COMMENTAIRE VERLAINE, Fêtes galantes, « Colloque
sentimental »
INTRODUCTION
Contexte : Le XIXe siècle voit apparaître, avec la Révolution
industrielle, une nouvelle civilisation, la civilisation industrielle
machiniste, marquée par l’exode rural et la densification
démographique des villes. Le XIXe siècle français est aussi
l’occasion de nouvelles expériences poétiques, comme le
Symbolisme et le Parnasse, avec le cénacle des « Vilains
Bonshommes », auquel appartint brièvement Rimbaud mais aussi
Verlaine.
Auteur : Paul Verlaine, poète français du XIXe siècle (1844-1896),
est l’un des écrivains majeurs de son époque. Il est l’auteur de
plusieurs recueils poétiques, tels que Romances sans paroles, Les
Poèmes saturniens ou Sagesse. Il appartient à deux courants
littéraires, d’abord Le Parnasse, ensuite le Symbolisme. Il fut le
contemporain de la naissance de l’impressionnisme en peinture. Il
connut l’expérience de la prison (racontée dans Mes prisons) en
raison d’un coup de feu tiré contre son ami Rimbaud lors d’une
violente dispute
Présentation œuvre : Les Fêtes galantes, publié en 1869, recueil
poétique d’une musique et d’un charme subtils, à la grâce légère,
frivole et mélancolique, emprunte ses personnages à la comédie
italienne (commedia dell’arte) et son décor au peintre Watteau. Ce
recueil trahit aussi, dans son inquiétude indéfinissable, l’angoisse
profonde de l’âme du poète.
Passage : Ici, le poème « Colloque sentimental », dernier poème du
recueil poétique des Fêtes Galantes, est un poème composé d’une
suite de distiques élégiaques (des strophes composées de deux vers
successifs, avec une dimension lyrique et une dimension de
plainte), évoquant une rencontre entre deux êtres. C’est un poème
lyrique, évoquant les états d’âme de deux individus. Il s’agit d’un
dialogue qui offre une vision pessimiste de l’amour.
En quoi le choix de cette forme poétique, le dialogue amoureux
sous forme de distiques (strophes de 2 vers), permet de rendre
compte d’une expérience amoureuse douloureuse et de mettre en
scène une émancipation sentimentale ?
I- L’IMPORTANCE DU DECOR DANS CETTE RENCONTRE
AMOUREUSE : LA DIMENSION SYMOBOLIQUE DU CADRE
(strophe 1 à 3)
Intr. Partielle : Verlaine fixe le cadre de cette rencontre malheureuse
entre deux anciens amoureux. Il a son importance car il livre déjà la clef
de la relation entre les deux personnages et préfigure le pessimisme du
futur dialogue. Le décor exprime l’état intérieur des deux individus.
A- Un cadre symbolique
Le cadre renvoie symboliquement à la relation entre les deux
personnages. En effet, l’écriture poétique exploite le procédé de
personnification au cadre en lui attribuant des adjectifs qui normalement
sont censés qualifier des êtres : « solitaire » et « glacé » (v. 1). Les trois
adjectifs qualificatifs épithètes « vieux » (v. 1) « solitaires » (v. 1) et
« glacés » (v. 1) semblent en fait caractériser les deux individus plutôt
que le parc. En ce sens le choix de ces trois adjectifs relèvent de
l’hypallage (figure consistant à attribuer une qualité à une chose ce qui
normalement devrait être attribué à une autre).
Le choix du lieu pour cette rencontre peut apparaître paradoxal : le parc
est un espace public qui accueille ici des confidences privées. Ce
paradoxe est présent dès le titre avec le procédé d’oxymore (alliance de
deux termes opposés) « colloque sentimental ». En effet, un colloque est
d’habitude un entretien entre deux ou plusieurs personnes, mais le plus
souvent le mot a le sens de « conférence entre plusieurs partis politiques
ou religieux, entre savants et spécialistes ». L’adjectif « sentimental »
renvoie à l’inverse à la sphère privée, au lyrisme des sentiments.
B- L’évocation d’une réalité floue
Verlaine évoque comme souvent une réalité floue. Le choix du
vocabulaire est significatif. Le lexique le souligne bien : le substantif, ici
sujet collectif, « formes », v. 2, et plus tard le terme « spectres »(v. 6),
donne une dimension presque fantastique au poème. Le lecteur peut
s’interroger sur l’identité et la réalité de ces deux interlocuteurs. Le
procédé de parallélisme du v. 3 « Leurs yeux sont morts et leurs lèvres
sont molles » souligne l’aspect de morts-vivants de ces deux
interlocuteurs, avec une allitération de la consomme labiale « m ».
C- Le recours au récit
Le poème exploite le récit pour préparer le dialogue. Les 3 premières
strophes et la strophe finale constituent un récit qui encadre le dialogue
amoureux. La dimension narrative est présente dans l’utilisation des
temps du passé comme le passé composé, « ont passé » (v. 2), « ont
évoqué le passé » (v. 6). Cela permet de souligner que la rencontre
évoque une ancienne relation amoureuse.
D- La structure circulaire du poème
La 3e strophe apparaît comme une reprise de la première strophe, avec
une légère variante. Le substantif « spectres » (v. 6) remplace le
substantif « formes ». Ce distique répète en grande partie la première
strophe. Il joue une fonction de refrain, comme dans la forme fixe de la
chanson, de la ballade ou du rondeau. Il confère une dimension circulaire,
répétitive et pessimiste au poème. Il clôt la présentation du cadre de
cette rencontre.
II- LA TONALITE SOMBRE ET PESSIMISTE DU DIALOGUE :
UNE RENCONTRE DE RUPTURE AMOUREUSE (strophe 4
à strophe 6)
Intr. Partielle : A partir de la 4e strophe du poème, le récit fait place à un
dialogue entre deux interlocuteurs. La tonalité de ce dialogue apparaît à
la fois sombre et pessimiste. En effet, il s’agit de l’évocation d’un amour
ancien désormais disparu.
A- La dimension théâtrale du dialogue amoureux
Le dialogue fonctionne comme une sorte de pièce de théâtre. En effet,
Verlaine fait parler les deux interlocuteurs par une série de répliques
brèves, ce que l’on nomme « stichomythies » dans le dialogue théâtral.
Les questions et les réponses tiennent sur un seul vers. Le premier
interlocuteur symbolise le protagoniste, qui questionne par une syntaxe
interrogative, des propositions interrogatives directes et totales, comme
« te souvient-il de notre extase ancienne ? » (v. 7) et le deuxième
interlocuteur incarne l’antagoniste, avec des propositions interrogatives
directes et partielles, « Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en
souvienne ? » (v. 8). Le dialogue est d’habitude la forme de parole
privilégiée du théâtre.
B- Un échange dissymétrique (un dialogue déséquilibré)
Cet échange apparaît dissymétrique pour plusieurs raisons. D’abord du
point de vue syntaxique. Le premier interlocuteur formule une série de
questions, comme « te souvient-il ? » ou d’exclamatives comme « Ah ! »
ou « l’espoir ! », alors que le deuxième interlocuteur formule une série de
réponses affirmatives.
Ensuite parce que les deux individus ne jouent pas sur le même registre.
Le premier emploie le vocabulaire lyrique et hyperbolique de la passion,
telle que l’hyperbole « extase » (v. 7), « cœur » (v. 9), « battre » (v. 9),
« âme » (v. 10), « beaux jours » (v. 11), l’hyperbole « bonheur indicible »
(v. 11), « bleu », « espoir ». Le deuxième interlocuteur emploie le
vocabulaire de la raison sur un ton d’indifférence, avec des connecteurs
logiques comme « donc » (V. 8), des questions rhétoriques (fausse
question) « pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ? » au v. 8 et
des réponses très courtes, telles que « non » ou « c’est possible » (v. 12).
Ce déséquilibre est aussi exprimé par le jeu sur les pronoms, le premier
interlocuteur emploie le tutoiement (« te souvient-il ? », « ton cœur »),
alors que le deuxième interlocuteur emploie le vouvoiement pour
marquer de la distance (« pourquoi voulez-vous ? »).
III- UN DIALOGUE IMPOSSIBLE (strophes 7 et 8) :
L’EMANCIPATION AMOUREUSE
Intro. Partielle : La fin du poème met en scène la rupture amoureuse,
l’émancipation d’un des deux membres du couple. Les deux derniers
distiques de ce poème souligne l’impossibilité du dialogue amoureux.
A- Un dialogue impossible
Le lecteur ressent la fracture amoureuse entre ces deux personnages.
Cela s’exprime dans l’avant-dernier distique par l’opposition des formes
syntaxiques. Le premier locuteur s’exprime à travers une syntaxe
expressive, avec un type de phrase exclamative, « Qu’il était bleu, le ciel,
et grand l’espoir ! » (v. 13), avec un procédé de parallélisme de
construction, avec la répétition de la même construction adjectif /
substantif ». Il s’agit d’un vocabulaire hyperbolique, « bleu », « grand »,
« espoir ». Le second interlocuteur répond par une phrase affirmative, un
ton catégorique et lapidaire, et un vocabulaire dépréciatif, « L’espoir a
fui, vaincu, vers le ciel noir » (v. 14). La couleur « noir » comporte une
dimension symbolique pessimiste, celle du deuil de cet amour.
B- L’épilogue
Le dernier distique du poème constitue l’épilogue et la chute de ce
poème. Il vient clore cette séparation amoureuse. Le changement de
temps verbal, l’imparfait, avec « ils marchaient » (v. 15) donne un aspect
duratif (une action qui dure et se prolonge). Mais cet imparfait peut
aussi être considéré comme un imparfait d’arrière-plan, puisque l’emploi
du passé simple vient rompre l’action, « la nuit seule entendit leurs
paroles » (v. 16). L’adjectif « seul » a une valeur d’adverbe. On peut
comprendre le dernier vers comme une négation exceptive, « la nuit seule
entendit leurs paroles » = Personne n’entendit leurs paroles à l’exception
de la nuit / si ce n’est la nuit.
Conclusion :
Bilan : Ainsi, le poème « Colloque sentimental » propose bien au
lecteur des Fêtes galantes une rencontre amoureuse entre deux
êtres. Mais cette rencontre est l’occasion d’un dialogue sombre qui
exprime une forme de pessimisme concernant l’amour. Il existe ici
une correspondance entre l’état extérieur du décor et l’état
intérieur psychologique des personnages. Le poème clôt
symboliquement le recueil par la fin d’un amour.
Ouverture : On peut penser, en raison de l’importance du décor, et
la tonalité sombre du poème à un tableau du peintre au tableau de
Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine (1864), tableau à la
tonalité mélancolique. On peut aussi comparer ce poème à celui de
Baudelaire dans les Tableaux parisiens « A une passante ». Dans les
deux poèmes il s’agit d’un amour non réciproque, non partagé. Le
poème évoque aussi par sa dernière strophe le « Discours d’un
Amoureux désespéré » du poète du XVIe siècle, Pierre de Ronsard.