La Modernité (2024), Partie 2
La Modernité (2024), Partie 2
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a) L’essence du présent dans la mode
Mais cette « beauté », intimement liée à cette essence « particulière » du temps « présent » (qui ne
tient qu’à ce présent, et à nulle autre période de l’Histoire), la mode est aussi capable de la restituer.
Aussi Baudelaire s’attarde-t-il sur « une série de gravures de modes commençant avec la Révolution
et finissant à peu près au Consulat [1799-1804]1 » (quatrième paragraphe, p. 12). Il s’agit de
gravures de Pierre La Mésangère (1761-1831), « chroniqueur de mœurs et des modes dans plusieurs
ouvrages comme dans le Journal des dames et des modes »2, adressées à Baudelaire par son éditeur
Auguste Poulet-Malassis (1825-1878). En mobilisant cette « série », tout comme en s’intéressant à
Constantin Guys, Baudelaire fait ce qu’il dit, il applique son programme : se pencher sur le
particulier de l’esprit de l’époque, sur des objets ou sur des œuvres marginalisés ou méconnus
du grand public, jugés anecdotiques, mineurs, alors qu’ils méritent à ses yeux d’être réhabilités.
Parfois même, ces objets et œuvres sont méprisés ou incompris, comme dans le cas de ces
gravures : « Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie
gravité, présentent un charme d’une nature double, artistique et historique. Ils sont très souvent
beaux et spirituellement dessinés ; mais ce qui m’importe au moins autant, et que je suis heureux de
retrouver dans tous ou presque tous, c’est la morale et l’esthétique du temps » (quatrième
paragraphe, p. 12). « Personne », décidément, « ne serait plus outrageusement esthétique que
Baudelaire » au XIXème siècle, comme le soutient Roberto Calasso (1941-2021) 3. Il faut savoir
déceler la « beauté » moderne (même si, à ce stade du texte, sinon dans le titre, le terme
« moderne » n’est pas encore employé – Baudelaire lui préfère encore l’emploi récurrent du terme
« présent ») là où elle se niche, ne cesse-t-il de vouloir nous démontrer. L’art est capable de restituer
au passé son mouvement « présent », de nous redonner à vivre le « présent » de ce passé, grâce, par
exemple, à la qualité d’une reconstitution dramatique : « L’imagination du spectateur peut encore
aujourd’hui faire marcher et frémir cette tunique et ce schall. Un de ces jours, peut-être, un drame
paraîtra sur un théâtre quelconque, où nous verrons la résurrection de ces costumes sous lesquels
nos pères se trouvaient tout aussi enchanteurs que nous-mêmes dans nos pauvres vêtements […] »
(cinquième paragraphe, p. 12). « L’imagination », que le dramaturge exprime dans sa pièce en
espérant que puisse également s’animer celle du « spectateur » au moment de sa représentation,
rime pour Baudelaire (si loin de Platon) avec « résurrection » ! Le passé donne l’impression de se
réincarner sous ses yeux, dans le « présent » de la représentation théâtrale, puisque l’auteur de la
pièce a su lui restituer « le mouvement de la vie », a su redonner chair et vigueur au « fantôme »
évanoui (cinquième paragraphe, p. 12). Ce qui importe, c’est là encore cette « qualité essentielle de
1
1799 marque la fin du Directoire (1795-1799) ; en 1804 est proclamé le Ier Empire.
2
Voir Charles Baudelaire, Œuvres complètes (tome II), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, pages
1420-1421 [« Notices, notes et variantes »].
3
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, trad. Jean-Paul Manganaro, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2011,
page 236.
24
présent » contenue dans tout « passé », et soudain de nouveau révélée. Mais le même « spectateur »
redevenu promeneur au sein de la ville, y exerçant autrement son sens de l’observation, peut
remarquer que l’individu lui-même, à travers l’idée qu’il se fait du port de son costume, atteste déjà
d’une idée de la beauté : « L’idée que l’homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement,
chiffonne ou roidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, à la longue,
les traits de son visage » (quatrième paragraphe, p. 12). L’idée du beau cultivée par l’individu
semble modifier jusqu’à l’expression de son visage, influer sur sa posture, changer la forme et la
patine de son vêtement. De fait, « ajustement », aspect du vêtement, « geste », expression, donnent
autant d’indices du rapport de la personne à la « beauté », dispensés dans la réalité. Ce sont donc
autant de signes révélateurs du « présent », puisque la beauté est toujours moderne, pour
Baudelaire. L’« appétit du beau », ajoute-t-il, se révèle « immortel », comme le prouverait bien
l’établissement d’une sorte de théorie de l’évolution vestimentaire à travers les temps de l’Histoire
de France (2ème paragraphe, p. 13). Ainsi, la mode est un témoin fiable de cet « appétit » humain de
beauté perpétué au fil des époques. Baudelaire trouve notamment en elle « une belle occasion […]
pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau
unique et absolu » (début du 3ème paragraphe, p. 13), ce beau « absolu » que la beauté dans le
« présent » retient pourtant encore. Cette part de perfection humaine dans la beauté, dont la mode
sait parfaitement donner l’idée, il y revient d’ailleurs plus loin dans Le Peintre de la vie moderne,
lorsqu’il s’attèle à un « Éloge du maquillage » (partie XI) :
« […] le bien est toujours le produit d’un art. Tout ce que je dis de la nature comme mauvaise conseillère
en matière de morale, et de la raison comme véritable rédemptrice et réformatrice, peut être transporté
dans l’ordre du beau. Je suis ainsi conduit à regarder la parure comme un des signes de la noblesse
primitive de l’âme humaine. Les races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite volontiers de
sauvages, avec un orgueil et une fatuité tout à fait risibles, comprennent, aussi bien que l’enfant, la haute
spiritualité de la toilette. Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant, vers
les plumages bariolés, les étoffes chatoyantes, vers la majesté superlative des formes artificielles, de leur
dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu, l’immatérialité de leur âme. […] La mode doit donc être
considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout
ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation
sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature. Aussi
a-t-on censément fait observer (sans en découvrir la raison) que toutes les modes sont charmantes, c’est-à-
dire relativement charmantes, chacune étant un effort nouveau, plus ou moins heureux, vers le beau, une
approximation quelconque d’un idéal dont le désir titille sans cesse l’esprit humain non satisfait 4. »
Mais si la beauté « absolu[e] » existe, si Baudelaire veut démontrer que l’être humain désire y
tendre comme mû par un inaltérable désir d’Idéal, elle n’existe pas sans l’autre composante de la
beauté, plus variable, comme nous allons le voir.
4
Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » (1863), Œuvres complètes (tome II), op. cit., pages 715-716.
25
b) Théorie de la beauté double : les deux « éléments » constitutifs du « Beau »
C’est pourquoi « le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double » malgré
« l’impression » d’unité qu’il procure en dissimulant au premier abord « la nécessité de la variété
dans sa composition » (3ème paragraphe, p. 13). C’est à partir du « beau », et par l’intermédiaire de
la mode, que Baudelaire établit les bases de sa théorie de « la modernité », ce substantif dont il
réserve encore l’emploi à ce stade de son développement (comme il réserve celui de l’adjectif
« moderne ») qui, en revanche, nous éclaire déjà sur ses « deux éléments » constitutifs : « Le beau
est fait d’un élément éternel, invariable […] et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si
l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion ». « Sans ce second
élément » stimulant, électrique, galvanisant, ajoute le poète et critique d’art, « le premier élément
serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine » (3ème
paragraphe, p. 13). Le beau est lassant, excessivement solennel, s’il s’abstrait du « circonstanciel »,
s’il omet de transmettre ce qui n’appartient qu’à l’époque, ce qui la caractérise en propre. En un
mot, la beauté selon Baudelaire est à la fois surhumaine et « humaine », intemporelle et
contemporaine, transcendante et touchante (frappante et émouvante), accessible d’emblée. Pour le
peintre qui veut « comprendre le caractère de la beauté présente », il s’agit de s’affranchir des
modèles académiques et des « anciens maîtres » (voir « IV- La modernité », 1er paragraphe, p. 19),
au risque sinon de ne retenir dans son art que la dimension la plus figée, glacée, de la beauté
immémoriale. Car si Rubens et Véronèse (pour reprendre les exemples du critique dans ce passage)
ont compté parmi les maîtres modernes de leur temps, « pour que toute modernité soit digne de
devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait
été extraite » au moment de la création de l’œuvre par un artiste libéré, précisément, des canons de
cette « antiquité ». C’est ce que « M. G. » (Constantin Guys) « s’applique » à faire avec brio selon
Baudelaire (fin du 1er paragraphe, p. 19), on le verra [infra 2)]. Davantage que « théoriser la
modernité », avance encore Roberto Calasso, celui-ci cherchait donc « plutôt à en tirer l’essence, à
l’isoler comme un élément chimique, à en enregistrer le frémissement nerveux, particulier et
continu, qui la rongeait et l’exaltait depuis toujours. Non pas la légende des siècles, mais la légende
de l’instant, dans sa volatilité et sa précarité, dans son timbre irréductible à toute histoire
précédente, c’était ce qui devait constituer la matière même, la vaste et obscure réserve de
sensations des Fleurs du mal »5.
Si la mode intéresse fortement Baudelaire pour définir ce qui confère à la beauté sa qualité de
« présent », en ce qu’elle constitue justement un sujet de préoccupation actuel, une autre source
l’inspire, intemporelle celle-là : la religion. Ainsi, la fin de la première partie du Peintre de la vie
moderne rattache la quête de la beauté présente à sa dimension spirituelle. « La dualité de l’art est
5
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, op. cit., page 244.
26
une conséquence fatale de la dualité de l’homme », dit Baudelaire, « la partie éternellement
subsistante » équivalant à « l’âme de l’art », tandis que « l’élément variable » correspondrait à « son
corps » (milieu du 4ème paragraphe, p. 13). En outre, cette « dualité » s’est toujours exprimée dans
l’art, selon l’auteur, puisque dans l’art sacré des temps anciens (« l’art hiératique »), le style
nettement défini d’un ordre religieux, d’une obédience particulière, permettait de dégager
explicitement « la partie de beauté éternelle » de l’œuvre. Alors, « la dualité » se voyait dans celle-
ci « au premier coup d’œil », alors que cette dimension éternelle de sa beauté se révèle à présent à la
fois « voilée et exprimée […] par le tempérament particulier de l’auteur » (milieu du 4ème
paragraphe, p. 13). En outre, Baudelaire tient sa théorie de la beauté double – donc de la « dualité
de l’art » – d’un prêtre et théologien, Félicité de Lamennais (1782-1854). Ce-dernier, dans le
« Livre cinquième » du « Tome Premier » (« Première partie : de Dieu et de l’Univers ») de son
Esquisse d’une philosophie (1840-1846), consacré aux « Lois générales de la Création » (1840,
page 313), concevait le beau comme « l’union constante de deux termes, “le vrai conçu en soi”,
“l’immuable, le nécessaire, l’absolu”, et “le variable, le contingent, le relatif, excepté en Dieu, où la
manifestation s’identifiant avec ce qui est manifesté, est comme lui absolue, nécessaire, immuable ;
et c’est pourquoi Dieu est le type essentiel du beau” »6. La distinction entre les deux éléments de la
beauté établie par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne – et auparavant dans le Salon de
1846 – n’est certes pas emplie d’une telle ferveur religieuse, mais elle préserve une partie de cet
esprit catholique et exalté. Il suffit pour l’y retrouver de « laïcis[er] légèrement la transcendance où
se situe Lamennais (Baudelaire conserve [les termes] “éternel”, “divin” [3 ème paragraphe, page
13]) », et de « détach[er] le Beau du Vrai »7. Enfin, dans sa reprise approximative d’une formule de
Stendhal, le Beau n’est que la promesse du bonheur, on peut lire un désir de rédemption par l’art,
de « résurrection » également empreint de religiosité, même si Baudelaire précise bien que ce
propos ne le convainc pas totalement en ce qu’il « soumet beaucoup trop le beau à l’idéal infiniment
variable du bonheur » (fin du 4ème paragraphe, p. 13). Mais la tension qui doit animer l’œuvre, l’élan
de l’art résumé par la phrase de Stendhal, lui plaît sans doute pour un motif plus profond que pour
son anticlassicisme (cette phrase a pour lui « le grand mérite de s’éloigner décidément de l’erreur
des académiciens » pensant que la maîtrise technique et le rapport érudit au passé sont le tout de
l’art – fin du 4ème paragraphe, p. 13). La partie fugitive de l’œuvre aimée serait comme la garante
d’un épanouissement lors d’une vie future et éternelle. Autant que le péché originel, toujours
vivace, la nostalgie d’un Paradis perdu est au centre de la poétique et de la philosophie
baudelairiennes. Notons ainsi pour finir, que si cette définition du « Beau » par Stendhal est
imprécise, elle en dit bien la relativité. Car il y a bien des expressions du « Beau » : il peut prendre
de multiples formes. Elle en affirme surtout l’espérance et l’élan, son transport indécis vers une
6
Cité dans « Notices, notes et variantes », in Charles Baudelaire, Œuvres complètes (tome II), op. cit., page 1421.
7
Ibid.
27
forme de permanence nécessaire, affective et spirituelle, « la promesse du bonheur », c’est-à-dire
d’une sérénité enjouée, donc d’un état moral et sentimental plus stable que l’offrande vibrante du
« Beau » ne contient pas en tant que telle, dans l’instant pur de son apparition ou de sa découverte.
Dans l’expression de Stendhal, on retrouve en un sens les deux éléments de la beauté moderne selon
Baudelaire : on ne sait jamais quel visage le « Beau » est susceptible d’arborer (élément variable,
circonstanciel), mais il est toujours le garant d’un « bonheur » promis à durer (élément permanent).
Pour résumer, selon Baudelaire, la mode vestimentaire offre un terreau fertile, à qui se livre à son
observation, pour appréhender la beauté caractéristique d’une époque particulière. Mais il existe
d’autres conceptions de la mode, à l’instar de celle élaborée par le penseur et critique allemand
Walter Benjamin (1892-1940), par exemple, dont il faut tirer, du point de vue de l’individu
moderne, des conclusions à la fois proches et différentes.
8
Georg Simmel, Philosophie de la mode (1905), trad. Arthur Lochmann, Paris, Éditions Allia, 2020 [2013].
Presque la totalité d’une page de cette section du Livre des passages (page 102) est consacrée à citer la Philosophie de
la mode (alors contenu dans l’ouvrage Philosophische Kultur, Leipzig, 1911), preuve de l’influence de Simmel sur
Benjamin.
9
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle. Le livre des passages, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009 [1989],
page 104.
28
Il y a un érotisme de la matière inerte, dans la mode, qui lui permet d’excéder malgré elle sa nature
macabre. Mais la mode « dépass[e] » la mort pour mieux l’exhiber, en quelque sorte : la mode,
c’est, presque indécemment, la mort en mouvement. À la même page, dans le « passage »
précédent, on peut pourtant lire que la mode fige voracement, fétichise le vivant :
« Toute mort est en conflit avec la vie organique. Toute mode s’entremet pour marier le corps vivant au
monde anorganique. La mode défend les droits du cadavre sur le vivant. Le fétichisme, qui ne peut
résister au sex-appeal de l’organique, est son centre vital10. »
Benjamin est fasciné par cet alliage de vie et de mort qui trame la mode, à l’intersection du vif et
du cadavérique. Toute mode semble porter le devenir d’une mort à ses yeux, dans sa nouveauté
même. « Le fétichisme » inhérent au phénomène de la mode se nourrit de chair fraiche comme un
vampire, semble-t-il dire. Un nombre conséquent de citations, dans cette section du Livre des
passages, renvoient à cette relation entre mort et mode, aux métaphores de la danse macabre, du
cadavre apprêté, de la femme fatale, de la vanité morbide… La marque baudelairienne est très
présente, puisque ce lien intrinsèque entre éternité et éphémère, et plus encore entre ce qui a été et
ce qui est, ce qui frappe si vivement dans l’instant de notre observation, ne cesse d’interpeller
Benjamin, au-delà de la mode vestimentaire :
« Le sentiment d’avoir affaire à quelque chose de suranné ne peut naître que là où l’on touche d’une
certaine façon à ce qu’il y a de plus actuel11. »
Le « suranné » donne l’impression de renaître dans l’actualité d’une mode (quelle qu’elle soit), à la
pointe d’une invention contemporaine offrant soudain la possibilité de renouer avec ce qui n’est
plus, ce qui avait été oublié. Comme Baudelaire, mais dans un sens plus politique et moins
esthétique, Benjamin est hanté par l’idée de « résurrection ». Au-delà de l’ « énigmatique besoin
de sensation [qui] a depuis toujours trouvé à se satisfaire avec la mode », seule la théologie donne
véritablement selon lui le secret de sa compréhension :
« Mais seule la réflexion théologique peut en trouver la clé, car il [« cet énigmatique besoin de
sensation »] exprime une attitude profonde, affective, de l’homme face au cours de l’histoire. On serait
tenté de rattacher ce besoin de sensation à l’un des sept péchés mortels et l’on ne s’étonne pas de voir un
chroniqueur y associer des prophéties apocalyptiques, et annoncer les temps où les hommes seront rendus
aveugles par l’excès de lumière électrique et fous par le rythme de transmission des nouvelles (dans
Jacques Fabien, Paris en songe, 1863)12. »
L’essayiste allemand recourt au champ lexical de la mort, mais aussi à celui du Christianisme,
lorsqu’il réfléchit sur la mode. Le citadin moderne, en proie à la vitesse des flux et aux chocs de la
Grande Ville, et tenté par tous les nouveaux mythes qu’elle dispense – mythes aux aspects de
merveille dont la mode vestimentaire fait partie –, semble constamment osciller, sous sa plume,
entre damnation et résurrection. En outre, comme souvent lorsqu’il traite d’un sujet, Walter
10
Ibid.
11
Ibid., page 94.
12
Ibid., page 91.
29
Benjamin est ambivalent, et même dialectique, à propos de la mode, qu’il ne condamne pas
univoquement malgré ses préférences politiques d’homme de gauche marxisant opposé à la
domination des puissants (pour le dire vite). La dimension esthétique de la mode, en lien avec la
Mort et la consommation de masse à l’ère de l’essor du capitalisme-roi, l’intéresse. Il développe
l’idée de « fantasmagorie », mythe qui sait s’actualiser concrètement dans les choses et dans les
attractions de la vie parisienne (et proto-métropolitaine, de façon plus générale), illusion fabriquée
par les puissances du marché :
« La fantasmagorie de la culture capitaliste trouve son plus grand épanouissement lors de l’Exposition
universelle de 1867. L’Empire est au faîte de sa puissance. Paris s’affirme comme la capitale du luxe et
des modes. Offenbach donne son rythme à la vie parisienne. L’opérette est l’utopie ironique d’une
durable domination du capital13. »
À ce titre, comme on en a déjà ébauché l’idée, la mode selon Benjamin doit surtout être mise en
rapport avec sa conception de l’Histoire et du temps humain, teintée d’espérance socialiste et de
messianisme. Car elle a le pouvoir d’incarner fugacement la présence d’une nouveauté dans
l’éternité du flot des changements qu’elle charrie par ailleurs constamment. Elle symbolise l’idée
d’un instant à saisir par lequel tout un pan de passé pourra peut-être s’éclairer. Elle aurait le
pouvoir de faire signe vers un moment du passé, dont il faudrait savoir capturer la réapparition
soudaine en une fraction de seconde :
« L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et
s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. […] c’est une image
irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par
elle14. »
La mode renvoie au concept d’ « à-présent », envisagé par l’auteur allemand comme « un modèle
du temps messianique » qui permet à l’historien de « sais[ir] la constellation que sa propre époque
forme avec telle époque antérieure »15. Ainsi Benjamin voit-il emblématiquement surgir dans
certaines fulgurations de la mode les germes vivants d’une époque lointaine, vision posant le
modèle d’une démarche révolutionnaire adaptée à la compréhension de l’Histoire entière :
« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps
saturé d’“à-présent”. Ainsi, pour [le peu recommandable] Robespierre, la Rome antique était un passé
chargé d’“à-présent”, qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait
comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume
d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois.
Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante.
13
Walter Benjamin, « Paris capitale du XIXème siècle. Exposé de 1935 », in Ibid., page 40.
14
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres, tome III, Gallimard, coll. « Folio », 2000, page 430.
Au paragraphe suivant (le paragraphe VI), Benjamin ajoute notamment à la nécessité de capter le passé soudain
ressurgi, l’idée d’une menace dans l’air : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se
sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le
matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger.
Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. […] », Ibid., page 431.
15
Ibid., pages 442-443.
30
Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la
concevait Marx [sic]16. »
2) « L’Homme des foules » Constantin Guys : anonymat, solitude et créativité dans la Grande
ville (Le Peintre de la vie moderne, partie III)
« Quelle qu’ait été l’admiration de celui-ci pour Guys, l’artiste a surtout été pour le critique-poète un
prétexte, le germe au moyen duquel Baudelaire a cristallisé une nouvelle esthétique, celle de l’esquisse,
de la fixation de l’impression instantanée grâce à la précision et à la rapidité de l’exécution 24. »
C’est notamment immergé dans la foule que Guys trouve un réservoir de motifs à saisir sur le vif.
La rue de la Grande ville lui offre un répertoire de personnages, de situations et d’objets, dont
il peut accomplir les magnifiques ébauches.
17
Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes (tome II), op. cit., page 687.
18
Ibid.
19
Ibid., page 1414 [« Notices, notes et variantes »].
20
Ibid.
21
Voir Ibid., pages 1415-1416.
22
Ibid., page 1417.
23
Ibid., page 1418.
24
Claude Pichois, in Ibid.
32
b) De « l’Homme des foules » (Edgar Allan Poe) à l’Artiste des foules (« M. G. » selon Charles
Baudelaire)
« Grand amoureux de la foule » : c’est, entre autres caractéristiques, ainsi que Baudelaire dépeint
Guys.
« Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la plus puissante plume de cette
époque, et qui a pour titre l’Homme des foules ? Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant
la foule avec jouissance, se mêle, par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu
récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie ;
comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout.
Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue
l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible !
Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état de convalescent, et vous aurez la clef du
caractère de M. G. » (brochure partie III, 3ème et 4ème paragraphes de la page 15).
La « curiosité » doit, chez l’artiste moderne, s’exercer avec la même « ardeur » fébrile que celle
propre à « l’Homme des foules » encore « convalescent », c’est-à-dire tout juste remis d’une
maladie. En effet, pour ce-dernier, c’est comme s’il fallait fiévreusement tenter de comprendre tout
dans la vie, puisqu’il a été guetté par le rien dans la mort. Ce serait d’après la menace du néant dans
la mort que l’on pourrait épouser le plein de la vie, sa profusion apparemment interminable. Si la
« curiosité » du personnage de Poe est devenue « irrésistible », c’est qu’elle a bien failli être
engloutie dans la nuit, avec celui qui ne pense à présent qu’à en jouir. La nouvelle de l’écrivain
bostonien se déroule à Londres, où le protagoniste est décrit dans un état d’exaltation à la fois extra-
lucide et halluciné – tant ses sens sont aiguisés par une perception encore souffrante. Il y prend,
« l’esprit électrisé »25, le risque de l’errance. Mais si Baudelaire retient du promeneur de Poe des
caractéristiques positives, la « passion fatale » de la « curiosité » étant ici présentée sous son jour le
plus favorable, l’homme subit également l’influence de passions plus tristes.
Posté à la fenêtre d’un café, il examine tout d’abord un certain nombre de catégories d’hommes ou
de femmes défilant devant ses yeux : ces micro-portraits collectifs ne sont jamais mélioratifs ; ils
relaient au contraire une étrangeté, voire un malaise. La foule envisagée comme somme de ces
catégories revêt donc une dimension inquiétante, aux confins du macabre, les « discordances »26
25
Edgar Allan Poe « L’Homme des foules » (1840), in Nouvelles Histoires extraordinaires, Paris, Le Livre de Poche,
1964, page 52.
26
Ibid., page 56.
33
prenant en définitive le pas sur l’insignifiance de cette cohue d’abord perçue comme masse
homogène ou ressac monotone. Sous la houle sourd une angoisse urbaine terrorisante27.
L’observateur convalescent, soudain interpellé par la physionomie d’un vieux promeneur, choisit
ensuite de se fondre un temps dans le multiple en poursuivant longuement ce vagabond fiévreux,
qui s’avère être la personnification de l’esprit de l’errance au cœur de cette multitude, puisqu’il
poursuit sa marche sans s’arrêter, nuit et jour… Mais Poe insiste sur le caractère excessivement
bizarre, véritablement diabolique, de ce choix de confusion éternelle avec la foule – comme un
geste esthétique relevant du maléfice dantesque, assimilable à une performance physique inouïe tant
il suggère de paroxysmes invisibles à travers la diversité des attitudes de celui qui l’accomplit sans
trêve. C’est pourquoi le narrateur renonce à suivre l’inépuisable vieillard dans un périple qui
pourrait ne jamais finir, au milieu d’une foule qui semble toujours renaître comme une hydre
affamée. Ainsi celui qui l’épouse incarne-t-il « le génie du crime profond »28, fondamentalement
indicible. L’auteur semble nous dire que le flâneur averti doit savoir préserver une distance, se tenir
au seuil du magma humain, de la multiplicité dévorante. Lorsqu’il scrute les profils et les lieux, il
sait analyser avec pénétration et dans le détail ce qui fonde la spécificité de leur caractère. Certes, il
se livre à cette scrutation méticuleuse en se promenant le cas échéant, en suivant pourquoi pas telle
personne intrigante, en arpentant le pavé d’un quartier méconnu, mais sans jamais franchir le pas de
trop. C’est pourquoi l’errance est toujours un jeu-limite, qui implique pour Edgar Allan Poe la
menace de l’informe satanique dont il faut savoir se préserver. Errer, ce serait donc flirter avec la
disparition, mais conjurer la tentation de l’évanouissement définitif : ne jamais disparaître pour de
bon. Autrement dit, il y aurait une dimension mélancolique de l’errance qui contient la menace de la
suppression absolue du promeneur, qui tient encore à distance le danger de son effacement total ; si
bien que l’errance serait comme une tension, une ligne de crête distincte de la disparition elle-
même.
« La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et
sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une
immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le
fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi […] “Tout homme, disait un
jour M. G. […], tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une nature trop positive pour
ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au sein de la multitude, est un sot ! […]” » (pages 16-
17 de la brochure).
En se délectant d’altérité à sublimer dans son art, en fixant par lui l’évanescence de la vie, le peintre
se révèle comme le réceptacle sensible de « la grâce » urbaine moderne, l’instrument vivant
prompt à tout saisir des émotions les plus fugaces de l’existence citadine :
« Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir
d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope
doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de
tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et
l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive » (1er para., haut
de la page 17, c’est moi qui souligne en gras).
Pour Baudelaire, Guys sait sublimer par son art « la vie » positive et multiple ; il déleste toute une
quantité de « non-moi » de sa pesanteur éventuelle, il allège le réel. En un sens, sa valeur réside
dans le fait qu’il résout le nombre en art, transmue le quantitatif en qualitatif, en valeur esthétique.
Ce faisant, il intègre notamment à ses œuvres l’impression de mystérieuse démultiplication émanant
du nombre, nombre qui, en lui-même, intriguait Baudelaire :
« Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du
nombre.
Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est un nombre29. »
Baudelaire décrit Guys comme perpétuellement assoiffé de nouvelles images à capturer dans la cité.
Il vante son amour de la vie, son vitalisme curieux, loin de la mélancolie, du spleen baudelairien (de
cet ennui dont il constitue peut-être l’autre face du point de vue de Baudelaire, une nécessité de
divertissement permanent pour mieux le noyer…) :
« […] et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et brillant. Il admire l’éternelle beauté et
l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le
tumulte de la liberté humaine » (2ème para., p. 17).
29
Charles Baudelaire, Fusées, in Œuvres complètes (tome I), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, page
649.
35
« M. G. » sait voir et savourer l’harmonie au cœur du chaos, leur côtoiement dans les grandes villes.
Sur cette « ivresse » qu’une âme sensible sait ressentir dans celles-ci, le poète écrit encore :
« Ivresse religieuse des grandes villes. – Panthéisme. Moi, c’est tous ; Tous, c’est moi.
Tourbillon30. »
Baudelaire se livre ici à une idéalisation « religieuse » de « la grande ville », incite à en interpréter
les signes d’équilibre glorieux comme autant de manifestations de la Providence :
« Il contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la brume ou frappés par les
soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de
la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et
d’être bien habillés ; en un mot, de la vie universelle » (2ème para., p. 17).
D’après le poète et critique, Guys sait, lui, interpréter ces signes, appréhender la ville dans son
mouvement d’ensemble comme dans ses détails, ses microévolutions imperceptibles pour le
commun des mortels :
« Si une mode, une coupe de vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles
ont été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est descendu d’un cran sur la
nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle
l’a déjà deviné. Un régiment passe […] ; et voilà que l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes,
l’allure et la physionomie lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui ; et dans quelques minutes,
le poème qui en résulte sera virtuellement composé » (2ème para., p. 17).
Prend le relais de son « œil » perçant, autrement dit de son regard perspicace, la capacité de Guys
à intégrer les aspects, traits, démarches spécifiques charriés par le flux de la vie urbaine, pour
« compos[er] » spirituellement l’œuvre avant sa réalisation matérielle. Pour Baudelaire, « M. G. »
est un artiste à la fois analytique et synthétique. À propos de ce régiment dont il a su capter
l’essence, le poète conclut : « Et voilà que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche
comme un seul animal, fière image de la joie dans l’obéissance » (fin du 2ème para., p. 17 ; c’est moi
qui souligne). L’art de « M. G. » s’impose comme l’exception confirmant la règle d’une « joie » le
plus souvent triviale aux yeux de Baudelaire. Cette « joie » qui l’enthousiasme chez le dessinateur,
est loin d’être toujours chez lui de rigueur :
« Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un
des ornements les plus vulgaires31. »
Au contraire, la passion pour la vie du Peintre de la vie moderne se reflète dans sa « puissance
d’exprimer » ce qui l’environne (tout en haut de la page 18) :
« Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles,
singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de
la nature » (haut de la page 18).
30
Ibid., page 651.
31
Ibid., page 657.
36
Si, dans l’art de Guys, toutes les « choses » de la Grande Ville paraissent « naturelles », et si la
« fantasmagorie »32 y semble « extraite de la nature », selon Baudelaire, c’est parce que ce-dernier
aime associer le sentiment de vastitude et d’éphémère procuré par cette « nature » à celui éprouvé
lors de ses déambulations urbaines. Ainsi, il écrit ailleurs :
« Le vertige senti dans les grandes villes est analogue au vertige éprouvé au sein de la nature. – Délices
du chaos et de l’immensité. – Sensations d’un homme sensible en visitant une grande ville inconnue 33. »
« J’oserai pousser plus loin ; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute
pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le
cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place
considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance
retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit
analytique qui lui permet d’ordonner la somme des matériaux involontairement amassée » (pages 15-
16).
Le « génie » est ici envisagé par Baudelaire comme une « enfance » sublimée, une « enfance » dont
l’artiste a su rationaliser « l’inspiration » féconde, canaliser (« ordonner ») la verve, les éclats de
créativité instinctifs et chatoyants. Plus encore, comme il le soutient dans la dernière phrase de cette
troisième partie du Peintre de la vie moderne, plus « M. G. » est enfant, plus il est lucide :
« Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent
cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë,
magique à force d’ingénuité ! » (haut de la page 18)
Constantin Guys est si génial qu’il sait concilier les contraires dans son approche de l’art :
clairvoyance et « ingénuité », capacité d’ordonnancement et fertile naïveté « enfantine ».
38
vivacité « improvisé[e] » de ses croquis préférable pour l’en instruire à l’exposé journalistique et
factuel ; la « campagne de Crimée » est mieux rendue à ses yeux par les dessins de Guys que par de
fastidieux résumés écrits. Il s’agit donc d’un chroniqueur particulièrement perspicace pour le poète
et critique, qui le qualifie d’ « homme du monde […] c’est-à-dire homme du monde entier, homme
qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages » (milieu du 1 er
para., p. 15). C’est également en cela qu’il se distingue du commun des artistes, auxquels
Baudelaire (de nouveau en forçant volontairement le trait) reproche de demeurer confinés dans leur
monde étroit – « la plupart des artistes sont […] des intelligences de village, des cervelles de
hameau » (fin du 1er para., p. 15) –, tandis que Guys, pour capter l’essence du monde moderne,
adopte la démarche inverse. En effet, toujours ouvert sur celui-ci, il sort de son quartier et de son
atelier pour aller à sa rencontre, en « citoyen spirituel de l’univers » (derniers mots du 1er para., p.
15). Non que Baudelaire fasse l’éloge du voyage exotique en soi, mais il reconnaît que « M. C. G. »
sait pratiquer l’art de voyager, qu’il n’est pas un vulgaire touriste en mal de pittoresque facile et de
fausses nouveautés flattant ses avis préconçus. Comme Guys sait capter cette fameuse « qualité
essentielle de présent » jusque dans les cohues et au cœur du chaos du monde, Baudelaire a su le
repérer parmi ses congénères peintres, ces « brutes très adroites » (fin du 1er para., p. 15), pour
mieux prouver que lui aussi, répétons-le, s’intéresse au particulier, à tout le champ de l’ « inconnu »
esthétique et donc, par sa démarche même, fait preuve de modernité (on se rapproche
progressivement du passage de l’essai où il emploie le terme). Cette « curiosité », c’est-à-dire une
soif de connaissances toujours renouvelées, qui « peut être considérée comme le point de départ
[du] génie » moderne de « M. G. » selon lui (2ème para., p. 15), vaut également dans le cas du poète
lui-même. Mais si elle est suscitée par le désir de préserver une innocence enjouée devant les
évènements du monde, elle tient aussi de la pathologie : donnée par Baudelaire comme originaire,
propre à l’enfance, celui-ci conçoit cette curiosité comme presque malade, satanique, tant elle se
révèle avide. Ainsi donne-t-il cette anecdote à propos d’un peintre ami :
« C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des
enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes
chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant
fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices,
les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau
bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son
cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son
nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre ? »
(1er para., page 16)
Si elle est « profonde et joyeuse », la curiosité est aussi vorace, diabolique (« La damnation était
faite »), animale ; elle absorbe l’enfant curieux pour le restant de son existence. Mais Baudelaire, il
est vrai, dans cet insatiable appétit d’images et de sensations nouvelles propre à l’artiste, intimement
39
lié à ses pulsions visuelles les plus primaires, ne voit pas ici à mal. Concernant Guys, cet appétit lui
permet tout au moins de flairer où ce mal se tapit parmi les splendeurs ambiguës de la ville. Ainsi,
quand « le soir est venu […] M. G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la
poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique ; partout où une passion peut poser pour son œil, partout
où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le
soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé 35 ! » (milieu du 3ème et dernier para., page 17).
« M. G. » est toujours aux aguets du « bizarre » de la « beauté », de ces « joies rapides » qu’il sait
donc saisir à la volée.
« En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non
d’après la nature. […] Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le
modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et
M. G., accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le
modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte leur faculté principale troublée et comme paralysée 39. »
En un mot, M. G. peint vivement, mais presque jamais sur le vif. Il saisit la fugacité des situations,
l’instant à la volée, mais il les retranscrit de mémoire dans ses esquisses (presque toutes ses œuvres
tiennent de l’ébauche ou attestent d’une incomplétude). Ce qui n’empêche pas une « émeute de
détails »40 de se soulever en lui, qui va devoir trancher en faveur de certains d’entre eux au
détriment d’autres, tout en préservant le mouvement général de l’image mémorisée. Paradoxale, la
méthode de Guys l’est en tant qu’elle conjugue vitesse d’exécution et volonté de mémoire, arrêt sur
l’instant vécu et élan fougueux :
« Ainsi, dans l’exécution de M. G. se montrent deux choses : l’une, une contention de mémoire
résurrectionniste, évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : “Lazare, lève-toi !” ; l’autre, un feu,
une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur. C’est la peur de n’aller pas assez
36
Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes (tome II), op. cit., page 698.
37
Ibid., page 697.
38
Ibid., page 698.
39
Ibid.
40
Ibid.
41
vite, de laisser échapper le fantôme avant que la synthèse n’en soit extraite et saisie ; c’est cette terrible
peur qui possède tous les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s’approprier tous les
moyens d’expression, pour que jamais les ordres de l’esprit ne soient altérés par les hésitations de la
main ; pour que finalement l’exécution, l’exécution idéale, devienne aussi inconsciente, aussi coulante
que l’est la digestion pour le cerveau de l’homme bien portant qui a dîné41. »
Il s’agit de retenir par l’esprit, puis de saisir vite crayon en main, ce qui risque de s’enfuir, pour le
faire renaître sur papier. Baudelaire décrit ensuite la pratique picturale de Guys par le menu : il
éclaire sur les apports successifs dans la conception de ses œuvres des « indications au
crayon », « teintes au lavis », et de « l’encre » pour marquer « le contour des objets »42, en vue
d’aboutir à une « ébauche parfaite »43, expression là encore oxymorique pour qualifier un travail fini
qui par nature ne l’est pourtant pas (puisque seulement ébauché). Si le dessin atteint cette qualité de
perfection et de légèreté mêlées aux yeux du poète, c’est parce qu’il prête à Guys une faculté à
savoir capter le mouvement et un « don » de « coloriste » hors du commun :
« Il attache une immense importance aux fonds, qui, vigoureux ou légers, sont toujours d’une qualité et
d’une nature appropriée aux figures. La gamme des tons et l’harmonie générale sont strictement
observées, avec un génie qui dérive plutôt de l’instinct que de l’étude. Car M. G. possède naturellement
ce talent mystérieux du coloriste, véritable don que l’étude peut accroître, mais qu’elle est, par elle-même,
je crois, impuissante à créer. Pour tout dire en un mot, notre singulier artiste exprime à la fois le geste et
l’attitude solennelle ou grotesque des êtres et leur explosion lumineuse dans l’espace44. »
Dans ce passage, Baudelaire insiste sur « l’instinct », sur le « talent » naturel de « coloriste » de
Guys, sur son « génie » inné, pour continuer de façonner sa mythologie de l’artiste moderne en
recourant au champ lexical de l’ex nihilo. En outre, il possède selon lui le sens des aplats lumineux
et la précision du trait pour croquer les physionomies avec la plus grande exactitude possible. Ses
sujets correspondent à « tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle » (début du 4ème para.,
page 19 de la brochure), à tout ce qui constitue son temps présent, la seule source d’inspiration
nécessaire de l’artiste moderne. Car celui-ci, aime répéter Baudelaire, doit s’affranchir des modèles
antiques ou de la peinture ancienne (il prend l’exemple d’une courtisane peinte par Titien ou
Raphaël, dont un peintre moderne n’aurait aucun intérêt à s’inspirer pour peindre une « lorett[e] »
de son temps, 3ème para. p. 19) pour puiser directement dans l’immense répertoire des formes et
physionomies du monde vivant. En résumé, Guys possède selon Baudelaire toutes les qualités que
l’artiste doit détenir pour restituer avec acuité dans une œuvre la vie et les mœurs de son époque
[voir aussi infra, 3) c)].
41
Ibid., page 699.
42
Ibid.
43
Ibid., page 700.
44
Ibid.
42
a) Éclosion d’un terme
D’autres auteurs avant Charles Baudelaire ont employé le terme « modernité ». Honoré de Balzac
aurait été le premier à y recourir dans un conte de jeunesse, La Dernière Fée ou la nouvelle lampe
merveilleuse (1823). Quant au premier emploi du mot « lu par Baudelaire », il remonterait « à la
traduction française des Reisebilder de Heine (1843) »45. L’auteur romantique évoque le « sentiment
d’une “modernité vague et incommode”, le terme s’alliant aussi dans le texte original allemand
(1826) à une impression de reproche »46. Enfin, lui donnant une acception nettement moins
péjorative, Théophile Gautier (1811-1872) recourt par exemple au néologisme dans un article
publié dans La Presse du 27 mai 1852 :
« On a tort, selon nous, d’affecter une certaine répugnance ou du moins un certain dédain pour les types
purement intellectuels. Nous croyons, pour notre part, qu’il y a des effets neufs, des aspects inattendus
dans la représentation intelligente et fidèle de ce que nous nommerons la modernité47. »
« Il serait difficile de rattacher cet artiste à aucune école ancienne, car le caractère de la peinture anglaise
est, comme nous l’avons dit, la modernité. – Le substantif existe-t-il ? le sentiment qu’il exprime est si
récent que le mot pourrait bien ne pas se trouver dans les dictionnaires48. »
Toutefois, Baudelaire est le premier à avoir érigé le terme comme une sorte d’emblème sémantique
de son époque, capable de cristalliser sa vision du XIX ème siècle, en réfléchissant à sa signification
pour les arts et en donnant à penser les implications esthétiques de son emploi. C’est en poursuivant
son portrait de Constantin Guys qu’il finit par introduire ce fameux mot, de nouveau en décrivant
ce-dernier comme un « solitaire » qui, par-delà ses rêveries de « flâneur » aimant se laisser
surprendre par « le plaisir fugitif de la circonstance », sait se donner « un but plus général » grâce à
son « imagination active » (début du Chapitre 4 sur la brochure, page 18), la « Reine des facultés »
pour le poète49. Celui-ci, en recourant au terme, en donne alors une autre définition, demeurée très
célèbre :
« Il [Guys] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente
pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle
peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire » (début du Chapitre 4,
page 18, c’est moi qui souligne en gras)50.
45
Claude Pichois, in Ibid., page 1419 [« Notices, notes et variantes »].
Reisebilder (Tableaux de voyage) de Heinrich Heine (1797-1856) est originellement paru aux éditions Hoffmann und
Campe, basées à Hambourg, entre 1826 et 1831.
46
Ibid.
47
Cité par Claude Pichois in Ibid.
48
Cité par Claude Pichois in Ibid.
Pour une généalogie plus complète de l’emploi du terme « modernité » au XIXème siècle, et plus de précisions
bibliographiques, voir Ibid., pages 1418-1420.
49
Voir Charles Baudelaire, Salon de 1859, « III- La Reine des facultés », in Ibid., pages 619-623.
50
Le terme modernité est souligné dans la version du « Peintre de la vie moderne » privilégiée in Charles Baudelaire,
« Le Peintre de la vie moderne », Ibid., page 694.
43
Quelques lignes plus bas, Baudelaire répète, parlant à la fois de la mode vestimentaire et de la
peinture :
« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est
l’éternel et l’immuable » (page 18, c’est moi qui souligne en gras).
Près de vingt ans plus tôt, déjà requis par le désir de définir une « beauté » et un « héroïsme de la
vie moderne », il écrivait :
« Avant de rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des exemples que
notre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que puisque
tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans
l’ordre.
Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque
chose de transitoire, – d’absolu et de particulier51. »
Cette « modernité » de la beauté, Baudelaire ne s’est pas contenté d’en élaborer la critique et d’en
inaugurer la théorie, il a tenté de la créer poétiquement, dans son recueil de poèmes Les Fleurs du
Mal (1857). « À une passante » constitue l’un des meilleurs exemples de cette tentative, tant ce
rapport entre « éternel » et « transitoire » en détermine l’architecture sémantique, le sens.
Dans cette ville aux dimensions inhumaines, pourtant bâtie en vue d’optimiser les conditions de vie
des humains, les gens sitôt passés s’évanouissent, se perdent sous nos yeux, emportés par le
mouvement des foules :
La suite du sonnet nous confirmera, comme son titre même en donnait l’indice, que la femme n’a
fait que « pass[er] » sous le regard et dans la vie du narrateur-poète. La « passante » se révèle
fugitivement, mais assez pour que l’observateur perçoive en elle une femme altière (« Longue,
mince ») qui porte fièrement la « douleur » de son « grand deuil ». Cette présence immédiate du
« deuil » et de la « douleur » qu’elle sait sublimer, rappelle la vision du « Beau » esquissée par
Baudelaire dans une fraction de Fusées :
51
Charles Baudelaire, Salon de 1846, « XVIII- De l’héroïsme de la vie moderne », in Ibid., page 493.
52
C’est-à-dire la bordure dentelée et brodée de sa robe.
44
« C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la
conjecture. […] Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau. […] et enfin (pour que j’aie le
courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le Malheur. […] la Beauté […] la
Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère […] un type de
Beauté où il n’y ait du Malheur53. »
C’est ainsi que la figure de la veuve revient dans son œuvre – comme revient un fantôme de
« Mélancolie », l’ombre portée de ce « Malheur » jamais vraiment dissipé. On la retrouve
notamment dans Le Spleen de Paris (1862), ouvrage composé de courts récits évocateurs, qui sont
autant de « fragments », comme le dit Baudelaire lui-même dans sa dédicace introductive au
directeur littéraire du journal La Presse Arsène Houssaye, fragments (il parle aussi de « tronçons »)
voulant saisir, cette fois par le moyen de la « prose poétique, musicale », le caractère changeant de
« la vie moderne »54, tout en cernant quelques profils qui en incarnent l’idée avec netteté. Dans le
récit fragmentaire consacré aux « Veuves », le poète raconte avoir été marqué par l’une d’elles en
particulier, qui se détache de l’impression de pesanteur vulgaire émanant de la foule alentour :
« […] ce jour-là, à travers ce peuple vêtu de blouses et d’indienne, j’aperçus un être dont la noblesse
faisait un éclatant contraste avec toute la trivialité environnante. C’était une femme grande, majestueuse,
et si noble dans tout son air, que je n’ai pas souvenir d’avoir vu sa pareille dans les collections des
aristocratiques beautés du passé. Un parfum de hautaine vertu émanait de toute sa personne. Son visage,
triste et amaigri, était en parfaite accordance avec le grand deuil dont elle était revêtue 55. »
Comme dans le poème, la veuve surgit au milieu de la foule tumultueuse et bruyante, telle une
apparition miraculeuse au milieu d’un chaos sonore ou d’un attroupement. Elle aussi est « grande »
(la passante est « longue »), « majestueuse », « noble », « hautaine » (la passante est « Agile » et
altière, pleine de tenue avec « sa jambe de statue »), et en « grand deuil ». De cette noblesse altière,
de la souveraine tenue de la femme-statue, Baudelaire, en passant dans son poème d’un quatrain à
l’autre, souligne d’autant plus le magnétisme qu’il joue du contraste entre celle-ci et l’impression
de souplesse transmise par le mouvement des drapés :
« Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
53
Charles Baudelaire, Fusées, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., pages 657-658.
54
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1862, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., pages 273- 374, « À Arsène
Houssaye », page 275.
55
Charles Baudelaire, « Les Veuves », in Ibid., page 294.
45
dilater souplement dans l’espace, de l’apparition de la passante. Soudain, au cœur du flux, une
apparition retient particulièrement l’attention de l’observateur, lui-même mêlé à la masse urbaine. Il
y a également une opposition centrale, une collision structurante pour le poème, qui survient à la
croisée des deux premiers vers du second quatrain. Jean Starobinski en a bien parlé :
« Le mot “statue”, en fin de vers, conclut la longue phrase descriptive initiale. Reportant son regard sur le
vers suivant, le lecteur découvre le sujet “Moi”, qui se dresse et s’antépose, comme provoqué par la
découverte de la forme parfaite de la jambe. S’il y a un choc dans ce poème, c’est dans la séquence
statue-moi. En écoutant la musique sous-jacente, on peut entendre aussi, à bien plaire, deux pronoms
personnels : tu-moi, et plus lointainement l’impératif : tue-moi. Les mots qui se suivent ne sont séparés
que par la ponctuation, c’est-à-dire par le point final de la phrase descriptive, et l’écart de position d’une
ligne à l’autre, entre dernière et première syllabe de deux alexandrins successifs. Il y a donc ici tout
ensemble contact et rupture. […] Le regard du poète, à l’instant de la plus grande proximité, remonte
brusquement de la jambe à l’œil, pour rencontrer la merveille que sera le regard d’une statue qui marche
et qui, dans l’“escrime” parfaite d’une rime riche, “tue”56. »
Tout le sujet du poème, qui correspond à une ébauche littéraire, est là : capter poétiquement
« l’instant » du passage, en restituant aussi dans l’écriture des vers le sentiment d’éternité qu’il
procure au buveur, lui-même tressé à l’imminence d’un péril mortel. Or cette apparition, pour
l’imaginaire, tient de l’intime et du cosmique :
« Fugitive beauté », l’expression est pléonastique, puisque toute « beauté » moderne est forcément
« fugitive ». Quant au « regard » de la passante, il semble tout concentrer ; c’est bien lui qui
cristallise l’intime et le cosmique, le singulier et l’infini, ou plutôt, qui en offre la synthèse
56
Jean Starobinski, « Le Regard des statues » (1994), in L’Encre de la mélancolie, pages 471-498, Paris, Seuil, 2012,
page 492.
46
dynamique : il est donc apte à « fair[e] […] renaître », au moins un instant. Il est lui-même tout à la
fois mouvement fugitif et moment de ravissement, qui captive autant qu’il capture l’observateur
immobile. L’ « éclair » s’est éteint dans « la nuit » citadine, l’instant s’est confondu avec
« l’éternité », qui risque d’en dissiper les effets, d’en estomper la charge émotionnelle, voire
d’ensevelir à « jamais » la « Fugitive beauté » de cette présence inattendue, surprenante, à la fois
irradiante (« Un éclair... ») et inquiétante (« la nuit » et « l’ouragan »). Les effets du coup du foudre
se dissipent presque immédiatement dans la noirceur. En un mot, le sonnet cherche à décrire en
vers une mélancolie de l’éphémère, néanmoins liée au sentiment de « l’éternité » :
Dans cet ultime tercet, le jeu des oppositions imaginaires se poursuit. À la fin du tercet précédent,
l’invocation du terme « éternité » génère un sentiment de stase, suppose la mention d’une durée, par
définition infinie, où des retrouvailles entre l’homme et la femme seraient possibles. Dans ce tercet-
ci, l’idée de basculement dans un « Ailleurs » se met à prévaloir qui semble prolonger la stase ; un
autre monde entrouvert par ce passage semble suggérer la promesse de cette éternité (« bien loin
d’ici ! »). Mais, aussitôt, l’ouverture est refermée ; une telle promesse s’évanouie après la fuite de
l’être hypothétiquement aimé (alors il est « trop tard ! »). Du reste, avant même d’être temporel, le
contraste valait explicitement d’un point de vue spatial : l’instant de saisissement ému lié à cette
apparition ne saurait que se prolonger « Ailleurs », « loin d’ici », c’est-à-dire « loin » du lieu où le
narrateur a assisté au surgissement de la passante endeuillée. Malgré l’inquiétude que celle-ci
drainait dans son sillage du point de vue de l’observateur « crispé », elle était également capable de
susciter un fol espoir de renaissance intime, de regain. Espoir que « l’éternité » ménage également,
temps infini dans lequel résiderait cet « Ailleurs » où s’arrimer, comme un Empyrée où pourraient
enfin s’accomplir les amours inassouvis, non-réalisés, un outre-monde idéal où pourraient se nouer
les rencontres espérées de la Passion. Baudelaire, auteur catholique et à la pointe de la Modernité,
n’oublie jamais de cultiver la nostalgie du Paradis. Si c’est hors de cette vie (et d’abord, quelque
part dans la ville, hors de sa vue) que la femme « fui[t] », à défaut de signe qui lui aurait permis de
la suivre, il faudra bien que « l’éternité » lui offre un lieu où la rejoindre. Sinon l’Amour est voué à
demeurer en suspens, en puissance, tel un état de l’être idéal mais (donc) inatteignable, un pur
possible non concrétisable, rivé à son conditionnel, au plus-que-parfait (« Ô toi que j’eusse aimé »)
et à l’imparfait (« ô toi qui le savais ! »).
À l’échelle du poème entier, Jean Starobinski, auquel on peut donner le mot de la fin, propose
l’interprétation suivante :
47
« Prise au piège du regret, la parole du poète renverse en un illusoire savoir (“toi qui le savais”) ce qui
avait été le constat trop évident d’un non-savoir (“tu ne sais”). Cet attachement à un passé désormais
impossédable, cette inaptitude à s’en détacher, cette volonté d’inverser l’impossibilité en un fantôme de
possibilité, c’est sans doute l’une des plus magnifiques expressions qui aient été données de la conversion
de l’état amoureux en état mélancolique57. »
« Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à
la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée [on retrouve les verbes connotant le
mouvement souple du passage dans « À une passante »] par la crinoline ou les jupons de mousseline
empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans
celles portées à la cour de Catherine » (1er para, p. 19).
Jusqu’à un certain point, Baudelaire pense la peinture comme Stendhal le théâtre : « Il y a une
modernité pour chaque peintre ancien » (page 18). Le paradoxe refait ici surface : comme chez
Stendhal avec le « romanticisme », la « modernité » artistique est de tout temps. Ainsi, les œuvres
« modernes » demeurées célèbres et reconnues pour leurs qualités malgré le passage du temps, ont
su accéder à l’ « antiquité » :
« En un mot, pour que toute modernité [dans cette partie, Baudelaire aime à répéter le terme] soit digne de
devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été
extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G. » (fin du 1er para., page 19).
Ainsi Baudelaire, plus que sur le « plaisir » et le « courage » d’innover, désirés par Stendhal, insiste
sur la vitalité de l’instant fugitif, ce fameux « transitoire » au cœur de l’éternel, que l’artiste ne
doit pas cesser de chercher à saisir :
« […] la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de
leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le
regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète
vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le
droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une
beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché » (fin du 1er
para. du Chapitre 4, page 18).
Les œuvres modernes, de tout temps, associent unité (harmonie) et « vitalité », « forment un tout
d’une complète vitalité ». Elles étaient et demeurent vivantes dans la mesure où elles savent inclure
57
Ibid., page 496.
48
le « fugitif » de leur époque. Sinon, la beauté vire à l’impénétrable, à la froideur, devient « vide ».
Dès lors, la dimension « transitoire » de l’œuvre soutient sa part « éternel[le] », lui donne
vigueur et, même, la rend désirable. Elle implique une sorte de vibration matérielle attestant du
caractère spirituel de l’œuvre, dont l’aspect matériel n’est pas séparable :
« La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec de qu’on appelle le corps explique très bien
comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel
d’où il dérive » (3ème para., page 19).
58
Cité in Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » (1931), Œuvres (tome II), Gallimard, collection
« Folio », 2000, page 297 [Walter Benjamin dit lui-même tirer cet extrait de Max Dauthendey, Der Geist meines Vaters.
Aufzeichnungen aus einem begrabenen Jahrhundert, Munich, A. Langen, 1912, page 61].
49
1904), en donnant tout à voir de celui-ci, en levant tous ses voiles pour mieux en liquider
définitivement le mystère. On comprend encore mieux, en lisant son texte contre la photographie,
que pour Baudelaire « l'expérience esthétique se confondait avec l'expérience historique de la
modernité »59.
Dans celui-ci, il annonce d’emblée la couleur : la photographie est « la grande ressource des gens
qui ne sont pas naturellement peintres » (3ème phrase du 1er paragraphe page 8)60. Au contraire, le
« choix de Guys comme héros de la vie moderne » ne doit rien au hasard puisque l’aquarelliste
incarne une modernité « qui est aussi résistance à la modernité, en tout cas à la modernisation »61,
perçue soit comme porteur de la menace d'un progrès technique asservissant, soit comme un
« ensemble de processus cumulatifs qui se renforcent les uns les autres »62 jusqu'à « [détacher] la
modernité de ses origines »63. En outre, le caractère ébauché, diffus, des dessins de Guys, leur
facture enlevée, s’impose comme un antidote à l’art trop naturaliste à ses yeux de Gustave
Courbet (1819-1877) ou d’Édouard Manet (1832-1883)64, et, à plus forte raison, au réalisme de
la photographie. Dans cette frontalité, dans ce réalisme trop brut de la photographie, il voit un
véritable danger pour l'art, qu'il ne conçoit pas comme séparé du Beau :
« Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe
le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut aisément
deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai » (2ème para. page 9).
Pour Baudelaire, c’est le cas de le dire, la photographie n’a rien à voir avec l’invisible et,
davantage, met celui-ci en péril. Car « s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable
et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors
malheur à nous ! », s’exclame-t-il (dernière phrase du 1er para. page 11).
Cette réticence tenace, pour ne pas dire cette morgue fielleuse à l'idée que l'on puisse reconnaître à
la photographie des vertus esthétiques, est prétexte à « critiquer la décadence du goût en même
temps que les masses »65. Le poète n'hésite pas à brocarder leur instinct grégaire : « la société
immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal » (1er para.
p. 10), guidée par « l'amour de l'obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l'homme que
59
Jürgen Habermas, Discours philosophique de la modernité, Chapitre I : « La modernité : sa conscience du temps et
le besoin de trouver en elle-même ses propres garanties » (pages 1-26), Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de
la philosophie, 1988, page 10.
60
Voir aussi Charles Baudelaire, « Le Public moderne et la photographie », in Salon de 1859, Œuvres complètes
(tome II), op. cit., page 614.
61
Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Éditions du seuil, 1990, page 32 [c’est moi qui
souligne].
62
Jürgen Habermas, Discours philosophique de la modernité, Chapitre I : « La modernité : sa conscience du temps et
le besoin de trouver en elle-même ses propres garanties », op. cit., page 2.
63
Ibid., page 3.
64
Auquel il a adressé son célèbre verdict : « […], vous, vous n'êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »,
in Charles Baudelaire, Correspondance (tome II), édition Claude Pichois et Jean Ziegler, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1973, page 497.
65
Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Éditions du seuil, 1974, page 78.
50
l'amour de soi-même » et qui, grâce à cette invention, « ne laissa pas échapper une si belle occasion
de se satisfaire » (1er para. p. 10). La « sottise » caractérise l’attirance du public moderne pour cette
« industrie nouvelle » que Baudelaire accuse de « ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit
français » (1ère phrase du 4ème para. p. 9). Le public vulgaire, petit-bourgeois, « singulièrement
impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l'admiration (signe des petites âmes) » préfère le
réalisme odieux de la photographie à « la tactique naturelle de l'art véritable » (3ème para. p. 9).
L’étonnement provoqué par la technique ne saurait être une fin en soi ; au contraire, le « bonheur »
réside certes dans l’étonnement, mais dans l’étonnement suscité par le merveilleux, surgissant
dans la rêverie qui révèle, permet la découverte de « l’inconnu » véritable, non-
artificiellement conçu :
« Je parlais tout à l’heure des artistes qui cherchent à étonner le public. Le désir d’étonner et d’être étonné
est très légitime. It is a happiness to wonder, “c’est un bonheur d’être étonné” ; mais aussi, it is a
happiness to dream, “c’est un bonheur de rêver”. Toute la question, si vous exigez que je vous confère
le titre d’artiste ou d’amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou
sentir l’étonnement. Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est
étonnant est toujours beau » (1ère partie du 3ème para. p. 9).
Baudelaire remet l’idée de « progrès » en cause, car, comme son nom ne l’indique pas, il lui
apparaît rétrograde. Il en fait sa véritable bête noire, et le définit comme « la diminution
progressive de l’âme et la domination progressive de la matière » (1er para. p. 9). Le progrès est
un matérialisme délétère, et il se dit encore « convaincu que les progrès mal appliqués de la
photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à
l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare » (2ème para. p. 10).
Dans un projet de Préface des Fleurs du Mal, à la même époque, il s’insurge avec non moins de
virulence, contre cette idée de progrès qui lui semble si débectante, tout en recourant de nouveau au
substantif « sottise » pour qualifier son semblable (« [s]on frère… ») :
« Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme, je
n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité sur la voie du progrès. Ce monde a
acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion 66. »
Si « l'obscénité » et « la sottise » sont, parmi bien d'autres dans son œuvre, des termes par lesquels
on peut naturellement qualifier l'homme, c'est parce que ce dernier est intrinsèquement mauvais.
Pour Baudelaire, chef de file des « antimodernes », l'homme est mauvais par essence puisqu'il
porte en lui, depuis sa création, le péché originel (voir infra). Dans une lettre de 1856 adressée à
Alphonse Toussenel (1803-1885), il confie ainsi :
« Toutes les hérésies auxquelles je faisais allusion tout à l'heure ne sont, après tout, que la conséquence de
la grande hérésie moderne, de la doctrine artificielle, substituée à la doctrine naturelle, – je veux dire la
suppression de l'idée du péché originel. […] la nature entière participe du péché originel67. »
66
Charles Baudelaire, « Préface des Fleurs [I] » (1860), in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 181.
67
Charles Baudelaire, Correspondance (tome I), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, page 337, cité in
51
Baudelaire a « foi dans le péché originel, tandis que la décadence moderne, sous tous ses aspects,
résulte de l'abjuration de cette foi »68. La beauté même est donc foncièrement empreinte de ce
péché. « Inséparable de la mélancolie », elle est au moins en partie « satanique »69, puisqu'elle tend
également vers le divin (voir dans Les Fleurs du Mal, son poème « Les Phares », par exemple). Or
c'est cette part de « divin » que l'apparition de la photographie bat en brèche, aspire progressivement
du cœur de l'homme déjà originellement plombé par cette « indestructible, éternelle, universelle et
ingénieuse férocité »70. Pour Baudelaire, la photographie n'a d'autre vocation que celle d'être la
« très humble servante » de l'art, « comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni
suppléé la littérature » (haut de la page 11). Le cinéaste Robert Bresson, par exemple, alors même
que la photo pourrait être considérée comme la matière première du « cinématographe », la
considérait comme l’auxiliaire de son art, simple objet inanimé, pauvre support rudimentaire si elle
n’est pas mise en rapport dynamique avec d'autres : « La photographie est descriptive, l'image brute
limitée à la description »71. Pour Benjamin, l'« approfondissement de l'aperception » par le cinéma
oblige à « reconnaître dorénavant l'identité entre l'exploitation artistique de la photographie et son
exploitation scientifique, le plus souvent divergentes jusqu'ici »72. Baudelaire n’en était pas là,
refusant absolument la convergence entre la photo statique et l’idée d’expression artistique. En
revanche, il ne niait pas l'existence de cet aspect « scientifique », ces possibilités pratiques
offertes par la photographie, même inerte. Il était même enclin à reconnaître la valeur de quelques-
unes de ses implications. Il accole toutefois à la photographie la notion de « devoir », dans sa
nécessité, on l’a dit, « d'être la servante des sciences et des arts » (haut de la page 11). D'un point de
vue purement scientifique, il reconnaît ainsi qu'elle puisse « orn[er] la bibliothèque du naturaliste,
exagér[er] les animaux microscopiques, fortifi[er] même de quelques renseignements les
hypothèses de l'astronome ». Certes, on le ressent, de mauvaise grâce 73, il va même jusqu'à admettre
sa louable précision : « qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa
profession d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux » (1er para. p. 11). Il met
enfin à son crédit sa valeur de souvenir – puisqu'elle peut rendre aux yeux du voyageur « la
précision qui manquerait à sa mémoire » –, ou encore de témoignage et de sauvegarde mémorielle
de l'art – « Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits
que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place
Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, collection
Bibliothèque des Idées, 2005, page 89.
68
Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, op. cit., page 89.
69
Ibid.
70
Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 693.
71
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, collection Folio (poche), 1975, page 111.
Plus loin dans son ouvrage-manifeste, le cinéaste annonce encore sa farouche volonté de « vaincre les puissances
fausses de la photographie », Ibid., page 118.
72
Walter Benjamin, « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », 1939 (dernière version), in Œuvres
(tome III), Gallimard, collection « Folio », 2000, page 304.
73
Peut-être même, eu égard à sa rétivité au progrès technique, son propos est-il mâtiné d'un certain mépris.
52
dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie » (fin du 1er para. p. 11). Pour
résumer, le poète et critique reconnaît à la photographie quatre fonctions utiles : de souvenir intime ;
de précision scientifique ; de révélation ou de preuve scientifique ; de sauvegarde (« garde-note »)
et de témoignage matériel dans un cadre professionnel. Mais de façon générale, Baudelaire ne lui
voue que peu d’estime, refuse absolument de lui octroyer le statut d’art, et la considère comme le
symptôme d’une régression morale que dissimule son attrait de nouveauté technique
accessible au plus grand nombre.
Pourtant, Baudelaire comptait le grand photographe Nadar (de son vrai nom Gaspard-Félix
Tournachon, 1820-1910) parmi ses amis, avec lequel il était toujours en désaccord. Celui-ci l’a
photographié, tout comme Étienne Carjat (1828-1906), si bien qu’en dépit de son désamour pour la
technique, il est sans doute l’un des hommes de lettre les plus photographiés de l’époque ! En outre,
depuis Bruxelles, il écrivit un jour de décembre 1865 à sa mère, Madame Aupick, vouloir posséder
d’elle un portrait photographique :
« Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un excellent
photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je
fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules ;
ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts,
toutes les trivialités du visage sont rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est DURE, plus ils
sont contents. De plus, je voudrais que le visage eût au moins la dimension d’un ou deux pouces. Il n’y a
guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un
dessin. Enfin, nous y penserons, n’est-ce pas ?74 »
Globalement contre la photographie, dont il vilipende une fois encore le réalisme, Baudelaire n’y
était donc pas intégralement hostile, puisqu’il concevait qu’une certaine nébulosité pouvait conférer
un charme à certains portraits argentiques, évoquant la qualité d’estompe ou « l’aura » (terme
benjaminien, on le verra) de certains dessins ébauchés et néanmoins précis.
« […] dans “Le Miroir”, où un “homme épouvantable” qui se regarde dans une glace est interrogé par le
poète sur un geste qui ne peut lui donner que du déplaisir, l’“homme épouvantable” se réclame des
“immortels principes de [17]89” d’après lesquels “tous les hommes sont égaux en droits” ; il possède
donc lui-même “le droit de se mirer”77. »
Stigmatiser les amateurs de photographie dont, c'est un euphémisme, il ne partageait pas la passion,
lui offrait ainsi une opportunité supplémentaire de s'« oppos[er] aux tendances démocratiques de
l'époque qui voulait mettre l'art à la portée de tous » 78.
Cette opposition farouche renvoie à une autre facette du penseur Baudelaire : son antimodernisme
chrétien. À ses valeurs catholiques, plus précisément, il recourt dans ses écrits de manière tantôt
fervente et sincère, tantôt provocatrices. Pour mieux comprendre cet aspect psychologique de
Baudelaire, qui correspond à la dimension théologique de son être, sans doute faut-il revenir à sa
source aberrante, c’est-à-dire à la doctrine du péché originel développée par l’homme politique et
philosophe contre-révolutionnaire et anti-Lumières Joseph de Maistre (1753-1821), tout
simplement effrayante. En effet, il n’y a jamais, pour lui, « d’impunité du crime » commis, donc pas
d’erreurs judiciaires possibles ; il existerait un « bourreau qui fonde[rait] la justice comme bras
séculier de la Providence »79. Son impitoyable thèse, de Maistre la développe dans Les Soirées de
Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence (1821), ensemble
d’entretiens inventés dont les interlocuteurs sont notamment un comte (porte-parole de Joseph de
Maistre), un sénateur et un chevalier. Suivant cette thèse, le « malheur » est universel, et
« l’individu » particulier n’a sur lui aucune prise ; victime d’une injustice, il est en fait aussi
coupable qu’un autre, puisque personne n’est vraiment innocent, soutient le comte dans ces
75
Charles Baudelaire, « Assommons les pauvres ! », in Le Spleen de Paris (pages 357-359), Œuvres complètes (tome
I), op. cit., pages 357-358, cité in Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes,
op. cit., page 32.
76
Id., Fusées, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 655.
77
Antoine Compagnon, Ibid., page 33. L’auteur cite Charles Baudelaire, « Le Miroir », in Le Spleen de Paris, Œuvres
complètes (tome I), op. cit., page 344.
78
Gisèle Freund, Photographie et société, op. cit., page 78.
79
Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, op. cit., page 94.
54
entretiens, dont voici le bref florilège (entrecoupé de quelques commentaires d’Antoine
Compagnon) :
« “Le péché originel, qui explique tout et sans lequel on n’explique rien, se répète malheureusement à
chaque instant de la durée, quoique d’une manière secondaire.” […] “Qu’un innocent périsse, c’est un
malheur comme un autre, c’est-à-dire commun à tous les hommes.” Au demeurant, n’exagérons pas ces
injustices, car “il est […] possible qu’un homme envoyé au supplice pour un crime qu’il n’a pas commis,
l’ait réellement mérité pour un autre crime absolument inconnu”. L’outrance du raisonnement trahit la
difficulté que le comte n’a pas encore entièrement résolue. Il proposera donc un troisième argument au
cours du troisième entretien : en réalité, personne n’est innocent. Et le comte de se retourner avec
triomphe et dédain contre cette incroyable prétention de l’homme qui oppose à Dieu les malheurs des
justes, contre cette “inconcevable folie qui ose fonder des arguments contre la Providence, sur les
malheurs de l’innocence qui n’existe pas”. L’argument est cette fois irréfutable. De Maistre est sûr de son
fait : “Où est donc l’innocence, je vous en prie ? Où est le juste ?” Même s’il y a des apparences
d’injustice et même des erreurs de la justice – au demeurant point si nombreuses qu’on le dit –, en vérité,
comme personne n’est innocent, tout châtiment est toujours mérité. S’il est vrai “qu’il n’y a point
d’homme innocent dans ce monde ; que tout mal est une peine […] : c’est assez ce me semble, pour que
nous apprenions au moins à nous taire”80. »
Pour résumer, il y a selon de Maistre un « péché originel continué »81, une justice immanente et
collective qui ne fait aucune distinction entre les innocents et les coupables puisque, d’après elle,
même les innocents sont des coupables qui s’ignorent. À ce titre, eux aussi méritent la mort, aussi
inhumaine qu’elle soit en apparence, aussi injuste qu’elle puisse paraître d’un point de vue moral.
Ainsi, très influencé par Joseph de Maistre82, il « va […] de soi » pour Baudelaire que « le péché
originel est le péché actuel »83. Il en viendra à soutenir que « la peine de Mort […] a pour but de
sauver (spirituellement) la société et le coupable »84, dans la lignée de son maître (spirituel) de
Maistre. Les opposants à « la peine de mort » sont qualifiés par lui d’ « abolisseurs d’âme
(matérialistes), ou d’ « abolisseurs d’enfer », de « gens qui ont peur de revivre, – des paresseux »85.
« Hélas ! du Péché Originel, même après tant de progrès depuis si longtemps promis, il restera
toujours bien assez de traces pour en constater l’immémoriale réalité ! », s’exclame-t-il dans sa
critique littéraire des Misérables de Victor Hugo en 1862, soulignant au passage le caractère
dérisoire de l’idée de « progrès » en comparaison de l’éternelle présence du premier
« Péché »86. Il avance aussi dans l’un de ses journaux intimes et fragmentaires, Mon Cœur mis à
nu :
80
Ibid., page 91 et pages 94-95. Antoine Compagnon cite Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le
gouvernement temporel de la Providence [1821], édition Jean-Louis Darcel, Genève, Slatkine, 1993 (2 volumes),
tome I, page 129 [citée page 91] et pages 107, 108, 217, 221 [citées pages 94-95].
81
Antoine Compagnon, Ibid., page 92.
82
« De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner » affirme Charles Baudelaire dans un passage de ses Fusées, in
Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 669.
83
Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, op. cit., page 107.
84
Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 683.
Baudelaire poursuit ainsi la provocation : « Pour que le sacrifice soit parfait, il faut qu’il y ait assentiment et joie de la
part de la victime. Donner du chloroforme à un condamné à mort serait une impiété, car ce serait lui enlever la
conscience de sa grandeur comme victime et lui supprimer les chances de gagner le Paradis ».
85
Ibid., pages 684-685.
86
Id., Les Misérables par Victor Hugo, in Œuvres complètes (tome II), pages 217-224, op. cit., page 224.
55
« Théorie de la vraie civilisation.
Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des
traces du péché originel87. »
Une « civilisation » digne de ce nom inciterait femmes et hommes à devenir moralement bons, en
leur ouvrant les yeux sur la persistance du Mal et de la faute primordiale en eux. C’est peut-être
pourquoi, bien que certains de ses poèmes dans Les Fleurs du Mal aient souvent été considérés
comme très provocateurs et blasphématoires à son époque, ils intègrent l’idée de cette souillure
intacte et dévorante – « La conscience dans le Mal ! » est affirmée dans son poème
« L’Irrémédiable ». En outre, autres preuves de son attachement au catholicisme, il soutient dans
son œuvre la religion et la pratique de la prière. Il ouvre ainsi ses Fusées par une défense de la
première :
« Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine88. »
Il incite par la répétition de la seconde à purifier son âme et à tendre vers l’ascèse :
« Connais donc les jouissances d’une vie âpre ; et prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de force.
(Autel de la volonté. Dynamique morale. La sorcellerie des sacrements. Hygiène de l’âme.)89. »
« Il y a dans la prière une opération magique. La prière est une des grandes forces de la dynamique
intellectuelle. Il y a là comme une récurrence électrique90. »
Baudelaire admire « Dieu et sa profondeur », qu’il confesse avoir « honneur » et « plaisir » à prier92,
et ce depuis son plus jeune âge :
Quant au « prêtre », il est l’un des seuls « trois êtres respectables » sur terre à ses yeux, avec « le
guerrier » et « le poète », car il incarne le « Savoir »94 et parce qu’il « bénit »95.
Mais c’est également son obsession du péché à la fois originel et éternel qui nourrit son pessimisme
ontologique, sa conviction de l’existence d’une relation profonde entre jouissance et « mal » :
87
Id., Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 697.
88
Id., Fusées, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 649.
89
Ibid., page 653.
90
Ibid., page 659.
91
Id., Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 695.
92
Ibid., page 705.
93
Ibid., page 706.
94
Ibid., page 684.
95
Ibid., page 693.
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« Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. – Et l’homme
et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté96. »
« Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut pas se passer d’un
complice97. »
Ainsi donne-t-il libre cours, dans ses Journaux intimes, à la part la plus misanthrope de son être.
Outre que presque tous les hommes à part le prêtre, le poète et le soldat, sont « fait[s] pour le
fouet », il incite à se méfier « du peuple, du bon sens, du cœur, de l’inspiration et de l’évidence »98,
mêlant ici son peu d’appétence pour l’égalité à des aprioris résolument antihumanistes. Relevons
encore ce mot pessimiste sur l’ennui à dissoudre dans le travail, à cultiver en désespoir de cause
profonde :
« Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins
ennuyeux que s’amuser99. »
En un mot, Baudelaire prône le maintien d’une ferveur spirituelle, soutenue par une conscience
aigüe du Mal, pour mieux résister à la déferlante du « progrès » technique. Car le poète voit donc,
on l’a dit, ce « progrès » comme l’avènement de l’utilitaire et du fonctionnalisme, comme un
véritable affaissement de la spiritualité. Il dit encore méchamment, de nouveau dans Mon Cœur mis
à nu :
« La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C’est l’individu qui
compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que
dans l’individu et par l’individu lui-même100. »
Le poète acerbe assimile le progrès à un « fanal obscur », telle une « lanterne moderne [qui] jette
des ténèbres sur tous les objets de la connaissance »101. Antoine Compagnon cite et commente ainsi
ce passage de Fusées :
« Tout sera vite expédié dans Fusées : “Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme
cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à
l’état sauvage. […] n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ?” La
philosophie des Lumières dans son entier est niée par un argument d’autorité enfermé dans une question
rhétorique ; le mythe du bon sauvage est bafoué, car l’homme est toujours égal à lui-même dans le mal,
“homme éternel” ou “animal de proie”102. »
D’autres auteurs partagent alors les convictions baudelairiennes, ou son envie de provocation, à
l’instar de Jules Barbey D’Aurevilly (1808-1889), qui résume dans son roman L’Ensorcelée :
96
Id., Fusées, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 652.
97
Id., Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 689.
98
Ibid., page 693.
99
Ibid., page 682.
100
Ibid., page 681.
101
Id., Exposition universelle (1855), in Œuvres complètes (tome II), op. cit., page 580.
102
Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, op. cit., page 57. Antoine
Compagnon cite Charles Baudelaire, Fusées, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 663.
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« Asservie aux idées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plus de jeune que ses besoins et
qui radote de ses lumières, ne comprend pas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âme
qu’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujours incomplètes, qu’elle n’admet la
poésie des yeux, cachée et visible sous l’apparente inutilité des choses. Pour peu que cet effroyable
mouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dans quelques années, un pauvre bout de
lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes103. »
La « modernité », vile et utilitaire, atrophie le champ de l’Imaginaire. « Être un homme utile m’a
paru toujours quelque chose de bien hideux », résume encore Baudelaire104.
Baudelaire était virulent contre son temps, dont il voulait pourtant saisir l’essence. Mais de ses
sentences (ou « vitupération[s] »105) antimodernes mêlées à sa fascination pour cette « qualité
essentielle de présent » émanée de l’inédite beauté de son époque, Theodor Adorno dressera un
constat d’échec dans le fragment 150 de Minima Moralia (voir Chapitre IV, infra). Le mérite lui
revient pourtant d’avoir voulu saisir, plus particulièrement, ce que la peinture du XIX ème siècle
pouvait receler de précisément caractéristique de son temps.
Clement Greenberg, comme Walter Benjamin, ont également tenté de cerner, chacun à leur
manière, la spécificité des arts de leur époque, les qualités significatives de ce que l’on hésite plus à
nommer, à présent, leur modernité.
103
Jules Barbey D’Aurevilly, L’Ensorcelée, Paris, Le Livre de Poche, 1970 [Gallimard, 1964], page 42.
104
Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, in Œuvres complètes (tome I), op. cit., page 679.
105
Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, op. cit., « Partie I, Chapitre
6 : Vitupération », pages 137-151.
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