie humaine », comme le
voulait Balzac. Mais par « misère », il faut également entendre la référence à
Pascal. En moraliste, l’auteur des Pensées indique ce qu’est la profonde
misère de l’homme, c’est-à-dire l’état de son existence privée de tout sens.
C’est Dieu qui donne sens à la vie des hommes, et Pascal explique ce qu’est
« la misère de l‘homme sans Dieu ». Céline fait le constat, lui aussi, d’une
humanité en proie au néant, ne sachant que s’amoindrir voire se détruire,
incapable de vertus, incapable d’aspirations spirituelles. La misère humaine,
Céline, résolument athée, la voit dans ce qu’il appellera à la fin de sa vie « la
lourdeur des hommes ». Pauvre Bardamu, incapable de s’arracher à la
médiocrité qui le plombe irrémédiablement vers le bas, le vil, le sale, le néant.
Tout est nuit, tout lui nuit, tout conspire à répandre, tragiquement, la nuit
autour de lui, celle de l’absence d’espérance !
Dès sa parution, Voyage au bout de la nuit a reçu un accueil largement
favorable : la gauche et la droite ont salué, pour des raisons diverses, le
roman. La gauche a loué son attention aux petites gens, sa critique des effets
pervers du capitalisme (colonisation, exploitation de travailleurs) ; la droite a
aimé le regard acerbe du moraliste, et la verve pamphlétaire. Mais le livre n’a
pas fait l’unanimité : de nombreux lecteurs ont dénoncé ce qu’on a appelé
l’antihumanisme de Céline. Si, comme ses contemporains Malraux, Mauriac,
Saint-Exupéry, Céline a pour ambition de donner à lire une image de la
condition humaine, il n’en reste pas moins que son propos peut apparaître

92
celui d’un auteur pour qui aucun salut n’est possible. Écrivain désespéré,
désespérant, Céline a été défini comme un auteur qui, enfermé dans un tel
pessimisme, ne pouvait que tomber dans l’engagement extrémiste qui fut le
sien à la fin des années trente, son antisémitisme déchaîné, sa sympathie
pour le nazisme et son implication dans la collaboration vichyste.

III. Le monde selon Céline


« L’un des cris les plus insoutenables que l’homme ait jamais prononcé » :
cette phrase de Gaétan Picon, souvent citée, si elle indique bien la tonalité
violente et déchirante du livre, omet cependant de préciser de quel cri il s’agit.
Cri d’effroi ? de désespoir ? d’impuissance ? de peur ? de souffrance ? de
haine ? La force du roman tient au fait que toutes ces tonalités s’y trouvent.
Et que ce cri peut être prononcé, tour à tour, par le personnage de Bardamu,

Littérature
victime constante ; par le romancier, qui jette sur le monde un regard noir et
décapant ; enfin par le lecteur, qui ne sort pas indemne de cette lecture
particulièrement épouvante.
Comment définir la vision du monde de Céline ? Précisons que, comme
tout grand romancier, Céline passe du regard à la vision : en d’autres termes,
le monde qu’il peint est construit par son tempérament, ses expériences, ses
choix culturels, idéologiques, esthétiques. Ainsi, la guerre selon Céline est
écrite comme un enfer : les valeurs y sont inversées, la bravoure, l’héroïsme,
l’engagement patriotique sont retournés en égoïsme, en forfanterie dérisoire,
en illusions désastreuses. Céline détruit (presque) systématiquement tous les
grands récits qui structurent la pensée des Modernes, fondées à la
Renaissance et forgées par les Lumières : en choisissant comme héros-
narrateur un candide, Céline peut aisément le présenter comme la dupe de
toutes les idéologies, de tous les cadres et repères de référence. De la jeune
nation américaine qui sort de terre dans les années trente, Céline fait une
machine décervelante et abrutissante, type nouveau et prometteur de la
condition inhumaine. Quant à la banlieue parisienne, elle n’est que bassesse,
lâcheté, veulerie. L’amour ? L’amitié ? Ils apparaissent, fantomatiques,
ombres dansantes, sans consistance, à l’image de Robinson, l’alter ego de
Bardamu qui devient – ô ironie – aveugle. Quel monde décrit Céline ? Le
monde tel qu’il est si on se refuse à être un niais, un benêt incapable d’esprit
critique ; le monde tel qu’il va devenir si la folie humaine persévère dans sa
frénésie ; le monde tel qu’on ne veut plus qu’il soit, et dont il est urgent
d’empêcher l’effondrement total ; le monde tel qu’il est devenu, incurablement
insensé, et dont nous contemplons, médusés, impuissants, l’écroulement
lent, progressif et inexorable.
L’écriture célinienne participe du voyage : le romancier bouleverse la
syntaxe, bouscule la grammaire, mêle l’argot à la langue savante, culbute les
registres, tout comme son récit présente un monde désarticulé. Céline,
comme Proust, est l’inventeur d’une écriture dont la forme fait sens.

93
Pour aller plus loin
– Le dessinateur Tardi a proposé une édition illustrée de Céline très
attachante. On écoutera avec plaisir et profit la lecture d’extraits
du Voyage par le comédien Fabrice Lucchini.

94
Albert Camus, L’Étranger
Ou la difficulté d’être au monde

En 1942, L’Étranger de Camus témoigne de la crise de civilisation que


traverse l’Europe : l’avènement des totalitarismes est aussi une marque de
l’essoufflement des traditions humanistes européennes. On regroupe sous le
nom de « génération de l’absurde » les écrivains qui l’interrogent : Sartre,
avec La Nausée (1938), Camus avec Le Mythe de Sisyphe (1942). Suivront
entre autres œuvres La Cantatrice chauve (Ionesco, 1950) ou En attendant
Godot (Beckett, 1952). Si l’on veut bien rendre au mot « monde » son sens
étymologique, on le comprendra comme l’environnement ordonné pour
l’homme – avant de l’être par lui – : comme une invitation à célébrer sa
beauté. « L’étranger », personnage principal et voix narrative du roman de
Camus, Meursault, vit à côté du monde : il n’est ni vraiment dans le monde
ni vraiment au monde. Le récit s’ouvre sur un télégramme qui lui annonce la
mort de sa mère. Il faut à Meursault intégrer dans son emploi du temps réglé
comme une mécanique le déplacement d’Alger vers Marengo, vers la maison
de retraite où il avait placé sa mère. Meursault se laisse conduire par les
situations : il recroise Marie, qu’il avait désirée et qu’il ramène chez lui ; il
accepte de se lier avec le souteneur Raymond, qui a frappé une de ses
« femmes », une arabe. C’est un frère de cette femme qui tombe sous les
coups de révolver de Meursault au milieu du livre. Car le livre est composé
de deux parties hétérogènes. Le crime tragique, à peine volontaire, qui le
casse en son milieu, rompt avec la logique disciplinaire qui réglait la vie de
Meursault. La seconde partie raconte la prison, le jugement, la condamnation
à la guillotine.

I. L’Étranger ou la crise du monde occidental


La modernité industrielle et technologique a produit mécaniquement un
temps disciplinaire, un ordre étranger à l’initiative humaine. Ainsi l’anti-héros
de L’Éducation sentimentale (Flaubert, 1869) s’agitait sans agir ; le Bartleby
de Melville (1853) s’immobilisait : « I’d prefer not to » est son leitmotiv. Les
personnages de Kafka déjà étaient dépossédés de leur action. Ainsi K. (Le
Château, 1926) est jeté dans le temps non humain de la procédure. Max
Weber avait identifié le danger que faisait courir aux démocraties la
rationalisation bureaucratique : elle peut empêcher l’action, se substituer à la
responsabilité citoyenne. L’aventure était encore le signe de la liberté d’un
Rastignac, d’un Quichotte. Elle est interdite à Meursault : au bureau, s’il n’est
pas, tel Bartleby, copiste, il classe des « connaissements », des reçus de
marchandises expédiées par mer.
Le maître-mot de la vie absurde est (comme invite à le penser Le Gai
savoir) « habitude ». Noces et Été ont chanté le monde : ces grands jets
lyriques nietzschéens célèbrent l’aventure, la joie d’être au monde. Pour
Meursault au contraire, il faut que le temps passe sans que l’ordre dans lequel
il s’inscrit soit perturbé. Pas de prise de risque ni de dilemme. Meursault
consent à tout. Son chef lui propose une promotion, une autre vie : il lui
répond qu’on ne change jamais de vie, que ça lui « est égal ». Même réponse
quand Marie lui demande de l’épouser ou quand Raymond lui demande de
faire un faux témoignage en sa faveur.
Pour Meursault, tout est « évident », « naturel », « normal » (de
l’enterrement de « maman » à l’instruction judiciaire). « Tout le monde [le] sait
[ou le fait] » : le consensus garantit la vérité – et évite de s’interroger. La
normalité tient lieu de preuve, de critère de vérité. En cela, Meursault est de
son monde. Lorsque le droit est devenu, après 1789, un principe régissant
les sociétés révolutionnées, c’est sa lettre qui définissait les crimes et
légitimait le châtiment. Le juge était censé l’appliquer et non s’intéresser à
l’homme tout entier, tel un « Juge Suprême ». Celui qui prend en charge
Meursault après le crime n’a ni cette prudence ni cette modestie. Meursault
sera exécuté pour des raisons morales (et non légales) : pour avoir « enterré
sa mère avec un cœur de criminel », pour « n’avoir pas pleuré à [son]
enterrement ». Le juridique n’est plus que le masque du normatif. Il a oublié
les principes forgés par les Lumières, il les a remplacés par son idéologie. La
scène dans laquelle le juge agite un crucifix devant Meursault est édifiante :
le peu de liberté intellectuelle que manifeste alors Meursault sera décisif. Il
sera exécuté parce qu’il ne croit pas en Dieu. « Voulez-vous que ma vie n’ait
pas de sens ? », s’exclame le magistrat.

II. L’indifférence au monde


Meursault ne pleure pas. Parce qu’il ne comprend, ne prend en soi,
n’incorpore rien : il se disperse, se perd dans des détails parce que son
monde est fragmenté. À l’opposé parfait de celui de Noces, une fois encore.
Le début du roman le montre de manière choquante. « Aujourd’hui maman
est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de
l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. […]. Cela ne veut rien dire.
C’était peut-être hier ». Meursault ne peut pas savoir si le télégramme a été
envoyé « hier » et reçu seulement « aujourd’hui ». Les circonstances de
l’événement, ce qui relève de l’objectivable, du comptable, l’occupent
entièrement. L’appellation « maman » relève de l’affectif ; « mère », de
l’administratif. Est-ce que Meursault fuit ce qui pourrait le bouleverser ?
Vivre en première personne, dans un monde qui refuse le conflit, pourrait
bien être devenu difficile. La fin du XIXe siècle fut marquée par la figure de
l’hystérique. Dans les sociétés moralisatrices de l’époque, l’expression du
désir était proscrite. L’hystérie est la pathologie d’un sujet qui intériorise les
interdits au lieu de les affronter. Mais nos sociétés de contrôle (la formule est
de Michel Foucault), dans lesquelles on vit sous le regard d’autrui, invitent à
s’identifier à l’image de soi que renvoie l’autre, à déserter la position, libre, du
sujet : à vivre en « faux self ».
Nos sociétés bannissent le malheur et la mort, interdisent la violence et
les rapports de pouvoir. Elles suscitent, à côté de celle du « faux self »
théorisé par Winnicott, une autre pathologie : la normopathie (qu’analyse
Hans Kohut). Meursault a tué. Mais il refuse de le savoir autrement qu’en
théorie. Il n’éprouve aucun regret d’avoir tué, seulement de « l’ennui ». Il

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n’imagine rien. « Ce rétrécissement […] de la conscience, de la
responsabilité et de l’implication morale » est favorisé, selon Christophe
Dejours (1998), par la division sociale du travail. Elle permet d’ignorer tout de
ce que font et vivent les autres. La normopathie est bien une pathologie de
notre temps. Camus l’a identifiée. Mais de l’indifférence au monde, il ouvre
son personnage à « la tendre indifférence du monde » que son héros
« éprouve », aux dernières lignes du roman « pareil à [lui] », « fraternel ».
Comment ? Pourquoi ?

III. La tendre indifférence du monde


C’est le tragique qui éveille « l’étranger » au monde. Sur la plage, alors
que Raymond et lui se retrouvent face aux adversaires de Raymond, son
corps a d’abord réagi dans un automatisme mimétique. Meursault n’a pris le

Littérature
révolver de Raymond que pour l’empêcher de tirer. Mais lorsque face à lui,
« le type » met « la main dans sa poche », il « serr[e] le revolver ». Et quand
l’autre sort son couteau, que le soleil rebondit sur sa lame pour lancer dans
les yeux de Meursault une épée de feu, qu’elle l’atteint de la même brûlure
que celle qu’il avait subie lors de l’enterrement de sa mère, alors qu’il suivait,
en fantôme, le cercueil, sa main se crispe, la gâchette cède. Son corps a agi
sans lui, comme un refoulé fait retour. Son corps et non sa conscience, a crié
la révolte enfouie en lui depuis la mort de sa mère, a reproduit sur un autre
corps la mort qui l’avait atteint, lui. Mais lui ? Comme sujet conscient ? Il
confirme. Il « tir[e] encore quatre fois sur [le] corps inerte ». Pourquoi ?
« C’est là que tout a commencé ». Paradoxalement, ces « quatre coups
brefs » frappés « à la porte du malheur » sont une première étape sur le
chemin de la vérité de son être au monde, de sa coïncidence possible avec
le monde. Ils vont l’ouvrir à la possibilité du bonheur. Pour la première fois, il
a choisi, il a agi. Il faudra un second moment de révolte (contre le prêtre qui
veut le confesser avant son exécution) pour que, « purgé du mal », « vidé
d’espoir », il s’ouvre à cette « tendre indifférence du monde ». « Près de la
mort », on peut être prêt à « tout revivre », pense Meursault à la veille de son
exécution. Comme avec Marie. Les moments de joie, de partage du soleil, de
la mer et de l’amour sont parmi les rares moments rapportés à l’imparfait : ce
temps sait suggérer la prolongation d’un instant dans la durée. Il s’oppose au
temps de l’étrangeté au monde, le passé-composé : celui du constat, de ce
que les grammairiens appellent l’accompli.
Dans les sociétés vivant sous le régime de la norme, on n’habite pas le
monde, on s’y habitue. Un monde immobile, dans lequel on n’agit pas, dont
on n’est pas responsable, privé de sa dimension symbolique, régi par les
normes, parfaitement lisse, est-il encore un monde ? « Ce monde n’est pas
le tien, chante France Gall. Va, bats-toi, signe et persiste ». Camus montre
qu’il faut parfois s’opposer pour exister, mais aussi qu’habiter le monde, être
au monde, c’est consentir à sa beauté.

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Pour aller plus loin
– Dans Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud (2013), dialogue à la fois
avec L’Étranger et avec La Chute. Une remarquable enquête aussi sur
l’Algérie contemporaine.

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Claude Lévi-Strauss, Race et
Histoire
Ou la pluralité des mondes

Claude Lévi-Strauss (1908-2009), philosophe de formation, se fait


ethnologue lorsqu’il s’embarque, en 1934, pour le Brésil. Naît alors une
démarche intellectuelle dont l’influence est majeure. Lévi-Strauss a occupé
les places les plus éminentes, du Musée de l’Homme au Collège de France.
Il a été interdit d’enseignement par les lois raciales de Vichy et contraint, en
1941, à rejoindre New York sur un « bateau crasseux et bondé ».
L’ethnologue, témoin des horreurs de la seconde guerre mondiale, voit nos
valeurs de civilisation réduites à néant. Il veut montrer la force destructrice de
l’occident, ses effets dévastateurs sur les autres cultures.

I. Le monde sauvage n’existe pas


Après 1945, l’ONU veille à la paix : il faut réfléchir aux raisons qui ont
permis le développement d’un antisémitisme qu’à l’époque on confond avec
le racisme. L’Unesco publie alors une série de brochures dans laquelle prend
place la réflexion de Lévi-Strauss sur Race et Histoire : sur le rôle de ce qu’on
appelle encore à l’époque les « races » dans l’histoire commune des
hommes. Il faut abattre l’arrogance occidentale qui méprise le « sauvage »
(étymologiquement, l’être de la forêt), qui prétend que « l’homme nu » des
tribus amazoniennes est sans histoire, sans mémoire, qu’il vit à la manière
des hordes animales. « Je hais les voyages et les explorateurs » : la phrase
inaugurale de Tristes Tropiques s’écrit contre l’image, commune alors, de
l’homme « civilisé » découvrant et des « terres vierges » et des « peuples
primitifs » témoignant de « l’enfance de l’humanité ».
Aux Européens, aux « Occidentaux », la culture. Aux peuples premiers
(traditionnels), la nature. Contre ce préjugé, Lévi-Strauss observe que tous
les groupes humains sont régis par des règles qui organisent « l’échange des
femmes ». Ils obéissent aux « structures élémentaires de la parenté » qui leur
sont spécifiques. L’anthropologue analyse le caractère universel de la
prohibition de l’inceste et observe les invariants symboliques présents dans
les mythes relevant de cultures fort éloignées les unes des autres.
Il part en guerre contre ceux qui croient que les peuples sans écriture
(Caduveo, Bororo, Nambikwara) sont sans culture, sans raison. Or, s’ils ne
disposent pas de concepts, ils usent de « percepts ». Ils pensent. Lévi-
Strauss explique que, à la différence de notre pensée « domestiquée », « à
fins de rendement », la leur est « sauvage », « bricoleuse ». Elle est savante,
elle a l’art du concret ; elle est créative : elle recycle les mythes et les usages.
Et nous la connaissons : elle est à l’œuvre sous nos climats, dans le monde
paysan par exemple. Reconnaissons les mérites de cette manière
d’appréhender le monde.
II. Le monde moderne nie l’altérité de l’autre
Lévi-Strauss, comme les phénoménologues, fustige l’héritage moderne et
cartésien. Entre le sujet souverain (le cogito) et la production de pensée,
Descartes oublie le rôle des cultures et des civilisations. Les Modernes en
viennent à faire de leur démarche savante le seul « régime de véridiction »
(dirait Bruno Latour). Ils revendiquent leur connaissance du monde de la
nature à partir de celle de « lois immuables » qui la régiraient (ils oublient sa
capacité d’adaptation constamment à l’œuvre). Ils opposent à la nature les
cultures humaines, fragiles, mobiles : incapables de produire des vérités,
elles devraient, à terme, disparaître devant le triomphe de la seule vérité qui
vaille, celle que produisent les concepts scientifiques.
La pensée moderne repose fondamentalement sur la croyance au
Progrès. Lévi-Strauss en montre les effets délétères. Depuis Pascal, elle
affirme que l’humanité une avance vers un même but, vers la même forme
d’organisation sociale et politique, la même science, les mêmes techniques
qui seraient partagées par tous. Toutes les cultures présentes sont alors
naïvement évaluées selon qu’elles auraient plus ou moins de « retard » sur
cet idéal. Ainsi, avec « l’avance occidentale » s’affirme la « supériorité
occidentale ». L’ethnocentrisme spontané trouve à se légitimer en occident à
partir de la prétendue « objectivité » scientifique (oubliant que les vérités
scientifiques sont relatives, provisoires et sans validité dans le champ de la
morale ou de la politique). C’est en ces termes que s’est affirmé le racisme
officiel du Reich hitlérien, et que perdure le darwinisme social de Spencer et
de Tylor : les sociétés, affirment-ils, devraient se conformer à la « loi
naturelle » qui est « loi du plus fort », éliminer, stériliser ou laisser mourir ceux
qui affaiblissent la race ou la communauté (Lévi-Strauss exonère, bien sûr,
Darwin, de ce simplisme et de cette ignominie).
L’évolution historique doit être pensée de manière différente, ajoute
l’anthropologue. Ainsi les prétendus « âges » préhistoriques ne se sont pas
succédé mais ont coexisté. La révolution néolithique a surgi simultanément
au sein de multiples cultures. Toutes les cultures peuvent brutalement muter,
progresser par bonds ou sauts, vivre des régressions ou de brusques
changements d’orientation. Quant à la créativité occidentale, elle est le
produit d’une longue histoire et de la synthèse de cultures multiples. Le
progrès culturel suppose la coalition (volontaire ou non) entre cultures. Mais
la civilisation mondiale qui émerge induit une homogénéisation
catastrophique : « Aucune fraction de l’humanité ne dispose de formules
applicables à l’ensemble ». « Une humanité confondue dans un genre de vie
unique [serait] une humanité ossifiée ». La volonté d’hégémonie du modèle
occidental, l’émergence d’un monde complètement unifié constituerait une
catastrophe.
Car le besoin qu’éprouve une culture ou une société de se différencier de
celles qui lui sont contigües est universellement observable. C’est une
nécessité anthropologique qui se rencontre aussi à l’intérieur des sociétés.
Toutes sont traversées à la fois par des forces de convergence qui visent à
l’uniformisation et des mouvements de résistance qui veulent préserver les

100
particularismes : toutes tendent à atteindre un « optimum de diversité ». Sans
cet équilibre entre ressemblances et disparités naissent désordres et troubles
politiques.

III. Humanismes et pluralité des mondes


La Renaissance a exalté l’universelle dignité de l’Homme ; les humanistes
ont célébré les vertus du voyage, qui permet une rencontre authentique avec
l’Autre et ouvre à l’esprit de tolérance. Le décentrement, après qu’on a
découvert que la terre n’est pas le centre du monde, que des sagesses
antiques (et païennes) pouvaient, devaient, enrichir la pensée et la morale
chrétiennes, devient une vertu. Mais le voyage (ce voyage qui n’est pas
prédation, qui ne « montre » pas encore, comme l’affirme avec horreur Lévi-
Strauss « notre ordure lancée au visage de l’humanité ») n’est pas seulement

Littérature
tendu vers le visage de l’autre. L’autre, l’ailleurs, offrent aussi un détour
nécessaire pour revenir à soi. Ils permettent de porter sur soi, sur son monde,
un « regard éloigné ». Nous croyons volontiers nos habitudes, nos préjugés
culturels « naturels » : nous nous attendons à les retrouver toujours et
partout. Le regard ou le comportement de l’autre homme nous permet
d’exercer sur notre monde un salutaire esprit critique. C’est pourquoi Voltaire
a mis en scène Candide ou l’Ingénu, fait parler, dans Micromégas, un géant
venu de Sirius.
L’humanisme de l’anthropologue est bien l’héritier de l’humanisme de la
Renaissance et de celui des Lumières. Il n’universalise ni la Raison
scientifique (alibi souvent utilisé pour prétendre à l’hégémonie culturelle) ni la
culture occidentale : il universalise la dignité de l’homme. Il ne s’agit pas de
convertir l’autre homme à soi ou de se convertir à lui. Répétons-le, l’idée
d’une culture-monde est catastrophique, mortifère, engendrant l’ossification
de l’humanité, pour reprendre la métaphore de Lévi-Strauss. Rencontrer une
autre culture, un autre monde, ce ne sera pas non plus se contenter de
juxtaposer les différences entre moi et l’autre : se conforter dans sa culture
et enfermer l’autre dans son exotisme. La rencontre, le dialogue ont vocation
à féconder de nouvelles différences, à ouvrir de nouvelles complexités. Pas
à prétendre venir à bout du mystère qu’est le visage de l’autre (la formule est
de Levinas), à éradiquer son opacité, à nier son altérité.
Lévi-Strauss ne transige pas avec l’universalisme humaniste, celui qui
proclame la dignité de l’autre homme. Dialoguant avec Montaigne qui
dénonçait l’ethnocentrisme en affirmant : « Chacun appelle barbarie ce qui
n’est pas de son usage », Lévi-Strauss écrit : « Le barbare, c’est celui qui
croit à la barbarie ». C’est le propre des tribus primitives de se réserver le
nom d’homme et de désigner l’autre sous celui d’un animal ou d’un fantôme.
Mais nous ne pouvons plus, comme l’ont fait les conquistadors, nous
demander si l’Indien a une âme ni le traiter de « barbare »
(étymologiquement, privé de la parole ou du logos humain). Cela demande
toujours un effort : c’est le prix de l’éthique, la rançon de la dignité.

101
Pour aller plus loin
– Dans De près et de loin (2001), Lévi-Strauss offre une synthèse stimulante
de sa pensée et de son parcours intellectuel.

102
Richard Matheson, Je suis une
légende
Ou la fin du monde humain

Dracula, le personnage éponyme du roman de Bram Stocker (1897) est


un vampire venu de la lointaine et mystérieuse Transylvanie mais qui vit à
Londres. Son corps ne se reflète pas dans les miroirs : il défie les lois de la
matière parce qu’il est substance et transparence. Il défie les lois de la nature
parce qu’il installe la mort au cœur de la vie : il est mort le jour (les rayons du
soleil le tueraient) et vivant la nuit. On peut le combattre avec de l’ail et un
crucifix ; on ne peut le tuer qu’en lui enfonçant un pieu dans le cœur. C’est
sur ce mythe que brode le Je suis une légende que le maître de la science-
fiction Richard Matheson publie en 1954. Mais ses vampires ont perdu le
raffinement aristocratique de Dracula. Au moins dans les premiers chapitres,
ils annoncent le zombie, devenu une figure phare de la littérature dite
d’horreur.
Matheson puise aussi à une autre source d’inspiration : Le Journal de
l’année de la peste (cité dans le roman), censé avoir été écrit en 1665 par un
chroniqueur curieux et publié par Daniel Defoe en 1722. Matheson adopte,
comme ce modèle, un regard clinique sur la pandémie : dans son roman, elle
transforme les hommes en vampires. Le récit, d’anticipation, écrit du point de
vue de Richard Neville, le montre vivant (entre janvier 1976 et janvier 1979)
comme un Robinson assiégé dans son pavillon transformé en bunker ou en
« sépulcre ». Le lecteur découvre le profond ennui dans lequel il vit son
quotidien, affreusement répétitif. Les mêmes tâches l’occupent tous les jours
dans une ville où il ne croise aucun vivant. Il va débusquer les vampires
cachés (ils ne peuvent affronter les rayons du soleil) ; il leur plante un pieu
dans le cœur, il élimine leurs cadavres. Il lui faut encore trouver la nourriture,
l’essence nécessaire à ses déplacements. Il rentre chez lui à la tombée du
jour, écoute de la musique, fume, boit du whisky, médite sur son tourment.
Les femmes vampires viennent le provoquer et leurs postures obscènes
l’obsèdent.

I. La fin programmée du monde humain


Richard Neville fait des recherches : il observe dans le sang des vampires
le bacille responsable de leur mutation. Cet esprit rationnel découvre les
raisons scientifiques pour lesquelles les vampires ne supportent pas l’ail,
pour lesquelles un l’air pénétrant dans leur corps (le pieu devient inutile) les
tue, les raisons psychologiques pour lesquelles le crucifix les fait reculer (le
symbole est inefficace sur les vampires de confession juive). Il identifie
comme une superstition l’absence de leur reflet dans un miroir. Richard
Neville lui-même n’a pas été atteint par la pandémie : il a été comme vacciné
par une morsure de chauve-souris enragée, au Panama. C’était avant la
mutation du virus qui, semble-t-il, a fait disparaître la totalité de l’espèce
humaine.
D’où vient ce virus ? Tout se passe comme si Richard Matheson avait
anticipé les questions qu’ont suscitées les virus du sida, du SRAS (Syndrome
Respiratoire Aigu Sévère), du H1N1 (de la grippe aviaire), d’Ébola ou du
Corona. Le monde globalisé qui est le nôtre favorise les communications et
la circulation des virus, lesquels sont susceptibles de muter jusqu’à pouvoir
infester l’ensemble des vivants. Les chiens ont disparu du monde de Robert
Neville : il assiste à l’agonie du dernier d’entre eux. Dans le roman, le virus
n’est pas un produit de l’évolution, il est induit par les recherches (et les
technologies) militaires. Chez Romero (grand admirateur, comme Stephen
King, de Matheson), c’est la manipulation manquée d’un savant qui a causé
la transformation des hommes en morts-vivants, en zombies. Dans l’un
comme dans l’autre cas, les humains sont coupables : ils ont eux-mêmes
travaillé à leur propre extinction.
Est-ce la fin du monde ? Le roman annonce plutôt celle de l’espèce
humaine, telle que nous la connaissons. Cette perspective est le motif
principal du genre littéraire désormais bien connu : la littérature post-
apocalyptique, laquelle accompagne, voire nourrit, la réflexion des
collapsologues.

II. Humain au cœur d’un monde sans humains ?


Comment rester humain dans un « désert d’hommes » (la formule est de
Chateaubriand), quand nul semblable ne vous renvoie votre image, que la
parole devient inutile ? Les pages dans lesquelles Robert Neville évoque sa
femme, sa fille, contaminées, Virginia revenue pour boire son sang, sont
terribles. Robert Neville a beau se réfugier derrière les procédures du
quotidien, il ne peut, au terme de ses interminables journées, que s’abrutir
d’alcool.
Mais qu’est-ce qu’être humain ? Neville, comme avant la pandémie, fait
des courses. Il gère sa consommation quotidienne. Il lui manque encore la
dose de sexe à laquelle il était habitué. La pornographie serait-elle devenue
un élément essentiel du monde humain ? Ce Robinson contemporain n’a plus
rien de l’aventurier représenté par Daniel Defoe qui traduisait l’idéal des
Lumières, tel que Condorcet le célèbre au chapitre X de son Esquisse d’un
tableau historique des progrès de l’esprit humain. Quelque distance que nous
prenions avec ce modèle de « bon colonisateur » (comme en atteste le
roman de Tournier Vendredi ou la vie sauvage), force est de reconnaître que
Neville ne cultive pas la terre, ne cherche à éduquer (« civiliser ») personne.
Il vit dans une zone pavillonnaire, il appartient à une société de
consommation. Romero, une fois encore, a retenu la leçon : il sait mettre en
scène des supermarchés dans ses films de zombies. Il n’y a, disent ces films,
pas de salut possible dans ni par la société de consommation. Le capitalisme
détruit le monde naturel (des tempêtes de sable le défigurent tous les trois
ou quatre jours). Il échoue à créer un monde humain. Neville ne vit pas, il
survit. Mais la société de consommation qui prive l’humain
du cosmos propose-t-elle une vie authentique ?

104
Robert Neville à soi seul ne peut reconstruire un monde humain. Il
manque une Ève à cet Adam. Comment pourrait-il faire communauté avec la
nouvelle espèce qui émerge (tel sapiens avec Cro-Magnon) ? Le vampire
sans mémoire et sans âme, incapable de la sympathie propre à l’humain
(c’est la définition de Rousseau) ne peut être son frère. Et pourtant Cortman,
qui fut son ami, devenu vampire, toutes les nuits, l’appelle par son nom. Cette
bizarrerie est une pierre d’attente. Une Ève se présentera.

III. Une autre humanité est possible


Un jour, Robert découvre en plein jour une femme. Elle raconte qu’elle a
seule survécu à la pandémie qui a tué son mari et ses deux enfants. Neville
la ramène chez lui. Elle s’appelle Ruth. Son nom, d’origine hébraïque, signifie
« réconfort ». Dans Le Livre de Ruth (qui figure dans La Bible), elle est une

Littérature
Moabite, une étrangère, elle appartient à une nation païenne, réprouvée.
Mais elle épouse Booz. Leur fils sera le père de Jessé, dont la lignée, passant
par le roi David, donne naissance au Messie Jésus de Nazareth. La Ruth de
Matheson elle aussi fait espérer Neville. Mais il la découvrira in fine étrangère
à lui. Elle appartient à une nouvelle espèce de vampires à qui les mutations
du virus ont rendu l’intelligence. Elle est envoyée pour découvrir comment
Neville a été immunisé, pour s’approprier son savoir sur la maladie, enfin pour
le capturer.
Robert ne donnera naissance à aucune lignée messianique. Il manque la
chance que Ruth lui offrait. Il va authentiquement devenir une légende, celle
du dernier homme, du dernier monstre tueur de vampires. La nouvelle
espèce qui veut inventer, à son tour, une nouvelle société, combat les
premiers vampires et va exécuter le dernier homme. Une autre humanité est
en train de naître. Ainsi à la fin du roman, la légitimité change de camp :
Robert n’a pas su écouter ni comprendre Ruth. La détestation des vampires
est comparée par Robert lui-même aux racismes, aux préjugés et aux peurs
qu’engendre l’étranger. Il renvoie dos à dos la monstruosité de ses
semblables et celle de la nouvelle espèce. Le propos alors est ironique mais
le lecteur l’entend résonner autrement. Car la leçon finale est claire. Robert
est devenu le monstre : « C’est la majorité qui définit la norme, non les
individus isolés ».
L’affrontement entre les trois espèces est une guerre des mondes. Le
monde capitaliste ne veut pas laisser de place aux nouveaux venus, ni
s’ouvrir à leur altérité. Les hordes de morts-vivants qui assiègent Neville
évoquent les vagues migratoires qui projettent chez les nantis des victimes
de guerres ou de famines ; leur éradication par la nouvelle espèce intelligente
figure la violence des pouvoirs émergents qui éliminent les misérables. Mais
le vampire est aussi la figure de l’inhumanité de notre époque : le non-monde
qu’est le capitalisme annihile en nous l’humain.

105
Pour aller plus loin
– Quelques chefs-d’œuvre de la littérature post-apocalyptique : La Route,
Cormac Mac Carthy (2006). Au Nord du monde, Marcel Théroux
(2010), Dans la Forêt, Jean Hagland (1996), Le Feu de Dieu, Pierre
Bordage (2009), Métro 2033, Dimitri Glukhovsk (2005).
– La série La Servante écarlate (d’après le roman de Margareth Atwood).

106
Alexis Loireau, La grâce de
l’escalade
Ou Comment le corps donne accès au monde

Alexis Loireau publie La Grâce de l’escalade, Petites prises de position


sur la verticalité et l’élévation de l’homme en 2013, chez Transboréal, dans
la collection « Petites philosophies du voyage ». Ce titre est
programmatique : il superpose deux sens du mot « grâce », l’élégance que
le danseur a gagnée à force de travail, et la grâce qui est donnée depuis un
au-delà, qui est reçue comme la marque d’une bienveillance absolue, notion
mystique s’il en est. Ainsi s’articulent la fierté et la joie que suscite la conquête
d’une paroi et la gratitude de ce qui est alors reçu en plus. La Grâce de
l’escalade dit comment l’expérience d’un sport – souvent extrême – fait
expérimenter la bienveillance absolument gratuite avec laquelle le monde
accueille les vivants et au premier chef, l’humain.

I. Conscience du corps, conscience du monde


Ces « petites prises de position » se présentent comme une
phénoménologie qui ne dit pas son nom : une philosophie spontanée, puisée
au cœur du vivant, au plus près du muscle en action, du contact avec une
paroi verticale qu’on dirait vibrante encore des forces telluriques qui l’ont fait
se dresser. Le corps, la conscience du corps et la conscience du monde y
sont inextricablement mêlés. « En tirant ou en poussant sur ses quatre
membres en même temps, le pratiquant doit aussi à chaque instant trouver
une position d’équilibre dynamique : l’escalade stimule la proprioception ».
La proprioception, sens kinesthésique ou sens musculaire, permet de réguler
la posture, de trouver l’équilibre. Nous n’avons pas seulement cinq sens. Nos
cerveaux sont reliés à des capteurs et à des organes internes qu’ignore la
tradition aristotélicienne. Ils nous relient à la matière du monde, la traduisent
pour que nous nous y adaptions : c’est elle qui guide les mouvements du
grimpeur. Ainsi, dans l’une des voies les plus belles de l’Atlas marocain : « La
beauté de la grimpe ne semble pas émaner des mouvements que je décide
d’exécuter, mais de la discrète poésie des messages que la nature délivre ».
L’exercice de l’escalade n’ouvre pas seulement le corps sur toutes sortes
de perceptions méconnues des rampants, il ouvre sur une écoute de la paroi
vivante, et signifiante, sur une danse qui se conduit au rythme même de la
paroi. L’esthétique de l’escalade est musicale. En exergue du livre sont
proposées des citations de José Bergamin, de sa Solitude sonore du
Toreo et de Francis Bacon : logique de la sensation, de Gilles Deleuze. De
ce dernier ouvrage est reprise cette pensée : « [Il est] une puissance vitale
qui déborde tous les domaines et les traverse, […] c’est le Rythme. […]
Diastole-systole : le monde […] me prend moi-même […], le moi […] s’ouvre
au monde, et l’ouvre ». Le grimpeur s’accorde au rythme du monde ; il saisit
le monde comme rythme. « Vers la fin, nous n’avions plus besoin de regarder
[les sommets pyrénéens] pour en apprécier la beauté. Nous n’étions plus des
observateurs extérieurs d’un paysage naturel : nous étions devenus comme
le lézard qui se prélasse au soleil, l’isard qui broute une vire, le tichodrome
qui trottine sur la falaise pour chercher sa pitance, le gypaète qui observe sa
demeure en survolant les cimes enneigées, des acteurs parmi d’autres de la
vie de la montagne. La nature autour de nous n’était plus belle. Elle était
nous, nous étions elle ». Le grimpeur n’est pas le spectateur du monde : il
l’habite.
Son corps est à la fois « de son côté » et « du côté du monde », parmi les
objets de ce monde : dans le monde, au monde. Il est un corps-esprit. « Au
milieu d’une voie magnifique, le corps du grimpeur ne contraint plus son
esprit : il devient son plus beau moyen d’expression ». Et encore : « Nulle
part ailleurs qu’à plusieurs centaines de mètres de haut dans une position
précaire à la recherche de la séquence de mouvements permettant de
continuer l’ascension, l’esprit et le corps sont aussi indissociables. […]
L’esprit-corps cherche ses mots. Il trouve la solution quand il parle assez bien
la langue du rocher ». « Le toucher », dirait Merleau-Ponty « se fait
touchant », « le corps sentant », devient un « corps senti ». Cette réversibilité
constante révèle l’appartenance de nos corps au monde, elle fait de nous des
êtres consubstantiels d’un monde inextricablement physique et symbolique.
Ainsi le corps et les choses sont « faits de la même étoffe » Notre vocation
ultime n’est pas d’atteindre à la conscience désincarnée, à un pur « je
pense » : nous atteindrons la plénitude à condition de savoir nous
comprendre comme un « je perçois ».

II. Un corps de désir dans un monde qui le désire


La grimpe anime les forces du désir. « Les yeux fermés, mes doigts se
promènent sur les bombements les plus attirants. Ils cherchent, courent,
caressent, le désir monte et ils s’arrêtent. Immobiles, ils jouissent du contact
avec la roche. […] La roche est la matière naturelle qui présente la plus
grande variété de textures : la sensation au toucher est différente à chaque
fois. Son grain est comme le pore de la peau ; c’est lui qui rend le rocher
adhérent, presque vivant, au contraire de la plupart des matières lisses et
artificielles, verre ou métal. L’adepte le caresse parfois avec le même plaisir
que s’il s’agissait de l’être aimé, ses doigts l’effleurent et, quand le désir
devient irrésistible, il commence enfin à grimper ». Et encore « Dans les
surplombs notamment, l’étreinte entre les deux partenaires est passionnée
et violente. Les cris sont furieux, les jetés font penser à des uppercuts mais
la main s’arrête toujours avant de frapper. En dalle, la relation est plus douce
et sensuelle. Friction et compression, adhérences et caresses : le grimpeur
tente d’apprivoiser la roche comme si elle était un animal farouche. Le
moindre à-coup trop brusque, et c’est la rupture ; elle se dérobe. À l’opposé
parfois, la nature fait subitement don d’une prise franche à celui qui est à un
ongle de la chute, et il aimerait pouvoir la remercier de lui avoir tendu la main
au bord du gouffre ».
Au terme d’une véritable ascèse, du « difficile chemin d’apprentissage de
la maîtrise de soi », il sera possible d’atteindre l’extase. La pratique de

108
l’escalade suppose une longue série d’exercices qu’on pourrait appeler
« spirituels » parce que, tels ceux d’Ignace de Loyola, ils s’adressent au
corps qu’ils font souffrir pour mieux atteindre l’extase amoureuse.

III. Le bonheur d’être au monde


C’est au terme de cet apprentissage qu’on peut danser, comme le roi
David dans Le Livre de Samuel, une danse mystique. « Le soleil vient de se
coucher, je suis le dernier à descendre de la falaise située au sommet d’une
montagne isolée qui ressemble à une île. Tout autour de moi en contrebas,
des vagues de collines mauves semblent s’avancer vers l’horizon où elles se
fondent dans le ciel immense qui bientôt englobera tout. Soudain, dernier
témoin de l’astre solaire disparu, un large banc de cirrus s’illumine au-dessus
de moi. Instinctivement, je me retourne et découvre un spectacle étrange.

Littérature
Les nuages éclairent la falaise d’une lumière chaude qui semble irréelle.
Pendant quelques secondes hors du temps, à l’endroit où aucune voie n’a
été ouverte car la paroi est déversante et complètement lisse, un homme au
corps musclé et aux longs cheveux blancs s’élève rapidement. Son corps est
taillé dans la même matière que la falaise, une roche rendue vivante par cette
lumière féerique. Il ne grimpe pas en bougeant ses membres, il avance
comme une ondulation du rocher dans un mouvement continu et irrésistible.
Je le reconnais : c’est le meilleur grimpeur du monde, éponyme de la nouvelle
de Bernard Amy ».
L’alpiniste, à la différence du grimpeur, veut conquérir des sommets. Pour
lui, le monde est à vaincre, à soumettre. Les grimpeurs auxquels Alexis rend
hommage ne sont pas en rivalité avec le monde, pas en quête de gloire. Ils
ne cultivent pas leur image. Le monde est leur compagnon, leur partenaire.
Ils n’entrent pas avec lui en rivalité mais en amitié. La Grâce de
l’escalade invite à sortir de son petit moi, à se tenir dans le monde, à ex-ister,
à dépasser les mirages de l’ego. Ce récit poétique en forme de témoignage
et de méditation est une célébration, un acte de grâce pour la joie d’être au
monde, d’être une part de ce monde, de se sentir vivant parmi les vivants,
dans un lien de dépendance réciproque. La Grâce de l’escalade est une
magistrale leçon de gratitude. « Le plus important serait de vivre la gratitude
au jour le jour, écrit-il à sa fille, Quoi qu’il arrive, remercie la vie ».

Pour aller plus loin


– Parmi les auteurs dont Alexis Loireau célèbre la manière d’être au monde,
on lira avec bonheur Nicolas Bouvier et Sylvain Tesson.
– Pascal Bruckner, Dans l’amitié d’une montagne, petit traité
d’élévation, 2022.
– On trouvera sur le net un documentaire qui fait ressentir la mystique
d’Alexis Loireau : Berhault climbing like dancing on the rock.

109
Andreï Makine, L’Archipel d’une
autre vie
Ou traverser le monde pour apprendre à vivre

« À cet instant de ma jeunesse, le verbe « vivre » a changé de sens. Il


exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer
des Chantars. Pour toutes les autres manières d’apparaître ici-bas,
« exister » allait me suffire ». Ainsi s’ouvre L’Archipel d’une autre vie,
qu’Andreï Makine publie en 2016. Ce membre éminent de l’Académie
française, qui a longtemps vécu dans sa Sibérie natale, réfugié en France à
l’âge de trente ans (en 1987), est désormais français. Son œuvre,
d’expression française, raconte la mémoire russe, celle de la violence
totalitaire, et dit la splendeur de ses terres immenses. Le
roman L’Archipel fait se conjuguer deux voix. La première est celle d’un jeune
« pionnier ». Dans les années soixante-dix, à quatorze ans, au sortir de
l’orphelinat (il y a partagé la vie de ceux dont les parents, comme les siens,
sont morts dans les camps staliniens), il est envoyé à Tougour, coin perdu de
l’Extrême-Orient pour y faire des relevés géodésiques. À l’horizon de
Tougour, l’archipel des Chantars délimite une petite mer intérieure en bordure
de la mer d’Okhostsk, elle aussi à l’écart du Pacifique, au-dessus du Japon.
À Tougour, l’adolescent observe un curieux « nomade » qu’il tente de suivre.
L’homme l’initie à la marche dans la taïga et lui raconte sa vie : sous le régime
stalinien, il a dû se lancer dans la traque d’un prisonnier évadé. Au cours de
l’interminable poursuite, la petite équipe d’hommes dont les membres ne
cessent de se surveiller les uns les autres découvre que le prisonnier est une
femme. Un par un, tous, sauf Pavel (qui raconte l’histoire), vont être contraints
d’abandonner la poursuite. Pavel découvre bientôt que cette femme
mystérieuse, Elkan, le protège. Sans elle, il serait incapable de survivre dans
ces immensités. Elle va lui permettre de quitter ce simulacre de monde dans
lequel le totalitarisme le fait « exister », elle va le faire entrer dans un vrai
monde.

I. Un monde totalitaire vu à hauteur d’homme


L’horreur totalitaire est décrite dans sa démesure et dans son abjection :
elle est la négation de toute humanité possible. Les essais de bombe
nucléaire russe métamorphosent le désert en un miroir de sable fondu. Les
pilotes qui le survolent meurent en deux jours. Enrôlé dans l’armée, Pavel
participe à une manœuvre : pour survivre à une éventuelle attaque nucléaire
ou chimique, lors d’une troisième guerre mondiale, il faudra s’enterrer.
L’incompétence et la négligence des organisateurs est telle que Pavel
manque trouver la mort dans son prétendu abri. Bien sûr, il sera désigné
comme fautif. Les orphelins de la génération suivante vivent aussi l’horreur
totalitaire, celle des camps qui ont fait mourir leurs parents. Leurs cadavres,
lorsqu’on ne peut pas creuser dans le permafrost gelé, sont stockés comme
des bûches, jusqu’au redoux.
Vassine, un des compagnons de Pavel lors de la traque, est hanté par
l’image des corps de sa femme et de son fils tombés, avec le camion qui les
emportait, au fond d’un lac dont la glace a cédé. Il a frappé le fonctionnaire
qui lui disait que les poissons s’occuperaient fort proprement de leur
sépulture. Il l’a payé de sept années de camp. L’enfermement, la torture, la
mort, sont des épées de Damoclès, toujours suspendues au-dessus des
têtes de tous les personnages. Elles savent annihiler la volonté, l’humanité
même de ceux qui subissent ces menaces permanentes.
L’ordre totalitaire ne crée pas un monde, un lieu où vivre. Obéir aux
ordres, respecter le jeu des apparences n’est pas vivre. Makine a traduit la
lâcheté consubstantielle à l’existence sous régime totalitaire par un motif,
récurrent dans l’ensemble du roman, celui du pantin. Une poupée de chiffon
à laquelle, enfant, Pavel s’est identifié. Il l’a trouvée sur les lieux du barrage

Littérature
dont le sabotage a causé la mort de ses parents. Cette « réplique d’ange
gardien [lui] conseille […] la prudence, le compromis, la résignation ».
L’aventure qu’il raconte, c’est l’éradication en lui du pantin. Cela ne se fera
pas sans rechutes ni sans tribulations.

II. S’engager dans le monde : détruire l’esclave en


soi
L’absurdité, l’incohérence et l’arbitraire sont consubstantiels à l’ordre
totalitaire. L’imprévisibilité radicale des comportements fait vivre dans la
terreur. Au-dessus du chef, il y a toujours un autre chef qui peut condamner
celui à qui il fera porter la responsabilité de sa propre erreur, ou de l’échec
de sa mission. Le moyen de se préserver de ce qui ne répond à aucune
règle ? Mais la médiocrité de ceux qui exercent le pouvoir leur ôte toute
crédibilité. Quand ils parviennent à Tougour, au début du roman, les pionniers
sont pris en charge par deux grotesques. Le comique est une modalité du
tragique parce qu’il est un aveu de non-sens. Mais c’est aussi une chance
qui ouvre les portes de la résistance intérieure. La doctrine serinée aux
pionniers ne peut faire obstacle à leur envie : s’enivrer du nouveau printemps.
La violence totalitaire est monstrueuse. Elle n’anéantit pas l’humanité de qui
se met à l’écoute de l’appel du monde.
Il y a l’obéissance : « l’effacement de toute parole imprudente, le
bannissement de tout ce qui rend […] vivant », la tentation constante de
consentir à l’absence de monde, de redevenir une marionnette du système,
un « pantin ». Et puis il y a la vie simple autour d’un feu de camp, d’un poisson
grillé, « les cours d’eau bordés de forêts inentamées ». Le roman est un
roman d’apprentissage. Pavel est le mentor du jeune orphelin, mais c’est la
nature, la taïga, comme secondée par la fugitive, l’initiatrice suprême. C’est
elle qui va lui permettre de muer, de renaître, de se dépouiller du pantin en
soi, et de ses pires instincts.
Lorsque le petit groupe d’hommes épuisés par la traque découvre que le
prisonnier est une femme, se lève en eux un irrépressible désir de viol. Aucun
pouvoir, aucune société corrompue n’a semé en eux ce fantasme. Le récit
d’un viol collectif par le chef de groupe en révèle toute l’abjection. Mais quand

111
Vassili se précipite vers le refuge de la « petite sirène » avec un fusil, ce n’est
pas pour la menacer, c’est pour tuer le premier de ses acolytes qui s’en serait
pris à elle. Lui aussi montre à Pavel la possibilité d’une autre vie, d’un autre
monde.

III. Marcher pour trouver un monde où vivre


« La berge ensoleillée d’une rivière, l’ondoiement des feuilles d’automne,
cette marche infinie sur les pas d’une femme qui seule connaît la
destination » opèrent en Pavel la vraie conversion. Le lecteur lui aussi en fait
l’expérience. De même que se tisse à distance un lien silencieux entre deux
solitudes, celle de la fugitive, celle du poursuivant, un lien se tisse avec
l’immensité de la nature que Pavel et le lecteur apprennent à regarder, à
entendre, à sentir. Au départ, c’est comme un conte, comme une fable.
Vassine le dit : « Marcher jour après jour sur [les] traces [de l’inconnue] et la
nuit regarder ses feux, cela m’aurait suffi pour […] croire qu’autre chose que
notre vie existe. Une autre vie. Celle dans laquelle j’avancerais derrière cette
femme sans jamais la rejoindre… Mais c’est plutôt un conte, non ? »
Pavel repartira seul une seconde fois pour rejoindre Elkan. Alors, dans
l’épreuve, il ressentira « l’éloignement, plus mental que physique, [qui fait]
s’évanouir le monde où les hommes se haïss[ent] tant » : « Il n’y avait plus,
en moi, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il
y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence
lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel,
quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève
sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la
lumière ».
La femme est une Toungouze : la propagande soviétique, le discours
officiel est sans appel : « des peuplades arriérées, perdues dans les forêts
insondables, dans le temps préhistorique des chamans ». Le roman fait
l’éloge de leur force, toujours menacée. Pavel et elle atteignent une île sur
l’archipel des Chantars, plus ou moins protégée par une anomalie
magnétique qui interdit aux boussoles de montrer le nord. Ils se contentent
d’y vivre, loin des fracas de l’histoire (et même des nouveaux appétits
financiers du capitalisme international qui les menace).
Le narrateur, de retour à Tougour en 2003, est persuadé que les amants
vivent encore sur leur île. Contemplant du haut d’un promontoire la
perspective offerte par l’archipel des Chantars, découvrant « cet infini mat,
brumeux, sans repères », il retrouve la mémoire du fabuleux océan
préhistorique entourant le seul continent alors existant : Mirovia. Il est un
monde où vivre, celui où le temps est aboli. « L’infini de l’étendue marine,
l’attente éternelle de la taïga », loin des fracas de l’histoire, est peut-être le
seul monde qui soit à la démesure des forces de vie humaines. Il suppose
une forme d’exil.

112
Pour aller plus loin
– Natassja Martin (anthropologue) montre dans Croire aux Fauves (2019)
comment les frontières entre les mondes animal et humain explosent.
– Sylvain Tesson, grand solitaire et grand marcheur fait saisir la force
initiatrice des terres traversées : Dans les forêts de Sibérie, 2011, Les
chemins noirs, 2016.

Littérature

113
Cinéma
Vincente Minnelli, Brigadoon
Ou rêver d’un autre monde

« Minnelli, écrit Jean Douchet, est l’auteur d’un seul sujet : le conflit entre
le rêve et la réalité. Le rêve, chez notre cinéaste, est le fruit d’une peur
fondamentale de l’existence. Chaque héros minnellien ressent intensément
l’hostilité du monde extérieur. Pour échapper à son angoisse permanente, et
fuir une réalité qui le cerne, le traque, le menace, il s’enferme dans l’univers
clos de l’imaginaire. » (Connaissance de Minnelli, 1998). La remarque
s’applique à bien des mélodrames et des comédies musicales – les deux
genres dans lesquels il excellait – tournés par notre auteur, mais sans doute
mieux à Brigadoon (1954) – qui peut être considéré comme le plus abouti de
ces comédies musicales qu’il réalisa sous la direction d’Arthur Freed à la
Metro Goldwyn Mayer – qu’à aucun autre film. On en jugera d’après le
synopsis du film.
Deux Américains, Tommy (Gene Kelly) et Jeff (Van Johnson) partis
chasser en Écosse, perdus dans la lande, sont par hasard les témoins d’un
phénomène extraordinaire : l’apparition d’un village ne figurant sur aucune
carte, Brigadoon, dont ils vont apprendre avec incrédulité qu’il renaît au
monde pour une seule journée une fois par siècle suite à un vœu fait en 1754
afin d’échapper aux guerres et aux maux qui frappent le reste de l’humanité.
On devine la suite de l’histoire : Gene Kelly tombe fou amoureux d’une jeune
fille du village, Fiona (Cyd Charisse) mais au moment de s’engager et de
rester vivre avec elle à Brigadoon, il ne peut plus croire au rêve, la laisse dans
son village qui ne tarde pas à disparaître, et regagne New York. En retrouvant
le rythme trépidant de la vie moderne, il ne tarde pas à regretter amèrement
son choix. Alors qu’il est trop tard pour faire marche arrière, il persuade tout
de même son meilleur ami de l’accompagner une nouvelle fois dans la lande
afin de revoir l’endroit où Brigadoon a disparu à jamais… C’est alors que le
village réapparaît le temps de lui permettre de rejoindre celle qu’il aime…
« Quand on aime vraiment, tout est possible ; même les miracles » conclut le
chef du village.

I. Le rêve chez Minnelli : une idée de cinéma


Dans une conférence donnée à la Femis, pour illustrer ce qu’il appelle une
idée de cinéma, Gilles Deleuze prend l’exemple de Minnelli : « La grande
idée de Minnelli sur le rêve, c’est qu’il concerne avant tout ceux qui ne rêvent
pas. Le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Pourquoi
cela les concerne-t-il ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger.
Le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir.
Que les autres rêvent, c’est très dangereux. Le rêve est une terrible volonté
de puissance. Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres.
Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante,
pas par son âme mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce
que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus » (« Qu’est-ce
que l’acte de création ? » dans Deux régimes de fous – textes et entretiens
1975-1995). L’idée s’applique évidemment à Brigadoon puisque le rêve des
habitants du village est d’emblée présenté comme un rêve ouvert et une
alternative possible de vie, que Jeff va rejeter mais à laquelle Tommy va
adhérer. Ici le rêve que représente Brigadoon, l’amour qu’éprouve Jeff
éprouve pour Fiona, une des habitantes de ce rêve, une apparition irréelle,
est toutefois suffisamment dévorant pour le convaincre, tout homme d’affaire
bien intégré à la vie new-yorkaise qu’il est, de tout abandonner pour vivre
dans un village écossais qui n’apparaît qu’une fois par siècle… On comprend
évidemment l’hésitation du personnage mais sa détermination finale n’en est
que plus forte.

II. Un autre monde


Dans le film, La ligne rouge (1998) de Terrence Malick, le héros joué par
Jim Caviezel, qui vient de déserter et d’être repris dans un village polynésien,
explique à son sergent, interprété par Sean Penn, qu’il a vu « un autre
monde ». « Il n’y a pas d’autre monde » rétorque celui-ci, lui signifiant par là
qu’il n’existe aucun lieu qui lui permette d’échapper à la guerre et qu’il ferait
mieux d’en prendre son parti. C’est précisément contre cette idée que
s’inscrit Brigadoon. Le monde réel n’est pas le seul monde, il y a aussi le
monde rêvé qui n’a pas moins de puissance ou moins de présence que
l’autre.
Le genre de la comédie musicale se prête plutôt bien à un traitement
visuel de cette opposition entre monde réel et monde rêvé. C’est déjà le cas
dans Le Pirate (1947) réalisé par Minnelli en 1947. Judy Garland y joue le
rôle d’une jeune fille vivant dans un port des Caraïbes et rêvant sans cesse
d’être conquise par le fameux pirate Macoco, ce qui va pousser un artiste de
cirque, joué par Gene Kelly, à se faire passer pour le pirate en question, au
péril de sa vie. Le film est, comme toutes les comédies de la MGM,
entièrement tourné en studio. Sauf qu’à un moment, alors que Judy Garland
est au cœur de son rêve et chante ses espoirs en regardant le large, Minnelli
montre en contre-champ un plan de la mer des Caraïbes qui semble comme
appartenir au rêve et passe visuellement pour le comble de l’irréalisme. Ceci
suffirait à montrer que c’est l’image réaliste qui peut sembler un rêve et le
décor de studio la réalité même.
Mais revenons à Brigadoon où l’on est confronté à un effet similaire. Le
village a été entièrement réalisé en studio, lande et collines environnantes
comprises, dans un immense plateau circulaire permettant l’usage du
cinémascope à 360°. On sait que Gene Kelly déplorait ce choix minnellien et
aurait préféré un tournage en extérieur. « Que le village irréel de Brigadoon,
échappé de la quatrième dimension et apparaissant miraculeusement aux
yeux de deux chasseurs américains surpris, ait été une pure création de
studio et non un véritable village maquillé pour l’occasion, n’est d’ailleurs pas
une idée absurde » écrit Patrick Brion (La comédie musicale, La Martinière).
C’est même une idée très pertinente : le seul plan du film tourné en extérieur
est une vue en plongée de New York la nuit, quand Jeff et Tommy y sont
revenus, au début de la scène au cours de laquelle ce dernier va comprendre

116
son erreur. Le monde réel, la vie new-yorkaise, ses élégantes, ses bars
enfumés, sont ainsi déréalisés, alors qu’ils représentent, y compris pour le
spectateur, une réalité plus familière qu’un village écossais du XVIIIe siècle !
Une déréalisation qui n’est pas de l’ordre du rêve mais plutôt du cauchemar,
un véritable enfer. C’est le monde de Brigadoon, tout rêvé qu’il soit, qui était
pour Tommy le monde réel… Encore aurait-il dû croire à son rêve.

III. Une métaphore du cinéma


Alors que Jeff et Tommy sont revenus en Écosse, là où Brigadoon a
disparu pour un siècle, sur la lande, le dialogue entre les eux hommes est
particulièrement significatif. Pour moi, dit Jeff, Brigadoon n’est qu’un rêve et
n’a jamais existé et j’ai du mal à me convaincre que tout ceci est arrivé. À
quoi Tommy répond que c’est bien en quoi ils diffèrent et que selon lui il arrive
parfois que ce que l’on croit devienne la réalité. Et c’est la force de cette
croyance enfin trouvée qui fait éveiller le village et accomplit le miracle final.
Les images cinématographiques n’auraient, elles non plus, aucune réalité
pour nous si nous n’y croyions pas… Le sujet de Brigadoon est
manifestement une métaphore du cinéma, qui épouse si souvent le visage
de nos rêves. Minnelli aurait sûrement souscrit à la phrase (apocryphe,
malheureusement) d’André Bazin que Jean-Luc Godard place en exergue
du Mépris : « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à
nos désirs ».

Pour aller plus loin


– Brigadoon est disponible en DVD et Blue-Ray.
– On conseillera de voir le film de Franck Capra, Lost Horizon (1937), qui
déploie une thématique assez proche de celle du film de Minnelli.
– Le livre de Gilles Deleuze, L’image-mouvement (Minuit, 1983) comporte
d’intéressantes pages consacrées au cinéma de Minnelli.
– Signalons une curiosité : Brigadoon a fait l’objet d’une adaptation
parodique, de série Z, réalisée par Herschell Gordon Lewis, sortie en
1964, 2000 Maniacs, généralement considéré comme un des premiers
films gores de l’histoire du cinéma. Du rêve au cauchemar ! Cinéma

117
Stanley Kramer, Le Dernier Rivage
Ou la fin du monde en face

Futur habitué des grands sujets et des films à thèse (voir Jugement à
Nuremberg, réalisé en 1961, qui interroge la possibilité de solder les crimes
nazis, Procès de singe, en 1960 qui plaide pour le darwinisme dans un pays
où le fondamentalisme religieux reste une réalité, ou encore Devine qui vient
dîner qui, en 1967, milite ouvertement et sur le ton de la comédie en faveur
des mariages interraciaux à l’heure du mouvement pour les droits civils),
Stanley Kramer signe avec On the Beach (1959) un film militant, en faveur
du désarmement nucléaire, qui confronte l’humanité au spectre de la fin du
monde, ou du moins d’un monde habité par des êtres vivants. Il insistera pour
que le film sorte en même temps dans la plupart des capitales occidentales
et il sera même projeté de façon tout à fait officielle à Moscou en présence
de Gregory Peck. En pleine guerre froide, c’est un parti pris courageux. Et si
l’on veut croire au pouvoir des images, il est permis de penser que le film
aura peut-être, à sa manière, contribué au dénouement heureux de la crise
des missiles à Cuba trois ans plus tard.
Le thème du film est facile à résumer : après une guerre thermonucléaire
qui a effacé toute vie de la planète, les derniers survivants de l’humanité
attendent leur sort en Australie, jusque-là épargnée par les nuages radioactifs
qui se dirigent inexorablement vers elle : soit la radioactivité baissera in
extremis soit l’humanité s’éteindra. Mais en réalité, l’issue fatale ne fait guère
de doute dès les premiers plans du film. Nous suivons la manière dont les
personnages principaux – un commandant de sous-marin (Gregory Peck), sa
maîtresse un peu portée sur la boisson (Ava Gardner, magnifique dans ce
qui est à peine un rôle de composition), un jeune officier (Antony Perkins) et
sa charmante épouse (Donna Anderson) qui vient de donner naissance à une
petite fille, enfin un savant (interprété par Fred Astaire, sortant pour la
première fois de son genre de prédilection, la comédie musicale), passionné
de courses automobiles, qui endosse la responsabilité de la science dans la
catastrophe qui arrive – vivent les quelques semaines qui leur restent et
affrontent le sort qui les attend, entre espoir, révolte et résignation.

I. Le monde désert
Stanley Kramer ne s’attarde pas expliquer les circonstances de
l’apocalypse nucléaire dont nous ne saurons finalement presque rien. Elle a
eu lieu. L’humanité n’a pas su l’empêcher alors que la dissuasion reposait
justement sur l’idée qu’une guerre nucléaire serait sans vainqueur et
n’aboutirait à rien d’autre qu’à la fin du monde. C’est à explorer cette
conséquence attendue qu’il s’attache.
Ce faisant, il refuse pourtant au spectateur toutes les images de
destruction auxquelles celui-ci pouvait s’attendre. Des nombreux effets de
l’usage de l’arme atomique, il ne veut retenir que l’irradiation justement parce
que la menace mortelle qu’elle fait peser sur l’humanité est littéralement
invisible. Le récit se prête particulièrement bien à ce choix de mise en scène.
Le sous-marin commandé par Gregory Peck, en plongée pendant la guerre,
et réfugié à Melbourne, a donc échappé à la destruction des forces armées
des États-Unis. Il est tout ce qui reste de l’Amérique. Mais voici qu’un
message en morse est capté, émanant de la baie de San Diego. Le sous-
marin s’embarque alors pour la côte Ouest des États-Unis, dans l’espar de
récupérer des survivants. Il n’en sera rien, le message résultant ironiquement
d’un hasard mécanique. Mais la virée à San Diego puis à San Francisco est
l’occasion de montrer le monde atteint par les radiations : un monde désert,
vide de toute présence humaine ou animale. Des villes silencieuses, aux rues
vides, éclaboussées de soleil, mais sans vie. Un monde qui semble avoir d’un
coup perdu tout son sens alors que plus un être humain ne l’habite.
Kramer ne montre ni ruine ni cadavres, ni hôpitaux ou agoniseraient des
irradiés : il filme une pure et simple disparition – celle de l’humanité. Il nous
donne à voir un effacement d’autant plus effrayant qu’il n’est en rien
spectaculaire. Il nous terrorise en filmant l’absence.

II. L’inéluctable, sobrement


Le même parti pris de sobriété se retrouve dans la description des
personnages qui pour l’essentiel se comportent de manière plutôt stoïque
devant l’inéluctable. Certes, la rapidité de l’idylle entre Gregory Peck et Ava
Gardner doit un peu aux circonstances, mais cet opportunisme est compensé
par la sincérité et la réciprocité des sentiments qui les unissent, jusqu’au plan,
à la fin du film, sur leur baiser d’adieu irradié d’une sorte de lumière
surnaturelle, pouvant d’ailleurs être interprété de bien des façons. La plupart
des personnages continuent de faire ce qu’ils faisaient : ceux qui buvaient
s’enivrent et ceux qui étaient sobres le restent. Beaucoup choisissent une
sorte de mort professionnelle : Gregory Peck aux commandes de son sous-
marin et Fred Astaire au volant de sa voiture de course.
Ce parti pris de sobriété a été critiqué à la sortie du film. En ces termes
par Jean de Baroncelli dans Le Monde : « Les personnages de Stanley
Kramer acceptent avec un flegme admirable la terrible menace qui pèse sur
eux. Leur comportement reste celui de gens de bonne compagnie, soucieux Cinéma
de ne point enfreindre les conventions sociales, ne s’enivrant et ne
s’étourdissant que dans la mesure où ils avaient l’habitude de le faire, et ne
se posant apparemment aucune question sur ce qui vient d’arriver au monde
et sur ce qui les attend. Je ne dis pas que cette attitude psychologique soit
foncièrement fausse, mais Stanley Kramer la généralise tellement qu’elle finit
par paraître invraisemblable. Ce n’est pas la mort que ces hommes et ces
femmes ont l’air de redouter, mais tout au plus une banale épidémie de
grippe », ironise-t-il. On peut penser tout au contraire que la sobriété de
Kramer, à qui on a plus souvent reproché d’en manquer, rime ici avec
efficacité.
On s’imagine toujours que les hommes, confrontés à leur mort inéluctable,
s’efforceraient de faire des choses extraordinaires, intenses, avant de
disparaître. Il est beaucoup plus vraisemblable et beaucoup plus tragique de

119
les voir subir leur sort en continuant jusqu’au bout à vivre comme ils l’ont
toujours fait.

III. Un monde malheureusement livré à l’humanité


Ce parti pris serait critiquable, sans doute, si le film manquait de fortes
images à la hauteur du tragique de son sujet. Mais ce n’est pas le cas.
Comment oublier les files d’attente des Australiens faisant calmement la
queue devant les hôpitaux pour se faire distribuer les pilules létales qui leur
épargneront les douleurs atroces de la mort par irradiation ? Ou cette terrible
scène où Antony Perkins apporte à sa jeune épouse le plateau de thé sur
lequel il vient de poser les fameuses pilules ? Alors qu’ils avaient la vie devant
eux ; ils auront la consolation de mourir ensemble mais le désespoir de devoir
euthanasier leur bébé à peine né. Et enfin, comment ne pas être hanté par le
dernier plan du film qui sonne comme un ultime avertissement de l’auteur ?
Dans Melbourne à son tour désertée – les Australiens ont choisi de mourir
chez eux – on peut lire sur une banderole battue par le vent, et qui peu de
jours avant réunissait encore les sectateurs d’une congrégation religieuse :
« il reste du temps, mon frère ». Justement, il n’en reste plus.
Par ce plan, Stanley Kramer donne ultimement et audacieusement à
comprendre que prier Dieu n’aurait servi à rien. Le ciel étant vide, les hommes
ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ils avaient la charge du monde,
d’un monde abandonné des dieux, mais ils ont failli à leur tâche. Et au bout
du compte, il ne reste que le silence, dans une planète devenue absurde et
qui continue de tourner autour du soleil comme si de rien n’était.

Pour aller plus loin


– Le Dernier Rivage est disponible en DVD che MGM.
– Il est intéressant de comparer le film de Stanley Kramer aux films de Ranald
MacDougall, Le Monde, la chair et le diable, réalisé la même année que
le Dernier Rivage, et de Peter Watkins, La Bombe (1966) qui offrent un
traitement différent du même sujet. Ils sont également disponibles en DVD.

120
Stanley Kubrick, Docteur Folamour
Ou détruire le monde

Au début des années soixante, la plupart des Occidentaux redoutaient la


guerre nucléaire et donc la fin du monde. La crise des missiles de Cuba (14-
28 octobre 1962), moment paroxystique de la guerre froide, avait fait craindre
le pire. L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et les États-
Unis (USA) possédaient chacun suffisamment de bombes atomiques pour
détruire l’autre. Avant cette crise, les citoyens avaient refoulé une évidence :
une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la planète Terre, elle se
nomme conflit nucléaire entre les deux blocs. On savait que chacun des deux
blocs pouvait détruire le monde, mais l’on voulait croire que c’était justement
la puissance de cette arme qui les empêcherait de faire la guerre. La théorie
de la dissuasion nucléaire rassurait. À partir du milieu des années 1950, le
consensus se fait progressivement tant aux États-Unis qu’en URSS sur le fait
que l’emploi massif d’armes nucléaires stratégiques ne peut mener qu’à une
destruction mutuelle. La crise des missiles de Cuba avait fait prendre
conscience que la dissuasion nucléaire n’était qu’une théorie et que les deux
nations, USA et URSS, étaient dirigées par des hommes (en l’occurrence
John Kennedy et Nikita Khrouchtchev) qui étaient enclins à des réactions pas
toujours rationnelles.

I. L’apocalypse nucléaire
Stanley Kubrick (1928-1999), cinéaste américain, était angoissé, comme
des millions d’individus, à l’idée d’une confrontation atomique directe entre
les USA et l’URSS. Ses craintes étaient légitimes, mais elles respiraient aussi
sa paranoïa, qui, selon ses biographes, allait de plus en plus caractériser sa
vie et son œuvre. De cette terreur que lui inspirait la bombe atomique, Kubrick
a fait un film, pour l’exorciser et pour contribuer, avec ses moyens d’artiste, à
en écarter le péril. Ce film a pour titre, en version originale : Dr Strangelove
or How I Learned to Stop Worryng and Love the Bomb. (Dr Folamour, ou
comment j’ai appris à ne pas m’en faire et à aimer la bombe). Le
retentissement de l’opus kubrickien (sorti le 29 janvier 1964 sur les écrans
étatsuniens) eut pour effet que furent produits d’autres films traitant du péril
nucléaire, tels que Point limite/Fail Safe de Sidney Lumet (sorti le 7 octobre
1964), La Bombe/The War Game (Peter Watkins, 1966). Au grand dam du
gouvernement américain qui eût préféré des cinéastes moins critiques de la
course aux armements nucléaires. Avant de réaliser son septième long
métrage, Kubrick, ce qui sera son habitude par la suite, s’est documenté
intensivement : il a lu des centaines de livres sur la stratégie nucléaire et des
journaux scientifiques sur l’armement militaire. Ces lectures l’ont convaincu
que ce qu’on appelle l’équilibre de la terreur était bien fragile. « Si l’on est
faible, a-t-il dit dans une interview, on peut être l’objet d’une attaque. Si on
devient trop fort, on peut provoquer une attaque préventive. Et s’efforcer de
maintenir l’équilibre délicat est presque impossible car le secret vous
empêche de savoir ce que l’autre côté fait et vice-versa ad infinitum. »
II. Le dispositif fatidique menant à la destruction
du monde
Le cinéaste américain était un rationaliste fasciné par les failles du
rationalisme. Ses films ont toujours montré des plans qui échouent (L’Ultime
razzia), des systèmes qui tombent en panne (2001, l’odyssée de
l’espace). Docteur Folamour analyse minutieusement la manière dont un
système très complexe, créé pour empêcher tout mésusage d’armements
nucléaires, toujours plus performants, censés n’avoir qu’une fonction
dissuasive, comporte une faille qui fait qu’un fou peut toujours, malgré les
infinies précautions, enclencher un engrenage qui se révèle tragiquement
irréversible. Excepté le général Ripper (Sterling Hayden), qui est devenu fou
(complotiste ayant la conviction que les communistes cherchent à déclencher
la « fluoration de l’eau courante »), et qui profitant d’une faiblesse du système
de dissuasion, a lancé, sans en référer au Président, aux bombardiers B-52,
un ordre d’attaque unilatérale contre la Russie, tous les protagonistes
(uniquement des militaires et des politiques, donc des mâles) sont sensés,
rationnels. Ils ne veulent pas d’une apocalypse nucléaire. Le film raconte
leurs efforts pour éviter les explosions atomiques. Ils vont échouer, non pas
qu’ils soient particulièrement incompétents. D’ailleurs ils parviennent, avec
difficulté, à rappeler les bombardiers B-52 avant qu’ils larguent leurs bombes
atomiques. Sauf un. La bombe qu’il lâche sur le territoire soviétique, va
déclencher « La Machine du Jugement Dernier », un système automatique
créé par les Russes : commandé par ordinateur, il fait exploser des bombes
atomiques qui couvriront la planète d’un nuage mortel pour toute vie durant
un siècle. C’est la fin du monde. Elle est advenue, sans que personne ne l’ait
voulue, par suite d’un enchaînement de causes et d’effets qu’aucune action
humaine n’est parvenue à enrayer.

III. Faire de l’apocalypse une comédie


Le roman Red Alert (1958) de Peter George, qui a fourni le point de départ
au scénario de Kubrick était « un roman à suspense sérieux ». Très vite,
pendant l’écriture du scénario, est venue à Kubrick l’idée que le film serait
bien meilleur, en « blague monstrueuse ». C’est pourquoi il engagea l’auteur
de deux romans farcesques, Terry Southern, pour écrire des dialogues
additionnels, inscrivant encore plus nettement le film dans l’humour noir. Ce
dernier a affublé tous les personnages de noms totalement invraisemblables
mettant à mal leur dignité. Le secrétaire général du Parti Communiste de
l’URSS s’appelle Kissof (« va te faire foutre »). Le commandant du
bombardier qui largue la bombe atomique a pour nom (ou surnom) T. J.
« King » Kong (il meurt d’ailleurs en faisant une chute plus impressionnante
que son homonyme). L’onomastique créée par Southern a souvent des
connotations sexuelles : le nom de l’objectif du bombardier est Laputa. Dans
Turgidson, le général va-t-en-guerre, on entend turgid (turgescent), et son
prénom est Buck qui signifie « étalon ». Le président des États-Unis a pour
prénom Merkin, qui en argot américain désigne le sexe féminin et pour
patronyme Muffey, qui évoque le mot « muff » désignant en argot américain
le pubis. La sexualité est d’ailleurs omniprésente : elle obsède les deux

122
généraux, Ripper et Turgidson et explique sans doute leur anticommunisme
délirant (la violence comme compensation à une sexualité défaillante) ; dans
le B-52, on trouve des exemplaires de Playboy et des préservatifs. Un des
autres procédés comiques, employé sciemment par Kubrick selon ses dires,
est le contraste constant entre l’enjeu planétaire et la trivialité des problèmes
matériels rencontrés : par exemple, la difficulté rencontrée par le colonel
Mandrake/Peter Sellers pour téléphoner au Président américain et lui
communiquer le code de rappel, permettant de faire revenir les bombardiers
américains, les interminables formules de politesse que s’échangent au
téléphone les deux responsables de la planète contrastant avec l’énormité de
l’enjeu. Pour que les spectateurs puissent rire, Kubrick a pris soin de ne pas
montrer d’images de villes ni de population civile, cibles de bombardements
atomiques. Le film se déroule presque exclusivement entre trois lieux clos, la
« salle de guerre » du Pentagone, l’intérieur d’un bombardier B-52, une base
américaine de l’aviation. La destruction est évoquée dans l’avant-dernière
séquence, la bombe de Kong −éclat lumineux, puis champignon atomique et
dans la séquence épilogue − un enchaînement d’une dizaine de
champignons atomiques au son d’une chanson réconciliatrice, par une voix
de femme. Chacun est libre d’interpréter les paroles de cette chanson, We’ll
Meet Again − « Nous nous reverrons » comme bon lui semble : ironie cruelle
ou petite note de joie pour compenser la fin la plus désespérante de l’histoire
du cinéma.

Pour aller plus loin


– Docteur Folamour est disponible en DVD, en VOD et en Blu-ray.
– Baptiste Roux, Stanley Kubrick au-delà de l’image, éditions Transboréal,
2015.
– Philippe Fraisse, Le cinéma au bord du monde : une approche de Stanley
Kubrick, Gallimard, 2010.

Cinéma

123
Arthur Penn, Little Big Man
Ou entre deux mondes

Adapté en 1971 d’un roman de Thomas Berger paru sept ans


auparavant, Little Big Man – Mémoires d’un visage pâle, le film d’Arthur Penn
renverse les codes du western pour nous faire réfléchir à la frontière qui
sépare deux mondes : celui des bons et des méchants, des Indiens
autochtones et des hommes blancs colonisateurs. Le long métrage raconte
le destin hors norme de Jack Crabb (Dustin Hoffman), « le seul Blanc ayant
survécu à la bataille de Little Big Horn » – l’une des plus importantes victoires
des Indiens face à l’armée américaine emmenée par le colonel Custer, en
1876 – et bouleverse toute la mythologie de la conquête de l’Ouest en offrant
à D. Hoffman l’un de ses plus grands rôles.
Âgé de 121 ans, Jack Crabb, seul survivant de la bataille de Little Big
Horn, raconte son histoire à un journaliste. Adopté par une famille de
Cheyennes, après le massacre de sa famille, ce visage pâle est surnommé
Little Big Man par le chef de la tribu à cause de son courage. Recueilli par
l’armée américaine lors d’une bataille, il est placé chez un pasteur et sa
femme. Dégoûté par l’hypocrisie des Blancs, il retourne chez les Cheyennes,
partagé entre ses origines et son nouveau peuple. Croisant le général Custer,
héros des guerres indiennes, il s’engage à son côté comme éclaireur pour
mieux déjouer ses plans.

I. Loin d’une vision rousseauiste


Ce n’est pas le premier western à montrer de la compassion pour les
Amérindiens mais ce récit picaresque a le mérite de proposer une
réhabilitation qui n’est pas une condescendance. Loin d’une vision
rousseauiste qui opposerait à l’Indien sanguinaire un bon sauvage, être pur
à la recherche d’un éden souillé par l’homme blanc, Little Big
Man maintient une confrontation, caricaturale et
violente, entre des Cheyennes tolérants, proches de la nature et des Blancs
mauvais, souvent risibles. Pour autant, l’Indien n’est pas forcément meilleur
que l’homme blanc et il commet lui aussi un certain nombre d’excès.
Dans tous les cas, le constat de Penn dans cette épopée tragi-comique
est accablant : de part en part, l’opposition des deux mondes, des deux
civilisations ne peut mener qu’à l’extermination de l’un au profit de l’annexion
sans limites de l’autre : la pureté indienne en accord avec les lois universelles
du Cosmos se trouve ainsi balayée par la corruption blanche porteuse
uniquement de la destruction et de la néantisation de l’Autre. À chacun de
comprendre que l’esprit expansionniste est à vrai dire le seul responsable du
génocide indien. Il convient certes de tempérer ce constat sans concession
avec l’humour constant qui traverse le film : les tribulations grotesques de
Crabb montrent à quel point il n’est pas la dupe des apparences et qu’il saura,
avec le recul, tirer profit de son initiation au monde blanc prétendu civilisé.
« Plutôt qu’un western, déclarait Arthur Penn, Little Big Man serait un film
sur la guerre de colonisation, un film qui se situerait non sur une frontière
géographique mais sur des limites mouvantes d’une nation avant tout
commerçante. Jack Crabb est moins un personnage de western qu’un
visiteur de l’Ouest, un individu qui est entre deux cultures et qui, quoi qu’il
arrive, essaie de vivre à l’endroit où il se trouve. Jack Crabb est quelqu’un qui
passe toujours à côté des choses, qui reste à l’écart des événements
définitifs. Il faut remarquer que toute son histoire part de l’affirmation
suivante : je suis le seul survivant blanc de la bataille de Little Big Horn, alors
que nous savons, nous, qu’il n’y en eut aucun. »

II. Du monde de la violence à la violence du monde


À l’instar du titre du film, et comme le dit si bien celui du fascicule qui
accompagne le DVD édité par Carlotta, « Penser la spontanéité », cet anti-
western (sous-titré en France Les Extravagantes aventures d’un visage pâle)
s’emploie à rapprocher les mondes contraires et à les transmuer en un
précepte majeur. Le mythe fondateur de la conquête de l’Ouest et la
confrontation entre Indiens et Blancs n’échappe pas à la règle. Que les
personnes en présence soient réduites au rôle de simples personnages (qui
ne s’appartiennent donc pas), c’est d’abord ce que montre le fait qu’il faille
pour le narrateur plus que centenaire « éclairer » un journaliste qui se
fourvoie sur le sens de cette mythologie. Que ce soit le récit inhérent à l’écrit
ou à l’écran, seule cette version-là prévaudra quand on cherche la vérité, ce
qui en dit long sur tous les oubliés de l’histoire.
De fait, si la vie de Jack Crabb mérite d’être narrée, c’est d’abord parce
qu’elle fait place nette sur bon nombre de préjugés quant aux héros de la
nation américaine. Pour ne pas dire quant aux hommes (au sens générique)
tout court, confondus ici par leur petitesse morale, leur hypocrisie et leur
fourberie. C’est tout le monde originaire fantasmé de l’Amérique qui
s’écroule. La famille Pendrake qui recueille ce « bon sauvage » sur lequel
péroraient les philosophes du XVIIIe siècle est tout sauf au clair avec les

Cinéma
désirs qui la hantent, le marchand d’élixir Merryweather – qui part
littéralement en morceaux pour l’énormité de ses péchés – est un voleur
chevronné, les retrouvailles avec la soeur de Jack qui l’initie au maniement
du revolver aboutissent au même gâchis : rencontré en chemin, Wild Bill
Hickock, expert entre tous de la gâchette, finira abattu par un gamin. Quant
au général Custer, qui sert de fil rouge au récit, sa mégalomanie et sa
démence qui flirtent en permanence avec la fatuité, achèvent de présenter
un bien sombre portrait des hommes blancs.
Arthur Penn se joue bien ici sans conteste de la tradition du western dont
il démonte un à un tous les codes en démontrant le caractère de « guerre
coloniale » de la conquête de l’Ouest. Sorti en pleine guerre du
Vietnam, Little Big Man a été vu comme un film traitant indirectement de cette
actualité. Le comportement du Général Custer (tueur belliciste de service
contrastant ô combien avec le discours pacifiste de Peau de la Vieille Hutte,
le vieux chef de tribu qui adopte Jack) et de ses troupes lors de la bataille de
Little Big Horn a été mis en parallèle avec l’engagement contesté des

125
Américains au Vietnam un siècle plus tard. En repensant à nouveaux frais la
réelle histoire des Indiens, Little Big Man, indéniablement œuvre à la fois
contestataire, violente et humaniste, montre les limites de la politique
étrangère américaine depuis 1945. Une Amérique – bien incapable de
respecter ses propres valeurs comme l’atteste le cas critique de l’érotomane
Mme Pendrake – qui ne cessera jamais, peut-on penser, d’être aux aux
prises avec sa propre violence.
« Voilà toute l’histoire des êtres humains à qui on avait promis des terres
où ils pourraient vivre en paix, qui seraient à eux tant que l’herbe y pousserait,
tant que le vent soufflerait et que le ciel serait bleu. » peut conclure la voix-
off du vieillard Jack Crabb, ce Candide au Far West, à la fin de l’interview qu’il
vient de concéder.

III. Le monde vrai : vivre en conformité avec la nature


Ainsi, seuls les Indiens, expose Penn, sont bien ce qu’ils proclament être,
à savoir des « êtres humains » tels que l’énoncent les Cheyennes recueillant
Crabb dans un premier temps, avant qu’il ne soit « récupéré » par les Blancs.
Si certains d’entre eux, devenus alcooliques, n’hésitent pas à prostituer leurs
femmes pour quelque boisson forte, la plupart (exceptés « l’heemanah » –
entendez l’homosexuel – et le « contraire » aux mœurs singulières) incarne
une forme de sagesse tellurique et souveraine, ancrée à même la force de la
vie, à l’image de Peau de la Vieille Hutte qui guide Little Big Man sur la voie
de la vertu et de la constance.
Cette recherche de l’harmonie et d’une vie qui serait, en accord avec le
célèbre vœu stoïcien, en parfaite « conformité avec la nature » n’est jamais
contrecarrée que par les Blancs, que l’on voit massacrer les villages indiens
– sans autre raison objective que l’appât du gain – dès qu’ils en ont
l’occasion. L’ultime razzia qui clôt le film renvoie à l’attaque en 1868 d’un
camp Cheyenne au bord de la rivière Washita par le 7e de cavalerie
commandé par le colonel Custer : cette séquence impitoyable au son du
joyeux air de « Garry Owen » permet au spectateur de prendre la mesure
d’un Crabb mi-Indien mi-Blanc, et mis ici au pied du mur de ses propres
contradictions culturelles et identitaires lors même qu’il assiste, impuissant, à
la mort de sa femme, Rayon de Soleil.

Pour aller plus loin


– Little Big Man est disponible en vidéo dans un beau coffret Carlotta Films
(20 juillet 2016). On se reportera avec intérêt au fascicule qui accompagne
le DVD, »Penser la spontanéité ».
– Sur l’importance réelle des Indiens au sein du western, voir Mathieu
Lacoue-Labarthe, Indiens dans le western américain, Éditions Pups, 2013,
510 p.

126
Richard Fleischer, Soleil vert
Ou le Nouveau Monde épuisé

Soleil Vert (Soylent Green, littéralement « Soja vert »), sans doute le
dernier grand film de Richard Fleischer, est au sens propre un film
d’anticipation : réalisé en 1972, il est censé se dérouler cinquante ans plus
tard, en… 2022. Suite à la surpopulation New York compte 40 millions
d’habitants, la planète, irrémédiablement polluée, est devenue invivable : la
plupart des habitants vivent dans les rues et dorment dans les escaliers des
immeubles, se nourrissant de tablettes nutritives (le fameux « solyent
green » du titre du film) fabriquées à partir du plancton marin (c’est du moins
ce que l’on croit) chichement distribuées par le gouvernement, tandis que
viandes, fruits et légumes frais, devenus des raretés hors de prix, sont
réservés à une toute petite élite masculine (les femmes sont des « meubles »
fournis avec les appartements huppés) de très riches. Soleil vert est le
premier film post-apocalyptique imaginant la vie sur Terre après un
cataclysme qui n’est pas nucléaire, ni le résultat d’un choc entre la Terre et
une météorite, mais écologique, et c’est cette singularité dans la production
de l’époque qui en fait tout l’intérêt.
L’intrigue est volontairement minimale : un de dirigeants de Solyent, la
firme qui nourrit l’humanité, William Simonson (Joseph Cotten) est assassiné
chez lui, apparemment par un cambrioleur. Le policier chargé de l’enquête,
Frank Thorn (Charlton Heston) découvre assez vite qu’il a été en fait tué sur
l’ordre des autres dirigeants de l’entreprise, avec la complicité du gouverneur
de l’État, parce qu’il s’apprêtait à révéler un terrible secret : les tablettes du
produit phare de la marque, le « solyent green », ne sont pas fabriquées à
partie du plancton – les mers sont mortes elles aussi – mais à partir de
cadavres humains. « Soylent green is people » : telle est la vérité qu’il criera
ultimement à l’intention d’un monde incrédule.

I. Un monde surpeuplé
Usant du split screen, le générique nous montre un accéléré saisissant de
l’Amérique de la fin du XIXe siècle à celle de 2022, écrasée par une
surpopulation et une pollution industrielle démesurée. C’est en fait une des
clefs du film. Le Nouveau Monde est d’abord, en effet, un monde à explorer,
un monde sans limites. Il suffit d’aller vers l’Ouest (« go west, young man »)
pour trouver de nouvelles terres à exploiter. Mais voilà, quand la côte ouest
des États-Unis est peuplée à son tour, l’ère des pionniers s’achève et c’est
une autre histoire qui commence alors, dont le film raconte le point
d’aboutissement vraisemblable. Puisqu’il n’y a plus d’espace disponible à
volonté, il faut se partager l’espace existant : mais c’est justement ce qui est
rendu impossible par la surpopulation.
La distribution de l’espace qui en résulte est fondamentalement
inégalitaire : les riches vivent dans de grands appartements vides, les
pauvres s’entassent dans les hall des immeubles ou dans cette église
transformée en hospice ou un prêtre hagard et débordé répète sans cesse
qu’il doit « faire de la place » (le titre original du roman de Harry Harrison qui
a inspiré Soleil vert était Make Room ! Make Room !). Mais la place est
justement ce qui manque. Elle manque surtout pour l’immense majorité de la
population sans emploi, sans domicile, vivant de la charité publique, qui
peuple les rues. Alors que la ville est a en proie à de véritables émeutes de
la faim, la police disperse les manifestants en utilisant des pelleteuses
montées sur des bennes à ordures. L’image est saisissante et nous dit que
cette humanité en surnombre est assimilable à des déchets : dans un monde
épuisé, il n’y a littéralement plus de place pour le plus grand nombre.

II. Le monde perdu


De nombreuses scènes soulignent régulièrement la disparition d’un
monde dont les vestiges restent l’apanage des plus riches, dans une société
quasiment totalitaire dont toute l’organisation sociale vise à sauvegarder les
privilèges. Police et milices privées se partagent le travail : les vigiles
protègent les riches tandis que les policiers contiennent les pauvres. Dans ce
monde scindé en deux, Frank Thorn est le double, jusqu’au physique, de Tab
Fielding (Chuck Connors), le vigile auquel il s’oppose tout au long du film.
Dans sa quête de vérité, le policier intègre est secondé par Sol Roth
(Edward G. Robinson, dont ce fut la dernière apparition à l’écran), son
« bibliothécaire », mémoire vivante du monde passé, inconsolable de sa
disparition. Très vieux, celui-ci ne lui est plus d’une grande aide mais il le
garde avec lui par affection et s’émeut à l’entendre évoquer un monde qu’il
n’a pas connu. Quand il rapporte dans leur appartement un morceau de
bœuf, des tomates et du céleri, le vieil homme lui cuisine un repas comme il
n’en a jamais pris. Ces moments sont parmi les plus forts et les plus efficaces
du film qui nous font toucher du doigt le risque d’un monde dans lequel les
choses les plus ordinaires de notre vie prendraient une valeur folle, un monde
dans lequel une cuillère à dessert sur laquelle il resterait un peu de confiture
de fraise deviendrait un objet si désirable qu’on pourrait le voler et l’occasion
d’un plaisir inouï.
À la fin, Sol, définitivement brisé décidera de se rendre au « foyer », lieu
au nom ironique, où les abandonnés de la société peuvent choisir à tout
moment d’en finir en étant euthanasiés, trouvant ainsi la place qui est la leur
dans ce monde où ils n’en ont plus.

III. L’effondrement du monde civilisé


La scène de la mort de Sol est inoubliable : allongé sur un lit confortable,
ayant pris le poison qui va l’emporter doucement, Sol a le privilège de
contempler pendant vingt minutes (garanties par contrat) les beautés du
monde disparu, projetées sur un gigantesque écran de cinéma. Faire d’une
sorte de dôme Imax une salle d’euthanasie est une des plus fortes idées du
film : le cinéma y apparaît comme la seule mémoire d’un monde perdu,
l’image comme la dernière consolation après le saccage de la planète. Mais
aussi comme un avertissement : le suicide de Sol est la métaphore du sort
qui attend l’humanité si elle ne prend pas conscience du péril que la

128
surpopulation et l’industrialisation croissante font courir à une planète qui
n’est qu’un petit monde aux ressources limitées.
Alors qu’il accompagne Sol dans ces derniers instants, Frank va découvrir
la vérité qui avait anéanti son ami : les cadavres des euthanasiés (plusieurs
centaines par jour) sont emportés dans des camions bennes, retraités
industriellement et transformés en tablettes de soylent green). Les allusions
à la Shoah, à la fabrication industrielle de cadavres, sont nombreuses – sans
jamais être lourdes – et visent moins à faire écho au passé qu’à dénoncer le
risque d’une réapparition au XXIe siècle, du fait d’un désastre écologique, de
ce que le XXe siècle a eu de pire. On est frappé du fait que le « foyer » est le
seul lieu où les réprouvés de ce monde maudit sont traités humainement,
pour la première et la dernière fois de leur vie : c’est parce qu’en mourant, ils
deviennent enfin utiles à ce même monde qui les a rejetés et qui ne survit
que grâce à l’industrialisation du cannibalisme. Comme l’écrivait Jean-Louis
Bory dans le Nouvel Observateur à la sortie du film. : « On a tellement gâché
qu’on ne peut plus se permettre de gâchis ». Sinistre prophétie.
On a souvent remarqué que, seul parmi les nombreux films d’anticipation
qui furent réalisés dans les années soixante-dix, Soleil vert n’a pas pris une
ride. Fleischer lui-même a su expliquer pourquoi avant sa mort (en 2006) :
« Soleil vert, film de science-fiction, confine presque au documentaire. Tout
ce que j’y ai montré à titre fictif est devenu d’actualité. Ce film est un adieu
au second Paradis Terrestre, détruit cette fois par les humains. La séquence
d’euthanasie où Edward G. Robinson accepte de disparaître en visionnant
un documentaire sur une Nature éradiquée était à l’époque prophétique.
Aujourd’hui, ce n’est qu’un constat. »

Pour aller plus loin


– Le film est disponible en DVD et en Blue-Ray.
– La critique de Jean-Louis Bory est reprise dans son recueil
d’articles L’obstacle et la gerbe (10/18).
– On peut voir sur You Tube une remarquable présentation du film par Jean-

Cinéma
Baptiste Thoret (https://www.youtube.com/watch ?v=ODi-HtVmIak).

129
Jean-Jacques Annaud, La Victoire
en chantant
Ou l’hégémonie du vieux continent sur le monde

Ce film de Jean-Jacques Annaud est sorti en France en septembre 1976


sous le titre, La Victoire en chantant (titre emprunté au Chant du départ), ce
fut un insuccès commercial et critique. Quelques mois plus tard, le film, dans
une version légèrement remaniée au montage, obtint l’Oscar du meilleur film
en langue étrangère pour la Côte-d’Ivoire, et sous le titre Black and White In
Color. C’est pourquoi, le film connut une nouvelle sortie en salle sous le
titre Noirs et Blancs en couleurs en 1977, sans attirer plus de spectateurs.
Grâce à son Oscar, le premier long métrage de Jean-Jacques Annaud fut
distribué dans de très nombreux pays, subissant un échec commercial. dans
ceux qui ont eu un passé colonisateur, rencontrant un succès dans les autres.
Rien d’étonnant à cela, La Victoire en chantant est une dénonciation féroce
du colonialisme.

I. L’absurdité du colonialisme révélée par la guerre


mondiale
Pour pouvoir mieux cibler le colonialisme français, Jean-Jacques Annaud
(qui avait été coopérant en Afrique quelques années auparavant) et son
coscénariste Georges Conchon (spécialiste de l’Afrique) ont pris un biais
inattendu : ils ont situé l’action en 1915, pendant la guerre de 1914-1918.
Celle que l’on appelle la Première Guerre mondiale. Mondiale, parce qu’il
s’agit d’un conflit impliquant des pays belligérants nombreux et situés sur
plusieurs continents. Au début du XXe siècle, les grandes puissances
européennes (France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Portugal,
Espagne) s’étaient partagé l’Afrique. Elles avaient donc établi des frontières
entre nations, qui n’avaient aucun sens pour les autochtones.
L’histoire narrée par Annaud n’est pas un pur produit de son imagination.
Le cinéaste a trouvé sa matière dans des ouvrages d’historiens. Il y a bien
eu pendant la guerre de 1914-1918 des comptoirs français qui ont fait leur
« petite guerre » contre des comptoirs allemands. Que les neuf Français d’un
poste situé à quelques kilomètres de la frontière séparant le territoire sous
domination française du territoire sous domination allemande décident de
lancer une expédition contre le poste allemand situé de l’autre côté de la
frontière n’est pas invraisemblable. Mais il faut bien comprendre ce que ces
colons entendent par faire la guerre. Ces neuf Français (deux femmes, deux
missionnaires, trois commerçants, un lieutenant de l’armée coloniale, un
normalien géographe) n’ont nullement l’intention de risquer leur peau pour la
patrie. Ils sont d’autant plus facilement patriotes que cette guerre ils la font
par indigènes interposés. Ils enrôlent de force les jeunes Noirs locaux et les
envoient se faire tuer contre les Noirs locaux enrôlés par les Allemands.
Notons qu’ils n’ont rien contre les trois Allemands, colons du comptoir
allemand, qui étaient leurs clients préférés. Mais lire en janvier 1915 dans les
journaux français, vieux de plus de six mois que la France et l’Allemagne sont
en guerre revivifie leur sentiment d’être citoyens français. C’est ainsi que
cette guerre entre pays de l’Europe, située à des milliers de kilomètres,
entraîne la mort et les souffrances de jeunes Africains qui n’en peuvent mais.
L’absurdité du colonialisme est patente. Les Français imposent aux
autochtones une vision du monde qui leur est totalement étrangère (il faut
être chrétien, français, soldat). C’est ce qu’on appelle aujourd’hui de
l’européocentrisme, concept inexistant en 1915.

II. Un film antifrançais ?


Les contempteurs de La Victoire en chantant lui ont fait le reproche d’être
antifrançais. Certes ces colons − excepté le personnage de Fresnoy
(Jacques Spiesser) sur lequel nous reviendrons − sont présentés comme des
« alcooliques un peu bêtas » pour reprendre les termes du cinéaste. Il suffit
de lire Le Voyage au Congo, l’essai d’André Gide (1927) ou Le Voyage au
bout de la nuit, le roman de Louis Ferdinand Céline (1932) pour être
convaincu que le portrait des colons français dressé par Annaud n’est pas
particulièrement à charge. Les Français qui partaient s’installer dans les
colonies africaines étaient, pour une grande majorité d’entre eux, des
citoyens qui avaient peu de chances de réussite sociale dans l’Hexagone,
étant dénués de capital scolaire, de capital culturel, de capital social, de
capital économique. Les trois commerçants de La Victoire en chantant sont
confondants de mesquinerie – ils cachent des boîtes de conserve pour
échapper au contrôle institué par Fresnoy −, de bêtise cocardière − ce sont
les commerçants et non pas le lieutenant de l’armée coloniale qui proposent
d’aller faire la guerre au comptoir allemand −, de racisme – ils distribuent à
leurs boys force gifles et coups de pied dans le derrière. Les deux pères
missionnaires ne brillent pas non plus par leur intelligence. Ils sont incapables
de comprendre que les Noirs qu’ils croient avoir convertis au christianisme
sont en réalité, à la fois, animistes, musulmans, et chrétiens ; de plus ils
exploitent les Noirs en leur extorquant de magnifiques sculptures sur bois
qu’ils envoient en France. Quant aux deux femmes, elles sont tout aussi
racistes que leurs conjoints et sont indignées de devoir traiter avec Cinéma
considération la maîtresse noire de Fresnoy. Ce dernier, jeune normalien,
géographe, socialiste, pacifiste est le seul des neufs Français à tenir un
discours démontant le discours raciste : « L’infériorité de la race noire tient
au sentiment que nous avons de notre propre supériorité » écrit-il à son
professeur de Normale Sup. Et pourtant, lui aussi, après la déroute du
bataillon des Noirs francisés de force (on leur donne des noms et prénoms
français) va considérer les Noirs comme de la chair à canon, ainsi que le fera
le gouvernement français avec les célèbres tirailleurs sénégalais pendant la
Première et la Seconde Guerre Mondiale.

III. Une satire du colonialisme


L’autre reproche souvent adressé au film de Jean-Jacques Annaud par
certains critiques français était d’avoir traité un sujet grave, le colonialisme,
sur un ton comique. La Victoire en chantant est irrécusablement une comédie

131
satirique. Les personnages ridiculisés ne sont pas les Noirs, mais les colons
français (sauf Fresnoy). Les habitants de ce comptoir sont un microcosme de
la France. On retrouve les trois instruments principaux de la colonisation :
l’armée pour contraindre les autochtones récalcitrants, la religion qui fournit
le prétexte donnant bonne conscience (on convertit ces « sauvages
animistes » au christianisme censé être une religion supérieure à l’animisme
et universelle), le commerce (on élargit considérablement le marché). Les
représentants de ces trois institutions (un pour l’armée, deux pour la religion,
cinq pour le commerce) sont comiques. Ils sont tellement imbus de leur
supériorité sur les Noirs alors qu’eux-mêmes sont de parfaits imbéciles.
Malgré des années de présence en Afrique, ils n’ont jamais voulu (ou pu)
faire l’effort d’apprendre la langue locale. Ils ne peuvent donc avoir
conscience des commentaires moqueurs que les Noirs font sur eux et que
les spectateurs comprennent grâce aux sous-titres. Le personnage de
Fresnoy, lui, n’est pas comique : il est très intelligent, mais il est emporté,
malgré son pacifisme, dans cette folie de la guerre mondiale.
En 1950, le député de Martinique et maire de Fort-de-France, Aimé
Césaire, publie un essai politique, Discours sur le colonialisme. En une
cinquantaine de pages, il démonte brillamment les mécanismes du
colonialisme, cette domination des Européens blancs sur le reste du monde.
« L’Europe est indéfendable, écrit-il, sa civilisation est désormais dépassée,
elle ne peut plus se considérer comme supérieure à d’autres civilisations ».
En 1976, Jean-Jacques Annaud, qui avait été choqué par le racisme des
Français, lorsqu’il avait été coopérant au Cameroun, réalise La Victoire en
chantant, fable caustique qui laisser percer derrière son ironie cinglante la
dénonciation d’un système social et politique.

Pour aller plus loin


– La Victoire en chantant est disponible en DVD et en VOD.

132
Roland Joffé, Mission
Ou recréer le Nouveau Monde

La colonisation de l’Amérique du Sud semblait oubliée par le septième art


avant que Roland Joffé n’en expose dans The Mission la tragédie et l’enjeu.
Dans cette somptueuse fresque historique (Palme d’Or à Cannes en 1986 et
sept fois nominée aux Oscars) nous mettant en présence de deux mondes
antinomiques (Jésuites et bons sauvages contre puissants Espagnols et
Portugais), le réalisateur livre un film poignant et propose une vaste réflexion
sur le pouvoir, la violence, la tolérance et la rédemption.
Au milieu du XVIIIe siècle, le cardinal Luis Altamirano (Ray McAnally),
visiteur apostolique des missions jésuites en Amérique du Sud, rédige un
rapport au pape. Il narre comment un prêtre jésuite espagnol, Frère Gabriel
(Jeremy Irons), s’est aventuré dans la forêt tropicale afin d’évangéliser les
Guaranis, Amérindiens locaux : un travail d’approche difficile mais réussi
grâce à la création d’une école musicale de haut niveau, à l’origine
indispensable aux offices religieux, mais également nécessaire dans le
processus d’éducation et de développement humain.
Le prêtre jésuite, altruiste et idéaliste, secondé par un autre religieux de
l’ordre, John Fielding (Liam Neeson), est bientôt rejoint par un ancien
chasseur d’esclaves, Rodrigo Mendoza (Robert de Niro), converti et
cherchant la rédemption après avoir tué son frère pour l’amour d’une dame.
Frère Gabriel fait visiter plusieurs missions au cardinal Altamirano,
impressionné par la qualité de développement et de vie qu’il y découvre. À la
fin de son séjour, le prélat révèle la décision qui, en fait, a été prise avant
même son arrivée en Amérique du Sud : les Jésuites doivent quitter les
« réductions », ces sortes de petites républiques autonomes approuvées par
le pouvoir colonial espagnol. Le prêtre et le frère Rodrigo refusent
d’abandonner les Guaranís et organisent, de manière différente, la résistance
à l’assaut de l’armée portugaise venue appliquer les accords, signés en
Europe, de partage des terres entre Espagnols et Portugais. La « mission »
de San Carlos est détruite : les Guaranis retournent dans la forêt.

I. Du monde paradisiaque au monde infernal


On voit dans la première moitié du film comment une poignée de Jésuites,
rejoints par un chasseur d’esclaves repenti, apporte aux Guaranis la parole
divine au sein d’une expérience de « communisme théocratique » fascinant
les penseurs de l’époque, Montesquieu, Voltaire et Diderot, qui n’hésitent pas
à louer l’impulsion égalitaire qui la sous-tend. Ces Européens découvrent
dans l’actuel Paraguay un univers d’une beauté naturelle et sauvage à
couper le souffle – la région des Guaranis avoisine les somptueuses chutes
d’Iguaça, à la frontière entre l’Argentine et le Brésil, qui servent de cadre au
film –, magnifiquement retranscrite par la photographie du film et soulignée
par la musique aussi envoûtante que mémorable d’Ennio Morricone (la
légèreté des flûtes indiennes et du hautbois, unifiée par les chœurs
du London voices, fait de The Mission un hymne à l’harmonie et à la paix).
La rencontre entre ces Occidentaux emplis d’humanisme chrétien et ces
Indiens fiers et mélomanes donne lieu à une communauté religieuse (une
« mission ») singulière. Un paradis spirituel et matériel dont l’amour est la clef
de voûte. Mais dans ce monde dur et sans pitié, cet Éden recréé de toutes
pièces par les Jésuites et les sauvages civilisés se trouve menacé par les
luttes politiques qui, dans le Vieux Monde, opposent une Église devenue
fragile et les puissances coloniales de l’Espagne et du Portugal. C’est
d’ailleurs le cardinal dépêché par le Saint Siège qui conduit la narration et
sera maître du destin de ce paradis chrétien, dont la prospérité dérange.
Joffé dresse un tableau sans faille des antagonismes moraux qui éclatent
dans une époque charnière où l’esprit des conquistadors perdure tandis que
l’idéalisme rousseauiste du bon sauvage progresse. D’un côté, le sens du
devoir avec la relation des religieux avec Dieu, la foi, leurs croyances ; de
l’autre, le pragmatisme machiavélique des soldats espagnols et portugais qui
se disputent en 1750 les colonies de l’Amérique du Sud. Le film, qui oublie
quelque peu le ressenti des Indiens cantonnés au seul instinct de survie
indigène, n’aura de cesse que de mettre en exergue, qu’ils soient religieux
ou laïcs, la conscience et la psychologie des colonisateurs.

II. Deux mondes en contraste


Hymne à la nature dans sa splendeur originelle et réflexion émouvante
sur la légitime violence, l’altérité, la rédemption, ce long métrage est aussi
dédié à l’innocence des tribus indiennes décimées par les Européens.
Fondamentalement, The Mission est un immense jeu de contrastes, un
monde (ancien) venant en recouvrir voire corrompre un autre (nouveau). Tout
élément ou presque répond à un autre de façon antinomique : la sauvagerie
contre la civilisation, le feu destructeur contre l’eau purificatrice, l’Église
spirituelle contre l’Église étatique, le Portugal contre l’Espagne. Comme le dit
le cardinal Altamirano, « Notre Europe est une jungle par rapport à laquelle
votre jungle est un jardin à la française. » De tous ces contrastes, il en est un
qui l’emporte sur tous les autres : c’est l’opposition entre la musique et la
guerre, la dualité entre deux langages universels qui se passent de mots,
incarnés respectivement par Gabriel et Mendoza. La première chose que le
Père Gabriel fait en rencontrant les Guaranis, c’est leur jouer de la flûte. La
première chose pour Mendoza, c’est de faire feu sur eux.
Comment communiquer avec d’autres qui n’ont de commun avec nous
que leur humanité ? C’est là toute la base de la réflexion. L’opposition entre
les deux personnages principaux se maintiendra ainsi jusqu’à la fin du film
avec la guerre des Guaranis, quand le Jésuite opte pour la voie pacifique et
décide de célébrer une adoration tandis que Mendoza préfère prendre les
armes. Rappelons que, dans une des plus célèbres séquences du film,
Rodrigo subit l’épreuve d’une marche forcée, en traînant derrière lui son
armure comme un boulet, symbole du poids que pèse sur lui sa conscience.
La fin de ce parcours d’obstacles christique, marquée par ses larmes, permet
à Rodrigo de retrouver une certaine paix intérieure. C’est de là qu’émerge
l’importance de la bande originale d’Ennio Morricone, qui agit comme le lien

134
venant rompre les contrastes évoqués et réduire la barrière entre les
Guaranis et les Jésuites.
La fin de The Mission devient une guerre pour la paix, où chacun doit
choisir son arme, flûte ou épée. Comme l’énonce Altamirano, « Avec un
orchestre, les Jésuites eurent soumis tout le continent… »

III. De la prière au combat : sauver le monde idéal


Cette aventure spirituelle dramatique montre comment, alors que les
empires espagnol et portugais poursuivent leur expansion au XVIIIe siècle,
une mission de Jésuites s’installe dans le territoire vierge et reculé des
Guaranis vivant en harmonie avec la nature. Elle est chargée d’évangéliser
cette communauté de « sauvages » tout en la protégeant contre les exactions
des colons. Mais, si le pont entre les deux mondes, les deux cultures paraît
impossible à franchir, et encore plus à construire, le père Gabriel, dans une
scène marquante, parvient à entamer le dialogue grâce au son harmonieux
de son hautbois.
Cependant, cette harmonie retrouvée, ce monde idéal incarné se voient
bousculés par les rivalités entre le Portugal et l’Espagne dans le découpage
des territoires. Ces clivages politiques décident l’Espagne à rappeler les
Jésuites, malgré les progrès de la mission rapportés par le cardinal
Altamirano. Oppressé par les Portugais et les ordres du Pape, ce dernier
préfère renoncer à défendre la présence jésuite. Gabriel et Rodrigo révèlent
alors tout leur courage et leur humanisme en refusant d’abandonner le peuple
Guarani. Chacun à sa façon, le premier en priant et le second en combattant,
ils tentent de sauvegarder ce qui ne restera dans l’histoire qu’un monde
paradisiaque perdu.
C’est donc la foi en leur communauté, plus que la religion, qui permet à
ces deux héros de se dépasser. Dans la scène finale, Rodrigo observe
d’ailleurs que « si la force est le droit, l’amour n’a nulle place en ce monde ».

Cinéma
Pour aller plus loin
– The Mission est disponible dans un coffret DVD collector paru chez Warner
Bros. Entertainment France en 2003.
– Sur les enjeux religieux du film, voir : Jean-François Zorn, « Mission
impossible avant la chute » (Essai de lecture théologique du film de Roland
Joffé : Mission) in Revue « Autres Temps » (1986, pp. 89-92).

135
Clint Eastwood, Un Monde parfait
Ou le monde, abandonné des dieux

Le cinéma de Clint Eastwood pose inlassablement la même question :


quel monde est le Nouveau Monde ? A Perfect World (1993) donne à cette
question une réponse évidemment ironique. Le titre fait écho à la fameuse
tirade, elle-même ironique, de La Tempête de Shakespeare : « “Oh, wonder !
How many goodly creatures are there here ! How beauteous mankind is !
O brave new world, that has such people in ‘t !” (V, 1) et à sa reprise comme
titre original du roman dystopique d’Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes.
Il n’est pas interdit de penser qu’il fait également allusion à la si belle romance
interprétée par Louis Armstrong, What a Wonderful World : « I see trees of
green, red roses too / I see them bloom, for me and you / And I think to myself
/ What a wonderful world ». On aura compris que ce monde parfait qu’évoque
le titre du film est loin de l’être. « La vie n’est jamais idyllique. Elle ne l’est que
dans les films de Disney » précise d’ailleurs Eastwood dans son livre
d’Entretiens avec Michael Henry Wilson (Cahiers du cinéma, 2007).
Au début du film, Butch Haynes (Kevin Costner), un repris de justice qui
vient de s’évader de prison en compagnie de Tery Pugh (Keith Szarabajka),
qui est une véritable brute, prend, par la faute de ce dernier, en otage le jeune
Phillip (T.J. Lowther), un petit garçon de huit ans, qu’ils embarquent dans leur
fuite. Ils sont poursuivis par le chef des Texas rangers, Red Garnett (Clint
Eastwood), secondé par un tireur d’élite du FBI, Bobby Lee (Bradley
Whitford) et une jeune criminologue, Sally Gerber (Laura Dern). Pour ce faire,
Red installe son PC mobile dans la voiture de parade préparée pour le
gouverneur Connelly à l’occasion de la visite que doit faire à Dallas, dans les
prochains jours, le président Kennedy. Butch ne tarde pas à se débarrasser
de Terry pour protéger le jeune Phillip. Entre l’enfant et le criminel vont alors
se nouer des liens affectifs profonds, jusqu’à l’issue fatale, ou Butch,
encerclé, est abattu par la police.

I. La dernière frontière
Clint Eastwood reprend une structure classique du cinéma américain,
celle du road movie, et plus précisément de la variante qui voit un couple de
criminels poursuivis par la police. Sauf qu’ici, il s’agit d’un criminel et de son
otage, si l’on peut dire, puisque Butch donne à Phillip de nombreuses
occasions de partir, ce qu’il ne fait jamais. C’est qu’un lien affectif très fort se
tisse entre l’enfant et le repris de justice. Phillip qui manque singulièrement
de repères paternels (sa mère l’élève seule avec ses deux sœurs) trouve en
Butch le père qu’il n’a pas et Butch, à qui son père aimé, bien qu’absent et
violent, a également manqué, trouve en Phillip l’occasion d’être le père qu’il
aurait voulu avoir, de donner à l’enfant auquel il s’identifie, l’amour qu’il n’a
pas eu.
Pour Philip, la fuite avec Butch est aussi l’occasion d’une merveilleuse
aventure, d’une escapade où il va pouvoir enfin faire tout ce que sa mère, qui
est témoin de Jéhovah, lui interdit : s’habiller en costume de Casper le
fantôme (les témoins de Jéhovah ne fêtent pas Halloween), et à défaut de
parc d’attractions et de montagne russes, monter sur le toit de la voiture.
Pendant les quelques jours qu’ils passent ensemble, Phillip trouve en Butch
le plus attentionné et le meilleur des pères.
« Les types comme nous, on est tout seuls » dit Butch à Phillip. En quoi il
faut entendre qu’ils peinent l’un et l’autre à trouver leur place en ce monde.
La trouveront-ils ? Butch a un objectif, rejoindre l’Alaska, « la dernière
frontière » comme lui avait écrit son propre père dans une carte postale qu’il
garde toujours sur lui. On comprend mieux l’importance de cette circonstance
en sachant que dans la culture américaine, la frontière désigne toujours la
limite au-delà de laquelle on peut trouver un espace vierge ou vivre libre. En
réalité, privé de tout échappatoire autre qu’illusoire, Butch va tourner en rond
comme en témoigne cette belle idée de scénario : faire que sa voiture croise
sur la route la caravane du shérif, censément à ses trousses.

II. Le vers dans le fruit


Un échange apparemment anodin entre Sally Gerber et un Texas
ranger est en réalité une des clefs du film. Les rangers manquent de moyens
pour établir sur les routes un nombre suffisant de barrages afin d’arrêter
Butch « Dans un monde parfait, on battrait chaque buisson jusqu’à ce qu’on
le trouve », explique le policier. « Dans un monde parfait, lui répond-elle, ces
choses-là n’arriveraient pas. »
Dans un monde parfait, Butch n’aurait pas dû, enfant, tuer un homme qui
menaçait sa mère, prostituée dans un bordel de la Nouvelle-Orléans ;
adolescent, il n’aurait pas été condamné à quatre ans de pénitencier pour un
simple vol de voiture. Dans un monde parfait, le shériff Garnett, le seul à
comprendre vraiment Butch, ne serait pas celui qui l’a coffré adolescent.
Dans un monde parfait, le jeune Phillip, n’aurait pas lui aussi été abandonné
par son père, il aurait la vie normale des autres petits garçons de son âge, il
ne serait pas amené à blesser Butch pour l’empêcher de tuer un homme à la
fin du film, enfin et surtout, il ne serait pas séparé de celui qui est devenu son
père de cœur : l’impossibilité qu’éprouve l’enfant à s’arracher physiquement Cinéma
du cops mourant de Butch qu’il voudrait enlacer indéfiniment, à la fin du film,
est absolument bouleversante.
L’Amérique idéale des années 50-60 n’est donc pas ce monde parfait que
les chromos des publicités Kodak donnaient à voir. Clint Eastwood nous peint
une Amérique provinciale, sûre de ses valeurs, se pensant comme le sommet
de la civilisation, mais la foi qui était celle des pionniers étouffe maintenant
les enfants, les agents du FBI, qui doivent protéger et servir, sont des tueurs,
le système judicaire fabrique des criminels, dans les familles aimantes,
modèle de l’american way of life, les parents rudoient les enfants quand ils
ne les battent pas. Eastwood nous montre dans une petite ville, comme il
existe tant le long des routes américaines, les employées du general store de
la ville toutes plus souriantes les unes que les autres mais nous ne tardons
pas apprendre qu’il en est ainsi parce que leur manager verse une prime de
vingt dollars, chaque mois, à la plus aimable d’entre elles ! Enfin, est-ce

137
indifférent si le film se déroule quelques jours avant l’événement qui fera
perdre à l’Amérique son innocence : l’assassinat du président Kennedy ? Le
Nouveau Monde n’est un éden qu’en apparence : Clint Eastwood choisit de
filmer le vers dans le fruit.

III. La preuve par l’imperfection du monde


Dans Impitoyable (1992), le shérif interprété par Gene Hackman, avant
d’être achevé par William Munny (Clint Eastwood), se plaint amèrement de
n’avoir pas mérité son sort. « Le mérite n’a rien à voir là-dedans » lui répond
Munny avant d’appuyer sur la détente. On retrouve exactement la même idée
dans Million Dollar Baby : bien que mise à terre et paraplégique suite à un
coup irrégulier, l’héroïne n’est pas victime d’une injustice, lui explique son
entraîneur… Notre monde est, c’est entendu, un monde imparfait, mais il
n’est pas un monde injuste – il serait alors facile à corriger – mais, qui pis est,
un monde désordonné. Reprenant une des intuitions fondamentales de ce
philosophe de l’imperfection qu’était Aristote, Eastwood nous donne à voir un
monde que les dieux ont abandonné. Dans un tel monde, il faudrait faire
preuve de beaucoup de sagesse et de prudence… mais ce sont au contraire
les préjugés et le puritanisme qui l’emportent, aux dépens des deux
principaux protagonistes dont on comprend assez vite qu’ils ne font qu’un –
à des âges différents de la vie.
L’Amérique peinte par Clint Eastwood n’est donc pas un monde parfait
mais plutôt un monde raté. Ceci qui conduit dans deux directions
surprenantes pour un cinéaste dont on ne cesse de souligner le
républicanisme invétéré, en voulant à toute force y voir une preuve de
fermeture d’esprit et de conservatisme : l’athéisme d’abord, puisque ce
monde raté est un monde sans dieu et sans justice ; la critique sociale
ensuite, puisque ce monde raté est impitoyable envers ceux qui, par leur
inadaptation, trahissent son imperfection.

Pour aller plus loin


– Un Monde parfait est disponible en DVD et Blue-Ray.
– Le livre de Jean-Baptiste Thoret et Bertrand Benoliel, Road movie
USA (Hoebeke, 2011) comporte une intéressante analyse du film qui le
replace dans le genre.
– Le livre de Patrick Brion, Clint Eastwood (La Martinière, 2010), constitue
une excellente introduction au cinéma de cet auteur.

138
Steven Spielberg, Jurassic Park
Ou retrouver le monde originaire… ou pas ?

Appuyé sur le roman homonyme de Michael Crichton, Jurassic Park, sorti


sur les écrans en 1993, est l’un des films les plus chers de l’histoire. Mais il
est aussi, fondateur du cinéma de divertissement, celui qui a engendré le plus
de recettes dans l’histoire du cinéma (jusqu’en 1997, où il a été détrôné
par Titanic, de James Cameron). De la découverte des brachiosaures, du
verre d’eau qui tremble sur la plage avant l’arrivée du T-Rex au cache-cache
avec des Raptor, Jurassic Park, c’est un fait, aligne les moments cultes.
Outre sa maîtrise des effets spéciaux et de l’animatronique, le film a marqué
des générations et la culture populaire pour avoir permis avec réalisme de
voir sur l’écran le monde des dinosaures qu’aucun homme du XXe siècle
n’avait jamais vu.
De l’aveu même de son réalisateur, Jurassic Park remet à jour les
principes du King Kong de O. Selznick (1933), soit un long métrage qui
s’oppose à la trivialité du réel et à la crise économique. Et qui permet de
s’interroger sur le sens que nous donnons à notre environnement et à notre
lien avec les animaux peuplant notre biotope. Derrière l’entertainment, la
question est la suivante : dans quel monde au juste voulons-nous vivre ?
Jusqu’où les êtres humains sont-ils prêts à aller pour asseoir leur suprématie
sur la nature ?
Ce premier volet de la franchise nous présente un multimillionnaire qui
décide de construire un parc très particulier à Isla Nublar, une île au large du
Costa Rica. Son équipe de scientifiques a « ressuscité » des dinosaures en
combinant les restes d’ADN trouvés sur les moustiques à de l’ADN de
grenouilles pour combler les manques. Le propriétaire du parc décide
d’engager le paléontologue Alan Grant (Sam Neill), la paléobotaniste Ellie
Sattler (Laura Dern) et le mathématicien Ian Malcom (Jeff Goldblum) pour
faire partie du comité d’évaluation.

I. Le désir de refaire le monde


Rappelant le tourmenté Docteur Moreau cher à H. G. Wells, le riche PDG
Hammond (Richard Attenborrough) a donc donné vie grâce à la génétique à
tout un ensemble de dinosaures destinés à un parc d’attractions hors du
commun. En insufflant la vie à des dinosaures, l’entrepreneur fortuné décide
de réaliser l’impossible. La création de ce parc est certes motivée par un
fantasme capricieux mais surtout par l’appât du gain. Cependant, la nature
trouvant toujours un chemin, les dinosaures ne tarderont pas à s’échapper
de leur enclos.
Jurassic Park propose ainsi une réflexion sur l’ego de l’Homme et son
désir excessif de vouloir contrôler la nature, dans le sombre prolongement de
la formule de Descartes (Discours de la Méthode, 1637, VI° partie) pour qui
la connaissance de la science devrait « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature ». Les dinosaures sont alors le symbole d’une
faune que l’homme n’aurait jamais dû rencontrer. En définitive, le film ne
raconte pas comment des monstres vont attaquer injustement de pauvres
humains mais décrit des forces animales incontrôlables qui vont s’approprier
un territoire acquis à mauvais escient par l’Homme. Les véritables méchants
de l’histoire sont les scientifiques qui ont voulu jouer aux apprentis-sorciers
voire aux dieux. Ainsi, tous les hommes s’appropriant la nature et voulant
s’accaparer par ce biais « le monde perdu » (titre du 2e volet de la saga)
seront punis durant le film…

II. Du monde étique à l’éthique du monde


Il s’en est fallu d’un rien pour que ce parc avec ses incroyables
dinosaures, ce monde des origines oublié voit le jour. Pour autant, les deux
experts dépêchés par Hammond sur l’île, s’ils sont certes fascinés en
découvrant les dinosaures (ils ont passé toute leur vie à les étudier) remettent
en doute, dès le début, certaines décisions prisées par le milliardaire, tout
comme la morale du parc. En effet, les espèces créées sont toutes des
femelles pour éviter leur reproduction et pouvoir contrôler la population de
dinosaures. Or, l’ADN de certaines des grenouilles utilisées vient d’une
espèce qui, une fois dans un environnement unisexuel, est capable de
changer son sexe. Ainsi, ces dinosaures parviennent à se reproduire comme
les grenouilles : ils démontrent ce faisant que la vie trouve toujours une façon
d’émerger. Que la lutte pour la survie est présente chez n’importe quelle
espèce et s’adaptera aux changements, selon la théorie de l’évolution.
Le film nous fait donc réfléchir à l’éternel dilemme de la science, au fait de
vouloir « jouer à Dieu » et nous pousse à nous demander : les humains ont-
ils réellement le droit de décider de la vie des autres espèces ? Malgré son
caractère fantastique, Jurassic Park se rapproche bel et bien de notre réalité.
Il nous propose un discours éthique sur nos propres actes, sur le spécisme
que nous vivons au quotidien. Nous nous croyons capables de décider de la
vie des animaux, de leur reproduction, de leur alimentation. Reste à savoir si
l’homme est le mieux placé pour proclamer le sens d’un écosystème et d’un
monde environnant qu’il semble largement contribuer à modifier sinon
détruire.
En vérité, sommes-nous conscients de notre impact sur la nature, que ce
soit sur l’environnement ou les autres espèces ? À partir d’un univers
fantastique, on voit que Jurassic Park remet en cause de nombreux actes
quotidiens. Il nous invite à penser que si nous voulons une meilleure planète,
nous devrions déjà réfléchir à la façon dont nous traitons les espèces qui y
vivent.

III. Peut-on recréer les dinosaures ?


John Hammond, le milliardaire fantasque PDG de la compagnie InGen,
en est quant à lui persuadé. Mettant à contribution les scientifiques et les
techniciens les plus habiles, il fonde en ce sens un zoo insulaire d’un nouveau
genre abritant quelques-uns des dinosaures les plus spectaculaires, de
l’imposant brachiosaure au terrifiant tyrannosaure, en passant par les hardes

140
de vélociraptors, véritables stars du film. La (science)-fiction peut-elle, doit-
elle cependant devenir réalité ? La question « peut-on recréer les
dinosaures ? » interroge d’abord notre pouvoir à recréer les dinosaures. Si
c’est une question scientifique et technique, c’est aussi une question
épistémologique : quand bien même la fiction présentée par Jurassic
Park serait possible, les dinosaures ainsi recréés seraient-ils
d’authentiques dinosaures ? Cette question inclut aussi une dimension
éthique, incarnée dans le film par le mathématicien Ian Malcom, théoricien
du chaos par ailleurs : se demander si l’on peut recréer les dinosaures revient
surtout se demander s’il est bon ou souhaitable de le faire.
Cela nous renvoie en philosophie à l’expérience de pensée du « bateau
de Thésée ». L’une des légendes qui entourent le mythe de Thésée, le roi
fondateur d’Athènes, raconte son voyage en bateau de Crète à Athènes. Le
bateau usé a été conservé pendant 300 ans et les différentes parties du
bateau ont été remplacées. Finalement, après si longtemps, le bateau ne
ressemblait plus à l’original. Aucune des pièces du navire ne correspondait
aux premières qui avaient été utilisées pour le construire. Le paradoxe est ici
qu’il est très difficile de savoir exactement si une chose en devient une autre
à partir du moment où nous remplaçons l’intégralité de ce qui la compose. Le
même paradoxe s’applique à l’identité : est-elle stable ou peut-elle changer ?
Et dans notre cas, le problème s’étend à l’échelle du monde : comment
penser la stabilité et la cohérence d’un monde où il serait possible de faire
coexister des archétypes fondateurs mais censément disparus de ce même
monde plus ancien ? A-t-on le droit en effet d’aller à l’encontre de la Nature
et de faire revenir une espèce si violente sur Terre ? Quelles sont les
conséquences de la modification du comportement et de l’ADN de ces
espèces ? S’agit-il d’un réel désir du progrès scientifique, d’une curiosité
historique, ou d’une avidité financière ? Sous cet angle, ce que l’on pourrait
appeler le syndrome du parc jurassique contamine jusqu’à notre propre
représentation, singulière, du monde qui est le nôtre.

Pour aller plus loin


– Jurassic Park and Philosophy – The truth is terrifying, Nicolas Michaud et
Jessica Watkins, Open Court Publishing, 2014. Cinéma
– Podcast France Culture, Les chemins de la philosophie, « Philosopher avec
Spielberg : qui sont les vrais monstres ? » (4/4), diffusé le 12/05/2016
(https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-
connaissance/philosopher-avec-spielberg-qui-sont-les-vrais)
– Sur l’œuvre de Spielberg en général, avec un passage sur Jurassic Park,
« Steven Spielberg et Ready Playe One », conférence donnée par Fabien
Delmas au Lycée Raspail à Paris le 15 décembre 2020 (https://www.ac-
paris.fr/portail/jcms/p1_2210068/-ready-player-one-et-steven-splieberg-
par-fabien-delmas)

141
Peter Weir, The Truman Show
Ou l’envers du monde

Les émissions de télé-réalité existent depuis les années 1970 aux États-
Unis. À l’époque du tournage du film, en 1998, les émissions – les « docu-
soap » – où des personnes jouent leur propre rôle sont très à la mode en
Angleterre. Dans un entretien, Peter Weir parle du flux d’images présent à
travers internet et la TV dans le contexte de la guerre du Golfe et évoque un
« Big Brother cathodique ». Le héros, Truman, est lui aussi le sujet d’une
surveillance dont il ignore tout : on a filmé sa vie depuis sa naissance. À
l’instar du futur Neo de Matrix réalisé un an plus tard, son existence est celle
d’un homme qui vit dans un monde factice et qui cherche à s’en libérer. Le
film de Weir insiste ainsi sur un système où la frontière entre champ et hors-
champ serait effacée. L’utopie d’un univers sans vis-à-vis où tout serait
représentation. À la limite de ce qu’André Bazin appelait « le mythe du
cinéma total ».
De fait, Truman Burbank (Jim Carey) mène en apparence une vie calme
et heureuse. Il habite dans un petit pavillon de la radieuse station balnéaire
de Seahaven. Il part tous les matins à son bureau d’agent d’assurances dont
il ressort huit heures plus tard pour regagner son foyer, savourer le confort
de son habitat modèle, la bonne humeur inaltérable et le sourire mécanique
de sa femme, Meryl. Mais parfois, Truman étouffe sous tant de bonheur et la
nuit l’angoisse le submerge. Il se sent de plus en plus étranger, comme si son
entourage jouait un rôle. Pis encore, il se sent observé. En fait, Truman est
la vedette d’un show télévisé très populaire, mais il ne le sait pas. Sa vie
entière est filmée en direct, chacun de ses instants se déroulant dans une
émission de télé-réalité ; et sa mère, sa femme, ses amis sont tous des
acteurs. Petit à petit, Truman va se douter de quelque chose, et va chercher
à découvrir la vérité sur la réalité dans laquelle il vit.

I. Le solipsisme en question
La petite ville côtière où réside Truman est en vérité un immense studio
de cinéma. Truman l’ignore, mais un spot tombé du ciel, puis une jeune
actrice dépassant ses engagements contractuels pour lui faire prendre
conscience de la manipulation dont il serait la cible éveillent ses soupçons.
L’attitude de plus en plus ambiguë de sa femme et de son meilleur ami pour
le cantonner sur sa presqu’île finissent de façonner sa révolte. Pendant ce
temps, un metteur en scène, Christof, dirige avec cynisme les initiatives de
Truman, pour les plier à son exigence scénaristique.
La prémisse de base du film présuppose ainsi une sorte de vaste
conscience collective et symbolique qui manipule le héros à son insu. Sa vie
est fabriquée de toutes pièces depuis sa naissance afin d’être filmée et
dévoilée au monde entier à son insu. Tout n’est que faux-semblants, trompe-
l’œil et illusions dans l’univers de Truman. Objet vivant d’expérimentation en
direct d’un studio télé, Truman est un rat de laboratoire sur lequel on teste les
diverses modalités du divertissement à l’intention du peuple. Toute sa vie est
régie par un seul homme, Christof (Ed Harris) le réalisateur démiurge de
l’émission, le dieu trompeur cartésien.
Outre les dangers de la télé-réalité et du voyeurisme The Truman
Show illustre dans sa première partie intrigante au possible la problématique
du solipsisme. Soit ce qu’il advient quand la conscience egocentrée du sujet
pensant se définit comme l’unique réalité et pose qu’il n’existe aucun monde
hors de la conscience. D’où toute la difficulté ensuite de s’intégrer et de vivre
dans un monde « déjà-là », déjà donné. Le film nous interroge ainsi : que
pouvons-nous espérer être dans ce monde ? Le monde qui nous entoure
peut-il effectivement se trouver en adéquation avec ce que nous sommes ?
Surtout, dans quelle mesure pouvons-nous être nous-mêmes les créateurs
du monde qui nous entoure ?
Qu’il existe un monde en dehors de ma conscience, telle est en substance
l’hypothèse de The Truman Show, où le héros apparait intimement lié à tout
ce qui se produit autour de lui. Le doute surgit alors dans l’esprit du
spectateur : le chien qui a aboyé à notre passage ce matin, le voisin qui nous
a salués sur le palier, l’être cher que nous avons embrassé au réveil, etc.
jouent-ils un rôle hors ma conscience ? Est-ce nous-mêmes qui leur avons
assigné un tel rôle ou bien, pour reprendre l’hypothèse de Descartes dans
les Méditations métaphysiques, un dieu trompeur, soit une entité qui
s’ingénierait à tromper en permanence le sujet sur la fiabilité de ses propres
représentations ?

II. La pluralité des mondes


Il existe, on l’aura compris, plusieurs niveaux de réalité dans The Truman
Show. D’un côté il y a le monde du point de vue de Truman qui est le monde
dans lequel il vit pour de vrai, le monde de la perspective de Christof (le
producteur qui voit la ville depuis une lune artificielle) et enfin le monde vu
des téléspectateurs à l’aide des 5 000 caméras dispersées dans Seahaven.
Tout est fait pour que Truman soit maintenu dans l’illusion. Nous retrouvons
une situation semblable dans « l’allégorie de la caverne » de Platon dans
laquelle des hommes sont prisonniers (enchaînés et immobilisés) dans une Cinéma
caverne, tournant le dos à l’entrée et ne voyant que leurs ombres et celles
projetées d’objets au loin derrière eux. Truman est enchaîné au fond de la
« caverne » et vit d’illusions.
D’une manière plus générale, nous pouvons nous demander à ce sujet si
les sens sont trompeurs. Et, si c’est le cas, comment peut-on distinguer le
réel de ce qui ne l’est pas ? Comment peut-on différentier la réalité du rêve ?
Toutes ces questions sont aussi abordées dans Matrix. Néo et Truman ne
sont pas si différents car ils vivent tous deux dans un simulacre, duquel ils
sortent de leur propre volonté. Dans « l’allégorie de la caverne », les
prisonniers sont manipulés par des marionnettistes comme Truman dans
Seahaven. Le marionnettiste en question est Christof, le producteur qui fait
tout pour que Truman reste dans ce monde qu’il a créé pour lui. Christof
contrôle tout le monde et influence grandement Truman dans ses choix : il
choisit sa femme, son travail et a tout fait pour que Truman ne succombe pas

143
à ses désirs d’aventure de jeunesse lorsqu’il voulait devenir explorateur.
Christof a même réussi à faire de la mer une phobie pour Truman en
« noyant » son père devant lui. Ayant grandi et vécu dans ce studio durant
toute sa vie, Truman ne peut pas se rendre compte de l’illusion qui l’entoure,
laquelle est totale et quasi parfaite. Même si Truman vit dans ce monde, sa
vie n’est pas la sienne car elle est contrôlée par autrui. Il est donc aliéné.
Nous pouvons alors nous demander, plus généralement parlant, comment
savoir si le monde dans lequel nous vivons est bien réel et s’il ne s’agit pas
d’une gigantesque pièce de théâtre ?

III. S’échapper hors du monde ?


Pur produit télévisuel, né sur le petit écran, Truman est au départ
« monsieur tout le monde », une marionnette qui avale dans la matrice sa
pilule chaque jour, les yeux fermés. Mais il finit par se réveiller et découvre
alors que le monde est infini. Et que c’est à chacun, le protagoniste comme
le spectateur, d’en structurer la perception.
C’est qu’il ne s’agit pas tant en définitive de rêver de s’échapper hors du
monde présent, de dénoncer la société moderne sous nos yeux où tout est
factice ou mise en scène, que de prendre conscience, comme Truman, qu’il
n’existe aucun déterminisme caché et que l’on est toujours libre d’essayer
d’explorer l’inconnu. Tel un Neo qui opte pour la pilule rouge, Truman,
« l’homme vrai », va au bout de lui-même, il s’affranchit de « la société du
spectacle » de Guy Debord pour devenir acteur de sa propre existence.
Curieux et épris de vérité avant tout, il sait que le monde, loin du plateau TV
où tout est scripté, est surtout ce qu’il en fera.

Pour aller plus loin


– Sur le monde du spectacle pointé dans The Truman Show, le site des
Grignoux (https://www.grignoux.be/dossiers/099/) propose un article, La
morale du Show, avec un questionnaire détaillé sur les aspects les plus
surprenants du film.
– Pour approfondir l’archétype du héros et le lien avec « l’allégorie de la
caverne » platonicienne dans le film, citons l’article de Tony Kashani, « The
Truman Show : Cinéma et imagination active » dans les Cahiers jungiens
de psychanalyse 2007/4 (N° 124).

144
L. & A. Wachowski, Matrix
Ou plongée technologique dans un monde parallèle

Film culte acclamé dès sa sortie en 1999 et dont un dernier volet vient de
voir le jour en 2022, Matrix présente la trajectoire d’un personnage qui vit
dans un monde factice et qui cherche à s’en libérer.
Programmeur anonyme dans un service administratif le jour, Thomas
Anderson (Keanu Reeves) devient Neo la nuit venue. Sous ce pseudonyme,
il est l’un des pirates les plus recherchés du cyber-espace. À cheval entre
deux mondes, Néo est assailli par d’étranges songes et des messages
cryptés provenant d’un certain Morpheus (Laurence Fischburne). Celui-ci
l’exhorte à aller au-delà des apparences et à trouver la réponse à la question
qui hante constamment ses pensées : qu’est-ce que la Matrice ? Nul ne le
sait, et aucun homme n’est encore parvenu à en percer les défenses. Mais
Morpheus est persuadé que Néo est l’Élu, le libérateur mythique de
l’humanité annoncé selon la prophétie. Ensemble, ils se lancent dans une
lutte sans retour contre la Matrice et ses terribles agents.

I. La connaissance est ce qui rend libre


Comme l’écrit Lorenzo Fantoni dans son article « Matrix a 20 ans :
aujourd’hui, comme alors, la connaissance est ce qui rend libre » (La
Stampa, 31/03/2019), Internet était, en 1999, la promesse d’un monde de
connaissance, de nouveaux types de travaux et de connexions. C’était
l’endroit où se trouvaient la dignité de chaque type de sous-culture, la bulle
financière des Dot Com, les chats, les premiers groupes de discussion…
« Nous commencions à nous poser des questions sur notre place dans le
monde, sur ce que nous aurions fait sinon, ignorants de ce que le monde
avait en réserve pour nous et combien le réseau nous avait trompés ».
Devant ce mur de doute, Matrix founrit des réponses. Les Wachowski y
servent un cocktail concentré de développement personnel accéléré, une
profonde impulsion pour la possession de soi-même que complètent la
technologie, la spiritualité et le cinéma oriental.
Le voyage initiatique de Neo s’y présente comme celui d’un homme terré
loin de son travail diurne, qui fait des choses illégales avec son ordinateur,
les yeux embrumés par la lueur de l’écran et les lettres vertes. Puis, soudain,
un message surréaliste sur l’écran et quelqu’un qui frappe à la porte…
Suivent une pilule rouge, une pilule bleue et un réveil dans un nouveau
monde terrifiant mais libérateur.
Neo reçoit alors une formation pour affronter ce nouveau monde, et il
découvre de nouvelles capacités qui sont un produit direct de son (r)éveil :
une prise de conscience que la vie qu’il a vécue est une simulation
informatique, un jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs. Maintenant,
il est le personnage le plus important de ce jeu dans lequel il est le seul à
jouer avec les ressources activées : il peut sauter encore plus haut, esquiver
les projectiles et se confronter à armes égales contre l’ennemi qui asservit
l’humanité entière. Mais c’est surtout en connaissant la nature réelle du
monde qui se donne à lui et auquel il peut se fier sans risque qu’il se libérera
vraiment… et pourra libérer les autres.

II. Le monde « réel » : simulacre ou simulation ?


Pris au premier degré, Matrix nous plonge dans un contexte où les
machines ont gagné, en 2099, la guerre face aux humains, dans une histoire
d’individus prisonniers physiquement des machines. Leur corps est en repos
dans des cocons tandis que leur esprit est branché à une réalité virtuelle qui
leur apporte un simulacre de vie normale. La leçon de Matrix est ainsi celle
de l’auto-emprisonnement du sujet dans un système de simulacres, qui nous
amène à comparer les mérites de la réalité de la Matrice, cette « simulation
neuroactive » et ceux de la réalité de Zion (dernière et seule cité réelle dans
les bas-fonds de la Terre). Chacun est amené à penser le jeu de
l’identification, sa propre liberté, comme une simulation qu’il faut savoir
dépasser si on ne veut pas rester prisonnier de ses perceptions illusoires.
Matrix joue donc de l’analogie avec notre « monde réel », ramené à un
système d’écran, de projection, de réflexions. Ce que le mentor de Néo,
Morpheus, qui doit l’éveiller à la vérité et au sens « réel » du monde en
présence appelle la « projection mentale du moi digital ». Précisons à ce
stade que le simulacre est une représentation artificielle qui est tenue pour le
réel, tandis que la simulation est une représentation artificielle dont on sait
qu’elle n’est pas le réel, mais qui opère comme une base expérimentale pour
évaluer certains aspects du réel en écartant le danger de dommages
irréversibles.
Baudrillard (Simulacres et simulation, Galilée, 1981) regrette justement
dans son œuvre que le simulacre ait pris la place du réel sans que personne
ne s’en soit rendu compte et il explique que le simulacre est surtout une
simulation poussée à son extrême qui a piégé la conscience dans son propre
jeu. Par exemple, quand le pilote s’entraîne dans un simulateur de vol, il est
conscient qu’il est dans une simulation où il peut apprendre à piloter sans
s’exposer au danger. Si le pilote se met à croire (ou si on parvient à le lui faire
croire) que le simulateur est un avion réel, alors il rentre dans un simulacre :
l’objet n’a pas changé de nature, c’est le rapport à l’objet du pilote qui a
changé de nature. Le simulacre est l’artifice pris pour le réel par la conscience
abusée, tandis que la simulation est l’artifice utilisé lucidement dans
l’apprentissage du réel.
Dans Matrix, la Matrice est le simulacre, et rappelons qu’au début du film
Neo cache les programmes qu’il revend au marché noir dans un livre…
portant le titre de celui de Baudrillard ! La citation qui suit, de Baudrillard, met
en exergue le risque qu’il y a à masquer le réel et s’enfermer (volontairement
ou involontairement) dans ses simulacres. « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de
redoublement, ni même de parodie, mais d’une substitution au réel des
signes du réel, c’est-à-dire d’une opération de dissuasion de tout processus
réel par son double […] qui offre tous les signes du réel et en court-circuite
toutes les péripéties. »

146
III. Le parallèle entre rêve et réalité virtuelle
La question fondamentale alors consiste à savoir quelle consistance
donner à ce monde qu’on a sous les yeux. On peut s’interroger d’ailleurs ici
sur le sens du monde pour les protagonistes de la quadrilogie Matrix car la
seule caractéristique commune au monde de la Matrice, de Zion et des
programmes semble la fête technoïde où les hommes représentés s’oublient
comme des brutes. Cet espace collectif où la cité est une caricature, entre
bruit et fureur, et où la sensualité est reine, est-il si enviable que cela ? La
trahison ultérieure d’un des membres de l’équipage de Morpheus, Cypher,
est-elle plus bestiale au regard de cet abandon grégaire ? Notre question se
précise : une fois plongés dans le monde virtuel, comment le distinguer de la
« réalité vraie » ? comment distinguer un rêve qui a l’air vrai du rêve tout
court ? C’est le problème posé par Platon dans la République VII, « allégorie
de la caverne » : le réel, loin d’être homogène, se décompose en deux
parties : le monde sensible accessible aux sens, le réel immédiat source
d’erreur et d’illusion ; puis, le monde intelligible accessible à la seule raison,
lieu des Idées et de la Vérité. Ainsi, la Caverne/Matrice désigne le monde
sensible, dont le philosophe doit se détourner au profit du monde des Idées.
L’accès à la Vérité passe par la contemplation, l’usage de sa raison.
Le parallèle entre rêve et réalité virtuelle pose que l’expérience de cette
réalité ne passe plus par des informations générées par notre corps et les
cinq sens, comme si le cerveau se débranchait du corps pour se connecter à
une autre source sensations, en l’occurrence une machine pour le cas de la
Matrice. Mais la différence est qu’on se réveille toujours du rêve (Descartes
évoque ce cas dans l’argument du rêve dans les Méditations métaphysiques)
alors que sortir de Matrice est plus dangereux. À tel point que dans la Matrice,
pour se libérer, il faut mourir : quand il choisit la pilule rouge suite à sa
rencontre avec Morpheus, Néo meurt à cause d’un virus métallique qui
envahit son corps jusqu’à son trépas organique. Car seul celui qui a été
« débranché » de la matrice vit dans le monde réel, les autres ne vivant que
par leur perception illusoire.

Pour aller plus loin


– Alain Badiou, Thomas Benatouil, Elie During, Patrice Maniglier, David
Cinéma
Rabouin, Jean-Piere Zarader, Matrix, machine philosophique, Ellipses,
2003.
– Warner Home Vidéo proposera le 21 avril 2022 un nouveau coffret
regroupant l’intégrale de la saga des Wachowski au format Blu-ray 4K et
comportant : Matrix ; Matrix Reloaded, Matrix Revolutions & Matrix
Resurrections.

147
Terrence Malick, Le Nouveau Monde
Ou en soi chercher le monde

Le Nouveau Monde est un film américain de Terrence Malick, sorti en


2006. Ce film revisite le mythe de l’indienne Pocahontas et de son amour
pour l’anglais John Smith.
Le film débute en 1607, lorsque des colons anglais accostent en Virginie
Occidentale, observés par des Amérindiens curieux et stupéfaits. L’un des
colons, John Smith, accusé de rébellion, est missionné chez les indigènes.
Sur le point d’être tué par les Indiens, Smith est sauvé par une princesse de
la tribu, Pocahontas. Le chef accepte de laisser la vie sauve à l’intrus, à
condition que les Anglais repartent avant l’hiver. Smith vit alors au sein de la
tribu, découvre un autre monde, un peuple en harmonie avec la Nature.
L’amour naît entre Pocahontas et lui. Il lui apprend quelques mots d’anglais,
elle lui montre les beautés du monde. Il se prend à rêver d’un monde magique
et serein, loin des guerres et de la civilisation. Renvoyé au fort anglais, Smith
retrouve les siens, terrassés par la famine. Pocahontas parvient à fournir de
la nourriture aux colons. Les Indiens attaquent le fort, et le chef de la tribu,
découvrant la trahison de Pocahontas, la bannit. Contre l’avis de Smith, les
Anglais décident de garder la jeune indienne en otage afin d’éviter d’autres
attaques. Quand de nouveaux colons débarquent, Smith est chargé d’une
nouvelle expédition vers les Indes par le roi d’Angleterre. Il quitte Pocahontas
et demande qu’on lui annonce, deux mois plus tard, sa mort. Pocahontas,
brisée, perd le goût de vivre. Elle épouse un Anglais, John Rolfe, et vit dans
la colonie, découvrant les coutumes de ce « nouveau monde ». Un enfant
naît de son union avec Rolfe. Quelques années plus tard, la famille vogue
vers l’Angleterre, sur invitation du roi. Pocahontas, rebaptisée Rebecca,
découvre alors le « monde ancien ». Elle apprend que Smith est toujours en
vie, qu’il lui a menti, mais elle se sent toujours liée à lui. Elle accepte de le
revoir une dernière fois. Après cette ultime rencontre, elle retrouve la
sérénité, retisse ses liens avec la nature, symbolisée par l’étang, les arbres
et les animaux du château et, avant de rentrer dans « son » monde,
succombe à la maladie.
Par de nombreux monologues intérieurs de Smith et de Pocahontas, le
film joue constamment sur la dialectique entre deux mondes : l’Ancien Monde
et le Nouveau Monde, puis, par extension, le monde extérieur (la nature et la
réalité) et le monde intérieur (l’âme).

I. Où est le nouveau monde ?


Une question de perspective
Il serait vain de ne voir dans ce film que la confrontation binaire entre deux
mondes, celui des gentils primitifs face aux méchants colonisateurs. Certes,
la musique d’ouverture, « l’Or du Rhin » de Wagner, anticipe la tragédie, la
chute des dieux et d’un paradis perdu, la fin d’un monde. Les colons anglais
débarquent avec leurs armes et s’emparent de cette nouvelle terre. Ils sont
tellement coupés de la nature que tout ce qu’ils découvrent leur semble
dangereux, alors que les Indiens vivent en parfaite symbiose avec elle. Les
Anglais projettent leur mode de vie sur le peuple indigène sans chercher à le
comprendre. De cette rencontre entre ces deux mondes naîtra l’Amérique,
partagée entre violence et spiritualité. Le Nouveau Monde est alors autant
celui qu’on découvre et qu’on détruit que celui que l’on bâtit.
Mais le nouveau monde du film, c’est aussi celui que Pocahontas
découvre avec l’arrivée des colons, et quand elle part en Angleterre avec son
mari. La princesse, rebaptisée, engoncée dans des robes et des corsets, est
présentée à la Cour Royale et apparaît aussi étrangère à ce monde que le
raton laveur exhibé dans sa cage. Obligée de se plier à un mode de vie aussi
différent du sien, elle conserve néanmoins les gestes d’ouverture au ciel, au
soleil, au vent, que sa culture originelle lui a appris.
Ainsi, alternativement, Smith et Pocahontas observent et questionnent ce
nouveau monde qui leur est offert. Smith cherche passivement la rédemption
dans l’utopie d’un monde plus juste et plus pacifique, et Pocahontas remercie
la Terre Mère de lui avoir donné l’amour. Malick illustre cette perspective des
regards dans une forme qui lui est chère, celle des monologues intérieurs.
Smith, dans sa crise spirituelle, comme Pocahontas dans son éveil à l’amour,
s’interrogent ou s’étonnent de ce que Heidegger appelait le « mystère de
l’être au monde ».

II. Vers l’espace intérieur du monde


Cette parole intérieure des personnages est l’expression de l’interrogation
la plus élémentaire : que signifie « être là, face au Monde » ? C’est la
capacité d’émerveillement, que Platon appelait « l’étonnement ». Ce film de
Malick, comme tous les autres, met en lumière le mystère de notre présence
au monde, et les harmonies qui nous lient de façon invisible aux autres
créatures, aux astres, aux éléments. C’est un film spirituel, non au sens du
christianisme de John Smith, mais au nom d’un panthéisme solaire dont
Pocahontas est la prêtresse. « Le fort n’est pas le monde », dit Smith,
interrogeant sa propre existence. Il cherche ce qu’il ne peut trouver, l’invisible Cinéma
qui le fascine. « As-tu trouvé tes Indes ? », lui demande Pocahontas, lors de
leur dernière rencontre. « Non, lui répond-il, je les ai même peut-être
dépassées ». Pour questionner et comprendre le monde, inutile de le
parcourir comme le fait Smith : le seul nouveau monde est intérieur. Citons
le poète Rilke, qui exprime ce Weltinnenraum : « Ô moi qui veux grandir, je
regarde en dehors et c’est en moi que croît l’arbre ». La gestuelle de
Pocahontas est la manifestation de l’expérience de l’espace intérieur du
monde. Il s’agit d’inspirer les choses et de les inviter en soi.
Malick doit beaucoup à Heidegger, philosophe qu’il a étudié et traduit dans
sa jeunesse. Il s’inspire de son héritage phénoménologique qui permet de
prendre conscience que le monde renaît à chaque geste. Il est ainsi possible
de retrouver dans sa chair la spiritualité du monde : Pocahontas mime les
éléments, et Smith les nomme. C’est le commencement du monde, la
nomination des choses, c’est la communion des êtres avec le monde. De

149
même, quand elle erre dans l’Angleterre de Rolfe, son mari, Pocahontas-
Rebecca semble ne plus appartenir au monde magique dont Smith rêvait :
en fait, le monde magique est à l’intérieur de Rebecca elle-même. Ses
dernières paroles (et celles du film) sont : « Mère, maintenant je sais où tu
vis ». Le monde et son origine ne coulent pas ailleurs qu’en soi-même.
Les images magnifiques de Malick, celles du fleuve, des nuées, des
arbres, des amoureux qui jouent, et les mouvements fluides de la caméra
autour de ses personnages, les travellings interrompus, sont un appel à la
conscience de la perception, à l’ingestion du monde en soi. La perception
s’effectue malgré nous, mais regarder c’est déjà penser. Malick filme la
disparition des mondes et leur présence en nous.

III. Accéder au monde des mondes par la rêverie


poétique
Cette beauté des images provient de leur statut de rêveries : les beautés
qui se dévoilent à nous sont les effets d’une méditation qui s’ouvre à la
présence des éléments. Cette contemplation et cette inaction des
personnages rappellent le « laisser-être » heideggerien. Par ce « laisser-
être », les personnages du film renoncent à l’action, à la maîtrise de toutes
choses, et questionnent leur présence au monde sans attendre de réponse.
Mais pour le cinéaste, cette méditation est à prendre au sens de rêverie
poétique : selon Bachelard, « la rêverie poétique nous donne le monde des
mondes. Elle est une rêverie cosmique. Elle est une ouverture à un monde
beau, à des mondes beaux ». Dans sa rêverie, Pocahontas, (et Smith s’y
essaie aussi, plus maladroitement), devient une parcelle du cosmos, elle
formalise son appartenance à l’univers et ses liens avec tout ce qu’il contient.
Sa rêverie déploie son amour : en aimant Smith, elle chemine vers un
nouveau monde. Puis, après leur dernière rencontre, après avoir contemplé
une dernière fois cet autre monde que dévoile l’amour, elle confie à Rolfe son
désir de rentrer chez elle. Elle souhaite ce retour à l’origine, qu’elle sait
céleste, et la mort l’emporte. Chez Malick, l’amour permet de trouver le
monde en soi. C’est ce qu’il appelle « la grâce ».

Pour aller plus loin


– Le Nouveau Monde et tous les films de Malick sont disponibles en DVD et
BluRay.
– Philippe Fraisse, Un jardin parmi les flammes, le cinéma de Terrence
Malick, Rouge Profond.

150
Alejandro Amenábar, Agora
Ou la fin du monde antique

Grace aux succès rencontrés avec Les Autres (2001) et Mar


adentro (2004), Alejandro Amenábar eut les moyens de mettre en œuvre le
film ambitieux dont il rêvait, Agora (2009), rien moins
qu’un peplum philosophique, mettant au cœur de son propos l’opposition de
la science et de la religion. L’action se déroule à Alexandrie entre la fin du
quatrième siècle et le début du cinquième de notre ère. Depuis l’avènement
du christianisme dans le monde hellénistique et romain, deux visions du
monde s’affrontent inlassablement : éternité du cosmos contre
créationnisme, pluralité des dieux contre monothéisme, pari de la raison et
de la science contre primauté des croyances et de la foi. L’époque choisie
correspond au moment où le christianisme balaye les vestiges de l’ancien
monde : Théodose 1er fait du christianisme une religion d’État, ce qui entraîne
la fermeture et le plus souvent la destruction des temples païens, l’ancien
culte étant désormais interdit dans l’empire. Le lieu, Alexandrie n’est pas non
plus choisi au hasard : la prestigieuse bibliothèque en fait un lieu de savoir
où brillent encore les derniers feux de la science et de la philosophie
grecques. Amenábar centre son film sur la personnalité extraordinaire
d’Hypatie (interprétée par Rachel Weisz), astronome, mathématicienne et
philosophe néo-platonicienne, dont l’autorité intellectuelle et l’influence
politique parurent si menaçantes à l’évêque Cyrille qu’il la fit assassiner par
ses sbires. L’histoire est connue : « Il y avait à Alexandrie une fille célèbre
par sa beauté et par son esprit ; son nom était Hypatie. Élevée par le
philosophe Théon, son père, elle occupait en 415 la chaire qu’il avait eue, et
fut applaudie pour sa science autant qu’honorée pour ses mœurs ; mais elle
était païenne. Les dogues tonsurés de Cyrille, suivis d’une troupe de
fanatiques, l’assaillirent dans la rue lorsqu’elle revenait de dicter ses leçons,
la traînèrent par les cheveux, la lapidèrent et la brûlèrent, sans que Cyrille le
saint leur fit la plus légère réprimande » écrit Voltaire (Examen important de
Milord Bolinbroke ou le tombeau du fanatisme – Chapitre XXIV, Des
chrétiens jusqu’à Théodose).

I. Deux mondes face à face


Le film prend les précautions nécessaires pour éviter l’accusation de
manichéisme : il nous montre des prêtres intolérants du Serapeum (le temple
de Sérapis, à l’époque siège de la bibliothèque) autant que des chrétiens
tolérants, ainsi Synesius, élève d’Hypatie et futur évêque de Cyrénaïque. Il
n’en demeure pas moins que l’interrogation scientifique, le doute méthodique,
la prudence intellectuelle et la sagesse dans le sens plein du terme sont du
côté des représentants de l’ancien monde, et que l’intolérance butée des
ignorants, la certitude aveugle des croyants et la violence populacière sont
du côté des chrétiens, ce qui est indiscutablement fidèle à l’histoire.
Amenábar filme comme un acte d’accusation le sac du Serapeum par les
chrétiens déchaînés, disposant des manuscrits scientifiques et
philosophiques rassemblés depuis tant de siècles afin d’en faire un
gigantesque autodafé à la gloire du Dieu unique. Rappelons qu’Alexandrie
domina intellectuellement la civilisation hellénistique, notamment en raison
de sa fameuse bibliothèque, fondée par Ptolémée Sôter en 288 avant J.-C.,
qui a compté jusqu’à un demi-million de volumes. Elle était inséparable
du Museon, véritable centre de recherches ouvert aux savants du monde
entier, dans tous les domaines du savoir (les activités des 9 Muses). La
bibliothèque avait déjà subi un incendie de ses dépôts lors des affrontements
entre César et les partisans de Pompée en 47 avant J.-C., avant qu’en 391
après J.-C., le Museon ne soit fermé et le Serapeum saccagé à l’instigation
de l’évêque Théophile. Ce qui aura pu être sauvé de la bibliothèque –
décidément victime de l’intolérance religieuse – sera brûlé en 642 sur ordre
du Calife Omar au moment de la conquête musulmane. Amenábar filme
l’autodafé de 391 en une scène terrible – qui évoque dans nos mémoires
d’autres autodafés plus récents – qui nous montre des chrétiens hystériques,
brûlant la totalité du savoir antique avec cette joie mauvaise propre à la
certitude monothéiste et aux ignorants guidés par la foi des simples d’esprit.
Ce désastre est notamment montré de très haut – comme vu du ciel – ce qui
figure les chrétiens comme autant de fourmis destructrices, emportant avec
elles ce que le monde a de meilleur.
À plusieurs reprises, la caméra épouse un tel point de vue cosmique sur
la ville et ce qui s’y passe. Ce parti pris est hautement significatif : il nous
rappelle que ce qui était en question, dans ce savoir que détruit
l’obscurantisme chrétien, c’est justement une interrogation sur le cosmos.

II. Deux images du monde


Remarquable philosophe, mathématicienne et astronome, Hypatie fut
surtout connue comme enseignante, une sorte de dépositaire sinon
d’incarnation du savoir antique et c’est d’ailleurs bien ce qui lui valut l’hostilité
de l’évêque Cyril. Ses écrits furent tous perdus mais il semble qu’il s’agisse
pour l’essentiel de commentaires d’ouvrages fondamentaux, constitutifs du
savoir antique : du traité sur l’arithmétique de Diophante, du Traité des
coniques d’Apollonios de Perga, et surtout du livre III de l’Almageste de
Ptolémée – ce dernier commentaire résultant d’un travail commun avec son
père, Théon d’Alexandrie. Certains historiens de l’astronomie pensent qu’elle
considérait que le système de Ptolémée manquait de simplicité et qu’elle
aurait, pour appuyer sa critique, consulté le Traité des distances du Soleil et
de la Lune d’Aristarque de Samos qui avait, le premier, formulé une
hypothèse héliocentrique. Le film d’Amenábar va très loin dans cette direction
et nous montre une Hypatie très sceptique devant la solution imaginée par
Ptolémée pour expliquer les mouvements errants des planètes, séduite du
coup par l’hypothèse d’Aristarque, se demandant comment elle pourrait être
physiquement possible et réalisant l’expérience par la pensée imaginée par
Galilée dans ses Dialogues sur les deux grands systèmes du monde (voir la
fiche sur cette œuvre). Non content de lui faire pressentir ce que supposera
Copernic, Amenábar imagine qu’elle aurait découvert que le mouvement des

152
planètes n’est pas circulaire mais elliptique (ce qui est déjà plus
vraisemblable compte tenu de sa connaissance des sections coniques) mille
ans avant Kepler !
On ne prête qu’aux riches mais pourquoi cette exagération délibérée des
interrogations qui furent celles d’Hypatie, sinon pour suggérer, ce qui est
d’ailleurs en partie exact, que le développement du christianisme a porté un
coup terrible au savoir scientifique hellénistique et romain, a infligé au monde
une régression sans précédent du savoir ? Qu’ont fait finalement Copernic,
Galilée et Kepler, sinon reprendre les questions qui étaient celles de l’école
d’Alexandrie avant que triomphe l’obscurantisme religieux ?

III. L’effondrement du monde civilisé


Ce qui intéresse Amenábar, ce n’est pas tant de souligner l’opposition de
deux mondes que de montrer l’effondrement de l’un d’entre eux, trop sûr de
sa pérennité, incapable de voir que ses fondements sont ébranlés de
l’intérieur par le fanatisme religieux. À force « d’accommodements
raisonnables » avec le christianisme, le monde des Anciens signe sa propre
perte et ne se ressaisit que lorsqu’il est trop tard : « je ne pensais pas qu’il y
avait autant de chrétiens à Alexandrie » s’inquiète un des savants retranché
dans le Serapeum. Hypatie, qui ne cesse de prôner la tolérance religieuse
envers les chrétiens, est finalement victime de ceux-ci : tout un symbole !
Curieusement le film n’a fait l’objet d’aucune polémique sur ses intentions
implicites : il faut pourtant un singulier aveuglement pour ne pas voir que le
propos comporte un message qu’on pourrait qualifier de subliminal, s’il n’était
aussi visuellement évident : tous les représentants du monde ancien sont
interprétés par des stars européennes tandis que chrétiens le sont par des
acteurs issus du Moyen-Orient. Les terribles « Parobolanis » – les sbires de
Cyrille – qui commencent leur œuvre sectaire par le secours des malades et
des indigents pour la finir dans l’assassinat pur et simple, répondent à la
même logique que celle du Hamas et arborent des oripeaux clairement
identifiables comme ceux des Talibans. À l’évidence, Alejandro Amenábar
entend avertir l’Occident de la menace que fait peser sur lui l’obscurantisme
islamiste mais, sachant son message politiquement incorrect, fait peser sur Cinéma
le christianisme la charge de la démonstration. L’avertissement, ainsi formulé
et historiquement avéré, n’en est peut-être que plus pertinent.

Pour aller plus loin


– Agora est disponible en DVD et Blue-Ray.
– Le Bâton d’Euclide (Lattès, 2002) de Jean-Pierre Luminet retrace de
manière aussi romanesque que scientifiquement exacte l’histoire de la
bibliothèque d’Alexandrie et des controverses scientifiques qui firent son
rayonnement.

153
Paolo Sorrentino, La grande bellezza
Ou Rome, la ville-monde

« Quand j’étais enfant, je rêvais de parcourir le monde, jusqu’au jour où


j’ai découvert Rome. J’avais trouvé mon monde », a dit le cinéaste Federico
Fellini. Tout se passe comme si Paolo Sorrentino, admirateur déclaré de
Fellini, avait réalisé La grande bellezza pour montrer que Rome est la ville-
monde. Fellini a consacré deux films à sa ville d’adoption, celui qui l’a rendu
célèbre dans le monde entier, La dolce vita (1960, Palme d’or au festival de
Cannes), et Fellini-Roma (1971), et l’a prise pour cadre de neuf de ses 20
longs métrages. Rome est au cœur de l’Histoire depuis des millénaires. Tout
se décidait dans cette ville (d’ailleurs, pour les Latins le mot urbs, qui signifie
ville pouvait aussi désigner Rome− Roma). L’empereur romain puis le pape,
tous deux résidant à Rome, ont été, successivement, les maîtres du monde
occidental. Toutes les époques se trouvent mêlées dans l’architecture
romaine. On peut s’amuser à y repérer des strates architecturales, au nombre
de sept, comme les sept collines (l’époque impériale, la Renaissance, la
Haute Renaissance, le baroque, le maniérisme, l’art fasciste, l’époque
moderne). Rome est la capitale de l’Italie, mais tout un chacun sait qu’elle a
été, pendant plusieurs siècles, la capitale d’un empire que ses habitants, les
Latins considéraient comme la totalité du monde : dans la littérature latine,
on trouve l’expression caput mundi (capitale du monde) pour désigner Rome.

I. Film fragmenté pour ville fragmentée


Paolo Sorrentino inscrit La grande bellezza (2013) dans un dialogue
avec La dolce vita (« J’ai tenu compte de Fellini, de façon intériorisée,
incontrôlable » a déclaré Sorrentino). Son protagoniste a de nombreux points
communs avec celui de La dolce vita. Jep Gambardella (Toni Servillo),
comme Marcello Rubi (Marcello Mastroianni), le protagoniste de La dolce
vita, est un journaliste mondain (il est spécialiste des interviews de
célébrités) ; l’un et l’autre ne font pas grand cas de cette profession parce
qu’ils se rêvent tous deux en romanciers : le premier a écrit un roman dans
sa jeunesse (il a maintenant soixante-cinq ans) mais n’a pas été capable d’en
écrire un autre, le second (plus jeune) a commencé à en écrire un mais est
incapable de le terminer. La forme de La grande bellezza emprunte
beaucoup à celle de La dolce vita. Rome est pour Sorrentino la ville où
convergent, se télescopent plusieurs mondes, le clergé (la ville contient l’État
du Vatican), la noblesse, la bureaucratie, la politique, le cinéma. Pour
restituer ce creuset de mondes opposés, il n’est pas possible de passer par
une narration corsetée. C’est pourquoi La grande bellezza n’est pas narratif
mais infranarratif. Il ne raconte pas une histoire, c’est une chronique de la vie
de Jep, quelques semaines de sa vie, après son soixante-cinquième
anniversaire, pendant lesquelles, il va de fête en fête, de performance
d’artiste à la mode en performance d’artiste à la mode, de dîner entre amis
(toujours les mêmes) en dîner entre amis (souvent chez lui, sur sa terrasse
immense, donnant sur le Colisée). Pour mieux souligner la coexistence de
mondes antinomiques dans Rome, Sorrentino a eu recours à de la musique
sacrée minimaliste et à une musique techno, « la plus profane possible »,
pour reprendre les termes du cinéaste.

II. Le monde comme spectacle


Il n’y a pas d’unité de Rome, sauf celle du spectacle qui en réunit toutes
les entrées. Si La grande bellezza est rythmée par les performances
d’artistes, plus ou moins fumeuses, les grandes fêtes, c‘est que le monde
n’est que spectacle comme chez Fellini. Tous les personnages du film sont
toujours en représentation, au premier chef, Jep, le protagoniste, journaliste
mondain (alias « le roi des soirées VIP »), noceur romain depuis des
décennies (comme Fellini, il est arrivé à Rome, jeune homme, venant de sa
province et n’en est jamais reparti), et toutes les personnes qu’il fréquente
(riches industriels, écrivains ratés, magicien, gérant de boîte de nuit
héroïnomane, stripteaseuse, cardinal, religieuse en voie de sainteté) font de
même. Tout est spectacle, même un enterrement est « un rendez-vous
mondain par excellence », déclare Jep. Et le film nous en fournit la
démonstration en nous montrant un enterrement (celui du fils d’une de ses
amies) auquel il participe, comme un acteur dans une pièce de théâtre, en
préparant la phrase susurrée à l’oreille de la mère du défunt, et ses moindres
gestes (« Quand on va à un enterrement, on entre en scène » dit-il).
La directrice du journal (bizarrement une naine, encore un clin d’œil à
Fellini) qui l’emploie reproche à Jep d’être paresseux, de ne jamais sortir de
Rome. Ce reproche, émanant d’un personnage que Jep respecte et admire,
n’est pas anodin. La paresse n’est pas la cause de son immobilisme, mais la
conséquence de son enfermement dans Rome. Jep a été, en quelque sorte,
absorbé par la ville de Rome. Il a oublié sa province natale ; Rome (à la fois
en tant que lieu de vie d’une très grande beauté − « grande bellezza » −
architecturale et mode de vie qui se réduit essentiellement à des mondanités)
est devenue le monde qu’il regarde, fasciné mais lucide. Sorrentino suggère
l’idée que regarder ces mondains s’agiter lui a ôté son énergie. Toni Servillo,

Cinéma
acteur fétiche de Sorrentino (protagoniste de cinq de ses films), interprète
Jep Gambardella en donnant l’impression que son personnage est englué
dans un spleen existentiel incurable. Il est à noter que le film dit très
nettement que le salut ne peut pas venir de l’église catholique. Celle-ci est
représentée par un cardinal (nommé Belluci), n’apparaissant que dans la
dernière partie du film. Ce prélat n’a qu’un seul sujet de conversation, les
recettes culinaires. Lorsque Jep veut lui poser une question d’ordre spirituel,
son visage exprime un mécontentement évident et il élude la question.
Quelques minutes de film plus tard, le cardinal Belluci est le commensal de
Jep, qui lui rappelle, comme par vengeance, qu’il n’a pas voulu répondre à
des questions d’ordre spirituel et suggère qu’il n’en est pas capable. Le
cardinal accuse le coup. Les hauts dignitaires du Vatican deviennent, eux
aussi, des mondains romains, semble nous dire Sorrentino.

155
III. Roi des mondains, roi du néant
À plusieurs reprises, des membres du gotha romain demandent à Jep
Gambardella pourquoi il n’a pas écrit de second roman, lui qui dans sa
jeunesse avait publié un roman, intitulé, L’Appareil humain qui fut un succès
critique dont on lui parle encore avec grande émotion. Jep donne des
réponses différentes à cette question, toujours adaptées à son interlocuteur
(et donc partiellement mensongères). Mais la réponse la plus sincère c’est
celle qu’il fait dans un monologue adressé à sa cuisinière, qui ne lui demande
rien (elle n’a sûrement pas lu son roman). Une fois de plus il a invité, pour
une grande fête chez lui, les personnes qu’il fréquente, celles qui vivent dans
le luxe et le divertissement. Il les regarde se trémousser sur sa terrasse. Ils
sont pitoyables (alcoolisés, les narines bourrées de cocaïne, ils font le « petit
train »). Il déclare à sa cuisinière « On me demande pourquoi je n’écris pas
un nouveau roman. Regarde ces gens, cette faune, voilà ma vie. Et c’est le
néant. » Cette faune, c’est le monde (au sens sociologique du terme) romain.
On comprend alors pourquoi à deux reprises le nom de Proust a été
mentionné par des personnages. La trajectoire intellectuelle de Jep est
semblable à celle du narrateur d’À la recherche du temps perdu. Comme lui,
Jep a désiré ardemment (il le dit dans un de ses monologues en voix off) être
admis dans le « monde », et une fois admis dans le « monde » au point d’en
être devenu le roi, il a compris que ce « monde » n’était que néant et que s’il
voulait écrire un autre roman, il devait en sortir, du moins échapper à sa
fascination.

Pour aller plus loin


– La grande bellezza est disponible en DVD, en VOD et en Blu-ray.
– Giuseppe Cavaleri, Le Cinéma italien contemporain en France,
L’Harmattan, 2020.

156
James Gray, The Lost City of Z
Ou l’ouverture au monde

Il fut un temps où le monde était inexploré, portait en lui des secrets


inimaginables et c’est cette mystérieuse période d’anticipation que James
Gray s’attache à mettre en lumière au gré d’une œuvre dépaysante
rehaussée par de magnifiques images en 35 mm. Dans un drame épique
comme intime, Lost City of Z suit en Amérique du Sud un cartographe
atypique ayant réellement existé qui abandonne son milieu social et refuse
de privilégier la civilisation sur la nature pour se lancer dans la quête
obsédante d’un nouveau monde. Nommé Z, celui-ci désigne, au début du
XXe siècle, le dernier maillon de l’humanité à n’avoir pas été découvert. Soit
une civilisation indienne disparue de la jungle amazonienne, mais dont la
modernité supposée permettrait d’en finir avec le complexe de supériorité du
monde occidental d’alors envers le monde indien.
Au début du XXe siècle, Percival Harrison Fawcett (Charlie Hunnam), un
colonel de l’armée britannique, est approché par la Société géographique de
Londres afin d’établir une cartographie des frontières entre le Brésil et la
Bolivie. Les deux pays se disputent la culture du caoutchouc dans la région
car les limites territoriales n’y ont pas encore été établies avec exactitude. Au
cours de ses expéditions, notamment avec l’aide de camp Henry Costin
(Robert Pattinson), l’explorateur a vent d’une cité perdue, cachée au coeur
de la forêt amazonienne. Cette histoire l’obsède. Il laisse femme et enfants,
et repart à la recherche de cette civilisation, en compagnie de James Murray
(Angus Macfadyen), qui finance cette exploration périlleuse.

I. Un monde sans hiérarchie ?


Il n’est pas anodin que le début du film nous montre Fawcett comme un
officier marginalisé. C’est bien parce qu’il est incompris dans ce monde
sociétal-ci que l’explorateur n’aura de cesse que de se projeter dans un
monde autre – qu’il n’entend pas seulement découvrir (géographiquement)
pour lui-même mais surtout faire percevoir (spirituellement) aux autres afin
qu’ils l’accueillent alors, lui marqué par l’infamie de son père, joueur et
alcoolique, comme un de leurs pairs. La scène d’ouverture nous montre
d’emblée toute sa bravoure lorsque, lors d’une chasse à courre, il tue le grand
cerf que poursuivent des dizaines d’officiers brillants. Ce qui, pour autant,
dans ce monde-là, pétri de hiérarchies et de préjugés, ne lui vaudra aucune
reconnaissance. Au fond, c’est parce qu’il rêve d’un monde moins figé que
Fawcett, en découvrant un peuple d’Amazonie inconnu des Anglais, prend
conscience des hiérarchies qui sclérosent la société de son temps.
Comme il a travaillé quelques années plus tôt pour la société royale
géographique londonienne, on lui propose toutefois de partir dans la forêt
amazonienne pour y pratiquer un relevé de frontières qui permettrait à la
Grande-Bretagne d’arbitrer un conflit territorial. La guerre qui éclate entre les
deux pays frontaliers manque de mettre fin à son expédition mais Fawcett
décide néanmoins de continuer son voyage pour remonter jusqu’aux sources
du fleuve Amazone. Il trouve alors par hasard à l’extrême limite de son
expédition quelques morceaux de poterie et est convaincu d’avoir découvert
les vestiges d’une civilisation, d’un monde disparu inconnu de tous. De retour
en Angleterre, moqué par les plus hautes autorités scientifiques de son pays,
il monte une nouvelle expédition pour prouver sa thèse. Une obsession pour
retrouver cette cité perdue qu’il ne rêve pas débordante d’or comme les
premiers conquistadors, mais comme le signe qu’un monde édifié sur
d’autres fondations que la société aristocratique anglaise, a pu précéder
celle-ci, et être capable, au même titre qu’elle, de grandes réalisations.
Fawcett veut établir que les Indiens, tout comme lui, ne méritent pas le mépris
de la société londonienne cultivée et aristocratique de l’époque.

II. Un dialogue entre deux mondes


De retour en Grande Bretagne, en dépit de leur célébrité, l’explorateur et
son compagnon sont tenus à l’écart tant leurs convictions quant à Z semblent
farfelues. Revenu à la vie citadine auprès de sa femme et de ses enfants,
Fawcett est rappelé par la guerre et la terrible bataille de la Somme où il est
gravement blessé. Mais les images de l’Amazonie ne cessent de le hanter,
jusqu’au délire. Sa femme en comprend la raison et son fils le soutient dans
sa quête : tous deux partent bientôt rejoignent l’autre monde – dont ils ne
reviendront pas.
La force du film, soutenue par la photographie de Darius Khondji
accentuant l’opposition entre la civilisation en place et celle que cherche
l’explorateur, repose précisément sur l’équilibre maintenu entre la plongée
dans le monde sauvage et le retour à la civilisation. James Gray sait ne pas
verser dans l’exotisme facile et parvient à faire dialoguer les deux mondes
(grâce en particulier aux jeux d’ombre et de lumière structurant la perception
visuelle et axiologique de chaque espace), la jungle et la recherche de Z
devenant même, contre toute attente, au fil des expéditions plus accueillantes
pour Fawcett que son monde initial du début du XXe siècle. Les deux mondes
paraissent bien en effet aussi dangereux l’un que l’autre mais cela n’empêche
pas, aux yeux du cartographe, que le monde « civilisé » soit moins grand que
le monde sauvage. Dans un parallèle saisissant, le spectateur voit le
protagoniste mieux reçu par une tribu pourtant cannibale que lors du bal soi-
disant donné en son honneur mais où il est honni par ses coreligionnaires.
C’est cet Empire britannique rigide et pesant, ultra-codifié qui, littéralement,
a poussé Percy Fawcett vers un autre monde – même s’il ne fera jamais
vraiment un avec ce monde et ses habitants… sauf en y étant englouti avec
son fils.
Plutôt que la critique en règle du colonialisme à laquelle on pourrait
s’attendre, James Gray met donc l’accent davantage sur la passion de
Fawcett, qui souhaite prouver aux Anglais ignorants que les indigènes non
européens sont eux aussi capables d’inventivité.

158
III. Comprendre le monde
Insistons sur ce point : pour autant, dans The Lost City of Z la nature n’est
pas idéalisée. Le monde réel, le monde concret qu’arpente Fawcett dans ses
voyages n’est pas qu’un monde de carte (postale ou topographique). C’est
de fait un monde en proie à la maladie, aux serpents et autres Piranhas, bref
une nature qui a précédé la culture de l’Empire et qui lui survivra.
Dans cette optique, l’explorateur subissant à son grand dam l’injustice des
castes hégémoniques de son temps n’est lui-même pas exempt d’erreurs de
jugement, influencé qu’il est par ses préjugés sur les « bons sauvages » : les
Indiens sont d’abord des esclaves, volontiers cannibales de surcroît, qui
trahiront dès qu’ils le pourront. Ils sont bien ce faisant, par leurs croyances et
leurs coutumes, l’Autre du monde civilisé. Mais ce dernier ne saurait en tirer
une quelconque supériorité ethnologique si l’on rappelle que ce même monde
censément plus élevé et policé envoie ses membres sur le champ de bataille
de la Somme ! Certes, la forêt est hostile et sauvage mais il est toujours
possible à celui qui en saisit les codes d’y trouver, à force de persévérance,
un refuge tandis que la société humaine s’affirme comme le règne conjoint
de la méchanceté et de la perversité. Chez Gray, le personnage principal du
film, dans quelque monde qu’il se trouve, est toujours mû par la question de
la place qu’il occupe dans son milieu (social/environnemental) et des
« territoires » qui lui sont associés, toujours en décalage avec sa vérité
intérieure.
Somme toute, l’explorateur chevronné qu’est Fawcett aura eu beau faire,
il sera resté jusqu’au bout hermétique aux principes et préceptes de l’Europe,
vouée quelque part et hélas ! au désastre de la Première Guerre Mondiale.
Au regard de cela, la quête obsessionnelle par le héros d’une civilisation
perdue, sa recherche effrénée d’un ailleurs n’est jamais que la transcription
de la volonté de trouver dans la jungle les traces d’un monde qui ne serait
pas véritablement sauvage. Le bonheur mondain, c’est la cité de Z, l’anti-
Angleterre qui fuit devant l’explorateur qui la recherche.

Pour aller plus loin


– Serge Tisseron, « The Lost city of Z : un monde sans hiérarchies ? »
Cinéma
in Cerveau & Psycho n° 89, 24 mai 2017.
– Jean-Louis Coy, « Croire à l’aventure The lost city of Z »
in Humanisme 2017/2 (,° 315), p. 104 à 106.
– Jeremy Sibony, « The Lost city of Z : James Gray et le récit d’une
obsession » in Diacritik, 22 mars 2017.

159
Dissertations
Dissertation 1
L’autre monde

« Contempler l’au-delà pour vivre pleinement l’ici-bas », tel est le titre, à


première vue bien paradoxal, que le prêtre catholique Joël Guibert donne à
l’essai qu’il publie en 2017. Contempler l’autre monde, celui des réalités
éternelles, donnerait accès à la plénitude de vie dans notre monde, celui des
réalités éphémères. Certes, pour les croyances religieuses, il y a une vie
après la vie. Mais nous nous attendons à ce que, pour le croyant, la vie
terrestre apparaisse soumise (voire vouée) à la souffrance et à la mort et que
seul l’au-delà de la mort, l’autre monde soit un lieu de plénitude. Nous
croyons aussi volontiers la séparation et l’hétérogénéité entre notre monde
et l’autre monde absolues. Qu’en est-il ? L’autre monde, que racontent les
mythes et les récits bibliques, la théologie ou la métaphysique, c’est le monde
idéal ou idéel, transcendant. Qu’on le désigne comme celui des principes
premiers ou comme celui d’avant la naissance du monde, il reste mystérieux,
voire incompréhensible. Le mot « monde » en revanche, quand on
l’accompagne de l’article défini « le », au singulier, désigne l’univers offert à
notre expérience sensible, et que l’on peut connaître. Quelles représentations
notre époque, devenue largement étrangère aux mythologies, aux religions
et à la métaphysique, en donne-t-elle ? En quoi les représentations de l’autre
monde éclairent-elles celles que nous nous faisons de notre monde, de sa
valeur et de sa réalité ?
Nous explorerons les représentations de l’autre monde puis examinerons
les effets induits par leur disparition. Nous serons alors en mesure de mieux
comprendre les visages contemporains de l’autre monde, et du nôtre.

I. De quelles représentations de l’autre monde


héritons-nous ?
1. Toutes les civilisations construisent des grands récits racontant
l’origine du monde. Les mythes fondateurs racontent comment dans le
grand temps des commencements les premiers hommes ont vécu dans la
compagnie, plus ou moins familière, des dieux, comment les dieux leur ont
transmis les lois qu’ils devaient suivre et qui fondent l’identité des peuples.
Puis les dieux se sont retirés, sur quelque Mont caché aux hommes ou dans
le Ciel. Il est possible pourtant d’entrer en relation avec eux, soit dans la
communion que permet la récitation collective des mythes, soit après la mort.
Les Grecs comparaissent devant les Juges des enfers qui décident de leur
sort : aux héros, aux âmes vertueuses, les Champs Élysées ou Îles
Bienheureuses, aux méchants, aux impies, le Tartare, la prison infernale.
2. L’autre monde n’a cependant pas toujours été exilé dans un
ailleurs radical. Dans son Histoire du paradis (1992), l’historien Jean
Delumeau évoque les croyances chrétiennes qui, jusqu’à la Renaissance,
voyaient dans le paradis terrestre une réalité historique. Les chrétiens étaient
persuadés qu’ils pourraient un jour retrouver ce jardin des délices dans
quelque endroit encore méconnu. Lorsque les conquistadors découvrirent le
Nouveau Monde, ils crurent en être tout proches : les hommes y vivaient nus
comme nos premiers parents, et les animaux, tel le perroquet, parlaient,
comme avant la Chute, l’exclusion de l’Eden. Mais le monde alors entrait
dans la phase que Milan Kundera appelle (dans Les Testaments trahis, 1996)
celle de sa « dédivinisation ». Et il cite Heidegger affirmant : « Les Dieux
finirent par s’en aller. Le vide qui en résulta est comblé par l’exploration
historique et psychologique des mythes ».
3. L’autre monde devient alors un objet pour la raison, une fiction à
valeur symbolique, voire une abstraction. La philosophie substitue la
métaphysique à la mythologie. Plutôt que de raconter la genèse du monde,
elle interroge les causes premières, plutôt que de rapporter l’apocalypse, les
visons de saint Jean, elle interroge les fins dernières. Mais comment
répondre à ces questions ? Déjà Kant affirmait qu’elles dépassaient
l’entendement humain, que de la métaphysique on ne pouvait rien dire. Et
Nietzsche achève d’en ruiner les perspectives. Dans Humain, trop
humain (1878), il écrit : « L’existence d’un [monde métaphysique], fût-elle des
mieux prouvées, il serait encore établi que sa connaissance est de toutes les
connaissances la plus indifférente : plus indifférente encore que ne doit l’être
au navigateur dans la tempête la connaissance de l’analyse chimique de
l’eau ». On ne saurait mieux confirmer la leçon en vanité que le Candide de
Voltaire oppose au philosophe Pangloss, spécialiste de métaphysico-
théologo-cosmolo-nigologie : « Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre
jardin ».
Conclusion-transition. Ainsi tandis que la modernité, pour reprendre la
formule de Max Weber, désenchantait le monde (et l’engageait sur la voie du
progrès, de l’efficacité et de la production), l’autre monde s’est éloigné. A-t-il
disparu pour autant ? Son ombre demeure : éternel et nécessaire, il hante
notre monde, éphémère et contingent.

II. Quels effets a induits cette relégation de l’autre


monde dans l’ailleurs ?
1. L’autre monde ne s’est pas effacé des imaginaires, il est même
resté un objet de nostalgie. Au regard du jardin des délices perdu, notre
monde, lieu de la souffrance et de la mort, a longtemps été défini dans les
représentations chrétiennes comme une vallée de larmes. « L’homme est un
dieu tombé qui se souvient des cieux », écrit encore Lamartine. Et cette
nostalgie se manifeste aussi hors des représentations religieuses. « La vraie
vie est absente », « nous ne sommes pas au monde », écrit Rimbaud. Et
Baudelaire : « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du
désir de changer de lit ». Il intitule son poème en prose « Anywhere out of the
world ». Fuir hors du monde, trouver un autre monde, tel serait le rêve d’une
humanité déchue, privée de son premier paradis.
2. L’autre monde comme monde métaphysique peut aussi faire de
notre monde un sous-monde. Chez Platon, les objets du monde sensible,

162
le nôtre, ne sont que la version imparfaite voire déformée des Idées : les
Idées déterminent non seulement leur forme, leur ordonnancement, mais
encore leur réalité (seconde, ou secondaire, donc). Le Mythe de la Caverne
explique que nous ne saisissons que les ombres projetées des objets réels :
le réel est idéel, invisible ; le monde idéel d’où procède le monde sensible
(auquel seul le philosophe a accès) a beaucoup plus de réalité que celui des
apparences parmi lesquelles nous vivons.
3. Le monde sensible a ainsi été largement méprisé dans la pensée
européenne. L’idéalisme cartésien et le criticisme kantien héritent en effet
du dualisme platonicien. Le premier conçoit une conscience pure (existant
hors de la relation avec le monde qu’elle perçoit), une « chose pensante »
qui n’appartient pas au monde, qui est radicalement autre que la matière
étendue qu’elle est vouée à comprendre, et qu’elle destine à nos artifices. Le
second réduit les données sensibles à un matériau dans lequel la conscience
apprend à reconnaître des concepts : la sensation alors n’est qu’un préalable
au jugement unifiant, sans valeur en soi.
Conclusion-transition. C’est ainsi qu’en Europe, de multiples manières,
l’humain s’est représenté comme coupé du monde. Mais après l’idéalisme,
avec la déchristianisation, que deviennent les représentations de ce monde-
ci et de l’autre ?

III. Les visages contemporains de notre monde et de


l’autre
1. Un monde réduit à sa seule matérialité est-il encore un
monde ? L’effacement de l’autre monde, garant de la transcendance, n’est
pas sans effets. La transcendance garantissait que le Juste, le Bien, le Vrai,
existaient. Certes, la raison humaine ne pouvait pas plus les connaître
vraiment qu’elle ne pouvait – c’est l’analyse de Kant – saisir les « choses en
soi ». Mais elle s’essayait à les approcher, à les aborder, à se tenir au plus
près de leurs bords comme un aveugle tâterait un objet pour en imaginer les
contours. Les principes (dont on postule toujours l’universalité et la
transcendance) ordonnaient la vie autour d’objectifs communs. L’homme
religieux (au sens où il se perçoit comme relié à plus grand que lui, et relié à
ses semblables) a cédé la place à l’homme psychologique, qui affirme sa
singularité comme un absolu. Dans un contexte marchand, matérialiste et
hédoniste, le relativisme qui triomphe n’ouvre la voie qu’à l’affrontement des
Dissertations

intérêts, à la juxtaposition de petits moi comme d’autant de petits mondes.


Ce n’est pas seulement l’universel qui disparaît mais aussi le monde partagé,
le monde commun.
2. Un monde, qui ne se fonde plus que sur un piètre consensus
autour de la consommation, déçoit. Le ressort de l’hyperconsommation
qui gouverne l’Occident, c’est l’addiction que cherchent à susciter les
publicitaires. Exciter le désir, faire naître un plaisir, susciter la frustration, et
l’on recommence ! Éprouver la faim, manger, digérer, excréter,
recommencer. Ce monde-ci, réduit à sa fonctionnalité, à son utilité, au statut
d’objet de mon appétit, a-t-il quelque épaisseur, quelque réalité ? N’est-ce

163
pas ce que raconte, aussi, Matrix ? Dans ce film (1999), l’humanité est privée
du monde, la réalité qu’elle perçoit est induite par des machines qui l’ont
asservie. Elle relève du simulacre (elle copie « un objet n’ayant jamais
existé », dirait Baudrillard). C’est que le réel (au sens du rapport au réel)
disparaît quand il n’est plus inclus dans un monde. N’observons-nous pas
comment tant de nos contemporains se détournent de ce qui existe, préfèrent
les réalités parallèles qu’ils construisent eux-mêmes ? Ils s’immergent dans
un monde virtuel, deviennent addicts des expériences dites de « réalité
augmentée ». Il y a bien un avatar contemporain de « l’autre monde » que
connaissaient les religieux ou les philosophes : c’est ce monde parallèle dans
lequel on peut croire (puisque des capteurs sensoriels en imitent la
sensation) mener une second life (c’était le nom d’un des tout premiers
métavers) sans les aléas ni les souffrances rencontrées dans le monde
actuel. Pour parodier le titre d’un essai de Baudrillard (1995), le « crime »
semble « parfait ». Notre monde, celui qu’a colonisé la marchandise, se bâtit
sur le sable du virtuel – pensons à Sandbox, dans quoi investissent
massivement les grands groupes. Il a tué la réalité.
3. Comment renouer avec notre vocation d’ « être au
monde » ? Merleau-Ponty revendique, contre le cogito cartésien mais aussi
contre la métaphysique, le caractère incarné de la conscience, son
implication dans le monde. La phénoménologie se veut une pensée du
« phénomène », défini comme relationnel. Notre corps sentant est aussi un
corps senti : il est « fait de la même étoffe » que les choses, que la « chair du
monde ». C’est pourquoi sans doute, nous l’expérimentons comme une
énigme, autant que ce monde dont chaque objet peut être doté d’une
« étrange étrangeté » (nous empruntons la formule à Freud), nous confronter
à son irréductible altérité. Le XXe siècle a ainsi voulu ré-enchanter le monde,
et le XXIème poursuit sa correction des effets de la Modernité. Nombreux
sont les philosophes, les éthologues (tel Philippe Descola), les biologistes qui
réaffirment notre relation au monde, notre appartenance au monde du vivant.
Sans réduire l’homme au statut d’animal comme les autres (en préservant
l’idée de la dignité de l’homme donc), il est possible de penser ma multiplicité
des réseaux, des relations qui permettent aux humains et aux non humains
(chiens, rennes, yacks, vaches, abeilles, riz, tulipes, bactéries, affects), de
composer des « communautés hybrides ». Nous savons désormais combien
tout ce qui vit est doté de capacités adaptatives ignorées des Modernes.
L’imprévisibilité du monde vivant, qui nous contraint à nous adapter, nous
aussi, constamment, ne devrait pas nous désespérer, mais nous émerveiller.
Conclusion Le sujet cartésien en majesté, qui nous a coupés du monde,
a bien disparu. Il nous reste à abattre la majesté de l’objet, manipulable,
consommable, asservissant. Apprenons à reconnaître au cœur de la nature
ce que d’aucuns appellent la surnature, d’autres, l’Esprit, au cœur des vivants
qui se présentent à nous dans l’opacité de leur mystère, le lieu de leur relation
à nous, de notre relation toujours renouvelée à eux, condition de nos
coprésences. L’autre monde est de ce monde, imbriqué dans sa chair. Et il
nous faut admettre qu’être au monde ne va pas sans souffrance, ni possibilité
de la mort, aussi. Mais telle est la condition de la rencontre, et de la surprise,
qui fait le sel de notre monde.

164
Dissertation 2
La sagesse du monde

« Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu » Paul, Épître
aux Corinthiens 3.19.

Wittgenstein dans ses Carnets 1914-1916 écrit le 24 juillet 1916 :


« L’éthique ne traite pas du monde1 » ; il faut imaginer le philosophe
autrichien combattant sur le front de l’est, dans des tranchées, soumis aux
feux de l’ennemi ; le monde exprime alors une violence insupportable,
incompatible avec une vie de sagesse. Car enfin la sagesse consiste à faire
preuve de prudence et de tempérance ; elle se caractérise comme
modération des passions et refus des affects les plus violents. De sorte que
nous ne pouvons que nous étonner devant cette formulation : la sagesse du
monde. N’est-ce pas un oxymoron ? Et le monde ne se caractérise-t-il pas
plutôt par sa folie, ses déraisons ou sa démesure, au point que l’être humain
qui aspire à une vie de sérénité et de modération s’interroge sur sa place et
son rôle dans cet étrange univers plein de bruit et de fureur ?
Cependant si nous pouvons estimer que le monde ne produit pas de
sagesse, cela n’interdit pas à l’être humain de projeter sur le monde ses
propres aspirations à la prudence, au discernement, à la tempérance, à une
vie de sagesse. C’est ainsi que sont produites des représentations de
mondes naturels, politiques sans défauts, ordonnés, intelligents, soit parce
que l’on imagine une providence divine qui gouvernerait avec sagesse le
monde, soit parce que l’homme serait l’artisan du meilleur des mondes
politiques pour imposer à l’humanité une vie mesurée et contrôlée. Le
problème est qu’en projetant ainsi un idéal de sagesse sur le monde, le risque
est pris de concevoir un monde irréel, invivable pour les êtres humains, car
ce monde ne supporterait pas la moindre imperfection, l’esquisse d’une
déraison, l’expression de quelques démesures.
Par conséquent n’y a-t-il pas quelques folies à rechercher la sagesse du
monde ?

I. Une formulation oxymorique ?


Qu’est-ce le monde physique ? Il est un univers de forces ; les corps se
meuvent suivant des luttes d’influence sans merci. Dans le cosmos de
Newton au XVIIIe siècle, les corps exercent des pouvoirs d’attraction les uns
sur les autres en un combat universel. Fontenelle rend compte de ces luttes
incessantes dans les Entretiens sur la pluralité des mondes : « Chaque
monde, à ce qu’on dit, est comme un ballon qui s’étendrait, si on le laissait
faire, mais il est aussitôt repoussé par les mondes voisins, et il rentre en lui-
même, après quoi il recommence à s’enfler et ainsi de suite2 ». Les mondes
sont donc comme des ballons qui se combattent sans fin. Et cette image de
luttes constantes ne se présente pas comme un modèle de sagesse.

165
Mais en quoi consiste donc la sagesse ? Elle est aspiration à une vie
d’équilibre et d’harmonie : l’être sage s’efforce de composer des rapports
d’adéquation avec son environnement ; il aspire à l’absence de troubles du
corps et de l’âme ; il lui faut pour cela ni être indifférent à lui-même (prendre
soin de soi), ni indifférent aux sorts des autres (inviter l’autre à prendre soin
de lui-même). La pratique de la sagesse morale suppose de l’entraide entre
les êtres, pour renforcer en chacun l’aspiration à une vie vertueuse. Les
mondes (naturel, politique, social) pleins de rivalités et de contradictions,
offrent un spectacle contraire à la sagesse ; cela produit des dissonances
entre les aspirations humaines à la paix et au repos, et l’indifférence des
mondes qui semblent garder le silence face à ses aspirations. « Car
insensible / Est la nature : / Le soleil luit / Sur les méchants et sur les bons »
écrit Goethe dans le poème « Le Divin ».
Il y a donc une indifférence du monde à l’égard de ces valeurs de sagesse
que l’être humain entend suivre. C’est ce que Camus appelle l’absurde
dans Le Mythe de Sisyphe : « L’absurde naît de cette confrontation entre
l’appel humain et le silence déraisonnable du monde3 ». Le monde se moque
bien de la sagesse ; il est sous l’emprise de tourbillons, de révolutions, de
révoltes ; il demeure sourd (surdus en latin signifie sourd ; le terme
« absurde » dérive de surdus) à toute quête d’équilibre et d’harmonie. De
sorte que le monde peut être un contre modèle de sagesse. Pour être
tempérant, juste, honnête, ne vaut-il pas mieux s’affranchir du monde ?

II. Une formulation problématique ?


Pour autant, si la vie éthique n’est pas immédiatement présente dans le
monde, s’agit-il de renoncer au monde ? Levinas dans Totalité et
infini affirme : « « la vraie vie est absente. » Mais nous sommes au monde4 ».
Il faut prendre au sérieux le fait que l’homme est un être-au-monde, et que
durant sa vie, il a à investir ce monde. Mais que serait donc la vraie vie ? La
vraie vie se caractériserait comme une vie éthique, à savoir une vie au cours
de laquelle l’être humain s’efforcerait de composer des rapports d’adéquation
avec toutes les parties qui composent le monde. Une telle vie d’harmonie
serait signe de sagesse.
Cependant pourquoi une vie d’équilibre et d’harmonie entre le monde et
l’être humain ne serait-elle pas possible ? Levinas affirme que « la vraie vie
est absente ». Le monde est-il si laid et désordonné que nous le pensons ?
Après tout, cela correspond à une représentation possible du monde qui peut
être contestée par d’autres représentations. Ainsi la pensée grecque (celle
de l’Antiquité) offre une autre image du monde : aussi le terme grec
« κόσμος » qui désigne le monde signifie ordre ; le cosmos grec est ainsi
discipline, convenance, bienséance ; il exprime la prudence et la sagesse.
Par essence, le monde est sage, puisqu’il est ordre et discipline. Dans sa
constitution physique, le monde peut se présenter comme un ensemble
harmonieux où toutes les parties s’accordent les unes aux autres. Il est
possible ainsi d’imaginer une esthétique du monde – comme si le monde était
cosmétique. C’est que le « κόσμος » grec désigne également la parure,
l’ornement ; le monde est remarquable dans sa composition physique. Le

166
monde est d’autant plus beau qu’il est animé par une âme, suivant Timée
dans le dialogue de Platon5. Cette âme du monde est un principe
d’intelligence et de discernement – le mot sagesse vient du latin
« sapientia » qui signifie : l’intelligence, le bon sens. Le monde dès lors est
un modèle de sagesse que l’être humain ferait bien d’imiter.
Mais n’est-ce pas là une représentation idéalisée du monde ? L’être
humain projette sur cette matière qu’il habite et perçoit, sur cet ensemble de
choses qu’il appelle monde, il projette donc un modèle d’intelligence. Il aime
le concevoir aussi habile et prudent qu’un « σοφός6 ». Mais le monde l’est-il
réellement ? Socrate reprend cette question à son compte dans le Philèbe de
Platon : « […] tous les sages s’accordent pour s’exalter, à vrai dire, eux-
mêmes en affirmant que l’intellect est le roi de notre univers et de notre terre.
Et peut-être ont-ils raison7. ». La dernière remarque de Socrate est
importante, car elle signale le doute du philosophe quant au fait que l’intellect
fût le roi de l’univers et de la terre. Ce doute se comprend d’autant plus qu’en
imaginant un monde sage, on impose à l’être humain un modèle qui ne
correspond pas aux ambiguïtés de l’existence humaine ; l’être humain devrait
se conformer à la sagesse du monde, et renoncer à toutes ses fantaisies,
faiblesses, appétits déréglés : un être humain ne peut-il vivre que de sagesse
et de tempérance ? Un tel monde, modèle de sagesse, peut devenir
oppressant, telle une prison morale – à l’image d’une dystopie comme Le
Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ne faut-il pas, dès lors, redouter la
sagesse du monde ?

III. Une formulation régulatrice


Où en sommes-nous dans notre réflexion sur la sagesse du monde ?
Nous avons esquissé deux perspectives que résume une question posée par
Socrate à son interlocuteur Protarque, dans le Philèbe : « Est-ce que
l’ensemble des choses, Protarque, et ce que nous appelons l’univers, sont,
pour nous, régis par la puissance de l’irrationnel, du hasard, de l’aveugle
rencontre, ou dirons-nous tout au contraire […] que l’intellect et quelque
admirable sagesse l’ordonnent et le gouvernent ?8 » La première perspective
dessine un monde sans sagesse, et paraît traduire avec réalisme la situation
du monde : cela peut conduire au désespoir de l’être humain qui serait un
pauvre être errant dans les grands espaces du monde. La seconde
perspective imagine un monde gouverné par la sagesse, et exprime un idéal
d’intelligence et de prudence qui peut apparaître pour l’être humain trop
Dissertations

grand ou inaccessible, de sorte qu’il n’est pas à sa place dans ce monde


harmonieux : « Ne suis-je pas un faux accord / Dans la divine symphonie
[…] ? » se demande le Poète9.
N’est-il pas possible cependant d’accorder ces deux perspectives pour
éviter que l’être humain ne sombre dans le désespoir soit d’être dans un
monde sans sagesse, soit de ne pas être à la hauteur d’un monde trop sage ?
Il est nécessaire d’être réaliste, et de reconnaître que le spectacle du monde
est tragique : le monde naturel est instable, telle « une branloire pérenne10 » ;
le monde humain est traversé par des guerres et diverses violences qui sont
le contraire de la sagesse morale. Mais être réaliste ne conduit pas

167
nécessairement à sombrer dans le désespoir. Kant dans Le Conflit des
facultés décrit plusieurs conceptions de l’histoire du monde des hommes ;
notamment il met en question la conception « terroriste » de l’histoire de
l’humanité qui défend que « le genre humain se trouve en
perpétuelle régression vers le pire11 ». Il convient de s’affranchir de cette
conception terroriste.
Conclusion Il importe dès lors de croire que la sagesse du monde est
possible, non seulement dans son organisation, mais aussi dans son devenir.
Il s’agit d’une croyance rationnelle : d’une part, elle est rationnelle, car suivant
Kant, dans la Critique de la raison pure12, c’est la raison humaine qui produit
des idées régulatrices, idées régulatrices qui se présentent comme des
foyers imaginaires grâce auxquels l’être humain espère l’avènement d’un
monde de sagesse ; d’autre part elle est une croyance, car l’idée de la raison
ne procède pas d’une expérience empirique du monde ; elle n’est pas un
savoir. Cette idée de la raison conduit l’être humain à imaginer la possibilité
d’un monde moral dans lequel la liberté morale est possible – l’être humain
est capable de liberté morale (ou d’autonomie), à savoir d’agir par respect
pour la loi morale, en vue de constituer une communauté morale. Dans cette
communauté morale, les êtres humains pourraient vivre en harmonie les uns
avec les autres dans le respect des devoirs de bienfaisance et de
bienveillance. Ce monde moral est une idée régulatrice qui nous laisse
espérer que le progrès moral de l’humanité est possible et que le monde n’est
pas sans sagesse. Mais cette idée régulatrice d’une sagesse du monde n’a
pour vocation ni de nier les chaos et incertitudes du monde, ni de créer un
monde parfait soumis à l’unique obligation de la loi morale. L’idée d’une
sagesse du monde n’a rien d’une folie, elle sert d’horizon pour que
notre humanité ne désespère pas d’elle même. 4F

1. Paris, Tel Gallimard, 1971, page 146.


2. « Cinquième soir », Paris, GF Flammarion, 1998, page 149.
3. Paris, Idées Gallimard, 1942, page 44.
4. Paris, Le livre de poche, 1990, page 21.
5. Platon, Timée, Paris, Les Belles Lettre, 1925 : « Quant à l’âme, l’ayant placée au centre du corps
Monde… », 34b, page 147.
6. Σοφός (Sophos) est un terme grec qui veut dire : habile, prudent, sage, ingénieux, fin, rusé.
7. Philèbe, Paris, Les Belles Lettres, 1993, 28c, pp 27-28.
8. Ibid., 28d, page 28.
9. Baudelaire, Les Fleurs du mal, « L’Héautontimorouménos », in Œuvres complètes, Paris, Seuil,
1968, page 91. Héautontimorouménos signifie « bourreau de soi-même ».
10. Montaigne, Essai III, 2, « Du repentir » : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne : toutes
choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du
branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant ».
11. Le Conflit des facultés, Paris, Vrin, 199, page 95.
12. Critique de la raison pure, « Appendice à la dialectique transcendantale », Paris, Aubier, 1997,
page 561.

168
Dissertation 3
Un autre monde est-il possible ?

« Changer la vie ! » Le cri de Rimbaud a été repris par les émeutiers en


1968. Sans doute ce printemps sonna-t-il le glas, en France, des grands
élans collectifs et révolutionnaires que chante « L’Internationale ». Peut-être
est-ce la dernière fois qu’une communauté conséquente prenait au sérieux
cet autre slogan : « Du passé, faisons table rase ». L’idéal révolutionnaire
veut changer de monde, changer le monde. Il affirme qu’un autre monde est
possible. Faut-il le croire ? Croire que l’on peut faire advenir un autre monde
n’est pas souhaiter modifier des aspects du monde dans lequel on vit, vouloir
les réformer, ni même les transformer. C’est aspirer à faire subir à la totalité
de notre monde une mutation, une métamorphose radicales, telles que nul
jamais n’en a fait l’expérience. Quelles insatisfactions, quelles frustrations,
quels fantasmes président à ce désir d’abolir les principes, les codes, voire
les réalités qui font notre vie ? La formule « un autre monde est possible »
soulève une autre question. Elle postule un monde unique, unifié sur
l’ensemble de la planète, elle postule une condition humaine une, unifiée,
semblable à elle-même dans l’espace et le temps. Elle présuppose aussi que
la révolution à laquelle on aspire a également vocation à s’étendre à
l’ensemble de la planète, qu’elle est souhaitable pour tous les humains, sous
quelque ciel qu’ils se tiennent.
Nous identifierons en un premier temps les insatisfactions qui président à
la volonté d’inventer un autre monde. Puis nous ferons l’histoire des
propositions de bouleversements radicaux jusqu’à nos jours. Nous serons
alors en mesure de nous demander quel monde il est possible d’espérer.

I. Notre monde est décevant, notre corps, trop fragile


Notre imaginaire culturel est marqué par la défiance envers notre
monde, envers les conditions de vie que nous offre l’univers que nous
habitons. La pensée grecque et la pensée chrétienne n’ont pas manqué
d’affirmer le caractère trompeur des séductions terrestres. Platon invitait à
mépriser les réalités sensibles, à leur préférer les réalités intelligibles ;
Aristote oppose les astres (là-haut, dans le monde supralunaire), ces corps
purs dont aucune force ne saurait perturber le mouvement circulaire et
parfait, faits d’un « éther » inaltérable, aux corps qui habitent notre monde
(l’ici-bas, le monde sublunaire), imparfaits, soumis au temps, à la génération
et à la corruption (à la putréfaction). La chrétienté n’a pas manqué, dans son
histoire, de s’appuyer sur ces philosophies pour déconsidérer ce monde
perverti par le péché et si éphémère au regard de la vie dans l’au-delà.
« Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent »,
affirme L’Ecclésiaste. Ce propos a longtemps été traduit en « Puisque rien ne
dure, détournons-nous de ce monde dont la beauté se fane en un instant, qui
n’est fait que d’apparences fugitives, mensongère au regard des vérités
éternelles ».
Au mépris pour la condition humaine répond logiquement le
fantasme de maîtrise intégrale, de réforme radicale. La condition
humaine est misérable : marquée par la souffrance et la mort. La Modernité,
que promeut Descartes, entend l’améliorer voire la métamorphoser. « Maudit
soit le sol à cause de toi ! C’est dans la peine que tu en tireras ta nourriture
tous les jours de ta vie. […] Il te donnera épines et chardons […] jusqu’à ce
que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière et à la
poussière tu retourneras ». La malédiction proférée dans la Genèse à
l’encontre d’Adam est terrible. Elle peut et doit être levée, pense l’auteur
du Discours de la Méthode. Il est possible, écrit-il, d’inventer « une infinité
d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre
et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Descartes rejoint là le rêve
développé par Bacon dans l’utopie La Nouvelle Atlantide (1626) : le collège
de savants qui anime cette cité parfaite est appelé « Maison de Salomon »
ou « Collège de l’Œuvre des Six Jours ». La première Modernité, pétrie de
pensée biblique, prétend parfaire la Création, racheter la faute originelle
jusqu’à restaurer l’omnipotence et l’omniscience dont Adam jouissait en
Éden. Bacon écrit en 1620 dans le Novum Organum : « Laissons seulement
le genre humain recouvrer son droit sur la nature, qui lui appartient de don
divin, et rendons-lui son pouvoir ».
Puisque le corps humain nous fait vivre dans la souffrance et nous
promet à la mort, certains de nos contemporains veulent le réinventer.
Bacon avait conçu, dans la continuité du prophétisme biblique, des
technologies permettant l’amélioration des espèces, dont l’espèce humaine.
Cet imaginaire n’a pas disparu. En témoignent, de manière exemplaire, les
ouvrages de Lee Silver, Remaking Éden (1998) et Challenging
Nature (2006). Les manipulations des bio-hackers, ces bricoleurs de gènes
vont-elles produire un « homme augmenté » comparable aux androïdes, aux
robots humanoïdes, aux réplicants de Philip K. Dick ? Dans la série
canadienne d’anticipation Years and years (2019), une adolescente en crise
qui voulait se décorporéiser réussit à s’augmenter, à se métamorphoser en
cyborg (cybernetic organism), sa tante exposée à des radiations et
condamnée à mourir télécharge sa conscience dans le cloud. Dans la Silicon
Valley, des projets de ce type sont l’objet de recherches.
Conclusion-transition C’est sur la détestation de ce monde, de la
nature, tant celle que nous considérons comme notre environnement que
celle à laquelle nous soumet notre condition d’êtres incarnés que se fonde la
volonté de grande réformation qui a traversé nos cultures.

II. La grande réformation du monde


Rendre un autre monde possible, c’est lui faire subir une véritable
conversion, une grande réformation (le mot réformation est emprunté au
lexique protestant, à Luther). On ne peut comprendre nombre de révoltes
entre le XIIIe et le XVIe siècle (celle de Segarelli en Italie, des Taborites en
Bohême, de Thomas Müntzer en Allemagne) si on ne les rapporte pas à
l’espérance millénariste. D’après l’Apocalypse de saint Jean, entre l’époque
où règne Satan et la fin du monde, s’ouvrira une nouvelle ère. Satan sera

170
enchaîné, le Christ entouré de Justes ressuscités régnera sur une terre unie :
ce sera la paix pendant 1000 ans. Pour les millénaristes chrétiens, des
« signes » (dans l’histoire, dans le ciel) « annoncent » cette période
historique de bonheur et de prospérité. Dépouiller les riches préparera
l’égalité parfaite qui caractérise cette troisième ère de la vie sur terre (après
les règnes du Père et du Fils, celui de l’Esprit). La violence favorisera
l’avènement du royaume céleste sur terre. Le climat eschatologique de la
Renaissance, affirme l’historien Jean Delumeau, est fondateur pour Luther :
Rome est identifiée à la nouvelle Babylone, le pape, à l’Antéchrist. La
dictature du puritain Cromwell, les terribles massacres qu’il perpètre sur les
catholiques irlandais (1649-1651) relèvent, selon ces croyances, d’une sainte
nécessité. Pour les pères fondateurs des États-Unis encore, l’Amérique
apportera au monde la liberté et les mille ans de bonheur promis dans
l’eschatologie chrétienne.
La réformation du monde a donc longtemps été pensée comme
devant advenir par la violence et dans le sang. Les utopismes totalitaires,
quoique athées, sont encore des millénarismes. Le Reich ne devait-il pas
durer mille ans ? L’utopisme communiste (la volonté de transformer l’image
d’une société parfaite en une réalité) est encore un héritier de la volonté
religieuse de grande réformation-rédemption. Les deux totalitarismes
pensent l’histoire en termes laïques mais aussi eschatologiques. Un
« Homme Nouveau » viendra, débarrassé des imperfections de l’espèce
initiale. Cela supposera les camps : camps d’extermination nazis, goulags
staliniens, camps de rééducation chez Mao et Pol Pot. Quand les Khmers
éliminent en quatre ans un quart de la population du Cambodge, ils pensent
le sacrifice d’une génération marquée par la pensée bourgeoise aussi
nécessaire qu’en Europe la vocation sacrificielle, messianique, du prolétariat
voué à faire advenir « les lendemains qui chantent ». Certes, les
totalitarismes aujourd’hui ne séduisent plus guère, mais l’imaginaire de la
grande réformation n’a pas disparu.
L’unification du monde sous le signe d’une paix universelle est
toujours à l’horizon de nos imaginaires. Francis Fukuyama affirma, un
temps (1992), après la fin de la guerre froide, que la démocratie libérale serait
bientôt universellement reconnue comme le seul idéal politique possible. Il
est revenu sur ces croyances mais la perspective hégélienne d’une fin de
l’histoire, opérant une synthèse des apports de toutes les civilisations qui se
sont succédé sur terre, a un nouvel avatar : la foi en une mondialisation
Dissertations

heureuse. Son succès dépendra de l’avènement d’un Homme Nouveau,


débarrassé de sa sujétion à une culture comme à une morale particulières,
adhérant aux valeurs hédonistes de l’hyperconsommation. Les GAFAM
(Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) recueillent suffisamment de
données de par le monde : leurs algorithmes travaillent ensuite à induire des
comportements de consommateurs, à « fabriquer » du consentement et du
consensus. La communication mondialisée a réduit le monde à un « village
global » (la formule est de Mac Luhan). Le nouveau pouvoir économique
transnational construit grâce à elle une monoculture planétaire. S’impose-t-
elle à la manière d’un soft power ? Rien n’est moins sûr. Les principes
transcendants que revendiquaient les morales traditionnelles restaient

171
suffisamment opaques pour laisser place à l’incertitude et à la tolérance :
« Qui sait si nos maximes restent pures aux yeux des morts ? », demandait
l’Antigone de Sophocle. Mais la naturalisation de l’idéologie du welfare fait
apparaître comme « évidents » les dogmes libéraux-libertaires marchands.
Ils identifient donc comme obscurantistes ou déviants ceux qui contestent
(par exemple) la liberté totale de l’individu ou l’éradication de la division
sexuée de l’humanité. Le temps de l’harmonie finale n’étant pas encore venu,
ils revendiquent les luttes au nom des dominés (pensant de ce fait comme
universels et éternels les rapports de pouvoir) : la violence ne serait qu’un
préalable à l’harmonie à venir. Air connu…
Conclusion-transition Cédric Lagandré appelle (2009) « société
intégrale » cette société parfaitement homogène à laquelle les utopismes
contemporains aspirent. C’est pour lui un avatar du totalitarisme en ce sens
que, comme lui, ils veulent « produire un corps social intégral, parfaitement
soudé […] une société sans sujets, sans conflit ni diversité ». Il est temps
pour nous de trouver une alternative à cette radicalité. Il est possible de lutter
pour un monde meilleur, un monde non pas radicalement autre, mais tout
simplement différent. Il est possible de chercher des remèdes aux crises que
nous traversons, de proposer des améliorations locales et provisoires,
toujours susceptibles d’être remises en cause, d’admettre la pluralité des
points de vue, des êtres, des sociétés et de penser les conflits comme
producteurs de sens et non comme préalables à l’élimination des déviants.

III. Un autre ordre du monde est possible


Plutôt que de rêver un monde unifié, préservons la pluralité des
mondes. Le nouvel ordre géopolitique en gestation va peut-être faire douter
les utopistes de la marchandisation libérale. Il existe d’autres manières d’être
au monde. Cette évidence perdue pourrait être retrouvée. Jean Baudrillard
(1924-2007) fustigeait déjà un Occident incapable de rencontrer ni
d’envisager une existence différente de la sienne. Le monde globalisé
(occidental) qui ne distingue plus le Bien du Mal, le Vrai du Faux, dans lequel
plus rien ne change, a transformé les valeurs universelles de la tradition
humaniste dans « l’universel vide de la marchandise », explique-t-il. Et
Baudrillard de célébrer les sociétés qu’il appelle « symboliques », fondées
sur l’échange et le don. La « pensée sauvage » ouvre des horizons que nous
avons oubliés : elle pourrait bien nous aider à sortir de l’impasse dans
laquelle l’Occident se trouve aujourd’hui. Comme le raconte Montaigne
rencontrant des Indiens à Rouen, il se pourrait que le regard porté par les
représentants des sociétés traditionnelles sur nous nous permette d’identifier
les carences de notre monde.
Un autre rapport au monde est possible. Notre pensée a séparé ce
qu’elle englobait dans la notion de Création : distingué corps et esprit, nature
et culture, naturel et artificiel. Cela a permis à notre science de devenir
efficace : les Modernes ont pu agir sur leur environnement parce qu’ils l’ont
conçu comme ontologiquement dissemblable d’eux. Or cette conception,
explique Philippe Descola, « devient un obstacle formidable à la juste
compréhension des « collectifs » pour lesquelles plantes, animaux, rivières,

172
rochers, météores, saisons participent de la même ontologie que l’humanité.
Ces collectifs ne sont pas plus respectueux de la nature que nous. Ils
n’incarnent pas un Éden perdu ni ne détiennent une sagesse que nous
devrions « retrouver ». Mais ils peuvent nous permettre de comprendre
combien les effets de notre pensée, considérant la nature comme à notre
disposition, ont été destructeurs. Ce n’est pas tant devenir autres que nous
ne sommes qui importe, c’est de préserver la possibilité d’existences autres
que la nôtre. Contre l’homogénéisation délétère du monde, Lévi-Strauss
insistait sur la nécessaire diversité, et plaidait pour une relative étanchéité
entre les sociétés.
Plutôt que de nous faire radicalement autres, nous devons accepter
l’altérité de l’autre et notre propre altérité : la part imprévue, non maîtrisée
de notre vie. Elle se manifeste dans notre corps. Il peut souffrir, il va mourir
mais est-ce une malédiction ? Ronsard, lui, ne méditait la fragilité de la rose,
la fuite du temps (brodant sur le motif des vanités) que pour mieux inviter à
« cueillir le jour » (pour reprendre le carpe diem d’Horace). La plainte
s’élève : « Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame / Las ! le temps, non
mais nous nous en allons / Et tôt serons étendus sous la lame [c’est-à-dire la
pierre tombale] ». Mais c’est pour mieux célébrer la joie d’être au monde :
« Pour ce, aimez-moi cependant qu’êtes belle », conclut le poème. C’est
notre corps qui est au monde, qui le pense et qui nous fait penser.
Impressions, perceptions, sensations, émotions, sentiments, expériences,
affectivité, vécu, mémoire enfouie – traces mémorielles inscrites dans le
corps – voilà comment l’esprit vient aux hommes. Il faut récuser l’idéalisme
platonicien qui sépare radicalement le corps de l’âme : qui fait du corps
(soma en grec) le tombeau (sèma) de l’âme. Pour le monde hébreu en
revanche, l’homme est chair (bâsâr) unie au souffle (néphesh), « gorge »,
« gosier », « respiration ». Et la Genèse use de ce mot pour désigner le
souffle divin qui anime Adam (comme il anime tous les humains, disent
les Psaumes). Le rêve d’un corps qui ne souffre pas, qui ne meurt pas est la
négation de l’humain.
Conclusion Il existe deux situations dans lesquelles les individus et les
sociétés se livrent à une violence sans frein, celle qu’induit ce que René
Girard appelle la rencontre des « mauvaises différences », de celles qui ne
sont pas prévues par notre système culturel (le monde tel que nous nous le
représentons) et celle qu’induit la confrontation à une absolue
indifférenciation. Écoutons donc la leçon de Lévi-Strauss et réconcilions-nous
Dissertations

avec la pluralité des mondes (des civilisations, de leur rapport spécifique au


monde) comme avec la nécessaire diversité à l’intérieur de notre société.
C’est dans un « optimum de diversité », disait l’auteur de Race et Histoire,
que se trouve l’équilibre. Ne cherchons plus à trouver un modèle politique et
social destiné à durer mille ans, c’est-à-dire toujours, acceptons notre
condition d’animaux historiques, confrontés à l’imprévisibilité du devenir.
« Le projet démocratique, fondé sur la pensée humaniste, ne conduit pas
à l’instauration du paradis sur terre », écrit Todorov dans Mémoire du Mal,
Tentation du Bien (2000). Lutter contre les injustices, la souffrance et le mal,
ce n’est pas chercher à faire advenir un monde radicalement autre, où les

173
corps seraient parfaits et les sociétés sans crime. Ces utopismes reposent
sur la négation de l’humain, de sa liberté, de « l’insociable sociabilité »
humaine. Nous sommes des vivants dans un monde vivant que nous ne
maîtriserons pas plus que nous ne maîtrisons notre corps ni notre devenir.
« Habiter la chair, habiter la terre, c’est tout un », écrit Jean-Pierre Bruce
Olivier dans Oser la chair (2014). Est-ce que Giono ne nous l’a pas appris ?

174
Dissertation 4
La fin du monde

« L’apocalypse est peut-être un phénomène rampant. Qui sait ? », Ainsi


parle Étienne Klein dans Le Temps en 1995. La crise climatique, sans
précédent, qui affecte l’ensemble de notre planète fait redouter une fin du
monde à plus ou moins court terme. Prendra-t-elle la forme d’une catastrophe
brutale ou bien la destruction des équilibres écologiques se fera-t-elle
progressivement, une crise succédant à une autre ? Nul ne saurait le prédire.
Il est en revanche certain qu’il faut rompre avec la pensée des Modernes : ils
considéraient la nature comme un réservoir de ressources inépuisables, dont
la force de régénération ne pouvait être atteinte. La communauté scientifique
envisage désormais non seulement la possible disparition de l’espèce
humaine, mais aussi celle de notre planète. Comment penser la catastrophe
annoncée sans tomber dans l’eschatologie, le prophétisme ou la
fantasmatique ?
Après avoir examiné les traditions apocalyptiques qui marquent nos
imaginaires, nous verrons pourquoi les valeurs modernes sont contestées.
Nous pourrons alors mieux comprendre les enjeux du catastrophisme
contemporain.

I. Chronique d’une fin du monde annoncée


Un monde qui a commencé est fait pour finir. De la Genèse à
l’Apocalypse, l’imaginaire chrétien s’ancre dans le grand récit qui suit. Dieu
crée le temps (« Il y eut un soir, il y eut un matin ») en même temps que le
monde. Lorsqu’Adam y introduit le mal, il est expulsé du paradis terrestre. Il
faudra qu’un Nouvel Adam rachète la faute originelle, « enlève le péché du
monde » (ainsi parle la liturgie). Le Messie, Jésus de Nazareth, paie le prix
fort. Il montre la solidarité de Dieu envers ses créatures en vivant et mourant
parmi elles. Et il est le premier ressuscité. Tel est le sens de la « promesse » :
ce monde finira, il en est un autre dans lequel tous les ressuscités auront le
corps de gloire qu’Il a montré à ses disciples. Son retour à la fin des temps
« pour juger les vivants et les morts » annonce « la résurrection des morts et
la vie du monde à venir » (ainsi parle le credo chrétien). La fin du monde
coïncide avec la fin des temps ou du temps. Quelles que soient les douleurs
présidant à l’accouchement de la Jérusalem céleste, ce n’est qu’un passage,
l’apocalypse est souhaitable : elle donne accès à la vie éternelle.
La fin de ce monde sera précédée de « grands signes ». C’est ce qui
est rapporté dans L’Apocalypse de Jean. L’ouvrage est majeur pour l’histoire
de la chrétienté et les imaginaires occidentaux, voire au-delà. Il raconte les
grands bouleversements, les grands affrontements annonciateurs des temps
derniers. Sa symbolique énigmatique, son hermétisme, ont suscité et
suscitent encore nombre d’interprétations. Et les mythologies collectives,
constamment en construction, n’ont pas manqué d’amalgamer les images de
Jean et celles empruntées tant à d’autres textes bibliques qu’à des ouvrages
apocryphes (qui ne sont pas acceptés dans les canons ou textes officiels juifs
ou chrétiens), voire à d’autres mythologies (maya, notamment). Nombre de
conquérants, de tyrans ou de dictateurs ont été ainsi identifiés au « prince
noir des nations », à « la bête » ; nombre de croyants se sont identifiés aux
« fils de lumière » affrontant les « fils des ténèbres ».
C’est ainsi que des sectes fondamentalistes ou des messianismes
issus des trois religions du Dieu unique ont cherché à faire advenir la
fin du monde. En interprétant à la lettre les textes prophétiques (tel Thomas
Mûnzer qui dirige en 1525 la révolte des « rustauds » allemands –
la Bauernkrieg –), ils ont cru ou croient possible de favoriser la venue des
temps derniers. Quand des juifs intégristes ou des évangélistes américains
lisent dans le Livre d’Ézéchiel « Les villes seront habitées, les ruines,
reconstruites », ils y comprennent que Dieu accomplira sa promesse quand
le Temple sera reconstruit et que seul le peuple élu sera propriétaire de la
ville. Pour certains intégrismes musulmans, nos temps obscurs (que
marquent la corruption des mœurs et les catastrophes naturelles) annoncent
le cataclysme ultime. Les uns et les autres veulent agir pour Dieu, accélérer
la fin de l’histoire, être comptés parmi les élus.
Conclusion-transition. Notre monde sécularisé oublie que le mot
« Apocalypse » signifie « Révélation » : annonce que tous verront le Dieu
invisible. Il ne se souvient que de l’avis de catastrophe. Si les grandes peurs
ne sont plus majoritairement eschatologiques (conçues comme un projet
divin), elles n’ont pas disparu. Nous nous demandons aujourd’hui si nous ne
vivons pas le temps de la fin. Et nous ne la rapportons plus à Dieu mais à la
Modernité.

II. Quand les Modernes détruisent le monde


Le projet des Modernes en effet conduit logiquement à l’épuisement des
ressources du monde. Les grandes découvertes ont fait du XVIe siècle une
période de conquêtes, d’appétits ; au siècle suivant, la modernité scientifique
et technique s’est voulue promesse d’une vie meilleure, entreprise
d’émancipation de toutes les contraintes pesant sur la condition humaine
depuis le péché originel. L’innovation et la démesure sont devenues des
valeurs. La technique a, Martin Heidegger l’affirme, « arraisonné » la nature.
Elle l’a colonisée, dénaturée, voire partiellement mais peut-être
irrémédiablement détruite.
L’anthropocène (ou la capitalocène) menace la planète. La
communauté scientifique s’accorde à observer que nous vivons, depuis la
deuxième moitié du XXe siècle, une transition géologique majeure dont les
activités humaines sont responsables. Elles perturbent les cycles
déterminant la chimie du carbone, de l’azote ou du phosphore. La
dissémination d’hormones comme de particules de plastique bouleverse
l’équilibre écologique. Les désordres climatiques, l’amenuisement de la
couche d’ozone, l’acidification des océans, la réduction de la biodiversité
atteignent des niveaux tels qu’on se demande dans quelle mesure des
politiques globales, des comportements nouveaux pourraient faire obstacle à
la « grande accélération » qu’ils subissent. Quant à la mise en réseau de la

176
planète, elle conduirait inéluctablement à « l’accident intégral », au krach
informatique généralisé. Et la généralisation du nucléaire nous fait courir à la
catastrophe.
Les sciences et les techniques sont-elles donc des menaces pour le
monde ? Dès le XIXe siècle, la littérature a mis en soupçon les figures du
savant (synonyme de sage depuis l’antiquité) et de l’ingénieur (réputé
émancipateur). Le « savant fou », avatar du docteur Faust, refuse le voile
d’ignorance qui recouvre les vérités cachées. Viktor Frankenstein, le
« Prométhée moderne » du roman de Mary Shelley (1819) a voulu, comme
Sisyphe dans la mythologie, abolir la mort. Il assemble des fragments
empruntés à différents cadavres, détourne la foudre pour animer sa créature.
Cet hybride n’a pas été engendré et ne peut pas mourir. Son malheur est
absolu. Les romans post-apocalyptiques contemporains poursuivent le
discours de défiance de Mary Shelley ou de H.G. Wells (L’Île du dicteur
Moreau date de 1896). La mutation génétique qui transforme les hommes en
vampires dans Je suis une légende (Richard Matheson, 1954) est d’origine
humaine – liée aux activités guerrières. C’est probablement une catastrophe
nucléaire qui provoque la catastrophe dans La Route de Cormac McCarthy
(2006) ; ce sont des généticiens et des ingénieurs qui créent une nouvelle
espèce humaine dans nombre de dystopies.
Le transhumanisme, le posthumanisme menacent-ils notre
monde ? La nouvelle discipline appelée NBIC, associant Nanotechnologies,
Bit – informatique et électronique – et sciences Cognitives suscite des
craintes. Dans la Silicon Valley, on veut ressusciter les morts à partir de leur
ADN ou gagner la vie éternelle, fût-ce au prix d’une décorporéisation. Le
futurologue américain Ray Kurzwell travaille, à partir de nanorobots, à offrir
une extension au cortex humain : un néocortex synthétique installé dans
le cloud. Laurent Alexandre, qui dirige une entreprise belge de séquençage
ADN, déplore que notre cerveau ne soit qu’un « ordinateur fait de viande »
(La Guerre des Intelligences, 2017). Il annonce que la neuro-augmentation
électronique de notre cerveau est inévitable et qu’elle ne pourra pas ne pas
être associée à un eugénisme biologique.
Conclusion-transition. Les savants ont-ils provoqué des pandémies,
laisser échapper des virus élevés en laboratoire ? Vont-ils, à terme, fabriquer
un « homme augmenté » et mettre en concurrence deux espèces
humaines ? Les espoirs suscités par l’invention de « ciseaux génétiques
(Crisp-Cas9) » (Prix Nobel 2020) qui devraient permettre d’intervenir sur des
Dissertations

cellules somatiques, sont contrecarrés par l’inquiétude : comment penser la


filiation d’enfants nés porteurs du capital génétique de trois ou quatre parents,
voire de mitochondries, comme ce fut le cas aux États-Unis ? Nos savants
programment-ils la fin de notre espèce, de notre planète, de notre monde ? Il
n’est cependant pas temps de désespérer.

III. Dire la fin du monde au XXIe siècle


On peut annoncer la fin du monde pour la contrer. En 2002, Jean-
Pierre Dupuy publie Le Catastrophisme éclairé. Quand l’impossible
est certain. Le philosophe joue sur le sens grec du mot « catastrophe ». Dans

177
la tragédie antique, il désigne la fin de la pièce, le moment où le sens qu’on
prêtait à une vie est démenti . « L’apocalypse nucléaire est notre destin »,
écrit J.-P. Dupuy. Et d’ajouter : « contre lequel il faut lutter ». Résister à
l’inéluctable, c’est prendre en compte, comme il le fait dans La catastrophe
ou la vie en 2021 ce qu’il appelle les « contrefactuels », ces événements qui
ne sont pas advenus alors que tout annonçait qu’ils devaient se produire
(qu’ils étaient, au sens que la philosophie donne à l’adjectif, « nécessaires »).
Dans la prédiction, on oublie toujours les contingences, les hasards, autant
que les mesures qui ont été prises pour les contrer par les pouvoirs (par
exemple quand l’an 2000 menaçait la planète d’un gigantesque bug
informatique). Il faut donc agir, préalable indispensable à tout espoir. C’est
ce à quoi invitent les collapsologues (qui s’inspirent du Collapse – traduit
en Effondrement – de Jared Diamond, 2006). Puisque la disparition du
monde tel que nous le connaissons est inéluctable, que l’effondrement sera
global, tant climatique (atteignant la biodiversité) que boursier (ce qui mettra
à bas l’ordre mondial), puisque les États perdent leur puissance, ce sont,
affirment-ils, des initiatives locales, issues de la société civile, qui pourront
« sauver le monde ». L’ouvrage de Pablo Servigne (2018, avec Raphaël
Stevens et Gauthier Chapelle) est exemplaire des perspectives ainsi
ouvertes. Il l’intitule Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement
(et pas seulement lui survivre).
Il est possible d’inaugurer un autre rapport au monde pour contrer la
catastrophe. Les Modernes, jusqu’à Hegel, ont méprisé la nature, ont
prétendu la connaître et la modifier selon leurs désirs. Mais de Heidegger à
Wittgenstein, on a découvert son altérité. « Es gibt », écrit Heidegger. En
allemand, on peut dire qu’un être, une chose existe en recourant à cette
forme (comparable au « il y a » français). Mais Heidegger renvoie au sens
propre de la formule. Es est un impersonnel, le verbe geben veut dire
donner : es gibt signifie « cela se donne ». Pour le philosophe, le monde
s’offre à notre pensée dans son étrangeté, sans qu’elle y soit pour rien. Quant
à Wittgenstein, il use de la formule « es fällt », qui se traduit couramment par
« il est manifeste, frappant, étonnant » mais qu’il interprète au sens littéral :
« ça tombe », cela nous tombe dessus sans qu’on puisse le prévoir. Pour
contrer la catastrophe, il faut renoncer au rêve positiviste : « Savoir pour
prévoir, prévoir pour pouvoir », il faut rendre le monde à sa merveilleuse
créativité, à sa dangereuse imprévisibilité. Certains romans post-
apocalyptiques échappent au schéma de la dystopie. Même Je suis une
légende : la nouvelle espèce humaine qui y est imaginée s’est adaptée au
virus qui transformait les humains en vampires et souhaite, à son tour,
construire un monde juste et cohérent. Le remarquable roman Dans la
Forêt (Jean Hegland, 1996) montre que, pour compléter nos savoirs savants,
des recettes de survie peuvent être empruntées aux peuples premiers, aux
savoirs de ces anciens mondes que la modernité a eu le tort de négliger. Est-
ce parce qu’ils relevaient de la « pensée sauvage », qu’ils étaient étrangers
à notre conception de la rationalité « domestiquée », selon la formule de Lévi-
Strauss ?
Quoi qu’il en soit, renaître au monde, dans un nouveau monde n’est
pas impossible. Les trois religions du dieu unique rappellent, à l’instar de

178
Matthieu l’évangéliste que « nul ne sait le jour ni l’heure ». Le catéchisme
catholique invite même à ne pas se représenter la fin du monde, à restituer à
l’Apocalypse sa dimension allégorique. Peut-être le Big bang sera-t-il suivi
d’un Big rip, ce grand déchirement que devrait produire, à (très) long terme,
l’expansion de notre univers. Mais qui sait ? En revanche, on peut
comprendre la menace comme un appel à se « dépouiller du vieil homme »,
c’est-à-dire aujourd’hui le consommateur, qui préfère ignorer combien son
casque de réalité virtuelle ou ses messages stockés dans son téléphone
portable coûtent de métaux rares et d’énergie à notre monde plutôt que
d’assumer ses responsabilités. Nos démocraties sont devenues techniques,
travaillons à comprendre ces nouveaux enjeux, et à innover toujours pour
répondre aux questions toujours nouvelles qui se découvrent.
Conclusion La notion de fin du monde est au départ propre aux sphères
d’influence du monothéisme. La danse cosmique de la déesse Shiva, figurant
le mouvement circulaire de la vie, qui crée et détruit sans cesse, atteste de
ce que, dans la tradition hindoue, le monde n’a pas eu de commencement et
n’aura pas de fin. La planète survivra peut-être à l’extinction programmée de
l’espèce humaine (notamment à cause de la perte de sa fertilité). Mais il nous
faut prendre acte de ce que le rapport de forces entre l’homme et la nature a
été inversé. Elle ne « reprend plus ses droits » comme on le disait naguère
lorsqu’on voyait les herbes folles regagner le terrain que les humains avaient
conquis : son pouvoir de régénération est atteint. Nous en sommes
responsables, il est de notre devoir de veiller à préserver l’environnement de
nos lointains descendants, même si nous sommes incapables de nous les
représenter.

Dissertations

179
Dissertation 5
Citoyen du monde

« Je ne suis ni Athénien, ni Grec, mais un citoyen du monde », affirme


Socrate dans les « Œuvres morales » (Ier siècle avant J.-C.) du philosophe
grec, Plutarque, à travers le traité « De l’exil ». Sous l’Antiquité, le citoyen est
un homme libre qui appartient à la Grèce antique ou à l’Empire romain.
Certes, il est également cet individu qui habite la Cité, ou un État, elle-même
régie par la loi et le droit, mais également un habitant qui a droit de cité dans
une ville. Le monde, en tant que tel, s’entend au sens politique,
philosophique, géopolitique. Le substantif latin « civis » qui signifie
« citoyen » engendre tout un cortège de mots : civil, civique, citoyenneté…
Le citoyen ferait partie du monde dont le latin « mundus » désigne ce qui est
pur et net, par rapport au « kosmos » qui définit tout ce qui est en ordre. Le
citoyen du monde apparaît-il comme un symbole ou une utopie ? Aux yeux
de la société, d’où tire-t-il sa légitimité ? D’un côté, le citoyen du monde
porterait des valeurs universelles, de l’autre, il incarne une utopie pour
l’Humanité, et doit faire face à un nouveau monde.

I. Citoyen du monde : des valeurs universelles ?


Un citoyen du monde : une généalogie grecque
Dans son ouvrage « Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres » (IIIe siècle avant J.-C.) de Diogène Laërce, Diogène de Sinope
s’exprime ainsi : « Je suis un citoyen du monde ». Pour la première fois, le
philosophe grec utilise le mot « cosmopolite » qui signifie en grec « citoyen
du monde », comme « kosmopolites ». Cette assertion est toute moderne, au
IVe siècle, dans la mesure où chaque citoyen est en relation avec la Cité. Or,
le philosophe cynique, chassé d’Athènes, n’appartient à aucune Cité. Cet
affranchissement permet à Diogène le Cynique une liberté et une
indépendance. Bref, il se rattache à la communauté universelle des idées, à
l’Humanité, et aucunement à une patrie. Le monde devient la vraie Cité, et il
s’agit de s’engager dans les affaires de cette Cité, avec son identité de
citoyen universel. Cette conception fait florès, de l’Antiquité grecque jusqu’au
monde moderne.
Le citoyen du monde : le temps des Lumières
Au siècle des Lumières, les encyclopédistes ont, par essence, une
démarche cosmopolitique, dans la mesure où ils recherchent des valeurs
communes à l’Humanité. Dans l’« Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers », de Denis Diderot et Jean Le Rond
d’Alembert, le « cosmopolitain » se définit ainsi : « Comme on demandoit à
un ancien philosophe d’où il étoit, il répondit : Je suis Cosmopolite, c’est-à-
dire citoyen de l’univers. Je prèfere, disoit un autre, ma famille à moi, ma
patrie à ma famille, & le genre humain à ma patrie ». Sur le plan
philosophique, un « citoyen du monde » s’entend au sens universel, car la
raison transcende toutes les frontières qu’elles soient d’ordre politique,
économique, social.
Dans le droit fil des Lumières, à travers son essai « Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique » de 1784, Emmanuel Kant,
citoyen du monde de Königsberg, pose les conditions philosophiques d’une
communauté des nations qui répondraient à des valeurs communes. Dans la
huitième proposition, le philosophe Kant pense que cela « donne l’espoir que,
après maintes révolutions s’établisse enfin ce que la nature a comme
intention suprême, un État cosmopolitique universel au sein duquel toutes les
dispositions originaires de l’espèce humaine seront développées ».
Un citoyen du monde : une réalité ?
Toute cette réflexion des Lumières est reprise par un mouvement
internationaliste en faveur de la paix. Au tournant du XXe siècle naissent des
entités, telles que le Bureau international de la paix en 1892, à Berne, la Cour
d’arbitrage international de La Haye en 1899. Toutes ces constructions
politiques aboutissent, avec l’aide des « Quatorze points de Wilson », à la
création de la Société des nations (S.D.N.), présidée par Léon Bourgeois,
chantre du solidarisme. Cette ébauche de structure supranationale privilégie
l’intérêt du monde par rapport aux intérêts nationaux. Dans cette perspective
internationale, le pacifiste américain, Garry Davis, se déclare, à Paris, le
25 mai 1948, comme le « premier citoyen du monde ». Il se place sous l’égide
du « drapeau de la souveraineté d’un seul gouvernement pour un seul
monde », ce qui attire toute une nuée d’intellectuels, de Jean-Paul Sartre à
Albert Camus.
Transition : Si le citoyen du monde porte des valeurs de progrès, il
incarne une utopie universelle.

II. Citoyen du monde : une utopie universelle ?


Un citoyen du monde : les stigmates de l’Histoire
Dans l’histoire de l’Humanité, toute religion ou idéologie tente de porter
une voix universelle. La pensée chrétienne met en avant l’idée d’un citoyen
du monde. Dans la « Lettre de saint Paul Apôtre aux Ephésiens », Saint Paul
formule ainsi : « Vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous
êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu ».
Au cours du XXe siècle, les idéologies, fascisme, nazisme, communisme,
Dissertations

invente, à leur façon, un citoyen du monde. Le philosophe allemand, Karl


Marx, n’affirme-t-il pas, dans le « Manifeste du parti communiste » (1848),
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » ? Dans cette perspective
universaliste, Karl Marx et Friedrich Engels lancent à travers l’essai posthume
« L’Idéologie allemande » (1932) : « Le prolétariat ne peut donc exister qu’à
l’échelle de l’histoire universelle ».
Le citoyen du monde : un paradoxe
Au XXIe siècle, le citoyen est confronté, dans la démocratie, à un
paradoxe. Il appartient de la communauté politique qu’est la Nation.
Comment le citoyen peut-il concilier le principe de la souveraineté nationale

181
avec les principes de « Déclaration universelle des droits de l’homme » de
1948 ? La question de la définition du « citoyen du monde » revêt une portée
nouvelle à l’heure de la mondialisation et des défis communs posés à
l’humanité. De même, cette « Déclaration », adoptée par l’Assemblée
générale des Nations unies, le 10 décembre 1948, pose des principes
universels, bien que l’Humanité se décline à l’heure de la diversité culturelle.
Chaque citoyen du monde devrait-il être soumis aux mêmes lois, aux mêmes
devoirs, aux mêmes règles ? Comment serait-il possible de développer, avec
toutes ces différences, le concept de citoyenneté du monde ?
Le citoyen du monde : une légitimité ?
Le concept de « citoyen du monde » soulève des questions. La
mondialisation n’aurait-elle pas comme idéal de former un citoyen du
monde ? Le philosophe allemand, Jürgen Habermas, vilipende les apôtres
d’un État mondial ou d’une communauté politique mondiale. Ils accordent une
légitimité politique au statut de citoyen du monde, et à des institutions
démocratiques à l’échelle mondiale, tels que la Cour pénale internationale et
le Conseil de sécurité des Nations unies. Or, ces objectifs ne reposent sur
aucune légitimité du peuple. Une mondialisation démocratique provoquerait
un transfert de souveraineté des États vers un gouvernement mondial, ce qui
remet en cause la souveraineté des parlements nationaux, et le « droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes » (article 1 de la charte des Nations unies
de 1945). En somme, cette volonté de placer des institutions démocratiques
communes à l’Humanité serait, par avance, vouée à l’échec.
Transition : Si le citoyen du monde aspire à un idéal pour l’Humanité, il
entre dans un nouveau monde.

III. Le citoyen du monde face à un nouveau monde


Le citoyen du monde, dans un monde à risques
Chaque État donne sa propre définition du citoyen, mais il existe autant
de point de convergence et de divergence sur cette définition. Chaque
citoyen a des droits et des devoirs qui diffèrent en fonction de facteurs
historiques, politiques, sociaux. Dans le cadre de la mondialisation, Jürgen
Habermas, attire l’attention sur le concept de risque, d’un point de vue
industriel et technologique, où la valeur-refuge serait le cosmopolitisme. Il
souligne dans son essai « La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée
kantienne » (1996) que « la population mondiale forme depuis longtemps une
communauté involontaire de risques partagés » face aux crises de l’Histoire.
Le sociologue allemand, Ulrich Beck, dans son essai « La société du risque »
(1986), observe également que « La société du risque ne cesse de menacer
et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou
nationales ».
Un citoyen du monde : une nouvelle conception
En pleine crise de la représentation politique, chaque citoyen devient un
acteur politique qui a la capacité de s’imaginer un destin politique. Il est prêt
à faire un geste pour une cause qu’il juge digne pour l’Homme, la société, la
planète. Il est libre d’appartenir à un mouvement citoyen pour défendre une

182
cause, que ce soit l’écologie, la santé, la paix, la femme, la justice. Par
exemple, l’individu peut devenir un éco-citoyen qui prône le respect et la
préservation de l’environnement, avec des actions concrètes au quotidien,
comme le tri des déchets. Dans les débats de société, la montée en
puissance des Organisation non-gouvernementale (O.N.G.) joue un rôle
capital, sur le plan économique, social, humanitaire. Au-delà de
l’altermondialisme, ces acteurs transnationaux sont capables de mobiliser
l’opinion publique internationale pour défendre des droits universels à
l’échelle de la planète. Ils traduisent l’émergence de nouvelles façons d’être
un « citoyen du monde ». Toute cette société civile aurait-elle la force de
proposer une alternative, pour l’Humanité ?
Un citoyen numérique du monde : un nouvel espoir ?
Dans le contexte de révolution technologique, le citoyen du monde est pris
dans une nouvelle dynamique. Le « cyber-citoyen » devient un acteur du
débat de société, à l’échelle mondiale. Il appartient à une communauté
virtuelle qui constitue une opinion publique internationale. Au XXIe siècle, le
citoyen du monde a accès à la société de l’information. Dans cette « agora »
numérique, il construit de nouveaux discours, dans une forme de « melting-
pot » de la démocratie. Dans cette société de l’immédiateté technologique, il
peut démultiplier sa mobilisation, autant par une manifestation citoyenne que
par une pétition citoyenne. Au cœur de cette « contre-démocratie », le
« cyber-citoyen » peut devenir un lanceur d’alerte, capable de mettre en
lumière, par exemple, les dossiers noirs de la mondialisation. En définitive,
l’outil numérique donne la possibilité à chaque citoyen du monde de peser
sur les débats de société.
Conclusion Au final, le citoyen du monde pense que les êtres humains
forment un peuple commun qui porte des droits et devoirs communs. Il place
l’intérêt de cette communauté humaine, au-dessus des intérêts nationaux. De
ce postulat naîtrait une forme de citoyenneté mondiale. Le citoyen du monde
constitue une chimère depuis l’Antiquité. Il est une aspiration de l’Humanité
qui n’a pas de nature juridique. Face aux défis politiques, sociaux,
économiques, au XXIe siècle, le citoyen du monde, tout comme les États, doit,
d’ores et déjà, se résoudre à ce lieu commun : « Penser global, agir local ». Dissertations

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