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Les Romans de La Table Ronde

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LES ROMANS

DE

LA TABLE RONDE

V
CE VOLUME CONTIENT :

LANCELOT DU LAC. ―― TROISIÈME ET


DERNIÈRE PARTIE .

Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9 , à Paris.


LES ROMANS

DE

LA TABLE RONDE

MIS EN NOUVEAU LANGAGE

ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE


ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS

PAR

PAULIN PARIS
Membre de l'Institut, Professeur honoraire de langue et littérature
du Moyen âge au Collège de France

TOME CINQUIÈME

PARIS
LEON TECHENER , LIBRAIRE
RUE DE L'ARBRE SEC , 52

MDCCCLXXVII

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TA
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LIBRARY

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UNIVERS
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TION

1- NOV. 1935
OF OXFORD
LE ROMAN

DE

LANCELOT DU LAC .

TOME III
LE ROMAN

ᎠᎬ

LANCELOT DU LAC .

TOME III

ROM. DE LA TABLE RONDE. 1


LANCELOT DU LAC.

LXXXVIII.

E chagrin de vivre éloigné de la reine


et d'être, comme il le croyait, oublié
d'elle, avait une seconde fois trou-
blé la tête de Lancelot. Après avoir
vainement cherché Galehaut en Sorelois , il s'é-
tait enfermé ; puis, un matin , il avait quitté son
lit et s'était pris à courir les champs en chemise ,
objet d'épouvante et de compassion pour tous
ceux qui le rencontraient . C'est dans ce lamen-
table état qu'il fut tout l'été et le commence-
ment de l'hiver . Or la Dame du lac sut bientôt
qu'il avait le plus grand besoin d'elle , sans
pourtant deviner encore ce qu'il était devenu .
Ayant alors jeté ses sorts, elle apprit qu'en
4 LANCELOT DU LAC .

sortant de la prison de Morgain , il avait perdu


la raison , et qu'il errait , malgré les rigueurs
de l'hiver, dans une forêt voisine de Tintagel
en Cornouailles . Elle s'y rendit en toute hâte
et le reconnut aisément à l'anneau qu'elle lui
avait autrefois donné et dont il ne faisait au-
cun usage. Lancelot sourit amèrement en la
voyant ; il se laissa poser en litière et rame-
ner dans la retraite de sa tendre nourrice , où il
resta le reste de l'hiver. Peu à peu il revint
à lui et reprit avec la raison son embonpoint
et sa première beauté .
Il lui souvint alors du grand sujet de ses
douleurs : non pour Galehaut dont il ignorait la
mort, mais pour la reine dont il croyait avoir
encouru la disgrâce . Bien qu'il n'eût jamais
confié à la Dame du lac le secret de ses
amours , on sait qu'elle ne l'ignorait pas . Un
jour, elle lui dit : « Vous avez du chagrin ,
« Lancelot ; que penseriez -vous , si je vous

<< donnais un moyen de retrouver la joie per-


<«< due ? - Madame, vous m'auriez mieux guéri
« que vous ne l'avez encore pu faire .
«< --- Écoutez -moi donc : il vous faut trouver
« non loin de Kamalot, la veille de l'Ascen-
«< sion : le jour de la fête , aux heures de nones ,
<< la reine sera conquise et emmenée dans la
⚫ forêt voisine de la ville , quoi que fasse pour la
reprendre Keu le sénéchal . Vous pourrez la
ARTUS A KAMALOT . 5

« délivrer, si vous êtes sur son passage en


<< temps et lieu. - J'y serai assurément . »
Cinq jours avant la fête , la Dame du lac fit
disposer le cheval et les armes que Lancelot
devait prendre. Elle le baisa, et il monta . Au
jour indiqué, il était dans la forêt de Kamalot,
attendant avec impatience ce que la Dame du
lac lui avait annoncé .

LXXXIX .

E roi Artus tenait sa cour dans cette


ville , une des plus plaisantes et des
plus aventureuses . L'assemblée n'é-
tait pourtant pas aussi nombreuse ,
´aussi belle qu'au temps passé , quand la présen-
ce de Lancelot et de Galehaut, le récit de leurs
prouesses donnaient à toutes les fêtes un attrait,
un éclat incomparables . Artus , au retour de la
messe , vit arriver Lionel , qui avait inutilement
erré dans toute la Grande- Bretagne pour appren-
dre ce qu'était devenu son cousin . Tous les
chevaliers s'affligèrent avec lui , mais leur deuil
ne fut rien près de celui de la reine . Pour
comble d'affliction , on apporta bientôt à la
cour la nouvelle de la mort de la vaillante
dame de Malehaut qui n'avait pu survivre à
son grand ami Galehaut . On craignait que
6 LANCELOT DU LAC .

Lancelot ne les eût suivis dans l'autre monde .


Et, dit alors messire Gauvain , je ne saurais
«< l'en blâmer ; on ne doit pas tenir à sa vie ,
(( quand un vaillant prince tel que Galehaut
« a perdu la sienne . » Ces paroles firent
tressaillir la reine : « Comment , Gauvain , re-
« prit-elle , n'est-il plus sur la terre un seul
« homme qui vaille Galehaut ? ― En vérité ,
(( dame, je n'en connais pas. - Et votre oncle ?
«< - Oh! sans doute. » Et il s'éloigna pour
cacher ses larmes . Arrive alors Keu le séné-
chal, la verge d'or en main et la tête défublée ,
pour annoncer que les tables étaient dressées .
Le roi s'assoit , moins parce que l'appétit l'y
conviait que pour faire honneur aux chevaliers
de sa maison. Mais la reine entraîna Lionel
dans sa chambre, afin d'y parler à son aise de
leur commune douleur . En se levant de table ,
le roi se jeta sur une couche et se mit à rêver,
au lieu de donner, comme à l'ordinaire , le
signal des jeux et des récits . Tout à coup on
voit entrer un chevalier de haute taille , armé
de haubert et de chausses de fer , l'épée ceinte
et le heaume levé. Il avance à grands pas
dans la salle , la main droite appuyée sur le
pont de son épée ; et quand il est devant le
roi : « Roi Artus , dit -il d'une voix haute et
« fière, je suis Meleagan , fils du roi Baude-
<< magus de Gorre . Je viens me justifier et me
DÉFI DE MELEAGAN . 7
" défendre contre Lancelot du lac qui
s'est
" plaint,
ainsi qu'on me l'a rapporté , d'avoir
« été navré par moi d'une façon déloyale , dans
« le behour de l'an dernier . J'entends soutenir ,
« de mon corps contre le sien , que je l'avais
frappé loyalement , comme doit faire tout
aα preux chevalier. »
Le roi répondit : « Meleagan , nous avons
« entendu déjà parler de votre prouesse ; d'ail-
«" leurs vous êtes le fils d'un des , grands pru-
d'hommes du monde . Quant à la plainte
" dont vous parlez , nous pensons que Lancelot

«< n'hésiterait pas à vous en rendre raison ; mais


« il n'a pas, depuis longtemps , paru dans notre
«< cour . S'il y était et qu'il crût avoir à se
(( plaindre de vous , croy
ez-moi, il ne vous don-
<< nerait pas le temps de réclamer . - Sire , re-
(( prend Meleagan , je n'en offre pas moins de
« défendre mon droit . Si Lancelot est ici, qu'il
« se montre ; j'aurais grand désir de lui prou
« ver qu'on peut l'égaler en prouesse . »
La nouvelle de ce qui se passait dans la
grande salle arrive aux chambres de la reine .
Lionel aussitôt se lève , et courant au roi : « Sire,
« voici mon gage : je suis prêt à montrer que
" Meleagan a déloyalement atteint monsei-
« gneur Lancelot dans la dernière assemblée . »
Mais la reine qui avait suivi de près Lionel
le prend vivement par le bras : «< Lionel, dit-
8 LANCELOT DU LAC .

« elle à demi-voix , si Dieu nous rend votre


« cousin, il saura bien avoir raison de ce che-
" valier, et sans doute il trouverait mauvais
" qu'un autre se chargeât de le défendre . » Lio-
nel ne résista pas au vœu de la reine : quant à
Meleagan, il parut s'éloigner assez mécontent
de l'accueil qu'il avait reçu ; puis , revenant
sur ses pas : « Sire roi , dit-il , je pensais trouver
<< ici bonne chevalerie ; je me suis trompé. Mais
« avant de partir , je ferai une autre proposition .
Vous savez que dans le royaume de Gorre

<< sont retenus de nombreux sujets de vos do-


«< maines ( 1 ) : jusqu'à présent vous n'avez pu
« les délivrer ; je vous en offre les moyens.
<< Qu'un de vos chevaliers prenne en sa garde

« la reine , et qu'il me suive avec elle dans


« la forêt. Nous combattrons : si j'ai l'avan-
tage, j'emmènerai la reine ; si je suis outré,
« tous les Bretons prisonniers de Gorre seront
« délivrés . - Beau sire , répond le roi , je
«< plains beaucoup vos prisonniers ; dès que je

(1) Voyez Lancelot, t. II, laisse LXIV. - A partir d'ici,


Chrestien de Troyes a puisé dans notre roman le fond
de son poëme de la Charrette. Mais afin d'en conserver
l'unité, il a dégagé son récit des premiers motifs du défi
de Meleagan contre Lancelot ; et pour n'être pas obligé
de reprendre les choses de plus haut, il s'est contenté de
faire parler Meleagan de ce qui touchait aux exilés du
pays de Gorre.
DÉFI DE MELEAGAN. 9

le pourrai, je m'emploierai pour leur déli-


« vrance : mais ce n'est pas la reine qui les a
« fait retenir ; ce n'est pas elle qui devra tenter
" de les délivrer au péril de son honneur et de
<< sa liberté . »
Meleagan n'insista pas et sortit de la salle ,
chacun s'accordant à regarder comme outra-
geuse la proposition de mener la reine au bois .
Il prit le chemin de la forêt ; mais il tournait
souvent la tête pour voir si quelque chevalier
de la maison du roi ne cherchait pas à le re-
joindre .

XC.

R Keu le sénéchal , après avoir servi


du premier mets à la table du roi ,
mangeait à l'écart avec les écuyers ,
quand était arrivé Meleagan . Il avait
entendu le défi et avait pensé enrager en écou
tant la réponse que le roi avait faite . Il se lève
impétueusement, retourne à son hôtel et reparaît
bientôt tout armé , la ventaille abattue : « Sire ,
« dit-il au roi , je vous ai depuis longtemps
«༥ servi, non dans l'espoir de gagner terre ou
trésor, mais afin de monter en prix : je vois
«
< que j'ai travaillé en vain ; et puisqu'il en est
« ainsi, je renonce à votre service . J'entends
1.
10 LANCELOT DU LAC .

« m'attacher à qui me tiendra en meilleure


<< estime . >>
Le roi aimait tendrement messire Keu :
« Qu'est-ce, dit-il , sénéchal ? qu'avez-vous, et
«< comment supposez -vous que je ne prise pas
« votre service ? - Je l'ai vu, sire ; cela me
« suffit pour demander congé.
,« ---- Mais, Keu, si l'on vous a méfait, dites-
« le, je vous promets d'en exiger réparation .
- Je ne me plains pas, sire ; je suis décidé

« à m'en aller. Soyez à Dieu recommandé ! -


« Sénéchal , attendez au moins une heure : je
<< sors et reviens à l'instant . »
Le roi va trouver la reine : « Le sénéchal ne
« veut-il pas nous quitter ! Vous savez combien
<< son service m'est agréable ; joignez donc vos
<«< instances aux miennes : tombez , s'il le faut,
« à ses genoux . Volontiers , sire , puisque
« vous le souhaitez . »
Ils reviennent ensemble vers Keu : « Com-
« ment, sénéchal, lui dit la reine , que voulez-
« vous faire ? Si vous avez quelque sujet de
«< plainte, parlez , nous ferons tout au monde
« pour vous donner satisfaction . - Oh ! dame ,
si j'en étais assuré, je pourrais changer de
« résolution . » Le roi , de son côté, jure d'ac-
corder ce qu'il demandera. « Grand merci !
<< Mais savez -vous ce que vous m'avez donné ?
« Vous me laisserez emmener la reine à la
KEU ET MELEAGAN. 11

" poursuite de Meleagan ; je ne doute pas de


gagner la liberté des prisonniers de Gorre. »
Quand le roi l'entend , il se repent du don
qu'il a fait, il voudrait bien n'avoir pas retenu
Keu . Pour la reine, aucun sujet de douleur et
de crainte ne devait lui être épargné : le bruit
de la mort de Lancelot, le danger de tomber au
pouvoir de Meleagan, le soin de la défendre
confié au sénéchal . Elle courut s'enfermer dans
sa chambre pour y fondre en larmes .
Et comme on disposait son palefroi , elle avait ,
encore toute éplorée , regardé messire Gau-
vain : « Ah ! beau neveu , s'écria-t-elle , vous
« disiez vrai après Galehaut, il n'est plus de
a prouesse au monde . Montez , montez ,
«< dame, dit Keu , et n'ayez aucune crainte : je
« vous ramènerai . » Elle ne répond rien ,
monte, et bientôt ils sont hors de la ville .
Dès qu'il le seut perdus de vue, messire Gau-
vain pria le roi de lui permettre au moins de
s'armer, pour savoir quel serait l'effet de la ren-
contre du sénéchal avec Meleagan : « Si le sé-
« néchal est vaincu , je compte devancer Me-
" leagan à l'entrée du royaume de Gorre et
=
l'empêcher de garder la reine . » Le roi se
tut, mais laissa partir son neveu avec deux
écuyers chargés de conduire en dextre deux
bons chevaux (1) .
(1) Chrestien (vers 247) fait monter le roi en même
12 LANCELOT DU LAC .

XCI .

EU entra dans la forêt pendant que


Meleagan rejoignait ses chevaliers
et leur contait l'heureux succès de
sa visite à la cour du roi . En reve-
nant un peu sur ses pas il croise le sénéchal :
«<
Chevalier, lui dit-il , qui êtes-vous ? — Je suis
« Keu, sénéchal du roi Artus . - Et cette dame
<< que vous conduisez ? - C'est la reine .
« Fort bien ! mais l'endroit où nous sommes ,
« messire Keu , n'est pas favorable à la joute ;
" il y a trop de couvert mieux ne vaudrait-il
« pas gagner la lande voisine ? - Je suis de
« votre avis : allez en avant , je suivrai. »
Meleagan chevauche en avant. Lancelot , de
l'endroit où il s'était arrêté , les voit passer. Il
écarte doucement le feuillage et salue la reine ,
qui tressaille en reconnaissant l'écu vermeil à
la bande blanche oblique ( 1 ) qu'il portait à l'as-
semblée de Galore . « Ah ! pensa-t-elle , je suis
« trop malheureuse pour que ce soit Lance-
« lot. »>> Cependant elle lui rend gracieuse-
ment son salut . Et Lancelot s'adressant à Keu :

temps que Gauvain . Cela ne s'accorde plus avec ce qui


suit ni ce qui précède , même dans le poëme.
(1 ) « A la bande blanche de belic.
KEU ET MELEAGAN . 13

« Sire chevalier, vous plairait-il me dire quelle


<< est la dame que Vous menez ? C'est ma-
« dame la reine , la femme du roi Artus . » A ces
mots Lancelot s'élance au frein : « Et vous ,
« qui êtes-vous ? -
Je suis Keu le sénéchal.
« ― Arrêtez : c'est moi qui conduirai la reine.
༥ - Non, beau sire ; et je veux bien vous
dire
« que je la défends, par le commandement du
« roi , contre un chevalier qui m'attend
ici près .
« — Dame , dit Lancelot , je n'en veux croire
« que vous ; est- ce la vérité ? - La vérité pure . »
Il n'insiste pas , n'ayant pas oublié que la
reine avait depuis longtemps refusé son service .
Il se résigne à commencer par regarder ce qui
adviendra si le sénéchal est outré, la reine
saura plus de gré à celui qui pourra la repren-
dre au ravisseur. Il les suit donc à distance .
Arrivés dans la lande, Meleagan prend le frein
de la reine « Dame , dit-il , vous êtes prise .
(( - Non pas si facilement , répond . le séné-

«< chal ; vous ne m'avez pas encore vaincu .


« Il est vrai ; mais je ne tarderai guère . »
Alors ils prennent du champ , et , lance sur
feutre , Meleagan revient de toute la rapidité
de son cheval sur messire Keu . Celui- ci rompt
son glaive ; l'autre l'atteint si juste et si rude-
ment que la pointe se fait jour dans le cuir de
l'écu , pénètre les mailles du haubert et s'ar-
rête dans l'épaule . Keu tombe pâmé ; son che-
14 LANCELOT DU LAC .

val se cabre et s'enfuit dans la forêt. Meleagan


prend au frein le palefroi de la reine et la
ramène à ses chevaliers . Déjà il revenait sur
Keu pour lui faire avouer qu'il était outré,
quand il est rappelé par le bruit qu'il entend
du côté de ses chevaliers .

XCII .

UAND Lancelot avait vu emmener la


reine, il avait piqué des éperons du
même côté ; et quand les chevaliers
de Meleagan voulurent lui fermer
passage, il aima mieux affronter la mort que
ne pas tenter de délivrer sa dame . Il s'élance
sur les gens de Meleagan et porte à terre le
premier qu'il atteint : mais le fer de son glaive ,
détaché de la hampe, reste dans le corps du
moribond il met la main à l'épée , court çà
et là, tranche écus, hauberts et heaumes , si
bien que tous se tiennent à distance et s'écar-
tent quand il vient à portée . La reine mainte-
nant le reconnaît ; c'est bien Lancelot : elle s'en
réjouit et s'en afflige . Seul , il ne pourra la re-
gagner, mais c'est pour elle une consolation
de le revoir une dernière fois . Arrive Meleagan
qui, à la vue des merveilles que fait un seul
chevalier, devine que ce doit être Lancelot. Ils
s'entre-frappent des épées ; les étincelles jail-
LANCELOT ET MELEAGAN . 15

lissent des heaumes gemmés et des hauberts


treillisés .
Mais Lancelot l'atteint d'un coup sûr ; si
Meleagan ne se fût retenu aux crins du cheval ,
il tombait avant de reprendre connaissance . Il
n'avait pas encore eu le temps de revenir à
lui quand ses chevaliers entourent Lancelot,
qui les reçoit en faisant rayonner son épée avec
plus de promptitude et d'à-propos qu'on n'aurait
pu l'attendre de trois ou quatre chevaliers . Son
cheval fléchit sous lui ; il s'en débarrasse , re-
´tourne à Meleagan , le heurte , le jette à terre ,
enfourche sa monture, revient sur les autres et
donne la mort à ceux qu'il atteint . Les uns fuient
dans la forêt, les autres vont à leur seigneur ,
le remontent et lui tendent un nouveau glaive :
« Vous êtes mort, » crie Meleagan à Lancelot .
Lancelot l'attend ; mais au lieu de le viser , Me-
leagan frappe et abat le cheval qu'il venait de lui
abandonner . «< Éloignez -vous , dit-il à ses cheva-
« liers ; nous en avons assez fait . » Ils laissent
donc Lancelot à pied , et emmènent avec la reine
le pauvre sénéchal qu'ils avaient grand'peine à
maintenir en selle , en le soutenant des deux côtés .
Lancelot, demeuré seul, se prit à courir après
cette horde ; mais il désespérait de les joindre ,
quand il est rencontré par messire Gauvain ( 1) ,

(1) Chrestien place la première rencontre de Lancelot


16 LANCELOT DU LAC.,

qui, quelques instants auparavant , avait vu cou-


rir à travers les arbres le cheval du sénéchal .
Gauvain salue Lancelot sans le reconnaître :
" Chevalier, lui dit-il , il est aisé de voir que vous
« avez combattu . - Oui , répond Lancelot, et
<< mal combattu . - Sire , ajoute messire Gau-
u vain, prenez un de ces chevaux : il pourra
« vous être de grand usage. » Lancelot, sans
mot dire , saute aussitôt sur le plus rapproché de
lui. « Comment avez-vous nom ? demande mes-
« sire Gauvain . - Peu vous importe ; si j'em-
« mène votre cheval , il vous sera rendu : je ne
<
«< vous ai pas fait autrefois un moindre ser-
« vice ( 1 ) . » Et il broche des éperons du côté
où les hommes de Meleagan s'étaient engagés.
Il les atteint et leur crie d'arrêter . « Mes amis ,
« dit de son côté Meleagan , voici le meilleur
« des chevaliers ; ne visez qu'à son cheval ; vous
« ne pouvez espérer de l'outrer , tant qu'il
« sera monté . » Il va le premier à Lancelot , l'é-
pée au poing. Mais il est bientôt désarçonné ,

et de Gauvain avant le combat du premier contre Melea-


gan . Lancelot alors demande au neveu d'Artus un de ses
chevaux à la place du sien qui, dit-il , est harassé. Cela
n'est pas heureusement trouvé. Pourquoi le cheval de
Lancelot, don de la Dame du lac, serait-il recru , avant
d'avoir soutenu le moindre combat?
(1) Quand il le fit sortir de la Tour douloureuse où le
retenait Karadoc .
LANCELOT ET LA CHARRETTE . 17

et son cheval qu'il ne retient plus s'enfuit à


l'aventure. Lancelot se précipite au milieu des
chevaliers ; une attaque aussi imprévue les épou-
vante : ils s'écartent, et ne reviennent tous en-
semble sur lui que pour tuer son cheval . Le
voici donc pour la seconde fois à pied , tandis
que les gens de Meleagan se hâtent de remon-
ter leur seigneur et de presser le pas du pale-
froi de la reine .

XCIII.

ANCELOT les suivait de loin à pied ,


quand il aperçoit à sa droite une
charrette : sur les limons, un nain
des plus rechignés chassoit un vieux
roncin. Lancelot lui envoie un salut que l'au-
tre rend à peine . « Nain , dit Lancelot, n'au-
« rais-tu pas rencontré une dame conduite de
« ce côté ? Tu veux parler de la reine ? -
« Oui, dit Lancelot . ― Avant de répondre ,
« fais ce que je dirai . - Que diras-tu ? -
« Monte dans ma charrette ; demain matin tu
« la verras passer sous tes yeux. »
Or, en ce temps-là, on ne montait en char-
rette qu'après avoir perdu tout bien et tout
honneur. Quand on voulait couvrir quelqu'un
de honte, on l'y faisait entrer : on le conduisait
18 LANCELOT DU LAC.

par les rues de la ville (1 ), et chacun l'outra-


geait à qui mieux mieux . « Nain , dit Lancelot,
" j'aimerais mieux te suivre à pied . - Alors je
« prendrai d'un autre côté . - Mais au moins ,
« en montant, suis-je assuré de rejoindre la
<< reine ? - Oui, et demain avant primes. -
« Je monte donc . »
Le nain frappe le roncin de son fouet ; et
bientôt ils font rencontre de messire Gauvain et
de ses deux écuyers , portant l'un son heaume ,
l'autre son glaive et son écu . Messire Gauvain
demande au nain , comme avait fait Lancelot,
nouvelles de la reine. « Monte dans la char-
« rette, et je te la ferai voir demain matin.
<< A Dieu ne plaise que j'échange mon bon re-
<< nom contre la honte, et mon cheval contre
<< ta charrette ! —Je vois , reprend en ricanant
« le nain, que tu crains plus la honte que ce

(1) Et en chascune boene ville


Où or en a plus de trois mille,
N'en avoit à cel tems que une....
(La Charrette, v. 323.)

Chrestien rappelle à ce propos un proverbe conservé de


son temps :
Por ce qu'à cil tens furent teus
Les charretes et si crueus ,
Fu premiers dit : « Quant tu verras
« Charrete et tu l'encontreras,
<< Fai crois sur toi et te sovaigne
<< De Deu, que maus ne t'en avaigne. »
(V. 339.)
LANCELOT DANS LA CHARRETTE. 19

« malheureux chevalier. Je le regrette pour


(( lui. Vassal , ajoute -t-il , descendez , et ne ren-
(( dez
pas votre déshonneur public : le nouveau
" cheval que je vous offre convie
nt mieux que
«< cette charrette . - Non pas , fait le nain ; il
«< s'est engagé à demeurer jusqu'à la fin du
(( jour avec moi. ― Ne crains rien, nain, re-
" prend Lancelot ; je tiendrai ce que j'ai pro-
"( mis. - J'en ai regret , dit messire Gauvain ;
«< car vous ne semblez pas manquer de prouesse ,
« et vous vous mettez en danger d'être honni .
« Laissez la honte à qui l'a méritée . - Sire , ré-
«< pond Lancelot, je ne la prends pas sur moi.
(( - Qui êtes-vous donc , vous qui disiez ce
<< matin m'avoir donné un cheval ? Oh ! je
<< vous entends : vous pensez à celui que je
« vous ai emprunté ; n'en soyez pas inquiet , il
« vous sera rendu . »
Messire Gauvain , sans le presser davantage,
suit la charrette et s'arrête avec elle , au sortir
de la forêt, à la porte d'un beau château . Ils en-
trent ; les gens, apercevant un chevalier dans la
charrette, demandent quel forfait lui a valu
d'y monter. Le nain ne répond pas ; mais cha-
cun de huer le honni , de l'injurier et de lui
jeter de la boue comme à un recréant de champ
clos . Et messire Gauvain, qui se sent pris d'in-
térêt pour lui, maudit l'heure où la charrette
fut établie.
20 LANCELO DU LAC .
T

Ils ne firent que traverser ce château appelé


L'entrée de Gorre. Là commençait cette terre
du roi Baudemagus, où les prisonniers bretons
étaient retenus , non pas en forteresses ou fer-
metés , mais dans une ville ouverte , dont l'en-
trée était suffisamment protégée par une rivière
rapide et profonde , et de grands marais fan-
geux .

XCIV .

E jour commençait à tomber, quand


ils gagnèrent un autre petit châ-
teau . Deux demoiselles vinrent du
milieu de la cour au-devant d'eux et
recurent avec honneur messire Gauvain . Mais
en voyant dans la charrette un autre chevalier,
elles demandèrent au nain quel était son forfait ;
et il leur conte comment il avait fait sa ren-
contre. « Ah ! damp chevalier, dirent- elles alors
à Lancelot, au lieu de tenir la tête haute, vous
« devriez vous dérober à tous les yeux . » Sans
paraître humilié , Lancelot dit au nain : « Quand
<«< me montreras-tu ce que tu m'as promis ?
Soyez tranquille ; demain matin.- Ne peux-
«< tu nous mener plus loin ? — Non , nous de-
« vons héberger ici ; vous arriverez demain . »>
Lancelot descend de la charrette, monte le de-
LANCELOT DANS LA CHARRETTE . 21

gré d'une tour, aperçoit à sa gauche une belle


chambre , il y entre et se jette sur une riche
couche après avoir fermé les fenêtres et s'être
désarmé . Un manteau était suspendu à la per-
che ( 1 ) ; il le détache , s'en affuble et enve-
loppe sa tête pour éviter d'être reconnu .
A peine était- il couché qu'une demoiselle
arrive et témoigne un violent dépit de le voir
en possession de cette chambre et de cette cou-
che . « Elle serait plus belle , répond Lancelot ,
« que je ne l'aurais pas dédaignée . En vé-
« rité ! on verra bientôt si vous vous trouverez
<«< mieux dans un plus beau lit. » Comme elle
sortait, messire Gauvain entre avec la seconde
demoiselle . « Venez-vous , sire ? lui dit messire
« Gauvain, on a corné le dîner . » Lancelot ré-
pond à demi-voix qu'il ne mangera pas , et
qu'il ne se sent pas bien . ― «< Certes, fait la
་ demoiselle , il a raison d'être malade , et s'il
<< est sensible à la honte , il doit bien sou-
« haiter d'être mort . Je ne voudrais pour rien
<< au monde manger à la même table que lui .
Gardez-vous de le faire , sire chevalier. »
Elle conduit dans la salle messire Gauvain , et
envoie au chevalier de la chambre des mets

(1) La perche était le portemanteau primitif, et les


robes et manteaux formaient une partie nécessaire du
mobilier des chambres, à l'usage des hôtes qu'on y re-
cevait.
22 LANCELOT DU LAC .

auxquels il ne touche pas . Les tables levées ,


messire Gauvain demande ce que fait le che-
valier et va le retrouver . « Beau sire, dit-il ,
༥ pourquoi demeurez - vous à jeun ? cela ne
« semble pas raisonnable ; vous pourrez avoir
«<< beaucoup d'armes à faire ; il faut vous y
« mieux préparer. Mangez , par la chose que
<< vous aimez le mieux . » Messire Gauvain, en
l'adjurant ainsi, décide Lancelot à toucher aux
mets .
La demoiselle qui l'avait si mal traité de
paroles revient : « Damp chevalier, lui dit-elle ,
«< oseriez-vous bien voir un riche et beau lit ?.
« - Si j'oserais ? il n'est pas besoin d'un
{ grand cœur pour cela . » Elle marche devant ;
ils sortent de la tour et arrivent dans une
grande salle jonchée d'herbes menues, ren-
dant les plus douces odeurs . A l'un des bouts
de la salle on voyait un grand et beau lit, et
de l'autre côté un moins grand , moins haut et
encore plus riche . « Sire chevalier, dit- elle ,
« avez-vous jamais vu plus beau lit ? Oui ,
j'en ai vu un cent fois plus riche et plus
« beau. - Cela peut être ; mais , tel qu'il est ,
« il n'est pas dans la maison d'Artus un che-
<< valier assez hardi pour y passer la nuit.
« Quel qu'en soit le danger, j'y coucherai .
« Je ne vous le conseille pas . Si vous y posez
« le pied, vous risquerez grandement d'y lais-
LE LIT AVENTUREUX . 23
<< ser la tête . Vous verrez si j'ose y cou-
a cher et si j'y laisse ce que vous dites. »
Il défait ses chausses non sans peine, n'ayant
pas d'écuyer ; et quand il est dévêtu , il se met
dans le moins haut et le plus beau des deux
lits. La demoiselle remarque qu'il place au
chevet son épée, et va conter partout que le
chevalier honni est entré dans le Lit aven-
tureux . « Quel chevalier ? demande messire
« Gauvain. - Eh ! le charreté ; il ne sait pas
C
« que personne encore n'en est sorti sans
« avoir reçu mort ou fortes blessures . - Il a
< bien fait , dit l'autre demoiselle ; qui est
«
« honni en terre n'a rien de mieux à faire
« que d'affronter la mort. » Messire Gauvain.
les écoute et ne dit mot . La nuit venue , la
demoiselle couche le neveu d'Artus dans le
plus grand lit ; ses écuyers autour de lui.
Avant de s'éloigner elle dit à Lancelot : « Pre-
« nez bien vos aises, chevalier vaincu , car vous
« allez reposer pour la dernière fois . » Il ne
répond pas bientôt le sommeil gagne tous
les habitants du château .
Lancelot seul rêva longtemps aux promesses
de la Dame du lac et aux dangers de la reine .
Mais il avait tant couru , tant fatigué le jour ,
qu'à la fin il s'endormit.
Quand vient l'heure de minuit , toute la
maison commence à trembler. Lancelot en-
24 LANCELOT DU LAC.

tend un bruit sourd qui se rapproche et gran-


dit ; un tourbillon de vent s'élève , pénètre
dans la chambre , soulève , éparpille la jon-
chée, et emporte les robes jusqu'aux lattes du
faîte . Après l'ouragan jaillit une grande clarté
qui semble embraser la maison . Une lance
descend du toit par la fenêtre et vient percer
le lit où il dormait . Le fer en était merveil-
Ieux , rouge comme charbon ardent ; 2 de la
pointe sortait une flamme bleue et vermeille
comme un gonfanon . Aussi rapide que la fou-
dre , elle pénétra dans les draps , dans les ma-
telas ( 1 ) , dans le sommier, et alla se ficher en
terre de la profondeur d'un pied . Lancelot
saute du lit et saisit son épée ; ne voyant rien ,
il tranche en deux le bois de la lance , arrache
de terre le bout qui adhérait au fer, et le
jette avec force au milieu de la salle . Il re-
garde ensuite de tous côtés, et n'entendant rien
il se remet au lit en maudissant le couard qui
frappe ainsi sans se montrer. «< Qu'avez-
« vous , sire ? demande messire Gauvain qui
«<< l'entend parler. -Rien , sire ; dormons ! » Et
en effet il se rendort jusqu'au point du jour.

(1) « La coute et le feurre. »


LANCELOT ET LA REINE . 25

XCV.

LORS , le nain qui l'avait charrié vint


frapper à sa porte : « Eh ! chevalier
«< de la charrette, je suis prêt à faire
« ce que je t'ai promis . » Lancelot se
lève, en prenant à peine le temps de passer ses
braies et de jeter un manteau sur ses épaules .
Il s'élance hors de la porte ; le nain le con-
duit à une fenêtre qui donnait sur les prés .
" Approche , dit-il , elle est là ( 1 ) . >> Lancelot
regarde, voit la reine en avant de Meleagan ;
après venait Keu le sénéchal en litière . Il suit
la reine avidement des yeux , et quand le pa-
lefroi tourne et va disparaître , il avance la
tête , les bras et la moitié du corps ; il allait
tomber, quand arrivent les deux demoiselles
avec messire Gauvain qui, le reconnaissant à son
visage découvert, le saisit au bras : « Hé !
« beau ´sire , lui dit-il , donnez-vous plus de
garde . » Lancelot reste confus . « Mais , di-
« sent les demoiselles, n'avait-il pas raison de

( 1) Chrestien passe ici l'intervention du nain ; c'est


Lancelot qui va par hasard se pencher à la fenêtre au
moment où la reine vient à passer . Ainsi on ne voit plus
pourquoi le nain avait promis ce qu'il ne songe pas à
tenir.
2
26 LANCELOT DU LAC .

« vouloir se tuer ? - Ne parlez pas ainsi , re-


prend messire Gauvain, il aura sa bonne
« part d'honneur tant que le monde en don-
«< nera . Mais vous, beau doux ami, pourquoi
-
<< vous cacher de moi ? Je ne suis plus digne
« de la compagnie des preux : l'occasion m'é-
<< tait offerte de conquérir grand honneur, et
« je l'ai manquée . -Si vous l'avez manquée ,
« la faute n'en peut être à vous : on sait trop
« que celui-là n'est pas encore né qui achè-
« vera ce que vous aurez laissé . » Les de-
moiselles entendant parler ainsi messire Gau-
vain s'émerveillent de ce que peut être celui
qu'elles avaient tant déprisé . «
Sire, quel

« est donc ce chevalier ?- - Vous ne saurez pas
« son nom par moi, répond messire Gauvain :
«< qu'il vous suffise d'apprendre
que de tous les
<< bons c'est le meilleur. »
Elles s'adressent à Lancelot : « Sire , veuil-
«< lez nous dire qui vous êtes . Demoiselles ,
« un chevalier charreté . Oh Dieu ! quel
«< dommage ! » Et quand messire Gauvain et lui
demandent leurs armes, l'aînée voulant répa-
rer ses torts : « Beau sire , nous avons ici de
<< bons chevaux , choisissez celui qui vous
« plaira le mieux , et le meilleur des glaives .
" Non , demoiselle , dit Gauvain ; tant que
« j'aurai un cheval à lui offrir, il n'en aura pas
་ besoin d'autres . Pour ce qui est du glaive ,
LANCELOT DANS LA CHARRETTE . 27
1
« je lui donnerai le mien et je prendrai le
« vôtre . Les chevaux sont amenés, Lancelot
et messire Gauvain montent, la même demoi-
selle les recommande à Dieu . Mais à peine sont-
ils éloignés qu'elle se désole de ne pas savoir
le nom de ce preux des preux . Ce n'était pas
Lancelot , tout le monde le disait mort . Elle ap-
pelle la seconde demoiselle : « Allez au carre-
«< four du pont vous y trouverez les deux
α chevaliers , et vous ferez en sorte d'apprendre
<< le nom que nous désirons tant savoir . »
La demoiselle monte et prend la voie la plus
droite , enveloppée de façon à ne pas être re-
connue . Quand elle passe devant eux , ils la
saluent et lui demandent si elle sait quelque
chose de la reine . - « Oui vraiment ; le fils
« du roi de Gorre l'a emmenée en la Terre
<< foraine dont nul Breton ne sort une fois
a qu'il y est entré. - Comment pourrons-
« nous y pénétrer ? demande messire Gauvain .
- Je vous le dirai, si vous voulez m'en tenir
compte. Demoiselle , dit Lancelot , tout
« ce qu'il vous plaira. - Fiancez - moi donc ,
« tous les deux , le premier don que je vous
demanderai. » Ils le fiancèrent.
« Deux voies , dit-elle , conduisent dans la
« Terre foraine . L'une va au Pont-de- l'Épée ,
« l'autre au Pont - Perdu , autrement nommé
«< Sous- l'eau, parce qu'il est entre deux eaux
28 LANCELOT DU LAC .

« et justement au milieu du courant. Il a de


"( largeur et d'épaisseur un pied et demi. L'au-
8 « tre pont offre encore plus de dangers ; il est
a fait d'une longue poutre aiguë comme une

« lame d'épée . Le Pont- Sous- l'eau est à droite,


« le Pont- de -l'Épée à gauche . >>>
La demoiselle les quitte alors et prend un
sentier peu frayé entre les deux voies qu'elle
venait d'indiquer . Elle est sûre de pouvoir
ainsi rejoindre le chevalier à la charrette , qu'il
prenne à droite ou à gauche.
Lancelot laisse à messire Gauvain le choix
de la voie qui lui plaira le mieux : « L'une et
« l'autre , dit messire Gauvain , sont assez aven-
<< tureuses ; mais puisque vous m'avez parti le
<< jeu, je prendrai celle du Pont- Sous - l'eau . -
« J'irai donc au Pont- de-l'Épée . » Et sans par-
ler davantage , ils se séparent en se recomman-
dant à Dieu .

XCVI (1).

ANCELOT chevaucha jusqu'à la chute


du jour : la demoiselle qui leur avait
enseigné les chemins l'ayant alors
rejoint, lui demanda s'il voulait bien
venir passer la nuit chez elle : « Volontiers ,
(1) Cette laisse est évidemment le double emploi d'une
laisse précédente , dans laquelle la demoiselle de Morgain
LES DEUX PONTS . 29

" dit-il, mais il n'est pas temps encore de re-


« poser. ―― Sire, vous avez une longue route
« avant le Pont-de- l'Épée ; et plus loin , vous ne
<< trouverez borde ni hôtel . » — Il se rend à ces
raisons, et ils arrivent dans une maison fermée
d'une belle haie de palissades . La demoiselle
saute la première de son palefroi : « Laissez ,
« lui dit-elle , votre cheval et suivez -moi . »
Ils entrent dans une vieille salle ; de là dans
une chambre blanche , éclairée de torches et de
cierges ; puis dans une autre belle salle où la
table était dressée . La demoiselle le débarrasse
de son écu et lui délace le heaume, pendant
qu'il ôte le reste de son armure . Elle lui jette
au cou un grand manteau traînant d'écarlate
vairé ( 1 ) , et quand ils ont lavé , ils s'assoient
devant le premier mets déjà servi ( 2) .
En se levant de table , la demoiselle passe

fait à Lancelot une proposition analogue et non moins


rudement reçue . Rien ne prouve mieux les modifications
que la donnée du Lancelot avait subie avant d'être fixée
- Un peu plus loin , on verra notre romancier répéter, à
peu de chose près, l'épisode du Gué de la Reine, que dis-
pute à Lancelot Alibon le fils d'un vavasseur. C'est notre
XIXe laisse. (Lancelot, t . I, p . 150. )
(1) Sans doute comme le vair du blason des Bauffre-
mont.
(2) Par mets, il faut entendre à peu près ce que nous
nommons service. Le mot vient apparemment du latin
missus.
2.
30 LANCELOT DU LAC .

avec lui dans une petite chambre peinte de di-


verses couleurs . Un lit s'y trouvait richement
garni de tout ce qui pouvait l'embellir . Elle
prend Lancelot par la main et le fait asseoir sur
le lit près d'elle en disant : « Bel hôte , il vous
« souvient du don que vous m'avez promis
<« quand je vous enseignai la voie ( 1 ) . ·- Oui,
« et je tiendrai ma promesse si j'en ai le pou-
« voir. - Je demande donc que vous passiez
« avec moi la nuit dans ce lit. - Ah! demoi-
༥ selle , demandez , je vous prie , toute autre
« chose. - Non, je ne veux que cela, je le ré-
« clame par la foi que vous m'avez engagée .
Il eut beau faire pour changer sa résolution, il
n'en put rien obtenir, et il en prit son parti .
La demoiselle se couche dans un lit voisin ,
tandis qu'il commence lui-même à se dévêtir.
Mais des valets qui arrivent ne lui en laissent
pas le temps ; ils se mettent à genoux devant
lui et lui ôtent ses chausses. Quand tous sont
couchés et les chandelles éteintes, la demoiselle
vient au lit de Lancelot et lui rappelle que c'est
à lui de venir la trouver. « J'irai, puisqu'il le
« faut . » Elle se couche la première ; il avait

(1) Chrestien abandonne encore ici mal à propos son


modèle. Lancelot n'accorde plus, d'avance, un don à la
demoiselle ; mais il accepte un gîte à la condition de par-
tager sa couche. Or Lancelot n'étant plus lié par un
serment, aurait assurément dû refuser.
LE DON DE LA DEMOISELLE . 31

gardé sa chemise et ses braies . Il n'ose vilaine-


ment se retourner , et pourtant il ne voulait
pas lui abandonner son visage ; il reste sur le
dos sans faire le moindre mouvement . Elle at-
tendait, écoutait ce qu'il dirait et ferait . Enfin
impatiente : «< Qu'est-ce , dit - elle , sire cheva-
« lier, est-ce là tout ? - Eh! demoiselle , que
« voulez-vous de plus ? Si je pensais vous cau-
« ser le même ennui que vous me causez, je
« m'en irais . - Comment! je vous ennuie ?
- Oui, demoiselle , plus que je ne saurais
« dire. Pourquoi ? suis-je laide et hideuse ?
(( - Vous êtes en ce moment aussi déplaisante
« pour moi que vous l'étiez peu auparavant .
α- Eh bien ! vous n'avez pas tort, et si j'es-
«< pérais mon pardon de l'ennui que je vous
« cause, je vous laisserais . - Laissez-moi donc ,
" demoiselle , car je vous le pardonne de très-
« bon cœur . - Je m'en vais . Dormez tran.
«< quille ici, moi je vais dormir dans votre lit.
« - Non pas ; restez dans le vôtre et laissez-
moi regagner le mien. Je me reprocherais à
" jamais d'être resté dans le lit d'une demoi-

« selle un instant de plus que je n'aurais été


«< contraint de le faire . -Pourtant, votre amie
« n'en aurait rien su. - Mon cœur le saurait,
« il ne fait qu'un avec le sien . C'est assez,

« et quelle que soit la dame de votre cœur, elle


« est loyalement aimée , comme il y parut déjà
32 LANCELOT DU LAC .

" au Val des faux amants . Levez-vous , sire, re-


<< tournez à votre couche , et que Dieu vous
« accorde ce que plus vous désirez ! »
Il s'en va ; la demoiselle ne doute plus que
ce ne soit Lancelot . Elle veut pourtant le met-
tre à une dernière épreuve , et s'étant levée
avant l'aube , elle vient à lui comme il sortait du
lit. « Dieu, sire, vous donne un beau jour !
« Et à vous bonne aventure , demoiselle ! -
<< Sire, vous avez si bien tenu nos conventions

que je n'ai plus rien à réclamer de vous :


<< mais j'attendrai de votre seule grâce un
<< nouveau service . Vous savez qu'une pucelle
« n'a rien à craindre quand elle voyage seule ;
<< mais quand un chevalier s'est chargé de la
༥ conduire, elle
peut être disputée et devenir
« le prix du vainqueur . Or , il y a dans ce pays
«< un chevalier qui m'a maintes fois priée d'a-
<
« mour, et toujours en vain ; je ne craindrais
« pas de le rencontrer si vous consentiez à
« me conduire . Je vous conduirai donc , et
« vous défendrai volontiers de lui et de tout
<< autre . - Grands mercis ! d'ailleurs le che-
« min que je dois prendre
ne vous écartera
« pas du vôtre . »
Le jour commençait . Mais avant de suivre
Lancelot dans tous les incidents qui vont l'ar-
rêter malgré lui , il est à propos d'avertir que
dans la terre de Gorre, dès qu'arrivait un che-
LANCELOT ET LE PÉAGE . 33

valier étranger, des messagers parcouraient le


pays pour annoncer qu'il venait apparemment
tenter la délivrance des prisonniers . On disait
la couleur de son écu , on répétait tout ce qu'on
savait déjà de lui . Lancelot fut donc partout si
gnalé comme le chevalier qui était monté dans
la charrette , et cet avis , ainsi qu'on le verra,
lui attira plus d'un ennui.
Vers le milieu du jour, il arriva avec la de-
moiselle devant un marais fangeux et profond
qu'il fallait passer sur une étroite chaussée ; à
l'autre extrémité de la chaussée se tenait, ap-
puyé sur son glaive, un chevalier haut monté
et complétement armé .

XCVII.

UE venez-vous demander ? cria-t-il à


Lancelot en le voyant approcher .
(( — Je veux passer outre la chaussée .
"( Elle n'a pas été faite assurément
« pour un malheureux recréant, traîné en char.
<< rette . Recréant ou non , vous ne m'empê-
« cherez pas de passer . Passez donc , mais
« d'abord acquittez le droit de péage . - Les
péages ne sont pas faits pour les chevaliers .
" - Il n'en est pas un seul, et même de
((
Bretagne, qui ne le paye , fût-il le grand roi
34 LANCELOT DU LAC .

« Artus : à telle enseigne que sa reine, aujour-


« d'hui même , l'a volontiers acquitté en me lais-
<< sant un beau peigne d'or richement lettré (1) ,
<< dont les dents larges et menues sont pleines
« de ses cheveux . - Montrez-moi le peigne et
«< j'acquitterai
le péage . - Non : j'entends ne
« le montrer à vous ni à d'autres . Regardez,
« au milieu de la chaussée , ce perron : c'est où
(( je l'ai déposé . Lancelot broche aussitôt
de ce côté ; l'autre veut lui fermer passage
et de son glaive atteint la tête du cheval. « Sire
«< chevalier, dit Lancelot irrité, vous avez fait

« que vilain en frappant mon cheval , vous le


« payerez. » Il recule de quelques pas, revient
la lance en arrêt, et d'un coup vigoureux ren-
verse homme et cheval. Aussitôt il descend, et,
l'épée en main, fait demander merci au che-
valier de la chaussée .
Arrivé devant le perron , Lancelot aperçoit
le peigne et reste en telle contemplation qu'il
ne songe pas à le prendre . Ses yeux sont comme
éblouis, il ne sait où il est , et si la demoiselle
.qui l'avait suivi ne l'eût retenu , il aurait fléchi
sur ses jambes . En revenant à lui , il demande
à la pucelle ce qu'elle veut. « Je voulais vous
« tendre ce peigne que vous semblez désireux

(1) C'est-à-dire avec lettres tracées en forme de de-


vise.
LE PEIGNE DE LA REINE . 35

α d'emporter. - Grands mercis , demoiselle ;


« donnez . » Il le prend, en détache curieuse-
ment tous les cheveux , fait promettre à la de-
moiselle de garder avec soin le peigne , et pose
les cheveux sur sa chair nue . Mais la présence
de la demoiselle le forçait à cacher ses trans-
ports de joie. u Chevalier, dit-il au vaincu ,
« vous vous êtes acquitté , je ne vous demande
« rien de plus ( 1 ). »
Après avoir outre-passé la chaussée avec la
demoiselle , ils s'engagent vers nones, dans un
étroit sentier tracé au milieu d'un plessis. A
travers les arbres ils distinguent un grand bruit
de jeux, de chants et de danses . Un chevalier
approche , et la demoiselle dit à Lancelot :
R Sire , voilà le chevalier qui m'a tant requise.
« d'amour . Je présume que me voyant con-
༥ duite, il essayera de me gagner : voulez -vous
« toujours me défendre ? -- Assurément , de-
« moiselle, vous n'avez rien à craindre . »
Quand le chevalier la reconnaît , il ne peut

(1) Les arrangeurs des plus anciens récits semblent


oublier ici que Genièvre avait déjà envoyé à Lancelot,
parmi ses drueries, un peigne rempli de ses cheveux .
D'ailleurs la reine enlevée par Meleagan n'avait pas de
péage à payer. Dans la Charrette, ce n'est plus en entrant
dans la terre de Gorre que Genièvre a laissé son peigne
en gage ; Lancelot le trouve sur le perron d'une fontaine
où la reine l'avait oublié. Chrestien est là bien supérieur
à son modèle.
36 LANCELOT DU LAC .

contenir sa joie, il rit et s'écrie en frappant


des mains : « Bien venue celle que mon cœur
« aime et désire ! Béni soit Dieu qui me l'amène
« comme je pouvais le souhaiter ! - Il n'en
« sera pas ainsi, beau sire , répond la demoi-
<«< selle ; je suis sous la garde de ce chevalier.
-Quoi ! n'est- ce pas le chevalier charreté ?
• vous ne pouviez choisir plus mal . - Vous
<< l'entendez, sire ? Laissez-le dire , demoi-
« selle , répond Lancelot ; il ne vous emmènera
« pas loin . Chevalier, je défends cette demoi-
<< selle . Eh bien soit ! choisissons un endroit
«< où nous soyons plus au large ; je serai ravi
« de combattre pour celle que j'aime . » Ils
reviennent près de l'endroit où les uns jouaient
et riaient ( 1 ) ; les autres se tenaient tristement
assis sans prendre part aux jeux , car ils étaient
au nombre des Bretons captifs .
Lancelot cependant laissait le chevalier con-
duire la demoiselle dans un pavillon tendu au
milieu du plessis . Mais voilà qu'un grand et
beau vieillard, vêtu de robe brune fourrée (2) ,

(1) Ne jooient pas tuit à gas,


Mas as tables et as eschas ;
Li un as dés, li autre au sun,
A la mine i rejooit l'an.
(La Charrette, v. 1640. )
(2) « Une chappe d'isembrun . » L'isembrun et l'isengrin
étaient des couleurs assez analogues . De là , selon nous , le
nom d'Isengrin donné au loup , dans le roman de Renart.
LANCELOT ET LA DEMOISELLE . 37

l'arrête et lui demande où il entend conduire


cette demoiselle ? « Sire père , je l'emmène parce
« que je l'ai conquise . Ce chevalier l'a donc
"( abandonnée ? - Autant vaut : de son bon ou
«< mauvais gré elle sera mienne . ― Non , dit
« Lancelot, laissez-la : vous avez perdu les pas
(( que vous venez de faire , et vous auriez la
(( prouesse de deux chevaliers que vous ne la
(( gagneriez pas . » Ces mots prononcés fière-
ment donnent au vieillard une haute idée de
l'inconnu. « Laisse cette demoiselle , mon fils ,
(( dit-il ; je te défends de la disputer à celui
«< qu'elle a choisi pour la conduire
conduire . » Le père
insiste à deux reprises ; enfin , ne pouvant rien
obtenir , il appelle une partie de ses hommes ,
fait saisir son fils et l'oblige à laisser Lancelot
reprendre la demoiselle .
<< Sais-tu bien quelle est mon intention ?
(( ajoute le sage vieillard . Pour juger de la va-
«< leur de ce chevalier, suivons -le aujourd'hui
« et demain . S'il est de prouesse insigne , tu
« ne le défieras pas ; s'il en est autrement , tu
<«< lui disputeras la demoiselle . » Le fils enrageait ;
mais , ne pouvant mieux , il se rendit au vœu
de son père .

ROM. DE LÀ TABLE RONDE.


38 LANCELOT DU LAC .

XCVIII .

ANCELOT cependant emmenait ou plu-


tót suivait la demoiselle jusqu'à la
porte d'une ancienne maison de re-
ligion . Trois rendus , dès qu'ils les
aperçurent, vinrent au-devant d'eux : la demoi-
selle était la nièce d'un des rendus , autrefois
chevalier . On conduit Lancelot dans une belle
chambre , on le désarme . Peu de temps après
arrive le blanc vieillard avec son fils : la mai-
son avait été enrichie par leurs ancêtres , on
les reçut avec grand honneur. Le lendemain ,
Lancelot entendit une messe du Saint- Esprit ,
et il se disposait à partir quand un des rendus
lui demanda s'il ne venait pas dans le pays pour
tenter la délivrance des exilés bretons . — « Oui :
«< Dieu, je l'espère , m'en donnera le moyen .

« Sachez donc , sire , que dans notre mai-


« son il est une épreuve dont doit triompher
« celui qui affranchira les exilés . Voulez -vous
« la tenter ? Assurément , beau frère . » Lan-
celot était encore armé, à l'exception des gan-
telets et du heaume : il est conduit dans un
cimetière où gisaient maints corps de cheva-
liers jadis preux envers Dieu et le monde . Il
voit trente -quatre tombes de marbre , grandes
LA TOMBE DE GALAAD . 39

et belles ; la plus riche était couverte d'une


lame scellée à plomb et ciment , épaisse d'un
grand pied, large et haute de trois pieds . « Voici
«< l'épreuve , dit le rendu ; celui qui pourra lever
« cette lame délivrera les prisonniers . >>
Lancelot incline aussitôt les mains sur un
des côtés il tire à lui , rompt les soudures
de ciment et de plomb, et lève la lame jus-
qu'au-dessus de sa tête . Il regarde et découvre
le corps d'un chevalier armé de toutes armes ,
tenant un écu d'or à la croix vermeille , à son
flanc l'épée nue , claire et luisante comme
si l'on venait de la fourbir ; le haubert et les
chausses avaient une blancheur de neige tom-
bée . Sur le heaume était une couronne ; car ,
en ce temps- là, nul chevalier n'était mis en
terre sans être revêtu de ses armes ( 1 ) .
Lancelot regarde les lettres de la tombe ;
elles disaient : « Ci gist Galaad, le haut roi de
Galles, fils de Joseph d'Arimathie . Or ce Ga-
laad avait été élu roi de Galles au temps où le
Saint Graal fut porté en Bretagne ; et c'est lui
qui avait changé le premier nom d'Hofelise ( 2 )
(1) Passage curieux . C'est au treizième siècle que l'u-
sage paraît s'être introduit de placer sur la tombe des
chevaliers leur statue armée . Notre roman de Lancelot
contribua peut- être à rappeler ce qu'on avait souvent
reconnu dans les tombeaux de l'époque mérovingienne.
(2) Var. Hostelisse . ― Comparez le Saint Graal, t. I,
p. 341 , et le Joseph, t . I, p . 145.
40 LANCELOT DU LAC .

en celui de Galles . Lancelot tint longtemps la


pierre levée ; mais quand il voulut la baisser,
il ne put y parvenir . Elle resta debout , à la
grande surprise de tous ceux qui l'avaient vu
si facilement lever .

XCIX .

IRE chevalier , dit le rendu , Vous


<< avez accompli l'aventure , et je
« n'aurai jamais foi aux prédictions,
«< si les prisonniers ne vous doivent
«་ pas leur délivrance . » Lancelot est ramené
au moutier pour rendre grâces à Dieu . En re-
gardant par la fenêtre, il voit sortir d'un souter-
rain de grandes flammes . « Quel est ce feu ? de-
<« mande-t-il . Sire , répond le frère , c'est une
<< seconde aventure non moins merveilleuse que
« la première . Celui qui pourra lever la lame
་་ qui est posée dans ce souterrain occupera le
(( siége périlleux de la Table ronde et, par là ,
« mettra fin aux temps aventureux . Veuillez
<< me montrer cette tombe . — Volontiers , sire ;
<< mais l'aventure n'est pas vôtre : celui qui
« devait mettre à fin la première ne devait pas
(( achever celle- ci. Encore l'essayerai-je ,
( quoi qu'il puisse arriver. »
Le frère le conduit devant un degré ; il des-
cend et dans le souterrain il voit une grande
LA TOMBE DE SIMEON . 41

tombe entourée de flammes aussi hautes que


des lances . Après l'avoir bien examinée , il ne
devine pas comment il peut avancer la main
vers elle sans risquer de la brûler. « Quel
<<« deuil et quel dommage ! » s'écrie - t-il en se
décidant à remonter . Mais , après avoir fait trois
pas , il a honte de revenir sans rien tenter, re-
descend, se rapproche de la pierre enflammée
et allait y porter les mains , quand de la tombe
sort une voix : « Malheur à toi de mettre ici la
<< main ! l'aventure n'est pas tienne . >> II re-
garde , ne voit rien et demande ce que ce peut
être . La voix reprend : « Dis-moi d'abord pour-
((
quoi tu t'es écrié : Quel deuil et quel dom-
a
mage! Je pensais qu'on m'avait jusqu'à
( présent tenu pour le meilleur chevalier du
"
monde , et que j'avais trompé le monde : je
« ne suis pas bon chevalier, puisque j'ai cédé à
« la peur. » La voix reprit : « Tu dis bien et tu
<«< dis mal . Oui, pour toi c'est un sujet de deuil
(( d'apprendre que tu n'étais pas le plus parfait
« des chevaliers : mais , ce n'est pas un dom-
«" mage , si le meilleur des chevaliers doit
«< posséder les vertus qui te manquent . Dès
(( que celui-ci mettra le pied dans cette cave, il
<< éteindra la flamme , parce qu'il n'aura jamais
<< ressenti le moindre feu de luxure . Non que
(( je veuille disputer de ton prix ; car en fait de
( prouesse et de chevalerie , nul ne te pourra
42 LANCELOT DU LAC .
«< dépasser. Apprends que celui qui doit me dé-

« livrer sera du même sang que moi , et tien-


(( dra d'aussi près que possible à ta propre chair.
<< Ce sera la fleur de tous les vrais chevaliers .
(( Tu aurais achevé les aventures qui lui sont
(( réservées , si tu n'en avais perdu le droit par
l'ardeur de luxure qui est en toi, et bien aussi
« pour l'expiation d'un péché que commit ton
" père, le roi Ban . Car étant marié, il avait
(( partagé le lit d'une jeune fille ( 1 ) . Telle est
«< la double cause de ton méchef. Tu reçus en
<< baptême le nom que portera celui dont je
<< t'ai parlé ; mais ton père l'avait changé en
«< celui de Lancelot , en mémoire du roi Lance-
(( lot, son père . Va maintenant, beau cousin ;
<< un plus long séjour ici te serait inutile .
«< - - Mais , dit encore Lancelot, avant de sor-
«< tir, je voudrais bien savoir ton nom et pour-
«< quoi tu es ainsi renfermé . Es -tu mort ou
(( vivant ? - Je vais te satisfaire . Je suis neveu
(( de Joseph d'Arimathie , comme je t'ai dit.
« Nous avons mérité , moi et mon fils , le tour-
<«< ment où nous sommes pour un double péché
<«< que nous avions commis . Je me nomme Si-
(( méon ; mon fils, Moyse (2) , est enfermé dans

« la Salle périlleuse , si redoutable pour bien

(1 ) Voyez le livre d'Artus, fin de la première laisse.


. (2) Comparez Joseph et Saint Graal, t . I, p. 145 et
P. 314.
LA TOMBE DE SIMEON . 43

<«< des chevaliers . Sans les prières de mon oncle


(( Joseph, nous serions éternellement damnés
«< corps et âme : grâce à lui , Dieu nous ac-
(( corda le salut de nos âmes, aux dépens des
« supplices du corps
. Nous sommes , Moyse et
« moi, enfermés dans une tombe pareille où

« nous devons rester jusqu'à ce que le cheva-


« lier élu vienne nous en délivrer . Nous n'a-
« vons plus à l'attendre que trente années . »
Lancelot, qui avait attentivement écouté , ne
put se résoudre à reculer devant l'essai d'une
aventure dont on lui présageait le mauvais suc-
cès. La voix reprit : « Je vais au moins te dire
«< comment il faut l'entreprendre . Vois -tu à ta
(( portée une pierre ? soulève -la , tu y trouveras
<< une eau dont tu auras soin d'arroser ton vi-
« sage ; elle amortira l'ardeur des flammes :
«< c'est l'eau dont le prêtre lave ses mains quand

«< il a reçu le corps de Notre- Seigneur . » Lance-


lot ayant suivi l'avis de Siméon revient à la pre.
mière tombe et se jette dans le feu dont bientôt
l'ardeur lui devient insupportable . Ne pouvant
avancer, il recule jusqu'à ce qu'il ait rejoint les
religieux qui l'avaient laissé descendre dans le
caveau. « Je n'ai rien fait , leur dit-il . - Sire ,
" il doit vous suffire d'avoir prouvé,
en levant
« la tombe du roi Galaad , que vous êtes le pre-
«< mier chevalier vivant du siècle ! »

Alors, dans le cimetière pénétrèrent des re-


44 LANCELOT DU LAC .

ligieux étrangers escortant une blanche litière


et demandant Galaad ; car une vision leur avait
appris que sa dépouille mortelle avait été re-
trouvée . Lancelot tira le corps de la tombe et
le posa sur la litière , d'où il fut conduit en
Galles où on l'ensevelit à grand honneur . Alors
Lancelot remonta et, toujours guidé par la
même demoiselle , il perdit bientôt de vue la
maison religieuse . Le sage vieillard qui avait
jusque-là modéré l'ardeur de son fils pour
l'empêcher de disputer la demoiselle qu'il ai-
mait, dit : « Eh bien , fils , êtes- vous toujours
« irrité contre moi , et pensez -vous que ce che-
« valier, estimé le meilleur du siècle , ait rien à
« craindre de vous ? » Le fils ne répondit pas
et s'éloigna avec son père . Pour la demoiselle ,
elle dit à Lancelot : « Sire, je vous ai long-
(( temps accompagné, pour avoir occasion de
(( juger de votre prouesse : j'en ai vu les preu-
« ves , et je sais votre nom . Je n'ai donc plus
« qu'à prendre de vous congé . » Et elle se re-
mit au chemin de la maison où la veille avaient
été reçus Lancelot et messire Gauvain ( 1) .

(1 ) Chrestien , pour mieux conserver l'unité de son


œuvre, a substitué à la levée des tombes de Moyse et
de Galaad , l'épisode de la levée des tombes de la Doulou-
reuse garde. Voyez Lancelot , t. I , p . 165 et 166 .
LE PAS DES PERRONS , 45

C.

E nouvelles épreuves étaient réser-


vées à Lancelot avant le pont de l'É-
pée. C'est d'abord, à l'entrée d'une
haute forêt, deux fer-armés qui, pré-
venus de la prochaine arrivée d'un chevalier qui
tenterait de délivrer les exilés bretons, essayent
en vain de lui fermer passage . Il est ensuite hé-
bergé par un riche vavasseur que ses prouesses
ont rempli d'admiration , et qui lui offre , pour
l'accompagner, ses deux fils, l'un chevalier,
l'autre simple écuyer . Avec leur secours , il
franchit le Pas des Perrons percé entre deux
roches, coupé de trois barrières et défendu par
deux chevaliers et dix sergents .
Au sortir de ce pas dangereux , ils rencon-
trèrent un valet monté sur grand destrier, vêtu
d'une cotte de bureau , les cheveux coupés sur
les oreilles , comme tous les exilés bretons , car
les gens du pays exigeaient leurs tresses . Ils
lui demandent quel besoin il avait de se presserr?
« Nous avons appris qu'un chevalier venait pour

« nous délivrer, et nos compagnons allaient


« à sa rencontre quand les gens du pays les

«< ont arrêtés ; ils sont aux prises à peu de dis-


« tance, et je cours implorer le secours de nos
3
46 LANCELOT DU LAC .

(( amis . Si vous prenez intérêt à leur sort, veuil-


<
«< lez vous hâter de les joindre . Va, va, ré-
(( pond le chevalier fils du vavasseur, on ne
«< nous attendra pas longtemps . » Ils gravis-
sent aussitôt un tertre et aperçoivent deux
grandes compagnies acharnées l'une contre l'au-
tre . Les Bretons occupaient le bas du tertre , et
les armes noires dont ils étaient couverts les
faisaient aisément distinguer de leurs ennemis .
Nos deux chevaliers descendent , revêtent leurs
armes , serrent la ventrière de leurs bons che-
vaux et la guiche de leurs écus . Dès que les
heaumes sont lacés , ils avancent aux premiers
rangs des exilés. Lancelot aperçoit un chevalier
du parti opposé qui le faisait mieux que les au-
tres il broche vers lui , le frappe assez dure-
ment pour démailler son haubert et faire pé-
nétrer la pointe du glaive dans ses chairs . Le
chevalier tombe mort au milieu des siens . Un
autre est abattu par le fils du vavasseur . Tous
deux alors mettent la main à l'épée et se jettent
dans le fort de la lutte , pendant que le valet ,
descendant sur le chevalier que Lancelot vient
d'occire , lui enlève ses armes et retourne près
de son frère et de Lancelot . L'instant d'après ,
le cheval de Lancelot tombe mort ; le valet
court à lui : « Sire , voici le cheval que Vous
<< avez conquis tout à l'heure . ―― Je le prends,
<< mais je t'en donnerai bientôt un autre . » En
Tome V
Page 46,

0000

Léon Techener
Imp, Ch.Delâtre.
VICTOIRE DES BRETONS . 47

effet, il frappe un chevalier sur le nasal , lui


coupe le nez jusqu'aux oreilles , le jette mort à
terre ; et saisissant le cheval il le présente au valet.
(( Sire , lui dit celui- ci, je vous ai servi du mieux
<< que j'ai pu ; je vous prie de me faire cheva-
« lier je ne voudrais pas mourir
en écuyer.
Soit ! répond Lancelot, puisque tu le sou-
<< haites ; mais j'aurais voulu t'adouber plus ri-
«<< chement . Dieu te fasse prud'homme !
» Il lui
ceint l'épée et donne la colée .
Le nouveau chevalier fit merveille . Son frère
et lui secondèrent si bien Lancelot que les Bre-
tons reprirent l'avantage et demeurèrent maî-
tres du champ de bataille . Après avoir long-
temps poursuivi les fuyards, les exilés rendirent
grâces à l'inconnu qui les avait secourus , et les
fils du vavasseur leur apprennent que c'est le
chevalier qui vient pour les délivrer . - « Soit
« mille fois le bien venu, disent-ils , celui que
« nous avons tant désiré ! »

CI.

N le conduisit dans un grand hôtel


où il s'étonna de trouver une foule
de dames et de chevaliers , tous Bre-
tons exilés . La ville n'avait pas de
forteresse , mais, une demi-lieue plus loin , s'éle-
vait un château fort qui prévenait de leur part
48 LANGELOT DU LAC .

toute tentative de révolte . Les tables étaient


dressées Lancelot fut assis au plus haut siége ,
et quand ils furent au dernier mets , un cheva-
lier armé, sauf des mains et de la tête , fit avancer
son cheval jusqu'aux tables et , d'un ton arro-
gant : « Où est le chevalier de la charrette , qui
(( prétend délivrer les exilés ? - Beau sire , fait
<< Lancelot en souriant, je suis celui que vous
(( demandez . En vérité, c'est grande folie
(( de penser couvrir ta honte en tentant le pas-
« sage dupont de l'Épée . Remonte dans la char-
<< rette avec les larrons , ou , si tu tiens à passer
« l'eau, laisse-moi te faire conduire en navire
« de l'autre côté . Mais , pour droit de péage , tu
<< me laisseras ce que tu aimes le mieux .
<< Beau sire , je vous entends bien ; mais jamais
«< chevalier n'acquitta péage de pont ou de
«< chaussée ; je n'en acquitterai jamais, et , si
« Dieu le permet, je passerai sans votre gré le
«< pont de l'Épée . Tu comptes trop sur ta
« proues se mais , puisqu'il est ainsi, tu ne re-
< fuseras pas un premier combat . Passons dans
«< la prairie voisine ; et si , comme je n'en doute
« pas, je te fais quitter les arçons, tu ne t'avi-
« seras pas d'aller défier Meleagan , auquel
« moi-même je rends les armes . »
Le maître de la maison qui les servait à ta-
ble dit à l'orgueilleux chevalier : « Sire, notre
«< chevalier vient de faire de longues journées ;
LANCELOT Défié . 49

«< il a accompli, ces jours derniers , de hauts faits


« d'armes ; il a triomphé des épreuves qui en
« ont arrêté d'autres à l'entrée du pays de
« Gorre ; il a donc grand besoin de repos . -
«< Qu'il séjourne donc et se baigne ! cela le
(( nettoiera de la charrette . Je prévoyais bien
qu'il refuserait . » Ces mots font monter le
rouge au visage de Lancelot : « Vous aurez la
« bataille que vous désirez . Les armes que j'ai
« faites ne m'empêcheront pas de vous appren-
«< dre si l'entrée dans la charrette peut empirer
<< un bon chevalier . » Aussitôt il revêt ses ar-
mes , monte et se rend à la lande indiquée . Les
deux jouteurs s'entre- éloignent et reviennent ra-
pidement l'un sur l'autre . Les premiers coups por-
tent sur les écus ; le glaive du chevalier est le
premier brisé, celui de Lancelot entame l'écu ,
perce le bras et le cloue à la poitrine de l'or-
gueilleux champion , qui est lourdement abattu .
Lancelot descend aussitôt : comme l'autre vou-
lait se redresser, il lui court sus , l'épée haute et
l'écu sur la tête . De son premier coup tombant
sur le heaume , il fait chanceler son adversaire .
C'était un bon escrimeur, et tout en cédant le
pas, il chamaillait de son mieux . Enfin , épuisé
de lassitude , il tombe sur les mains ; un coup
de pied lui fait mesurer la terre , et Lancelot
lui posant le genou sur la poitrine , arrache le
heaume et abat la ventaille . « Merci ! crie le
50 LANCELOT DU LAC .

« vaincu . — Je te l'accorde à une condition ,


<< c'est que tu monteras sur la charrette .

<«< Jamais ! j'aime mieux mourir . » En ce mo-


ment accourait une demoiselle sur un vif pale-
froi . Elle abat la guimpe qui cachait son vi-
sage , et s'élançant du palefroi , va se jeter aux
genoux de Lancelot. « Gentil chevalier, ayez
« merci d'une pauvre dame ! - Demoiselle ,

« levez -vous et parlez . Je vous demande ,


« pour Dieu , la tête de ce chevalier . - De-
<< moiselle , dit Lancelot en se relevant, je n'ai
«< jamais
rien refusé à demoiselle de ce que
(( je pouvais accorder . » Il pensait que la dame
voulût sauver la vie du vaincu , et il fut étonné
quand, par la chose qu'il aimait le plus , elle
le conjura de lui couper la tête . << Vous ferez
<«< ainsi justice du plus tyran et du plus félon
<< des hommes . -- Sire , disait le chevalier, ne
« la croyez pas ; c'est la haine qui la fait ainsi
>>
parler au lieu de l'amour que j'ai toujours
« eu pour elle . » Voilà Lancelot bien irrésolu .
Grande cruauté sera de refuser merci à qui
la demande ; mais ne pas céder à la prière
d'une demoiselle qui l'a conjuré de par sa dame ,
c'est fausser l'amour qu'il a dans le cœur . Il
dit au vaincu : «< Sire chevalier , je ne vous trai-
K terai pas comme vous l'avez follement mé-

rité ; mais je ne puis éconduire cette demoi-


61 selle . Choisissez donc entre deux partis
LA DEMOISELLE VINDICATIVE . 51

<< vous allez vous mettre à la merci de la de-


(( moiselle que vous avez outragée , ou Vous
«< remonterez et jouterez de nouveau , armé
(( d'écu, de heaume et de glaive . Mais si vous
« êtes vaincu , je vous trancherai la tête . Je
« ne demande rien de mieux . >>
Ce deuxième combat fut moins long que le
premier. Le chevalier fut aisément renversé ;
et Lancelot descendit , détacha le heaume , et
lui ayant tranché la tête, vint la poser devant
la demoiselle . «< Grands mercis ! dit en riant
«" celle- ci , jamais vous n'avez mieux servi les
« dames . Dieu veuille me donner l'occasion de
« reconnaître ce bienfait ! » Elle s'éloigna em-
portant la tête par les tresses . A l'entrée de
la plaine se trouvait un grand puits depuis long-
temps abandonné aux crapauds et couleuvres .
Elle y jeta la tête et, transportée de joie , se
perdit dans la forêt ( 1) .
C'était la sœur de Meleagan . Le chevalier
dont elle venait d'obtenir vengeance avait pré-
venu contre elle le roi Baudemagus et son frère ,
en l'accusant de regretter un chevalier qu'il
avait surpris et tué désarmé . Non content de
ce crime, il avait ensuite essayé de faire croire
à son père qu'elle avait tenté d'empoisonner

(1) Comparez cet épisode avec celui du combat d'Hec-


tor contre Guinas de Blaquestan . ( Lancelot , tome I ,
laisse xú .)
52 LANCELOT DU LAC .

Meleagan, et Baudemagus , pour la garantir des


violences de son fils , l'avait reléguée dans un
petit château qui lui venait de sa mère . Elle
avait donc une soif ardente de vengeance contre
ce chevalier qui la poursuivait d'un amour dont
elle avait horreur . Pour lui faire prendre le
change, elle ne rebutait pas ses espérances, et
lui promettait d'accorder ce qu'il lui demandait ,
s'il consentait à défier le chevalier qui devait
tenter la délivrance des prisonniers bretons .
Elle prévoyait qu'il serait vaincu , et l'événe-
ment venait de justifier ses espérances .
Disons rapidement qu'avant d'arriver au pont
de l'Épée, Lancelot eut encore à se défendre
d'un guet-apens de Meleagan . Il tua , navra ou
mit en fuite dix chevaliers et une troupe de vi-
lains armés de lances et couverts de chapeaux
de fer : on les avait postés dans une forêt que
Lancelot devait traverser , pour le surprendre à
l'improviste et s'emparer de sa personne .

CII .

A rivière sur laquelle était jeté le pont


de l'Épée coulait devant le château
de la ville de Gorhan , où la reine
avait été conduite. Quand on appro-

cha Lancelot , Genièvre était appuyée à l'une des


fenêtres avec le roi Baudemagus : elle savait
LE PONT DE L'Épée . 53

déjà qu'un chevalier avait mis à bonne fin piu-


sieurs des épreuves qu'il fallait surmonter pour
obtenir la délivrance des exilés .
Lancelot regarda l'eau noire et profonde ;
puis en levant les yeux , il aperçut la reine aux
fenêtres de la tour. «< Quelle est cette ville ?
« demanda- t-il . Gorhan , où madame la
«< reine a été conduite . - Voilà, pensa-t- il ,
" une belle tour : Dieu veuille , avant la fin
( de la journée, que j'y sois hébergé ! >>
Il descend de cheval et dit aux écuyers de
serrer et retenir les pans et les manches de son
haubert avec des fils de fer. On enduit de poix
ses gants , ses pieds et ses chausses , pour amor-
tir le tranchant de l'acier . Cela fait, il recom-
mande à Dieu ses compagnons qui le quittent
à regret , emmenant son cheval et continuant à
longer la rive . Pour Lancelot, avant d'entre-
prendre la périlleuse traversée , il regarde encore
la tour, s'incline et fait le signe de la croix . Puis ,
armé comme il était de heaume , de haubert et
.
de chausses , l'épée à la ceinture et l'écu sur le
dos, il se pose en chevaucheur sur la lame d'a-
cier et rampe ainsi du mieux qu'il peut . Mais il
avance lentement en travaillant des bras , des
mains et des genoux . Le sang a déjà rougi les
mailles de son haubert ; mais , ni le danger du
tranchant de l'épée , ni la crainte de l'eau noire ,
turbulente et profonde, ne lui font détourner
54 LANCELOT DU LAC .

les yeux de la tour ; la douleur présente ne lui


est rien , quand il sait qu'au rivage il en trou-
vera la récompense . Enfin , à force de mouve-
ments, il touche à la terre . Aussitót paraît un
vilain qui déchaîne deux lions dont les rugis-
sements retentissent au loin . Lancelot se dresse
en pied , puis se replace à l'extrémité de la
lame aiguë ; il y attend les lions , et les frappe
de son épée à coups répétés : il croit les avoir
percés de part en part, mais leurs flancs se
referment dès que la lame en sort : alors , devi-
nant qu'il y a quelque enchantement , il recule
péniblement sur le pont, et quand il est ainsi
hors de la portée des monstres , il abat la
manche de sa main gauche , et découvre l'an-
neau que lui avait donné la Dame du lac . Les
lions disparaissent , et la reine qui le suivait
des yeux reconnaît , à la précaution qu'il vient
de prendre , son cher Lancelot . La pâleur de
son visage disparaît , ses yeux expriment le
bonheur, et le roi Baudemagus , surpris d'un tel
changement : « Belle dame , lui dit-il , si je ne
«< craignais de vous déplaire , je vous demande-
<< rais si vous connaissez ce chevalier ? Ne serait-
« ce pas Lancelot ? — Lancelot ? Il y a près d'un
"( an que je ne l'ai vu . Bien des gens le di-
<< sent mort ; mais , sans vous en faire un mys-
C
tère , je voudrais , cher sire , que ce fût lui
(( plutôt que tout autre ; j'en aurais plus de con-
LE ROI BAUDEMAGUS . 55

«< fiance, .en raison de sa grande prouesse .


" Dame , je vais parler à mon fils Meleagan pour

m'entremettre de la paix ; car, je le crois bien ,


<«< c'est Lancelot , et il n'est pas de chevalier
« au monde dont je désirerais autant l'amitié . >>
Le roi joignit Meleagan comme il se faisait
armer . - (( Qu'entends-tu faire, beau fils ? lui
« dit-il . Je veux aller défier le chevalier qui
<< vient de passer. — Est-ce pour monter en
(( prix que tu veux le combattre ? Assuré-
<< ment . - Attends donc à demain, et donne-
« lui le temps de reposer et de panser ses
«<
plaies : la reine t'en prisera mieux . » Tant
lui dit Baudemagus qu'il se désarma . Le bon
roi demande ensuite un palefroi , se fait ac-
compagner d'un second destrier, et vient à Lan-
celot comme on étanchait le sang de ses plaies .
Il descend , le presse dans ses bras et fait
avancer le destrier : «< Montez , sire , lui dit-il ;
« il est temps pour vous de prendre hótel . -
(( Sire,
je ne suis pas venu ici pour héberger,
(<<< mais pour faire
tout ce que demande l'aventure .
« On m'a dit qu'un chevalier se dispose à me
<< fermer la voie ; je l'attends et j'ai hâte de
« m'en délivrer . ― Beau sire , il sera temps
« demain de le combattre ; reposez -vous au-
«< jourd'hui . Et si vous obteniez sans bataille
« ce que vous venez ici demander , ne seriez-
(( vous pas satisfait ?
<< Mais , répond Lancelot ,
56. LANCELOT DU LAC .

« qui vous porte à tant vous intéresser à moi ?


(( je ne suis pas de vos amis . Quoi qu'il en soit ,
>>
je demande instamment la bataille ; je suis
« venu de fort loin , moins dans l'espoir d'un
« bon accueil que pour délivrer les prisonniers
a ou partager leur exil . »
Baudemagus voit bien qu'il souhaite rester
inconnu : «< Sire chevalier , lui répond- il , je
« ne sais qui vous êtes personne en ma mai-
« son ne cherchera même à le savoir . J'offre
a de vous héberger et de vous assurer contre
" celui qui doit vous combattre . Dans mon
"( hotel vous n'aurez à vous garder de per-
< sonne ; mais vous ne pouvez demander la ba-
taille avant le jour de demain . Je vous offre
« ce cheval ; et si j'ai laissé voir l'intérêt que
(( je ressens pour vous , vous le devez à votre
" grande prouesse . »
Tant dit le bon roi que Lancelot consentit
à monter sur le destrier . Ils se rendent ensem-
ble au palais ; puis on le conduit dans une cham-
bre écartée, avec un écuyer pour le servir.
Baudemagus s'abstient de le suivre , dans la
crainte de lui causer le moindre ennui.
Vers le soir, les deux chevaliers qui avaient
convoyé Lancelot jusqu'au pont , passèrent la ri-
vière dans une barque , le passage étant rede-
venu libre une fois le pont de l'Épée franchi .
Ils furent reçus dans la tour et conduits de-
LANCELOT CHEZ BAUDEMAGUS . 57

vant Lancelot , qu'ils n'auraient plus voulu


quitter. Et le lendemain , Lancelot se leva ma-
tin, se fit armer, sauf des mains et de la tête ,
et entendit la messe dans la seule compagnie
des deux chevaliers . Au sortir de la chapelle ,
il laça son heaume et demanda sa bataille . Le
roi perdit ses paroles en voulant détourner son
fils d'une lutte qu'il prévoyait devoir lui être
funeste , et revenant, le cœur plein de tristesse :
Beau sire , dit-il à Lancelot , vous aurez la
« bataille et personne ici ne cherchera à vous
« connaître . Mais je vous prie de lever votre
« heaume , et je vous en conjure par la chose
« que vous aimez le mieux . » Lancelot ne résiste
plus, il se découvre et le roi l'embrasse : « Beau
« doux ami, dit-il , soyez le bienvenu ! combien
<< nous avons pleuré votre mort ! » Il ne lui parla
pas de Galehaut , dans la crainte de raviver son
chagrin ; mais Lancelot ignorait encore sa mort .

CIII .

Es armes disposées , Lancelot ne man-


qua pas de valets pour l'adouber :
de toutes parts accouraient lesexilés ,
qui attendaient du combat leur déli-
vrance . Meleagan franchit les barrières quel-
ques instants avant Lancelot. « Puisque vous
58 LANCELOT DU LAC .

<«< refusez de vous accorder, dit Baudemagus , je


(( puis au moins obtenir que vous attendiez
<< mon signal pour vous mouvoir . » Il monte à
«
la tour, et la reine , qui se place aux fenêtres
près de lui , le prie de rendre Keu témoin de
la bataille . On avance pour le sénéchal un lit
donnant sur une autre fenêtre , et les dames
et demoiselles se rangent derrière la reine .
Le roi donne le signal : les champions, armés
de fortes lances et montés sur deux chevaux
d'une égale vigueur , fondent l'un sur l'autre .
Les écus reçoivent la première atteinte ; Me-
leagan perce celui de Lancelot et s'arrête aux
mailles du haubert . Lancelot pointe sous la bou-
cle ; l'écu soulevé va heurter contre la tempe
de Meleagan : la lance descend sur le hau-
bert, le démaille et glisse de la mamelle au
gros os de l'épaule . Meleagan vide les arçons ,
emportant dans ses chairs le fer du glaive sé-
paré de la hampe . Lancelot descend aussitôt ,
fond sur lui l'épée levée, sans perdre de vue la
fenêtre de la reine . Maleagan s'était déjà re-
levé il avait arraché le fer de lance et at-
tendait, l'épée au poing , l'écu sur la poitrine.
<< Meleagan ! Meleagan ! lui crie Lancelot , nous
« voilà quittes je t'ai rendu la plaie que tu me
« fis au behour de Londres et je ne l'ai pas
« rendue en traître . »
Ils se reprennent avec un nouvel acharne-
COMBAT DE LANCELOT ET MELEAGAN. 59

ment. Ils découpent les écus, font voler les


mailles des hauberts , s'affaissent et se relèvent
tour à tour. Le sang rougit le sable autour
d'eux , leur haleine devient plus courte , leurs
bras se lassent de frapper. Meleagan , qui a
perdu le plus de sang, est plus incommodé de
la chaleur ; il commence à lâcher pied . Lan-
celot le pousse çà et là comme en se jouant .
En ce moment, la reine , que fatiguait l'ardeur
du jour, abaisse la guimpe qui voilait son vi-
sage Lancelot la voyant à découvert, res-
sent une violente émotion , et peu s'en faut que
l'épée ne lui tombe des mains ; ainsi perd- il
l'avantage qu'il avait gagné : Meleagan reprend
cœur et le blesse impunément en vingt en-
droits . Ceux qui les regardaient ne compren-
nent rien à ce changement . La reine se penche
vers Baudemagus : « Sire, j'ai oublié de vous
<< demander si c'est bien ici Lancelot ? - As-
« surément, dame . Quel dommage ! mieux
« eût valu pour son honneur que le bruit de
« sa mort fût véritable . »
Ainsi Lancelot, après avoir été longtemps au-
dessus , est maintenant au-dessous . Ceux qu'il
venait délivrer s'en désolent, et Keu mettant
la tête à la fenêtre ne peut se défendre de
crier : « Lancelot ! Lancelot ! qu'est devenue ta
« grande prouesse ? Ne te souvient-il pas des
a trois chevaliers de Carmelide , quand tu me
60 LANCELOT DU LAC .

<< dis que je ne voudrais être le quatrième, pour


<< tout le royaume de Bretagne ? Et c'est un
« seul chevalier qui te conquiert aujourd'hui ! »
Lancelot entend et reconnaît la voix de Keu .
Il sort comme d'un songe , revient sur Melea-
gan et bientôt le tient assez de court pour le

faire reculer plus loin qu'il n'avait encore fait .


« A la bonne heure ! dit Keu , mes plaies ve-
« naient de se rouvrir, elles sont maintenant
« refermées . » Pour Meleagan , il ne se défend
plus que faiblement , on prévoit que c'en est
fait de lui et le roi se hâte de dire à la reine :
« Dame, vous savez combien je vous ai ho-
« norée et défendue des entreprises de mon
«< fils . Le moment est venu de m'en tenir
compte . Pourquoi parlez - vous ainsi ? --
« Pour mon fils qui est sur le point d'être
(( outré . Je m'en consolerai , s'il n'y laisse pas
« la vie . Faites , je vous prie , que le combat
<< cesse ! Hélas ! je ne dois rien vous refuser.
« Allez donc et qu'on les sépare . >>
Lancelot avait en ce moment poussé Meleagan
jusque sous la fenêtre de la reine ; tous deux
entendirent la parole , et Lancelot aussitôt remit
son épée dans le fourreau . Pour Meleagan , il
profita de ce temps d'arrêt pour lever et faire
retomber son épée à plusieurs rep rises sur Lan-
celot, qui ne ripostait pas . Le roi arrive et sé-
pare enfin les deux champions : « Père , criait
MELEAGAN VAINCU . 61
(( Meleagån, laissez ma bataille , vous n'avez rien
« à faire ici . Malheureux ! il ne tiendrait
<< qu'à lui de te tuer. - J'en
ai pourtant le
(( meille -
ur, on peut le voir . — On voit tout le
<«< contraire : Lancelot aurait pu te jeter hors
«< du camp ; s'il a baissé l'épée, c'est devant
« l'ordre de la reine . Eh bien ! si vous m'en-
« levez aujourd'hui ma bataille , je demande
« à la reprendre une autre fois. Soit ! la
« reine retournera en Bretagne, et promettra
« de revenir à toi si, dans une prochaine ba-
«༥ taille, tu parviens à vaincre Lancelot . » Lan-
celot ne désirait que cela .

CIV .

▲ convention bien accueillie et jurée


de part et d'autre , Lancelot fut dé-
sarmé dans les chambres du roi. Le
sénéchal vint à lui , tout chagrin de
n'avoir pas vu Meleagan réduit à merci . La
reine n'était pas moins affligée ; mais avait- elle
pu refuser le roi de Gorre ? Des salles où elle
était elle s'en vint aux chambres ( 1 ) : Baudema-
gus lui présenta le vainqueur désarmé . Lance-

(1 ) On voit ici la différence de la salle et de la cham-


bre. La première, destinée aux 1 éceptions publiques
(hall) , la seconde à la vie intime.
4
62 LANCELOT DU LAC .

lot , du plus loin qu'il aperçut la reine' , se mit à


genoux. « Dame, dit le roi , c'est bien Lancelot,
«< qui vous a reconquis après de grandes , lon-
<
«< gues et dures épreuves . » Elle détourne la
tête et répond au roi : « S'il a tant fait pour
<< moi , il a perdu sa peine et je ne lui en sais
« pas gré . - Dame , il vous a pourtant rendu
«< grand service . - Il a tant méfait d'un autre
« côté que je ne pourrai jamais l'aimer . »
«< - Ah ! dame , fit alors Lancelot , quand
«< ai-je pu vous offenser ? » Elle ne répond pas

et, pour comble de défaveur, elle passe dans une


autre chambre où il la suit des yeux, même
après qu'elle a disparu . Le roi Baudemagus ne
put s'empêcher de dire : <« En vérité, le der-
<< nier service méritait l'oubli des anciens torts . »
Et venant reprendre Lancelot par la main , il
le conduit au lit du sénéchal . « Bien venu soit ,
« dit Keu en se relevant à demi , le premier
<< des chevaliers ! Grande folie serait de lui dis-
-
« puter le prix de prouesse ! Pourquoi ? ré-
<< pond Lancelot. - Parce que vous avez achevé
«< que j'avais inutilement entrepris ( 1 ) . »

(1 ) Dans les récits les plus anciens, Keu le sénéchal est


déjà un peu vantard , mais il est avant tout loyal et fidèle .
Peu à peu les romanciers , surtout les poëtes, en firent le
type du médisant et du présomptueux. Il n'est pas en-
core ainsi dans le roman en prose : c'est un mélange
de bravoure , d'étourderie et de sincérité. Chrestien de
LANCELOT ET KEU . 63
((<- Laissons cela , dit Lancelot , et dites - moi
«
«< comment ici vous avez passé le temps . » Keu
lui raconta le tendre intérêt que le roi Baude-
magus avait montré pour la reine , et comment
il l'avait défendue des entreprises de Meleagan ,
« Il a fait poser mon lit à côté de celui de ma
« dame, et la tour où nous sommes ne s'ouvre
(( qu'au lever du soleil . Ma dame a supporté

« les plus durs ennuis . Avant même d'arriver,


" Meleagan lui avait parlé de partager sa cou-

che : elle l'avait arrêté en déclarant qu'il devait


« avant tout l'épouser ( 1 ) . Il ne demandait pas
«< mieux . Vous ferez de moi , disait-elle , ce qui
« vous plaira , mais seulement après le mariage
(( juré devant votre père . Meleagan prit pa-
<< tience. Quand le roi approcha de nous , elle
«< tomba à ses pieds en fondant en larmes . Bau-

Troyes a cru devoir ici modifier le texte original , pour


se conformer au nouveau caractère de Keu :
Si li dist au premerain mot
Li seneschaus à Lancelot :
« Com m'as honi! - Et je de coi ?
<< Fet Lancelot, dites-le-moi.
<< Quel honte vous ai-je dont faite ?
>> - Moult grant, que tu as à chief traite
<< La chose que je n'i poi traire.
<< S'as fait ce que je ne poi fere. »
(V. 4005.)
( 1 ) Meleagan avait conquis la reine , et dès lors elle
était déliée de tous ses engagements antérieurs . Ce n'é-
tait plus une personne , mais une chose.
64 LANCELOT DU LAC .

(( demagus s'empressa de la relever : Consolez-

« vous, lui dit- il , vous aurez , dame , la plus


<«< courtoise prison que vous puissiez attendre .
( Ah! beau sire , je vous conjure , comme le
(( plus loyal chevalier du monde , de ne pas me
<< laisser honnir. - Je vous le promets , vous
" n'aurez ici rien à craindre de personne . Me-
« leagan soutenait pourtant qu'il avait sur elle
« tous les droits , et cela me mettait au mar-
«< tyre. Par Dieu ! lui ai-je dit un jour, il se-
rait étrange de voir ma dame passer de la
« couche du plus preux des rois à celle d'un
<< mauvais garçon . Il ne me le pardonnait pas ,
« et au lieu de me faire donner les onguents
« que demandaient mes blessures, il en ordon.
" nait qui devaient les envenimer. »>
Lancelot plaignit et remercia le sénéchal . Mais
sa résolution étant de ne pas survivre à la perte
du cœur de la reine, il attendit avec impatience
le moment de se retirer dans sa chambre . De
quelle façon pourra-t- il se donner la mort ? De-
vant son lit se tenaient vingt chevaliers qui , par
honneur, ne le quittaient pas la nuit . Quand il les
croit endormis , il se lève doucement et va étein-
dre le cierge ; il s'approche d'un des chevaliers
dont il tire doucement l'épée . La garde s'éveille ;
mais Lancelot ne lui donne pas le temps de re-
tenir l'épée ; il s'en perce , et peu s'en faut qu'il
n'expire sur le coup . Un cri s'élève , on le sai-
LANCELOT BLESSÉ. 65

sit, on étanche son sang et on le contraint à


demeurer sans mouvement le reste de la nuit .

CV.

A blessure n'était pas mortelle , et, ce


qui contribua beaucoup à la rendre
moins dangereuse , on vint lui ap-
prendre que la reine avait témoi-
gné le plus profond désespoir, quand elle avait
su le danger que ses jours avaient couru . Lors-
que la plaie fut entièrement fermée , le roi Bau-
demagus le conduisit par la main dans la grande
salle où se tenait la reine : en les voyant elle se
leva, prit Lancelot entre ses bras et demanda
comment il lui était . « Dame, très-bien . » Ils
s'assirent tous les trois sur une couche ; bientôt
le bon roi , craignant de troubler leur entretien ,
s'en alla pour savoir des nouvelles du séné-
chal . Quand ils furent seuls : « Lancelot, dit la
(( reine , on m'a dit que vous étiez blessé , est-il
« vrai ? - Dame, ce n'est rien : quand je vous
α vois , je ne puis sentir de mal . Mais, au nom
« de Dieu , ma dame, pourquoi avez -vous refusé
« de me répondre l'autre jour ? Lancelot,
« n'étiez-vous pas sorti sans mon congé de la
« Tour de Londres ? - Je fis mal et le recon-
<< nais . - J'avais une autre raison bien plus
66 LANCELOT DU LAC .

(( juste de me plaindre . Montrez -moi l'anneau


« que je vous ai donné ? - Le voici, dame . » Et
lui montra celui qu'il avait au doigt.
« Vous mentez , Lancelot : ce n'est pas mon
«< anneau . » Lancelot , transi d'étonnement , jure
par les saints les plus redoutés qu'il n'a jamais
quitté ce cher gage d'amour . La reine alors lui
montre celui qu'elle avait réellement donné .
Quelle n'est pas la douleur de notre chevalier
en le reconnaissant ! Il tire aussitôt de son
doigt celui qu'il avait et le jette par la fenêtre
dans la rivière sans prononcer un mot .
La reine commence à penser qu'il pourrait
avoir été victime de quelque trahison ; elle lui
conte comment une pucelle avait apporté le vé-
ritable anneau et ce qu'elle avait dit en le je-
tant sur la table . Lancelot reconnaît l'œuvre de
la déloyale Morgain . A son tour , il dit ce qu'il
avait rêvé et le prix que Morgain avait attaché à
sa rançon . Genièvre , ravie , lui ouvre les bras :
«< Beau doux ami , lui dit-elle , croyez-moi , je
mourrai avant qu'un autre puisse entrer en
« partage de ce que vous avez . Jamais autre ne

« tiendra la place de Lancelot dans mon cœur.


(( Ainsi , dame , je puis espérer le pardon
«< de ma première faute ? - Assurément, beau
" très-doux ami. ― Pour Dieu , dame , faites
(( donc en sorte
que je puisse parler à vous
«< cette nuit. Depuis longtemps je n'ai pas eu
LANCELOT ET GENIÈVRE . 67
"" ce bonheur . -
Bel ami , je le désire plus
que vous allons voir le sénéchal , et je
<«< vous montrerai comment vous pourrez cette
« nuit venir jusqu'à moi . Voyez-vous déjà ce
« mur à demi ruiné ? il entoure un grand jar-
« din d'où l'on peut atteindre à ma chambre . »
En parlant ainsi , ils arrivent au lit où Keu re-
posait . La reine , quand il était souffrant, pou-
vait de sa chambre l'entendre gémir . En ce mo-
ment, il conversait avec Baudemagus . Genièvre
fait un signe à Lancelot et lui montre la fenê-
tre qu'il aurait à gagner . Après avoir quelque
temps demeuré près de Keu , le roi sort avec
Lancelot auquel il tarde bien que la nuit
couvre le monde .
Enfin elle arriva il se coucha de bonne
heure en se plaignant de ne pas être à son
aise . A l'heure propice , il se lève , sort douce-
ment de la chambre que le roi lui avait ré-
servée , franchit le vieux mur du jardin et
arrive à la fenêtre où la reine l'attendait . Il
avance ses bras entre les barreaux , il touche les
mains de la reine , et ils s'entre - sentent comme
ils peuvent. «< Dame , dit Lancelot , si je pouvais
«< arriver jusqu'à vous , le voudriez-vous ?
<< Eh ! beau doux ami , le moyen ? - Tout est
(( facile , si vous le voulez bien . Pourriez-
<< vous en douter ? J'entrerai donc, il n'y a
« pas de fer qui doive m'arrêter. — · Au moins
68 LANCELOT DU LAC .

<< attendez que je me sois éloignée ; il faut


(( prévoir l'arrivée du sénéchal , si le bruit ve-
« nait à le réveiller . »
Lancelot tire à lui les fers , les fait ployer et
sortir de leurs gonds ; puis il s'élance dans la
chambre . La nuit était profonde , la reine ayant
commencé par éteindre le cierge ardent . Mais
ils entendent des soupirs et des gémissements
qui inquiètent un instant Lancelot . C'était le
sénéchal dont les plaies s'étaient rouvertes ,
comme cela arrivait souvent la nuit . Quand
Lancelot entra dans le lit , il sentit ses mains
quelque peu humides ; il s'était déchiré au tran-
chant des barreaux : mais , ainsi que la reine , il
crut que ce n'était que des gouttes de sueur .
Grande fut la joie de cette nuit , doux leurs en-
tretiens, tendres leurs caresses . Quelque peu
avant le point du jour , l'heureux amant sortit
par la même fenêtre et remit les fers tels qu'il
les avait trouvés . Puis, s'étant recommandée à
Dieu, la reine rentra dans son lit si douce-
ment que personne n'aurait pu deviner com-
ment elle avait passé les heures précédentes .
MELEAGAN ET GENIÈVRE . 69

CVI.

u matin, Meleagan , comme il avait


coutume , alla faire une visite à la
reine . Elle dormait . Il voit les draps
teints de sang, il s'étonne , et passant
au lit du sénéchal , il les trouve également en-
sanglantés . Aussitôt il revient éveiller la reine :
« Ah! dame, dit-il , voilà bien du nouveau ! —
(( Qu'est-ce ? fait- elle. Voyez-vous le sang
( qui rougit votre lit ? venez maintenant voir
((
celui qui rougit le lit de Keu . Mon père vous
avait bien gardée de moi , mais il ne vous
« a pas aussi bien gardée du sénéchal . Est- ce
«< assez de déloyauté , dans une dame telle
K qu'on vous tient, de honnir le plus noble des
« prud'hommes pour le plus mauvais des che-
«<
valiers , et n'est- ce pas grand dépit de me voir
"C préférer Keu ? Certes , je valais mieux que
(( lui, puisque malgré lui je vous ai conquise .

« Mieux eût valu Lancelot qui a tant souffert


« pour vous ; mais Lancelot a , comme moi , mal
(< employé son service ; car autant devrait-on
« faire assurance sur une femme comme sur le
«< diable . »
La reine l'avait écouté sans paraître troublée .
« Beau sire , dit- elle enfin , vous pouvez dire ce
70 LANCELOT DU LAC .

(( qu'il vous plaira ; mais le sang qui rougit ma


(( couche n'est pas celui de Keu. Apparemment

«(( s'est-il échappé de mon nez : cela plus d'une


" fois m'est arrivé . Rien ne vous sert de
parler ; voyez comme tous vos draps en sont
" rougis . Mais ne comptez pas m'échapper.
« Par mon âme ! vous amenderez un si hon-
<< teux méfait . »
Keu avait tout entendu et s'agitait comme
un furieux dans sa couche . « Meleagan , criait-il ,
« vous mentez : je n'ai jamais attenté à l'hon-
« neur de ma dame la reine ou du roi Artus
« mon seigneur ; je suis prêt à m'en défendre
<< par jugement de cour ou par bataille . »
Cependant Meleagan envoie avertir son père ,
qui se lève et fait lever Lancelot . Celui -ci s'a-
perçoit alors qu'il s'était déchiré les mains à la
fenêtre ; il a soin de les bien laver, puis tous
deux arrivent dans la chambre . « Voyez , sire
roi, » dit Meleagan en montrant le sang qui a
coulé sur les deux lits . « Je vous demande ,
(( ajoute-t-il, de faire droit . J'ai conquis cette
« dame au péril de ma vie , et je l'ai surprise
« avec le mauvais chevalier qui n'avait pu la
« défendre . - Ah! dame, dit le roi, se peut-il
« que vous ayez ainsi mis en oubli votre hon-
« neur ? - Sire roi , ne le croyez pas . Que Dieu
" ne m'aime pas, si le sénéchal eut jamais sur
«་ moi la moindre part ! Lancelot , j'en appelle
LANCELOT CHAMPION DE LA REINE . 71

« à vous ; a-t-on pu jamais me soupçonner de


<< telle faute ? Dame , Dieu sera votre dé-
« fenseur. Non , messire Keu n'eut jamais une
« aussi coupable pensée, et je ne sache pas de
«< chevalier au monde qui osât le soutenir con-
<< tre moi.
Si quelqu'un , reprend Meleagan , ne
<«< craint pas de se parjurer en la défen-
<«< dant , j'oserai bien me porter contre lui .
«< Comment ! fait Lancelot , seriez-vous guéri
<< de vos plaies ? Il m'est avis qu'une épreuve de-
« vait suffire . Allez donc vous armer ; à défaut
«< d'autre , je saurai vous faire repentir d'atta-

quer ainsi l'honneur de la plus sage dame


<< du monde . >>

CVII .

Ls vont aussitôt revêtir leurs armes .


Vainement le roi conseille à son fils
de ne pas insister . Meleagan croit
avoir pour lui le droit, et n'entend
à aucune prière. Arrivés sur la place , Lance-
lot dit au roi : « Sire , une telle bataille ne peut
«< être décisive si elle n'est précédée du ser-
« ment. » On apporte donc les saints : les deux
champions s'agenouillent . Meleagan le premier
jure que , si Dieu l'aime et les saints , il a vu
le sang de Keu le sénéchal sur le lit de la
72 LANCELOT DU LAC .

reine . Et Lancelot que , si Dieu l'aime et les


saints, Meleagan a menti et sera convaincu de
parjure .
Ils montent à cheval , et le roi va se placer
aux fenêtres avec la reine et le sénéchal . Les
deux rivaux s'entr'éloignent , reviennent l'un
sur l'autre, brisent leurs glaives , se heurtent
des chevaux , des écus , des visages ; les bandes
qui retenaient leurs écus se rompent , le feu
jaillit des heaumes , ils chancellent sur les ar-
cons, ils tombent à terre de leur long . Melea-
gan reste pàmé , couvert de sang ; Lancelot ,
après un moment de trouble , se relève , met la
main à l'épée , et , l'écu relevé sur la tête , court
sur Meleagan qui se défend du mieux qu'il
peut ; car on ne devait pas lui refuser toute la
prouesse qu'un traître peut avoir . Mais il lutte
en vain, il est encore traité plus rudement que
la première fois . Son épée lui est arrachée des
mains ; il allait être outré , quand le roi Bau-
demagus se hâte de dire à la reine : « Dame ,
« pour Dieu ! faites cesser la bataille . ―― Sire ,
«(( je ne puis rien vous refuser, allez vous-
« même les départir. » Il descend et crie à
Lancelot « Arrêtez ! la reine votre dame le
a commande.
(( - Est-il vrai , ma dame ? dit Lancelot en
levant les yeux vers elle . Oui, et c'est
«
contre mon cœur . » Il remet aussitôt l'épée
DÉLIVRANCE DES BRETONS . 73

au fourreau , laissant Meleagan écrasé de


plaies et de honte . Aux efforts de son père
pour le consoler il répond entre ses dents :
<< Lancelot mourra de ma main avant de sortir
« du pays . — Au moins , n'oublie pas qu'en
« te rendant coupable de trahison , tu renonces
« à mon héritage . Ma couronne ne ceindra
« pas la tête d'un traître et d'un meurtrier . »

CVIII.

▲ nuit suivante , Meleagan sortit de


la ville pour éviter de voir, d'un
cóté Lancelot, la reine et le séné-
chal, de l'autre son père qui les
avait soutenus contre lui . Tous les Bretons
exilés eurent la liberté de quitter le royaume
de Gorre et de retourner dans leur pays .
Le lendemain au point du jour, Lancelot s'arma
et partit avec quarante chevaliers , les uns du
royaume de Logres , les autres de celui de
Gorre , pour aller en quête de messire Gau-
vain , qui devait ramener la reine à la cour du
roi Artus . Ils étaient près d'atteindre le Pont-
sous- l'Eau, quand ils rencontrèrent un nain
monté sur un cheval amblant .
<< Lequel de vous, dit le nain, est Lance-
«< lot ? »>> On le lui montra .
ROM. DE LA TABLE RONDE. 5
74 LANCELOT DU LAC .

(( Sire , dit-il , messire Gauvain vous sa-


« lue . - - Ah ! tu me rends joyeux ; comment
<
« le fait-il ? - Fort bien , sire : il m'a chargé
« de vous parler à part . >> Et, l'ayant conduit
à quelques pas de là , il lui annonce que mes-
sire Gauvain était dans le lieu du monde le plus
plaisant, où il avait tout à souhait : « Il sait
« que vous devez souhaiter d'apprendre de ses
«< nouvelles , et il vous prie de venir le retrou-

<< ver en petite compagnie ; de là, vous repren-


«< drez ensemble le chemin de Gorhan . -
(( Mais , dit Lancelot , que ferai-je de tous
«< ces chevaliers ? - Ils peuvent vous atten-
« dre ici , car vous ne tarderez guère : le che-
«< min que nous avons à suivre n'est pas long ;
«་་ la distance est une petite lieue . ― J'irai
« donc. Seigneurs chevaliers, veuillez demeu-
« rer ici , je reviendrai bientôt avec messire
« Gauvain. >>
Les chevaliers s'arrêtent, et Lancelot se laisse
conduire par le nain . A quatre portées d'arc
se trouvait une forêt : ils s'y engagent et ar-
rivent devant un châtelet fortifié, précédé d'un
plessis épais qu'entourait un double fossé . La
porte était ouverte ; ils entrent et descen-
dent devant une grande salle de plain-pied
jonchée d'herbe fraîche . Lancelot marchait à
grands pas, impatient de joindre messire Gau-
vain. Quand il est au milieu de la salle , il sent
TRAHISON DE MELEAGAN . 75

l'herbe fléchir sous ses pieds, il tombe dans


une · fosse profonde de plus de deux toises .
Grâce à Dieu , il ne se fit aucun mal, l'herbe
qui avait cédé le préservant ; mais il reconnut
trop tard qu'il était victime d'une odieuse tra-
" hison . Il eut beau toucher et tourner sur lui-
même ; il ne trouva ni degré , ni crevasse qui
pût l'aider à sortir de là . Bientôt il entend au-
dessus de sa tête marcher vingt hommes d'ar-
mes conduits par le maître du château , le sé-
néchal de Gorre . « Sire chevalier, » lui dit le
sénéchal , «< vous êtes en notre pouvoir ; votre
« prouesse ne vous servirait de rien : rendez-
« nous votre épée et fiancez- nous prison ; nous
« vous l'accorderons courtoise . - Mais pour-
(( quoi et par qui suis-je ainsi lâchement pris ?
(( - Il m'est défendu de le dire . Au
« moins , ne pouviez -vous , nombreux comme
« vous êtes, m'attaquer en face ? - Sire , je
« ne voulais mettre en danger ni votre vie
« ni celle de mes hommes . Le seigneur au-
«< quel nous sommes l'avait ainsi recom-
«< mandé . »

Lancelot ne douta pas que ce ne fût Me-


leagan qu'il devait accuser de cette nouvelle
perfidie. Il rendit son épée . Les sergents s'a-
genouillèrent alors, et , tendant les mains vers
lui, détachèrent son heaume et l'aidèrent à re-
monter. On le conduisit dans une vieille tour
76 LANCELOT DU LAC .

où nous le laisserons pour revenir aux cheva-


liers qui l'avaient attendu .

CIX .

Es compagnons de Lancelot ne le
voyant pas revenir soupçonnèrent la
trahison . Quand ils virent appro-
cher la nuit , ils allèrent demander
gîte dans un château voisin où messire Gauvain
qui venait justement d'y arriver leur apprit
qu'il avait, peu de jours auparavant , passé le
Pont- sous- l'Eau , mais que , sans l'aide des che-
valiers exilés, il aurait eu grande peine à s'en
tirer. Avant de gagner la rive , il avait, dit-il ,
bu plus d'eau qu'il n'eût voulu ; et à peine à
la rive , il avait dû combattre le chevalier chargé
de la garde du pont . Il était sorti de l'eau
tout glacé , le cœur lui tournait ; mais la vic-
toire lui était restée . Il se hâta de demander si
l'on savait quelque chose de Lancelot . « Sire , »
répondit un des chevaliers, « après avoir com-
battu Meleagan et obtenu la délivrance des
« exilés bretons, nous étions sortis avec lui de
«< Gorhan pour aller au-devant de vous . Mais
<< nous avons rencontré un nain, sans doute
«< envoyé par le traître Meleagan , qui prétendit
« venir en votre nom pour conduire Lancelot
RETOUR DE LA REINE . 77

« où vous étiez vous-même . Nous ne l'avons


« pas revu, et nous ne doutons pas qu'il ne
" soit tombé dans un guet- apens . »
Ces nouvelles affligèrent messire Gauvain .
Après avoir hésité sur ce qu'il ferait, s'il devait
commencer par se mettre en quête de Lan-
celot ou retourner vers la reine , il prit ce der-
nier parti . La joie de la reine fut grande en le
revoyant ; mais quand elle sut comment son
ami avait disparu , elle ne put cacher sa pro-
fonde inquiétude . Le roi Baudemagus envoya
partout demander des nouvelles de Lancelot,
en menaçant de la mort ceux qui ne révéle-
raient pas ce qu'ils pourraient en apprendre .
Puis il remit à la reine une lettre revêtue du
scel du roi Artus , mais que Meleagan avait con-
trefaite . Le roi lui mandait «< qu'elle n'atten-
«< dit pas Lancelot pour revenir à Kamalot où
«< celui-ci était arrivé en bonne santé. » Aussi-
tot après avoir lu ces fausses lettres , la reine ,
entièrement rassurée , prit avec messire Gau-
vain congé du roi Baudemagus . Keu , remis
enfin de ses blessures , les accompagna et
comme les passages dangereux étaient main-
tenant ouverts à tout le monde , ils virent bien.
tôt se dresser devant eux les tours de Kamalot ;
le roi Artus vint de loin à la rencontre de la reine
qu'il baisa longuement . Messire Gauvain parais-
sant étonné de ne pas voir Lancelot : « Lance-
78 LANCELOT DU LAC .

n'est-il pas avec vous ? - Non ,


« lot ? dit Artus , n
«< reprit la reine : vous nous avez même mandé
«< qu'il était de retour à Kamalot . -Par la foi
« que je vous dois , ma dame , je n'ai rien écrit
« de pareil. Depuis la grande cour que j'ai te-
« nue à Londres, je n'ai pas revu Lancelot . »
La reine, en écoutant le roi , sentit le cœur
prêt à lui manquer ; une sueur froide inonda
son pâle visage : elle serait tombée si messire .
Gauvain ne l'eût soutenue . Quand elle fut un
peu remise de sa faiblesse , elle dit qu'elle n'au-
rait pas un jour de bonheur tant qu'elle serait
inquiète du sort de Lancelot . Le roi , qui parais-
sait partager les mêmes inquiétudes , résolut de
prolonger son séjour à Kamalot, ville assez peu
éloignée de la terre de Gorre . La reine aimait
cette ville , où Lancelot avait été armé cheva
lier.

CX .

AIS toute la maison du roi était en


deuil la reine se tenait enfermée et

Mpleurait nuit et jour. Dans sa dou-


leur, elle implorait moins Dieu et
sa douce Mère que la Dame du lac , seule ca-
pable peut-être de lui apporter quelque raison
d'espérer. A trois mois de là , quand vint la mi-
août, le roi dut tenir cour et porter couronne .
LE CHEVALIER CHARRETÉ . 70

Le jour de la grande fête , au retour de la


messe, il rêvait appuyé devant une fenêtre , les
yeux arrêtés sur les prés ; il tardait de se
mettre à table , et attendait la nouvelle de quel-
que aventure . Enfin il voit approcher une char-
rette traînée par un grand cheval dont on avait
coupé la queue jusqu'à l'échine et rasé les
oreilles . Un nain la conduisait, gros et court,
aux cheveux noirs mêlés de blancs . Le che-
valier qu'il conduisait avait les mains liées der-
rière le dos , la chemise déchirée , les pieds
serrés étroitement aux deux limons . La char-
rette avance sous la fenêtre où se tenait le
roi. Au blanc écu du charreté , au heaume
et au haubert déposés près de lui , au fort et
blanc cheval attaché par ur. ncou derrière la
charrette, on reconnut qu'il était chevalier, et
bientôt on l'entendit s'écrier : <« Qui de vous
« tentera de me délivrer ? » Les compagnons
de la Table ronde sortirent pour voir ce qui
allait advenir .
« Nain, dit le roi , quel forfait a commis ce
« chevalier ? ― Le même que les autres . Je

<< ne comprends pas . » Et le nain ne répondant


plus, le roi prit le parti de s'adresser au char-
reté : « Dites-nous , chevalier, comment vous
« serez délivré . - Beau seigneur, quand un
chevalier de bonne volonté me remplacera.
༥ - Vous ne le trouverez pas facilement, » fait
80 LANCELOT DU LAC .

le nain ; et, fouettant son cheval , il traîna par


toutes les rues de la ville la charrette et le
chevalier, qu'on couvrit au passage de boue
et de vieilles savates .
«< Maintenant , dit le roi, nous pouvons aller
«< manger. » Messire Gauvain revenait des cham-
bres de la reine . On lui conta l'aventure ; et
il se souvint que Lancelot avait été charreté :
ce qui lui fit maudire l'invention de la char-
rette .
Et comme ils étaient tous à table , le cheva-
ier charreté arrive et , sans parler, essaye de
prendre place avec les autres . Chacun alors de
le repousser, comme indigne de se mêler aux
prud'hommes . Il parcourt les rangs : partout
le même refus. Alors il prend une nappe et va
pour s'asseoir parmi les écuyers ; mais il n'en
est pas mieux reçu et se voit forcé d'aller man-
ger dehors, près de la porte .
Quand messire Gauvain le voit ainsi re-
poussé, il se lève, va droit s'asseoir auprès de
lui et lui tient compagnie ; car après tout, il
est, dit-il, chevalier. On parle , les uns en bien,
les autres en mal , de l'action de messire Gau-
vain le roi lui envoie demander s'il n'avait
pas à craindre d'abaisser l'honneur de la Table
ronde . « Rapportez à monseigneur le roi que
<
«< si je suis honni pour avoir été le commensal
« du chevalier charreté , je le serais plus tard
DÉFI DU CHEVALIER CHARreté . 81

« en m'asseyant près de Lancelot . » La reine


entendit sans en faire semblant ; mais le roi
ne comprit rien de la réponse de son neveu .
Après avoir mangé, le chevalier charreté se
leva et dit à messire Gauvain : « Sire , grand
« merci ! je vois maintenant qu'on ne m'avait
(( pas trompé en louant votre courtoisie. »
Il retourne à son hótel , s'arme de toutes ar-
mes, monte et se rend avec son écuyer à l'é-
table du roi : il y prend un des meilleurs che-
vaux tout ensellé, donne le sien à l'écuyer et
reparaît devant Artus . « Sire roi , dit-il , Dieu
« vous sauve ! Si vos chevaliers blâment mes-
« sire Gauvain de ce qu'il a mangé avec moi ,
་ je le défendrai contre le meilleur d'entre

<«< eux . J'ai pris un de vos chevaux ; quand


« l'occasion se présentera, je pourrai vous en
« gagner d'autres . » Puis apercevant messire
Gauvain : « Monseigneur, dit-il en s'éloignant,
«< souvenez-vous que nous avons mangé en-
« semble . - Je ne l'oublierai pas, et vous n'a-
« vez pas à vous garder de moi ( 1 ) . » Voilà
tous les chevaliers, voilà le roi surtout, bien
étonnés et confus . Sagremor va revêtir ses ar-
mes, monte et court sur les traces du cheva-
lier ; ainsi font Lucan le bouteillier, Beduer le

(1 ) On ne pouvait loyalement provoquer au combat


celui près duquel on avait mangé.
5
82 LANCELOT DU LAC .

connétable, Giflet fils-Do et Keu le sénéchal .


Sagremor atteignit le charreté comme il appro-
chait du Gué de la forêt, ainsi désigné parce
qu'il conduisait de la rivière de Kamalot à
l'entrée de la forêt .
Le chevalier s'arrête devant le gué ; sur la
rive opposée semblaient l'attendre quarante
chevaliers et nombre de valets de sa partie . En
voyant approcher Sagremor, il broche à lui des
éperons le choc fut des plus rudes . Sagremor
brise son glaive et vide les arçons . Le char-
reté saisit les rênes du cheval et le ramène à
ses gens . Puis revenant à Sagremor : « Sire
(( chevalier , vous direz au roi que j'ai fait sur
« lui une première prise , non pas la dernière .
« Comment ! ne voulez -vous plus combattre ?
« - Non ; car vous êtes à pied et je suis à
<«< cheval : la partie ne serait pas égale . >>>
Sagremor retourne rouge de honte et de co-
lère . Après lui vient Lucan le bouteillier; après
Lucan, Beduer le connétable , puis Giflet : tous
recurent le même traitement que Sagremor ,
et comme lui revinrent à pied . Le charreté ap-
prochait de la forêt , quand accourut Keu jus-
qu'au milieu de la chaussée en lui criant de re-
tourner. L'autre ne se fit pas répéter : il revint
vers le sénéchal , l'atteignit de son glaive sur le
bas de l'écu , et le fit tomber dans l'eau d'où il
sortit bien mouillé , après avoir bu plus qu'il
LA DEMOISELLE CHARRETÉE . 83

n'eût voulu . Il revint, les membres brisés , vers


le roi dont le chagrin fut alors plus grand qu'on
ne saurait dire . « Vous le voyez, dit Gauvain ,
« il y en a dans votre maison de plus honnis
« que ce chevalier . »
Le roi n'était pas remis de son dépit, quand
il vit revenir la charrette conduite par le même
nain ; mais au lieu du chevalier, le banc était
occupé par une demoiselle , qui vint sous la
fenêtre « Roi Artus , dit- elle , on m'avait as-
« suré que tous les déconseillés trouvaient
« céans aide et protection ; le contraire vient
« d'arriver : vous avez repoussé un des meil
<<< leurs chevaliers du monde, parce qu'il avait
« été traîné en charrette . L'honneur et le pro-
« fit que vous en aurez sera de perdre six de
« vos plus beaux chevaux , puisque je ne puis
« trouver qui me fera descendre . - Demoi-
" selle , dit messire Gauvain , comment serez-
« vous descendue ? Par un chevalier qui
« voudra bien me remplacer . » Sans lui ré-

pondre, Gauvain s'élance dans la charrette , la


demoiselle descend , et plusieurs chevaliers ar-
més viennent aider leur dame à monter sur un
superbe palefroi. Avant de s'éloigner , elle dit
encore , en présence de la reine : « Roi Artus ,
<< tu n'aurais pas dû mal accueillir le chevalier
« de la charrette ; tu aurais même bien fait de
« prendre sa place, car il n'y était monté que
84 LANCELOT DU LAC.

« pour l'amour de Lancelot , qui , lui , n'y


« était monté que pour te ramener celle que je
« vois là et qui est ta femme . Sais-tu quel est
« celui qui vient d'abattre les compagnons de
<« la Table ronde ? C'est un jouvenceau de
<< quinze à vingt ans, armé à la dernière Pen-
« tecôte, et cousin de Lancelot : c'est le frère

« de Lionel, qui s'est mis en quête de Lance-


« lot, et qui prend, dans l'espoir de le retrou
« ver, une peine inutile . »

CXI .

LLE finissait, quand reparut le cheva-


lier charreté des écuyers suivaient,
tenant en laisse les chevaux de Sa-
gremor et des autres . Il descendit ,
ôta son heaume et vint s'agenouiller devant le
roi : « Sire, dit-il , je vous rends vos chevaux ;

« mais il était permis d'attendre de votre cour-


« toisie quelque chose de plus . » Le roi fait le
meilleur accueil au cousin de Lancelot ; il le
retient compagnon de la Table ronde et lui de
mande son nom : « On m'appelle , dit-il, Bohor
« l'exilé. Quel est, demande la reine , la de-
«< moiselle qui vous a fait connaître au roi ?
« Celle qui nous a nourris , Lancelot , Lionel et
« moi . » La reine est alors désolée de n'avoir
pas fait meilleure fête à la Dame du lac ,
FIN DU SUPPLICE DE LA CHARRETTE . 85

qui seule aurait eu le pouvoir de la consoler. Elle


demande son palefroi en se promettant de tout
faire pour la rejoindre . Le roi offre de l'accompa
gner : ils croisent au milieu de la ville mess . Gau-
vain , traîné par le hideux nain dans la charrette .
Ils font arrêter ; la reine y monte la première ,
après elle le roi , puis maint chevalier de
son hôtel. A compter de là, l'on cessa d'être
honni pour avoir monté en charrette ; on garda
dans chaque ville un vieux roncin harassé, sans
oreilles et sans queue , et on lui fit traîner ceux
qui avaient forfait à l'honneur.
La reine , le roi et les autres chevaliers nè
restèrent pas dans la charrette après que mes-
sire Gauvain en fut descendu . Pour la reine
elle eut le bonheur de rejoindre la Dame du
lac , qui lui pardonna aisément de ne l'avoir pas
reconnue . Elle ne manqua pas de lui de-
mander si elle savait quelque chose de Lan-
celot . <
« Oui , il est en bonne santé , mais il
Κ
garde prison . Si vous êtes à la première as-
«་ semblée qui se fera dans le royaume de Lo-
« gres, vous pourrez l'y voir. »
Ces nouvelles réconfortèrent la reine . N'ayant
pu retenir la Dame du lac , elle revint conter
au roi ce qu'elle venait d'apprendre de Lan-
celot , sans ajouter qu'on le verrait paraître
dans la prochaine assemblée . Seulement elle
engagea le roi à faire crier le tournois sur les
86 LANCELOT DU LAC .

marches de Gorre : « Le terme fixé, dit-elle ,


<< pour la bataille de Meleagan approche : tous
<« les nouvellement déprisonnés désirent qu'il
« leur soit permis de montrer leur prouesse :
« peut-être aussi nous diront- ils ce que Lance-
«
< lot est devenu . » Le roi céda à ses instances :
il fit crier une assemblée à vingt jours de là , à
Pomeglai . Lettres et messages furent envoyés
de tous côtés pour que nul chevalier n'en
ignorât. Maintenant nous devons retourner à
Lancelot.

CXII .

L avait inspiré un vif intérêt au séné-


chal de Gorre qui l'avait en sa garde ;
un sentiment plus tendre encore à la
femme du sénéchal. Comme il avait
fiancé prison , on ne lui refusait rien de ce qu'un
captif avait droit d'espérer. Il pouvait même
aller converser avec les gens du voisinage , et
c'est ainsi qu'il entendit, non sans chagrin , an-
noncer la prochaine assemblée de Pomeglai .
Souvent il arrivait au sénéchal de quitter le châ-
teau et d'en laisser la garde à sa femme épou-
sée . Heureuse d'adoucir les ennuis du prison-
nier, elle mangeait ordinairement avec Lancelot
et lui parlait volontiers d'armes et de prouesses .
Plus approchait le jour de l'assemblée, plus elle
LA SÉNÉCHALE DE GORRE . 87

voyait augmenter la tristesse du chevalier. Elle


voulut savoir la cause de son chagrin, et le
conjura, par la chose qu'il aimait le mieux ,
de la lui apprendre . « Dame , répond-il , quand
« vous me conjurez ainsi , vous me forcez à
« parler. Sachez que je ne mangerai et ne
(( boirai, si je ne vais à l'assemblée qu'on a
criée . Je ne vous en aurais rien dit , si vous
« ne m'y aviez contraint . Sire , dans le cas
« où l'on vous y ferait conduire , sauriez-vous
« le reconnaître ? - Oui , par tout ce que je
<< pourrais donner . Eh bien , accordez-moi
« le don que j'entends vous demander, et je
<<< vous y ferai aller, avec bonnes armes et bon
« cheval . - Oh ! je vous l'accorde du meilleur
« de mon cœur. Cont Sachez donc, Lancelot , que
« vous m'avez donné votre amour. » Le voilà
tout interdit ; il se tait en pensant que s'il re-
fuse il ne sera pas de l'assemblée ; s'il accorde ,
il donnera ce qu'il n'est plus en son pouvoir de
donner. « Eh bien ! dit la dame , me l'accor-
« dez-vous ? -
— Dame , je vous donnerai de mon
«< cœur tout ce qui m'en appartient . » Elle le
vit rougir, et pensa que la honte l'empêchait
d'en dire davantage . Elle fait tout aussitôt
disposer un cheval et des armes . Le moment
de partir arrive : elle l'arme de sa propre main
et lui fait jurer de revenir, dès qu'il pourra ce
dégager de la mêlée .
88 LANCELOT DU LAC .

Il arriva dans la plaine où se tenait l'assem-


blée , et prit hôtel à quelque distance de la
place . La reine, entourée de dames et de che-
valiers , était montée dans une bretèche , qui lui
permettait de bien voir toutes les armes qu'on
allait faire . Les joutes commencèrent , les cour-
ses , les mêlées ; les mieux faisants furent Do-
dinel le sauvage, Guerres et Agravain, frères
de mess . Gauvain , Yvain l'avoutre et Bohor
l'exilé .
Lancelot s'arrêta sous la bretèche à regarder
non pas les combattants, mais la reine . Il avait
emmené avec lui un seul valet chargé de lances .
Pour la reine, ses yeux arrêtés sur les jouteurs
exprimaient le dépit de ne pas reconnaître son
ami . Enfin , un chevalier portant écu de sinople à
trois écuelles d'argent ( 1 ) , s'avance devant tous
les autres , et rencontre d'abord Élin le Roi, preux
chevalier, frère du roi de Northumberland . Ils
se portent des coups furieux , Élin brise sa lan-
ce ; Lancelot, car c'était lui, le jette rudement à
terre, au grand contentement de ceux de Gorre .
Il abat ensuite plusieurs autres chevaliers , en-
tr'autres , un des plus renommés jouteurs, Ca-
dor d'Outre- les-Marches . On crie, on acclame
le chevalier inconnu . Il lui restait encore une

( 1) Ces armes n'étaient ni celles que portait le plus


ordinairement Lancelot , ni celles du sénéchal de Gorre :
il eût été reconnu trop facilement.
TOURNOIS DE POMEGLAI. 89

lance ; il la demande au valet et va se prendre à


un autre champion , sénéchal du roi Claudas de la
Déserte . La lance du sénéchal vole en éclats ;
Lancelot l'atteint à la gorge ; le fer pénètre
dans son gosier et le jette de toute la longueur
d'une lance dans le champ . La terre est rougie
de son sang. « Il est mort, » crie-t - on autour de
lui . Lancelot , content de ce qu'il a fait au jeu
de lance : « Quel est celui que j'ai navré ? de-
« mande-t-il à son écuyer . - C'est le sénéchal
<< du roi Claudas de la Déserte ; on ne l'a pas
« relevé vivant . Vraiment, tout est pour le
« mieux . » Il tire aussitôt son épée , il frappe à
droite, à gauche, tantôt de la pointe, tantôt de
la pomme, arrache les heaumes, rompt les écus,
pénètre dans la maille des hauberts , heurte du
cheval et de son corps, si bien qu'on ne sait ce
qu'il faut plus admirer : sa force , son adresse,
ses mouvements imprévus et rapides . « En vé-
«<
rité, dit mess . Gauvain , il n'y a que Lance-
« lot qui puisse faire ainsi tant d'armes . Ne
« le pensez -vous pas , ma dame ? ― En effet :
«< mais pour ne pas en douter, il faut attendre la
(( fin. » Elle appelle une de ses pucelles (car
depuis la mort de la dame de Malehaut, elle-
était forcée de donner à une autre sa con
fiance) : « Allez , lui dit- elle, à ce chevalier ;
<
«< dites-lui de faire aussi mal maintenant qu'il
« avait jusqu'à présent bien fait ; ainsi le de-
90 LANCELOT DU LAC .

«< mande la dame qui tant l'affligea , avant de


« tant le contenter. » Lancelot, dès qu'il a
reçu le message , demande une nouvelle lance
et s'en va jouter contre un chevalier qui le
frappe et le fait tomber sur la croupe de son
cheval . Il se relève péniblement pour se je-
ter dans la mêlée ; mais au lieu de frapper , il
* se retient à la crinière de son cheval, comme
pour ne pas tomber. Puis il baisse la tête et
s'enfuit quand il voit les autres arriver sur lui,
si bien qu'il provoque les ris et les malédictions
des autres chevaliers et des hérauts.
Il regagna son hôtel au milieu des huées de
ceux qui avaient d'abord admiré sa prouesse .
A l'assemblée du lendemain , il arriva avant d'a.
voir attaché son heaume , si bien qu'un héraut
le reconnut, pour l'avoir vu mainte fois à la
cour du roi Artus. Dès qu'il eut mis son
heaume , il s'écrie : « Voici qui l'aunera ( 1) ! »
(1) Expression singulière et plus d'une fois employée
dans les tournois , avec le sens : voilà qui parcourra la
lice , comme s'il l'aunait ou mesurait de sa lance . Je ne
pense pas qu'il y ait là l'intention d'un jeu de mots qui
l'honneur a ! Godefroi de Lagny ajoute :
Et sachiez que dit fu lors primes :
<< Or est venus qui l'aunera »> !
Nostre mestres en fu li hira,
Qui à dire le nos aprist,
Car il premierement le dist.
Ce mestre est Chrestien, dont Godefroi achevait l'œu-
vre. Mais le prosateur l'avait dit avant Chrestien.
RETOUR A LA PRISON DE GORRE . 91

Les ribauds , les goujats commençaient à le


huer quand , dans la mêlée , ils le voient
abattre tous les chevaliers qu'il trouvait à sa
portée . Personne n'osait plus l'attendre . Alors
la reine lui manda de nouveau de ne plus
rien faire de bon. Aussitôt il se comporte le
plus mal qu'il peut, jusqu'à l'heure de midi :
à compter de là , la reine lui mande de mieux
faire : les rôles changent, il n'y a plus d'autres
prouesses que les siennes . A l'entrée de la nuit,
il jeta son glaive et revint à son hôtel . On ne
douta plus dans l'assemblée que ce ne fût
Lancelot, et qu'il n'eût voulu gaber les jouteurs
en le faisant méchamment . Il se hâta de retour-
ner au château où il était prisonnier, et dès qu'il
eut quitté ses armes il alla voir le sénéchal . Ce-
lui-ci s'était aperçu de son absence et mourait
de peur de l'avoir perdu . S'il eût pu croire que
sa femme lui avait fourni les moyens de se
montrer à l'assemblée , il ne lui eût jamais
pardonné .

CXIII.

ELEAGAN sut bientôt qu'il y avait paru,


et en ressentit un furieux dépit . Il
fit construire une forte tour sur les
M
marches du pays de Galles , en donnant
à croire à son père qu'elle servirait à mieux dé-
92 LANCELOT DU LAC .

fendre les passages de Gorre . Elle s'éleva au


milieu d'un marais , et n'eut à redouter engins
ni perrières , le marais étant d'une profondeur
et d'une étendue qui ne permettaient pas de son-
ger à le franchir . C'est là que Lancelot fut
transporté. On lui envoyait son manger dans une
petite nacelle , et comme il n'y avait qu'une
étroite fenêtre au haut de la tour, le sergent
auquel la garde en était confiée jetait chaque
jour dans la nacelle une corde à laquelle on
attachait le panier qui contenait la nourriture
du prisonnier et la sienne .
Cela fait, et Lancelot ainsi enfermé , Melea-
gan se rendit à Londres où était le roi Artus .
(( Sire roi , lui dit- il , vous savez que j'ai con-
(( quis la reine sur votre sénéchal . Lancelot vint

« la réclamer ; il y eut bataille de lui à moi :


(( je lui laissai emmener la reine à la condition

<< de recommencer le combat, en votre pré-


« sence, quand je l'en sommerais ; de son côté
« la reine a juré qu'elle me suivrait s'il ne
«< pouvait la défendre . Je viens sommer Lan-
«< celot de tenir son engagement ; il ne man-
« quera pas de paraître s'il est aussi bon che-
« valier qu'on le prétend . »
Le roi fit à Meleagan bon accueil , en consi-
dération de son père, et il lui dit : « Meleagan,
<
«
< Lancelot n'est pas ici ; quand la reine fut
« emmenée, il y avait déjà près d'un an que je
LA SOEUR DE MELEAGAN . 93

« ne l'avais vu . Vous savez apparemment ce


que vous avez à faire . Qu'ai-je à faire,
<< Sire ? — Attendre quarante jours ; et si Lan-
«< celot ne se présente pas , retourner en votre
« terre, pour revenir à la fin de l'année . Si Lan-
« celot ne paraît pas encore , vous aurez droit
« d'emmener la reine . » Meleagan promit de
le faire ainsi ; et il attendit quarante jours .
Mais nous le laissons ici pour parler d'une per-
sonne qui lui touchait d'assez près , au moins
par les liens du sang.
Vous n'avez pas oublié cette demoiselle qui
était venue réclamer et avait obtenu la tête
d'un chevalier que Lancelot eût , sans cela ,
reçu à merci . Elle souhaitait une occasion de
reconnaître cette insigne courtoisie , et d'un
autre côté elle désirait tirer vengeance de Me-
leagan son frère consanguin , qui avait persuadé
au roi Baudemagus de ne lui laisser qu'une
faible partie de l'héritage maternel . Quand elle
eut appris que Lancelot était en prison , elle
ne douta pas qu'il ne fût victime de quelque
trahison . Et quand elle vit la tour que Meleagan
avait nouvellement construite , elle devina qu'elle
avait été faite pour recevoir son . héros . L'espoir
de satisfaire en même temps sa reconnaissance et
sa haine (1 ) , la rendit ingénieuse et clairvoyante .

(1) Godefroi de Lagny, en ne rappelant pas les raisons


94 LANCELOT DU LAC .

Dans sa jeunesse , elle avait nourri la femme du


sergent qui gardait la tour , et elle croyait pou-
voir compter sur elle . Elle alla donc la voir,
lui témoigna plus d'amitié que jamais , et finit
par lui offrir de demeurer avec elle , dans leur
maison à l'extrémité du marais qui enfermait
la tour.
Elle vit la façon dont on faisait parvenir à Lan-
celot son manger et ne songea plus qu'au
moyen de délivrer le prisonnier. Une nuit, quand
tout le monde fut endormi , elle vint, avec ses
pucelles , à l'endroit où la nef était liée : le panier
qu'on devait envoyer le lendemain s'y trouvait .
Elle détacha la nef, la poussa jusqu'au bas de la
tour, et prêtant l'oreille , elle entendit le prison-
nier exhaler des plaintes amères : « Ah ! mes-
« sire Gauvain , disait-il , si vous étiez en prison
«< comme je suis , il n'y a pas de tour ou de
« forteresse où je n'allasse à votre recherche.
« Et vous , madame , quelle douleur ne ressen-

que la sœur de Meleagan avait d'intervenir ici , rend in-


explicable cette animosité d'une sœur contre son frère,
en faveur d'un chevalier qu'elle semble n'avoir jamais
vu. Il se contente de dire :

Et sachiés bien que ce fu celle


Qui n'est pas liée à mon conte.
(V. 6378.)
Nouvelle preuve palpable de l'antériorité du roman en
prose.
DÉLIVRANCE DE LANCELOT . 95

« tirez-vous pas en apprenant ma mort ! » La


• demoiselle agita le panier jusqu'à ce que Lan-
celot l'entendant, passa la tête à l'ouverture de
la fenêtre . « Lancelot , Lancelot ! dit-elle . -
་ Qui êtes-vous ? - Une amie affligée de vos

peines et qui se met en aventure pour vous


« délivrer ( 1 ) . >>>
Elle attache alors à la corde menue qui trans-
portait le panier une corde plus forte que Lan-
celot retient . Il la noue solidement par dedans ,
et se laisse glisser jusque dans la nef et de là dans
la maison du sergent. La demoiselle le fait cou-
cher dans la chambre qui touchait à la sienne ,
et le matin, il s'enveloppe de la meilleure robe de
la demoiselle , monte son palefroi et sort à la vue
de tous ceux de la maison qui ne devinent pas
quelle peut être la compagne de leur dame. Ils
gagnèrent ainsi le château où elle résidait d'ordi-
naire . Lancelot y demeura plusieurs jours pour
se refaire de la mauvaise vie qu'il avait menée
dans la tour. La demoiselle savait que Melea-
gan, à la cour du roi Artus , attendait le terme
des quarante jours qui lui avait été assigné .
Quand le messager qu'elle avait envoyé revint,
Lancelot avait recouvré ses forces et sa bonne

(1) La sœur de Meleagan ressemble bien à la demoi-


selle qui vint en aide à messire Gauvain dans la Tour
Douloureuse . (Voy. Lancelot, t . II , p . 264 et suiv .)
96 LANCELOT DU LAC .

santé . Elle lui fit préparer des armes et dresser


un cheval de bataille : « Sire , lui dit-elle , vous
«( êtes aux derniers jours de la quarantaine ;
<< puissiez-vous nous venger de celui qui vous a
« si méchamment pris , comme vous avez fait
de celui dont vous m'avez accordé la tête !
(( Meleagan est à présent l'homme que je hais

«< le plus au monde je ne le tiens pas pour


« mon frère depuis les peines qu'il m'a causées.
« Il m'a séparé de celui que j'aimais , il m'a
« déshéritée . Ne soyez donc pas étonné de me
«་་ voir désirer la vengeance de tant de trahi-
« sons . »
Le roi tenait sa cour à Carlion , quand Me-
leagan vint, tout'armé, déclarer fièrement que ,
personne ne se présentant pour faire la bataille,
il n'avait plus qu'à retourner en Gorre . Bohor
l'exilé offrit alors de remplacer son cousin.
(( J'aimerais mieux Lancelot, dit Meleagan .
(( Cela peut être , fit messire Gauvain , mais je

«< crois bien que si Lancelot était présent,


<
«< vous ne seriez pas si impatient de combat-
«< tre . Vous vous trompez , répond Melea-
<< gan ; il n'est pas de chevalier avec lequel
(( j'aimerais autant à me mesurer . »
Bohor l'exilé va revêtir ses armes ; le roi
choisit pour le lieu du combat les prés qui en-
tourent la ville. Comme ils s'y rendaient, Lan-
celot entrait dans le château , armé de toutes
LANCELOT ET MELEAGAN . 97

armes . Messire Gauvain et lui se reconnaissent


avec joie . Le bruit de son arrivée se répand ; le
roi , la reine viennent le baiser , et tous les
chevaliers à l'envi lui font honneur .

CXIV .

ELEAGAN le vit approcher, non sans


une certaine émotion : « Meleagan ,
<< Meleagan, lui dit Lancelot , vous
M
<< avez longtemps réclamé la bataille :
« vous l'aurez quand vous ne vous en donniez
<< plus de garde , grâce à la Tour des marais ,
«< où vous m'aviez traîtreusement enfermé . J'en
« suis dehors , grâce à Dieu et à celle qui m'en
K
ouvrit la porte . Mais je ne vous donnerai
« pas le temps de punir la courtoisie qu'elle
<< m'a faite . »
Ils entrent dans le champ ; on pose les gar-
des. Sans perdre de temps , ils laissent courre
les chevaux et s'entre-donnent de grands coups
multipliés . Le glaive de Meleagan éclate le pre-
mier ; Lancelot fait entrer le sien dans l'écu ; il
perce jusqu'au bras, et cloue le bras au haubert.
Meleagan est renversé sur l'arçon, puis abattu
sous le ventre de son cheval . Cela fait , Lancelot
descend, tire son épée , et , l'écu devant lui , court
sur Meleagan qui avait eu le temps de se rele-
ROM. DE LA TABLE RONDE . 6
98 LANCELOT DU LAC .
ver . Les coups succèdent aux coups , les heau-
mes étincellent , les écus s'entr'ouvrent , les
mailles se détachent des hauberts , le sang rou-
git leurs bras, leurs épaules . Ainsi chamaillent-
ils durant près de trois heures . Mais vers
midi, Meleagan commence à faiblir , il cède
à la lassitude . Lancelot , qui semble redou-
bler de force , lui fait vomir le sang de la
bouche et du nez , il le pousse , il le presse . La
reine est heureuse de toucher au moment où
Lancelot la vengera de la honte dont Meleagan
a tenté de la couvrir . Enfin , Lancelot hausse
à deux mains l'épée , il va frapper le dernier
coup : l'autre veut l'éviter en se rejetant sur son
rude adversaire ; mais la boucle de l'écu le
renverse à terre tout de son long. Lancelot lui
saute sur le corps , lui arrache le heaume de la
tête, et lui abat la ventaille . « Merci ! merci ! >>
crie Meleagan : Lancelot ne veut rien enten-
dre . Le roi Baudemagus accourt et conjure
le vainqueur d'épargner son fils : prières inu-
tiles . Un signe de la reine lui dit de ne plus
lui faire grâce.
Meleagan recule d'effroi ; Lancelot le rejoint,
et d'un dernier coup d'épée fait voler sa tête
dans le champ . Comme il remettait la lame au
fourreau, Keu passe vers lui , et dit en lui déta
chant son écu : <
« Sire ! le monde entier vous
salue comme la fleur de tous les chevaliers ! >>
MORT DE MELEAGAN . 99

Après Keu s'avance le roi Artus qui n'attend


pas que Lancelot soit désarmé pour l'embrasser.
Il veut lui-même détacher son heaume , et quand
il l'a tendu à messire Yvain , il baise le vainqueur
sur la bouche . Gauvain court à lui les bras le-
vés, puis la reine , qui s'efforce de cacher l'excès
de sa joie . On l'emmène au palais au milieu
des acclamations . Le roi fait dresser les tables,
et pour honorer dans Lancelot le plus preux
des chevaliers , il le fait asseoir à la haute place ,
près de lui et sur un siége aussi haut que le
sien . Lancelot voulait s'en défendre , mais il dut
céder au désir du roi et de celle à qui il ne
pouvait rien refuser .

CXV.

Ls étaient encore à table , quand on


voit hardiment avancer devant le
siége du roi un grand chevalier à
cheval, couvert d'armes vermeilles .
Il ne salue personne ; mais, après avoir pro-
mené son regard sur tous les barons assis au
manger : « Où, s'écria-t-il , est Lancelot , le
<< traître Lancelot , le plus mauvais entre les
(( mauvais ; celui qui occit monseigneur Me-
<«<
« leagan , le fils du roi Baudemagus ? Où est- il ,
«< celui qui a ravi l'honneur du pays de Gorre ,
100 LANCELOT DU LAC .

«<< et qui, sans égard aux prières du bon roi , a


« vilainement frappé le meilleur des cheva-
« liers ? Il avait cependant promis de l'épar-
«< gner, et il aurait dû tenir sa promesse plus
« que personne , s'il n'eût oublié tous les hon-
« neurs qu'il avait reçus, lui et la reine Ge-
" nièvre , de notre roi Baudemagus . Il eût
mieux fait de se souvenir de Claudas, et de
<< lui demander compte de la mort du roi Ban
« son père, du déshéritement du roi Bohor son
« oncle , des maux infligés à sa mère et à sa
« tante, réduites à se cacher dans les forêts !
« C'est Claudas qu'il eût dû immoler, non
(( monseigneur Meleagan qui ne lui avait ja-
« mais causé le moindre dommage . >>
Lancelot, étrangement troublé en entendant
ainsi parler le chevalier inconnu, baissa la tête
et ne trouva pas à répondre un mot . Il pen-
sait en lui- même que ces reproches n'étaient
pas sans fondement, puisqu'il avait si long-
temps tardé à se venger de celui qu'il devait
accuser de la mort de son père et de la ruine
de sa famille . « Au moins, se disait-il , encore
<< bien que la vengeance soit tardive , elle arri-
« vera pourtant . » Le jeune Bohor, de son côté,
avait frémi quand il avait entendu prononcer le
nom de son père . Pour le chevalier, voyant
que Lancelot ne répondait pas , il ajouta :
« Sire roi, on vous estime le plus loyal des
LE CHEVALIER VERMEIL . 101
" hommes ; comment donc recevez - vous à
" votre table le plus déloyal des chevaliers ? »
Alors Lancelot se leva vivement de siége :
« Sire chevalier, dit-il , vous êtes peu courtois
de m'outrager ainsi publiquement. Que
Dieu m'abandonne , répond l'autre, si je ne
" suis pas en droit de vous dire encore pis ,
( quand vous avez vilainement mis à mort mon
" cousin Meleagan . - L'ai-je donc frappé à
(( l'improviste ; et ne m'avait-il pas défié à
(( deux reprises devant tous les chevaliers , au
(( point de m'obliger à le vaincre ? Il est vrai
(" qu'il ne croyait pas me trouver ici , après
« m'avoir arrêté dans un guet-apens , et fait
"( jeter dans une forte tour , dont soit louée la
<«< bonne demoiselle qui m'en fit sortir ! -Oh !
« Par sainte croix ! nous savons de qui vous en-
(( tendez parler. C'est la même qui vous avait
" déjà réclamé la tête du bon Aglut, le che-
«<
valier chargé de garder le pont à l'épée . Elle
- Par sainte croix !
<«< en mourra , la déloyale .
" reprend Lancelot , elle n'aura garde de vous

«< tant que je vivrai . Et si quelqu'un ose m'ac-


«< cuser d'avoir vilainement agi à l'égard de
Meleagan , je saurai bien lui faire rendre.
gorge, de mon corps contre le sien . Moi,
« je répète qu'en le tuant après qu'il eut im-
(( ploré merci , vous avez déloyalement agi, et

je suis prêt à le soutenir en toute autre cour


6.
102 LANCELOT DU LAC .

« que celle-ci , si vous osez jamais vous y pré-


<< senter . Il n'y a cour au monde où je ne
« sois prêt à jurer que , de mon côté du moins ,
<< on ne trouvera le moindre semblant de félo-
« nie. Oserez-vous le soutenir devant les ba-
« rons du roi Baudemagus ? —- Assurément, et
༥ de grand cœur. - Rendez- vous donc au pays
« de Gorre , dans un mois , le jour de la Made-
<«< laine ? J'y serai de mon côté , si je ne suis
<< mort ou prisonnier . - Également y serai-je,
" si mort ou prison ne me détiennent . »
Le chevalier vermeil s'éloigna, et Lancelot,
sur l'invitation du roi Artus , reprit son siége.
Chacun alors de s'indigner de l'insolence de cet
étranger qui, sans propos ni raison , était venu
rappeler à Lancelot la mort non vengée de son
père . « Que Dieu m'abandonne , dit à son tour
a Lancelot, si, dès que j'aurai fourni ma bataille

«< contre ce chevalier, je songe à autre chose


« qu'à déshériter et tuer le roi Claudas . » Re-
gardant alors autour de lui , il aperçut un
chevalier dont le conte a déjà parlé , comme
ayant été longtemps au service de son père (1 ) :
R Banin, Banin ! lui dit- il , approchez . Pour re-
« connaître lè bon service que vous fîtes autre-

(1 ) Voyez les deux premières laisses du Lancelot ,


tome I. Claudas avait offert à Banin le don du royaume
de Gannes, après la mort du traître Aleaume, mais
Banin n'avait voulu rien tenir de lui.
BANIN. DAGONET . 103

« fois au roi Ban, mon père , je vous investis de


« la Terre déserte, que possède en ce moment
le roi Claudas ; et sachez-le bien : d'ici à deux
<< ans je le tuerai s'il ne me tue . »
« Rien , dit Banin, ne pouvait autant répondre
« à mes souhaits qu'une bonne prise d'armes
«< contre Claudas . » Et il tomba aux pieds de
Lancelot qui, comme droit héritier du roi
Ban, l'investit de la terre qu'il venait de lui
donner . Le roi Artus , de son côté , promit
d'aider Lancelot de tout son pouvoir contre le
roi Claudas . Dagonet vint interrompre leur en-
tretien en annonçant qu'il avait vu le Chevalier
vermeil transporter le corps de Meleagan dans
une somptueuse litière escortée par vingt che-
valiers des plus braves ( 1 ) . « Si vous le dési-
« rez, ajouta- t-il , je vais aller leur reprendre. —
« Oui ! dit Keu en riant , allez-y , j'en suis fort
" d'avis . » Les paroles de Keu déplurent gran-
dement au roi : « Maudite soit votre langue,
« sénéchal ! voulez- vous la mort de ce pauvre
« fou ? Gardez-vous d'y aller , Dagonet ! as-
« seyez-vous. Mais combien j'aurais préféré
«< que ce combat n'eût pas été rendu néces-

(1 ) Comme vaincu en champ clos , le corps de Me-


leagan, selon les lois du combat judiciaire , devait être
mis aux fourches . C'était donc une violation de la loi
que d'emporter honorablement ce corps.
104 LANCELOT DU LAC .
«< saire ! non pour Meleagan, mais pour Bau-
<<
« demagus, le meilleur des rois . »
Dès que les tables furent levées , le roi, la
reine , messire Gauvain, Lancelot et Bohor de
Gannes s'assirent sur la même couche, et d'a-
près l'invitation du roi, Lancelot rendit compte
de tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il était
allé en quête de messire Gauvain . Il ne lui
était permis comme on sait d'en rien cacher.
Les grands clercs chargés d'en former un livre
sincère les ajoutèrent à toutes celles qui leur
avaient été déjà racontées . Puis Lancelot de-
manda des nouvelles de Lionel , depuis long-
temps parti dans l'espoir de le retrouver. De
son côté, Artus rappela la façon dont Bohor
était arrivé à la cour , ses prouesses contre
tous les chevaliers de sa maison, et comment
il les avait obligés à monter dans la charrette .
Ce récit fut des plus agréables pour Lancelot.
<< Beau cousin, dit- il à Bohor en l'embrassant ,

«< continuez à faire parler le monde de vos


<< prouesses , et ne vous arrêtez pas en si beau
«< chemin . Jamais ne refusez votre aide à de-
« moiselle opprimée , ni votre conseil à toutes
<«< celles qui en auront besoin . --- Ah ! Lan-

<«< celot ! Je ne serais pas votre cousin, si j'y


«<
manquais un seul jour de ma vie . »
La semaine fut des plus heureuses pour Lan-
celot . Le roi lui faisait plus d'honneur qu'il ne
L'ENNEMI DE LA REINE. 105

pouvait souhaiter ; il voyait à son gré la reine


qui volontiers cédait à tout ce qu'il lui plaisait
de demander. Cependant, il lui fallut partir
pour s'acquitter à l'égard du Chevalier ver-
meil . La reine lui donna congé en cachant ses
larmes et ses tristes pressentiments . Il chevau-
cha trois jours sans trouver aventures . Le qua-
trième, ayant pris un chemin assez rarement
fréquenté, il aperçut , quelque peu devant lui,
un chevalier seul , couvert de riches et fortes
armes , heaume, haubert, écu, lance et épée .
Il le joignit, le salua et satisfit à sa demande
en lui apprenant qu'il était Gaulois d'origine .
«< Mais , dit le chevalier , avez -vous jamais
« été à la cour du roi Artus ? - Oui, souvent
« même. Et, sans doute , vous y avez vu la
« reine ? - Assurément . - Vous pouvez donc
<< hardiment dire que vous avez vu la plus dé-
༥ loyale de toutes les dames . - Pourquoi ?
<< fait vivement Lancelot. - Vous allez le sa-
« voir. Comme je me trouvais à la cour du
preux et noble roi Artus , une demoiselle
«< arriva sur un
palefroi , venant annoncer au
« roi que Lancelot était mort en implorant
« son pardon pour avoir partagé la couche de
<«< la reine . La demoiselle avait ajouté qu'elle
༦ apportait la preuve de ce qu'elle avait dit. -
« Et quelle était cette preuve ? - L'anneau
« même que la reine avait donné comme
106 LANCELOT DU LAC.

« druerie à Lancelot et que celui-ci voulait qu'on


« lui rendît. La reine avait repris l'anneau ,
« l'avait reconnu pour celui qu'elle avait donné,
« et même avait avoué qu'elle aimait Lancelot
« et ne lui avait rien refusé de ce qu'il avait
« demandé . Que vous en semble , chevalier ?
(( N'est- elle pas telle que j'ai dit tout à l'heure ?
- Sire chevalier, dit Lancelot, après un
moment de silence , « vous avez dit folles pa-
« roles , si vous n'êtes en mesure de les soute.
" nir. ― Il n'y a qu'un chevalier au monde
« devant qui je n'oserais le répéter. ― Et
«< quel est ce chevalier ? C'est Lancelot du
« Lac, le fils du roi Ban de Benoic . Mais il y

« a plus d'un an qu'on le tient pour mort ; lui


« donc excepté , je soutiendrai toujours que la
<< reine est la plus déloyale des femmes, pour
avoir, au lieu du plus preux des rois qu'elle
K avait épousé devant sainte église , donné son
K corps et son cœur à un autre . - Par le nom
<< de Dieu ! reprit Lancelot , il y a maint che-
« valier en ce pays qui , s'il vous entendait ainsi
་ parler, prendrait contre vous la défense de
a l'honneur de la reine . Vous n'êtes pas de
" ceux-là , j'imagine ? ―― Qu'en savez-vous ? -
« Si vous en êtes, montrez-le, car je soutiens
«<< tout ce que j'ai avancé contre elle . Vous
« avez menti ! ―― Gardez-vous donc de moi ?
Vous de moi également, » fait Lancelot .
L'ENNEMI DE LA REINE VAINCU . 107

Ils laissent aussitôt courir leurs chevaux et


reviennent l'un sur l'autre . Ils frappent d'abord
sur les écus peinturés , dont ils font éclater le
vernis , l'or et l'azur . Le chevalier brise son
glaive , Lancelot le frappe assez durement pour
le renverser sous les pieds de son cheval . Puis
il retire à lui le glaive et le pose droit contre un
arbre, comme pouvant encore lui être utile . Il
descend, attache son cheval au même arbre et
revient au chevalier , qui déjà s'était relevé et
mis en état de bien le recevoir. Le feu semble

jaillir des heaumes à chacun de leurs coups , car le


chevalier était de grand cœur ; mais sa défense
ne pouvait longtemps durer contre Lancelot .
Après avoir reçu plus de trente blessures , il se
vit contraint de crier merci , en rendant son
épée . « Je ne veux pas de ton épée , fait Lan-
« celot, je veux ta vie . -- Ah! franc cheva-
«< lier, recevez -moi à merci ! vous ne pouvez
α loyalement me refuser. - Eh bien , je l'ac-
« corderai si tu consens à faire tout ce que je
dirai . - J'y consens d'avance . - Vous allez
" d'abord déclarer que ma dame la reine est
« de toutes les dames de la terre la plus loyale.—
Oui, Sire, je le reconnais . ________ Ce n'est pas tout :
« sans prendre répit, vous allez vous rendre à
<<α la cour, et vous implorerez le pardon de la
« reine , pour tout ce que vous avez osé dire .
« Si elle vous demande qui vous envoie , vous
108 LANCELOT DU LAC .

« lui direz que c'est son chevalier . Et gardez-


«< vous à l'avenir de jamais rien dire qui ne
« soit à l'honneur et à la louange de la reine ,
« si vous ne voulez en être rudement châtié .
(( Maintenant, j'entends savoir votre nom .
" J'ai , dit-il , nom Margonde du Noir-
<< Chastel. Et où alliez-vous ? A un tour-
<< noi qui doit avoir lieu demain . Il est donné
«< à l'issue de cette forêt par les chevaliers du .
<< Chastel- aux- dames contre ceux du Chastel-
« aux-pucelles . Les deux camps seront nom-
«< breux , riches en vaillants et puissants jou-
« teurs . Je n'irai pas, puisqu'il faut me rendre.
<< à la cour du roi ; mais, sire, avant de m'é-
་་ loigner, ne voudrez -vous pas m'apprendre
«< le nom de celui qui m'a outré ? Vous le
«< demanderez à la reine qui saura bien vous le
« dire . » Le chevalier s'éloigna en se dirigeant
vers Karadigan où il avait appris que se trou-
vait la reine . Nous l'y laissons aller pour re-
tourner à Lancelot.

CXVI .

ANCELOT, après avoir quitté Mar-


gonde, ne chevaucha pas longtemps
sans croiser un écuyer monté sur
un vigoureux roncin , et soutenant
dans ses bras un chevalier navré . « Bel ami ,
MELIADUS LE NOIR . 109
« lui dit-il, je te prie de me dire par qui ce
chevalier fut ainsi navré . - C'est , répond l'é-
(( cuyer, par celui qui se tient au Plessis . - Et
<< pour quelle
raison ? -Parce que mon seigneur
«< est chevalier de la reine Genièvre . C'est Do-
dinel le sauvage , le frère du duc de Cla-
« rence . » Lancelot connaissait bien Dodinel ;
il demanda à quelle distance était le Plessis . --
« A la distance d'une demie lieue ; si vous vou-
lez y aller, voici le droit chemin. »
Lancelot broche des éperons et bientot arrive
devant une haute tour bâtie sur marais : dans
le pré voisin étaient tendus quatre riches pavil-
lons . Un grand chevalier armé de toutes pièces
-
paraît et vient lui demander qui il est ? — « Je
<< suis de la maison du roi Artus . - Si vous êtes
« des chevaliers de la reine, gardez-vous , je
« vous défie ; et sachez que vous aurez à vous
«༥ défendre non- seulement de moi , mais de
<< tous mes hommes . - Je suis des chevaliers
de la reine mais je voudrais savoir comment
<< vous pouvez haïr la plus loyale dame du
(( monde . Je hais non- seulement la reine,
(( mais tous ceux qui l'aiment . - Par sainte
« Marie ! vous mourrez , vous et tous ceux que
« je saurai ses ennemis . Vengez-la donc, si
«< pourtant vous le pouvez . >>

Cela dit , ils s'éloignent , embrassent leurs écus ,


baissent leurs lances et reviennent l'un sur
ROM. DE LA TABLE RONDE. 7
110 LANCELOT DU LAC .

F'autre . Les écus sont frappés, faussés , dépecés :


le chevalier tranche même un coin de celui de
Lancelot, mais son glaive éclate sur les mailles
du haubert . Lancelot , plus adroit, fend l'écu ,
entr'ouvre le haubert , perce les entrailles du
chevalier et le jette mort devant son pavillon.
Il retirait à lui le glaive sanglant , quand sortent
des autres pavillons dix chevaliers , le glaive
dressé, l'écu suspendu au cou . Lancelot re-
tourne son cheval, et fort heureusement pour
lui, jamais en ce temps-là plusieurs chevaliers
n'auraient attaqué de front un seul adversaire.
Il eut donc facilement raison des deux pre-
miers ; son glaive éclata dans le corps du troi-
sième . Alors mettant l'épée au poing, il s'élance
tour à tour sur chacun des autres, il fend le
heaume , traverse la coiffe et pénètre dans le
crâne du premier . Lui mort , il se prend au
cinquième et l'abat sans connaissance ; les au-
tres ont beau courir de droite et de gauche sur
lui, il est assez vif, assez léger, assez vigoureux ,
son épée est d'assez bonne trempe pour les cri-
bler de blessures et si bien les éparpiller ,
que désespérant de le vaincre ils prennent le
parti de rester à distance. Comme ils rentraient
dans leur pavillon , un grand chevalier couvert
d'armes noires sort de la tour et les gourmande
de reculer devant un seul homme . Lui-même
approche de Lancelot : « Vous allez , dit- il ,
MELIADUS LE NOIR . 111

« m'apprendre qui vous êtes . - Je suis un che-


་་ valier de madame la reine Genièvre . --- J'en
<< ai regret ; car vous êtes de grande prouesse .
- Pourquoi ce regret ? - Parce que vous ne
« m'échapperez pas vivant . » Il va aux pavil-
lons, y prend deux glaives au bois gros et court,
au fer bien tranchant : il en donne un à Lance-
lot et garde l'autre . Leur premier choc fut des
plus rudes ; le noir chevalier entr'ouvre l'écu ,
démaille le haubert , mais ne peut effleurer les
chairs . Lancelot, plus heureux , après avoir percé
l'écu et le haubert, enfonce dans l'épaule le fer
de sa lance ; le chevalier roule à terre . Lancelot
allait descendre pour continuer le combat s'il
en était besoin; mais voilà que ceux qu'il venait
de contraindre à quitter la partie sortent pour
la seconde fois du pavillon pour prendre leur
revanche . Lancelot avance sur eux l'épée au
poing, fait voler des arçons le premier, tran-
che heaume , écu , haubert, et les décide tous
à tourner encore le dos . Ils se perdent dans
la forêt voisine où il n'essaie pas de les pour-
suivre . Mais il revient au noir chevalier à demi
relevé , et lui arrachant le heaume : « Rends-
" toi, si mieux n'aimes mourir . >> Il haus-

sait déjà l'épée et allait frapper : « Pour Dieu ,


«(་ arrêtez , gentil chevalier ! Voici mon épée ,
<<< recevez-la .
(( —
-Apprends-moi d'abord, dit Lancelot , d'où
112 LANCELOT DU LAC .

«< provient ta haine contre les chevaliers qui


« se réclament de la reine . Je vais vous le
« dire : L'an passé, nous chevauchions moi et
«< mes deux frères dans la forêt des Epes ;
« c'était un lundi , le roi Artus y chassait, et
<«< la reine l'avait accompagné . Bientôt , nous
« rencontràmes un chevalier qui nous devait
(( compte du meurtre d'un de nos cousins ;
(( nous parvînmes à le saisir et nous le liâmes
<< à la queue d'un de nos chevaux . Ainsi le traî-
(( nions -nous , quand vint à passer la reine .
« Touchée de pitié , elle nous pria de le déta-
<< cher , en ajoutant que nous en avions assez
«< fait ; mais voyant que nous refusions de la
«< satisfaire
< Vous le ferez donc malgré vous ,
<< dit- elle , mes chevaliers sauront bien vous y
(( contraindre . Le combat s'engagea ; mes deux
« frères y perdirent la vie , notre ennemi fut
«< délivré, et j'aurais eu le sort de mes frères.
« si je n'avais pris le parti de fuir . Dévoré de
« douleur et de courroux , je gagnai cette tour
" qui m'appartenait et je fis , en présence de
« mes hommes , le serment de ne laisser passer
<«< aucun chevalier qui se réclamerait de la
« reine , sans le mettre à mort ou le retenir en
<< prison . J'ai eu déjà fréquemment l'occasion

« d'exercer ma vengeance ; plus d'un chevalier


<< en est mort, d'autres sont demeurés prison-
«< niers . Aujourd'hui , je suis à mon tour vaincu :
MELIADUS LE NOIR . 113

« il dépend de vous de me prendre à merci ou


" de me tuer : mais si , comme il me semble ,
« vous êtes le meilleur chevalier du monde ,
« vous devez en être le plus débonnaire et le
( plus compatissant . ― Dieu, dit Lancelot ,

« m'est témoin que tu n'auras merci qu'en


-
«"( faisant ce que j'ordonnerai . J'y consens
« d'avance . Tu promettras en loyal cheva-
«< lier de ne provoquer jamais homme qui se
(( réclamerait de la reine . De plus , tu te ren-
" dras à la cour du roi Artus , tu te présenteras
«་ devant la reine de la part de son chevalier,
« et tu demeureras son prisonnier . — Je le
ferai, puisque j'y suis tenu . Mais , sire , le
(( jour baisse, vous plairait-il d'héberger chez

<«< moi cette nuit ? — Non , répond Lancelot, je


« dois faire diligence pour gagner à temps le
"
Chastel aux pucelles , où se doit tenir un
( tournoi . Avant de nous séparer, apprenez-
(( moi votre nom . -On m'appelle Meliadus
« le noir. >>
Ils se séparèrent, et Lancelot chevaucha rapi-
dement sur un chemin ferré qui traversait une
belle prairie. Quand la nuit tomba , il s'en alla
frapper à la porte d'un ermitage . L'ermite ou-
vrit , mit le cheval à couvert, et pendant que
notre chevalier se désarmait , le prud'homme
alla couper dans son courtil une charge d'her-
bes pour la litière et la nourriture du cheval :
114 LANCELOT DU LAC .

car d'avoine ou de foin, on n'en trouvait pas


chez lui . Lancelot ne dormit jamais mieux que
cette nuit, après avoir pris de bon appétit le
pain, le vin qui lui étaient offerts dans cet
humble asile . Le lendemain au point du jour,
l'ermite lui chanta une messe du Saint- Esprit ,
puis il s'arma , monta et prit congé du bon
homme, pour entrer dans la forêt de Gueude-
berc . Quand il fut à la sortie , il aperçut deux
camps distincts occupés par plus de deux mille
chevaliers . C'était l'assemblée que Margonde
lui avait indiquée . En approchant davantage,
il découvrit les deux châteaux appelés le Chas-
tel aux dames et le Chastel aux pucelles, tous
deux de belle apparence et séparés par un
grand cours d'eau appelé l'Oscure.
Après s'être arrêté quelque temps à les re-
garder, il se rapprocha de la plaine où le tour-
noi commençait . Il vit fournir de nombreuses
joutes , il vit bien des champions plus ou moins
rudement renversés . Ceux du Chastel aux pu-
celles , quoique moins nombreux , gardaient ce-
pendant l'avantage , grâce à deux chevaliers
dont Lancelot suivait des yeux les mouve-
ments et les prouesses . Ils étaient armés d'ar-
mes blanches, aucun de ceux de l'autre camp
ne pouvait soutenir leur atteinte . Ils ne revin-
rent sur leurs pas qu'après avoir vu ceux du
Chastel aux dames quitter une seconde fois la
LE CHASTEL AUX PUCELLES . 115

partie pour essayer de défendre leurs retran-


chements . Mais les chevaliers aux Pucelles pro-
fitant de leurs avantages les tinrent assez de
court pour les obliger à lâcher encore pied,
en rentrant avec précipitation dans leur châ-
teau .
Lancelot avait toujours suivi des yeux les
deux chevaliers , et leurs prouesses lui don-
naient grande envie de les mieux connaître .
Assurément , pensait - il , ils doivent être de la
maison du roi Artus . Un valet s'approchant
alors de lui : « Sire , dit-il, les dames assises
<< devant les créneaux vous saluent , et , par la
<«< chose que vous aimez le mieux , elles dé-
« sirent savoir lesquelles , des Dames ou des
(( Pucelles, vous entendez défendre . Elles vous
« verraient volontiers soutenir leur cause , et
<< elles sont un peu surprises que vous n'ayez
« encore pris aucune part au tournoi . Bel
"" ami, répond Lancelot, annonce - leur qu'elles

<< verront bientôt de quel côté j'entends me


« ranger. » Le valet s'éloignait quand approche
une demoiselle : « Sire chevalier, dit- elle à
«" Lancelot, passez-moi votre écu . - Eh demoi-
<< selle ! qu'en voulez - vous faire ? L'em-
་ ployer mieux que vous ne faites . - Mais
" enfin de quelle façon ? - Je l'attacherai à´
" la queue de mon cheval , et je le ferai pro-
<< mener entre les deux camps , en l'honneur
116 LANCELOT DU LAC .

" des bons chevaliers qui viennent aux tour-


«< nois regarder ce que font les autres et n'osent
« y prendre part . »
Lancelot confus de ces paroles baisse la tête
au lieu de répondre : il broche des éperons vers
le Chastel aux dames , et s'arrête entre les
fuyards et ceux qui les poursuivaient . Puis
serrant l'écu contre sa poitrine et brandissant
le glaive, il s'élance dans la presse des cheva-
liers aux Pucelles . Après avoir abattu le pre-
mier qu'il rencontre, il empoigne son épée et
commence à faire plus d'armes que n'en avaient
même accompli les deux chevaliers de l'autre
parti . Les fuyards reprennent courage ; ils
le rejoignent on le voit occire chevaux et
chevaliers tout ensemble, couper poings, bras,
têtes , épaules , pieds et cuisses en se frayant
un passage où son cheval l'entraîne . Rien ne
peut garantir celui qui reste à portée de sa
furieuse épée : on s'émerveille ; les uns per-
dent, les autres reprennent courage .
Les deux chevaliers qui s'étaient si vaillam-
ment montrés et qui avaient assuré la victoire
aux Pucelles , reparaissent alors et viennent
l'un après l'autre essaier d'arrêter le champion
des Dames . Lancelot en les voyant approcher
se détourne ; il sent que, dans la fureur où l'ont
mis les brocards de la demoiselle , il pourrait
bien les blesser trop gravement ou même les
LE CHASTEL AUX DAMES . 117

tuer ; ce qui pour la chevalerie serait un trop


grand dommage . Mais l'un des deux lui ferme
la voie , et de son glaive allongé l'atteint assez
rudement pour le renverser sur l'arçon de la
selle : peu s'en fallut qu'il ne tombât . Lance-
lot se redresse , hausse l'épée et la fait des-
cendre sur le heaume qu'il entr'ouvre ; elle
pénètre dans le crâne . Le chevalier tombe et
vingt chevaux lui passent et repassent sur le
corps . Son compagnon le croit mortellement
frappé : il veut le venger en frappant Lancelot
de son glaive en pleine poitrine : les mailles du
haubert ne l'arrêtent pas , et si le fer ne se fût
pas détaché de la hante , c'en était fait de
notre héros . A son tour Lancelot entr'ouvre les
mailles du haubert, coule son épée jusqu'au
gros os le chevalier quitte les arçons et sem-
ble avoir reçu le coup mortel . Les champions
des Pucelles désespérant de vaincre les cham-
pions des Dames regagnent leurs retranche-
ments . Peu à peu le silence se fait autour des
victimes de la journée . Mais Lancelot s'inquiète
des deux chevaliers dont il avait seul arrêté les
prouesses . Le premier à demi relevé cessa de
se plaindre en reconnaissant Lancelot, quand
il approcha la tête découverte. « Sire , dit- il ,
(( soyez le bien venu , comme le meilleur che-
« valier du monde ! Vous auriez voulu ne pas
(( m'assaillir, je l'ai vu ; c'est moi qui vous y
7.
118 LANCELOT DU LAC .

<< contraignis et je fus justement payé de mon


(( outrecuidance . - J'ai grand regret de vous
«< avoir blessé : veuillez , sire, m'apprendre qui
- (( vous êtes, je vous prie . - Je suis de la mai-
་་ son du roi Artus , et mon nom est Hector
« des Mares ; mon compagnon que vous avez
(( plus gravement blessé est Lionel , votre cou-
<< sin germain .
<< · Sainte Marie ! » s'écrie Lancelot . Et sans
ajouter un mot, il se fait conduire auprès de
Lionel dont l'extrême pâleur accusait assez le
sang qu'il avait perdu . « Bel ami , lui dit-il,
((
je suis votre malheureux cousin Lancelot : je
( ne veux pas vous survivre si j'ai causé votre
«< mort. » Ces paroles semblent faire oublier
à Lionel toutes ses douleurs . « Je me sens
(( guéri en vous voyant , >> s'écrie -t-il . Lance-
lot le soulève et le presse dans ses bras . <« Il y
« a , dit Lionel , plus d'un an que je suis
« en quête de vous : grâce à Dieu ! je vous ai
« trouvé . Mais à vos grands coups , j'aurais dû
༥ plutôt vous reconnaître . Quel autre pouvait

« montrer tant de prouesse ! »>


Tout ce que disait Lionel ne rassurait pas
Lancelot sur la gravité de ses blessures . Lionel
de son côté demandait avec inquiétude des
nouvelles d'Hector . Lancelot l'ayant assuré que
ses plaies n'étaient pas mortelles , il fit un grand
effort et accompagna son cousin jusqu'au lit
HECTOR ET LIONEL. 119

de son ami . Cependant qui pourrait dire la


joie des Dames, pour la victoire que leurs cham-
pions venaient de remporter ! Elles allèrent
au-devant de Lancelot , parées de leurs plus ri-
ches atours . « Bien venu soit , disaient - elles ,
<«< le meilleur des bons , la fleur de tous les
(( prud'hommes présents et futurs ! »

Il consentit à passer la nuit dans leur château


avec ses deux amis . Après un somptueux man-
ger, ils allèrent s'asseoir au bout d'un banc ( 1 )
où Lancelot voulut bien les satisfaire en leur
contant comment il avait eu raison de Meleagan ,
et comment il allait se justifier à la cour de
Baudemagus contre l'accusation de l'avoir dé-
loyalement mis à mort .
Le terme approche , dit-il, où je dois être
« à Huidesan ; je partirai donc demain matin .
(( Vous, Lionel , vous retournerez à la cour du
(( roi Artus ; vous y trouverez votre frère Bo-
" hor, et vous lui direz de par moi que ja-

mais chevalier ne peut monter en prix , s'il


« s'arrête à la cour trop longtemps . S'il veut
« faire bien parler de lui , il ne doit pas de-
« meurer plus d'un jour dans les mêmes lieux . »
Après avoir passé une partie de la nuit à
danser et caroler avec les dames , Lancelot fut

( 1 ) « Ils s'assirent ensemble au chief d'un bane. »


(Msc. 339, fo 114.)
120 LANCELOT DU LAC .

conduit à son lit et dormit quelques heures .


Au point du jour, il revêtit ses armes , monta et
recommanda à Dieu les dames du château,
Hector et son cousin Lionel . Bientôt il se trouva
dans la grande forêt de Sarpenne . Mais ici notre
conte le quitte pour revenir à Margonde du
Noir-chastel et à Meliadus le noir qu'il avait
envoyés à la reine Genièvre .
Margonde arriva à Camalot vers Primes . A
son heaume décerclé , à son écu déchiqueté,
à son haubert démaillé, il était aisé de voir
qu'il avait soutenu une lutte terrible . En des-
cendant de cheval il demanda qu'on le condui-
sît devant la reine . « Savez-vous, dit Genièvre
«< quand il approcha , quel est ce chevalier ?
་ - Non : seulement il semble avoir été mis
« à rançon , tant ses armes sont en mau-
« vais état . » Elle se lève pour se rendre dans
la salle . Margonde se jette à ses pieds et lui
crie merci : « Dame , je vous suis envoyé par
«< celui qui m'a conquis . » Il conte alors fidè-
lement pour quelle raison il avait lutte contre
un preux chevalier qui ne voulut pas lui dire
son nom, mais lui conseilla de le demander à
la reine . « Quelles armes portait ce cheva-
« lier ? » Margonde les devise ( 1 ) , et recon-

( 1) Il portait alors d'or à la face d'azur chargée de


trois macles .
MARGONDE ET LA REINE . 121

naissant celles de Lancelot, elle se mit à rire


involontairement . « A qui , reprit- elle , pen-
<< siez-vous avoir affaire ? Je ne sais, ma-
(( dame , mais assurément au meilleur chevalier
« que j'aie jamais rencontré . Vous dites vrai,
« il n'a pas son pareil au monde ; et vous avez
« donc été peu sensé quand , en sa présence ,
« vous avez médit de moi . Je suis même éton-
<< née qu'après vous avoir entendu il vous
« ait reçu à merci . Apprenez que c'est Lan-
celot, le bon, le cent fois renommé . Par
(( Sainte croix , reprit Margonde , je ne me sou-
« cie plus d'avoir été vaincu ce m'est , au
« contraire, grand honneur d'avoir quelques
«< instants lutté contre un si merveilleux che-
« valier. Je m'en serais bien gardé , si j'avais pu
(( deviner qui il était . - Margonde, fait la reine ,
«་ pour l'amour de Lancelot , vous n'aurez pas
« à vous plaindre de votre prison . Prenez le
" temps de guérir vos plaies , puis retournez
« dans vos terres , libre comme vous le fûtes
( jamais . » Il rendit grâces à la reine, et elle
s'éloigna en le recommandant à Dieu.
Pendant que Margonde était encore retenu
à la cour pour y rétablir sa santé , Meliadus le
noir y arriva , se présenta devant la reine, et
se reconnut prisonnier de par son chevalier .
Il conta sa mésaventure et la mauvaise cou-
tume qu'il avait suivie devant sa maison du
122 LANCELOT DU LAC .

Plessis . Au lieu d'en concevoir un ressentiment


trop mérité, la reine qui le savait bon cheva-
lier le retint de sa maison . Meliadus fit de-
puis maintes prouesses qui lui acquirent un
grand renom . On en reparlera dans le livre
du Graal ( 1 ) , quand on racontera la guerre que
Lancelot fit à Claudas de la Deserte , pour ven-
ger la mort de son père le roi Ban de Benoïc .
La semaine ne passa pas sans que Lionel et
Hector ne reparussent à la cour. En entendant
raconter les nouveaux exploits de Lancelot de-
vant le Chastel aux dames , le roi Artus répétait
volontiers qu'on ne pouvait lui comparer en
valeur et bonté un seul chevalier vivant . « Mais
(( je gémis, ajoutait-il , de le voir toujours er-
«< rant ; car il y a maintes gens qui , pour sa
(་ grande chevalerie, voudraient bien qu'il ne
« fût plus au monde . »
Lionel eut grand soin de rapporter à son
frère Bohor les recommandations de Lancelot ;

(1) Je crois que l'auteur du Lancelot et de la Quête du


Graal emprunte, en passant , à la légende poétique de
Tristan (bien plus ancienne que le roman en prose de
Tristan) , le nom du père de Tristan , Meliadus le Noir
(originairement Meriadec). Au récit des faits de Meliadus
sont consacrées plusieurs laisses de la Quête du Graal,
et la première partie du roman de Guiron le courtois,
composé vers la fin du treizième siècle, longtemps après
celui de Tristan .
AVENTURES DE BOHOR . 123

et Bohor les entendit avec une certaine honte .


«< Monseigneur Lancelot , dit-il , a raison : ce
« n'est pas dans l'oisiveté qu'on peut jamais es-
(( pérer de monter en prix . » Et aussitôt , ren-
trant à son hótel , il se fait armer , sauf de la
tête et des mains, puis revient demander congé
à la reine et au roi . Pour Lionel , il était con-
traint de séjourner pour laisser à ses plaies
le temps de se fermer. C'est maintenant de
Bohor et de ce qui lui arriva que nous devons
parler.

CXVII .

OHOR avait pris la voie qui conduisait


au royaume de Gorre, dans l'espé-
rance de rencontrer Lancelot . Après
B
avoir chevauché deux jours sans trou-
ver aventure , il s'engagea dans la forêt de Lan-
done, pour avoir moins à souffrir de la chaleur
du jour ; car on était autour de la Saint-Jean le
bouillant . Il venait d'ôter son heaume , quand
il fit rencontre d'une belle demoiselle qu'il
s'empressa de saluer . Elle le regarda , et
frappée de sa beauté , de sa jeunesse et de sa
bonne mine : « Sire , dit-elle , je ne sais qui
(( vous êtes ; mais si vous avez une bonté égale

« à la beauté que Notre - seigneur vous a don-


(( née, vous devez être grandement prisé.
124 LANCELOT DU LAC .

(( Demoiselle , répond Bohor, vous me


« raillez peut-être ; mais si vous pensez ce que
(( vous dites , la beauté que vous croyez voir
(( en moi serait bien mal employée , si la bonté
(( n'y répondait pas .
«< 7 Voulez -vous consentir à me suivre ?
(( L'occasion ne vous manquera pas de mon-
(( trer ce que vous pouvez valoir.
(( - Mais , demoiselle , si Dieu m'a donné
" la bonté que vous dites , je devrais l'igno-
(( rer, pour ne pas tomber dans le péché d'or-
་་ gueil . Je vous suivrai cependant , partout où
(( il vous plaira d'aller. »
Ils arrivèrent vers le soir à l'issue de la fo-
rêt , et bientôt ils se trouvèrent devant un châ-
teau de somptueuse apparence . « Ce château,
dit la demoiselle , ne vous semble-t-il pas
>>
fort et plaisant d'aspect ? Assurément .
" Plaignez donc celle qui devrait en être dame
" et qu'on a déshéritée ? —Je la plaindrais plus

volontiers, répond Bohor, si elle avait à re-


(( gretter un ami . Quant à la perte d'un héri-
(( tage, elle doit savoir que Dieu peut le lui
" rendre , et elle n'en doit pas démener grand
«(( deuil . Mais de quelle dame entendez-vous
(( parler ?
«< De ma sœur, sire , plus belle et plus
(( vaillante que je ne puis être . Ce château lui
་ appartenait et tout le pays d'alentour, nommé
LES DAMES DE HONGUEFORT . 125
(( la terre des Bruières . Le comte Alou qui
« en était seigneur avait en mourant laissé ses
"( domaines à nous , ses deux filles ( 1 ) . L'année
་་ même de sa mort , notre oncle Galides , le sei-

« gneur du Blanc chastel , à l'entrée de Gorre,


<< vint nous visiter et reçut de nous le bon ac-
cueil auquel il avait droit . Le lendemain , il
« nous prit à part : - « Belle nièce , dit-il à ma
« sœur, je vous ai mariée . - A qui , bel on-
« cle ? fit-elle . A mon sénéchal , bon et
" preux chevalier ; vous ne pouviez être mieux
(( pourvue . ― Bel oncle , reprit ma sœur, c'est
« au contraire le plus déloial des chevaliers ;
<< sachez que j'aimerais mieux être brûlée vive
་་ que de jamais être sa femme épousée .
«< - Vous l'épouserez pourtant , fit notre
(( oncle , de votre bon ou mauvais gré . - Par
<<
K bonheur, oncle , vous n'êtes pas mon suze-
" rain,
et vous n'avez pas le droit de me con-
(( traindre . - Au moins puis -je jurer de vous
"C dessaisir de votre terre . » Il nous quitta

«་་ sans prendre congé, et reparut bientôt ac-


" compagné
d'une grande armée . De tout notre
( héritage
ils ne nous ont laissé qu'un seul
" château dans lequel
nous vivons enfermées .

(1) Les filles pouvaient hériter du fief paternel , mais


à la condition de recevoir un époux , présenté ou ,
pour le moins , agréé par le suzerain ou le chef de
la famille .
126 LANCELOT DU LAC .

" Vainement ma sœur essaya de le fléchir, Ga-


«. lides jouit de ce qu'il nous a enlevé . Un
( jour cependant, nos chevaliers eurent le
«< bonheur de ramener prisonnier son fils :
(( nous le retiendrons tant que notre terre ne
" nous sera pas rendue . Mon oncle assiége
<< maintenant le seul château qui nous reste ,
(( et il a juré de ne pas retourner avant qu'on
(( ne lui ait ramené son fils . Nous avons déjà
"( perdu plus de cent chevaliers ; mais heu-
" reusement le château est fort et peut sou-
་ tenir bien des assauts .
«< --- Certes , demoiselle , dit Bohor , votre
<< oncle a le cœur très-cruel pourrais-je pé-
« nétrer dans votre château ?
(( Si vous voulez bien le souhaiter, je
"( puis vous y introduire . - Ah demoiselle ,
«< je ne dormirai pas d'un bon somme , tant
(( que je n'aurai pas éprouvé comment les gens
(( de votre oncle savent armes porter . >>
La nuit tombait , ils s'arrêtèrent chez un va-
vasseur , homme de la demoiselle . A l'aube
du jour, Bohor revêtit ses armes et demanda
à quelle distance était le château ? « A dix
«< lieues anglaises ( 1 ) , répondit la demoiselle ,
"
nous y serions dans quelques heures ; mais
« pour y pénétrer en trompant la surveillance

(1 ) Dix milles.
LES DAMES DE HONGUEFORT . 127

des assiégeants , nous devrons attendre le


soir . Nous entrerons par une fausse poterne
que j'ouvrirai , la nuit venue ( 1 ) . » Elle`parlait
encore quand ils voient approcher quatre che-
valiers bien armés et bien montés . « Je suis
" perdue , s'écrie la demoiselle . Voyez-vous le
" premier de ces hommes ? C'est le Sénéchal ,
(( que ma sœur refuse d'épouser . Il me tuera
si vous ne me sauvez de sa fureur .
(( - - N'ayez garde , demoiselle ; rendez plutôt
«< grâce à Notre-seigneur de nous l'avoir ainsi
« livré . » Bohor replace son heaume , prend de
la main des écuyers son glaive et son écu ,
pendant que le Sénéchal reconnaissant la de-
moiselle s'écriait : « Amide, Amide ! Vous allez
« mettre fin à la guerre , ou vous subirez la
(( prison de monseigneur votre oncle . - Par
« le nom de Dieu ! répond Bohor , vous avez
«< trouvé qui saura l'en défendre . Serait-ce
« vous, par hasard? -- Au moins le ferai-je à
<«< mon pouvoir. >> Aussitôt ils lancent leurs
chevaux l'un contre l'autre : mais le glaive du

(1 ) Poterne, Porta externa ou , suivant Littré, posturale,


sentier dérobé , ou posterior porta suivant Ducange. C'est
une porte secrète qui permettait aux assiégés de sortir
sans être vus . Fausse poterne , c'est-à-dire porte dissi-
mulée. Il est à regretter de ne pas trouver, dans le
beau Dictionnaire de M. Viollet-le-Duc , l'article po-
terne, ou fausse poterne.
128 LANCELOT DU LAC .

Sénéchal éclate sur l'écu de Bohor, et Bohor,


plus heureux , traverse l'écu et le haubert
pour enfoncer le fer dans l'épaule gauche :
le Sénéchal est jeté hors des arçons . Bohor
retire à lui son glaive et va frapper un des trois
autres qu'il étend mort à quelques pas de là .
Mais, cette fois , il a laissé le fer dans la bles-
sure il tire l'épée, laisse les deux autres che-
valiers rompre sur lui leurs lances, et frappant
le premier sur son heaume , il le fait glisser de
cheval, il passe et repasse sur son corps , en
attendant le quatrième . Celui-ci juge mieux à
propos d'éviter le sort de ses compagnons et
s'enfuit rapidement. Au lieu de le poursuivre ,
Bohor revient au Sénéchal , comme il venait de
se redresser à demi . Il le prend par le heaume,
le lui arrache en lui criant de se rendre s'il
ne veut pas mourir. Mais il n'avait plus la
force de répondre ; Bohor lui abat la ventaille
et rejette sur le dos la coiffe de son haubert :
le Sénéchal alors ouvre les yeux ; à la vue de l'é-
pée levée sur sa tête : << Merci ! dit-il, je ne vous
(( ai de rien méfait . - Promets que tu te ren-
་་ dras prisonnier où je t'enverrai . — J'irai par-
" tout où vous voudrez, sauf dans le château
(( d'Honguefort . N'est - ce pas celui que Vous
- Oui, sire ; j'irais plutót au bout
assiégez ?
" du monde . -- C'est pourtant où je t'ordonne
" d'aller . Tu tiendras la prison de la dame du
LES DAMES DE HONGUEFORT . 129
«< château, et tu lui diras que celui qui t'envoie
(( se met à son service .
(( Beau sire , j'aime mieux mourir de vo-
(( tre main que de la sienne . Ainsi soit !
(( reprend Bohor , en levant une seconde fois
«< l'épée sur lui. - Ah sire , arrêtez ! J'irai . Mais
« si l'on m'y fait mal ou villenie, le dommage
«< en sera pour moi , pour vous la honte . ―
« Tu n'as rien à craindre . Engage- moi ta foi
« que tu iras . » Le Sénéchal jure , et Bohor
revient à l'autre chevalier qui , tremblant de
peur, lui fiance également prison . Les écuyers
bandent leurs plaies , on les remonte , ils pren-
nent le chemin de Honguefort. « En vérité,
«< dit la demoiselle toute émerveillée , je n'ai
" rien vu de comparable à ce que vous venez
« de faire je ne crains plus rien pour ma
« sœur ; elle sera délivrée . >>
Ils chevauchaient assez lentement , car ils
devaient attendre la nuit fermée pour entrer
dans le château . A l'heure de tierce , ils frap- .
pèrent à une abbaye que les ancêtres de la de-
moiselle avaient établie ; ils s'y arrêtèrent, et
laissèrent le Sénéchal et son compagnon conti-
nuer leur route jusqu'aux abords du château de
Honguefort. Ils apprirent à Galides qu'un seul
chevalier les avait outrés et leur avait ordonné
― « Sé-
d'aller tenir la prison de la châtelaine .
«་ néchal, dit Galides , n'entrez pas dans le
130 LANCELOT DU LAC .

«< château . - Nous serions donc foi-menties ;


«< nous avons juré : vous-même ne feriez pas се
«< que vous nous conseillez . ―― Ah Sénéchal !

«< tu dois bien savoir que ma nièce ne t'épar-


« gnera pas, et qu'elle ne déteste personne
<< autant que toi . - Je n'en puis mais ; ne
«< dois-je pas m'acquitter ? »>

Cela dit, ils appellent les gardiens de la por-


te , entrent dans Honguefort . La demoiselle ap-
prend que deux prisonniers lui arrivent ; elle
va au-devant d'eux . Le Sénéchal ôte son heaume,
détache son épée et la lui jette aux pieds . -
«< Demoiselle , dit-il , je vous suis envoié
par
<< un chevalier que je rencontrai hier matin
«< conduisant votre sœur. Il nous a conquis,
<«< et nous eût tranché la tête , si nous n'a-
« vions promis de nous rendre vos prisonniers .
« Nous voici, faites de nos corps ce qu'il vous
«<<
< plaira . »
En entendant , en reconnaissant le Sénéchal,
la demoiselle sent son cœur tressaillir . Elle
rougit et , d'une voix tremblante de fureur sa-
tisfaite : « Certes , Sénéchal , rien ne pouvait
<«< autant que votre arrivée me transporter de
་་ joie . Je vous tiens donc enfin , vous par qui
j'ai perdu mon héritage et ma liberté ! Liez-
« lui , cria-t-elle à ses hommes , les pieds et les
«< poings ; faites disposer la perrière sur les
«< murs , en face du pavillon de mon oncle ;
LES DAMES DE HONGUEFORT . 131

(( j'entends
qu'il voie de ses yeux comment
j'apprends ses chevaliers à voler. »>
On fit ce qu'elle avait commandé . Les deux
prisonniers furent introduits dans la perrière et
lancés dans le camp des assiégeants , par- dessus
les murs du château . Le Sénéchal vivait encore
quand il tomba devant le pavillon de Galides
qui reçut son dernier soupir.
Galides eût donné la moitié de sa terre pour
ne pas voir son sénéchal aussi cruellement traité .
Il jura de rendre la pareille à tous ceux des
assiégés qui tomberaient entre ses mains . Pen-
dant que la châtelaine se réjouissait de cette
odieuse vengeance , Bohor et Amide entraient
ensemble par la fausse poterne . Elle vint à leur
rencontre et reçut Bohor avec les plus vives
actions de grâces . Elle le conduisit dans la haute
salle , le désarma , lui fit apporter une robe
d'écarlate fourrée d'ermine que les deux sœurs
l'aidèrent à revêtir .
« Belle sœur , dit Amide , ce preux cheva-
« lier est venu pour mettre fin à la guerre que
<«< nous soutenons . Je serais morte si , par sa
« prouesse , il ne m'eût arraché des mains du
« Sénéchal et de ses trois compagnons . » La
demoiselle tombe alors aux genoux de Bohor :
« Ce château , dit-elle , est vôtre , et tout ce
« qu' co
il ntient . Nous sommes tous à vous de
« cœur et de corps . --Grands mercis , demoi
132 LANCELOT DU LAC .

(( selle , je n'exige et ne réclame rien de plus


(( que les moyens de vous aider . » Ils vont alors
aux flambeaux visiter les chambres, les allées,
plates-formes et réduits du château . De la maî-
tresse tour, ils voient se développer l'ost de
Galides . Entre l'ost et le château s'élevait un
tertre sur le plateau duquel était un pin de hau-
teur merveilleuse . « Quelle est , demande Bohor,
«< cette position ? — C'est l'angarde ( 1 ) , répond
<
«< Amide . Chaque jour Galides y envoie un de
«< ses chevaliers pour répondre
au défi des nó-
« tres . Nous y gagnons ou perdons tour à tour.
(( `- S'il est
ainsi , demoiselle , je voudrais
« bien qu'il me fût permis d'y aller demain
« tout armé, pour demander à mon tour celui
«< que j'aurais le désir de combattre . -- Je ne
་ doute pas qu'on ne réponde à votre appel . » .

Revenus au palais , ils y trouvent les tables


dressées et le manger apprêté . Bohor lave le
premier , onzième de chevaliers ; on les sert à
qui mieux mieux . Les tables levées , les deux
sœurs le conduisent dans un pré riant, et l'aînée
ne se lasse pas de le regarder . Elle s'émer-
veille de la beauté dont Dieu l'a doué ; elle es

(1 ) Défense avancée sur une éminence ; à la diffé-


rence de la bretêche qui était construite en rase cam-
pagne. Ce mot angarde n'est pas dans le Dictionnaire
d'architecture de M. Viollet-le-Duc .
LES DAMES DE HONGUEFORT . 133

time bien heureuse la demoiselle qui en serait


aimée .
Les lits étaient disposés , Bohor est conduit
dans la plus belle chambre et couché dans le lit
le plus riche . Les demoiselles attendent pour le
quitter qu'il soit endormi, et, de grand matin ,
leur premier soin est d'aller tous entendre la
messe à la chapeile . Bohor demande ensuite
ses armes : comme il laçoit son heaume, la
sœur aînée vient à lui : « Sire , dit-elle , Dieu
<< vous donne bon jour comme il peut le faire !
༥ Et vous , demoiselle , que Dieu vous bé-
« nisse ! Sire , pourquoi vous faites-vous ar-
« mer de si bonne heure ? Parce que j'ai l'in-
« tention de me rendre à votre angarde . Faites
« avancer mon cheval tout appareillé , » dit-il
à ses écuyers. Le cheval arrive ; il allait mon-
ter, quand la demoiselle le rappelle : « Atten-
« dez-moi , dit- elle , je reviens dans un instant. »
Elle part et reparaît bientôt, apportant un glaive
dont la hante est grosse et courte , le fer aigu et
tranchant ; une riche enseigne de samit blanc
y était fixée par cinq clous d'or . « Sire , dit-
« elle , portez cette enseigne de par moi, et Dieu
(( vous accorde honneur et joie ! Si vous avez

« la prud'homie de celui pour lequel elle fut


"( faite , vous n'aurez garde de dix des meilleurs
"< chevaliers de cet ost . Pour qui fut-elle
« donc faite ? reprend Bohor . - — Pour Lancelot
ROM. DE LA TABLE RONDE. 8
134 LANCELOT DU LAC .
«< du Lac ; mais il avait préféré celle qu'il portait
« auparavant. -— Demoiselle , je la garderai pour
" l'amour de Lancelot ; vous ne pouviez me

« faire un plus riche don . » Il broche des épe-


rons , gravit le tertre et voit plus de vingt glai-
ves disposés autour du pin : Voilà, pensa -t-il,
de quoi soutenir bien des joutes . Quand ceux
du camp l'aperçoivent , on va prévenir Gali-
des , qui faisant aussitót approcher son neveu :
<< Prends tes armes , beau neveu , dit-il , et va
(( répondre à ce nouveau chevalier du tertre .

« Mais garde-toi de lui donner un coup mortel :


«< quand tu l'auras outré , tu le ramèneras ici ;
(( j'entends
en faire la justice qu'ils ont faite à
<< mon sénéchal . «<
Dès que le neveu fut à portée de Bohor :
« Rends-toi, chevalier, lui dit - il, ou tu es mort .
«< - Par mon Dieu , répond Bohor, je ne suis
<< pas venu ici pour mourir ou me rendre . Gar-
« dez-vous de moi . » Ils laissent courir leurs
vigoureux chevaux, puis échangent de grands
coups sur leurs écus qu'ils fendent et écartélent .
Celui de Bohor est le plus endommagé ; mais le
haubert résiste et le glaive du neveu se brise.
D'un bras plus vigoureux , Bohor pénètre dans
le haubert, et plonge le fer dans le cœur du
chevalier qui ressent une angoisse , prélude de
mort prochaine . Bohor , après avoir fait son
tour , voit son enseigne devenue rouge , de
BOHOR ET GALIDES . 135

blanche qu'elle était . Il descend , attache son


cheval aux branches du pin , dépose son en-
seigne , et , l'épée au poing, revient sur le
chevalier. Comme il le voit immobile , il lui
arrache le heaume et lui dit de se rendre . « Sire ,
(( répond l'autre faiblement, pourquoi me ren-
(( drai-je ? — Pour sauver ta vie . Vous pou-

« vez hâter ma mort , non l'empêcher de me


<< saisir . -Dieu me garde de la hàter ! je vais
(( t'aider à remonter, si tu consens à te rendre
(( prisonnier de la demoiselle du château . » Ce
disant , il tranche un pan du cendal qui couvrait
son baubert, il bande sa plaie , le remonte et
le suit des yeux , comme il descendait le tertre .
Quand le vaincu se présenta devant la demoi-
selle , elle rendit grâces à Dieu du vaillant dé-
fenseur qu'il lui avait envoyé . On désarma le
nouveau prisonnier ; mais il mourut entre les
bras des valets qui détachaient son haubert .
Elle en ressentit une joie mêlée de tristesse ,
car il était de sa parenté .
Mais la douleur de Galides fut extrême en ne
voyant pas revenir son neveu . Il demanda ses
armes , et voulait aller lui-même le venger. Ses
hommes eurent grande peine à le retenir : il
consentit donc encore à envoyer ses dix meil-
leurs chevaliers à l'angarde. « Vous vous arrê-
« terez , dit-il, au pied du tertre ; et l'un après
(( l'autre vous avancerez
. Si le premier est outré ,
136 LANCELOT DU LAC .

« le second prendra sa place jusqu'à ce qu'en-


<«< fin le chevalier du château soit obligé de crier
« merci . Mais gardez -vous , pour ne pas être
«(( honnis , de l'assaillir tous ensemble . » -
Les chevaliers suivirent l'ordre ; ils furent ,
chacun à leur tour, abattus et reçus à merci .
Quand le premier entendit qu'il devait aller
tenir la prison de la demoiselle , il dit qu'il aime-
rait mieux recevoir la mort de la main du che-
valier qui l'avait outré ; au moins ne sera-t - elle
pas honteuse . - (( Qu'en savez -vous ? dit Bohor .
« - Je sais qu'on ne m'y traiterait pas avec plus
«< de pitié que
le Sénéchal et son compagnon ,
(( qu'ils ont jetés dans leur
perrière et lancé du
<< haut des murs dans notre camp . - Se peut-
" il que le Sénéchal ait été traité de cette façon ?
(( Il n'est que trop vrai, de par Dieu ! — J'en
(( ai grande douleur ; toutefois , il vous faut ren-
« dre à la demoiselle , ou recevoir de ma main
(( la mort. -- J'irai, Sire ; mais si je meurs , la
« honte en retombera sur vous . - Je le sais , et
(( je veux bien te dire que dans peu de temps.
<< ta mort serait vengée . Dis- moi ton nom , avant
« de t'éloigner . ―― Sire , je me nomme Pe-
<<< trone. »
Bohor venait de mettre hors de combat le si-
xième de ces chevaliers, quand parut une demoi-
selle montée sur un riche palefroi , vêtue d'une
belle robe de samit et si bien enveloppée de sa
BOHOR ET LA DEMOISELLE DU LAC . 137

guimpe qu'il ne paraissait de son visage que les


yeux . « Arrêtez-vous , Sire , lui dit- elle , et ne
——
<< touchez plus ce chevalier. Pourquoi , de-
« moiselle ? - Je le prends sous ma garde .
<«< Par ma foi, avec un tel garant , il n'a plus rien
« à craindre , si pourtant il jure de ne plus guer-
« royer jamais la demoiselle de ce château .
" Je le promets , et rends grâce à vous , demoi-
་ selle , dont le secours m'est à propos venu . »
Le vaincu descend le tertre ; la demoiselle
s'assoit près de Bohor à l'ombre du pin , mais
sans se découvrir . A mesure que Bohor abattait
les champions de Galides , il les envoyait au
château , à leur grand regret . Quand il fut au
dixième : <«< Sire chevalier, lui dit-il , je vous

«< tiens quitte , en échange d'un petit service qui


<< ne vous coûtera guère . Retournez à votre
(( seigneur, et dites -lui que j'étais ici venu seu-
<«< lement dans l'espoir de le combattre . Je prise
<«< moins la prouesse dont il se vante , en lui
« voyant charger dix de ses hommes de combat-
« tre à sa place. N'eût-il pas mieux fait de venir
«< mesurer son corps contre le mien , et d'es-
<< saier de me conquérir ? Voilà ce que je vous
«< charge de lui mander. — Je n'y manquerai
« pas , » répond le chevalier . Et il retourna au
camp , la tête , les bras et les épaules ensan-
glantés , le heaume bosselé , l'écu semé de
trous dans lesquels on pouvait passer la main .
8.
138 LANCELOT DU LAC .

Il aborda Galides et lui dit : « Le chevalier du


«< tertre vous mande qu'il était venu en l'an-
« garde dans le seul espoir de vous combattre ,
et il s'émerveille que vous n'ayez pas même
<< tenté de venger les douze chevaliers qu'il a
tués ou conquis . Il vous tient donc à moins
(( vaillant qu'on ne lui avait fait entendre .

<
«((< - Dieu me pardonne ! il a dit vrai, répond
( Galides ; je n'ai que trop attendu . » Il demande

ses armes ; ses écuyers lui passent sur le dos


un haubert léger à doubles mailles ; un vert
heaume de dur acier lui enferme la tête ; à son
cóté une bonne épée claire et tranchante . On
⚫lui amène son cheval entre tous le meilleur ;
sans aucune aide il s'élance sur les arçons . Alors
le glaive levé , l'écu devant la poitrine , il bro-
che vers le tertre qu'il gravit sans être accom-
pagné . Bohor, à sa belle et brillante armure , à
son grand destrier, juge que ce doit être Ga-
lides . Il avance sur lui, l'écu au cou , le glaive
au poing. De son premier coup , Galides vise
assez justement pour que le fer traverse l'écu et
passe dans le haubert ; si le glaive n'eût ployé ,
il faisait à Bohor une blessure profonde et peut-
être mortelle . Mais Bohor l'atteint sous la bou-
cle , pénètre dans son haubert et arrive au côté
gauche ; le fer de son glaive ressort dans le
dos de plusieurs lignes . Les lances ayant éclaté
en même temps , ils n'essaient pas une autre
BOHOR ET GALIDES . 139

course , mais se jettent à corps perdu l'un sur


l'autre , en se frappant rudement des poings :
leurs yeux semblent sortir de leur orbite ; puis
harassés , ne se soutenant plus en selle , ils
tombent étendus à quelques pas l'un de l'au-
tre . Mais Bohor , le premier relevé , revient l'é-
pée droite sur Galides déjà prêt à le recevoir .
D'un premier coup, Galides fait entrer deux
doigts de son épée dans le heaume de notre
chevalier qui le repaie de la même monnaie .
On voit leur sang ruisseler à travers les mailles ,
et le jour baissait sans qu'on pût encore présu-
mer quel serait le vainqueur .
Enfin , Bohor commençait à prendre l'avan- ·
tage, quand intervient la demoiselle qui s'était
arrêtée à les regarder. « Bohor, dit- elle , par
(( la foi que vous devez à votre dame du Lac
<«< et à votre cousin Lancelot , accordez-moi un
« don. - Demoiselle , vous m'avez conjuré de
(( façon à réclamer tout ce qu'il vous plaira .
(( - Donnez-moi votre épée . - J'en ai plus
«་་ que jamais besoin ; la voici pourtant. - Bien !
répond la demoiselle , je vois que vous êtes
« de la bonne race . >> Galides reprend cœur
alors et pense qu'il aura facilement raison d'un
ennemi désarmé . Il rassemble toutes ses forces
et s'élance sur Bohor qui se couvre de son écu
le mieux qu'il peut et lui laisse le temps de se
fatiguer à force de chamailler sur lui . Puis ,
140 LANCELOT DU LAC .

quand il voit le moment propice , il s'élance , et


de la boucle de son écu , lui aplatit le nazel et
fait jaillir de son nez des flots de sang. Galides
étourdi d'un pareil coup tombe à demi pâmé
et laisse échapper son épée . Bohor s'en em-
pare , et quand Galides revenant à lui se relève
et veut la reprendre , il ne la retrouve pas et
recule effrayé de plusieurs pas , opposant au
moins son écu aux coups qu'il voit venir. Bohor
ne perd pas de temps ; il achève de déchique-
ter l'écu du malheureux Galides, en fait voler
les morceaux autour de lui , dépèce et martelle
son heaume, enfonce les mailles de son haubert
dans la chair des bras et des épaules . Trois fois
il le fait tomber à genoux et semble attendre
qu'il se relève pour le renverser de nouveau .
Enfin, d'un coup bien assené, il tranche les fils
de fer de son heaume , appuie le genou sur sa
poitrine, abaisse sa ventaille et l'avertit qu'il va
lui couper la tête s'il ne crie merci . -
— « Merci !
<< merci ! Je ferai tout ce qui vous plaira . — Tu
«< promettras done de rendre à ta nièce la terre
" que tu lui as ravie ; tu maintiendras toute ta

«< vie la paix avec elle ; tu lui porteras aide et se-


(( cours contre ceux qui voudraient la dépossé-
<< der. -- Je promets tout cela. - De plus , tu
<«< iras la trouver, et , de par moi , tu garderas
« sa prison . Tu lui diras que j'ai sujet de me
་་ plaindre d'elle ; car je lui avais envoyé le Sé-
BOHOR ET LA DEMOISELLE DU LAC . 141

" néchal pour tenir prison , non pour être im-


(( molé , comme elle cut la cruauté de le faire .
(1 Ainsi permet- elle à tout le monde de m'accu-
« ser de déloyauté . J'aurais mieux aimé qu'une
« lame d'épée m'eût percé les deux cuisses . >>
Galides se fit péniblement remonter en selle
pour se rendre au château . Bohor cependant re-
tournait vers la demoiselle qui lui avait de-
mandé son épée : « Vous êtes, dit- il, la bien
« venue ! Comment connaissez -vous la Dame du
(( lac, Lancelot et moi- même ? » La demoiselle
alors se développe ; il reconnaît celle qui, dans
la ville de Gannes , les avait autrefois conduits ,
son frère Lyonel et lui , à la cour de Claudas ( 1 ) .
(( Ah , Saraïde ! soyez mieux encore la bien ve-
« nue ! » s'écrie-t-il , et il court vers elle les bras
tendus . « Quelle est donc la raison de votre ar-
« rivée ici ? - Ma dame m'a envoyée pour vous
<< aviser de vous trouver, sur le midi de diman-
« che en huit , à l'issue de la forêt de Roevenc .
« Une belle aventure vous y attend . » Bolor ré-
pondit que la mort seule pourrait l'empêcher
de s'y rendre . « Je vous ai, ajoute Saraïde ,
« demandé votre épée , savez - vous pourquoi ?
« Ce fut pour éprouver jusqu'à quel point vous
(( pouviez vous oublier pour répondre au bon
(( plaisir d'une demoiselle . Je le vois mainte-

(1) Lancelot, tome I, laisses X. et XI.


142 LANCELOT PU LAC .

« nant : la nourriture que vous a donnée ma


<< dame n'a pas été mal employée ; car vous n'a-
« vez pas hésité à vous désarmer, avant même de
« savoir qui j'étais . » Bohor l'écoute en souriant,
et Saraïde lui ramène son cheval qu'il monte
non sans peine , tant il était las et travaillé . En
quittant le tertre , ils s'éloignèrent du château ,
Bohor ne voulant pas revoir la demoiselle de
Honguefort . Ils entrent dans la forêt de Lone-
gue . A l'endroit le moins fréquenté , ils distin-
guent un pavillon dressé au bord d'une fontaine .
Un chevalier, assis à l'entrée , se faisait désar-
mer par un nain et une demoiselle . Bohor lui
fait un salut que l'autre lui rend courtoisement ;
puis Saraïde lui demande s'il voudrait bien hé-
berger un chevalier las et harassé . - « Du
<< meilleur cœur , demoiselle . » Ils descendent
de cheval ; trois écuyers approchent , désarment
Bohor , et, l'ayant trouvé tout sanglant sous le
haubert , ils vont en avertir leur seigneur qui
examine et découvre que le sang provient d'une
plaie au côté droit et de blessures légères . Il
les humecte d'huile et les bande en déclarant
qu'on n'en devait rien craindre et que Bohor
ne perdrait pas une journée . Le soir , en quit-
tant la table , le maître du pavillon lui de-
manda où il allait ? « En la terre de Gorre ,
« et à la recherche d'un bon chevalier , messire
(( Lancelot du Lac . - Le cherchez - vous pour
BOHOR ET MARADOT . 143

«< son mal ou pour son bien ? Si c'est pour son


" mal, je voudrais que vous l'eussiez déjà trou-
(( vé , il vous aurait plutót fait raison . Si pour
« son bien, soyez encore mieux le bien venu ,
«< car il n'est pas de service que je ne sois prêt
« à vous rendre pour l'amour de lui. — Appre-
a nez donc que Lancelot est mon seigneur
<< lige
« et mon cousin germain . Je me nomme Bohor
«(( l'exilé . Vous plairait-il de me dire aussi à qui
«< je dois un si courtois accueil ? - Mon nom est
་ Maradot le brun . »
On dressa pour Bohor un riche et beau lit au
milieù du pavillon ; un autre lit fut dressé pour
Saraïde . Nous leur permettrons d'y attendre le
jour, pour revenir à Galides que nous avons
laissé comme il entrait dans le château de Hon-
guefort.
Les deux sœurs avaient , du haut de leur
donjon , assisté à tous les glorieux combats de
leur chevalier . Ils avaient vu tomber Galides et
ne doutaient pas qu'il n'eût perdu la liberté ou
la vie . Quand on leur vint dire qu'il demandait
à entrer dans le château , elles firent sonner
les cloches du moûtier, les danses commen-
cèrent, les rondes et les caroles . Les murailles
du château furent couvertes de courtines et de
tapisseries pour recevoir plus dignement celui
qui venait de mettre à la guerre une fin si
inattendue . Tous ceux qui formaient la pɔpu
144 LANCELOT DU LAC .

lation , chevaliers , seigneurs et bourgeois , furent


invités à prendre leurs robes de fête , et chacun
de répondre :

Or i parra
Qui plus grande joie fera!

Galides arrivait tout couvert de sang et des-


cendait devant la grande salle . Il monte au
palais à grand'peine . Alors il se met à genoux
devant sa nièce , lui présente son épée et se
rend prisonnier, de par celui qui l'a conquis .
«< Belle nièce , dit-il , je vous ai fait bien des
<< ennuis ; aujourd'hui , je vous rends toute la
« terre que je vous avais enlevée ; je ne vous
(( guerroyerai plus de ma vie et je vous défen-
«< drai contre tous ceux dont vous auriez à vous
«< plaindre . » La demoiselle , radieuse de
joie ,
relève son oncle et lui pardonne tous les maux
qu'il lui avait causés . Elle fait délivrer son fils
de prison et le lui remet entre les mains .
Cela fait , elle passe dans une chambre pour
revêtir sa plus riche robe ; mais Galides , qui
devine ce qu'elle espère, lui dit : « Vous pen-
<< sez peut-être que votre chevalier va venir ? ·
<< Assurément, sire . Il ne viendra pas , et il
« vous mande par moi qu'il croit avoir grand
(( sujet de se plaindre de vous . En vous en-
(( voyant le Sénéchal , il l'avait assuré contre
« toute espèce de violence : vous lui avez fait su-
LA DAME DE HONGUEFORT . 145

bir un cruel supplice , et vous êtes ainsi cause.


(( qu'il
a faussé sa parole . Il eût mieux aimé,
x dit-il , avoir les deux cuisses percées d'une
«< épée . »
La demoiselle , en entendant Galides , éclata
en sanglots : « Se peut-il , hélas ! s'écria - t- elle ,
« que j'aie, par ma folie , perdu le plus gentil
« des chevaliers ! Est-ce ainsi que je devais
« reconnaître ses bontés ? Mais si ma con-
« duite a été des plus vilaines , j'entends tirer
« de moi-même une vengeance digne du méfait.
<
«< Je fais vœu de partir demain matin , et de
« ne m'arrêter dans aucune ville au delà d'une
«< nuit . Je ne mettrai qu'une haire , au lieu de
(( linge, sur mon corps . Je ne mangerai
ni chair
ni poisson, mais seulement du pain et du vin.
« Je ne monterai pas de cheval qui n'ait la
« queue coupée et qui ait d'autre frein qu'un
mauvais licou de corde . Ainsi chevauche-
" rai-je jusqu'à ce que je trouve mon chevalier .
Ma douce sœur qui me l'aviez amené , je
vous confie ma terre à garder, et s'il arrive
« que je meure en cette quête , vous en de-
« meurerez la seule dame . »
Tous ceux qui l'entendirent furent émus de.
grande pitié . Elle choisit pour l'accompagner
quatre chevaliers, sept écuyers et trois demoi-
selles . Sa sœur et son oncle la convoyèrent le
lendemain jusqu'à l'entrée de la forêt où Bohor
ROM. DE LA TABLE ronde. 9
146 LANCELOT DU LAC.

avait passé la nuit : Des quatorze personnes


qu'elle emmena , il n'y en eut pas une seule qui
n'eût sa robe retournée et dont le cheval n'eût
la racine de la queue ensanglantée . Ici le conte
laisse à parler d'elle , pour retourner à Bohor
que Maradot le brun avait hébergé .

CXVIII .

OUS raconterons rapidement ses


aventures , tout en regrettant de leur
enlever ainsi une partie de leur agré-
ment . L'écuyer qu'il avait laissé à
Honguefort venait de le rejoindre , quand la nuit
les surprit dans une grande forêt : ils y atten-
dirent le jour. La faim commençant à les pres-
ser, l'écuyer alla à la découverte de quelque ha-
bitation , et bientôt revint annoncer qu'assez près
de là se trouvaient deux pavillons bien éclairés .
Ils s'y acheminèrent . Bohor entra seul dans le
premier pavillon où étaient réunis deux che-
valiers , deux demoiselles et deux écuyers . « Sei-
« gneurs , leur dit-il , pourriez -vous héberger un
« chevalier errant , égaré dans cette longue fo-
« rêt et mourant de faim ? - Soyez , chevalier ,
« le bien venu ! » Aussitôt , les deux valets s'a-
vancent pour le désarmer et les demoiselles leur
servent à manger . Comme ils étaient à table ,
LA DEMOISELLE ENFERRÉE . 147

Bohor entend partir du second pavillon des


plaintes douloureuses. « C'est , lui dit-on , une
demoiselle , la plus malheureuse du monde ,
« bien qu'elle soit fille de roi et de reine , et
« que son père vive encore . - Veuillez , dit-il ,
« me permettre de la voir. » On allume deux
torches , on le conduit dans le second pavillon ;
il voit une demoiselle gisant étendue sur un
somptueux lit. Elle était jaune et maigre , elle
poussait de longs gémissements . « D'où provient
« votre mal, demoiselle ? lui demande Bohor .
« Vous allez le savoir, chevalier . » Elle écarte
le samit qui l'enveloppait et se découvre jusqu'au
nombril . Une ceinture de fer lui étreignait la
poitrine au point d'en faire jaillir le sang . Une
autre ceinture était rivée un peu plus bas .
«< Sire chevalier, ne suis-je pas digne de com-
« passion ? » Alors elle lui raconta son histoire .
Elle était fille du roi Agrippe auquel le roi
Nadalon, frère du roi de Norgales , reprochait
la mort d'un autre de ses frères . Nadalon était
venu l'assiéger dans son château de la Roche-
Nabain, et avait fini par réduire les hommes
qui le gardaient à la plus extrême disette . En
même temps , la grande chaleur de la saison
avait desséché toutes les sources de la contrée :
une seule fontaine vive permettait encore aux
gens de Nadalon de continuer leurs assauts .
Alors, continua la fille d'Agrippe , je jugeai
148 LANCELOT DU LAC .

«< qu'en leur ôtant l'usage de cette fontaine , je


«< les obligerais à décamper . Je sortis une nuit
<< secrètement du château , et munie d'une
«< fiole remplie d'un venin subtil , je vuidai cette
« fiole dans la fontaine . A compter de ce mo
<
«< ment tous ceux qui en burent sentirent la
<< force du venin ; plus de quinze cents hommes
en moururent , et Nadalon se vit contraint de
« lever le siége.
<« Mais ayant su, bientôt après , que c'était à
« moi qu'il devait la mort de ses hommes et le
<<< mauvais succès de son entreprise , il n'eut
<< plus qu'un désir, celui de se venger. J'ignorais
(( qu'on l'eût informé de ce que j'avais fait , et
<
« comme un jour je chevauchais sans défiance
« sur ses terres , je fus épiée , prise et con-
<< duite devant lui. — Ne crains rien pour ta
« vie, me dit-il , je te réserve à des souffran-
ces plus longues . Il fit apporter ces deux
« bandes de fer dans lesquelles il enferma ,
« comme vous voyez , mon misérable corps. -
« Ah Nadalon ! lui dis-je, votre vengeance est
K trop cruelle . - Elle n'égale pas ton forfait.—

a Au moins ai-je l'espoir de trouver quelque


<< jour le chevalier qui m'osera déferrer en me
« ve vous . - Soit ! reprit Nadalon :
ngeant de
<«< mais je voudrais pouvoir reconnaître celui qui
«< prendra ta défense . Il portera, durant un
« an et jour, l'écu que portait votre frère . - Et
LA DEMOISELLE ENFERRÉE . 149
" moi, dit Nadalon, je fais serment de combattre
«< ce vengeur, si jamais il ose se montrer . - En
«< ce moment, sire, je me rends à la cour du roi
<« Artus , dans l'espoir d'y trouver celui qui vou-
<«< dra bien me délivrer. Mais les douleurs que je
« ressens m'obligent à chevaucher à petites jour-
(( nées ; voilà deux mois que je suis en route . »
Bohor demanda s'il lui conviendrait d'être
par lui déferrée . « Assurément ; mais, avant
«< de l'essaier , il vous faudra jurer sur saints
« que vous me vengerez du roi Nadalon et de
«< tous ceux qui approuveraient mon enferre-
«<< ment . - Je le jure . Ce n'est pas tout vous
«< porterez durant un an et jour l'écu que vous
a voyez ici : s'il vient à rompre , vous le rempla-
<«< cerez par un autre semblable . — J'y consens .
(( - Maintenant, vous pouvez me déferrer . »
Bohor dut user de toute la force de ses mains
pour briser les deux cercles de fer . La demoi-
selle délivrée se fit oindre d'un onguent qui
avait la vertu de raviver les chairs et de cicatri-
ser les plaies . On disposa dans le pavillon un
bon lit pour Bohor ; il y dormit profondément,
ayant près de lui son écuyer. Avant de monter ,
le lendemain matin , la demoiselle souhaita de
savoir le nom de son généreux chevalier, pour
le redire à son père . « J'ai nom , lui dit-il , Bohor
« l'exilé ; je suis cousin de Lancelot du Lac . »
Alors ayant pris en échange du sien l'écu mi-
150 LANCELOT DU LAC.

parti du frère de Nadalon , il demanda congé à


la demoiselle et s'éloigna ( 1 ) .
Un écuyer qu'il rencontra bientôt lui apprit
que dans la prairie du château de la Marche ,
à quatre lieues anglaises de là , le roi Bran-
goine allait célébrer les octaves de son tour-
noi ( 2) . Tous ceux qui désiraient monter en
prix étaient invités à s'y rendre . Les demoi-
selles devaient désigner les mieux faisants ; une
chaise d'or était réservée au plus fort jouteur,
qui devait occuper la plus haute place à la table
où seraient assis les douze chevaliers reconnus
pour avoir , après lui , le mieux exploité . Il
devait encore être servi du premier mets , avoir
le droit de prendre pour lui la plus belle des
demoiselles et de désigner celles qui seraient
données aux douze autres chevaliers .
Bohor se promit bien de ne pas manquer cette
occasion d'éprouver à quel degré de prouesse
il pouvait monter. La rencontre de l'écuyer est

(1 ) Cette demoiselle enferrée et le chevalier aux mains


percées d'une lame d'épée qui va suivre, ressemblent
bien à Madian le Gai que Lancelot avait déferré, en
arrivant à la cour. Tous ces récits qui doivent être fon-
dés sur quelque souvenir réel , nous font entrer, mieux
que les livres purement historiques, dans le secret des
mœurs et des habitudes du douzième siècle.
(2) « Li rois Brangoines doit tenir les uitieves de son
tornoiement. » (Msc. 339 , fo 129. ) Octaves a peut-être ici
le sens de huit jours de fête.
LE CHEVALIER A LA MAIN PERCÉE . 151

suivie de celle d'une demoiselle montée sur pa-


lefroi pommelé . « Êtes-vous , lui dit- elle , de
« ces chevaliers de la maison du roi Artus qui
« vont partout en quête d'aventures ? —- Oui ,
" demoiselle . Suivez-moi donc et je vous
« en montrerai une des plus merveilleuses . Si
« vous pouvez l'achever, vous aurez droit de
<< vous estimer le meilleur chevalier du monde .
༥- Demoiselle , il y aurait folie de ma part à

« me présumer tel ; pourtant , je ne refuse pas


« de vous suivre . »
Ils arrivent à une maison forte , fermée de
murs ( 1 ) et de fossés . La demoiselle appelle à la
porte , on ouvre . Ils passent le pont tournant
et descendent dans la cour où se tenait une
autre demoiselle conduisant un chevalier armé
de toutes pièces . «<« Suivez-moi
Suivez -moi,, » dit la pre-
mière . Ils entrent dans une belle salle , et de
là dans une chambre richement ornée où, sur
la plus belle couche, reposait un chevalier pâle
et maigre . La demoiselle s'adressant à lui :
"( Sire , veuillez montrer à ce chevalier ce qu'il
« est venu dans l'espoir d'apprendre . - Vous
«< n'avez, répond-il , qu'à lever le samit qui
« couvre mon bras . » Elle tire le samit, et Bo-
hor voit une épée que le malade tenait par la

(1 ) « Close de murs bateilliez et de fossez » , c'est-à-


dire garnis de tourelles , comme les murs d'Avignon .
152 LANCELOT DU LAC .

poignée, et dont la pointe avait traversé la


paume de son autre main . « Vous allez éprou-
« ver, dit-il , si vous êtes le meilleur chevalier
« du monde ; car à celui - là seul est réservé
« le pouvoir de me délivrer . » Alors survint
le chevalier qu'ils avaient trouvé dans la cour
et qui demanda à tenter le premier l'épreuve .
Bohor y consentit, mais ce fut en vain qu'il es-
saia de remuer l'épée . - Retirez-vous , dit le
«< navré , vous avez failli à l'aventure ; laissez
« approcher cet autre chevalier qui ne s'est
<< pas hâté comme vous . - Beau sire , dit Bo-
<< hor, est-il bien vrai que vous ne deviez es-
pérer votre délivrance que du meilleur che-
«< valier du monde ? - Rien n'est plus certain .
་ Je ne tenterai donc pas l'aventure ; car je
« ne suis pas le meilleur de tous . Un seul au-
« rait droit de le tenter. - Vous avez raison ,
་ reprend le chevalier qui venait d'essaier en
« vain. Vous entendez parler de monseigneur
« Gauvain.
<< Non, je ne songeais pas à messire
«< Gauvain, tout en reconnaissant que peu de
«< chevaliers le valent . Mais si celui auquel
« je pensais tenait monseigneur Gauvain en
«< champ clos , et que votre vie fût en jeu, je ne
a voudrais pas, pour la terre du roi Artus , être
• à votre place. - Vous ne dites pas la vérité :
◄ celui qui outrera monseigneur Gauvain n'est
BOHOR ET AGRAVAIN. 153

" pas encore né. - Il ne naîtra donc jamais .


(( Mais , reprit le chevalier , quel est donc ce-
<«< lui que vous estimez le meilleur ? — Je ne
<< crains pas de le nommer , c'est messire Lan-
« celot du Lac . ― Lancelot ! Jamais on n'a pu
<«<་་ dire de lui qu'il l'emportât sur monseigneur
" Gauv
ain ; et je crois que ce n'est pas vous
«< qu po Je le prouverais
i urriez le soutenir .
«< contre meilleur que vous n'êtes : oui , Lance-
«< lot est meilleur chevalier que monseigneur
« Gauvain . - Je saurai vous contraindre à dé-
«< clarer le contraire . Montons (1 ) . »
En dépit des prières du chevalier malade , ils
demandent leurs chevaux et montent . Mais
avant de s'entre-frapper, Bohor prie encore l'au-
tre de confesser la supériorité de Lancelot . —
« Bien loin de là ! répond-il , je vous tiens à
« menteur, et je soutiens que votre Lancelot n'a
"
jamais rien fait de comparable aux prouesses

(1) On peut reconnaître ici l'antagonisme de la tradi-


tion romanesque armoricaine , et de la tradition pure-
ment galloise . Gauvain et ses frères étaient, avant Lan-
celot et Tristan, le type de la perfection chevaleresque.
L'auteur de notre roman essaya le premier assez discrè-
tement de lui substituer les héros de l'Armorique : Lan-
celot , son frère Hector et ses cousins Lionel et Bohor.
L'auteur du roman de Tristan poursuivit le même but,
et alla plus loin que l'auteur du Lancelot , en dénatu-
rant le caractère consacré de Gauvain, au profit du héros
de notre Cornouaille.
9.
154 LANCELOT DU LAC .

de monseigneur Gauvain. - C'est ce que


<< nous allons voir. » Ils laissent alors courir
leurs chevaux , et ils jouent si rudement des
glaives que les écus sont bientôt mis à jour . Les
hauberts résistent , mais le glaive du champion
de messire Gauvain éclate , et lui-même est
lancé par-dessus la croupe de son cheval . Bo-
hor descend et marche l'épée en main sur le
chevalier déjà relevé . Ils chamaillent pendant
plus d'une heure et ne s'arrêtent un instant
que par l'effet d'une égale lassitude . Le che-
valier avait tant perdu de sang que , sentant le
cœur lui manquer, il fléchit et tombe sans mou-
vement ; son épée lui échappe des mains . Bohor
pose le genou sur sa poitrine, arrache son
heaume et jure de le tuer s'il ne se tient pour
outré . - « Jamais de ma vie je ne prononce-
<< rai ce mot ! >>
Bohor continuait à le frapper du pommeau de
son épée. Puis il lui abat la ventaille et haussait
déjà l'épée pour lui donner le coup mortel. -
" Ne me tuez pas , je suis outré , je le recon-
a nais . Consentez -vous à faire ma volonté ? -
«< Sans doute. - Vous allez donc confesser que
«" Lancelot est meilleur chevalier que monsei-
«< gneur Gauvain . Hélas ! je le confesse .
« Une fois guéri de vos plaies , vous irez en
« quête de Lancelot , et vous lui crierez merci
<< des vilaines paroles que nous avons enten-
BOHOR ET AGRAVAIN . 155

« dues. - Je le ferai . - Maintenant, quel est


« votre nom ? --- On me nomme Agravain l'Or-
« gueilleux . » Il ne dit pas qu'il était frère de
messire Gauvain , pour ne pas ajouter à sa
confusion .
Les demoiselles et les écuyers accoururent
désarmer Bohor. On le ramena dans la cham-
bre du malade auquel il répéta que Lancelot
du Lac pourrait seul le guérir . « C'est, ajouta-
t-il, le plus beau chevalier du monde . » En
même temps on désarmait Agravain , on exami-
nait ses plaies qui étaient profondes . On les hu-
mecta de vin , on les couvrit d'un excellent
onguent . Il resta cependant alité deux mois
avant de se mettre en quête de Lancelot .
Pour Bohor , après avoir passé la nuit dans
un bon lit que lui dressèrent les deux demoi-
selles , il prit congé du chevalier navré , et se
rendit dans la prairie où devait avoir lieu le
tournoi du roi Brangoine .
Son attention fut d'abord attirée par une
construction en forme de loge , réservée aux de-
moiselles , juges du tournoi . La fille du roi , une
des plus belles princesses du monde , était aux
galeries ; mais Bohor, qui s'était arrêté sous la
loge, ne voyant pas et ne pensant pas être vu ,
mieux le remettre d'a-
ôta son heaume pour
plomb. La demoiselle frappée de sa beauté
le suivait des yeux et le voyait monter et se
156 LANCELOT DU LAC .

tenir en selle comme s'il n'eût fait qu'un avec


le cheval . Appelant alors une de ses compa-
gnes : « Regardez ce chevalier, dit - elle ; que
« vous en semble ? - Par Dieu , fait l'autre, s'il
« est aussi bon qu'il est beau , c'est le plus ac-
« compli des hommes . »
Le tournoi avait commencé ; de l'un et de
l'autre parti , il y avait bien mille chevaliers .
« De quel côté nous rangerons-nous ? demanda
« Bohor à son écuyer ; soutiendrons-nous les
« dames ou les demoiselles ? - Sire , avant de
« vous répondre , regardez la plus belle des
«< pucelles à ses riches habits , ce doit être la
« fille du roi . » Bohor lève la tête , et la prin-
cesse se hâte de lui crier : << Sire chevalier,
<< vous n'arrivez pas assurément des premiers :
« il faut que vous n'aiez pas d'amie , ou que
<< vous n'aiez aucun souci de lui agréer . »
Pour toute réponse , il s'élance dans la mêlée .
Le lecteur s'attend à le voir abattant cheva-
liers et chevaux , rompant des lances , frappant
d'estoc et de taille ; en un mot , attirant sur lui
les yeux de toutes les dames . Les joutes et com-
bats terminés , la fille du roi s'adresse à ses
compagnes : « C'est à nous maintenant, demoi-
« selles , d'asseoir notre jugement . Nous de-
« vons désigner le mieux faisant de tous , et,
«< après lui , les douze meilleurs chevaliers du
« tournoi. » Elles se retirent à l'écart et , sans
LA FILLE DE BRANGOINE . 157

hésitation , elles conviennent de donner le prix


au chevalier portant l'écu mi-parti. La fille du
roi entend la décision et l'approuve de tout son
cœur . Les demoiselles reviennent aux loges , et
les chevaliers du roi y conduisent Bohor . Là,
en présence de Brangoine, le prix des mieux
faisants lui est décerné . Les demoiselles dési-
gnent ensuite les douze chevaliers qui avaient
le plus approché des prouesses de Bohor , et le
signal de la fête est donné . Elles désarment
Bohor, lui lavent le visage et la poitrine que
les armes avaient salis . La fille du roi fait ap-
porter une riche robe de samit vermeil fourrée
d'ermine ; elle l'en revêt elle -même , sans avoir
égard à la confusion dont tant de soins le rem-
plissent .
On dresse les tables le long des prés ; deux
pavillons sont tendus autour d'un grand pin :
dans l'un est placée la chaire d'or et la table
des douze meilleurs après Bohor : dans l'autre
est la table du roi et des anciens chevaliers .
Bohor est contraint malgré lui d'occuper la
chaire d'or ; sa rougeur ne l'en fait paraître que
plus beau. Les douze chevaliers élus lui présen-
tent à genoux le premier mets ; puis ils se re-
placent à table . Les dames servent du second
mets ; le roi et les vieux chevaliers du troi-
sième ; les demoiselles servent des autres à
l'exception des épices que la fille du roi se
158 LANCELOT DU LAC .

réserve de présenter . Durant le banquet , les


caroles se déroulaient parmi les prés : on ne
se lasse pas d'admirer la beauté , la bonne grâce,
les riches atours de tant de dames et pucelles ;
mais au milieu d'elles se détachait la fille du
roi, et chacun s'accordait à dire que jamais n'é-
tait venue au monde dame qui pût lui être com-
parée en beauté , si ce n'était Marie, la très-
sainte Vierge .
« Sire chevalier, dit le roi à Bohor, vous avez
« conquis un grand honneur en recevant le prix
a des mieux faisants . Veuillez , en conséquence,
༥ prendre pour vous et à votre choix celle de
<< tant de nobles pucelles qui vous semblera la
« plus belle . Vous donnerez ensuite à chacun

« de ces douze chevaliers , une des plus belles


« que vous aurez reconnues , après celle que
« vous aurez choisie . -- Est-ce, Sire, une obli-
«< gation pour moi de faire ce que vous venez
«< de dire ? - Oui ; ainsi le voulut mon père

« durant son vivant, et je n'entends pas faire


« autrement que lui .
« Mais, reprend Bohor, s'il plaît au cheva-
<«< lier qui doit choisir de ne pas user de son
<< droit ? ― Il le peut, répond Brangoine , en se
<< contentant de désigner celles que devront
prendre les douze chevaliers . Et s'il ne
choisit pas au goût de chaque parti, qu'en
« arrivera-t-il ? La honte n'en retombera-t- elle
BOHOR ET LES DEMOISELLES . 159

« pas sur lui ? - S'il a pris conseil avant de


<< faire ses choix , le blâme qu'il craint ne l'at-
<< teindra pas . Eh bien ! Sire , vous serez donc
-
«< mon conseil : veuillez choisir à ma place .
« Je le ve ux n
bie , aus sit ôt s
que vou aurez
«< choisi pour vous . - Par malheur , Sire , j'ai
༥ entrepris une quête , et il m'est interdit de
« prendre femme avant de l'avoir achevée . —
" Oh ! la demoiselle consentirait à vous attendre .
« Condi Sire, je sens tout le prix du don qui m'est

« accordé ; mais je ne suis pas libre d'en profiter.


« Veuillez départir ces demoiselles à vos cheva-
«< liers ; seulement, vous ne comprendrez pas
« dans vos choix la demoiselle qui m'a donné
<«< cette robe hier soir : il n'est pas ici de cheva-
« lier digne de l'obtenir . »
Le roi fit ce que Bohor désirait : il prit tour
à tour chacune des douze demoiselles et la pré-
senta à celui qui devait l'épouser (1 ) . Quand la

(1 ) Ces douze demoiselles étaient apparemment autant


d'héritières de fiefs qu'elles ne pouvaient tenir qu'en
épousant le chevalier désigné par le suzerain . On ne
peut trop dire qu'au douzième siècle le mariage des
nobles femmes était un acte politique fait sous les
auspices du suzerain. Le mari recevait le corps avec
les droits et devoirs du fief. Il pouvait aussi gagner le
cœur, mais il n'avait pas droit de l'exiger. Les filles de
rois sont encore aujourd'hui dans le même cas ; et, ce
qu'il y a de plus fâcheux, on leur fait un rigoureux de-
160 LANCELOT DU LAC .

fille du roi se vit exclue de tous les choix, elle


ne sut que penser ; elle cacha pourtant son dé-
pit bien mieux que les demoiselles leur sur-
prise . « Ce chevalier, dirent- elles , si vaillant
« dans les tournois , ne l'est guères au jeu des
« dames ; il mériterait qu'on l'appelât le beau
« mal-né (1). >>
La fille du roi ne les écoute pas : elle s'ap-
proche de la table des Douze , et s'adressant
au premier :
« Sire , je vous ai mis au nombre des douze
« preux ; quelle récompense m'en donnerez-
« vous ?
(( - Demoiselle , durant une année , je ne
« jouterai pas sans avoir une jambé levée sur
<< le cou de mon cheval , et je vous enverrai les
«< hauberts et les armes de tous ceux que j'aurai
<
« vaincus . >> Ce chevalier avait à nom Caléas
le Petit .
(( Et vous ? » dit- elle au second qui se nom-
mait Cabilor aux dures mains .
« Je ferai tendre mon pavillon à l'entrée

voir d'accorder leur cœur à celui qui n'a pas même eu


besoin d'obtenir leur agrément pour le don de leur
corps.
(1) Si devroit avoir nom li beaus malnés . » La diffi-
culté de distinguer dans les anciens manuscrits la lettre
n de la lettre u fait qu'on pourrait lire : malvés (mau-
vais).
LE VOEU DES DOUZE . 161

« de la première forêt où je passerai . J'y serai


"
chaque jour armé , et j'y resterai jusqu'à ce
« que j'aie conquis dix chevaliers , ou que je
<< sois moi-même conquis . Tous les chevaux
« des vaincus vous seront envoyés . >>
Le troisième dit : « Je n'entrerai pas dans
« un seul château avant d'avoir outré six cheva-
<< liers dont vous recevrez les heaumes . » C'était
Alfasar le Gros .
Le quatrième , Sardou le Blanc : « Je ne par-
(( tagerai nu à nu le lit d'aucune demoiselle ,

« avant d'avoir conquis quatre chevaliers dont


" je vous enverrai les épées . >>

Le cinquième , Maillot de l'Espine : « Pen-


« dant un an , je ne rencontrerai pas de cheva-
" lier conducteur de demoiselles , sans l'obliger

« à combattre . Si je suis vainqueur , les demoi-


(( selles , prix de ma victoire , deviendront vos
« servantes . >>
Le sixième « Pendant un an , je ne livrera
<< que des combats à outrance , et les têtes
quej'aurai tranchées , demoiselle, vous seront
« envoyées. » C'était Angaire le Félon .
Le septième , Paride au Cercle d'or : « Je ne
« rencontrerai nulle demoiselle conduite par
« chevalier, sans obtenir d'elle un baiser , de
" gré ou de force . >»
Le huitième , Meldon l'Enjoué : « Pendant un
K mois, je chevaucherai, la poitrine seulement
162 LANCELOT DU LAC .

« couverte d'une chemise , le heaume en tête ,


« l'écu au cou , la lance au poing , l'épée au flanc .
Ainsi jouterai - je contre tous les chevaliers
« que je rencontrerai ; et je vous enverrai les
<< chevaux de tous ceux que j'aurai abattus . »
Le neuvième , Gauruscalin le Fort : « Pour
l'amour de vous , demoiselle , je tenterai de
<< saisir la reine Genièvre , fût- elle conduite par
(( quatre chevaliers de sa maison, et je me ferai
« tuer si je ne parviens à vous l'amener .
<< Voilà , disent ici les chevaliers , un vœu
« bien téméraire . >>
Le dixième : « Je chevaucherai sans arrêter
«< tant que je n'aurai pas trouvé la plus belle
« des demoiselles : je la disputerai à qui la con-
<< duira, et je vous l'offrirai comme votre serve ,
« si je ne suis pas outré et occis . » C'était Ma-
laquin le Gallois .
Le onzième : « Pour tout vêtement, je n'au-
rai que deux chemises : la mienne et celle de
<< mon amie . Sa guimpe me couvrira le visage ,
<< mes seules armes seront la lance et l'écu. Je
«< jouterai dans cet attirail contre dix chevaliers ,
«< et vous enverrai prisonniers tous ceux que
α j'aurai abattus . » C'était Agricol le Beau par-
leur.
Enfin , le douzième, le Laid Hardi : << Durant
<< un an , le cheval que je monterai n'aura ni
« frein ni bride . Il ira où et comme il voudra ,
LE VOEU DES DOUZE . 163

«< et je jouterai contre tous les chevaliers que je


« trouverai sur mon chemin , s'ils ne sont pas
« quatre. Vous recevrez les ceintures , le fer-
« mal , les aumônières de toutes les amies de
« ceux que j'aurai pris à merci. »
Bohor seul n'avait pas encore fait de vœu :
" Sire , lui dit la fille du roi , n'aurai -je à attendre
« de vous aucun guerdon ? -Demoiselle , à
« moins d'être involontairement engagé, je se-
« rai votre chevalier et je soutiendrai votre droit
<< envers et contre tous . Une fois ma quête ache-
« vée , je réclamerai la conduite de la reine
" Genièvre , au détriment des quatre chevaliers
Ц qui en auront la charge , pourvu que l'un
« d'eux ne soit pas messire Lancelot du Lac .
« Sire, grands mercis ! » répond la fille du roi .
Les danses et les caroles se prolongèrent
jusqu'à la nuit . Puis, le roi rentra au château et
ses chevaliers le suivirent . A Bohor fut réservée
la plus belle chambre . Mais la fille du roi avait
le cœur mal à l'aise : elle savait que Bohor n'avait
pas répondu à l'offre de son père , et elle en
ressentait une grande douleur qu'elle ne put
cacher à sa maîtresse , vieille dame , savante
dans l'art des charmes et des enchantements .
a Que pouvez-vous donc avoir , belle fille ?
. demanda la vieille, en la voyant trembler.—
« Ce qui va m'échapper et me fera mourir. —
« Mourir ? Ne pourrai-je donc vous venir en
164 LANCELOT DU LAC .

« aide ? Parlez ; si mon 'sens et mon savoir ne


« me trompent pas , vous jouirez de ce que
« vous désirez . - Non ; jamais je ne le dirai .
(< - Vous me le direz, belle fille ; et le secret

« sera gardé . Ne m'avez-vous pas toujours trou-


« vée loyale, prête à tout faire pour vous ? Par-
«< lez donc : est-ce d'amour que vous souffrez ?
« En ce cas, personne ne peut aussi bien que
« moi vous venir en aide . - Oui , maîtresse ,
(( j'aime plus qu'on n'a jamais aimé ; et si je

« suis dédaignée , je m'occirai de mes mains .


« Et quel est celui que vous aimez ? - Le
« meilleur, le plus beau chevalier du monde .
་་ C'est le vainqueur du tournoi c'est mon
<«< cœur et mon corps , ma perte et mon gain ,
<< ma douleur et ma joie , ma richesse et ma
་་ misère , mon Dieu , ma croyance , mon esprit ,
« ma vie et, s'il faut renoncer à lui , ma mort .
« - Mieux vaudrait pourtant, si vous n'êtes pas
(( aimée, n'y plus penser . - Comment le pour-
༥ rai-je ? Je serais aux créneaux d'une tour haute
« de cent toises : si je le voyais au bas , je
<< m'élancerais vers lui , persuadée que l'amour,
maître de toutes les choses terriennes , me
(( soutiendrait dans ma chute . Ah ! maîtresse ,

« ayez pitié de moi , si vous ne voulez pas me


voir mourir. - Rassurez-vous , belle fille, et
« allez retrouver votre lit. Regardez bien cet an-
« neau je vais aller le lui présenter de votre
LA FILLE DU ROI BRANGOINE. 165

« part . Aussitót, il se sentira pris d'amour et ne


« manquera pas de me suivre . - Allez donc ,
« maîtresse , et surtout ne me trompez pas ! >>
La fille du roi se mit au lit : la maîtresse ,
un manteau sur les épaules , pénètre dans la
chambre où Bohor gisait , sans être encore en-
dormi . Quatre cierges étaient allumés . R Sire ,
« dit -elle , Dieu vous donne la nuit bonne !
«< - Soyez , dame , la bien venue ! Quelle occa-
( sion vous amène à cette heure ? --- Sire , je
<< viens de par ma demoiselle , fille du roi Bran-
༥ goine . Elle se plaint durement de vous avoir
«< vu si mal reconnaître ce qu'elle avait fait pour
<
Π vous . - Comment donc ai-je pu lui méfaire ?
(( - Je vous le dirai . Le tournoi avait été cé-
«< lébré pour donner au roi , son père , un moyen
« de reconnaître celui qui méritait le mieux de
<< devenir l'époux de sa fille . Comme le mieux
« faisant , vous aviez droit à sa main : cepen-
« dant vous n'avez pas daigné la choisir. Assu-
« rément elle est d'âge à être mariée ; com-
« ment l'avez-vous seule oubliée , bien que la
«< plus belle et la plus vaillante de toutes celles
« que vous avez présentées aux autres cheva-
<«< liers ? Mais son dépit ne l'empêche pas de
« vous envoyer son anneau , en vous priant de
«་ le porter désormais . »
Bohor prend l'anneau et le passe à son doigt .
A peine en a-t-il senti la légère pression, qu'il
166 LANCELOT DU LAC.

est agité d'un mouvement involontaire . Jus-


que-là , il était demeuré vierge de corps et de
pensée ; et le voilà ne songeant plus qu'à cette
jeune demoiselle qu'il avait, une heure aupara-
vant, regardée avec tant d'indifférence . « Ah!
α maîtresse , dit-il , croyez-vous que je puisse
« avoir mon pardon ? Je vous crie merci : faites
« que je sois accordé , au prix de telle amende
«< qu'il lui conviendra d'exiger .
«< Le mieux que j'y voie , répond la maî-
<< tresse , serait d'aller lui crier à elle- même
<< merci, en vous mettant à son service . Si vous
« le voulez , je puis vous conduire . » Bohor ne
répond pas , mais passe sa chemise , ses braies (1) ;-
il s'enveloppe d'un manteau et suit la vieille .
Quand il entre dans la chambre , la fille du roi
paraît se réveiller . Elle se lève à demi , et Bo-
hor tombant à ses genoux : « Demoiselle ! je
<<< viens vous crier merci prenez telle ven-
« geance qu'il vous plaira . » Et il tend le pan
de son manteau en signe de soumission ab
solue .
«< Sire , fait la demoiselle , levez -vous , et puis-
« que vous vous abandonnez à ma merci , ce
<<< serait vilenie de vous éconduire . Je vous par-
« donne . » La vieille reprend : « C'est moi qui

(1) On sait qu'au douzième siècle l'usage était encore


de ne pas garder de linge en se mettant au lit. Les
braies répondaient à notre caleçon.
LA FILLE DU ROI BRANGOINE . 167

« déciderai de l'amende . J'ordonne , à vous


chevalier, de demeurer ; à vous demoiselle ,
« de le bien recevoir . Soyez , à compter de ce
« moment, elle à vous et vous à lui . » Cela dit,
elle sort et ferme la porte sur eux .
Ainsi, les deux vierges , fils de roi et fille
de roi, apprirent ce qu'ils avaient jusqu'alors
ignoré les fleurs de virginité furent répan-
dues entre eux ( 1 ) ; et par la volonté divine ,
la demoiselle conçut cette nuit Helain le Blanc
qui, depuis, fut empereur de Constantinople et
passa les bornes d'Alexandre (2) , comme on
lit dans l'histoire de sa vie , et comme on en
parlera dans la Quête du Graal. Dieu pardonna
leur assemblement , parce qu'il ne provenait
pas de péché mais d'entraînement involontaire :

(1) «Einsint sunt li dui virge mis ensemble ; fils de


« roi et fille de roi . Et ce dou ques il n'avoient riens seu,
« lor aprent nature. Si s'entraprochent si charnelment
que les flors de virginité sont espandues entr'aus.
(Msc. 339 , fo 122. )
(2) « Et passa les bones Alexandre, » c'est-à-dire : les
colonnes d'Hercule , qu'Alexandre avait à son tour fran-
chies, si l'on en croit sa geste :
a Sire, bons conquereurs jamais teus n'ert véus ;
« Le monde avés conquis dusqu'és bones Arcu. »
Et non pas Artu, comme on lit dans l'édition curieuse-
ment fantaisiste de M. le comte de la Villethaseth ( Di-
nan, 1861 , p. 465) . —Je ne me souviens pas d'avoir vu
ce roman d'Helain le Blanc.
168 LANCELOT DU LAC .

il ne voulut pas que leur virginité fût sacrifiée


en pure perte ; il en fit venir un fruit meilleur
et plus beau que jamais tige n'en produisit .
Le vigneron donne à la vigne la façon ; le haut
Seigneur insinue le surplus , c'est- à - dire le fruit .
Vainement le démon se flatta d'avoir conquis
Bohor ; il fut déçu , et avec lui la Dame du Lac ,
qui avait trouvé dans ses sorts que Bohor con-
serverait sa virginité ( 1 ) .
Au point du jour, la maîtresse vint avertir
Bohor de retourner dans sa couche . Mais en
quittant ses braies , l'anneau que la vieille avait
passé à son doigt tomba , et avec lui le charme
qui l'avait trompé . Il en conçut un certain dé-
pit , mais il ne laissa pas de se lever pour aller
à la messe . Au retour , il se fit armer avant de
prendre congé du roi . Son amie le voyant adoubé
l'attira dans sa chambre : « Sire , dit- elle , vous
« savez ce que nous sommes , vous à moi et moi
<< à vous ; cependant vous partez sans me dire
«< quand vous reviendrez . Prenez au moins de
<< mes mains ce fermail, et promettez-moi de
« revenir dans six mois . Si par la volonté de

(1) La critique peut noter ici la preuve des remanie-


ments successifs de la légende du Graal, dont un che-
valier vierge était destiné à conclure les merveilles. Ce
fut tour à tour Bohor de Gannes, Lancelot du Lac don
le premier nom avait été Galaad ; Perlevaus ou Perceval ;
et enfin Galaad, fils de Lancelot.
LA FILLE DU ROI BRANGOINE . 169
" Dieu, vous me laissez enceinte, il conviendra
« que mon père apprenne de votre bouche que
« l'enfant vous appartient . » Bohor prit le fer-
mail , l'attacha à son cou et promit de revenir
dès qu'il le pourrait . Puis, ayant recommandé
la demoiselle à Dieu , il monta et partit. Son
écuyer, qui avait été blessé durant le tournoi,
ne l'accompagna pas , contraint de rester au
château de la Marche pour se remettre en état
de bientôt le rejoindre .
Arrivé dans la forêt de Gloevent , notre che-
valier fit rencontre d'une compagnie de gens
qui, tous, voyageaient avec robes retournées et
chevaux dont les queues étaient rasées . C'était
la suite de la dame de Honguefort , alors en quête
du bon chevalier qui l'avait réconciliée avec
son oncle. Bohor salue , sans lever son heaume ,
la dame dont il ne voyait pas les traits sous les
voiles qui l'enveloppaient : « Sire , lui dit- elle ,
« pourriez-vous me donner des nouvelles d'un
«
chevalier portant les armes blanches ?
a Pourquoi, •demoiselle , le souhaitez - vous ?
« Je vous le dirai volontiers . » Et elle lui
conte ce qu'il savait déjà et ce qui lui fait re-
connaître la dame. Mais le juste ressentiment
qu'il conservait de la mort du Sénéchal l'em-
pêcha de se découvrir : « Je ne sais rien , dit-
« il , de ce chevalier aux armes blanches , » et
il s'éloigna sans plus se soucier de l'entretenir.
ROM. DE LA TABLE RONDE. 10
170 LANCELOT DU LAC.

Au sortir de la forêt, il se trouva dans une


vallée qu'une large rivière arrosait ; mais il
cherchait vainement un gué ou un pont qui lui
permît de passer à l'autre bord, où l'on voyait
s'élever un beau château entouré de murs bas.
tillés . Comment traverser cette rivière ? Un ins-
tant après , il voit quatre ribaus sortir du châ-
teau et traîner par les tresses une demoiselle
en pure chemise . Il entendait ses cris déchi-
rants : << Gentil chevalier, disait-elle en ten-
« dant les bras vers lui, secourez -moi contre
« ces gloutons qui vont m'arracher la vie. »
Bohor, en l'entendant implorer son aide, reste
un instant incertain de ce qu'il peut faire . L'eau
était noire et profon le ; son cheval, prêt à s'af-
faisser sous le poids des armes, semblait inca
pable de le passer à l'autre rive ; mais il était
tellement ému de pitié qu'enfin il fait un signe
de croix , embrasse son écu et pousse , à ren-
fort d'éperons , le cheval dans la rivière. L'a-
nimal, dès qu'il a perdu terre , nage et arrive
à l'autre bord . Aussitôt Bohor court aux ri-
baus de son glaive il atteint le premier qui
tombe pour ne plus se relever ; les autres étant
désarmés se hâtent de fuir, et laissent la de-
moiselle avec son libérateur.
Elle lui rendit de justes actions de grâces, et
elle allait raconter son histoire quand parut le
seigneur du château : « Vous vous repentirez ,
BOHOR ET LE SIRE DE CALIDON. 171

" cria-t-il, d'avoir osé prendre parti pour cette


« femme. Défendez -vous ! » Bohor avait eu le
temps de tirer à lui le glaive resté dans le corps
du ribaut ; il se mit en défense , tint bon con-
tre le premier choc et atteignit de telle force
le châtelain qu'en l'abattant il lui rompit la ca-
nole ou colonne vertébrale . « Maintenant, fait
Bohor, veuillez , dame , me dire quelles raisons
<< avait ce chevalier de vous tourmenter .
«< Sire , je chevauchais ce matin sous la
«< conduite d'un chevalier mon ami , quand je
« fus aperçue par le frère de celui que vous ve-
« nez d'occire . Il m'aimait depuis longtemps ,
<< saisit mon cheval par le frein et déjà m'em-
<< menait de force , quand mon ami l'arrêta, le
« défia et l'abattit sans vie . Son frère accourut
<< avec une foule de vilains ; ils entourèrent mon
« ami, le saisirent et l'immolèrent devant mes
« yeux . Le châtelain qui me réservait une ven-
«< geance plus raffinée , m'entraîna dans son
« château : après mille tourments , il m'avait
«< condamnée à périr dans les flots . Vous m'a-
« vez arrachée des mains de ses ribaus , et si
« vous voulez mettre le comble à ce que je vous
༥ dois , vous me conduirez à mon château qui
« n'est pas éloigné . » Bohor l'aida de grand
cœur à monter sur le col de son cheval , et ,
dans l'après-midi , ils arrivèrent devant le beau
château de la demoiselle . Deux écuyers en ce
172 LANCELOT DU LAC .

moment rentraient chargés d'une abondante ve-


naison prise dans un bosquet voisin . Ils appri-
rent le danger que leur dame avait couru et
comment elle avait dû sa délivrance à la
prouesse du chevalier qui l'accompagnait. L'un
des deux écuyers hâta le pas , pour les devan-
cer dans le château . Cependant la demoiselle
apprenait à Bohor que le manoir dont il ve-
nait d'immoler le maître se nommait Calidon ,
sur le bord de la rivière Calede . Quand elle
rentra dans son château , elle fut saluée par des
flots de dames , demoiselles et chevaliers qui
dansaient et carolaient en criant : « Bien soit
« venu le preux chevalier qui nous a rendu
« notre dame ! » On les aide à descendre , on
conduit Bohor au maître - palais où on le désarme
malgré lui ; car il n'estimait pas qu'il fût temps
encore de reposer . Les tables dressées , on
l'assied à la plus honorable place . La demoiselle ,
en sortant de table , n'oublia pas de lui deman-
der son nom . « On m'appelle Bohor l'Exilé !
« Et vous , demoiselle ? J'ai nom Blecine, dame
« de Glocedon, le château dans lequel je vous
<< reçois . >>
En ce moment entre un écuyer qui dit en se
mettant à genoux devant la demoiselle : « Ma-
<< dame de Honguefort , votre cousine , vous sa-
« lue et arrive avec l'intention de passer avec
vous cette nuit. - J'en suis ravie, répond la
LA DEMOISELLE de GLOCEDON . 173

demoiselle de Glocedon ; où est- elle ? — A de-


mie lieue . - Qu'on me prépare un palefroi ;
« j'entends aller à sa rencontre . » Elle monte
aussitôt , accompagnée de six chevaliers , et laisse
les autres avec Bohor. Mais celui-ci, qui entend
parler de la dame de Honguefort , hésite sur ce
qu'il doit faire : s'il demeure , il n'évitera pas de
la voir, et il en aurait grand dépit . Il prend le
parti de demander ses armes . << Eh sire , lui
« dit-on, qu'en voulez-vous faire ? — Je veux
<< aller m'ébattre jusqu'à ce bosquet ; je ne
<< tarderai pas longtemps . » On n'ose le contre-
dire ; on l'arme, et il s'en va prendre la poterne
qui donnait sur le bosquet . Quand il n'est plus
en vue du château , il se dirige vers une haute
forêt où il chevaucha à l'aventure jusqu'à ce
qu'il entendît le son d'une cloche . C'était l'in-
dice d'un ermitage , et il y arriva bientôt . L'er-
mite lui ouvrit , le désarma , puis alla couper
des herbes pour la litière du cheval et la cou-
che du chevalier .
Pendant ce temps , la demoiselle de Gloce-
don joignait la dame de Honguefort et s'éton-
nait, en l'embrassant, de la voir si étrangement
atournée , elle et sa suite ; elle en demanda la
raison : « Je suis, répond la dame , en quête d'un
«< jeune chevalier , le meilleur que j'aie jamais
« vu . Je lui dois tout et j'ai reconnu si mal ce
« qu'il a fait pour moi , que j'en ressens un
10.
174 LANCELOT DU LAC .

«α regret mortel . Par Dieu , belle cousine ,


« mon aventure n'est pas moins belle que la
« vôtre . » Et elle conte ce qui lui était arrivé :
la rencontre du chevalier , sa beauté , sa valeur ,
sa jeunesse ; si bien que la dame de Hongue-
fort soupçonne que le sauveur de sa cousine
pourrait bien être le sien . Il lui tarde d'arriver
au château pour confirmer ce qu'elle espère .
En descendant de son palefroi , la demoiselle de
-
Glocedon s'enquiert de son hôte . — « Il a de-
« mandé ses armes et il est sorti en parlant de
« revenir . - Il faut , dit-elle , que vous suiviez
« ses traces et le rameniez . » Dix chevaliers
montent , parcourent le bosquet et reviennent
sans l'avoir trouvé . La dame de Honguefort
demande quelles armes portait le chevalier ;
on les lui devise . « Elles ne sont pas , dit-elle ,
celles de mon bienfaiteur . - Mais , cousine ,
« fait la demoiselle , il avait pu les changer.
« Croyez-moi ; votre chevalier et le mien ne font
« qu'un seul ,
et je partage si bien vos regrets
« de l'avoir perdu que je suis prête à vous ac-
* compagner dans votre quête . ― J'en serai

< ravie , D répond la dame .


Et dès le lendemain matin, elles firent dis- a
poser leurs palefrois et se mirent à la voie.
Laissons-les chevaucher , pendant que nous re-
viendrons à notre Lancelot.
LA SOEUR DE MELEAGAN . 175

CXIX .

A forêt de Sarpeine dans laquelle


venait de s'engager Lancelot , était ,
comme nous avons dit , à l'entrée du
pays de Gorre . Il la traversa sans
trouver aventure ; mais , au moment d'en sor-
tir , il fit rencontre d'une belle demoiselle dé-
menant grand deuil . Elle montait un riche pa-
lefroi dont la selle était d'œuvre anglaise ( 1 ) . Il
salua , en la priant de lui confier le sujet de
ses larmes . « Volontiers , Sire . Sachez qu'au
་ temps où Meleagan , le fils du roi Baudema-
α
gus , vint réclamer la reine Genièvre à la cour
« du roi Artus , sa sœur avait délivré Lancelot
<< de l'odieuse prison où il était retenu . Il put
<< ainsi reparaître à la cour ; défier , vaincre et
a tuer son déloial ennemi . Quand les parents de
" Meleagan apprirent que Lancelot avait dû sa
« délivrance à la demoiselle , ils dirent qu'elle
«< l'avait fait pour satisfaire la haine qu'elle
« portait à son frère : ils l'accusèrent d'avoir
« été cause de sa mort ; elle fut condamnée à
« être brûlée si elle ne trouvait champion
« pour la défendre. Or, personne ne s'est pré-

(1 ) « Si chevauchoit un palefroi à un moult riche


«< lorain et à moult cointe selle de l'uevre d'Engleterre . >>
176 LANCELOT DU LAC .

a senté pour elle, et demain matin on doit


«< la jeter dans les flammes . N'ai-je pas sujet
>>
de la plaindre , elle une des plus hautes et
« des plus vaillantes demoiselles du monde ?
« - Demoiselle , si demain quelqu'un se pré-
<< sentait pour la défendre , serait -il trop tard ?
« --- Je ne sais ; mais si vous voulez le tenter ,
« elle doit être menée à six lieues anglaises
« d'ici ; vous pourrez , en vous levant matin ,
« arriver avant Primes . Vous trouverez peut-
« être déjà le feu allumé à l'entrée de la forêt
« de Floege . Fort bien : soyez , demoiselle ,
« à Dieu recommandée ! » Et il la quitta pour
gagner une maison de religion assez voisine où
il comptait attendre le point du jour.
Devant la porte de la maison étaient quatre
frères prenant le frais, après avoir chanté Com-
plies . Ils le saluent , l'aident à descendre et lui
demandent s'il mangerait volontiers ? «་ Assu-
« rément, frères . » Aussitôt la table est dressée ,
la nappe est tendue , le pain apporté . Mais
avant de s'asseoir , Lancelot veut aller dire ses
oraisons . Il ôte son épée et entre dans l'église .
Comme il s'agenouillait, il aperçoit à sa droite
un prône, ou enceinte grillée , d'argent parsemé
de fleurons d'or, de bêtes et d'oiseaux de for-
mes diverses . Dans l'intérieur du próne étaient
cinq chevaliers armés de toutes armes , le
heaume en tête et l'épée en main , prêts à
LA TOMBE DE GALEHAUT . 177

résister à qui tenterait de les assaillir. Lancelot


tout émerveillé se lève et va saluer les cheva-
liers . Il pénètre par une petite ouverture dans
le prône, et il en admire le beau travail et la ri-
chesse vraiment royale . Les cinq chevaliers
entouraient une tombe d'or pur incrusté de
pierres précieuses ; jamais Lancelot n'en avait
vu de plus grande . Quel pouvait être le prince
qui s'y trouvait enfermé , et pourquoi ces che
valiers faisaient-ils la garde ? « Sire , lui disent-
« ils , nous sommes là pour empêcher qu'on
« n'enlève cette tombe . Un frère de la maison
« nous a prévenus qu'un chevalier devait l'em-
"( porter de force pour la conduire hors de ce
«<< pays . - C'est donc un vaillant prince qui re-
« pose ici ? —Assurément, le plus haut, le plus
puissant , le plus preux des hommes . - Quel
« était son nom ? --- Si vous avez été mis aux
· lettres , vous pouvez le voir écrit au haut de
« cette lame . » Lancelot fit quelques pas, et
quelle ne fut pas son émotion en lisant :

ICI GIST GALEHAUT LE FILS A LA GÉANTE


MORT POUR L'AMOUR DE LANCELOT .

Il sentit fléchir ses genoux et tomba sans con-


naissance . Quand les chevaliers le relevèrent :
u Ah ! s'écria-t-il , quelle douleur et quel dom-
R mage ! » Il se frappe des poings , il arrache
178 LANCELOT DU LAC.

ses cheveux, il déchire son visage. « Quelle


«< perte ! répétait-il . Se peut-il que le plus grand
« des princes soit mort pour le dernier des
«< chevaliers ! » Les cinq gardiens le regardaient
et le priaient de calmer une douleur dont ils
ne comprenaient pas la cause . Au lieu de leur
répondre , il restait les yeux fixés sur ces
lettres mort pour l'amour de Lancelot.
« Je serais le plus vil des hommes si je pou-
« vais vivre un jour de plus . » Et il sortit du
prône pour aller reprendre son épée . Mais en
sortant de l'église , il est arrêté par la demoi-
selle du Lac , celle qui , naguères , avait parlé à
Bohor devant Honguefort : « Lancelot ! Lan-
«< celot ! dit-elle en le retenant par le pan de
« sa robe de samit, où allez - vous ainsi ?
« Laissez-moi je n'attends plus rien du siècle ;
" j'ai hâte de m'en délivrer. - Écoutez pour-
« tant. » Mais au lieu de répondre il échappe
de ses mains : « Par ce que vous aimez le plus
« au monde , lui crie-t- elle , je vous défends
« d'aller plus avant sans parler à moi . » Il s'ar-
rête, la regarde et la reconnaît . « Ah ! dit- elle,
«< Lancelot, vous devriez faire plus belle chère
« à la messagère de ma dame du Lac. -Hélas !
<< quelle joie pourrai-je encore attendre du
<< monde, quand Galehaut n'y est plus ? -
« Écoutez ma dame vous mande d'emporter
le corps de votre grand ami , et de le faire
LA TOMBE DE GALEHAUT . 179

« conduire à la Douloureuse Garde ( 1) . Vous


« le déposerez dans une tombe voisine de celle
« où votre nom est depuis longtemps écrit (2) ,
« où vous-même reposerez un jour . » Ranimé
par ces paroles , Lancelot promit de ne pas at-
tenter à sa vie et d'accomplir ce qui lui était de-
mandé. « Comment le fait madame ? dit-il. -
« Elle fut ces jours derniers en mauvais point ;
<< ses sorts lui avaient appris que vous étiez en
« danger de mourir de douleur en découvrant
« la tombe de Galehaut . Elle m'a envoyée pour
prévenir ce malheur, et elle vous mande de
«< ne pas vous désespérer pour un mal sans
C remède . Si vous lui désobéissez , elle ne

« vous viendra plus en aide quand vous aurez


« besoin d'elle . Allez reprendre vos armes ;
<< car les cinq chevaliers feront de leur mieux
« pour vous empêcher d'emporter le corps de
« votre grand ami . » Il alla s'armer pendant
que la demoiselle engageait en vain les gar-
diens à ne pas tenter de retenir ce qui leur de-
vait être enlevé . « Quand le chevalier, dirent-
« ils, dont vous nous parlez serait plus preux

(1 ) Ici le romancier nous avertit que dans la ville et le


château, on avait substitué au nom de la Douloureuse celui
de la Joyeuse garde. Mais, ajoute-t-il, les gens du dehors
n'avaient pas adopté le changement, et s'en tenaient à
l'ancien nom .
(2) Voyez Lancelot, t. I , p. 166.
180 LANCELOT DU LAC .

« que Lancelot , nous ne laisserions pas de dé-


« fendre ce trésor . » En ce moment reparais-
sait Lancelot : « Que voulez-vous ? demandent
« les chevaliers . - Emporter d'ici le corps que
<< vous gardez . - Nous le défendrons jusqu'à
« la mort . » Il rentre dans le prône ; les che-
valiers se jettent sur lui pour l'en faire sortir,
et le frappent à qui mieux mieux . Mais il a
l'épée nue au poing ; il la brandit , abat le pre-
mier et lui ouvre le crâne sans être arrêté par
le heaume d'acier ou la coiffe . Les autres che
valiers fendent son écu , démaillent son hau-
bert ; mais son épée suffit à tout : deux sont
déjà hors de combat . Le plus grand et le mieux
armé tombe lui- même couvert de sang et l'é-
paule ouverte ; les deux derniers prennent le
parti de sauter à leur tour par-dessus le prône.
Lancelot les poursuit et le seul qui ne soit pas
gravement blessé lui demande merci. « Je l'ac
« corde, si vous promettez de conduire le corps
<< de mon seigneur Galehaut à la Douloureuse
Garde , où vous le veillerez jusqu'à mon ar-
" rivée. A ceux qui demanderont quel est celui
" qui vous envoie , vous répondrez que c'est
<< celui qui portait les armes blanches quand la
R place fut conquise . » Le chevalier promit
tout ce qui lui était demandé .
Alors , Lancelot saisit la lame par le haut :
à grand'peine parvint- il à la soulever. La vue
LA TOMBE DE GALEHAUT . 181

du corps de son grand ami réveilla son déses


poir . Galehaut portait à son côté une belle et ri-
che épée ; Lancelot la tire et il allait s'en percer ,
quand la demoiselle la lui arrache des mains .
Cédant une seconde fois à ses prières , il donna
l'ordre de tailler une large bierre ; puis il la
couvrit des plus riches pailles qui se trouvaient
dans la maison . La litière posée sur deux pa-
lefrois amblans se mit en marche , et la nuit
n'était pas encore passée qu'elle était déjà à
plus de vingt lieues anglaises de la maison .
Les religieux l'avaient vue s'éloigner avec peine
et non sans mêler leurs larmes à celles que
Lancelot ne cessait de verser .
Le jour reparut ; il se leva , entendit la messe ,
s'arma et partit avec la demoiselle du Lac .
Il apprit d'elle alors comment Bohor avait
quitté la cour, avait défendu les dames de
Honguefort, et ne voulait se reposer qu'après
l'avoir retrouvé lui- même . « Si vous le ren-
«< contrez avant moi , dit Lancelot , je vous prie ,
<< demoiselle , de lui remettre l'épée de monsei-
་ gneur Galehaut ; elle est des meilleures : je
༥ désire qu'il la porte pour l'amour de moi.
«
« Je n'y manquerai pas, » répondit Saraïde en
prenant congé, comme il suivait la voie qui
conduisait au château de Flege .
Au lieu d'entrer dans la ville , il tourna vers
un grand feu allumé au milieu des prés . Dans
ROM. DE LA TABLE RONDE. 11
182 LANCELOT DU LAC .

la crainte d'arriver trop tard, il pressait les flancs


de son cheval, lorsqu'il aperçut une demoiselle
en pure chemise , tenue par six gloutons qui
semblaient attendre le signal des juges pour la
jeter dans le feu . Elle pleurait et invoquait Lan-
celot : « Gentil chevalier, criait-elle , que ne
« savez -vous ma détresse ! mes ennemis , tout
<«< nombreux qu'ils sont , ne vous effraieraient
«< pas . Hélas ! je pleure non pour moi , mais pour
« le regret que vous aurez de ma mort . Au
«< moins suis-je assurée que désormais nulle
<< demoiselle ne se réclamera de moi sans vous
<< avoir pour défenseur . Je meurs en me sa-
«< chant gré de vous avoir arraché de la prison

« où l'odieux Meleagan vous aurait à jamais


<«< retenu ; car le siècle a plus besoin de vous
(( que de moi.
Lancelot qui l'avait entendue approche alors
des six gloutons : « Laissez , leur dit- il , cette de-
<< moiselle ! »
«< Pourquoi la laisseraient-ils ? répond un
« chevalier qui les accompagnait . Cette mau-
<< vaise femme est convaincue de meurtre , et
« nul chevalier ne s'est présenté pour la dé-
- Elle a déli-
fendre . - Quel est son crime ? —
« vré Lancelot, pour lui permettre de tuer Me-
(( leagan. - Si vous dites qu'en délivrant Lance-
«< lot elle a commis meurtre ou trahison , je suis
{་ prêt à vous démentir.- En bonne foi , je pour
LA SOEUR DE MELEAGAN . 183

(( rais refuser le combat, puisqu'hier elle fut ju-


«< gée et condamnée . Mais mon droit est si bien

« établi que je suis prêt à le soutenir contre tout


(( chevalier qui oserait la dire innocente . - Elle
«< est innocente ! et je vous défie . Attendez-
« vous donc à subir la mort des traîtres . »
On éloigna du feu la demoiselle ; les deux
chevaliers prirent du champ et revinrent
l'un sur l'autre de toute la vigueur de leurs
chevaux . Leurs glaives volent en éclats ; ils se
prennent aux bras, ils se heurtent du corps et
du visage. Le chevalier, moins ferme que Lan-
celot, ne se soutient pas à cheval ; il tombe sur
le coin de son heaume et peu s'en faut qu'il
ne se rompe le cou . Lancelot ne veut pas gar-
der l'avantage du cheval . Il descend ; l'autre
en se relevant reçoit un coup sur la tête qui le
fait retomber sur les genoux . Lancelot le frappe
encore et l'étend de son long à terre ; puis il le
saisit par le heaume , le soulève et va le jeter
au milieu des flammes qui le réduisent en
charbon. Alors ceux qui avaient la garde du
camp approchent et disent à Lancelot qu'il en
a fait assez . Ils ôtent la demoiselle des mains
des gloutons et la font revêtir : Lancelot lui
demande ce qu'elle peut souhaiter encore . —
«< Que vous me reconduisiez , Sire , à mon châ-
«< teau : il n'est pas éloigné . » C'était là où
il avait été déjà conduit en sortant de prison . Il
184 LANCELOT DU LAC .

était bâti sur une petite rivière et se nommait


Galefort . Lancelot l'y accompagna , et on l'y
reçut comme un dieu sauveur : car les habitants
avaient su avant son arrivée ce qu'il avait fait
pour leur dame.
Quand il voulut prendre congé, la dame de
Galefort arrêtant son cheval au frein : << Par
sainte Croix , chevalier, dit- elle, vous ne m'é-
« chapperez pas ainsi ! » Il se laissa donc dés-
armer et , quand il eut ôté son heaume, la dame
* eut la joie de le reconnaître . Elle courut à lui
les bras tendus et voulait le baiser sur la bou-
che ; mais il se détourna et elle dut se con-
tenter de presser des lèvres son cou , son
menton , ses yeux et son visage . « Ah ! gen-
<< til chevalier, je ne demandais à Dieu que
« le bonheur de vous voir avant de mourir. »
Lancelot lui conta comment il avait appris le
danger qu'elle avait couru ; puis comment il
devait se rendre à la cour du roi Baudema-
gus, pour se justifier de la mort de Melea-
gan . « Je connais , dit la demoiselle , celui qui
« vous accuse : c'est Argodras le roux , père
«< de celui que vous venez de jeter dans les
flammes . Mais mon père , le roi Baudema-
" gus, ne sait pas encore qu'il a perdu son
«< fils ; on lui en a fait un secret : quand il le
« saura, je tremble qu'il ne soit obligé de
<< poursuivre la vengeance de sa mort . »
LES TROIS PAVILLONS . 185

Le lendemain, au point du jour il quitta Ga-


lefort ; et le soir, il se trouva devant la rivière
nommée Agloude dont l'eau était noire et pro-
fonde . Sur la rive étaient tendus trois pavillons ,
l'un plus riche que les deux autres . Un cheva-
lier tout armé en sortit et lui donna la bien-
venue . « Vous semblez , dit -il , chevalier errant
« comme je le suis moi- même : consentez à pren-
(( dre ici quelque repos ; autrement vous iriez
" loin sans rencontrer un gîte au milieu de cette
« forêt sauvage . Beau sire, reprit Lancelot, ·
(
je cède à votre prière , et je passerai volon-
«< tiers la nuit près de vous . >>
Les valets arrivent, le désarment et lui jet-
tent sur les épaules un léger manteau de
samit , car la chaleur était grande . Il satisfait
son hôte en contant une partie de ses aven-
tures et comment il allait répondre à une ac-
cusation de trahison devant le roi Baudema-
gus. La table était dressée ; ils lavèrent et s'as-
sirent au manger . Le chevalier avait une amie ,
demoiselle belle et plaisante , qui ne cessait
de regarder Lancelot , frappée de son grand
air et de sa merveilleuse beauté . Les écuyers
enlevèrent le premier mets avant qu'elle eût
touché à la moindre chose ; et dès ce moment ,
un violent amour s'empara d'elle et lui des-
cendit au cœur : jamais femme n'en fut aussi
vivement surprise . On verra plus tard ce qui
186 LANCELOT DU LAC .

en arriva ; comment elle ne put se contraindre


devant le chevalier qui l'aimait , et comment
elle mourut des refus que Lancelot lui opposa.
Mais , avant tout , disons ce qu'il fit encore
dans ce pavillon .

CXX .

OMME on venait de servir le second


mets , parut devant la table un
chevalier couvert d'armes vermeilles
et accompagné de bon nombre de
chevaliers . Il s'approche d'un écuyer , frère du
maître du pavillon , comme il servait à table (1) ,
se baisse , le soulève par les épaules , le lance
sur son arçon de selle et s'éloigne . « Ah Sire !
<< dit à Lancelot le chevalier du pavillon , c'en
« est fait de mon frère , s'il n'est secouru . »

(1 ) On voit ici un nouvel exemple de ce qu'était en-


core au douzième siècle la domesticité dans les nobles
familles : une sorte d'apprentissage de la chevalerie, ré-
servée aux jeunes amis ou parents du chevalier qui les
entretenait . Au dix-septième siècle encore , l'emploi de
fille de chambre et de compagnie était de préférence
donné aux parentes les moins fortunées ; tandis qu'aujour-
d'hui , nous rougirions de confier des fonctions de ce
genre à de pauvres cousins , pour ne pas donner à sup-
poser que nous soyons des parvenus. C'est là un des
nombreux travers de notre démocratique époque.
L'ÉCUYER ENLEVÉ . 187

Lancelot demande ses armes : << Par ma foi ,


(( Sire , répond un des écuyers , les armes , les
(( chevaux , ils ont tout emmené . - - Je les sui-
" vrai donc à pied . Viendrez-vous avec moi ,
<< chevalier ? ― Assurément . » Ils se hâtent et
de loin ils aperçoivent les ravisseurs passant
de l'autre côté de la rivière sur un pont de
bois .
Arrivés à ce pont, ils passent à leur tour et
commencent à gravir un tertre que les autres
avaient franchi . Ils font alors rencontre d'un
chevalier couvert d'armes noires qui , recon-
naissant Lancelot , lui demande où ils vont
ainsi désarmés et sans chevaux . Ils répondent
qu'ils poursuivent un inconnu qui s'est em-
paré de leurs chevaux et de leurs armes . «< Que
« me donnerez-vous bien , Sire , dit le chevalier
« à Lancelot , si je vous cède mon cheval et
« mes armes ? Ce qu'il vous plairait de-
« mander . — Eh bien ! promettez de me céder
« à votre tour vos armes , quand je vous les
༥« réclamerai . - Soit ! dit Lancelot , pourvu que

<< vous ne les demandiez pas quand je serais en


<< train de combattre . »
Le chevalier descend et quitte ses armes :
Lancelot s'en revêt, monte et laisse retourner
son hôte . Parvenu au sommet du tertre , il a
devant ses yeux la forêt des Trois- Perrons , où
déjà ceux qu'il poursuivait venaient de s'engager .
188 LANCELOT DU LAC .

Il suit la trace des chevaux , et d'abord , à l'en-


trée de la forêt , il rencontre une dame sur le
retour de l'âge , chevauchant les tresses dé-
liées sur les épaules , avec une couronne de
roses sur la tête : on était alors à la Saint-
Jean ( 1 ) . Après s'être salués : « Demoiselle,
(( lui demande Lancelot , pourriez-vous m'indi-
<< quer la route qu'a prise un chevalier aux
« armes vermeilles ? Oui ; mais si vous pro-
« mettez de me suivre, à la première requête
<< que je vous en ferai . - Je le promets , » dit
Lancelot . Il eut plus tard sujet de le regret-
ter. «< Suivez , répond la demoiselle , cet étroit
«< sentier devant vous ; à demie lieue d'ici , vous
« verrez trois pavillons tendus sur un vivier ;
<«< dans l'un d'eux sera le chevalier que vous
" cherchez . On le nomme Aramont le gros.
K Adieu ! mais j'ai besoin de savoir votre nom . >»
Lancelot la satisfit d'assez mauvais gré.
Le voilà devant les pavillons : un chevalier
armé de toutes armes répond à son appel . Dès la

(1) Ce jour (le 6 mai) , l'usage était de porter un cha-


peau, chapelet ou guirlande de roses ; les barons en de-
vaient donner à toutes les gens de leur maison . Dom
Carpentier cite encore pour l'année 1554 , dans le compte
des revenus du Ponthieu , des <« chapeaux de roses ver-
meilles chascun an, au jour saint Jean-Baptiste . » Au
mot Capellus, le 22 juin fête de saint Paulin , on portait
des chapeaux de boutons rouges.
L'ÉCUYER Rescous . 189

première rencontre, Lancelot le fait rouler à


terre, demi-mort . Il retire le fer engagé dans
la poitrine et il en frappe non moins rudement
celui qui venait pour venger son compagnon .
Dix autres s'élancent sur lui : quand il a rompu
son glaive , il lui suffit de son épée pour fen-
dre les écus , rompre les heaumes , dépecer les
hauberts et faire en sorte qu'il ne reste plus
en selle que le chevalier vermeil . A son tour,
il le fait voler hors des arçons et le force
à demander merci . Son premier soin est de dé-
lier l'écuyer qu'on avait emmené , puis il revient
au chevalier vermeil, lui laisse reprendre ha-
leine et puis lui demande pourquoi il était
venu les surprendre , emporter l'écuyer, déro-
ber leurs armes : « Sire, répond-il, j'avais en-
«< core , avant-hier, un frère , jeune et preux .
" Il vint à rencontrer cet écuyer qu'il
omit de
(༥ saluer, par dédain , ou parce qu'il rêvait . L'é-
(( cuyer lui en demanda raison , et l'ayant défié ,

«< il le frappa de telle sorte qu'il en mourut


« à trois jours de là . Je résolus de le venger :
« aujourd'hui , un de mes valets m'apprit que
« vous vous étiez arrêté chez le frère de l'é-
« cuyer qui avait occis mon frère ; je surpris
«< le valet , je l'emportai comme vous avez vu ,
<<< et connaissant votre merveilleuse prouesse ,
" je donnai l'ordre à mes gens d'emmener
"( en même temps votre cheval et vos arines,
11.
190 LANCELOT DU LAC .

«< pour vous ôter les moyens de nous poursui-

« vre . Si je ne vous avais pas reconnu , j'aurais


frappé le chevalier et non son frère : mais
<«< en me gardant de tuer celui-ci qui n'était pas
<((«< chevalier, je lui aurais fait tenir prison le
<«< reste de sa vie ( 1) .
« Sire, ajouta-t-il, je sais que vous êtes Lan-
celot du lac : mais vous ne savez pas que je
«< suis le cousin d'un des hommes qui vous
<< aiment le plus : Melian le gai , celui que vous
« avez autrefois déferré à Kamalot ( 2) . » Lan-
celot, ravi de la rencontre , leva son heaume et
courut l'accoler, en regrettant de l'avoir si mal
traité , lui et les siens . «< Seigneur chevalier,
« lui dit-il , la nuit approche , et j'ai trop à faire
<< pour demeurer plus longtemps . Je vous re-
«< commande à Dieu en vous priant de faire
<< votre paix avec le chevalier qui m'avait
« hébergé . >>>
Ils se séparèrent ainsi bons amis . La lune

(1 ) On voit dans notre roman qu'un chevalier ne


pouvait sans déshonneur porter la main sur un écuyer,
valet, nain, bourgeois ou paysan ; sauf dans le cas de lé-
gitime défense. De là , la sécurité de ces gens-là , et la
fréquente impunité de leurs insolences . De là aussi, cet
article du point d'honneur qui défendait au prince d'ac-
cepter le défi du simple gentilhomme, et à celui-ci
défi d'un roturier.
(2) Voyez Lancelot, tome I , p . 132 .
RENCONTRE D'UN FORESTIER . 191

venait de se lever : Lancelot avança dans la


forêt et trouva bientôt la maison d'un forestier ,
entièrement formée de murs bastillés . Le len-
demain, comme il se disposait à partir, le fo-
restier lui demanda où il se proposait d'aller :
« Je dois être, dit-il, à Huidesan sur mer, le
(( jour de la Madeleine , pour me justifier à la
«< cour du roi Baudemagus d'un cas de trahi-
<< son . - Sire, je vous conduirais volontiers . -
« N'en prenez pas la peine ; mettez-moi seule-
«< ment sur la voie la plus droite . » Ils che-
vauchent quelque temps par la forêt ; et Lan-
celot apprenant au forestier qu'il était de la
maison du roi Artus : «< Soyez le bienvenu,
«< Sire !Vous savez apparemment que toute
<< la cour est en deuil , parce que Lancelot
« du lac a été retenu par Meleagan , fils de
«< Baudemagus . On craint que Meleagan ne
« l'ait fait mourir , et chacun déplore la perte de
« ce chevalier , le meilleur du monde ; le roi
<«< dit qu'il a tout perdu en le perdant et nous
«< avons raison de le dire comme lui ; car il y
«< a dans cette forêt une tour appelée la tour
«< Merlin, où se passent des choses plus mer-
་ veilleuses même qu'on n'en raconte du Saint-

« Graal . Bien des chevaliers du pays et des


« terres étrangères , venus dans l'espoir d'en
«< mettre les aventures à fin , n'ont jamais re-
" paru ; on ne sait rien de ce qui leur est ar-
192 LANCELOT DU LAC .

(( ivé . Seulement , sur une tombe placée à


« l'entrée de la porte , on a vu des lettres qui
« disent : Les merveilles de la tour Merlin ne
«
< cesseront qu'à la venue de Lancelot du lac .
«< Ainsi , nous n'avons plus l'espoir de les
voir
(( finir, puisque Lancelot est mort .
« Et cette tour, reprend Lancelot , est-elle
« bien éloignée d'ici ? - Elle est au couchant .
et vers la fin de la forêt , entre le Blanc- chas-
(( tel et la ville de Gazan . - Croyez - vous que
(( je puisse y arriver sans manquer
à mon ren-
<< dez-vous du jour de la Madeleine , à Huide-
<< san ? —Non , Sire , quand vous chevaucheriez
<< jour et nuit. - Je vous recommande donc à
« Dieu et je n'ai plus qu'à suivre le chemin de
« Huidesan . »
Il n'avait plus de temps à perdre . Après
avoir passé les deux nuits suivantes sans trouver
de gîte, il arriva le troisième jour au château de
Flege , que protégeaient d'un côté la mer, de
l'autre la forêt et de plantureuses terres . On
n'y voyait cependant pas de vignes , bien qu'il
en existât dans la Grande-Bretagne, tant que les
merveilles du Saint-Graal ne furent pas achevées .
Une dame de grand âge le reçut dans ce beau
château , et le lendemain matin , jour de la Ma-
deleine, il arriva à Huidesan .
Le roi Baudemagus tenait sa cour dans une
belle prairie , en face du château . C'était le jour
LA COUR DE BAUDEMAGUS . 193

anniversaire de son couronnement on avait


tendu son pavillon à l'extrémité de la prairie ,
à quelque distance des autres . Le roi était
assis dans un grand fauteuil d'ivoire , ayant
devant lui un harpeur qui lui notait la lai d'Or-
il l'écoutait avec plaisir et tout le
phée (1 ) ;
monde observait le plus grand silence .
Lancelot reconnut le pavillon du roi à l'aigle
d'or qui le surmontait . Dès qu'il approcha, les
écuyers coururent à son étrier pour l'aider à
descendre ; mais ne voulant pas laisser deviner
qui il était, il parut devant le roi , le heaume
fermé . Après l'avoir salué : « Sire , dit-il à haute
་ voix , vous saurez qu'à la cour du roi Artus il
« m'est arrivé de combattre un chevalier que
«
je frappai d'un coup mortel . Le même jour,
«< comme nous étions à table , un chevalier vint
" prétendre devant le roi Artus que mon ad-
«< versaire avait été tué déloyalement , et promit
« même de le prouver devant votre cour , si je
« ne craignais pas d'y paraître, le jour de la
Madeleine . Je viens pour soutenir qu'il en
<< a menti. - Moi, repartit un chevalier, me
«< voici prêt à soutenir que vous avez traîtreuse-

(1 ) Les Bretons s'étaient approprié plusieurs ancien-


nes légendes mythologiques. On connaissait déjà les lais
de Narcisse et de Piramus . Celui d'Orphée nous est ici
révélé. Les Métamorphoses d'Ovide avaient fourni le sujet
de tous les trois.
194 LANCELOT DU LAC .

« ment occis le chevalier dont j'ai parlé, et je


«< le prouverai , si vous l'osez contredire . -
« Apparemment ne suis-je pas venu de si loin
pour autre chose . Voici mon gage , sire roi :
་་ je suis prêt à soutenir que j'ai fait
ce que
(( j'avais droit de faire . » Le chevalier présenta
son gage en même temps , et le roi les reçut
l'un et l'autre . Baudemagus eût bien voulu
savoir le nom des deux champions , mais Lan-
celot le pria de souffrir qu'ils demeurassent in-
connus .
Le chevalier accusateur se fit armer d'un
haubert fort et léger, d'un heaume d'acier des
mieux trempés : il choisit une grande épée
tranchante et un écu jugé impénétrable . Le
bois de sa lance était dur, le fer en était aigu ;
un pennoncel y était attaché , vermeil comme
les couvertures de son cheval , ce qui lui faisait
donner le nom de Chevalier vermeil . Il monte
en même temps que Lancelot . Autour d'eux
était un grand cercle de chevaliers qui tous
s'accordaient à accuser de folie celui qui osait
lutter contre Argodras , le plus fort et le
plus habile jouteur du pays. Du premier choc,
les deux glaives éclatèrent ; le fer en resta
dans le heaume de l'un et dans l'écu de l'au-
tre . Ils se maintinrent pourtant sur les arçons,
jusqu'à ce que Lancelot heurtant du corps et de
l'écu, contraignit Argodras à mesurer la terre . Il
COMBAT CONTRE ARGODRAS . 195

tomba la tête la première . Mais aussitôt il se


redressa, et jetant l'écu sur sa tête il attendit
l'épée en main que Lancelot eût fait son tour
et revînt à lui . C'est au cheval qu'il s'en prit
d'abord ; il le frappa , le fit tomber. Lancelot
s'étant dépêtré : « C'est fort bien , sire chevalier ,
« dit Argodras, vous laissez votre cheval pour
« ne pas abuser de vos avantages . » Lancelot ,
au lieu de répondre , s'élance sur lui l'écu d'une
main , l'épée de l'autre . Ce fut durant une
heure un échange de coups qui rompaient les
hauberts, trouaient les écus , tiraient des heau-
mes mille étincelles . Ils s'arrêtèrent pour re--
prendre haleine , mais on ne distinguait pas en-
core qui des deux aurait le meilleur. Enfin le
Chevalier vermeil fléchit, étourdi d'un dernier
coup plus terrible que les autres ; il n'avait
plus qu'un lambeau d'écu , son heaume était en-
tamé , son haubert démaillé : en reculant , il lais-
sait derrière lui une trace de sang. Il comptait
encore sur la force de son corps : abandon-
nant donc ce qui lui restait d'écu et même son
épée , il revient rapidement , jette ses bras au-
tour de Lancelot qui lui répond par une étreinte
plus forte encore , le soulève d'un demi-pied ,
le rejette à terre de son long et retombe sur
lui . Comme il le voit sans mouvement , il lui ar-
rache le heaume, et du pommeau de son épée
le frappe au visage : enfin il lui tranche la tête
196 LANCELOT DU LAC .

comme il avait fait de Meleagan , et il va la dé-


poser aux pieds du roi Baudemagus , en di-
sant : « Sire , en ai-je assez fait ? - Oui, cheva-
(( lier ; mais , par ce que vous aimez le mieux ,
<
« nous vous prions de lever votre heaume et
« de nous laisser reconnaître le vainqueur. D
Lancelot ne pouvant plus refuser se découvre
et le roi tend vers lui les bras comme pour
l'embrasser. « Ah ! Sire , dit vivement Lance-
«< lot en le retenant, ne me montrez pas si belle
་་ chère ; quand vous saurez ce que j'ai fait,
vous me prendrez en haine mortelle .
(( Assez, Lancelot ! je crains de deviner votre
(( pensée, et je ne veux rien savoir , pour n'a-
(( voir pas sujet de vous aimer moins et de vous
(( faire moins bon accueil. »
Baudemagus, en effet, sachant que Lancelot
avait dû répondre à l'appel de son fils Meleagan ,
tremblait de voir ses doutes confirmés : il ne
voulait pas être sitót obligé de haïr celui dont
il aurait voulu garder la compagnie . Lancelot,
entouré des hauts barons de Gore , fut dés-
armé. Il eût mieux aimé s'éloigner ; mais il
dut céder aux prières de Baudemagus , qui ce
jour-là refusa de lui donner congé .
Le lendemain il put enfin l'obtenir . Baudema-
gus lui fit présenter le meilleur de ses che-
vaux et lui dit : « Bel ami , il n'est pas d'homme
<< dont la compagnie me serait aussi chère : si
LE ROI BAUDEMAGUS . 197

" vous m'accordez votre amitié, je m'estimerai


" plus riche que si j'avais la meilleure cité du
(( monde . Sire , répondit Lancelot , votre com-
pagnie me serait aussi douce que la mienne.
« vous pourrait être . Mais je ne m'appartiens
« pas, je suis plus à autrui qu'à moi-même .
༥ Partout où vous me trouverez , vous pourrez
(( compter sur moi comme sur votre ami , sur
<< votre chevalier . ―― Grand merci, doux ami !
« ne dites-vous pas que vous ayez méfait en-
<< vers moi ? S'il en est ainsi, je ne veux pas
« le savoir de votre bouche : mandez-le-moi
« dans trois jours , et que je ne sois pas forcé
de vous témoigner mon ressentiment, tant
༥ que vous serez mon hôte . Je vous recom-
(( mande à Dieu ; puisse -t-il me faire la grâce
«< d'être en mourant aussi bien avec vous que
je l'ai toujours désiré. »
Ils se séparèrent le cœur gros de larmes , et
Lancelot prit la voie qui devait le conduire à la
Douloureuse garde . La première nuit il s'ar-
rêta dans une maison de nonnes . Le lende-
main , après avoir entendu la messe , il allait
monter à cheval, quand une demoiselle qui
avait passé la nuit dans la même maison vint
lui demander où il entendait aller : « A la Dou-
<«< loureuse garde . - Voulez -vous bien me per-
<< mettre de suivre la même voie , sous votre
« conduite ? - J'y consens volontiers . » La
198 LANCELOT DU LAC .

demoiselle fit alors avancer son palefroi ; ils


chevauchèrent de compagnie . Vers midi , à
l'entrée de la forêt, ils aperçurent un chevalier
armé de toutes armes qui, après avoir salué la
demoiselle, s'approche , la saisit par le bras et
veut à toute force l'embrasser. Elle résiste du
mieux qu'elle peut et se réclame de Lancelot
qui dit au chevalier : « Arrêtez , Sire, vous êtes
«< peu courtois , de prendre d'une demoiselle ce
" qu'elle ne veut pas accorder . Auriez-vous
<< l'intention de la défendre ? Sachez que je la
<«< baiserai ou qu'il vous faudra combattre pour
« m'en empêcher .
<< Je ne refuse pas la bataille que vous de-
<< mandez ; gardez-vous de moi . » Ils laissent
courir leurs chevaux , puis s'entre -frappent sur
les écus . Le chevalier brise son glaive , Lancelot
lui enfonce le sien à travers l'écu dans le hau-
bert ; l'inconnu , gravement blessé, abandonne
les arçons, et Lancelot descend, retire le fer
arrêté dans les mailles du haubert et s'assoit

sur le chevalier navré qui peut à peine crier


merci . « Qui êtes-vous ? lui dit Lancelot, et pour-
<< quoi vouliez-vous baiser de force cette , de-
«< moiselle ? - Pour acquitter un vœu . Vous
<< saurez qu'il y a quinze jours , je me trou-
<< vais à un tournoi dont un jeune chevalier
<< emporta le prix . Après lui , douze autres

« avaient été désignés par les demoiselles


LE BAISER FORCÉ . 199

་ pour avoir, après ce jeune preux , le mieux


« combattu . Je fus du nombre ; et chacun de
« nous ayant été tenu de faire un vou , le mien
« fut de ne rencontrer pendant une année au-
<«((< cune demoiselle en compagnie de chevalier,
«< sans l'embrasser de gré ou de force . Je re-
« connais aujourd'hui la folie d'un tel engage-
<< ment ; mais un autre en prit un plus témé-
«< raire encore . Il fit vœu de saisir et emmener
<< la reine Genievre en dépit des quatre che-
(( valiers qui la conduiraient, quels qu'ils fus-
< sent. - Vous avez raison de trouver insensé
<«< ce dernier væu. Le vôtre n'était pas déjà
« trop raisonnable ; mais enfin vous vous en
« êtes acquitté en vous avouant vaincu . Je vous
«< impose une seule condition : c'est d'aller trou-
« ver le roi Baudemagus et de lui crier merci
« de la part de Lancelot qui l'a privé de son
<< fils . Quel est votre nom ?
(( - On me nomme Paride au cercle d'or . >>
Lancelot, voyant couler le sang de ce chevalier ,
tranche le pan de son samit et enveloppe de
son mieux la plaie qu'il a faite . Il apprend avec
joie que celui qui avait le mieux combattu au
tournoi de la Marche était Bohor l'exilé ; et
laissant aussitôt Paride , il arrive avec la de-
moiselle à la Douloureuse garde . D'abord il va
voir où l'on avait déposé le corps de Galehaut ;
et il commandait pour lui une tombe des plus
200 LANCELOT DU LAC .

riches , quand une vieille dame lui remontre


qu'il n'en était pas besoin . « Il y a, dit-elle ,
« dans le château une tombe plus belle et plus
"C riche qu'on ne pourrait la faire . Si vous vou-
«< lez savoir où elle est déposée , mandez les
«< vieillards de céans , ils pourront vous le dire. »
Lancelot suivit cet avis ; il réunit les hommes
les plus anciens qui, après en avoir conseillé ,
dirent que la tombe devait être près de l'autel ,
dans la maîtresse chapelle . « Elle avait été
faite , ajoutèrent-ils , par le roi Narbaduc ,
<«< celui qui avait trouvé la loi que tiennent les
(( Sarrasins . Car ce château leur appartenait
«< avant le temps de Joseph d'Arimathie (1) .
« Narbaduc y fut enfermé , comme dans un
" sanctuaire . Quand arrivèrent les chrétiens , ils
« ôtèrent ses os et les jetèrent hors de la ville .
« La tombe resta où elle était . »
Lancelot ne manqua pas de faire creuser

l'endroit qu'on lui indiquait . On trouva la tom-


be , qui lui sembla d'un travail admirable . Elle
n'était pas faite sur métal , mais complétement
formée de pierres précieuses jointes ensemble
sans le moindre intervalle . On la transporta
près d'une autre tombe où Lancelot avait lu

(1) Pour tempérer les anachronismes de ce passage,


il ne faut pas oublier que par Sarrasins, notre romancier
entend les Païens aussi bien que les Mahometans .
LA TOMBE DE GALEHAUT . 201

autrefois son nom : on y porta le corps de Ga-


lehaut après avoir eu soin de le revêtir de ses
armes, suivant la coutume de ces temps-là ( 1 ) .
Lancelot voulut coucher lui-même Galehaut
dans la tombe : il le baisa trois fois sur la
bouche , mais avec un tel serrement de cœur
qu'on craignit de le voir expirer . Il couvrit
ensuite les armes d'un riche samit orné d'or et
de pierreries , et il étendit la lame par- dessus .
Puis il demanda son cheval et prit congé des
habitants du château, en les recommandant à
Dieu . De la Douloureuse garde , il revint à Ka-
malot, où séjournait Artus . Le roi et les barons ,
la reine et les demoiselles vinrent à sa rencon-
tre . Il y trouva Lyonel, Hector et Meliadus le
Noir, qui le reçurent comme s'il eût été Dieu
lui-même . Il conta ses dernières aventures ,
et les grands clercs les mirent aussitôt en écrit .
D'après ce qu'il rapporta du chevalier qui avait
fait vœu d'emmener la reine, le roi choisit qua-
tre chevaliers chargés de la garder, toutes les
fois qu'elle le suivrait à la chasse . Le pre-
mier fut Lancelot ; les autres , Sagremor le

(1 ) C'était assurément la coutume des temps méro-


vingiens. Dans les tombeaux de cette époque reconnus
de nos jours et à l'ouverture desquels il m'est arrivé de
prendre part, on trouve des fragments plus ou moins
nombreux , plus ou moins conservés de fers de lance , de
grandes épées , de casques et de ceinturons .
202 LANCELOT DU LAC .

desréé , Keu le sénéchal et Dodinel le sau-


vage . La précaution ne fut pas inutile , comme
on le verra plus tard . Mais ici le conte revient
à Bohor, toujours en quête de son cousin Lan-
celot.

CXXI.

Ous l'avons laissé au moment où ,


pour éviter la demoiselle de Hongue-
fort, il quittait le château de Gloce-
don . Il entra dans la forêt de Roevant
à l'heure que la demoiselle lui avait recomman-
dée et d'abord , il s'arrêta devant une cha-
pelle , pendit son écu et attacha son cheval de-
vant la porte . Comme il allait se mettre en
oraison , il entend du bruit , tourne la tête et
voit approcher une litière : les neuf chevaliers
qui la conduisaient en descendent une bierre
et la portent dans la chapelle . Ces cheva-
liers faisaient grand deuil ; le plus âgé s'ar-
rachait les cheveux et meurtrissait son visage .
« Beau fils , s'écriait-il , si preux et si vaillant ,
«< comment la mort osa -t- elle vous prendre !
« Où est le traître , le déloyal qui m'a tué mon
« enfant ? » Les chevaliers font alors appro-
cher un homme en braies et pure chemise , que
Bohor reconnut aisément ; c'était Lambegue
DÉLIVRANCE DE LAMBEGUE . 203
son ancien maître ( 1 ) . Il va reprendre aussi-
tôt son écu et revient aux chevaliers , l'épée
levée : « Laissez ce preud'homme , leur crie-t -il ,
<«< ne faites pas un seul pas, ou vous êtes tous
<«< morts . » Comme ils ne semblaient pas émus
de ces menaces , il s'élance sur le premier et
le fend jusqu'au menton ; il n'était pas armé .
Des deux autres qui tenaient Lambegue , il tue
l'un, fait tomber le bras de l'autre , et les huit
derniers se répandent dans le moutier pour
éviter le même sort . Bohor , au lieu de les pour-
suivre, s'approche de Lambegue et l'engage à
monter sur son destrier ; lui-même s'accom-
mode du cheval noir ( 2) qui avait traîné la li-
tière . Ils s'éloignent ainsi de compagnie ; mais
Lambėgue n'avait pas oublié le titre de maître
que lui avait donné le chevalier . « En vérité ,
« Sire , lui dit-il , je dois bien vous aimer pour
<< m'avoir ainsi délivré au péril de votre vie .
« Veuillez ôter votre heaume et me laisser con-
«< naître mon bienfaiteur . » Bohor leva son
heaume ; Lambegue le reconnaît et trans-
porté de joie lui tend les bras : « Ah ! Sire ,
ес soyez le bienvenu ! Comment l'avez - vous
(( fait, depuis que vous avez pris congé de la

(1) Lancelot, tome I, p . 28 .


(2) « Qui plus estoit noir que more . » - De cette
couleur noire comme mure vient le nom de Morel, Mo-
reau, qu'on donnait volontiers à tous les chevaux noirs.
204 LANCELOT DU LAC .

« Dame du lac ? — Fort bien ; je suis venu ici sur


« l'avis qu'une de ses demoiselles me donna
α d'une aventure que je dois y trouver aujour-

« d'hui . Mais qu'aviez- vous fait à ces hom-


« mes qui vous maltraitaient? - Sire , il n'y a
«< pas encore trois jours que je chevauchais en
(( compagnie d'un chevalier du royaume de Lo-
« gres ; nous avions erré deux jours entiers
<< sans trouver de gîte et nous étions descendus
«< à l'entrée de cette forêt pour essayer de
<< dormir. Nous avions ôté nos heaumes et
« abattu nos ventailles, quand nous entendîmes
« un sanglier que poursuivaient quatre lévriers :
a puis un archer parut qui décocha une flèche ;

« au lieu d'aller au sanglier, la flèche atteignit


« mon compagnon , lequel sentant qu'il était
«< mortellement blessé, rassembla ses forces ,
«< joignit l'archer et lui passa le fer de sa lance
« dans le corps . Survint un chevalier deman-
- Moi , dit
« dant qui avait tué son archer ?
« mon compag non . Aussit ôt l'au tre leva son
«< épée sur lui et devant mes yeux lui tran-
« cha la tête. Je voulus le venger ; mais pen-
«་ dant que je remontais , il s'enfuit de toute la
<< vitesse de son coursier . Je commençai par
<< relever le corps de mon compagnon ; je le
«< plaçai sur le cou de mon cheval , et je le
" portai dans une maison de religion pour
(( qu'on l'ensevelît ; puis je jurai de ne pas
DÉLIVRANCE DE LAMBEGUE . 205

« m'arrêter avant d'avoir joint le chevalier dont


(( j'avais à me venger. Aujourd'hui matin je le
<< trouvai, armé de toutes armes hors le heaume :
(( je le défiai , et l'ayant renversé de cheval , je
«< lui tranchai la tête, ainsi qu'il avait fait de
<< mon compagnon . C'est lui qu'on ramenait
<«< dans ce moutier . Quand le vieux chevalier
« apprit que j'avais tué son fils , il me fit assail-

alir par dix hommes armés qui me prirent et


« me lièrent comme vous avez vu . Grâce à Dieu
« et à vous, je ne leur ai pas laissé ma vie .
« Et vous, Sire, où alliez-vous quand la demoi-
selle du Lac vous a rencontré ? A J'allais en
α quête de monseigneur Lancelot , et je ne
<< dois pas revenir à la cour du roi avant de
<< l'avoir trouvé . »
Tout en contant ainsi leurs aventures, nos
deux amis arrivent devant une forteresse con-
struite sur une montagne rocheuse . Un vieux
chevalier les accueillit avec honneur et fit ap-
porter une belle robe à Lambegue , qu'il re-
connut pour être le neveu de Pharien, son an-
cien compagnon d'armes . Comme ils allaient
prendre place à table, arrive une pucelle de la
Dame du lac qui , saluant gracieusement Bohor,
lui dit : (( Sire , recevez cette épée : messire
" Lancelot du lac vous l'envoie . Il désire que

« vous la portiez désormais, pour l'amour de


« lui et de Galehaut auquel elle appartenait. >>
ROM . DE LA TABLE RONDE . 12
206 LANCELOT DU LAC .

Bohor prend l'épée et la tire du fourreau ; il


en admire l'éclat et la beauté . Jamais , dit-il,
il ne reçut un don qui lui fût plus agréable .
Comme on servait du premier mets, un valet
vient s'agenouiller devant le maître de la mai-
son : « Sire, dit-il , deux de vos cousines arri-
<< vent et viennent héberger avec vous . -- Qui
<< sont-elles ? — C'est la demoiselle de Hongue-
« for et la demoiselle de Glocedon . » Aussitôt
le seigneur se lève et demande à Bohor la per-
mission d'aller à leur rencontre ; elles étaient
déjà au seuil du palais . Bohor essaie vainement
de les éviter ; la demoiselle de Honguefor l'a-
perçoit et court se jeter à ses pieds : « Ah !
« Sire, lui dit-elle , je vous crie merci ! pardon-
« nez l'injure que je vous ai faite , et pronon-
« cez l'amende que je vous devrai . » Bohor
ne put la voir à ses genoux sans la relever en
lui pardonnant . Dès lors , la maison ne respira
plus que joie et plaisir . La demoiselle de Hon-
guefor se para d'une robe fraîche et légère :
Bohor, en apprenant tous les ennuis qu'elle
avait essuyés pour obtenir son pardon , ne put
que regretter de les avoir causés . « La seule
<< amende que je vous propose , lui dit-il , c'est
« de ne plus faire mourir les chevaliers deve-
<< nus vos prisonniers . >> Elle le promit avec
serment.
Le lendemain matin, au sortir de la messe ,
BOHOR ET LAMBEGUE . 207

le sire du lieu présenta de bonnes et belles ar-


mes à Lambegue , qui s'en revêtit avant de
prendre congé des dames et de se remettre en
chemin, lui , Bohor et la demoiselle du Lac .
Vers midi , ils rencontrèrent un chevalier et
lui demandèrent nouvelles de Lancelot . Ils ap-
prirent qu'il avait occis , devant le roi Baudema-
gus , le chevalier qui l'avait appelé de trahison .
« Il a passé la nuit dernière dans mon hôtel ,
«< ajouta le chevalier, et de là il a dû se rendre
« à la Douloureuse garde où vous pourrez le
«< trouver. » Ils prirent un chemin qui devait y
conduire ; mais ils s'égarèrent, et n'arrivèrent à
la Douloureuse garde que le troisième jour,
comme Lancelot venait d'en partir. Ils en eu-
rent un grand dépit, et, dès le lendemain, ils
remontèrent . Arrivés devant un chemin four-
chu, la demoiselle du Lac leur demanda congé
pour retourner vers sa dame : Lambegue la
convoya jusqu'à la mer, et Bohor les laissa s'é-
loigner. Il avait bien résolu de ne pas reparaî-
tre d'un ' an à la cour, et de saisir toutes les
occasions de nouvelles aventures .
Cependant, Paride au cercle d'or, remis de
ses blessures , grâce à la science d'un sage
vieillard qu'il avait trouvé dans une maison
de religion , s'était rendu à Huidesan . Il se fit
présenter à Baudemagus : «< Sire roi , lui dit-il ,
<«((< Lancelot du lac m'a chargé de vous crier
208 LANCELOT DU LAC .

« merci, pour avoir mortellement frappé votre


« fils Meleagan . » Le roi pâlit en l'entendant,
et se couvrit le visage , et fondit en larmes .
Quand il put parler, il demanda ce qu'était de-
venu le corps de son fils : on lui apprit qu'il
avait été déposé dans le château des Trois-
Perrons , et il ne perdit pas un instant pour
s'y rendre . On avait étendu dans la grande
salle le corps de Meleagan , la tête séparée du
corps entre ses mains . Le roi se trouva mal
en l'inondant de ses pleurs . Le lendemain on dé-
posa Meleagan dans une tombe de marbre et
on l'ensevelit avec tous les honneurs dus à
fils de roi . Pour le dolent père, il ne prononça
pas une seule fois le nom de Lancelot , mais il
maudit les barons qui avaient accompagné son
fils et qui ne l'avaient pas arraché des mains
du vainqueur .

CXXII.

Ly avait un an que Meleagan avait reçu


le juste châtiment de sa déloyauté,
quand , aux octaves de la Pentecôte , le
臺灣
roi Artus voulut aller chasser dans la
forêt de Kamalot . Les hauts barons venus à la
cour à l'occasion de la grande fête ne manquè-
ENLÈVEMENT DE LA REINE . 209

rent pas de l'accompagner ; entre autres les


rois Yon , Karadoc Brie- Bras ( 1 ) , Malaquin
d'Écosse , et ceux d'Irlande , de Norgalles et de
Cornouaille, tous feudataires du royaume de
Logres . La reine Genievre voulut suivre les
chasseurs avec les dames et demoiselles de sa
maison . Les quatre chevaliers désignés par Artus
pour l'accompagner étaient, comme on a vu plus
haut , Keu le sénéchal , Sagremor le desréé ,
Dodinel le sauvage et Lancelot du lac .
Comme les dames suivaient à distance , en
conversant et s'ébattant joyeusement, elles vi-
rent approcher un chevalier complétement armé ,
l'écu au cou , la lance au poing et le heaume
lacé . Il regarde, reconnaît la reine , s'incline
et la salue humblement avant de parler :
(( Dame, lui dit -il, je vous crie merci à l'a-

«< vance de l'injure dont je ne puis me défen-


«< dre : je suis contraint de vous emmener . » Et
prenant au frein le palefroi , il l'entraînait d'un
autre côté. « Laissez-moi, sire chevalier ! dit la
(( reine . - Dame, je ne le puis . - Il le faut
«་ pourtant, cria le Sénéchal . Laissez le pale-
་ froi, ou je vous tranche le bras . Je laisse
« le palefroi, mais pour vous défier. A la
(( bonne heure ! >>

Ils s'entr'éloignent, puis reviennent et fon-

( 1) « Karadoc brief bras »> , c'est-à-dire au bras court.


12 .
210 LANCELOT DU LAC .

dent l'un sur l'autre . Mais Keu brise sa lance


et l'inconnu le jette hors des arçons .
Sagremor s'avance aussitôt pour le venger. Il
atteint rudement l'inconnu , entr'ouvre son écu ,
démaille son haubert ; mais celui- ci , plus heu-
reux , le renverse à terre et passe à trois re-
prises sur son corps . Dodinel le sauvage ne fut
pas mieux traité , et la reine frémit , en pensant
que Lancelot aurait peut- être la même mésa-
venture .
« Pour Dieu ! chevalier, dit-elle à l'inconnu,
<< laissez - moi . J'ai le plus grand regret de
« ne pouvoir le faire . » Et voyant avancer
Lancelot, il s'apprête à le bien recevoir . Mais
comme après s'être éloignés ils revenaient l'un
sur l'autre , une vieille dame paraît, arrête son
palefroi entre les deux chevaliers , et s'adres-
sant à Lancelot : <« Sire, je viens vous sommer
« de votre promesse . De quelle promesse ?
« - Vous avez engagé votre foi, quand vous

<«< étiez à la poursuite du Chevalier vermeil , de


<< m'accompagner dès que je vous le demande-
rais . Suivez -moi donc , à moins que mieux
<«< n'aimiez être appelé foi-mentie . - Dame,
« je vous crie merci ! je suis à jamais honni si
(( je ne combats pas ce chevalier. Mais, si
« vous étiez vaincu , vous ne seriez plus libre
« de me suivre . ― Croyez-moi je ne serai
<< pas vaincu je vous demande un faible
LANCELOT BLESSÉ. 211

répit, le temps de venger mes compagnons .


«< - Non , non ; j'entends que vous me suiviez
« et sans délai .
α - Je vous suivrai ; mais quand nous se-
«< rons à deux portées d'arc , vous n'aurez plus
<
«< avec vous qu'un homme mort . Mort ? ec
(( qui vous aura frappé ? - Moi-même . Après la
<< honte dont vous m'aurez couvert , rien ne me
fera supporter la vie. - S'il est ainsi , je
<«< veux bien vous accorder un répit . Allez jou-
«< ter mais dès que vous aurez combattu , pro-
« mettez de me suivre . - Oui, si toutefois je
<< suis encore libre de le faire . »
Lancelot fut le premier atteint au flanc gauche,
et la pointe qui l'avait frappé , séparée de la
hante , resta engagée dans son haubert . Mais
l'inconnu , percé de part en part , ne put garder
les arçons et tomba couvert de sang sous les
pieds de son cheval . Aussitôt la vieille de crier :
༥ Chevalier, chevalier ! acquittez votre foi. »
<<
Lancelot l'entend et broche des éperons pour
la rejoindre , sans songer à sa blessure , sans
prendre congé de la reine . « Ah ! Sénéchal ,
« cria celle- ci, voyez le tronçon de lance qu'il
«< emporte dans ses flancs . Courez à lui ; il est
en danger de mourir . - Volontiers , Dame ;
<< mais je doute qu'il consente à s'arrêter. —
« Au moins portez-lui secours . » Keu broche
des éperons, et, après avoir couru pendant une
212 LANCELOT DU LAC .

demie heure , il rejoint Lancelot qui venait


de lutter contre trois chevaliers dont l'un
était mort et les deux autres en fuite . Mais ils
avaient tué son cheval . «< Sire, lui dit en arri-
<< vant le Sénéchal , Madame m'envoie pour
savoir où vous en êtes ; elle craint que vous
(( ne soyez gravement blessé . - Non ; la plaie
« que j'ai reçue ne m'empêchera pas d'arriver
" où je dois me trouver . Pensez au chevalier
" que j'ai navré ; il est de grande prouesse et
"(
j'aurais regret de sa mort . Quels étaient,
(1
reprit Keu , les gloutons que vous venez de
« combattre ? Je n'en sais rien : ils m'ont
" attaqué dans cette forêt et m'ont fait du pis
" qu'ils ont pu . Grâce à Dieu, je m'en suis as-
(( sez bien gardé . - Au moins , Sire , laissez-
» moi tirer le fer demeuré dans votre côté .
(t Non , non, dit la vieille , il trouvera quelqu'un

«< cette nuit qui saura mieux le faire que vous .


"
- Mais , Sire , reprend le Sénéchal , veuillez
(( prendre mon cheval . - Vous en avez besoin
«" vous-même . - Je puis m'en passer mieux que
-
<«< vous . — Eh bien , je le prends . Veuillez ,
" Sénéchal, saluer la reine et tous ceux qui vous
( parleront de moi . Surtout, recommandez à

« la reine de prendre soin du chevalier navré. »


Lancelot suivit la vieille , et Keu retourné
vers la reine lui dit ce que Lancelot désirait
d'elle : « J'ai, dit- elle , fait désarmer le chevalier
LA FONTAINE AUX FÉES . 213

navré, on a visité et bandé sa plaie ; nous l'avons


« couché dans une litière préparée par Sa-
« gremor et Dodinel . Il ne faut pas qu'on
(( parle de cette aventure à la table du roi . »
La litière fut couverte de deux samits et d'herbes
fraîches, et la reine et ses dames en se rap-
prochant de la chasse arrivèrent à une belle
fontaine ombragée d'un sycomore .
On l'appelait la Fontaine aux Fées, parce
qu'on y avait plus d'une fois surpris de belles
dames inconnues . La reine voulut s'y arrê-
ter. «< Sagremor, dit-elle , il serait bien à pro-
(( pos de manger. Assurément, Dame , si l'on
« en trouvait le moyen . - Il faut s'en enquérir.
(( ― Je ne vois que la tour de Mathamas où
« nous puissions trouver quelques denrées . -
« Vous y seriez mal reçu c'est l'homme du
" monde qui hait le plus monseigneur le roi .
>> ― Il faut donc y aller, dit Dodinel , ne se-
<« rait-ce que pour lui faire ennui . » Nos deux
chevaliers montent aussitôt, sans oublier écus
et lances . Ils étaient pourtant assez travaillés
de la dernière joute : mais leur grand cœur
les empêchait de se plaindre . Bientôt ils aper-
çoivent, devant un pavillon , un chevalier appuyé
sur sa lance et chantant à haute voix un son
nouveau. « Ma foi , dit Sagremor, voilà un
«< chevalier qui n'a --- Peut-être,
pas de soucis . —
«< répond Dodinel, veut-il cacher ce qu'il a dans
214 LANCELOT DU LAC .

« le cœur. » Et voyant qu'il se prépare à jouter :


(( Laissez -moi l'attendre , demande Dodinel .
«< Non , reprend Sagremor ; je l'ai vu le pre-
(( mier, je dois le premier me mesurer avec lui. »
La rencontre fut rude ; les deux lances écla-
tèrent en frappant sur la boucle des écus.
Restés sur les arçons , ils en vinrent aux épées :
après une heure de coups donnés et reçus, on
ne pouvait dire qui en avait le meilleur, quand
accourut une demoiselle montée sur une mule
et qui, après les avoir un instant regardés, se
tourne vers Dodinel qui ne manque pas de la
saluer . «< Soyez également le bienvenu , répond-
«< elle, si vous n'êtes de ces mauvais couards
»
qui n'osent se charger de la conduite des de-
moiselles . Il n'est pas de demoiselle que
(( je ne voulusse suivre ou conduire . -— Vous
<< n'oseriez cependant, pour les yeux de votre
«< tête, m'accompagner jusqu'où je vous con-
(( duirais . — Je l'oserais , en dussé-je mourir.
« -- C'est là ce qu'il faudra voir . » Et elle laisse
aller sa mule , Dodinel chevauche après elle , et
ils se perdent dans la forêt sans échanger une
seule parole . Mais nous devons revenir à son
compagnon.
LE VENEUR DU ROI. 215

CXXIII.

AGREMOR, aux prises avec le chevalier


chanteur, n'avait pas vu la demoiselle
qui venait d'emmener Dodinel . Après
avoir longtemps ferraillé , il allait for-
cer son adversaire à demander merci, quand il
le vit piquer vivement des éperons et aban-
donner la place ( 1), pour se perdre dans la
forêt . Il ne songea pas à courir après lui ; mais
n'apercevant plus Dodinel , il se remit à suivre
le chemin de la tour Mathamas . Peu de temps
après, il vit accourir de son côté un veneur du
roi Artus, effrayé, couvert de sang, et le sup-
pliant de venir à son secours . « Deux chevaliers ,
criait-il , me poursuivent pour me tuer . Ils
« m'ont pris de force un brachet et veulent
« m'empêcher d'aller me plaindre au roi de
« leur félonie . - Rassure-toi , frère , lui dit
«<< Sagremor ; indique-moi seulement où je pour-

<«< railes retrouver . Ils me suivent, seigneur,


« et vous allez les voir . »
En effet, ils parurent , et Sagremor aussitôt :
Rendez le brachet , ou vous êtes morts . »>
Celui qui portait le brachet le passe à un
écuyer en lui ordonnant de s'éloigner ; puis il

(1) En langage populaire on dirait : ficher le camp.


216 LANCELOT DU LAC .

se met en garde . Sagremor d'un grand coup


d'épée fait voler son heaume à quelques pas et
l'étend lui-même à terre furieusement blessé .
Il passe au second chevalier qui résiste mieux,
mais qu'il finit par fendre jusqu'aux dents.
Cela fait, il revient au premier qui lui de-
mande merci . « Je te l'accorde , si tu jures
« de te rendre prisonnier de ce veneur, et de
<
«< lui rapporter le brachet que vous lui aviez
« vilainement pris . » Il reçoit le serment, les
quitte et s'engage dans un étroit sentier qui
peu à peu s'élargit. En regardant à sa droite,
il découvre un pavillon tendu sous un chêne .
A l'entrée était le plus hideux des nains, tenant
en main un bâton terminé par une masse de
fer. Le monstre en le voyant à portée lève son
bâton et le fait rudement tomber sur la tête
du cheval . << Veux-tu bien te sauver, malheu-
« reux ! » lui dit Sagremor . Pour toute ré-
ponse, le nain redouble , et le cheval fléchit .
Sagremor furieux saisit le nain, le lève et le
relance à terre ; peu s'en fallut qu'il ne lui
crevât la panse. « A l'aide ! à l'aide ! » crie le
nain . Une pucelle sort du pavillon . « Chevalier,
«<
dit-elle à Sagremor, vous êtes peu courtois
(
d'éprouver ainsi votre prouesse contre une
<< telle pièce de chair : si son maître était ici ,
u
vous ne l'auriez pas fait impunément .
Demoiselle , répond Sagremor, vous pou-
SAGREMOR ET CALOGRENAN . 217

«< vez dire ce qu'il vous plaît, mais si Lancelot


<
«< lui-même ou messire Gauvain m'avaient fait
<< autant d'ennuis , je leur en aurais , à mon pou-
« voir, demandé raison . Ce que vous avez
<< fait n'est pourtant pas d'un prud'homme .
« Ne vous courroucez pas, demoiselle ; j'offre
« la satisfaction que vous demanderez . » Et
Sagremor la suivit jusque dans le pavillon . A
sa grande surprise , il aperçoit Calogrenan , un
des meilleurs chevaliers de la Table ronde ,
gisant là étendu , les pieds et les poings en-
chaînés . « Eh Sire ! dit-il , comment vous trou-
« vez-vous ici ? - Vous le voyez : comme pri-
<< sonnier. Ce matin je voulus suivre la chasse
« du roi ; avant de rejoindre , j'ai rencontré
«< cette demoiselle qui me défia de sonner dans
<< ce beau cor d'ivoire . A peine en avais-je
donné que deux chevaliers m'assaillirent ;
« et comme j'étais désarmé, ils n'eurent pas de
( peine à me prendre et à me mettre les fers
D)aux pieds et aux mains . Voilà , dit Sagre-
« mor , une merveilleuse félonie . Pourrai-je à
" mon tour donner de ce cor ? - Sans doute ,
<< si vous tenez à les faire venir . >> Sagremor
prend le cor ; il en tire un son des plus forts et
s'empare d'un glaive à sa portée . Il ne tarde
pas à voir approcher un chevalier bien monté
et couvert d'armes vermeilles . « Par Dieu !
<< dit celui-ci, vous m'avez appelé à votre male
ROM. DE LA TABLE RONDE. 13
218 LANCELOT DU LAC .

<< heure . >> Sagremor , l'écu serré sur la poi-


trine , s'élance sur lui ; ils échangent de
grands coups et roulent en même temps à terre.
Le chevalier vermeil se relève le premier,
mais il trouve Sagremor déjà prêt à le recevoir.
Ils ferraillent de leur mieux ; la bataille se
prolonge, et l'on ne pouvait encore dire à qui
resterait l'avantage , quand survient un second
chevalier qui , après les avoir longtemps regar-
dés , approche de la demoiselle , la saisit , la
plante sur son cheval et s'éloigne .
<< Margalan ! criait-elle , à mon secours ! lais-
<< serez-vous donc emporter votre amie ? » Mar-
galan regarde et ne sait ce qu'il doit faire :
'd'un côté Sagremor le tient de court ; et s'il
perd son amie , adieu toutes les joies de ce
monde . Dans son embarras , il pare plus molle-
ment les coups de Sagremor et se borne à leur
opposer son écu ; puis reculant de quelques
pas « Par Dieu ! chevalier, dit-il , vous êtes
«< assez vengé : je suis déjà trop puni de vous
«< avoir attaqué sans raison ; j'aime mieux vous
<«< crier merci que continuer cette bataille , si
« vous me permettez de poursuivre celui qui
(( emporte mon amie. Soit ! j'irai même avec
« vous ; ou, si vous l'aimez mieux , j'irai seul ,
« pourvu que vous rendiez la liberté au bon
«< chevalier votre prisonnier.
< J'y consens ;
mais promettez - moi de ramener ici mon
LA DEMOISELLE ENLEVÉE . 219

«< amie . » Sagremor promet , remonte et pique


des éperons . Il rencontre bientôt un écuyer au-
quel il demande s'il n'a pas vu un chevalier em-
portant une demoiselle . « Oui , répond l'écuyer,
«< mais ils allaient d'un tel pas que vous aurez
<< grand'peine à les joindre . »

Il pique de nouveau son cheval et gagne


une vallée , au moment où le ravisseur attei-
gnait le sommet du tertre qui la bornait . Il ne
perd pas tout espoir de les atteindre . Au pied
du tertre dix pavillons étaient dressés près
d'une belle fontaine, et devant ces pavillons
étaient suspendus quatre écus et dix glaives ,
Un chevalier armé paraît et le somme hau-
tement de jouter ou de rendre ses armes .
« Je jouterais volontiers , mais je n'ai pas de
་ glaive . - N'en soyez inquiet . Voici le mien ;
>> je prendrai un de ceux que vous voyez ici . »>
Ils se joignent, et dès le premier choc Sagre-
mor a désarçonné son adversaire . « Assez ! lui
« dit-il , remontez il suffit de vous avoir
«< abattu ; j'ai hâte de retrouver une demoi-

<< selle qu'on emporte . Je pourrais vous en


<< donner des nouvelles , si vous m'accordiez le
<< premier don que je vous demanderai . — S'il
༥ dépend de moi , je l'accorde . - Prenez ce
>>
chemin, il vous conduira devant un pavillon
<< surmonté d'une aigle d'or ; vous y trouverez
«< celle que vous cherchez : et si la demoiselle
220 LANCELOT DU LAC .

<< n'y est pas, je vous tiens quitte de votre

«< don . » Sagremor, brochant aussitôt des épe-


rons, gagne le pavillon et voit en y entrant
quatre chevaliers à table avec la demoiselle au
« milieu d'eux . Il avance encore et sans saluer
les chevaliers : « Demoiselle , vous avez été en-
« levée de force , je vous reprends de votre
" gré. » Un des convives saisit un couteau :

« Ne faites pas un mouvement , dit Sagremor,


ou je vous tranche la tête . » L'autre ne
lance pas moins le couteau qui fausse le hau-
bert et pénètre d'un demi-pied dans l'épaule .
Sagremor se sent blessé, arrache l'alumelle et
fend jusqu'aux dents celui qui l'avait frappé.
Les autres couraient à leurs armes ; mais il
ne leur donne pas le temps de les saisir ; il
éventre le premier , les deux autres prennent
la fuite . Alors il pose la demoiselle sur son
cheval et l'emmène .
« Sire, lui demande-t- elle , où me condui-
<< sez-vous ? — A votre ami . - Fort bien ! »
Chemin faisant, il la regardait , regrettant un
peu d'avoir donné sujet à l'autre chevalier de
compter sur sa bonne foi . En repassant de-
vant les dix pavillons , il en voit sortir dix
hommes complétement armés et venant lui
déclarer qu'ils ne laisseront pas emmener la
demoiselle . « Et pourquoi ? - Notre seigneur
«< le duc de Quaringues entend d'abord savoir
SAGREMOR ET BRANDEHART . 221
(( qui elle est. ----- J'en suis fàché pour
lui, il
«< ne le saura pas . Nous vous la prendrons
« de force.Oui, si je ne puis la protéger. D
Il aide aussitôt la demoiselle à descendre .
« Avancez maintenant, dit-il aux chevaliers ;
«< vous seriez soixante , encore n'emmènerez

« pas cette demoiselle , tant que j'aurai souffle


« de vie . »
Un onzième chevalier couvert d'armes dis-
posées en échiquier venait de se montrer : « Vos
«< paroles, dit-il à Sagremor, sont d'une grande
« prouesse . » Et il regardait son écu troué ,
son haubert rompu , ses bras ensanglantés .
« Sire chevalier , dit-il , il faut que vous vous
* rendiez avec la demoiselle . - Au moins ne

<< sera- ce pas de mon gré ; mais je serais plus


‹ assuré de la ramener à son ami , si le jeu
était de vous à moi . Nous allons donc
(( voir . Mes amis , éloignez-vous un peu : j'en-

<< tends éprouver ce que vaut ce chevalier .


(( Mais d'abord, quel est votre nom , sire ? — Je
suis , répond-il, Sagremor le desréé . - Ah !
Sagremor, soyez le bien venu : vous êtes
« l'homme que je souhaitais le plus de voir .
(( Moi , je suis Brandehart , ce duc de Quarin-
« gues pour lequel vous avez combattu contre
<< Mauduit le Noir dans l'Ile- Sèche . J'avais eu
<< tant de regret, en apprenant que vous étiez
>>
parti sans prendre congé , que je m'étais pro-
222 LANCELOT DU LAC .

«< mis de ne pas séjourner avant de vous avoir


« retrouvé . - Sire, répond Sagremor, vous
« m'avez fait tout l'honneur et le meilleur service
« du monde . Je voudrais bien le reconnaitre
«< en m'arrêtant dans votre compagnie ; mais je
<< suis contraint de passer outre ; d'abord , pour
<< remettre cette demoiselle aux mains de son
(( ami, puis pour être fidèle au rendez- vous que
« la reine m'a donné devant la Fontaine aux
« Fées . >>
Le duc, voyant qu'il essaierait en vain de
le retenir , fit donner un palefroi à la demoiselle,
et Sagremor prit congé en le remerciant de sa
grande courtoisie . Il ramena la demoiselle au
pavillon d'où elle avait été enlevée , mais ils n'y
retrouvèrent plus Calogrenan ni l'ami de la
demoiselle . « Je ne sais quel parti prendre, dit-
<«< il alors à celle - ci . J'avais bien promis de
<< vous reconduire à votre ami ; mais où le re-
(( joindre ? — Vous vous êtes acquitté , répond-
elle , en me ramenant dans ce pavillon ; ne
« vous inquiétez plus de moi, je me garderai
<< bien sans vous . Mais si d'autres chevaliers
<< venaient vous surprendre , comment échappe-
" riez-vous ? - Pourquoi vous en soucier ? Al-
« lez, et soyez à Dieu recommandé ! - Puisque
« vous le voulez, demoiselle , je poursuivrai mon
<< chemin . >>
Il arriva vers midi devant la maison de Ma-
SAGREMOR ET MATHAMAS . 223

thamas . Elle était haute et forte, entourée de


fossés larges , profonds et bordés de gros pieux
pointus . On y entrait par une seule porte de
cuivre richement travaillée . Il franchit cette porte
et arrive à cheval dans la grande salle . Ma-
thamas allait se mettre à table avec ses hom-
mes ; mais à la vue d'un chevalier armé , tous se
taisent pour écouter ce qu'il vient dire . Sagremor
avance et sans le saluer : « Mathamas , dit-il ,
« la reine Genievre te mande que tu aies à lui
« envoyer de ton manger à la Fontaine aux
(( Fées , où elle est à cette heure avec ses de-
«" moiselles . - Si tu es de sa maison , répond
(< Mathamas, j'admire que tu sois entré dans
<< la mienne . -- J'y suis entré par son ordre .
« - Voyons comme elle te garantira . Aux ar-
« mes ! >> crie-t-il à ses hommes , qui vont
aussitôt les revêtir. « Maintenant, c'est à toi,
« Mathamas , de te garder , dit Sagremor : je te
« défie . » Et, l'épée droite , il attendait que Ma-
thamas fût armé ; mais, au lieu de le faire , le
traître fuit et ferme sur lui la porte . Comme Sa-
gremor s'indignait , les vingt chevaliers armés re-
viennent et s'assurent des autres issues de la
salle . Il comprend l'imprudence qu'il a commise ;
mais au moins vendra-t-il chèrement sa vie . Les
chevaliers qui s'élancent tous sur lui commen-
cent par tuer son cheval : il va s'adosser au pi-
lier qui se trouvait au milieu de la salle : là il
224 LANCELOT DU LAC .

les reçoit vaillamment et en met plusieurs hors


de combat ; mais son épée se brisant, il perd tout
espoir de leur échapper . Les plaies dont il
est criblé lui laissent à peine la force de leur
opposer son écu , et il allait recevoir le coup
mortel quand Mathamas reparaît et lui dit de
se rendre . « Non . - Ils vont te tuer . - Qu'ils
" y fassent ce qu'ils pourront. --- Non ; rends

« toi, je t'en prie. Je ne puis me rendre à


<< un ennemi de mon seigneur le roi . Tuez-le
<< donc , » dit Mathamas à ses hommes . Mais
Sagremor en lui répondant avait aperçu une
hache suspendue devant lui à l'une des portes ;
il s'en empare , la lève des deux mains et la
faisant retomber sur le plus avancé , l'abat
mort à ses pieds . Un autre le prend entre ses
bras ; Sagremor l'étreint à son tour , et ils
roulent ensemble sur les carreaux de marbre .

Les autres se jettent sur lui , lui lient les pieds


et les mains ; ils allaient l'immoler, si Matha-
mas ne leur avait encore crié de ne pas l'ache-
ver . « Traînez -le en prison ; je sais un meilleur
<< moyen de me venger de lui . » Ils le désar-
ment donc et l'emportent dans une geóle fer-
mée de fortes barres de fer . Elle prenait jour
sur un verger, et l'on pouvait du dehors le voir
et en être vu . Or la coutume était de n'accor-
der aux prisonniers qu'une cruche d'eau avec
une ration de pain par jour ; et nous savons
SAGREMOR PRISONNIER DE MATHAMAS . 225

que Sagremor, toutes les fois qu'il avait eu


trop chaud, ressentait une faim qui le rendait.
malade jusqu'à la mort , si on n'y pourvoyait pas .
Il était enfermé depuis une demie journée ,
quand il sentit les angoisses de cette faim ; l'ex-
trême souffrance lui arracha des cris . La fille
unique de Mathamas , belle et gentille pucelle ,
se promenait alors dans le verger : elle entend
des plaintes et s'approche en demandant qui
se lamentait ? « Hélas ! un chevalier de la mai-
« son du roi Artus . Quel est votre nom ?
Sagremor le desréé . - J'ai souvent entendu
(( parler de vous ; je plains grandement votre
«< infortune . ――- Pourquoi , demoiselle ? - Parce
« que vous aurez pour toute nourriture de l'eau
( ẹt du pain , une seule fois par jour. » En
parlant , elle le regardait et le trouvait beau,
bien taillé . C'était en effet un des chevaliers
les mieux faits de la maison du roi . « Demoi-
(( selle, lui dit-il , je meurs de faim ; mon der-
« nier moment est proche . Attendez- moi un
«< instant et je reviens . Hâtez-vous , si vous
«< voulez me retrouver en vie . >»
Elle revient bientôt en effet. « Regardez der-
<< rière vous , » dit- elle . Sagremor se tourne et
aperçoit dans une toile blanche un blanc gâ-
teau , un pot de vin et un gros chapon . « C'est
« votre souper. Voyez-vous cette fenêtre ? elle
«< donne sur ma chambre ; quand il vous plaira ,
13 .
226 LANCELOT DU LAC .

« nous pourrons parler ensemble sans être


« vus de personne . Tout ce que je fais, c'est
pour avoir entendu dire de vous , Sagremor,
<< tout le bien du monde . >>
Il fit, comme on le pense bien , grand hon-
neur au manger et , grâce à cette demoiselle ,
l'ennui de se trouver en geôle lui parut assez
supportable .
Venons maintenant à Dodinel le sauvage, que
nous avons laissé suivant une autre demoi-
selle .

CXXIV

ODINEL chevauchait silencieusement


à côté d'elle . Leur première ren-
contre fut un chevalier et son amie
qu'un nain précédait , pièce de chair
hideuse autant qu'on saurait dire . Dodinel ne
l'en salua pas moins ; mais au lieu de lui rendre
son salut, le nain pousse son cheval chasseur à
portée du palefroi de la demoiselle , il se pen-
che et voulait la baiser de force . Celle - ci jus-
tement indignée lève la main et le frappe assez
fort pour le renverser à terre tout étourdi . « Vile
<< créature , dit-elle , mal ait qui jamais te com-
« manda de toucher demoiselle ! >>
Alors intervient le chevalier : « Qu'est- ce
<< donc ? et pourquoi , demoiselle , avez -vous
LE BAISER DU NAIN . 227
(( frappé mon nain ? Parce que tel fut mon
(( plaisir . Tant pis si vous le trouvez mauvais .
а --- En vérité vous vous en repentirez . » Et
levant son glaive il l'eût gravement blessée , si
elle n'eût adroitement esquivé le coup .
Ce fut à Dodinel à prendre parti pour la
demoiselle . «< Vilain chevalier ! dit-il , peu s'en
« faut que je ne vous châtie ; comment n'avez-
( vous pas honte de frapper une demoiselle ? —
" Par mon chef ! répond l'autre , vous me parlez
" comme jamais personne avant vous ne l'avait
« osé . Si vous me connaissiez , vous vous en
«< seriez gardé ! Voyons qui de nous deux sera
« châtié . >>
Ils prennent alors du champ , se rapprochent et
pendant longtemps échangent de furieux coups.
L'inconnu vide le premier les arçons ; Dodinel
descend, ne voulant pas lutter avec trop d'a-
vantage . Ils lâchent tour à tour et reprennent
leurs épées ; enfin l'inconnu , réduit à demander
merci, promet de se rendre à la Fontaine aux
Fées de par Dodinel le sauvage il se décla-
rera prisonnier de la reine . « Vous direz de
«< plus à ma dame qu'une demoiselle m'oblige
་« à la suivre et me détourne de la maison de
<< Mathamas . Quel est votre nom , chevalier ?
«< On m'appelle Maruc le roux . »
Comme Maruc relaçait son heaume , Dodinel
demande au nain pourquoi il avait voulu baiser
228 LANCELOT DU LAC .

la demoiselle . « Parce que mon seigneur m'a-


«< vait ordonné , sur les yeux de ma tête , d'en
(< agir ainsi avec toutes celles que je verrais
(( conduites par un chevalier. Quand le cheva-
lier s'y opposait, mon seigneur le défiait ; il
« en a déjà abattu plus de cent , et il ne pensait
jamais trouver qui lui ferait rendre les armes .
Va donc , lui dit Dodinel, et salue -moi la
reine quand tu paraîtras devant elle avec
<< ton seigneur, Maruc le roux . »

Revenons à Lancelot . Il suivait la vieille qui


lui faisait acquitter une trop imprudente pro-
messe . Il n'avait pas encore pu arracher le tron-
çon de lance qui s'était arrêté dans son côté , et
le sang coulait le long de sa cotte de samit .
La vieille ne semblait pas s'en inquiéter, et il
n'échangeait pas avec elle une parole . Bientôt ils
rencontrèrent un chevalier sur un grand des-
trier noir, n'ayant pour toute arme qu'une épée ;
mais à son arçon était suspendue une tête fraî-
chement coupée . Il salue Lancelot , puis revenant
sur ses pas : « Par la chose que vous aimez le
mieux , dit-il , veuillez m'apprendre qui vous
<< êtes . - On m'appelle Lancelot du lac . -
«" C'est précisément vous que je cherchais. ―
« Vous m'avez trouvé ; que voulez - vous de
<< moi ? - Vos armes . En vérité ! vous ne
<< m'avez pas réduit à les abandonner . - Vous
GEFFROI DE MAUPAS . 229

<< me les donnerez pourtant , si vous tenez à


« votre promesse . Ne me reconnaissez-vous
(( pas ? Je suis Geffroi de Maupas, qui vous avais
« cédé les miennes à l'entrée de la forêt des
Trois-Perrons ( 1 ) , quand vous poursuiviez le
«< chevalier vermeil . Vous m'avez promis de
" me céder les vôtres sitôt que je les de-
« manderais , si vous n'étiez pas en train de
« combattre . Or vous ne combattez pas , j'ai
« donc droit de les réclamer . -- Il est vrai, dit
« Lancelot ; mais vous me voyez suivre une

dame qui a grand besoin d'aide ; veuillez


«< attendre une autre fois . Non ; je ne puis .
<< ― S'il en est ainsi , je vais vous les aban-

« donner ; j'en mourrai peut-être , mais je ne


" fausserai pas ma parole
pour garantir ma
<< vie . »
Il se désarme aussitôt et ne garde que son
épée . Quand il fut en simple jupe , le cheva-
lier aperçoit qu'elle était sanglante : « Sire , dit-
«< il tout en revêtant les armes , où allez -vous ?
«< - Je ne sais ; où cette dame me conduira .
༥ - Si vous y consentiez , j'irais à votre place,
<< et vous iriez faire panser vos plaies . — Non ,
«< non , dit alors la vieille : ce n'est pas de

vous mais de lui que j'attends secours . »


Geffroi n'insiste pas et s'éloigne . Lancelot , quoi-

(1) Var. Pierres. Perils.


230 LANCELOT DU LAC .

que désarmé, continue à suivre la vieille . Gef-


froi cependant tirait du côté de la Fontaine
aux Fées , où la reine était encore avec ses de-
moiselles . En le voyant approcher elles cru-
rent que c'était Lancelot; mais elles recon-
nurent bientôt leur erreur ; et la reine , qui
aperçut la tête attachée à l'arçon de la selle
du chevalier , frémit en pensant que ce de-
vait être celle de son ami. Elle tomba pâ-
mée , sans mouvement. Quand elle ouvrit les
yeux « Hélas ! hélas ! s'écrie -t- elle , c'en est fait
« de la fleur de toute chevalerie . » Les da-
mes , qui avaient reconnu sur Geffroi les armes
de Lancelot, ne doutent pas non plus de la
mort du héros ; elles déchirent leurs visages,
arrachent leurs cheveux . « Ah ! chevalier de
<<་ malheur ! s'écrient-elles , puisse Dieu te cou-
<< vrir de honte ! » Et tout d'un accord elles cou-
rent sur Geffroi comme pour le mettre en piè-
ces . Celui-ci étonné, inquiet , ne les attend pas
et broche des éperons . La reine éplorée fait
monter à sa poursuite Keu le sénéchal . Keu
parvient à le rejoindre : « Gardez -vous , cheva-
lier ! » lui crie -t-il . Geffroi s'arrête tout disposé
à le bien recevoir. Du premier choc il abat le
Sénéchal . Keu remonte ; une seconde fois il
est désarçonné , et Geffroi lui fait passer son
lourd cheval sur le corps à plusieurs reprises.
Brisé comme il était , il le soulève , le met en
GEFFROI DE MAUPAS . 231

selle , se place en croupe derrière lui et le


conduit ainsi dans une belle maison de retraite
qu'il avait au milieu de la forêt . Après qu'il
fut désarmé , il le fit jeter en prison , sans lui
dire un mot .
La reine ne voyant pas revenir le pauvre
Sénéchal , ne douta plus de son malheur et ne
mit plus de bornes à son désespoir . Bohor, ce
chevalier que Lancelot avait navré sans le con-
naître et qu'on avait étendu sur une litière ,
commençait à reprendre quelque force . Il en-
tendit les cris , les sanglots de la reine , et
lui demanda quelle était la cause d'un tel cha-
grin . « Hélas ! répond- elle , c'en est fait de
« la fleur de toute chevalerie . Nous venons de
«< voir passer un chevalier qui portait la tête
<
« de Lancelot à l'arçon de sa selle . Lance-
« lot du lac ! » s'écrie le chevalier, et il perd
connaissance . Les bandes qui fermaient ses
plaies se rompent , la litière est bientôt rougie
de son sang. On s'empresse autour de lui ;
la plus sage des dames de la reine rebande
ses plaies , et quand il revient à lui : « O
mort ! dit-il , pourquoi ne me prends-tu ?
<
«
< et comment pourrai-je survivre à celui qui
« réunissait en lui toutes les prouesses ? » Il
se déchirait le visage , arrachait ses cheveux et
répétait qu'il ne survivrait pas à Lancelot.
<<« Vous le connaissiez donc ? lui demande-t-on .
232 LANCELOT DU LAC .

« - Si bien, que la vie ne m'est plus rien .


<< sans lui . » La reine donne aussitôt l'ordre
de retourner à Kamalot ; mais elle défendit d'y
rien dire de Lancelot , avant qu'elle- même en
eût parlé aux compagnons de la Table ronde ,
quand ils reviendraient de la chasse . <«< Ils
« en seront encore , dit- elle , plus désolés que
nous . »

Lancelot cependant suivait toujours la vieille ,


tout en souffrant de plus en plus de la plaie
que le tronçon de lance ravivait . Il aperçoit
bientôt montée sur mule blanche une demoi-
selle qui l'arrête et lui dit : « Sire , soyez le
«< bien venu , comme le plus vaillant chevalier
<< du monde ! - Demoiselle , savez-vous bien
(( qui je suis ? - Vous êtes Lancelot du lac ,
« le plus redouté , le plus désiré des chevaliers .
(( - Je ne vous démentirai pas , puisque vous
«< le dites ; mais en quels lieux suis -je ainsi dé-
siré ? ―-Dans le pays d'Estrangore ; si vous
«< venez de ce côté-là , vous saurez pourquoi
" on vous Ꭹ souhaite . >>
La demoiselle s'éloigna sans rien dire de
plus . La vieille le fit ensuite arrêter chez un
forestier qui les accueillit avec empressement ,
et fut transporté de joie en apprenant qu'il
avait l'honneur de recevoir Lancelot ; mais il
pâlit en reconnaissant la gravité de sa bles-
DODINEL ET LA DEMOISELLE . 233

sure . La vieille le conduisit dans une chambre


écartée ; elle le coucha , visita sa plaie et la couvrit
d'un salutaire onguent ; car elle était sage chi-
rurgienne . Elle parvint même , sans mettre en
danger sa vie , à faire sortir le tronçon de lance ;
mais il fut obligé de rester trois semaines au
lit avant de pouvoir remonter . Nous le laisse-
rons chez le forestier, pour revenir à Dodinel
le sauvage .

CXXV.

N suivant toujours la même demoi-


selle , il était arrivé devant une rivière
dont l'eau était noire et profonde .
Une planche étroite était jetée sur le
courant. La demoiselle descendit , et ayant atta-
ché son cheval au saule le plus voisin : « Des-
<< cendez aussi , dit- elle à Dodinel , vous passerez
(( après moi . - Mais que ferai-je de mon che-
сс val? ―― Vous le laisserez . » Il fait d'assez

mauvais gré ce qu'elle exige , et il attend qu'elle


ait gagné l'autre rive pour s'aventurer lui -même
sur cette planche qui n'avait pas un pied de
large . Il n'était pas sans crainte , n'ayant
guère fait jusqu'alors de pareils trajets ( 1 ) .

(1) « Il n'avoit mie apris à plancheier. »


234 LANCELOT DU LAC .

Une fois engagé , la vue de l'eau noire lui trou-


ble la vue : il arrive péniblement jusqu'au

milieu de la planche ; mais quand il la sentit


plier et craquer sous ses pieds , il chancela et
glissa dans l'eau . Il but bien plus qu'il n'eût
voulu ; heureusement, en levant les bras, il se
reprend à la planche , mais sans avoir la force
de remonter sur elle , retenu par le poids de
ses armes. Il s'épuisait en vains efforts ; enfin
il aperçoit un vilain qui semblait vouloir pas-
ser sur la même planche . « Ah ! vilain , lui
crie-t-il, hâte-toi ; viens m'aider à gagner la
rive.
LE VILAIN .
Eh chevalier ! quel diable vous a conduit
ici ? cherchez-vous dans la rivière une aveņ-
ture ?
DODINEL .
Crois-moi ; je me serais bien passé de celle-
ci mais hâte-toi , bel ami, assez de paroles ;
viens m'aider.
LE VILAIN .
Oh ! sire , un vilain ne doit pas porter la main
sur un chevalier . Ce serait vous faire trop de
honte ; je m'en garderai bien . Vous savez
assez comme on entre dans l'eau, vous devez
savoir comme on en sort.
DODINEL .
Vas ! tu es un vrai vilain ; j'avais bien tort
DODINEL ET LE VILAIN. 235
d'attendre de vilain la moindre bonté . Il eût
fallu commencer par lui donner un cœur (1) . >>
Le vilain s'éloigne sans répondre . Dodinel
avait pár bonheur une force extraordinaire : il
finit par remonter sur la planche , puis ram-
pant à plat ventre ( 2 ) , il atteignit la rive . La
demoiselle qu'il avait jusque - là suivie n'y
était plus . Tout épuisé qu'il était, toutes mouil-
lées qu'étaient ses armes, il se traîna jusqu'aux
abords d'une forêt près de laquelle s'élevait
le petit château de Langue . Un chevalier bien
armé qui en sortait l'apercut tout haletant
sous son armure et durement travaillé par l'eau
qu'il avait bue . « Rendez - vous ! » lui dit -il .
Comme Dodinel paraissait n'avoir pas entendu ,
il s'approche , lui arrache le heaume et me-
nace de lui trancher la tête . Mais, n`obtenant
aucune réponse , il le fait saisir et ramener pri-
sonnier au château . Nous verrons bientôt com-
ment il en sortit.
(Plus nous avançons, plus le romancier mul-
tiplie les allusions et les renvois aux deux
livres du Saint-Graal et à la première partie

(1 ) Il est bien rare de voir les vilains intervenir dans


nos romans. Mais l'opinion qu'on se faisait d'eux au-
trefois est à peu près celle que plus d'un simple bour-
geois de nos jours se fait des paysans , les vilains ou vil-
lageois du moyen âge .
(2) « A ventrillons . »
236 LANCELOT DU LAC .

du Lancelot. Dans la laisse suivante , après


s'être longuement étendu sur le désespoir de
la reine , sur les regrets que cause au roi et
à tous les compagnons de la Table ronde
la mort supposée de Lancelot , nous le verrons
organiser une nouvelle quête de dix chevaliers
sous la conduite de Gauvain ; comme dans la
vingt et unième laisse précédente (tome I , p.168) .
Les enquêteurs sont ici mess . Gauvain et ses
trois frères , Guerrhes , Gaheriet et Mordrain
(« cil que li rois Artus ocist puis de ses mains ,
« ès plains de Salebire , où cil Mordrés le navra
« à mort ») ; Yvain , Hector des Mares , Aglo-
val, « li ainsnés frères Perceval , qui puis amena
« Perceval à cort ; » le Laid hardi, Gossouin
et Brandelis . Ils jurent , tel était l'usage des
enquêteurs, de ne pas revenir avant d'avoir re-
cueilli nouvelles de la vie ou de la mort de
Lancelot ; au retour, ils devront conter, sans
rien omettre, tout ce qui leur sera arrivé , à leur
honte comme à leur honneur . En quittant Ka-
malot , ils gagnent la forêt distinguée par le
nom de Forêt aventureuse ; avant d'y pénétrer ,
ils aperçoivent une croix qu'on appelait la Croix
Noire, depuis l'aventure racontée dans le Saint-
Graal (laisse vi , tome I , p . 301 ) , cette aventure
est ici reproduite avec les mêmes détails . Nous
pouvons donc renvoyer le lecteur à notre pre-
mier volume de la Table ronde.
QUÊTE DE LANCELOT. 237

Gauvain propose à ses dix compagnons de


battre la forêt dans tous les sens , de visiter
tous les châteaux , ermitages , religions ou re-
traites qui s'y trouvent , puis de revenir à huit
jours de là, vers midi , à la Blanche abbaye et
à la Blanche croix , près du château des Saisnes ,
à l'autre extrémité de la même forêt.
Pendant qu'ils conviennent ainsi de ce qu'ils
feraient, ils entendent des cris et un bruit de
glaives et d'épées . Ils vont du côté d'où partent
les cris et voient bientôt un seul chevalier que
dix fer-vêtus attaquaient . Ils se hâtent de por-
ter secours au plus faible et décident facile-
ment les gloutons à prendre la fuite . Le che-
valier qui leur doit la vie raconte alors ses
aventures . Il se nommait Élie, et portait deux
épées dont l'une , précieusement enfermée dans
un riche fourreau , formait deux tronçons séparés .
C'était elle qui jadis avait pénétré dans la
cuisse de Joseph d'Arimathie, et s'était brisée
en y pénétrant ; quand le saint homme l'en
avait retirée , il l'avait destinée à n'être com-
plétement ressoudée que par le vaillant cheva-
lier qui devait mettre à fin les temps aven-
tureux et les merveilles du Saint-Graal. Cette
histoire était aussi contée dans le Saint-Graal
(tome I, p . 306-310) . Elle est ici répétée
dans tous ses détails , si ce n'est que le roi
Agron, ressuscité par Joseph d'Arimathie , ne
238 LANCELOT DU LAC .

parle pas du Purgatoire , où son àme avait été


transportée après qu'un lion l'eut étranglé . Cette
omission et le nom de Joseph d'Arimathie ,
auquel, dans le Saint-Graal, devait être sub-
stitué celui de Josephé son fils , pourraient per-
mettre de conjecturer que cette partie du Lan-
celot répond à un texte du Graal plus aneien .

Maintenant, suivons Agloval dans les inci-


dents de sa quête . Il rencontre d'abord un che-
valier tout armé qui pressait de l'éperon son
grand destrier. Il portait un écu troué de haut
en bas , son haubert était démaillé , son heaume
bosselé ; de sa tête et de ses bras coulaient des
filets de sang qui avaient rougi ses armes .
<<< Ah ! gentil chevalier, cria-t-il en voyant Aglo-
«< val , ne me laissez pas tuer sous vos yeux . Je

<« suis poursuivi par un ennemi qui m'a navré


<«< comme vous voyez , et qui a juré de m'ôter
« ce qui me reste de vie .
«< Laissez -le venir et rassurez-vous , je
«< vous garantirai . >> L'instant d'après paraît
un autre chevalier. « C'est lui , c'est lui ! » s'écrie
le navré . Agloval avance , il en vient aux pri-
ses, et du premier choc il fait cabrer l'autre
destrier ; le cavalier tombe à terre . Agloval
aussitôt descend, attache son cheval à un ar-
bre, tire l'épée et revient à son adversaire qui ,
trop blessé pour pouvoir se relever , lui de-
AVENTURE D'AGLOVAL . 239

mande merci en lui rendant son épée . << Pour-


(( quoi, dit Agloval , vouliez -vous tuer ce cheva-
<< lier ? -- Pour venger un mien écuyer qu'il a
« occis ces jours derniers . - Le meurtre d'un
« écuyer, répond Agloval, ne demandait pas
<< celui d'un chevalier. Toutefois je veux bien
«< me contenter d'ordonner que Vous Vous
<<< mettiez à la merci de celui que vous avez na-
« vré . » Le vaincu , dès qu'il peut se relever,
va donc implorer celui qu'il avait poursuivi et
qui lui pardonne . Il remonte en priant Agloval
de venir passer la nuit dans une sienne retraite
voisine ( 1) . Après avoir consenti, Agloval de-
mande au navré d'où il venait . « Je viens , ré-
K pond-il, du château de Roguedon , à peine
«< éloigné d'une lieue anglaise . Si vous vouliez
« bien vous y arrêter, je vous recevrais avec
<< tous les honneurs que je dois à celui qui m'a
«< sauvé la vie . Faisons mieux , reprend le
« chevalier conquis : vous viendrez tous les
« deux dans mon manoir ; la fête en sera plus
« complète . » Ils en tombent d'accord , et reve-
nant sur leurs pas , ils arrivent bientôt dans
une prairie qui faisait partie de la forêt ; au mi-
lieu s'élevait une haute et forte tour fermée
de murs et de fossés . Dès qu'ils y sont entrés ,
des valets courent à leurs étriers, les aident à

(1 ) « J'ai ci près un mien recet. »


240 LANCELOT DU LAC .

descendre et les désarment . Le maître les


conduit à sa maîtresse salle en apprenant à
Agloval qu'il se nomme Geffroi de Maupas .
« Et vous , beau sire , ajoute-t-il , quel est votre
« nom et votre pays ? ―― Je suis de la maison
« du roi Artus , on me nomme Agloval .
« Et qu'allez-vous quérant ? - Nous sommes
« dix à la poursuite d'un chevalier qui passa
« devant la reine , portant à son arçon de selle
« une tête coupée , peut-être celle de Lancelot
« du lac , et nous ne devons nous arrêter
(( qu'après l'avoir trouvé . » Geffroi dissimule
l'émotion que lui cause ces paroles ; s'il est re-
connu, Agloval croira voir en lui le meurtrier
de Lancelot . « Assurément , dit-il , grand dom-
<< mage serait de la mort d'un tel chevalier :
« vous avez cependant fait des pertes encore
(( plus grandes ; j'entends parler de Keu le
<< sénéchal, de Sagremor le desréé et de Do-
« dinel le sauvage . Vous vous trompez ; la
«< perte du seul Lancelot serait plus à déplorer .
«< Mais enfin , beau sire , ne sauriez - vous
pas quelque gré à qui vous rendrait le Séné-
<< chal ? Nous serions charmés de le re-
« voir. - Soyez donc demain à l'ermitage
« de la Haie , vous l'y retrouverez . Je n'y
་་ manquerai pas. »>
Et le lendemain, au point du jour, Agloval
se rendait à l'ermitage , et Geffroi de Maupas
DÉLIVRANCE DE KEU . 241

allait ouvrir la prison de Keu le sénéchal , en


lui annonçant qu'il était libre , à la seule condi-
tion d'aller retrouver Agloval à l'ermitage , et
de cacher à tout le monde le nom de celui qui
l'avait retenu en prison . Keu , ravi de rentrer
en liberté , promit facilement ce qu'on lui de-
mandait . Geffroi lui fit servir à manger, on lui
rendit ses armes , et aux heures de tierce , il
était à l'ermitage de la Haie . Agloval l'y vit ar-
river avec joie, mais il voulut en vain lui faire
dire le nom de celui qui l'avait retenu . En
apprenant la quête entreprise par les dix. com-
pagnons , le Sénéchal n'hésita pas à jurer , sur
une croix de bois dressée devant eux, qu'il se-
rait de leur partie , pour l'amour de Lancelot .
Mais retournons , avant de suivre Agloval, à
messire Gauvain .

CXXVI .

INQ jours après avoir quitté ses com-


pagnons, il s'ennuyait de ne trouver
aucune aventure ; et , tout en chevau-
chant, il se laissait aller à un demi-
sommeil . Enfin en passant devant la maison
Mathamas , il fut aperçu par le seigneur du châ-
teau qui le salua : il ne le vit pas et ne put y
répondre . Furieux de ce qu'il estimait un dé-
dain injurieux , Mathamas rentre et fait appor-
ROM. DE LA TABLE RONDE . 14
242 LANCELOT DU LAC .

ter ses armes . Ses écuyers lui demandent où il


entend aller ? « Je vais, leur dit-il, châtier un
(( orgueilleux chevalier , qui n'a pas daigné
ré-
་་ pondre à mon salut . Je ne me consolerais
«< pas si je ne rabattais son orgueil . >>
Il eut bientôt rejoint messire Gauvain .
D'aussi loin qu'il le revit : « Tournez , sire or-
«< gueilleux, ou je vais vous frapper par der-
« rière . » Ces mots hautement prononcés ré-
veillent messire Gauvain . Il entend accourir sur
lui, il se retourne, embrasse son écu , allonge
son glaive et atteint si rudement l'agresseur
qu'il lui fait mesurer la terre . Aussitôt il des-
cend, attache son cheval à un arbre , court
à Mathamas comme il se relevait , l'abat une
seconde fois et lui arrache le heaume ( 1 ) assez
rudement pour lui écraser le nez . « Rends-toi ,
<< lui dit-il , ou tu vas mourir . -- Gentil cheva-
« lier, répond Mathamas d'une faible voix , vous

« ne gagnerez rien à ma mort, et je n'ai rien


« fait qui me rende indigne de merci . - —
« Comment vous appelle -t-on? - J'ai nom

(1) Le heaume avait alors une forme assez analogue


à celle d'un pot de fleurs. On le posait sur la tête et on
l'en tirait sans trop de difficulté , même sans le délacer ,
mais cependant avec précaution, en le saisissant par le
haut. La miniature du msc . 339 , fo 38 , donne une idée
exacte de cette besogne. Gauvain y pose le heaume sur
la tête d'Helain de Taningue .
DÉLIVRANCE DE SAGREMOR . 243
«< Mathamas . Ah ! vous êtes ce Mathamas
" que Sagremor et Dodinel sont allés visiter ;
((
par Dieu , vous me direz ce que vous en
<< savez . Laissez-moi la vie et je délivrerai
( Sagremor. - Je vous l'accorde , quand vous

« aurez juré de me le rendre et de tenir la pri-


«< son que j'indiquerai . >>
Mathamas jura : l'un et l'autre remontèrent
et entrèrent dans la maison . Il y avait là trente
chevaliers qui, voyant revenir leur seigneur
conquis , voulaient courir sus à messire Gau-
vain . Mathamas les arrêta et fit ouvrir les portes
de la prison de Sagremor ; et quand messire Gau-
vain le revit aussi frais, en aussi bon point que
jamais , il en conclut qu'il n'avait pas été trop
mal traité . Nous avons vu à qui Sagremor
devait en savoir gré.
Le premier soin de celui- ci fut de réclamer
ses armes, et, avant de monter, il n'oublia pas
la gentille demoiselle . « Je vous recommande
« à Dieu , lui dit-il , et partout où je serai ,
« Vous aurez un chevalier prêt à tout faire
« pour vous . » Messire Gauvain appelant Ma-
thamas : « Vous allez vous rendre à la cour
« du roi mon seigneur, vous vous mettrez en
« sa prison de la part de son neveu , et vous
«< direz à ma dame la reine que nous avons

«< retrouvé Sagremor . Si elle vous demande ce


qu'il est devenu , vous lui direz qu'il s'est mis
244 LANCELOT DU LAC .

<< avec les autres en quête de monseigneur


<< Lancelot. » Sagremor avait en effet consenti
facilement à grossir leur compagnie . Mathamas
monta pour gagner Kamalot, et messire Gau-
vain et Sagremor continuèrent la quête com-
mencée .
Revenons maintenant au bon Hector des
Mares . En se séparant de ses neuf compagnons ,
il avait erré dans la forêt pendant huit jours ,
sans rien apprendre de Lancelot . Au neuvième,
il arriva devant la même planche que Dodinel
avait franchie avec tant de peine, et ne voyant
pas d'autre moyen de passer outre , il était
descendu, avait attaché son cheval à un arbre
au risque de ne jamais le retrouver , et tout
armé s'était hasardé à tenter le dangereux
passage . Plus heureux que Dodinel ou plus
adroit, il atteignit sans sombrer l'autre bord
de la rivière . Mais en approchant d'un château
qui se dressait devant lui, il en vit sortir
un chevalier qui , monté sur un grand destrier
et le glaive levé , l'avertit de se rendre , s'il
ne voulait mourir . Sans trop s'émouvoir, le
preux Hector, l'écu en avant et le glaive allongé ,
marche sur le chevalier et le renverse dès
la première atteinte . Il descend alors , s'age-
nouille sur lui , le frappe du pont de son épée
et lui met le visage en sang . << Rends-toi ! 1)
lui crie-t-il . L'autre ne retrouva la force de ré-
AVENTURES D'HECTOR. 245

pondre qu'après un certain temps . « Sire , ne


« me tuez pas , je me tiens pour outré . >>> Mais
en prononçant ces mots, il levait doucement le
pan du haubert d'Hector pour lui plonger son
épée dans le ventre . Hector le prévient et le
saisissant au bras : « Infàme! dit-il, votre trahison
« sera bien payée ; » et il lui tranche la tête .
Alors douze écuyers sortent du château et se
vont jeter à ses pieds . ("< Soyez béni, sire !
( lui disent -ils, vous nous avez délivré du
plus pervers des hommes . Entrez dans le
« château que vous avez conquis ; ceux qui
<< l'habitent en seront aussi joyeux que si vous
« aviez donné à chacun d'eux cent marcs d'or . >>
Un des écuyers retourne à la hâte et répand
l'heureuse nouvelle . On amène à Hector un
bon cheval, il fait son entrée aux acclamations
générales ; alors il descend , et quand on l'a
désarmé on le conduit au palais . Mais il re-
fuse le don du château . Bientôt se présente
la demoiselle que Dodinel avait suivie jusqu'à
la planche . C'était l'amie de celui qui venait
d'être tué ; mais elle-même ne l'aimait pas .
Quand elle apprit qu'Hector était de la maison
.
du roi Artus, elle en parut ravie . « Il y a ici,
" dit-elle , un prisonnier qui pourrait bien
être de
« vos amis . ---- Veuillez l'amener, >> dit Hector .
En le voyant, il le reconnut : « Dodinel , dit-
< il en l'embrassant , par quelle male aventure
14 .
246 LANCELOT DU LAC .

<< étiez-vous ici ? » Dodinel raconta comment


la demoiselle l'avait conduit jusqu'à la planche ,
et comment, après avoir été en grand danger de
se noyer, il avait été saisi et jeté en prison par
le maître du château . « Pourquoi, demoiselle ,
K ajouta-t-il, m'avez-vous ainsi conduit à ma
(( perte , et que vous avais-je fait ? - Sachez ,
ང་ reprit-elle , que mon ami, celui qui est mort,
(( vous portait une haine mortelle , depuis la
it blessure que vous lui aviez faite dans une
«< assemblée . Il avait juré de me tuer si je
«< ne trouvais un moyen de vous attirer ici .
« J'allai donc à la cour du roi , dans le vain
«< espoir de vous y rencontrer ; enfin je parvins

« à vous joindre , et vous savez le reste . »


Hector de son côté apprit à Dodinel comment
et dans quelle intention ils avaient quitté la
cour, en faisant serment de n'y revenir qu'après
avoir su d'une manière certaine si Lancelot
était mort ou vivant . Dodinel n'hésita pas à se
mettre de la quête , et après avoir pardonné
à la demoiselle la perfidie dont elle s'était
rendue l'instrument , et recommandé à Dieu
tous les habitants du château , ils prirent le
parti de gagner la Croix Blanche , rendez -vous
convenu des enquêteurs , où ils retrouvèrent
messire Gauvain, Yvain , Sagremor et les autres ,
tous également tristes de n'avoir rien décou-
vert de celui qu'ils cherchaient . Ils se séparé-
QUÊTE DE LANCELOT . 247

rent de nouveau, et continuèrent , chacun de


leur côté , à demander par tous les lieux où ils
venaient à passer, ce qu'on pouvait y savoir
de Lancelot . Nous allons maintenant continuer,
de notre côté , à raconter la suite de leurs aven-
tures, en commençant par celles de messire
Gauvain.

CXXVII .

PRÈS avoir chevauché pendant plu-


sieurs jours , en demandant partout
où il passait si l'on ne savait rien de
Lancelot, messire Gauvain s'était ar-
rêté dans une abbaye de moines blancs ( 1 ) .
Comme on était au samedi , il resta le lendemain ,
jour du Seigneur , et repartit le lundi après
avoir entendu la messe . La voie qu'il avait
prise conduisait au royaume d'Estrangor . Pour
éviter la grande chaleur du jour , il venait de
descendre au bord d'une claire fontaine om-
bragée de grands arbres , quand il fut accosté
par une demoiselle qui le pria , par la chose qu'il
aimait le mieux , de venir héberger dans un
petit château construit à l'entrée d'une plaine
marécageuse (2 ) . Il s'y laissa donc conduire . A

(1) « A une blanche abbaye. »


(2 ) « El chief d'une mareschiere. >>
248 LANCELOT DU LAC .

peine était-il désarmé et installé dans une


chambre jonchée de belle herbe fraîche , qu'on
annonça le retour du seigneur châtelain ame-
nant avec lui trente chevaliers . Gauvain
demande pourquoi cette grande compagnie :
«< Parce, répond la demoiselle , qu'on doit don-
« ner demain , devant le château du Moulin ,
< un grand tournoi . Le roi Marboart, parent
<
«
de Galehaut, le fils de la géante , y doit
« tenir un parti , et le comte mon ami doit
«< tenir l'autre . Celui des deux qui fera le

«< mieux recevra un épervier et un faucon ;


«< son amie , s'il en a , recevra le plus beau
(( chapelet du monde . Or , mon ami aurait

grande envie d'obtenir ce prix ; et voilà pour-


(( quoi il a mandé tous les chevaliers du pays
« pour concourir avec lui . Je vous prie , sire,
« par la foi que vous devez à votre oncle le
« roi Artus , de vous joindre à nous . Si vous y
«< consentez , nous serons assurés de la victoire,
«< et le chapelet me sera donné ( 1 ) .
En ce moment entra le châtelain , nommé
Taningue, surnommé le blond en raison de la
nuance de ses cheveux . Il était grand et bien

(1) Pour expliquer cette façon de conquérir le prix


d'un tournoi , il faut supposer que les combattants ,
divisés en deux camps , travaillaient au nom et pour
celui qui les avait rassemblés et dont ils portaient l'en-
seigne.
TOURNOIS DU MOULIN . 249

fait. « Sire , lui dit son amie , monseigneur Gau-


vain que voici veut bien se mettre de votre
(( parti . -—- Je suis donc assuré de tout l'honneur
« du tournoi, » dit Taningue en tendant les bras
à messire Gauvain ; « l'aide que vous nous ac-
«< cordez est bien préférable au don du plus
« beau château du roi votre oncle . »
Le tournoi était déjà commencé quand ils
arrivèrent le lendemain dans la prairie où i
se tenait. Au milieu s'élevait la loge construite
pour le roi Marboart, pour la reine et pour les
plus belles dames du pays , entre autres une
nièce de la reine qui ne craignait pas de dire
tout haut que son ami lui ferait obtenir le
prix . L'amie de Taningue , admise parmi ces
dames , soutenait avec assurance qu'il en serait
autrement. « Un chevalier meilleur que votre
" ami, disait-elle , montrera ce qu'il sait faire .
α Je ne veux pas le nommer, mais on n'aura
«" pas de peine à le reconnaître . »
Dans cette grande journée , messire Gauvain ,
qui pour n'être pas reconnu avait pris des ar-
mes blanches au lieu de celles qu'il avait cou-
tume de porter , ne trouva d'abord aucun jou-
teur digne de se mesurer avec lui . En voyant
renverser tous ceux qui tour à tour osaient
demeurer sur son passage, l'amie de Taningue
disait en souriant à la nièce du roi : « Vous
«< avais-je pas dit que vous vous mépreniez ?
250 LANCELOT DU LAC .

«< Regardez le chevalier aux armes blanches ;


qui ose lui résister ? — Attendez , attendez ,
reprenait la nièce ; peut - être viendra - t - il
"( quelqu'un qui le renversera à son tour . ―
« Oh ! vous attendrez celui-là longtemps , et
« vous cesseriez de l'espérer si vous connais-
(( siez celui qui combat pour nous . »
En ce moment sortit du château une échelle
de deux cents chevaliers pour soutenir le
parti du roi si malmené depuis qu'il avait
trouvé devant lui messire Gauvain . L'aspect du
tournoi change alors : les nouveaux arrivés ar-
rêtent les chevaliers du comte, puis les obligent
à battre en retraite à leur tour . Il fallut que
messire Gauvain les ramenât et leur fit re-
prendre l'avantage . Il y eut alors des luttes
ardentes, acharnées ; et malgré leurs nouveaux
renforts, les royaux furent obligés de céder la
place, réduits à se défendre à l'entrée de leur
camp .
La victoire semblait acquise au parti du
comte, quand tout à coup parut un chevalier
aux armes vermeilles . Il arrivait dans la prairie,
accompagné d'un seul écuyer. Comme les gens
du roi se retiraient en désordre , il va se met-
tre de leur côté, et faisant front aux autres, il
abat le premier qui s'offre à lui, puis le se-
cond et le troisième : son glaive éclate dans
le corps du quatrième ; aussitôt , l'épée au poing ,
TOURNOIS DU MOULIN . 251

il s'élance dans la plus grande presse et fait si


bien que nul n'ose plus l'approcher de la lon-
gueur d'une portée d'arbalète .
Des fenêtres on entendait les dames applau-
dir au chevalier vermeil ; le bruit en vint jus-
qu'aux oreilles de messire Gauvain qui s'était
mis à l'écart pour s'éventer. Il apprend d'un
garçon qu'un chevalier était arrivé devant
lequel ne pouvaient plus tenir les champions
du comte. Messire Gauvain relace son heaume
à la hâte , saisit une forte lance et pousse son
cheval au-devant du chevalier vermeil , lequel
venait de recouvrer un nouveau glaive . La
rencontre fut des plus rudes : les deux lances
volèrent en éclats sans ébranler les cavaliers .
Ils demandent d'autres glaives et les brisent
encore ; mais peu s'en faut qu'ils ne soient ren-
versés par la violence du choc . Gauvain était
cependant en moins bon point . Une troisième
fois ils demandent des lances, s'éloignent et
reviennent encore l'un sur l'autre . Mais cette
fois, messire Gauvain est contraint d'aller me-
surer la terre, tandis que le chevalier vermeil ,
brochant des éperons, se plongeait dans les
rangs des chevaliers du comte et les faisait
reculer à qui mieux mieux . Aussitôt commença
la chasse où les vainqueurs trouvèrent à gagner
force chevaux et belles armes .
Le chevalier vermeil , au lieu de rester avec
252 LANCELOT DU LAC .

les chevaliers du roi , se perdit dans la forêt.


Si l'on n'eût pas tenu Lancelot pour mort,
messire Gauvain aurait cru le reconnaître et
se serait mieux consolé d'avoir été désarçonné.
Mais quel autre avait pu le maltraiter ainsi ?
Il jura de ne prendre aucun repos avant de
l'avoir retrouvé, et il se plongea dans la forêt,
en suivant les traces les plus fraîches de ce che-
valier vermeil . A la nuit tombante, il descen-
dit chez un forestier dont les valets s'empres
sèrent de l'aider à quitter ses armes . En
entrant, il aperçut Hector des Mares , qui se leva
aussitôt de la couche où il était étendu , pour
lui jeter les bras au cou . Messire Gauvain l'ac-
cucillit avec une sérénité apparente qui cou-
vrait un sérieux malaise .
«< D'où venez- vous , sire ? >> lui demande
Hector.
(( Du tournoi qui s'est donné devant le
«< château du Moulin . Je suis à la recherche
<< d'un chevalier aux armes vermeilles dont on
« a admiré la prouesse, et qui m'a fait la plus
grande honte que j'aie encore reçue . Après
(( avoir jouté à deux reprises sans aucun dés-
<< avantage, à la troisième course il m'a fait
« mesurer la terre . J'en ai le cœur prêt à cre-
« ver de dépit ; si bien que je veux risquer
«< de le conquérir ou d'en être conquis . »
Hector, en l'écoutant ainsi parler , rougissait
HECTOR ET GAUVAIN . 253

de confusion ; il regrettait d'avoir en joutant


contre messire Gauvain mérité peut-être de per-
dre ses bonnes grâces . « Sire , au nom de Dieu ,
« lui dit- il en se jetant à genoux , pardonnez-
« moi si je vous avais reconnu , je n'aurais
(( pour rien au monde rompu contre vous une
(( seule lance . Prononcez l'amende , et je l'ac-
C quitterai. >>
Messire Gauvain s'empressa de le relever et
de l'assurer qu'il avait toujours pour lui la même
amitié . Le lendemain , ils firent route ensemble
et bientôt ils arrivèrent dans une plaine aride
qui leur laissa distinguer au loin une vieille
chapelle ; ils s'y rendirent dans l'espoir d'y en-
tendre la messe ; mais ils n'y trouvèrent pas
un clerc, pas une âme en prières . Les murs
en étaient à demi écroulés, l'autel en ruine ;
derrière l'autel , une porte ouvrait sur un grand
cimetière et, devant cette porte , une grande
tombe de marbre vermeil était chargée de let-
tres qu'Hector sut bien lire ainsi :
O toi qui vas quérant aventures, garde-toi
d'entrer dans ce cimetière. Ce serait peine per-
due, à moins que tu ne sois le chétif chevalier
que sa luxure a privé de l'honneur d'achever les
aventures du Graal.
C'est dans ce cimetière qu'avaient été jadis
creusées les tombes de Siméon , de Canaan et
des douze frères qu'ils avaient immolés , comme
ROM. DE LA TABLE RONDE. 15
254 LANCELOT DU LAC .

on l'a raconté dans le Saint-Graal ( 1) . Malgré


la défense contenue dans l'inscription , mes-
sire Gauvain voulut tenter l'aventure : il y fut
à peu près traité comme l'avait été le duc de
Clarence dans le château d'Ascalon le Téné-
breux (2) . Hector, dont le mauvais succès de
messire Gauvain n'avait fait que redoubler la
curiosité, voulut à son tour visiter les tom-
bes mystérieuses : il en revint encore plus mal-
traité que son compagnon . En rentrant dans
l'église , ils lurent d'autres lettres qui disaient :
Nul n'entrera dans ce cimetière qui n'en sorte
à sa grande honte, jusqu'à ce qu'y vienne le fils
de la Reine aux grandes douleurs .
Ainsi, mécontents de leur vaine tentative ,
ils remontent et atteignent une forêt . A l'entrée
d'un chemin fourchu , ils remarquent une croix
de bois sur laquelle étaient ces autres lettres :
O toi, chevalier errant, voici deux chemins.
Aussi cher que tu as ton corps, garde-toi de
prendre celui de gauche , d'où tu ne sortirais pas
sans grande honte . Je ne dis rien de celui de
droite, qui présente autres dangers .
Nos chevaliers , après avoir lu ces lettres ,
voulaient tous deux prendre la voie de gauche,
comme la plus aventureuse . Mais Hector s'était

(1) Voyez Table ronde , tome I , p . 113-147 .


(2) Lancelot, tome II, laisse LXXIV , p . 231 .
AVENTURES DE GAUVAIN . 255
hâté de la choisir, et messire Gauvain dut se
contenter de celle de droite . Nous allons voir
ce qu'il y trouva de plus digne de mémoire .

CXXVIII .

ESSIRE Gauvain suivit longtemps


sans aventure ce chemin de droite .
Vers nones, il commençait à sentir
l'aiguillon de la faim quand il arriva
devant un pavillon dont l'entrée n'était pas
fermée . Il attache son cheval à un arbre , sus-
pend son écu aux branches , et trouve en entrant
six chevaliers assis autour d'une table bien ser-
vie . Il les salue ; ils ne daignent pas répondre.
Après avoir levé son heaume sans quitter son
épée , il s'assied à côté d'eux et se met à
manger en engageant son voisin à faire belle
chère . « Belle chère ? répond l'autre ; le
« moyen , quand vous mangez avant moi, qui
«< en aurais aussi bonne envie que vous ! Mais
« prenez garde de toucher un second morceau ;
« vous le payeriez cher. Assurément , disent
«< les autres , et vuidez tout de suite la place ,
« si vous ne voulez pas qu'on vous y force .
Je resterai ; seulement, je regrette que
<< mon cheval n'ait aussi de quoi manger . »
Les six chevaliers courent aussitôt aux ha-
256 LANCELOT DU LAC .

ches, aux épées ; mais ils donnent le temps


messire Gauvain de reprendre son écu et remet-
tre son heaume . Ce fut un jeu pour lui de fen-
dre la tête du premier, de trancher le bras du
second, d'obliger les autres à tourner en fuite.
Au lieu de les poursuivre, il achève son repas
et remonte . Le jour baissait , quand , au fond
d'une grande vallée , il aperçoit devant lui un
château entouré d'eau et de murs bastillés .
Le pont était baissé, il passa et se trouva dans
la maîtresse rue qui le conduisit à la forte-
resse . Comme il en admirait la belle construc-
tion , il entendit à sa droite les cris perçants
d'une femme . Il avance , gagne la grande salle
où , dans une cuve de marbre , une demoiselle
était plongéejusqu'au nombril . « Sainte Marie !
<«་་< disait- elle en sanglotant , qui me délivrera ? —
<< Moi, demoiselle , » dit mess . Gauvain , et il va
la saisir par les flancs : mais en vain essaie-t-il
de la soulever . << Ah ! dit- elle , vous y avez
" failli ; vous ne sortirez pas sans honte de ce
<< château . - Pourquoi, demoiselle , serai - je
<< blâmé d'avoir essayé de vous óter de cette
<«< cuve ? Au moins dites-moi pourquoi vous y
་་ êtes et comment vous en pourrez sortir. -
« Je souffre ici de cruelles douleurs dont je
«< dois être délivrée par le meilleur chevalier du
་་ monde ; et c'est à lui seul que je pourrai dire
( pourquoi je souffre . Il ne tardera guère ; je
AVENTURES DE GAUVAIN . 257

(( l'attends cette année même . - Mais souf-


«< frez - vous donc beaucoup ? - Mon Dieu ,
<< mettez vous-même la main dans cette eau ,
<< et vous le saurez . >>
Messire Gauvain plonge une de ses mains ,
et la retire avec précipitation , craignant fort
de l'avoir déjà réduite en charbon , tant l'eau
était ardente . « Maintenant , sire chevalier , dit
« la demoiselle , vous comprenez ce que j'en-
« dure je serais morte depuis longtemps , si
« Dieu l'avait permis ; mais il n'est pas encore
«< assez vengé d'un ancien péché dont je me
(( rendis coupable . >>
<< •
Gauvain n'espérant rien savoir de plus la
quitte et arrive au maître palais . Plus de trente
valets l'entourent, l'aident à descendre , le dé-
sarment et vont établer son cheval . Maints che-
valiers lui souhaitent la bienvenue , lui pré-
sentent une riche et belle robe et l'engageant à
s'asseoir près d'eux . Quand ils apprennent qu'il
vient du royaume de Logres et qu'il est de la
maison du roi Artus, ils lui font encore plus
d'honneur. Après les avoir quelque temps en-
tretenus , mess . Gauvain voit une porte s'ou-
vrir : au milieu d'une belle compagnie s'avance
un grand chevalier, des plus beaux qu'il eût
jamais vus . « Le Roi ! » dit un écuyer à haute
voix . Messire Gauvain s'incline , et le roi lui
rend le salut en l'invitant à s'asseoir à son côté .
258 LANCELOT DU LAC .

En ce moment , l'attention de messire Gau-


vain est attirée par une verrière d'où s'échappe
un coulon blanc , portant dans son bec un en-
censoir d'or. Le palais est aussitót inondé des
plus suaves odeurs ; tous s'agenouillent dans
le plus grand silence . Le coulon passe dans
une autre chambre et ; dès qu'il est sorti, les
tables sont dressées , les nappes étendues . Tous
s'assoient à l'entour , sans que personne s'avise
de rompre le silence . Messire Gauvain, singu-
lièrement émerveillé , se tient près des autres
et , à leur exemple , se met en prières . Quelques
instants après , de la chambre où le coulon
était passé il voit sortir la plus belle demoiselle
qu'on puisse imaginer. Elle avait les cheveux
déliés et portait dans ses mains au - dessus de la
tête le plus beau vase du monde en forme de
calice . Il n'était pas de bois, de métal ou de
pierre ; mess . Gauvain ne put même reconnaître
de quelle matière il était formé . Tous étaient
encore à genoux , quand repassa la demoiselle
soudain , les tables se trouvèrent chargées des
mets les plus exquis . Après avoir fait le tour de
la salle , la demoiselle revint d'où elle était par-
tie , et messire Gauvain la convoya quelque
temps . En revenant à table , il ne trouva plus
rien devant lui, tandis que les autres avaient
en abondance tout ce qu'ils pouvaient désirer.
Étonné de plus en plus , il veut demander à
AVENTURES DE GAUVAIN . 259

ceux qui l'entouraient s'il n'avait pas mépris


en quelque chose ; mais ils avaient disparu
sans qu'il pût deviner ce qu'ils étaient deve-
nus . Il veut descendre dans les cours , les
portes du palais en étaient fermées . Alors il va
s'appuyer devant une fenêtre , rêvant à tout
ce qu'il avait vu ; mais bientôt vient à ui de
la chambre voisine un nain portant bâton :
« Qu'est-ce, mauvais chevalier ? lui dit -il ; mal-
« heur à vous d'oser ainsi vous appuyer à nos
« fenêtres ! Fuyez ; cachez-vous dans un endroit
« où nul ne puisse vous voir ! » En même
temps il haussait le bâton pour frapper ; mes-
sire Gauvain l'arrête et lui ôte son arme .
«<< Cela ne te servira de rien , dit le nain ; tu ne
(( partiras pas d'ici sans honte . » Gauvain
passe cependant dans une chambre voisine , il
y trouve un beau lit merveilleusement éclairé ,
le plus riche du monde . La nuit était venue , il
résolut de s'y coucher . Mais au moment d'y
entrer, il entend la voix d'une demoiselle :
« Chevalier, si tu restes désarmé , c'en est
« fait de toi . Tu es devant le Lit aventureux.
« Prends les armes que tu vois suspendues à
«< cette paroi . » Messire Gauvain tourne la tête ,
aperçoit les armes, s'en revêt le mieux qu'il
peut, et retourne au lit. A peine y est-il assis
qu'un hideux cri retentit , comme celui d'un
démon ; de la chambre voisine jaillit une lance
260 LANCELOT DU LAC .

à la pointe enflammée qui vient frapper son


épaule, et y ouvre une plaie profonde . La dou-
leur l'oppresse et lui fait perdre connaissance .
Quand il revient à lui, il essaie d'arracher le
fer , mais en vain ; et , quelle que soit la douleur
qu'il ressente , il aime mieux mettre en danger
sa vie qu'abandonner le lit et laisser à d'autres
l'honneur de passer plus avant .
Après cet essai du Lit aventureux ( qui peut
sembler la contrefaçon du lit où nous avons vu
entrer Lancelot du lac , dans le conte de la
Charrette) (1 ) , notre romancier fait arriver sous
les yeux de messire Gauvain un énorme ser-
pent qui vomit cent serpenteaux , puis va se
jeter sur un léopard qu'il ne parvient pas à
étouffer le reptile revient, attaque les serpen-
teaux , les étrangle l'un après l'autre jusqu'au
dernier qui meurt après l'avoir fait lui-même
expirer . A cette vision succède , comme dans
le conte de la Charrette , un épouvantable tour-
billon de vent qui fait éclater les fenêtres ,
soulever et disperser les herbes odoriférantes
dont la salle était jonchée . L'orage apaisé ,
messire Gauvain voit passer d'une chambre à
l'autre douze demoiselles , pleurant et sanglo-
tant à qui mieux mieux . « Beau Seigneur Dieu,
« disaient-elles , quand serons -nous à la fin de

(1) Voyez plus haut.


GAUVAIN A CORBENIC . 261

« nos peines? » Et pendant qu'elles passent


et repassent devant lui, un grand chevalier
vient lui ordonner de se lever et d'aller dormir
ailleurs . Gauvain refuse ; un long combat s'en-
gage entre eux , sans que l'avantage se décide
pour l'un des deux . Ils s'arrêtent épuisés de
fatigue . Alors reviennent les coups de ton-
nerre et les tremblements de terre , puis un
souffle de vent doux et suave : plus de deux
cents voix mélodieuses chantent : «< Gloire ,
« honneur et louanges au roi des cieux ! >>
Mess . Gauvain se croit vraiment transporté du
fond des enfers aux plus hautes régions du
paradis . Remis tout à coup de l'accablement
où l'avait réduit le dernier combat , il ouvre
les yeux et ne voit plus rien autour de lui. Il
essaie vainement de se lever , il n'a pas re-
trouvé les forces que le dernier combat lui
avait fait perdre . Alors reparaît la belle demoi-
selle qui rapportait le vase mystérieux . Deux
grands cierges et deux encensoirs la précé-
daient . Arrivée au milieu de la salle , elle dé-
pose le calice sur une table d'argent , et Gau-
vain entend des chants dont nulle langue
mortelle ne pourrait faire comprendre l'inef-
fable mélodie . Les chants s'arrêtèrent quand
la demoiselle reprit le saint calice , pour le dé-
poser dans une chambre voisine . Avec elle dis-
parurent aussi les bonnes odeurs ; les quarante
15.
262 LANCELOT DU LAC .

fenêtres que l'ouragan avait violemment ou-


vertes se fermèrent d'elles -mêmes , et la plus
profonde obscurité remplaça la plus éclatante
lumière .
Pour Gauvain , il sentit enfin que ses forces
étaient revenues ; les horions qu'il avait reçus et
la plaie qui lui avait été faite par la lance em-
flammée ne lui laissaient aucun ressentiment ,
aucune cicatrice . Il se lève , il entend venir une
foule de gens qui, sans qu'il opposât la moindre
résistance , le prennent, le lient et l'emportent
dans une charrette . Un profond sommeil s'em-
pare aussitôt de lui , et le lendemain il est tout
étonné de se réveiller dans cette honteuse voi-
ture . Son écu était pendu aux limons , son
cheval était attaché par la queue derrière la
charrette ; et pendant qu'il cherchait à com-
prendre comment il avait encouru une telle
ignominie, il voit une vieille fouettant le roncin
et le faisant courir par la grande rue . Les gens
de métier la suivaient en huant le charretté et
en lui jetant de la boue . Enfin , quand il a
repassé le pont , la vieille s'arrête et l'invite à
descendre de la charrette . Il ne se le fait pas
répéter ; mais, avant de s'éloigner, la vieille veut
bien lui apprendre que le manoir dans le-
quel il n'avait pas mérité de rester était Cor-
benic.
Un ermite nommé Segré , chez lequel il s'ar-
GAUVAIN ET L'ERMITE . 263

rêta vers la fin du jour, lui donna l'explication


de tout ce qu'il avait souffert . Le vase en forme de
calice qu'il avait vu passer est le Saint-Graal , où
fut recueilli le divin sang de Jésus-Christ . S'il
n'eut part aux mets excellents dont les autres
furent repus, c'est qu'il n'était pas en état suf-
fisant de grâce . Quant aux serpents , à leurs
luttes , à leur extermination , c'est la prévision
de ce qui doit arriver au roi Artus . Comme le
grand serpent, Artus ira hors de sonpays , dans le
vain espoir de réduire le léopard, c'est-à -dire
Lancelot ; il reviendra pour apaiser le soulève-
ment de ses sujets et de sa propre parenté ; il
tuera son propre fils , mais la blessure qu'il en
recevra sera mortelle . Gauvain promit à l'er-
mite de ne parler à personne de ce qu'il
avait vu et de ce qu'il venait de lui exposer. II
continua sa quête de Lancelot , tout en nous
permettant de revenir à notre ami, Hector des
Mares .
(Nous avons sommairement exposé le fond
de ce récit, qui , se rattachant aux dernières
laisses du Saint -Graal , permet de conjecturer
que cette partie du Lancelot est de la même
main qui avait écrit ou devait écrire les deux
livres du Graal . Gauvain , frappé de la lance
flamboyante dans le Palais aventureux est un
incident que les anciens imagiers ont souvent
retracé sur l'ivoire , le bois , les tapisseries et
264 LANCELOT DU LAC .

les miniatures . Cette aventure a-t- elle été , com-


me j'ai dit plus haut, une imitation du Lit d'où
Lancelot, dans le conte de la Charrette, était
sorti plus honorablement ; ou n'est- ce qu'une
variante du Lit à clochettes de Perceval ? Je
n'oserais le décider .)

CXXIX .

Ous avons vu comment Hector des


Mares, en quittant messire Gauvain,
avait choisi celui des deux chemins
qui leur était annoncé comme plus
dangereux . C'est ainsi que Lancelot avait pré-
cédemment laissé à messire Gauvain le Pont-
Entre-deux - eaux , moins périlleux que le Pont-
de- l'Épée.
La première rencontre d'Hector , dans la
forêt qu'il allait parcourir, est un nain qui
l'avertit d'avancer prudemment ; sans dire quels
dangers il avait à craindre . Il arrive ensuite
devant deux perrons sur lesquels étaient tracés
les mots : Quiconque craindra d'être honni se
gardera de passer outre. Mais Hector n'ayant
jamais peur avant d'avoir vu, ne laissa de che-
vaucher jusqu'aux derniers arbres de la forêt.
La grande chaleur venait de lui faire quitter
son heaume , quand il vit passer deux demoi-
selles, et il ne manqua pas de les saluer . Elles
AVENTURES D HECTOR . 265

rendirent le salut : « Ah ! quel dommage , sire


chevalier, lui dirent- elles, de vous rencon-
« trer dans un lieu d'où vous ne pourrez sortir
« vivant ! » Hector , dont rien n'ébranlait la ré-
solution , avance toujours , et bientôt il aperçoit
un château entouré d'une eau profonde sur
laquelle était jeté un pont . A l'ombre d'un orme
voisin se tenait une demoiselle : « Sire che-
(( valier, lui dit-elle , gardez-vous de passer ce
"< pont , vous iriez à votre perte . Voyez-vous
<< un chevalier sur l'autre rive ? c'est le meil-
leur du siècle ; il vous contraindra de jouter ,
« il vous abattra et vous traitera comme il
« fait les autres . - Qu'en fait-il done ? ― Il
«< les jette au fond de l'eau , chevaliers et che-
<< vaux . --- Je suis vraiment curieux de voir
«< cela. A Dieu soyez recommandée , demoi-
<< selle ! >>
Un glaive était posé contre un arbre ; il le
prend et gagne le pont. Là, il est arrêté par le

grand chevalier qui le gardait . La rencontre


fut des plus rudes ; mais la lance du chevalier
éclate , Hector l'atteint de la sienne en pleine
poitrine et le renverse de cheval . Sans un
pieu qui le retint , il serait tombé dans l'eau et
s'y serait noyé. Peu soucieux de ce qu'il
devenait , Hector va frapper à la porte du
château : on l'ouvre, puis on la lui ferme au
nez . Il demande la raison de ce refus : -
266 LANCELOT DU LAC .

<< Parce, lui répond-on, que nul chevalier


n'entre dans le château, s'il n'a commencé
«< par jurer sur les saints qu'il en abattra les
(( mauvaises coutumes . En bonne foi , dit
་་ Hector, je suis prêt à le jurer . -
Vous le
(( jurez ? — Oui . » La porte s'ouvre de nouveau ;
il entre, et son premier soin est de demander
aux bourgeois quelles sont ces coutumes. « Le
་་ maître du château , disent-ils , est le plus
<«< cruel des hommes et le plus fort en armes
(( qui existe . Il ne manque pas de provoquer
<<< tous ceux qui se présentent ; quand il les a
(( vaincus, il les fait mettre à nud et les pro-
<< mène ainsi par les rues de la ville . Telle est
་་ la première coutume : voici la seconde dont
« nous, ses vassaux , sommes les victimes.
<< Chaque jour il prend une de nos filles
«< quand elles deviennent nubiles ; il l'oblige
« à partager son lit, et puis l'abandonne à ses
(( vils garçons . Plus de quarante belles pucelles

« ont déjà subi cet odieux traitement . Jugez,


«< chevalier, si nous souhaitons de trouver en
<«< vous un vengeur ! - Mais , dit Hector, où
་་ pourrai-je le joindre ? - Nous allons vous
« mener à lui . » En effet , on le conduit dans
un jardin fermé de grands pieux aigus ; on lui
montre un cor d'ivoire , et on l'avertit d'en son-
ner.
Au premier son qu'il donne paraît un che
AVENTURES D'HECTOR . 267

valier non armé , monté sur un grand cheval.


« Dieu vous sauve , chevalier ! » dit-il courtoise-
ment à Hector qui ne lui rend pas son salut ;
« d'où venez -vous, sire ? Que vous importe?
«< consentez d'abord à faire ce qui m'amène .
(( Volontiers , si j'y trouve mon profit et mon
« honneur . Quel est votre plaisir ? - Le voici :
a Vous jurerez sur les saints
que vous ne fe-
(( rez jamais honte à chevalier conquis , et que
<< vous ne déshonorerez plus les filles de vos
« hommes liges . A ces conditions , vous saurez
" d'où je viens et qui je suis . Vraiment ?
<< tenez-vous à ces conditions ? Oui . - Ap-
«" prenez donc que je ne ferai honte à personne
« avant de vous avoir honni vous-même . » Cela
dit , il va revêtir ses armes .
«< -Savez-vous , disent les autres hommes
« à Hector, pourquoi il vint à vous désarmé ?
«< c'est qu'il espérait vous décevoir par de
«< courtoises paroles ; mais si vous aviez con-
« senti à le suivre et quitté vos armes , il vous
«< eût fait saisir et vous aurait infligé toutes les
" hontes imaginables . C'est ainsi qu'il en a usé
«(( à l'égard d'une foule de bons chevaliers . »
Le châtelain reparut bientôt fortement armé,
la lance au poing, l'écu de couleur vermeille .
«< Gardez-vous ! crie -t-il à Hector, je vous dé-
« fie . » Ils s'éloignent aussitôt de l'un et de
l'autre côté, puis reviennent et s'entre-frappent
268 LANCELOT DU LAC .

de grande furie . Les deux glaives volent en


éclats, ils se heurtent, se prennent au corps et
tombent en même temps sous les pieds de leurs
chevaux . Hector, un peu moins étourdi de la
chute , se relève le premier, l'épée déjà prête
à frapper ; l'autre le reçoit de son mieux :
le feu jaillit des heaumes, leurs yeux semblent
vouloir sortir de tête, ils trouent les écus , ils
démaillent les hauberts . Le chevalier ruisse-
lant de sueur semble prêt le premier à mourir
d'angoisse. Il recule, il n'a plus même la force
de frapper, et n'oppose à la terrible épée d'Hec-
tor que les lambeaux de son écu . Enfin , un re-
vers de lame sépare de son épaule le bras qui
tenait l'épée . C'en est fait ; il jette un cri d'é-
pouvante, et Hector, remettant l'épée au four-
reau, lui arrache le heaume pour lui couper
la tête s'il ne se déclare outré . --- « Je n'en
<< ferai rien , >> répond-il . Hector ressaisit son
épée et d'un coup suprême fait voler la tête à
la distance d'une lance . « En ai-je assez fait ? »
dit-il à ceux qui les regardaient . « Oui , oui,
་ preux chevalier . Il ne vous reste plus qu'à
(( délivrer la vraie dame du château . Elle est
enfermée dans un souterrain dont l'entrée
་་ est gardée par deux lions .
<< Allons donc les voir, dit Hector . - Ve-
« nez , sire , avec nous . » Ils arrivent à l'en-
trée d'une caverne noire et profonde . Hector
LA DAME DE GRIDEL . 269

se recommande à Dieu , fait un signe de croix


et descend plusieurs marches . D'un éboulement
venait assez de jour pour permettre d'aperce-
voir les lions retenus par d'énormes chaînes , en
face l'un de l'autre . Hector, l'écu levé sur la tête
et l'épée au poing , s'avance vers eux comme
ils creusaient la terre de leurs ongles et se bat-
taient les flancs de leur queue , indices de
grande fureur . Le premier qu'il approche s'é-
lance sur son écu , Hector saisit le moment et
tranche les deux pattes de devant; il le frappe à
coups redoublés et finit par lui fendre la tête .
Le lion tombe en exhalant le dernier soupir .
L'autre fut un peu plus long à immoler : il
avait entré ses griffes dans l'écu d'Hector qui
se vit obligé de le lui abandonner en tombant
lui-même sur les mains ; mais les ongles du
lion étaient restés engagés dans l'écu , et quand
Hector se releva , il put le frapper à son aise
et d'un dernier coup lui abattre la tête . Cela
fait, il entre dans le souterrain et reçoit les bé-
nédictions de la dame dont il fait tomber les
chaînes . Elle reparaît au milieu de ses hommes
qui bénissent cent fois Hector et le conduisent
au moutier pour rendre avec elle grâces à Dieu .
Ce fut à qui dans la ville témoignerait le mieux
sa joie : ils dansent , ils carolent et se livrent à
mille sortes de jeux .
Du moutier Hector passe à la maîtresse
270 LANCELOT DU LAC .

salle qu'on avait pourtendue de draps de soie


et jonchée d'herbes fleuries . On le désarme , on
le revêt d'une robe légère de soie et de cen-
dal ; car la chaleur du jour était grande . La
dame raconte alors son histoire . On la nommait
Orgale et son château Gridel . «< Mais , dit- elle
<< en s'interrompant , apprenez-moi ce qu'est
<«< devenu Marigart le Roux ? Quel est , dit
Hector, ce Marigart ? - C'est le maître de
(( ce château. - Je l'ai immolé de ma main .
Bénie soit donc cette main qui l'a puni !
« Je la remercie de m'avoir vengée de celui
«< que je devais le plus haïr . Il s'était épris d'a-
« mour pour moi, quand j'étais jeune fille ; mais
(( sa félonie dès lors bien connue me l'avait
fait prendre en horreur. Il m'avait sollicitée
<< maintes et maintes fois , tant qu'un jour je l'a-
« vertis que je le ferais mettre à malaise s'il ne
me laissait en repos . Il me répondit en m'ac-
«< cablant d'injures ; puis il manda chevaliers et
«< sergents, qui le rendirent maître de ce châ-
<< teau ; il extermina ceux qui lui résistèrent et
« contraignit les autres à devenir ses hommes.
« Non content de cela , il ouvrit la chambre
« où je m'étais réfugiée et assouvit sur moi sa
« lubricité . Au lieu de me prendre pour sa
«< femme épousée , l'affreux roux m'entraîna
" dans le souterrain d'où vous m'avez tirée , et
" confia le soin d'en garder l'entrée aux deux
LA DAME DE GRIDEL . 271

(( énormes lions que Vous avez immolés .


" Attends , me dit-il, pour sortir d'ici qu'un
K meilleur chevalier te délivre . Et il fit jurer
« à ses nouveaux hommes de continuer à me
« tourmenter , s'il venait à mourir avant moi .
« Voilà douze ans que je suis ici , n'ayant pour
(( toute nourriture que de l'eau et du pain .
(( Maintenant, chevalier, me direz -vous à qui
je dois ma délivrance ? - A un compagnon
« de la Table ronde nommé Hector des Mares .
(( En vérité ! vous me parlerez donc de
<< Lancelot du lac. - Hélas ! je suis en quête
« pour recueillir de ses nouvelles , et nous
<«< avons , par malheur , bien des raisons de
« croire qu'il a cessé de vivre . -- Quelle dou-
« leur et quel deuil pour le monde ! - Mais,
(( dame , reprend Hector, vous le connaissez
donc ? - Au moins l'ai-je vu , quand il
«< n'avait guère que deux mois . Je suis sa cou-
«< sine germaine par ma mère , sœur du roi
<< Ban de Benoïc qu'on avait mariée dans ce
« pays . La bonne dame mourut deux ans après
« son mariage , quand j'avais à peine six mois .
( Mon père , auquel appartenait ce pays , ne lui
« survécut que de sept années , et de tout, son
а héritage je n'avais gardé que ce château de
( Gridel.
« Dame, reprit Hector, la cousine de mon-
(་ seigneur Lancelot peut désormais me re-
272 LANCELOT DU LAC .

«< garder comme son chevalier . » La nuit mit

fin à leurs devis et aux jeux des habitants


du château de Gridel , redevenus les hommes
d'Orgale par la mort de l'odieux Marigart. Quand
le jour reparut , Hector se leva , entendit la
messe , s'arma et prit congé de la dame de
Gridel, pour continuer sa quête . Nous le lais-
serons, afin de parler un peu de messire Yvain
de Galles .

CXXX .

E premier incident de la quête de


messire Yvain fut la rencontre d'une
demoiselle chevauchant seule ( 1 ) dans
la forêt de Sarpeine . Il venait juste-
ment d'ôter son heaume pour se donner de la
fraîcheur . Il remarqua que la demoiselle , en
lui rendant son salut , s'était prise à sourire :
༥ Demoiselle , lui dit-il , par ce que vous aimez

« le mieux , dites -moi pourquoi vous avez ri.


-- Volontiers, Sire , si vous m'accordez un

(1) C'est-à-dire sans avoir un chevalier pour l'accom-


pagner et la conduire . Comme on a vu, cette conduite
n'était pas elle-même sans danger. Les lois de la Table
ronde qui défendaient à ceux qui rencontraient une
dame de réclamer rien d'elle si elle était seule , per-
mettaient de disputer sa possession à quiconque l'au-
rait prise en conduit » .
AVENTURES D'YVAIN . 273

<«< don qui ne vous coûtera guère . -- Je vous


« l'accorde , parlez . Eh bien , je pensais au
(( pavillon que j'ai trouvé tout à l'heure sur
(( mon chemin . Un chevalier l'occupait avec
<< son amie : elle lui demanda ce qu'il serait prêt
« à faire pour lui prouver son amour. Il offrit
(( de ne laisser passer ni chevalier ni demoi-
<< selle devant le pavillon , sans prendre leur
<«་་< cheval pour le lui donner. La demoiselle
«་་ parut charmée d'une telle offre . Quand je
<< passai, le chevalier vint à moi et mit la main
(( sur la bride de mon palefroi : il l'aurait em-
<< mené si la demoiselle ne lui eût commandé
« de le laisser . - Beau sire chevalier, dis-je
་ alors, peut- être trouverez -vous qui vous dé-
<«< mentira . - Faites votre pouvoir de le cher-
«< cher, me répondit-il . Et je lui promis de n'y
« pas manquer. Si j'ai ri, quand je vous ren-
«་ contrai, c'est dans la pensée que vous sauriez
<< bien l'empêcher de tenir sa promesse . Et
<< puisque vous m'avez accordé un don , je vous
<< demande son cheval au lieu du mien qu'il
<< voulait prendre . Je ferai ce que vous dé-
<< sirez , demoiselle . - Suivez - moi , nous retrou-
(( verons son pavillon à peu de distance . »
Chemin faisant , messire Yvain lui demande
si elle le connaissait . « Assurément : vous êtes
་ de la maison du roi Artus , et vous avez nom
«< monseigneur Yvain . » Il ne répond pas avant
274 LANCELOT DU LAC .

d'arriver devant le pavillon . Alors , il reprend


son heaume , embrasse son écu et dresse son
glaive . L'autre chevalier, entendant le pas des
chevaux , s'était armé et avait mis le pied dans
« Sire chevalier, cria -t- il , descendez
l'étrier. <
<< vite : il me faut votre cheval ; mon amie
« désire le garder. - Si tel est son désir, le
<< mien est d'avoir le vôtre : car je n'entends
<< pas m'en retourner à pied . ____ Laissez votre
«< cheval, chevalier , ou je le prendrai de force
« et, dès lors , mon amie ne vous en saura pas
« le moindre gré. - Hélas ! répond messire
«< Yvain , il faudra donc me passer de son gré
« et du vôtre . »
Le combat ne fut pas de longue durée : mes-
sire Yvain, à la seconde passe , fit voler à terre
le chevalier du pavillon , et , retenant aussitôt le
cheval , il l'offrit à sa demoiselle. « Suis-je
« acquitté à votre égard ? lui dit-il. - Assuré-
<«< ment . » Et , sans parler davantage , il recom-
mande la demoiselle à Dieu , et s'éloigne lais-
sant l'amie du chevalier vaincu toute éplorée
de l'aventure .
Il n'alla pas loin sans apercevoir une seconde
demoiselle qui démenait grand deuil . Après
l'avoir saluée , il lui demande la cause de son
chagrin . «< Sire , mon ami m'avait donné en
(( garde le plus bel épervier du monde , mais
(( sur le chemin qui conduit à notre maison de
AVENTURES D'YVAIN . 275

« retraite ( 1 ), je ne pus empêcher un félon


«< chevalier de me le prendre . Quand mon ami
(( ne verra plus l'oiseau qu'il chérissait tant, il
«< ne voudra pas croire qu'on me l'ait enlevé de
(( force ; il m'accusera de l'avoir donné et me
<
« coupera la tête. Essuyez vos larmes, de-
(( moiselle ; et , si vous le pouvez , faites - moi re-
" trouver le chevalier qui a pris votre épervier ;
«< il le vous rendra , ou je ne pourrai plus jamais
«< aider qui que ce soit au monde . — De Dieu
« soyez-vous béni ! répond-elle , il m'est facile
<< de vous ramener à sa loge . >>>
Cette loge était bâtie dans la vallée voisine ;
ils y furent bientôt . « C'est de là , dit- elle ,
«< qu'il sortit . - Entrons , dit messire Yvain,
་་ et si vous apercevez votre épervier, prenez-
« le hardiment : s'il n'y est pas , montrez-moi
« le ravisseur , je saurai bien lui faire payer
«< l'amende . »

Dans la loge se trouvaient plusieurs cheva-


liers . Messire Yvain n'en salue aucun ; mais il
dit à la demoiselle : «< Voyez si votre épervier
« est ici ; il a été pris à tort, vous le reprendrez
«< à droit. »
La demoiselle aperçoit l'oiseau sur une perche ,
elle lui délie la patte et allait le reprendre , quand
se lève un chevalier : (( Que faites-vous , de-

(1) « Si le portoie à un nostre recet. »


276 LANCELOT DU LAC .

moiselle ? laissez mon épervier ; par mon chef,


་་ vous auriez mieux fait de ne pas revenir sur
་ vos pas. -- C'est vous, chevalier, dit messire
(( Yvain , qui devez laisser cette demoiselle , si
(( vous ne craignez pas de vous en repentir. ---
(( Comment, sire chevalier , prétendez-vous la
(( défendre ? --- Assurément : et n'avancez pas
<< la main , ou je vous tranche le bras . » Le
chevalier recule, sort de la loge , va prendre
son heaume , son glaive et son écu , monte à
cheval et revient défier Yvain .
La lutte fut plus rude que la précédente .
Après avoir fendu les écus et démaillé les hau-
berts , les deux chevaliers voient leur sang
ruisseler , messire Yvain du côté droit , le che-
valier du creux de sa poitrine . Celui- ci tombe
et n'a pas la force de se relever : messire Yvain ,
malgré la plaie qu'il a reçue , vient sur lui l'épée
au poing ; et comme il le voit sans mouvement,
il lui arrache le heaume et lui dit de se rendre
s'il tient encore à vivre.— « Ah ! Sire , dit l'autre
<< d'une voix faible, laissez-moi vivre assez pour
<< recevoir mon Sauveur . Sur le tertre voisin
<«< demeure un saint prêtre ermite ; faites-le
« venir avec un Corpus Domini . » Rien ne peut
<
exprimer la douleur de la demoiselle , en voyant
que pour un épervier, son défenseur est blessé ,
l'autre mortellement navré . Messire Yvain se
hâte d'aller avertir l'ermite qu'il ramène auprès
AVENTURES D YVAIN . 277

du chevalier . L'ermite reçoit sa confession ,


avant de lui donner le corps de son Sauveur .
On ramène le mourant dans la loge , on le dé-
pose sur un lit, et messire Yvain reconduit le
prêtre à son ermitage, en tenant son destrier
par la bride ; car, en présence d'un sanctuaire
comme Notre Sauveur , il n'eût pas voulu de-
meurer à cheval . Dans l'ermitage , trois clercs
nouvellement arrivés le désarment . Un d'eux
s'entendait à plaies guérir : il visita celle de
messire Yvain et parvint à la fermer . Mais il
lui fallut demeurer là quinze jours , avant de
reprendre sa quête . Nous l'y laisserons pour
vous parler de Mordret, le plus jeune frère de
messire Gauvain .

CXXXI.

ORDRET, qui avait, à l'exemple de son


frère aîné et de plusieurs autres ,
entrepris la quête de Lancelot , était
M alors nouveau chevalier et n'avait

pas plus de vingt ans d'âge . En partant de la


Croix-Noire, il fut tout le jour sans trouver
de maison pour apaiser la faim qui le pres-
sait de plus en plus . La chaleur était grande , et
il n'avait pas encore appris à souffrir . Il était
ROM DE LA TABLE RONDE. 16
278 LANCELOT DU LAC .

grand et grêle, il portait ses cheveux longs et


bouclés beau de visage , quoique son regard
n'annoncât rien de bon, différent en cela de
mess . Gauvain dont les yeux respiraient la fran-
chise et appelaient la confiance . Celui- ci n'é-
tait ni trop grand ni trop petit , mais bien fait
de corps . Ce fut, pour sa chevalerie , le plus vanté
des fils de Lot, bien que Gaheriet, son frère ,
eût peut-être autant fait de prouesses . Mais un
point contribua surtout au bon renom de mess .
Gauvain, il aimait à parler aux pauvres gens
comme aux riches . On eût pu citer dans la mai-
son du roi d'aussi bons chevaliers , sans la
propriété qu'il avait de sentir doubler ses for-
ces d'heure en heure pendant le jour ; par là ,
finissait-il toujours par l'emporter sur les autres.
Jamais il n'oublia ce qu'il devait à son seigneur
lige . Ennemi de la médisance et des médisants,
il était facilement aimé des dames et demoi-
selles ; d'autant mieux qu'il avait toujours la
parole courtoise et qu'il ne se vantait jamais
de ce qu'il avait fait .
Le second de ses frères était Agravain , plus
grand de corps, bon chevalier, mais justement
accusé d'orgueil et de présomption . On le vit
provoquer maintes grosses querelles qui lui
devinrent funestes . Lancelot , qui devait bientôt
avoir à s'en plaindre , lui arracha la vie, comme
on le verra dans la suite de l'histoire .
AVENTURES DE MORDRET . 279

Gaheriet, le deuxième frère de messire Gau-


vain , était le plus gracieux et le plus aimable
d'entre eux ; preux , hardi, agréable d'humeur .
Tout en étant bien fait , il avait le bras droit
plus long que l'autre . Il fit de grandes et nom-
breuses prouesses dont il ne semblait parler que
malgré lui . Il n'était pas querelleur; mais quand
la colère s'emparait de lui, elle pouvait l'entraî-
ner aux plus grands excès . Ce fut celui de tous
ses frères que messire Gauvain aima le mieux .
Le quatrième des frères , Guerrhes ne cessa
de chercher aventures tous les jours de sa vie ;
il avait la tête belle et les membres vigoureux ,
la poitrine large , l'haleine fort longue . Il parlait
peu et n'égalait pas en prouesse messire Gau-
vain , mais il donnait volontiers , aimait les da-
mes et s'en faisait aimer .
Le plus jeune et le plus grand était donc
Mordret ; il manquait de loiauté , non de har-
diesse et de courage . Il était envieux , cruel et
naturellement ennemi des preux chevaliers .
Aussi , fit-il en sa vie plus de maux que toute sa
parenté ne put faire de bien . En un seul jour ,
il devait causer la mort de plus de quarante
mille hommes , entraîner la sienne même et
celle du grand roi Artus son vrai père . On ne
trouve à louer dans sa vie que ses deux pre-

(1) Cil fu li mains emparlés de tous les autres .


280 LANCELOT DU LAC .

mières années de chevalerie , qu'il travailla bien-


tót à faire oublier . Mieux eût valu qu'il ne fût
pas né.
Nous l'avons vu entreprendre , avec ses frères
et d'autres chevaliers , la quête de Lancelot.
Après s'être éloigné de la Croix - Noire , il s'ar-
rêta la première nuit chez une dame veuve dont
la maison se trouvait dans un bosquet, Le len-
demain, s'étant remis en chemin , il aperçut
vers une des extrémités de la forêt deux beaux
pavillons . A l'entrée était un cheval tout ensellé,
et près de là une lance et un blanc écu . Il avance
de ce côté , et comme il en approchait , il voit
un nain qui tendait son arc et se disposait à lui
décocher une flèche : « Arrête , nain , lui crie-
(< t-il , tu blesserais mon cheval . » Le nain ,
sans répondre , fait partir la flèche et atteint
le cheval qui tombe et ne tarde pas à expirer.
Mordret furieux se dégage , va joindre le des-
trier attaché à l'entrée du pavillon , monte en
selle et court au nain qu'il saisit aux cheveux :
<< Malheur à toi , lui dit-il, d'avoir tué mon che-
val ! Peu s'en faut que je ne te pende à cet
« arbre . Le nain crie ; un chevalier désarmé
sort du pavillon , et voyant Mordret menacer et
battre le nain : « Qu'est- ce , chevalier , que vou
«< lez-vous donc à mon nain ? Je lui dis que
(<
<< peu s'en faut que je ne le pende, pour avoir
tué mon cheval.
AVENTURES DE MORDRET . 281

(( Par mon chef, si vous ne le lâchez , vous


(( pourrez vous en repentir .
(( - Et vous, dites un seul mot de plus , et
(< je vous demanderai raison de son insolence .

«< Si vous n'étiez pas désarmé , je vous aurais


(( déjà frappé .
(< ― Je vais m'armer ; nous verrons bien ce
« que vous pourrez faire. >>
Le chevalier rentre dans le pavillon , revêt
ses armes et monte un autre cheval que le nain
. lui amène . L'écu sur la poitrine et la lance au
poing, il revient à Mordret : « Voyons , Sire ,
<< dit- il , comment vous vous y prendrez pour
« avoir raison de moi, et si vous aurez envie
«< de battre mon nain après m'avoir empêché
<
་་ de le défendre . »
Ils courent l'un sur l'autre et s'entre - donnent
de grands coups sur les écus . Si leurs lances
ne s'étaient brisées, ils seraient tombés à terre ,
Ils se heurtent du corps , des écus et du visage;
tout étourdis qu'ils soient, ils s'escriment en
aveugles et frappent devant eux où ils peuvent
atteindre . Mais enfin le chevalier du pavillon
faiblit le premier, il a reçu les blessures les
plus graves . Il tombe renversé ; dans sa chute ,
le heaume s'ouvre et se détache ; Mordret lui
donne de son épée dans le crâne qu'il en-
tr'ouvre . Le chevalier pousse un cri et rend le
dernier soupir ; le nain s'enfuit à travers la
16 .
282 LANCELOT DU LAC .

forêt où Mordret ne songe pas à le poursui-


vre .
Arrivé vers le déclin du jour devant un au-
tre pavillon tendu sur le bord d'une riante
fontaine , il descend, entre et ne trouve dans
ce pavillon qu'une très -belle demoiselle cou-
chée dans un lit richement couvert .
Il la salue ; elle répond en lui souhaitant
bonne aventure . « Demoiselle , dit- il , vous plai-
་་ rait-il de m'héberger pour la nuit ? — Non
,
(( Sire , je craindrais trop d'être
blàmée . —·
«< Qui vous en blâmerait? -- Mon ami, Sire . Il
་་ est allé faire un tour dans la forêt , et ne tar-
(( dera pas à revenir . Vous pouvez en l'at-
« tendant me recevoir, et si votre ami ne le
-- Soit !
<< trouve pas bon , je promets de sortir.
(( à cette condition . »
Mordret óte son heaume , abat sa ventaille et
va s'asseoir près de la demoiselle qui , le voyant
beau chevalier, prend plaisir à le regarder. Il
avait, de son côté, remarqué sa grande beauté,
sa jeunesse, ses riches vêtements ; il la pria donc
d'amour . - «< Sire, fait-elle, je serais garçon-
«< nière, si je me donnais à deux . » Mais il la
presse tellement qu'elle finit par se rendre . Ils
étaient seuls , rien ne les inquiétait ; ils avaient
mêmes désirs, et ils se livrèrent au jeu des
amoureux dont Dieu fut seul témoin , à qui rien
ne peut demeurer caché .
AVENTURES DE MORDRET . 283

Cependant revenait l'ami de la demoiselle .


A la vue d'un étranger, il salue courtoisement .
( Sire, lui dit la demoiselle , j'ai cru pouvoir hé-
(( berger ce chevalier, à la condition qu'il s'en
« irait si vous ne le trouviez pas bon . - Je le

«< trouve vraiment bon ; qu'il soit le bien venu !


<< Asseyez -vous, sire chevalier. D'où êtes-vous?
«< Je suis de la maison du roi Artus , et je me
« nomme Mordret ; messire Gauvain est mon
<< frère . »
Le chevalier lui fait alors grand accueil .
« Vous avez , lui dit-il , un frère pour lequel je
S vous rendrais volontiers tous les services qui
་་ dépendraient de moi. - Duquel entendez-
« vous parler, Sire ? De Gaheriet , le meil-
at leur chevalier que j'aie jamais connu . >>
En ce moment entraient dans le pavillon un
écuyer à cheval et un valet à pied qui portait
sur ses épaules un chevreuil. Ils apprêtent le
manger, la table est dressée pour le chevalier ,
son amie et Mordret : après le repas, la pro-
menade dans la forêt . Le chevalier s'étant un
instant écarté , la demoiselle reste sous un oli-
vier avec Mordret , et celui- ci lui propose de
passer la nuit avec elle . — « Cela , répond - elle,
« est impossible : nous ne faisons qu'un lit
" mon ami et moi . Voici pourtant ce que
« vous pouvez faire . Vous attendrez qu'il soit
«< bien endormi, vous vous lèverez doucement ;
284 LANCELOT . DU LAC .
(6 vous viendrez dans mon lit , et vous retour-
(C nerez dans le sien avant qu'il soit réveillé . -
« Mais s'il se réveille , que pensez-vous qu'il
(( fasse ? Il nous tuera tous les deux . Je ne
«< crois pas qu'il se réveille ; mais en ce cas-là
<
5 je saurai bien vous garantir contre deux che-
valiers comme lui. >>
Il en dit tant que la demoiselle consent , avant
que le chevalier ne revienne et ne rentre avec
eux dans le pavillon . Les écuyers , pendant
leur absence, avaient fait une loge de branches
d'arbre, sous laquelle ils reposèrent la nuit, le
pavillon ne pouvant contenir que deux lits,
celui du chevalier et celui de Mordret .
Vers le milieu de la nuit , la demoiselle
éveillée attend que son ami dorme profondé-
ment . Elle se lève à pas comptés et s'en va
droit au lit de Mordret qui l'attendait avec im-
patience . Pas n'est besoin d'ajouter qu'ils se
donnèrent toutes les joies ordinaires à ceux qui
mènent telle vie . Deux cierges ardents éclai-
raient le pavillon ; ni la demoiselle ni Mordret
n'avaient songé à les éteindre , le plaisir de se
trouver ensemble ne leur laissant pas le loisir de
penser à rien autre .
Ils étaient déjà depuis assez longtemps en-
semble quand le chevalier s'éveille . Il étend les
bras, et ne trouvant pas son amie, devine en
frémissant de rage que la demoiselle est allée
AVENTURES DE MORDRET . 285

trouver Mordret . Il se lève , et va prendre ses


armes . En passant le haubert , les mailles
résonnent et arrivent aux oreilles de Mordret
qui se hâte de courir à l'endroit où ses armes
étaient déposées ; il passe le heaume et endosse
le haubert en même temps que le chevalier.
« Ah traître ! crie celui - ci, rien ne vous garan-
<< tira de ma vengeance . Vous avez menti ;
« non , vous n'êtes pas le frère de messire Gau-
"( vain , puisque vous avez fait une si grande
(( déloiauté . Vous n'êtes qu'un ribaut allant
« par pays en guise de chevalier. Je vous avais
<«< courtoisement reçu , je vous avais fait tout
« l'honneur du monde , et vous m'en avez ré-
(( compensé par le plus vilain larcin . Je ne vous
(( assure que de la mort ; vous la recevrez ou
<< vous me la donnerez . »>
En achevant ces mots , il le frappe sur le
heaume d'un si grand coup que son épée le
fend en deux . Mordret ne lui répond pas avec
moins de vigueur, et , après une lutte prolon-
gée , il garde le meilleur de la bataille . Le
malheureux chevalier, poussé çà et là , est enfin
renversé . Mordret le tenant dessous lui : « Je
(( vous tue , lui dit -il , si vous ne faites ma vo-
" lonté . » Le chevalier fait de la main un
signe de consentement . <« J'entends que vous
" ne gardiez aucun souvenir de ce qui s'est
<< passé et que vous rendiez votre amour à
286 LANCELOT DU LAC .

<«< cette demoiselle . – J'y consens , puisqu'il le


« faut . >> Mais il promit plus qu'il ne pouvait

tenir car jamais il ne vit de bon cœur celle


qui si facilement avait oublié ce qu'elle lui
devait. Le lendemain matin Mordret sortit du
pavillon et revint à ses écuyers qui, de la loge
où ils avaient passé la nuit , n'avaient pu rien
entendre de ce qui s'était fait entre Mordret,
la demoiselle et l'infortuné chevalier .

FIN.
APPENDICE .

I.

J'AI fait remarquer, dans la dernière note du vo-


lume précédent , tout ce qu'il y avait à reprendre dans
le rôle que le romancier fait jouer à Galehaut. Les
projets de conquête de ce « fils de la géande » ; ses
rêves ;l'explication qu'il en demande aux astrologues
d'Artus : tout cela introduit une fausse note dans
l'ensemble de la composition . J'aurais dû ajouter
qu'une leçon conservée dans le manuscrit de la Bi-
bliothèque nationale (ancien n° 7185) semblait, en
n'admettant pas le premier exil de la reine Ge-
nièvre dans le Sorelois , mieux conserver la rédac-
tion primitive .
D'après cette leçon , la Reine ne subit pas deux
jugements successifs . En même temps qu'elle cède
le trône à la fausse Genièvre (1 ) , elle entend l'arrêt
qui ordonne son supplice . « Elle doit avoir les treces
«< colpées à tout le cuir ; parce qu'elle porta corone
<
«<desus son chief. Après , si aura les mains escorchiées
<< par dedans, pource qu'elles furent sacrées et en-
(C ointes, que nules mains de feme ne doivent estre ,
« se rois, ne l'a esposée bien et léaument en Sainte
(C église . Et puis sera trainée parmi la ville qui est
« li chiés du roiaume, porce que par murtre et par
« traïson a esté en si grant honor . Après tou ce ,

(1) Lancelot, laisse LXIX.


288 APPENDICE .

« sera arse et la poudre ventée.... Et pource que


« nous savons de voir que ele est corpable et que
« nus ne l'en devroit estre garans , si avons esgardé
« et jugé qu'il covendra que cil qui defendre la
<< vourra de ceste desleiauté s'en combate toz seus à
« trois chevaliers , les meilleurs que ceste dame-ti
« porra trover en toute sa terre. >>
C'est alors que Lancelot se présente , qu'il fausse
le jugement , combat et immole les trois champions
de la fausse reine . Les barons qui avaient porté
contre la vraie reine le premier jugement viennent
demander qu'on fasse droit contrairement à leur
sentence , en ordonnant le supplice de celle que le
sort du combat vient de déclarer parjure . Le roi est
contraint de faire saisir la seconde Genièvre avec
Bertolais son complice . «Lors furent andui amené
<< devant le roi : si plore la damoiselle moult ten-
drement, car bien voit que plus ne peut sa mau-
vestié estre cachée . Si vient devant la roine jointes
mains , et li connoist la desleiauté , oiant tous . Et
(C quand li rois l'ot , si est moult esbahis, et regarde
Bertolais , si li demande coment il s'osa entremet-
« tre de porchacier tel felonie ? Et Bertolais respont
« que il l'en conoistra la vérité de chief en chief :
<<< Il est voirs, fait-il , que je trovai ceste demoiselle
« en une maison de religion , et por la grant beauté
« dont je la vi , enquis et demandai qui ele estoit,
<<< car moult sembloit estre de hautes gens .... Et je
<« li dis sans faille que se ele vouloit errer à mon
(C«
< conseil, je feroie tant que ele seroit la plus haute

<< feme du monde . Et ele me demanda coment ? Et
( je dis que je porchaceroie tant que vous la prende- .
« riez à feme et despartiriez de la roine que ci est.
« Et quant ele oï ce , si me jura sur sains que à tos
(C jors seroie sire de son pooir . >>
VARIANTE . 289

<<< Ensi conoist Bertolais tote la traïson , et coment


« il porta le message et fist l'anel contrefaire que la
<
« damoiselle porta à cort ; et [ 1 ] coment il fit le roi
<< prendre et li dona la poison par coi il enaima
« la damoiselle . Et li rois est moult honteus et
«< iriés , et dist à Bertolais qu'il en aura son guerre-
<<< don, com traïtres et desleiaus . Maintenant fu
<< Bertolais pris et traisnés par tote la cité . Et la
<< damoiselle est encore devant la roine , si li crie
<< merci que ele li pardoinst le pechié de son forfait ,
« non pas por sa vie sauver , car, se Deus li aïst , ele
<< ne veut pas qu'on la laist vivre dès ores en avant ,
<< ains vuet que ele soit destruite honteusement come
«< cele qui bien l'a desservi . Et li rois en a si grant
<
«< pitié que il ne la puet esgarder , ains se fiert en
« une chambre . Et li baron vont après et li deman-
<<
<< dent que il feront de la damoiselle . Et il dist que
<< il en facent à lor volenté, selon ce que il esgar-
«
<
<< deront ce que l'en en doie faire . Et il dient que
<< adont l'ocirront - il par le jugement meisme qui
« de la roine fu fais ; car il lor est avis que ele doit
« d'autretel mort morir , puis que de ce forfait est
<< atainte , si com Bertolais et elle l'ont de lor boche
<< reconneu .
<< Ensi est la damoiselle jugiée par l'esgart des
<< barons le roi . Si fu tantost menée hors de la vile ,
« et li feus est apareilliés por li ardoir . Et ele estoit
« de si très-grant biauté que maintes larmes i ot plo-
« rées et assés i ot de teus gens qui moult à envis
<< soffrisissent sa mort, s'il euissent pooir de contre-
<< dire : mais ce ne peust estre . Si fu mise dedans le
« feu si tost com ele fu confesse , et avecques li fu
« Bertolais qui la traïson ot porchaciée . Si dient tuit
<
« que moult est grans dolors quant par le consei
<< d'un tel veillart est si bele feme honie ; et moult
ROM. DE LA TABLE RONDE. 17
290 APPENDICE .

« i ot de tel qui s'en partirent de la place ainçois


« que li feus fu alumez ; car il ne pooient avoir cuer
« de li regarder à morir. »
On était à l'approche de Noël : Artus voulut tenir
ce jour-là une « cour enforciée » dont la reine , désor-
mais réconciliée, l'aida à faire les honneurs. Le roi
parut surtout reconnaissant de ce qu'avait fait Lan-
celot : « C'est , disoit-il , li chevaliers del monde que je
« devroie plus amer et qui plus m'a servi . Car il fist
« la pais de moi et de Galehaut qui ci est, et me gita
« de la prison de la Roche ; et or m'a délivré d'une
« des greigneurs hontes qui onquesmés m'avenist.
« Desoresmés n'ai-je cure que il se desparte de ma
-
«
< compaignie. Ensi est la pais faite du roi et de la
<< roine. >>
Vient ensuite la description des fêtes données à
cette occasion . Le roi fait maints nouveaux cheva-
liers ; le reine prodigue aux dames les robes et les
joyaux. Quand Artus quitte la Carmelide , Galehaut
et Lancelot l'accompagnent dans une excursion en
Petite-Bretagne. Ils arrivent et séjournent à Quimper-
Corentin jusqu'aux fêtes de Pâques. « Si orent Lan-
<< celos et Galehaus toutes les joies qui d'amors puent
« venir ; car maintes fois parlerent à lor dames,
« sans compaignie d'autres gens . »
C'est au retour de ce voyage que Lionel est , à la
prière de Lancelot, fait chevalier par Artus. Le récit
de son combat contre le lion de Nubie est ici raconté
tout au long :
« Atant, ala li rois vespres oïr , et quant eles
<< furent chantées .... Lancelos prent Lyonel par la
« main, si le mene devant le roi et li requiert que il
<
«
< le face chevalier. Li rois, qui moult le voit apert et
« viste, respont que si fera-il volentiers .... Et Lyo-
« nel en a si grant joie que greignor ne porroit
VARIANTE . 291

« avoir. Atant furent les tables mises : si asistrent au


(C mengier , et orent leur table tout par els cil qui
<< noviau chevalier deurent estre ; et tot ce fù por
« l'onor de Lyonel .
<< Et quant il orent le tiers més éu , si entra laiens
« une damoiselle de moult grant biauté ; et tint en
<< sa main destre un lyon de grant fierté, lié par le
«< col en une chaaine ; mais tant crémoit la dame
« que jà ne fust si hardis que il se meust, tant com
« ele fust en sa compagnie. Li lyons fu esgardés à
<< grant merveille ; car il avoit une corone desus
<<son chief que de meismes la teste li ert créeue .
« Si s'en merveillerent moult tuit li chevalier qui en
<<la sale estoient, porce que oncques mais lyon co-
« roné n'avoient veu . Et la damoiselle qui le maigne
<<s'en vient devant le roi , si le salue et dist : Rois
1 <
«
< Artus, à toi m'envoie la plus vaillant pucelle qui
(Csoit, au mien escient ; et si est la nonpers de biauté
<< de totes celes del monde . Et, par la grant valor
« qui en li est, l'ont requise d'amors maint preude
<< chevalier de son païs et de maintes autres terres .
α Mais ele dist que jà à nul jor ne sera s'amor
« donée à chevalier, se il n'est de ta maison . Et si
<< covendra que cil qui l'amor ma dame voldra avoir
« se combate à cil lyon tant qu'il l'ocie par proesce
<< de cors et de cuer ; car madame a voé que jà s'a-
«< mor ne donra s'à celui non qui par la mort del
«<< lyon la conquerra .
« Et li rois respont que de ceste requeste ne s'en
«< ira-ele escondite ; car assés i a chevaliers qui vo-
«< lentiers emprendront le lyon à ocire , por gagner
<<< l'amor de la plus bele qui vive . Atant remest
< ceste parole jusqu'à l'endemain. Et quand il dut
«
<< anuitier, si menerent entre Galehaut et Lancelot
« Lyonel en un mostier, où il veilla tote nuit jus-
292 APPENDICE .

«< qu'au jor : n'onques de tote la nuit nel laissierent .


« Et au matin l'emmenerent à son ostel, s'el firent
« dormir jusqu'à la grant messe , et lors le menerent
« au mostier avec le roi . Et la roine li ot au matin
<< envoie cote et mantel et samit porpre . Si fu li
<« mantiaus forrez qui moult li siet bien . Mais ançois
<< qu'il entrassent el mostier furent aportées les armes
<< à tous cels qui chevalier devoient estre . Et lors
<< chauça li rois lo destre esperon , si come il estoit
«
<< costume ; mais les espées ne lor ceinst pas devant
<< qu'ils revenissent del mostier . Quant il orent les
«
<
< colées receues , si alerent oïr messe , et tuit armé,
«
<< car einsi lo devoient faire . Et si tost com la messe
«
<<< fu dite si lor ceint li rois les espées . Après s'en
<<< viendrent en la salle ; et si tost com il i furent
<< venu, s'en vint Lyonaus devant le roi , toz armés :
«< et li requiert que la premiere avanture qui est ,
<
<< après sa chevalerie , à cort venue , li otroie à ache-
« ver ; ce est la bataille del lyon . Et li rois dist que
«< il li donra moult volentiers : mais il est , fait-
<
<«< il , si hauz jors que je ne vos loe mie hui à
<«< combatre , ançois metrai la bataille en respit jus-
« qu'à demain et Lyonaus dist que jà n'en sera
<< desarmez ançois que il se soit combatus envers le
<< lyon que Deus li a amené si prestement. Lors
<< fist li rois avant venir la damoiselle qui le lyon
«
<< avoit amené, et li comanda que ele lo menast en
<< la cort aval , et ele si fist ; et puis li osta la chaaine
<<< del col et s'en monta arrières en la salle ; et li rois
• <<<monta en haut as fenestres , et chevalier et dames
« et damoiseles , por veoir la bataille del lyon et de
<
<< Lyonel
.
<< Et Lyonaus s'en vint à val, le heaume en la
<< teste, l'espée en la main. Si s'adresse droit au

lyon come cil qui assez a cuer, et l'assailli moult
VARIANTE . 293

<< vigoureusement, et li lyons se deffendie moult du-


«< rement. Et moult li empira ses armes, et li tran-
<«< cha la char parmi lo haubert en pluseurs lieus :
« més en la fin le prist Lyonaus parmi la gorge as
(C poinz que il avoit et durs et forz , si l'estrangla
« veiant toz cels qui l'esgardoient . Et de celi lyon
« porta messire Yvains , li fils au roi Urien , la pel en
<< son escu, et por ce fu-il apelés au lyon ( 1) .
<< Quand Lyonel ot le lyon ocis, si com vos avès oï ,
<<< si monta en la sale en haut et se fist desarmer . Lors
<< furent mandé li clerc qui les proesces des chevaliers
<< de la maison le roi Artu metoient en escrit . Et fu
<< Lyonaus accompagnés à cels de la Table ronde por la
<< proesce qui en li estoit, et por l'amour de Lancelot
<< son cousin.... Après vint la damoiselle qui le lyon
<< amena à cort, et prist congié du roi et de la roine
<
«<< et de tous les autres : et s'en parti celui jor meis-
« mes entre li et Lyonel. Et errerent tant par lor
(C journées qu'il viendrent là où la dame ert qui s'a-
<< mor li avoit donée .... Ne plus ne parole cist
<<< contes de lui ne d'aventures qui li avint, car il
« a (aillors) son conte tot entier . Ains retourne à
« parler du roi et de sa compaignie . »
Ainsi dans cette rédaction, apparemment la plus
ancienne , la vraie reine est condamnée par le même
jugement qui proclame la seconde Genièvre épouse
légitime d'Artus . Lancelot n'a pas à renoncer à la
Table ronde pour défendre la reine : ce n'est pas

(1) Le poëme du Chevalier au lyon dont Yvain de


Galles fils d'Urien est le héros, raconte tout autrement
l'origine de ce surnom . Nouvel Androclès , Yvain avait
sauvé la vie d'un lion vivement attaqué par un énorme
serpent, et le lion depuis ce temps avait suivi son libé-
rateur et pris part à ses hauts faits.
294 APPENDICE.

lui qui offre de soutenir sa cause contre trois che-


valiers ; c'est la cour du roi qui prescrit cette lutte
inégale. Il ne retourne pas avec la reine en Sorelois ,
où Galehaut ne mande pas les sages astrologues du
roi , pour avoir l'explication de ses rêves . Enfin l'A-
postole n'intervient pas , ne jette pas l'interdit sur le
royaume et n'oblige pas le roi à reprendre la véri-
table reine. Les deux amis restent à la cour toujours
bien venus du roi Artus , jusqu'au moment de l'enlè-
vement de messire Gauvain . Nous retournons ensuite
à la rédaction commune , si ce n'est qu'on ne voit
plus dans l'ancienne leçon, Lionel courant après
Lancelot, et rencontrant Galehaut qui l'oblige à re-
brousser chemin . Le nouvel adoubé avait suivi la
demoiselle au lyon, et ne devaits plus reparaître que
sous la plume du dernier continuateur du roman . ·

II.

Le troisième volume de notre Lancelot du lac


s'est arrêté où commence le Livre d'Agravain, qui
en forme la dernière partie . Ce livre est désigné
sous le titre d'Agravain, uniquement parce qu'il est
question, au début , de cet orgueilleux frère de mes-
sire Gauvain . Dans la crainte de n'avoir plus le temps
de réduire également << en nouveau langage » le texte
de cette dernière partie du Lancelot et des deux au-
tres livres , la Quéte de Saint- Graal et la Mort d'Ar
tus qui poursuivent encore et achèvent l'histoire
notre héros, je vais , en attendant, présenter une
analyse rapidement développée de ce qui, dans ces
trois livres, se rapporte à lui.
J'ai déjà fait remarquer que l'histoire entière-
ment fabuleuse de Lancelot du lac est l'œuvre de ro-
manciers successifs , dont un assembleur ou reviseur
· APPENDICE . 295

a plus tard rapproché , rejoint , interpolé et continué


les diverses parties . Voici comme devait être la dis-
position primitive du roman, et comme il serait per-
mis de le désassembler.

1. L'histoire de la Reine aux grandes douleurs. On


y raconte la fuite du roi et de la reine de Benoïc ,
la mort du roi Ban , la retraite de la reine dans le
Royal-moustier et l'enlèvement de son enfant, lejeune
Lancelot, par la Dame du lac. C'était apparemment
la mise en œuvre d'un lai breton.

2. Le Livre du prince Galehaut. Ici Lancelot ,


nourri et instruit par une savante fée , arrive à la
cour d'Artus qui l'arme chevalier . Il est frappé de la
beauté de la reine Genièvre à laquelle il rapporte
ses premières prouesses. Galehaut , fils de la géante
et prince des Isles lointaines, ressent pour Lancelot
une amitié comparable à l'amour de celui-ci pour
la reine. Au moment de conquérir le royaume de

Logres, il veut bien, par amitié pour Lancelot, s'in-
cliner devant le roi Artus et devenir compagnon de
la Table ronde .
Le grand épisode de la guerre d'Écosse ne se re-
trouve que dans les manuscrits qui avaient admis le
premier séjour de la reine Genièvre répudiée dans
le Sorelois . Galehaut, Lancelot, Lionel et messire Gau-
vain vont rejoindre le roi Artus près de la Roche
aux Saisnes. Exploits de Lancelot devant le Gué du
sang. Artus devient amoureux de la belle Camille ;
il est retenu prisonnier , ainsi que Gaherict, Lance-
lot, Gauvain et Galehaut. Première frénésie de Lan-
celot et sa première guérison par la Dame du lac . Il
délivre le roi Artus . Cet épisode formant les laisses
LIII à LIX, ne se retrouve pas , je le repète , dans les
296 APPENDICE .
meilleurs textes . - La seconde Genièvre vient ac-
cuser la véritable reine de s'être substituée à elle
comme épouse d'Artus et fille de Léodagan. La reine
condamnée échappe au dernier supplice par la valeur
de Lancelot . Histoire de l'enlèvement , de la quête
et de la délivrance de Gauvain . Lancelot , vainqueur
de Karadoc , est victime de la haine et des sor-
celleries de Morgain . Il tombe en frénésie , et Ga-
lehaut , ne pouvant se consoler de l'absence de
son ami , meurt de langueur . Ce livre de Galehaut
doit avoir encore eu pour garants deux ou trois lais
bretons .

3. Le Livre de la Charrette . L'auteur de cette


partie rend la raison à Lancelot et le fait monter
dans la charrette. Il passe le pont de l'Épée, va dé-
livrer la reine, que Meleagan , fils du bon roi Baude-
magus , avait enlevée . Bohor l'exilé monte et fait
monter dans la charrette Gauvain et tous les compa-
gnons de la Table ronde . Ainsi cesse le déshonneur
dont étaient frappés ceux qui précédemment étaient
vus de cette sorte de voiture .
L'auteur de la Charrette a dû s'arrêter ici . On
raconte ensuite comment la reine ayant vu passer
devant elle un chevalier couvert des armes de Lan-
celot et emportant une tête nouvellement coupée ,
tremble que cette tête ne soit celle de Lancelot . Aus-
sitôt les compagnons de la Table ronde entreprennent
la quête de notre chevalier . Alors commence le récit
des aventures de ces enquêteurs, qui se continue
dans le livre d'Agravain.
C'est à ce point que nous avons conduit notre
réduction. Mais il est aisé de voir que l'auteur du
livre de la Charrette n'avait pas composé l'Agravain,
que nous trouvons le plus souvent copié isolément ,
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 297

ou bien complétement séparé des autres parties, bien


qu'il continue le récit interrompu dans la laisse pré-
cédente . C'est ainsi que les continuateurs de Chrestien
avaient repris , au milieu d'un récit, les poëmes de
la Charrette et de Perceval.
Pour compléter au moins l'histoire de Lancelot ,
poursuivie dans les livres d'Agravain, de la Quête du
Graal et de la Mort d'Artus , je me contenterai d'en
extraire tout ce qui se rapportera à notre héros dans
ces trois derniers ouvrages , en laissant de côté les
récits d'ailleurs fort agréables qui touchent à Gau-
vain et à ses frères, à Keu , à Sagremor , à Yvain de
Galles, à Hector et aux deux frères Lionel et Bohor .

III.

Depuis le jour où la reine , arrêtée devant la Fon-


taine aux fées, avait cru voir la tête de son cher
Lancelot suspendue aux arçons d'un chevalier in-
connu, elle n'avait pu rien savoir de ce qu'il était
devenu . Les compagnons de la Table ronde qui ,
sur l'invitation de Gauvain , s'étaient mis en quête ,
ne donnant pas de leurs nouvelles , la reine prend le
parti d'envoyer à la Dame du lac une de ses cou-
sines , devenue sa confidente , depuis la mort de la
dame de Malehaut . Voici comment elle lui trace le
chemin qu'elle devra suivre : « Il vous convendra
<< demain aller en Gaule , et quand vous i serez , si
<<< querez un chastel que l'on appelle Trebes ; près de
<< ce chastel a une abaïe que l'on appelle Mostier-
« roial.... li mostiers siet en un tertre , et desous en
«<< une valée a un lac . Quant vos i serez , si entrez
<< ens sûrement et n'aiez pas peor, car ce n'est s'en-
<<< chantement non . » La demoiselle , comme on le ra-
conte plus loin, arrêtée et retenue prisonnière par
17.
298 APPENDICE .

les ordres du roi Claudas de Bourges, ne peut remplir


ce message, et n'est délivrée , longtemps après , que
par l'armée bretonne, quand Claudas se voit forcé
de rendre aux enfants des rois Ban et Bohor leur
ancien héritage .
Pour Lancelot , il continuait, comme nous avons
vu (p. 211 ) , à suivre une vieille femme , qui ne lui
avait pas même laissé le temps de prendre congé de
la reine . Le fer de lance que Bohor , dans un combat
précédent, lui avait fiché dans la cuisse , le retient
malade pendant plus de six semaines . Quand il re-
monte, c'est pour ajouter à la série de ses prouesses.
D'abord il venge et délivre une demoiselle enlevée
de force par un félon chevalier . Pour le remercier, la
demoiselle se rend à Kamalot et apprend à la reine
que son amant vit encore . Le roi ravi de la nouvelle
donne à la messagère le château de Loverzẹp ( 1 ) , où
elle était née .
Lancelot s'arrête ensuite devant une claire fontaine
bordée de deux sycomores (2 ) , sous lesquels un che-
valier nommé Carnadan, sa sœur et une autre demoi-
selle avaient étendu une nappe et déjeunaient gaie-
ment. Lancelot , invité à partager leur repas , ôte
son heaume, pour le malheur d'une de ces demoi-
selles . « Il ot eu chaut et fu vermaus à demesures ,
« et fu de totes biautez si garnis que nus ne poïst
<< estre plus biaus. Lors commenca à le regarder la
<< suer au chevalier qui estoit si bele et de cors et
<< de façon qu'en tôt le païs n'avoit chevalier si pois-
<«<< sant qui ne la preist volontiers por sa biauté :
<< mais oncques n'avoit amé par amors . Ele regarda

(1) Var. Louverlept-Lovezep.


(2) Par le nom de cet arbre qui revient si souvent dans
nos romans, il faut entendre le mûrier ou le figuier,
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 299

<< Lancelot tot adés com ele menja , et vit sa bouche


<< vermeille et ses eulz qui li semblent des clers
« émeraudes ; et voit son front bel et sa chevelure
<
« crespe et sore dont li chevel sembloient d'or ; et
<< voit en lui tant de biauté qu'elle ne cuidoit pas
- « qu'en paradis eust nul si bel ange . Meintenant la
« fiert Amors si tranchanment qu'ele tresaut tote. »
Pour Lancelot, il regarde la claire fontaine, prend
une coupe d'argent, la remplit d'eau et la vuide
d'un trait. Mais quand il veut se lever, il n'en a
pas la force et se sent un malaise subit ; deux gran-
des couleuvres avaient empoisonné la source . La
belle demoiselle connaissait la vertu des simples :
<< Lors vet par la praierie et quiert erbes teles come ele
«< cuide bones à venin oster ; puis revient et les tri-
« ble, au pont de l'espée Lancelot, en la coupe meis-
«< mes où il ot beu , et mele avec triacle ; puis li ovre
<<< la bouche et l'en met ens un petit : mès il est jà si
« enflez que ses jambes n'estoient pas moins grosses
<< que un home parmi le piz . Et la damoiselle dist à
« son frere : Sire , allez-vos ens poignant , et
CC aportez o vos tant de robes comme vos en tro-
<<< verez en ma chambre : si coucherons ici ce che-
« valier ; car qui or l'emporteroit, il le covendroit
« morir . » Les robes apportées, on le désarme , on
le couche dans un pavillon qu'on se hâte de tendre ;
il y demeure toute la nuit, couvert d'un amas de
robes et de fourrures . « L'endemain , eutor primes,
« si dist : Damoiselle vous m'ociez qui tant me fetes
« sofrir ceste chalor . · Sire , fet- ele, si vos en plei-
<<< gnez-vos : beneoit soit Dieu , qui le povoir vos en
<< a doné. ― Lors oste deux coutes peintes et deux
<<< covertors gris qui sur lui estoient, si trouve desen-
« flé le vis et les membres. Mès einsi est avenu que
<< n'a sor lui cuir ne ongles és mains né es piez qui
300 APPENDICE .

<< ne li soient chéoit, ne chevel en teste. Il se sent


« auques alegiés de son mal : si demande les cheveus
<
<«< metre dans une boite et bien garder , car il les
« voudra envoier à la reine , por ce qu'ele croie mieus
<<< ceste aventure . >>
Il était encore assez malade , quand Bohor et Lio-
nel , qui chevauchaient de ce côté, s'arrêtent devant le
pavillon et reconnaissent bientôt dans le chevalier gi-
sant leur cousin Lancelot . Bohor lui raconte comment
ayant pris l'engagement téméraire d'enlever la reine
il avait soutenu contre lui un long combat. Lionel
consent à retourner à Kamalot, pour remettre à Ge- ·
nièvre les beaux cheveux de Lancelot que la force
du venin avait fait tomber. La reine , heureuse de
savoir que son ar ant vit encore , « ovre la boiste et
<< quand ele voi' es cheveus, si les comence à besier
« et à metre à eseulz , et en fet aussi grant joie come
« se ce fussent fi cheveu d'aucuns cors sains . >>
Lionel retourné vers Lancelot lui annonce qu'un
grand tournois vient d'être crié par l'ordre du
roi et d'après les conseils de la reine . Il sera
donné dans la prairie de Kamalot . Mais Lancelot ne
reprenait pas ses forces, et la demoiselle qui avait
espéré le guérir était elle-même tombée malade de
l'amour qu'elle avait ressenti pour lui . Elle ne voulait
ni le guérir, ni guérir elle- même , s'il ne s'engageait
à la payer de la même tendresse . Le cas devenait
embarrassant, car Lancelot, pour rien au monde,
n'eût voulu faire à la reine la moindre infidélité .
Lionel ébranla pourtant sa résolution : « Or me di-
<<< tes, fit Lyons , aimés vous moult madame la roine ?
<< Oil, plus que moi- meismes . Donc vous ne
« feriez pas volentiers à vostre escient chose qui li
сс despleust ? - Non voir je voil mieus estre ocis.
(c- Et est-il riens que vos ne féissiez por garantir-
ANALYSE DE L'AGRAVAIN.. 301

<<< la de mort ? - Nenil, voir. Et se vos moriez ,


<< que cuidiez vos qu'ele feist ? ― Je sai bien qu'ele
<< en morroit, car ele ne m'aime mie meins que je
<<< fas li. - Donc vos monstre-je par raison que se
<
« vous véez à ceste pucele vostre amor , vos amez
<<< mieulz la mort madame que sa vie . Et si vos dirai
« coment. Vos véez bien que vos estes à la mort , se
«
< ceste pucele ne vos en garist ; ne ele ne vos puet
« garir se vos del mal que ele a ne la garisiez ; car
<«< ele n'est malade se par vos non . Ensi la poez garir ,
« et vos par li ; et se ne volés fere , ele morra et
<< vos morrez . Et quant vos serez or mors, et par
<< vostre malvestié, madame la roine l'orra dire , et
<< puis qu'ele vos aime tant , je sai veraiement qu'ele
<< en morra ; ensi en ocirrois vos trois, vos et ma-
<<< dame la roine et ceste damoiselle . Dont l'en porra
« dire que vos auriez fet desloiauté, que par vos se-
<< roit morte la plus belle dame del monde et la plus
« haute , et ne l'auroit pas deservi ; et la plus bele
(C pucele , qui une fois vos avoit jà rendu la vie : et li
<< rendez tel gueredon que por la vie li rendez la
<<< mort. >>>
Il fallut, pour convaincre Lancelot , que Lionel re-
tournât à Kamalot et revînt à la hâte rapporter la
réponse de la reine : « Elle vos envoie plus de cent
<< mile saluz , et vos mande, se vos onques l'amastes,
« que por vos delivrer de mort et li ausi, façois la
<< volenté à la pucele ; et se vos ce ne fetes , vos avés
<< s'amor perdue . » Il fait donc dire aussitôt à la de-
moiselle qu'il veut être désormais son chevalier, et
qu'il n'y a pas au monde demoiselle qu'il aime autant
qu'elle . Heureusement pour l'amant de la reine ,
celle-ci ne demandait rien de plus : son amour était
dégagé de tout desir charnel . « Il est voirs , fet-ele ,
<< que je vos aime en autre maniere que feme n'ama
302 APPENDICE .

<< onques home ; car amors d'ome et de feme vient


<< par charnel assemblement. Dont il covient que vir-
CC genité soit corumpue . Mès de vostre amor ne sera
(C jà virgeneté malmise ; ains la
garderai en tel
<< maniere que je vos dirai, tos les jors de ma vie.
<< Vous me créanterez qu'en quelque leu que vos me
<< troverez , me tendrez por vostre amie , sauve l'en-
<< nor de vostre dame ; et je vos créanterai que ja-
« mès jor que je vive n'amerai autre que vos , ne
<< home ne tocherai charnelment ; ensi porrez-vos
<<< moi amer come pucele , et autre come dame : et
< ensi porrés -vos garder l'enor de l'une et de l'au-
«
<<< tre. Mès, fait Lancelot, comment porroit-ce
<< estre que de charnel assemblement vos gardessiez ,
« qui tant estes bele et avenant , et troverois encor
« tant de preudomes qui à feme vos demanderont ?-
« Sire , je m'en priserai mieuz et mieuz me plaira , se
« por amor de vos gart mon pucelage à toz les jors
« de ma vie . » On devine maintenant comment Lan-
celot fut guéri , sans avoir rien soustrait à la reine de
ce qui lui appartenait.
En quittant sa nouvelle amie , Lancelot, parfaite-
ment rétabli , lui donne une ceinture à jointures d'or ,
présent de la reine , en échange d'un fermail d'or
qu'il promet de garder à son cou . Il rend à sa vieille
conductrice le service qu'elle attendait ; c'était d'aller
porter secours aux cinq fils d'un duc Callot, ligués
contre leur père . Celui- ci avait pourtant le bon
droit pour lui ' ses fils n'avaient pu souffrir de lui
voir donner à son gendre la moitié de ses terres ;
ils avaient tué ce gendre et s'étaient emparés de la
plus grande partie de l'héritage paternel. La cause
du père était défendue par les trois frères de Gau-
vain, Gaheriet, Guerrhes et Agravain. Lancelot l'igno-
rait, trompé par la vieille et par les «greignors men-
ANALYSE DE L'AGRAVAIN. 303

<< conges du monde » qu'elle lui avait contés. Dans un


dernier combat, il rencontre le duc et le frappe mor-
tellement ; il désarçonne Gaheriet et fait prisonnier
les trois frères . En apprenant leurs noms, il regrette
sa victoire et les fait remettre en liberté ; mais sans
leur laisser soupçonner quel est celui qui les avait
conquis.
Débarrassé de la vieille, Lancelot et Lionel s'en-
gagent dans la forêt de Tenque qui avait deux lieues
de long et une de large . « Li solaus ert chans et lor
<< armes furent eschaufées del soleil ; si les covint re-
« poser, tant que li chaus fu passez . Lors mist chas-
< cuns pié à terre et osterent les seles à lor chevaus
«
<< et les lessierent pestre de l'herbe parmi le bois .
« Puis ostent les hiaumes et abatent les ventailles
<< por recoillir le vent ; si se couchent desoz l'ombre
<< d'un pomier. Et Lancelos s'endormi , por ce qu'il
<< trova la froidor de l'eve et la douçor del vent.
« Et Lyons veilla . » Il eût mieux fait de dormir
comme Lancelot ; car ayant voulu venger un cheva-
lier que Torrican , le frère de Karadoc de la Tour
douloureuse , venait d'immoler, il est lui-même navré
et emporté par cet affreux Torrican , avant que Lan-
celot soit réveillé .
3
Bientôt viennent à passer trois belles dames qui
font étendre sur l'herbe un beau tapis , à quelques
pas de l'endroit où il reposait endormi. L'une était
la reine de Sorestan , « qui marchissoit à Norga-
« les, par devers Sorelois . » L'autre , Morgain la fée ;
la troisième, Sebile l'enchanteresse : « Ce estoient les
<<< trois femes del monde qui plus savoient d'enchan-
<< tement et de charaies , sans la Dame del lac ; et
« parce qu'eles en savoient tant s'entramoient- eles
« si qu'eles chevauchoient tosdis ensemble . » Elles
aperçoivent Lancelot et, ravies de sa beauté , se dis-
304 APPENDICE .

putent, sans en tomber d'accord, le bonheur de le


posséder. Enfin elles jettent sur lui un charme qui
l'empêche de se réveiller, et le transportent sur une
litière au château de la Charrette, qui appartenait à
la reine de Sorestan . Il fut enfermé dans une belle
chambre où il n'y avait qu'une porte « et deux fe-
« nestres de fer . » En se réveillant prisonnier, il ne se
rend compte de rien de ce qu'il voit ; il se croit
<< enfantosmés » , quand paraissent devant lui les
trois dames qui l'invitent à choisir celle des trois
qui lui plaira le mieux à ce prix pourra-t-il recou-
vrer sa liberté . Lancelot répond qu'il aime mieux
rester prisonnier toute sa vie que faire entre elles
un choix où son cœur n'aurait aucune part. Elles
sortent également furieuses. Morgain ne l'avait pas
reconnu, « por ce qu'il oi esté touzés ( tondu) novel-
<<< ment. >>
Heureusement, une des suivantes de la reine est
pour lui ce qu'avoit été déjà la sœur de Meleagan.
Elle détestait sa maîtresse , et elle le fit sortir de
nuit, après lui avoir conté que dans un récent tour-
noi , les chevaliers de Norgalles avaient vaincu ceux
du roi Baudemagus . En quittant le château de la
Charrette, «< il entre en un vergier ; du vergier en
« une petite praierie . Lors trouve un estroit sentier
<< qui le mene droit à une forest où il avoit un pa-
<< veillon tendu devant un grant orme. » Dans ce
pavillon brûlaient deux cierges , près d'un lit couvert
d'un « samit pourpre » . Personne , dans le lit ni dans
le pavillon. Il se désarme, laisse paître son cheval,
et mettant son épée au chevet du lit, il ôte ses
vêtements, éteint les cierges et se couche . Il dormait
profondément, quand arrive à tâtons le maître du pa-
villon qui se couche auprès de lui, le prenant pour son
amie. En conséquence, il le réveille et lui prodigue
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 305

des caresses fort inattendues. Lancelot de son côté


se croit assailli par une femme impudique , et reçoit
fort mal de telles avances . Le chevalier reconnaît sa
méprise, mais pour tomber dans une autre : il pense
avoir affaire au séducteur de son amie, et de là, une
lutte violente qui se termine par la mort du pauvre
maître du pavillon . Cela fait, Lancelot retourne au
lit et se rendort jusqu'au matin .
Nous passons rapidement sur un grand tournoi,
dit de la Harpe , dans lequel Galehaudin, fils de Ga-
lehaut, et Mordret soutiennent le roi de Norgalles
contre le roi Baudemagus . Lancelot en prenant le
parti de celui-ci lui assure la revanche de la précé-
dente assemblée. Pour ne pas être reconnu , et sui-
vant son usage, il s'esquive aussitôt après le tournoi.
Il n'était pas encore fort éloigné quand une dame
l'accoste, le salue , le reconnaît et l'invite à la suivre
en promettant de lui montrer des choses merveil-
leuses. Il y consent et ils arrivent au fond d'une
vallée , devant un beau château aux murs bastillés . Il
faisait nuit, le portier interpellé par la dame ouvre :
elle avance jusqu'au << mestre palais » . Plusieurs
valets vont à sa rencontre avec cierges allumés : elle
leur recommande de faire honneur au meilleur des
chevaliers du monde . Lancelot descend , on le dés-
arme, on lui présente de l'eau chaude pour « laver
<
<< son cors qui tos est nercis des mailles de l'au-
«
« bert . » Le lendemain il rappelle à la dame sa pro-
messe de lui montrer des choses merveilleuses , et
elle l'accompagne jusqu'au château de Corbenic.
Avant d'arriver, une demoiselle vient dire à la dame
qu'elle hait sans doute ce chevalier, pour le conduire
dans un lieu où il ne doit recueillir que plaies et
honte : ils n'entrent pas moins dans la ville . Lancelot
entend crier autour de lui : << Sire chevalier, la
306 APPENDICE.

<< charrette vous attend.-- En bonne foi, répond-il,


< ce ne sera pas pour la première fois . » Puis il distin-
«
gue une voix plaintive : c'était la demoiselle que mes-
sire Gauvain n'avait pu tirer du bain d'eau bouillante
dans laquelle elle était plongée . A Lancelot était ré-
servé l'honneur de la délivrer. De là il pénètre dans
un cimetière et lève avec facilité une tombe sur la-
quelle étaient écrits ces mots : Ceste tombe ne sera
levée devant que li liepars i metra main, de qui li
grans lions doit essir ; et cil la levera . Et lors sera en-
gendrez li grans lions en la bele fille au roi de la
Terre foraine. Lancelot lit sans comprendre et lève
la tombe , d'où sort un hideu serpent à la gueule
enflammée , qui semble vouloir réduire en charbon
tout ce qui l'approche . Après un long combat, Lan-
celot parvient à lui trancher la tête . Ramené en
triomphe dans le palais , il est accueilli par un des
plus beaux chevaliers du monde qui le reconnaît
pour celui qui doit lui-même , ou par son fils , délivrer
le pays des étranges aventures qui jour et nuit se
succèdent. C'était le roi Pelles de la Terre foraine,
le dernier, descendant de Josué frère d'Alain , celui
auquel Josephé avait transmis la garde du Saint-
Graal (1).
Mais comment Lancelot pourra-t-il avoir un fils
d'une autre que de la reine Genièvre ? Comment
cet enfant sera-t-il destiné à devenir le dernier dépo
sitaire du mystérieux vase ? Il faudrait , remarque le
roi Pelles, « qu'il éust ma fille à faire sa volenté. »
- Il n'y consentira jamais , répond une vieille femme
nommée Brisane, maîtresse ou gouvernante de la

(1) Pelles, comme ses ancêtres directs, portait le nom


de roi pécheur. Dans le poëme de Joseph d'Arimathie,
Bron avait seul été surnommé Riche pécheur.
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 307

jeune princesse. Il aime trop la reine pour vouloir y


entendre : mais il faut trouver un moyen de lui faire
prendre le change . Comme ils se consultaient , Lan-
celot voit entrer par une fenêtre le même coulon que
messire Gauvain avait déjà vu avant lui. Il portait à
son bec un encensoir d'or , et le palais est aussitôt
rempli des plus suaves odeurs . Tous ceux qui étaient
dans la salle tombent en même temps à genoux ; le
coulon passe dans la chambre voisine , pendant que
des valets arrivent , dressent les tables et étendent

les nappes. Tous prennent place en silence ; Lance-
lot fait comme les autres , s'assoit devant le roi et
comme euxeux se met en prière. L'instant d'après ,
entre la belle demoiselle qui s'était également mon-
trée à Gauvain, Lancelot lui-même est ébloui de
ses charmes , seuls comparables à ceux de la reine.
Elle tenait dans ses mains le riche vase « fez en sem-
<< blance de calice » , devant lequel il s'incline et s'age-
nouille, comme tous les autres . Puis les tables se
trouvant chargées « de tous les biaus mangers que
« l'on saroit désirer, » la demoiselle rentre dans la
chambre d'où elle était venue .
Que pensez-vous , dit alors le roi Pelles à Lan-
celot, de la demoiselle qui apporta le saint calice ?
Il me semble, répond-il, « que damoiselle ne vis-je
<< oncques si belle ; car de dame ne dis-je mie . » Cette
réponse confirme le roi dans la pensée que Lancelot
aimait la reine Genièvre . La vieille Brisane parle
ensuite à Lancelot : « Comment le fait le roi Artus ?
demande-t- elle , car pour la Reine , j'en sais de plus
fraîches nouvelles . Je l'ai vue naguères en très- bon
point. Où la vîtes-vous ? A deux lieues d'ici ;
elle doit y passer la nuit prochaine. ― Vous vous
moquez. --- Si vous en doutez , venez avec moi et je
vous la ferai voir. - Volontiers . »
308 APPENDICE.

Brisane retourne au roi : « Faites , dit-elle , monter


votre fille ; elle se rendra à votre château de la
Quasse, elle se couchera dans le plus beau des lits.
La nuit venue, je lui conduirai Lancelot auquel je per-
suaderai que c'est la reine qu'il trouvera ; « et j'ai
« appareillé un tel boivre dont je li donrai : et puis
<< qu'il en aura beu et la force li sera montée el
« cervel, je ne dout pas qu'il ne face tote ma vo-
«<< lenté . >>
Ils arrivèrent à la Quasse à la nuit fermée. Les
choses se passèrent comme le roi et Brisane le dési-`
raient Lancelot fut trompé par le philtre qu'on lui
avait préparé . < « Lors est plus convoitiés et plus en-
« parlés qu'il ne sieult , ... il ne set où il est et li est
<< avis que parole à une dame qui fesoit compaignie
« à la roine. Si li dist Brisane : Sire , ma dame vos
<«< atend et vos mande que vos ailliez parler à li. Et
« il se fit maintenant deschaucer et entre en la
< chambre en braies et en chemise et vient au lit ; et
«
« se couche o la damoiselle , com cil qui cuide estre
« o la roine . Et cele qui riens ne desirroit fors avoir
<
« celui de qui terrienne chevalerie est enluminée , le
(C reçoit liée et joieuse ; et il li fet tel joie come il
<< savoit fere à sa dame la roine Genievre .
<<< Ensi sunt mis ensemble li meillors chevaliers et
<
«< la plus bele pucele et del plus haut lignage qui
« fust lors ; et se désirrent par diverses entencions :
«< car ele ne le fet mie por eschaufement de char,
<< més por le fruit recevoir dont tos li païs devoit re-
<
« venir à sa premiere beneurté . Tote la nuit fut Lan-
<
« < celos o la damoisele ; si li toli le nom à qui ele ne
<< pot plus veraiement retorner : car se l'on la pooit
« au soir apeler pucele, cil nons li fu changiez en
<<< damoiselle l'endemain.... Et de cete flor perdue fu
<< restorez Galaad , li vierges, li resoignés chevaliers,
Tome V. Page 308,

9.0

Leon Techener Imp, Ch,Delâtre,


ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 309

qui les aventures del saint Graal mist à fin et


<< s'asist el perilleus leu de la Table reonde . Et tot
<< einsi come li nons de Galaad avoit esté perdus en
<< Lancelot par eschaufement de luxure , tot ensi fu
<< recovrés en cestui par abstinence de char . Car il
<< fu vierges en volenté et en euvre jusqu'à la mort ,
<< si com l'estoire le devise . »
Dès que le philtre eut perdu sa vertu , Lancelot
ouvrit les yeux et ne reconnut plus la reine Genièvre.
La demoiselle qu'il voyait à ses côtés lui avoua qu'elle
était Hélène , la fille du roi Pelles . Dans son indigna-
tion, il courut à son épée et voulut immoler celle
qui l'avait trompé ; mais la merveilleuse beauté d'He-
lene le désarme ; il lui pardonne et ne songe plus qu'à
fuir les lieux qui lui rappellent son crime involon-
taire. La prévoyante Brisane avait fait disposer son
cheval ; il monte et s'éloigne sans prendre congé
de. personne.
Passons quelques aventures successives de notre
héros . Un chevalier discourtois profite du moment
où il était perdu dans ses rêveries pour le faire
tomber dans les fossés de son château , et il court
grand risque de s'y noyer. Il arrache ensuite des
mains de trois chevaliers la demoiselle qui l'avait
guéri et qu'il avait promis d'aimer plus que toute
autre demoiselle. Conduit par elle dans le château
des Mares , il y retrouve la mère d'Hector, que nous
avons vu l'objet de l'amour passager du roi Ban ,
comme l'avait conté le livre d' Artus . Il apprend d'elle
avec joie que le preux Hector est son frère de bast.
En quittant le château des Mares, il s'engage , en
dépit de tous les conseils de son écuyer et d'un
pieux ermite, dans la Forêt perdue, d'où l'on n'a-
vait jamais vu revenir un seul des chevaliers qui
s'y étaient aventurés.
310 APPENDICE .

Il arrive devant une tour près de laquelle trente


riches pavillons étaient tendus . Au milieu de ces
pavillons quatre pins couvraient de leur ombre
une chaire garnie de samit vermeil , et sur cette
chaire était posée une couronne d'or . A l'entour des
pins une belle assemblée de dames et de cheva-
liers se tenant tous par les mains, formaient une
ronde joyeuse et rapide . Voilà, dit Lancelot , une
agréable compagnie . Approchons, et voyons d'où
vient ce bel enjouement.
Il avance donc ; mais à peine a-t- il atteint le pre-
mier pavillon qu'il se sent tout autre qu'il n'était.
Ce n'est plus un chevalier désireux d'accroître son
bon renom et de mieux mériter auprès de sa dame,
il ne songe plus qu'à danser , caroler et chanter. Il
descend, confie son cheval à l'écuyer, dépose son
heaume, jette à terre écu et lance , puis sans avoir
détaché son haubert, il saisit par la main la demoi-
selle la plus avancée , frappe et tourne du pied comme
les autres , en chantant avec eux une chanson sur la
reine Genièvre , en langage d'Écosse . L'écuyer, de-
meuré en arrière, n'y comprend que ces paroles :

Voirement avons-nous
Des reines la plus belle.
Voirement fait-il bon
De maintenir amours.

Et après avoir prié son maître de sortir de la carole ,


il prend le parti de s'éloigner . Pour Lancelot, il
n'aurait jamais cessé de danser , si une demoiselle
ne se fût approchée de lui pour l'inviter à venir
s'asseoir sur la belle chaire , et à prendre la couronne
d'or pour la poser sur sa tête . « Je n'ai cure, répond-
il, de chaire ni de couronne . Je ne veux que danser
ANALYSE DE L'AGRAVAIN. 311

et gaiement chanter. ― Il le faut pourtant, reprend


la demoiselle , pour que nous sachions si c'est à
vous qu'il est réservé de nous délivrer . » Il s'assoit ,
et la demoiselle en le couronnant lui dit : << Beau
sire, sachez que vous avez ceint la couronne de votre
père . » En même temps, il voit tomber de la tour
une image de roi qui se brise en touchant la terre.
Aussitôt l'enchantement prend fin, Lancelot revient
en son bon sens , et avec lui toutes les dames et che-
valiers qui formaient la carole . On le conduit dans
la tour, on le désarme et il apprend que le privilége
de détruire l'enchantement des caroles avait été ré- .
servé au plus beau et au plus preux des chevaliers .
Un viellard lui raconte comment avaient été établies
les caroles et le jeu des échecs , ainsi qu'on l'a vu
dans l'Artus. (Laisse v, p . 196-199 . )
Voyons maintenant , dit Lancelot, les pièces de cet
échec, qui se meuvent d'elles-mêmes et n'ont jusqu'à
présent cessé de mater quiconque engageait contre
eux la partie.
« Et Lancelot, qui les voit si beles et si sou-
<<< tilment ouvrées , les prent et les assiet . Si comence à
(C joer et à trere et à remuer le poonnet de joste la
« fierce (1 ) . Ausi font li autre . Quant il a grant piece
«< joć del poonnet, si remue son jeu par la force de

< soutilleté ; et remue les chevaliers et puis les ros
« (les tours) ; si fet ses trets en tel maniere que tote
« sa mesniée a bone garde . Puis double ses ros à
<< la destre de ses chevaliers . Si a tant mené son jeu
<< par engin, voiant toz ceus de leians, que il salue
«
« le Roi en l'angle et li dist mat d'un poonnet . »
Le jeu vous appartient, s'écrient tous ceux qui
le regardaient ; et pour avoir gagné cette partie, vous

- (1) La reine du jeu actuel. Du persan Ferzen, vizir.


312 APPENDICE .
ne serez jamais maté ni conquis par les armes. Lan-
celot emporte l'échiquier et son premier soin est de
l'envoyer à la reine Genièvre qui , étant à ce jeu de
première force , veut aussitôt l'éprouver ; elle est
« matée en l'angle >> comme tous ceux qui après
elle essaient de jouer . Le roi Artus , charmé d'un
si précieux présent, récompense magnifiquement
celui qui l'avait apporté : il lui donne « bones ar-
<< mes , deus bons chevaus , deus paires de robes,
<< et vessellemente tant com li plot ; et la roine lui
« en dona tant , d'autre part, qu'il en fu riche tos
<< les jors de sa vie . »
En sortant de la Forêt perdue , Lancelot se voit
entouré par une horde de chevaliers qui, pour ven-
ger la mort du duc Callot , l'entraînent dans leur
château et le précipitent dans un puits rempli de
serpents et de vipères. Une piteuse demoiselle lui
tend une corde et lui permet de remonter , pour
le malheur de ceux qui l'avaient pris . En s'éloignant
de ce château, les jambes ulcérées par la morsure
des couleuvres , il n'en a pas moins raison d'un odieux
chevalier qui devant lui maltraitait une demoiselle,
et qui, pour toute réponse à ses remontrances , avait
tranché la tête de la pauvre fille . Lancelot le réduit
à demander merci ; mais , s'il consent à lui laisser
la vie c'est à des conditions assurément plus rudes
que la mort.
<< En lieu d'amende , lui dit-il , te covendra fiancer
« ce que je te comanderai. Et cil dit que il tot ce
<
CC qu'il comandera fera. Lancelot en prent la foi ,
«< lors dit : Tu as ceste dame ocise à tort, et por ce,
<
<< voil que tu en faces tel amende tu prendras la
<<< teste et le cort de la damoiselle ocise et les metras
« devant toi sur un cheval et l'emporteras devant
« toi à la cort le roi Artu. Tu te presenteras à ma-
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 313
<< dame la roine et as dames et as damoiselles de
laiens, et recognoistras ton mefet, et lor mostreras
<< la damoiselle ocise ; puis lor bailleras l'espée , et se
(C il te vuelent ocire, sofrir le te covendra . Et diras à
<<
<<< madame la roine que li chevaliers qui les eschez li
<< envoia t'a comandé à fere ceste amende . Et se il
<< te quitent, tu t'en iras à la cort le roi Baudemagus
<
« et te presenteras as dames de léans come je t'ai
« dit. Et se einsi es quites par le comun esgart, tu
«< t'en iras à la cort le roi de Norgales et te presente-
<< ras einsi come as autres . Et se lors es quites de ce
mesfait, je suis cil qui depuis ne t'en demanderai
<< riens ; car bien en auras fet tote ma volenté. » La
pénitence , dit le chevalier , est bien cruelle ; toutefois
je l'accomplirai . « Et Lancelos vint là où la dame
<< gisoit ocise ; si en prist la teste et la lia par les
<<< treces entor le col au chevalier , si qu'ele li gesoit
« sor le pis et li comanda que il einsi la portast. »
La reine Genièvre reçoit le malheureux chevalier
qui dut lui raconter sa cruelle aventure . Elle n'ordonne
pas qu'on lui tranche la tête, et comme le cadavre
de la demoiselle répandait une odeur infecte , elle
le fait embaumer avant de lui permettre d'achever sa
durę pénitence . « Lors comande à atorner la damoi-
<< selle et à oindre d'ognemens bones et riches , si
« que puor n'en peust issir. Après , la mist en un
« cofre et fist avec metre si grant plenté d'espices
<<< et de boenes herbes que moult en issoit boene
<<< oudor . >> Quand le chevalier eut visité Baudema-
gus et le roi de Norgalles , il demanda à la reine de
ce dernier pays s'il s'était bien acquitté . Assurément,
répondit-elle. <<< Lors fist-il enfoïr le cors de la da-
<<< moiselle en une chapelle où un ermite manoit . Si
<< se departi por revenir en son païs . »
Passons rapidement sur le long récit du tournoi
ROM. DE LA TABLE RONDE . 18
314 APPENDICE .

de Kamalot, où Lancelot averti par Bohor de la


jalousie dont n'ont pu se défendre les compagnons
de la Table ronde, se range du côté opposé et les
abat l'un après l'autre. La reine , d'abord un peu in-
quiète de la permission qu'elle lui avait donnée de
répondre à l'amour de la demoiselle-médecin , se ras-
sure en apprenant la restriction qu'ils ont l'un et
l'autre mise à ce nouvel engagement, et elle passe
avec Lancelot plusieurs bons moments . Tous les che-
valiers réunis autour du roi , content alors leurs
aventures :
« Si lor conte Lancelos premierement de Griffon
<< de Maupas, coment il emporta ses armes. Après,
<< de la damoisele qui le gari de l'envenimement, et
<
« coment ele l'ama et en dut morir ; et le veu qu'ele
<< fist por lui. ― Après conta coment il avoit aidé
« de la guerre as enfans le duc Calle , et coment il
«< ocit le duc et desconfist les trois freres Gaheriet,
<
« Agravain et Guerrehes, por ce qu'il ne les conois-
<<< soit mie. Après, coment Lyonel l'ot lessié come
<<< il se dormoit en la forest, et coment il fu enchan-
< tés par les trois damoiselles qui l'en firent porter
«
<<< au chastel de la Charrette. -- Lors conte coment
« la damoiselle l'ot geté de prison. - Après lor
<<< conte coment il vint au tornoiement que li rois
<< Baudemagus et li rois de Norgales avoient em-
« pris, et ilec aida au roi Baudemagus. - Lors co-
<< mence à dire coment il jut chez le Riche pescheur
<<< et coment il ocist au cimetiere le serpent qu'il trova
<< desoz la tombe, et coment le Saint Graal raempli
<< les tables du palés de beles viandes . Mès il ne lor
<<< conta pas coment il avoit esté deceus de la belle
<< damoiselle. Il ne le leissa à dire por honte qui
<< avenue l'en fust, mais por dote de la roine cui
<< amor il cremoit perdre. - Après lor dist coment
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 315

<«< il a aprises les novelles de Hector des Mares qui


<< ses freres estoit . Et puis dit les caroles qu'il trova ;

< et là trovai-je les eschés que je envoiai céans.
<< Après lor conte la dolor que li niers le duc Calot
« li fist qui l'en avala ès puis plein de coleuvres et
<<< de verz envenimez . Et il mostra la damoiselle qui
<< de cel peril l'avoit geté.... Tot ensi come Lancelos
<< ot dites les aventures, furent-eles mises en escrit.
<<< Si que de ses fais et de ses aventures trova-l'en
<< un grant livre en l'aumaire le roi Artu , après ce
« que li rois fu navrés à mort en la bataille de Mor-
<< dret. >>
Laissons-le maintenant partir de la cour pour se
mettre à son tour à la recherche de son cousin Lionel
et des autres chevaliers qui n'étaient pas retournés
de la quête entreprise , comme on a vu , pour savoir ce
que lui-même était devenu . Il délivre Mordret pri-
sonnier de Mathan le Noir , châtelain de la Blanche-
Espine ; puis Yvain de Galles, qui n'était pas mieux
traité dans le château du Trépas , par le cruel géant
Mauduit. Il arrive ensuite dans la Foret devoiable
où il purge la terre du non moins cruel Torriquant ,
qui retenait dans une cave infecte Lionel , Agra-
vain, Keu, Sagremor, Hector et Agloval. Vient alors
le tour d'un chevalier larron, puis le châtiment de
deux nouveaux géants . Il est arrêté dans le cours
de ses glorieux exploits, par une des douze demoi-
selles auxquelles Morgain avait donné mission de
le chercher, le trouver et le ramener . Cette demoi-
selle lui parle d'une aventure que lui seul pouvait
mettre à fin et le conduit dans la grande maison où
la fée s'était promis de le retenir. Un philtre l'en-
dort, et Morgain lui souffle dans le nez une poudre
qui devait l'empêcher de revenir << en son droit
sens ». Il reste deux ans dans une grande chambre
316 APPENDICE .

fermée de barreaux de fer, sans qu'il puisse deviner


par qui et dans quel lieu il a été transporté . Pour
tromper ses ennuis , un peintre qui décorait les murs
d'un bâtiment voisin lui inspire la malheureuse idée
de peindre sa propre histoire sur les parois de sa
chambre. Il faut ici laisser parler le romancier :
« Un jor, il vint à une fenestre de fer dont l'on
«< povoit veoir le grant palés . Il oevre la fenestre et
« voit un homme qui peignoit en une paroi une an-
<<< cienne estoire ; et desus chascune ymage avoit
<«< letres qui disoient le sens de la peinture. Il re-
<< garde les letres et conoist que ce est l'estoire
<< d'Eneas , coment il s'enfoï de Troie et s'en ala en.
« essil . Lors se porpense que se la chambre où il
« gesoit iert portrete et peinte de ses fez , mout li
«< pleroit à veoir les beaus contenemens de sa dame,
<«< et mout li seroit grant aleggement de ses maus .
« Lors dist au prodome qui depeignoit qu'il li do-
<< nast de ses colours , à fere , en la chambre où il gist ,
<<< une ymage . Si li en baille meintenant , et toz les
<<< estrumenz ki aferoient à ce mestier . Et il renferme
<< le fenestre sor lui , ke nus ne veoie coment il fera.
« E il comence à peindre premierement sa dame du
« Lac qui l'enveia à court por estre chevaliers no-
<< veaus . E coment il vint à Kamalot ; coment il fu
<<< esbaïz de la grant beauté sa dame, et coment il ala
<<< fere le socours à la dame de Noant. Itele fu la
jornée Lancelot . Si furent les ymages si bien fetes
<< et si soutieument com s'il eust toz les jorz de sa
<< vie fet tel mestier ( 1) .

( 1) Pour justifier cette imprudence de Lancelot, il


faut se souvenir que, ne voyant personne dans la retraite
où il se croyait enfermé par enchantement, il ne sup-
posait pas que nul autre que lui pût jamais voir les
L'AGRAVAIN .
ANALYSE DE L 317

« A mienuit, vint Morguein léans, come cele qui


<< totes les nuis i venoit , sitost com il estoit en-
<
«
<<< dormiz ; ear ele l'amoit tant come feme poeit amer
« home , por la grant beauté de lui . Et ele ne le
<< tenoit mie en prison por haine, mais veintre le cui-
« doit par ennui . Si l'en avoit maintes fois prié, més
«< il ne l'en voloit oïr . Et quant ele vit les ymages ,
<
« si conut bien k’eles signefierent . Lors dist à cele que
« léaens ele avoit amenée : Par fie, merveilles poez
<<< veoir de cest chevalier qui tant est soutius en oevre
<< et en chevalerie . Si le di-jou por cest chevalier ki
« jà jor de sa vie ne féist si bien 、ymage, s'il ne fust
« d'amors destreiz . Lors mostre à cele les ymages
« k'il avoit fez . - Veez- ci Lancelot et vez -ci lo roi , et
<<< vez -ci la roine . Or ne lereie - je en nule maniere
<< que je ceste peinture ne tenisse tant que tote ma
<<< chambre soit peinte . Car je sai bien k'il i peindra
<<< toz ses fez et toz ses diz, et totes les oevres de li
« et de la roine . E s'il avoit tot peint , je feroie tant
« ke mes freres li rois Artus viendroit ça et li feroie
<<< conoistre les fez et la verité de la roine et de Lan-
<<< celot.
« Au matin, quant Lancelos fu levez, et il ot over-
<<< tes les fenestrcs par devers le gardin , et il vit en
<< la chambre peinte l'ymage de sa dame , si l'encline
«
<
<< et salue, et vet près de lui et la bese en la bou-
<<< che. Et lors comence à peindre coment il vint à la
<< Dolerouse garde , et coment il conquist le chastel
<< par sa proesce ; et portreit, celui jor et l'autre
<< après, tot ce qu'il fit jusqu'au tornoiement où il
<< porta les armes vermeilles , celui jor que li Rois
<< des Cent chevaliers le navra. Après , portreit tole

peintures qu'il traçait dans l'intérieur d'une salle d'où il


n'espérait jamais sortir.
18 .
318 APPENDICE .

« l'estoire de lui solement, et non mie des autres.


« Si s'i entendi tote la seson, tant que Pasques fu
«< passée. >»
Le printemps arriva, le verger qu'il voyait devant
sa fenêtre se couvrit de fleurs . Une rose entr'ouverte
lui rappelant les belles couleurs du visage de la
reine, il ne peut s'empêcher de souhaiter de la cueil-
lir. Il essaie ses forces contre les barres de fer qui
fermaient la croisée par où le jour lui arrivait, et sur
la résistance desquelles avait dû compter Morgain.
D'un effort suprême il parvient à les briser comme il
avait jadis brisé celles qui, chez le roi Baudemagus,
le séparaient de la chambre de la reine . Une fois dans
le verger, il avance jusqu'à la tour : l'entrée était
libre ; il y trouve une épée et des armes dont il se
revêt . En sortant de la tour , il va de chambre en
chambre et il arrive à l'étable, y choisit le plus fort
cheval, lui met la selle au dos , le mors à la bouche
et le monte. Arrivé au mur d'enceinte , le portier
s'étonne d'apercevoir dans la cour un chevalier qu'il
n'avait jamais vu . Il le laisse passer, après lui avoir
appris qu'il avait tenu la prison de Morgain. Lance-
lot, dans un premier mouvement de colère , voulait
retourner pour se venger d'elle , << mes il la lest
<<
por l'amor dou roi Artu et parce qu'ele iert feme.
«Si dist au vaslet : Beaus amis, tu diras à ta dame
<
«<que Lancelos du lac la salue si com saluer doit la
(c
plus desloial feme du monde . »
En sortant de la forêt, il apprend que Lionel , at-
taqué par les chevaliers de l'Isle estrange , est de-
meuré gravement blessé entre leurs mains , accusé
par Matabron, le fils du roi Vangor, d'avoir tué en
trahison un chevalier qui l'avait hébergé. Lancelot
fait grande diligence pour arriver à temps et le dé-
fendre . Chemin faisant, il rencontre en litière un
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 319

chevalier qui avait la cuisse traversée d'une flèche ;


le plus preux des chevaliers pouvait seul l'en dé-
livrer . C'est la répétition de l'épisode de Melian le
Gai. Seulement ce deuxième navré ne permet pas
même à Lancelot , qu'il ne connaissait pas , d'essayer
s'il ne serait pas le libérateur qu'il attendait. Il a bien-
tôt sujet de regretter sa défiance, en apprenant le
nom de celui dont il a refusé les offres : il devra che-
vaucher longtemps avant de rejoindre Lancelot et
d'en obtenir sa guérison.
Matabron voulait venger son frère ; voici com-
ment Lionel raconte à Lancelot ce qu'il avait réelle-
ment fait :
« Il avint un an enprès Noel que je chevauchai
« par cest païs , et cuidoie aucune novele oïr de vos :
<< tant que aventure m'amena chez le frere Matabron
сс qui me heberga une nuit. Et il avoit une feme
« mout jone et mout avenant à qui je semblai si
« beau que ele me requist d'amors , jaçoit ce que
« feme nel doie fere . Et je pensoie aillors , quant je
<< ne savoie riens de vos , et, de autre part, je
<< estoie à malese de Bohor mon frere dont je ne
<< pensoie à ce dont ele me requeroit . Ce fu la chose
« qui me fist estre tant vilains que je l'esconduis,
<
«< et dis que je n'en feroie riens. Quant ele oï ce,
« si cuidast-l'en que elle essist du sens. Si me dist
<< que mal l'avoie fet quand je refusé l'avoie , et que
(C je n'en torneroie sans mort . Lors vint à mon
<<< hoste son signor, et li dist que je l'avoie requise
<< d'amors et que je li voloie fere par force. Quant
< il oï ce, si cuida bien que ele deist voir . Si en fu
«
<<< tos desvez et me defia , et me dist que je me gar-
« dasse dé lui , car il me feroit enui du cors , s'il en
<< venoit au-dessus . Si m'acorut l'espée traite : et je
<< me defendi et fis tant que je l'ocis. Quant Mata-
320 APPENDICE .

« brons, ses frères , li fis au roi Vangor , oï que je


<
<< avoie son frere ocis si m'apela de trahison , »
>
A peine est-il besoin d'ajouter que Lancelot s'é-
tant présenté comme champion de Lionel , trop ma-
lade pour pouvoir se défendre lui-même, avait aisé-
ment réduit Matabron à reconnaître l'injustice de
son accusation . Il conduisit ensuite Lionel sur les
marches d'Écosse , dans l'abbaye de la Petite aumône ,
autrefois fondée par un roi, compagnon de Joseph
d'Arimathie . Voici la légende de cette abbaye : on
la chercherait en vain dans le premier livre du
Graal.
Au temps de Joseph d'Arimathie , il y avait sur les
marches d'Écosse un roi nommé Eliezer qui fut
des premiers à recevoir le baptême. Afin de mieux
assurer le salut de son âme, il avait abandonné sa
femme et renoncé à la couronne, pour vivre en
pèlerin des dons que les bonnes gens lui faisaient.
Un jour qu'on ne lui avait rien donné, il alla frap-
per à la porte d'une abbaye, quand l'heure de l'au-
mône publique était passée et qu'on ne pouvait lui
bien faire. Il insista : le portier touché de compas-
sion finit par découvrir un très-petit morceau de pain
qu'il lui apporta. C'était tout ce qui restait des pro-
visions de la journée . Eliezer dont la faim n'était pas
apaisée s'endormit sur le fumier qui se trouvait de-
vant la porte : il eut alors une vision . « Eliezer , » lui
vint dire notre Seigneur, < « je suis touché de ton hu-
milité. J'entends que tu reprennes le chemin de tes
domaines , et tu t'y contiendras comme au temps où
tu en étais roi . Tu vas , à ton réveil , voir le fils que
tu avais engendré le jour même où tu partis pour
ton exil volontaire . Je l'ai fait venir ici de quarante
lieues. » Grande fut la surprise du père et de l'en-
fant, en revoyant, le père un fils qu'il ne se con-
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 321

naissait pas, le fils un père qu'il croyait passé depuis


longtemps à une autre vie. Eliezer apprit que son
fils avait reçu le nom de Lanval et qu'on l'avait
d'abord soupçonné d'être né d'un amour illégitime ,
justement neuf mois après que l'époux de la reine avait
disparu. Pour connaître la vérité , le duc de la Bran-
che avait conseillé de jeter l'enfant dans une grotte
où l'on gardait deux lions : « Car , dit-il , il est
< voirs que lyons est rois de totes les bestes del
<
«
<< monde , et de si haute nature que se il trovast fils
« de roi, se vos le metés entre les lyons , bien sa-
«< chiés qu'il n'i aura jà mal , se il est roiaus ; et se
« < il ne l'est , bien sachiés que tos li mons nel garan-
« tiroit qu'il ne le détranchassent maintenant . » On
<
avait tenté l'épreuve, et les lions ayant respecté l'en-
fant, Lanval avait été reconnu comme droit héritier
de la couronne .
En retrouvant son père, Lanval n'hésita pas à lui
céder le trône . Eliezer ne le conserva que peu de
jours, Dieu l'ayant rappelé à lui . Mais , avant de mou-
rir, il voulut que la maison religieuse où il avait reçu
un si faible secours perdît son nom de Secours aux
pauvres pour prendre celui de la Petite aumône.
Lancelot rentré dans la Forêt périlleuse, trouve
une fontaine bouillonnante , dont deux autres lions
lui disputent l'approche. Il les immole et remarque
une grande tombe d'où sortaient de longs filets de
sang sur le perron de la fontaine , il lit ces mots :
Cette eau cessera de bouillonner quand le meilleur
chevalier du monde pourra y placer la main sans l'en
tirer en charbon . Il leva la lame qui recouvrait le
corps de son aïeul, le roi Lancelot . Près de là , une
autre tombe renfermait le corps de sa femme, la
reine Marie. Lancelot les transporta devant l'autel de
l'ermitage voisin. Ce premier Lancelot est ici « roi de
322 APPENDICE .

<< la Terre blanche qui marchist à la Terre foraine »


tandis que dans le Saint-Graal où son histoire est
contée (t. I, p . 349 et suiv . ) , il est roi de Norgalles,
contrée qui répondait apparemment à la Terre blan-
che. Leur petit-fils ne put refroidir la fontaine,
<< parce, dit l'ermite , que vos estes chaus et lussu-
«< rieus, et que uns chevalier de vos vendra, trop
<< mieus entechés, qui fera ce que vostre vice ne
<< vos permet pas d'accomplir . »
En passant outre, Lancelot sauve la vie d'un
écuyer poursuivi par un ours ; puis il aperçoit de-
vant lui « un cerf plus blanc que noif negiée ; qui
<< avoit entor le col une chaîne d'or . Tot entor lui,
<< avoit sis lyons ; deus devant, deus derrières , deus
« de costé , qui l'aloient gardant aussi cherement
«
<< come mere son enfant. » L'émotion causée par
cette apparition qui se renouvelle un peu plus tard,
fut passagère ; il arrive ensuite devant deux pavil-
lons où il est provoqué par un roi , Marlain le mau-
vais, qui paie de la vie son insolence . Lancelot
commençait à faire honneur au repas préparé dans le
pavillon de Marlain , quand il y voit entrer un che-
valier accompagné de deux écuyers ; c'était Saran de
Logres : il apprend de lui une grande nouvelle : celui
qui doit achever les aventures du Saint-Graal est né
de la plus belle et du meilleur chevalier du monde,
et il a reçu en baptême le nom de Galaad . Lancelot
cache la joie que lui cause ce récit ; Saran lui ap-
prend encore qu'il était sorti de Kamalot , avec la
résolution de se mesurer avec un terrible ennemi
d'Artus, Elyas le Noir, lequel retenait dans ses pri-
sons mess . Gauvain, mess. Yvain, Ossenin Cuer-
Hardi et le duc de Clarence . Lancelot veut l'accom-
pagner et assiste au combat, devant la Fontaine des
deux sycomores. Saran abattu allait être réuni aux
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 323

autres captifs, quand Élyas est à son tour vaincu


par Lancelot et contraint de relâcher ses prisonniers .
Suivent plusieurs autres rencontres qui ne dif-
fèrent pas des précédentes d'une façon intéressante .
Le grand tournoi de Pannegui , donné par le roi
Artus, permet à Lancelot de mériter de plus en plus
le renom de chevalier invincible . Pour n'être pas
reconnu, il se perd de nouveau dans la forêt aven-
tureuse, et va tirer d'embarras Keu le Sénéchal serré
de près par deux chevaliers . Il passe avec lui la nuit
dans la même retraite, et n'ayant pas attendu le le-
ver du soleil pour s'éloigner , il échange sans le vou-
loir ses armes contre celles du Sénéchal . De là de
nombreuses et plaisantes surprises dont sont victimes
tous ceux qui, croyant avoir affaire à Keu, le pro-
voquent et ne manquent pas de s'en repentir. Dans
le nombre de ceux qu'il renverse sont Sagremor ,
Yvain de Galles , Hector et mess. Gauvain lui- même .
Le romancier place ici la grande expédition de
Gaule . On est surpris de ne pas voir Lancelot y
prendre une part décisive . C'est à Gauvain et au roi
Artus qu'est dû le succès de la campagne. Artus ac-
cepte le défi du terrible Allemand Frollo et finit par
lui arracher la vie . Lancelot, rentré en possession de
ses domaines héréditaires, revêt Hector du royaume
de Benoïc et Lionel de celui des Gaules . Bohor seul
refuse la couronne de Gannes, pour ne pas renoncer
à sa glorieuse vie d'aventures.
<<< Car sitost come j'averai roiaume il me coven-
<< dra lessier tote chevalerie , ou je vuille ou non ; et
<< ce n'iert nule honor à moi ne à vous . Et certes ,
«< plus averoie-je d'onnor se j'estoie povre home bon
chevalier, que je n'aroie riche rois recréant . »
Au retour de la conquête des Gaules, Artus fait
annoncer dans tous ses domaines pour la Pentecôte
324 APPENDICE .
une cour enforcée , la plus magnifique qu'on eut
jamais vue. La fille du roi Pelles qui aimait toujours
Lancelot et souhaitait de lui présenter son fils , le
jeune Galaad, obtint de son père la permission de se
rendre à Kamalot avec Brisane « sa maîtresse >» , et
son enfant . Elle arrive la veille de la grande fête et la
cour aussitôt semble illuminée de sa beauté . La reine
qui ne savait rien de ses précédentes gestes <« li fist
« tote la joie que ele li pot fere , por ce que tant la
<< vit bele , et estraite de si haut lignage : si li lessa de
« sa chambre partie por metre li et les soes choses . »
Lancelot , tout en admirant les charmes de la belle
princesse , évitait de rencontrer ses yeux constamment
attachés sur lui . Et Brisane voyant le chagrin que la
demoiselle ressentait de cette indifférence : « Or ne
<< vous esmaiés , damoiselle , lui dit- elle , ains que
<< partons d'ici le metrai -jou en vostre sesine . »
Le surlendemain de la Pentecôte , la reine chargea
une demoiselle qui avait toute sa confiance d'aller
avertir Lancelot de venir la trouver, à la nuit fer-
mée . Le malheur voulut que Brisane , attentive à tous
les mouvements de la reine , entendît les paroles du
message.
<< Et le soir quand il furent tuit cochié par leians,
<< Brisane qui avoit moult grant poor que la roine
<< ne sorprit Lancelot avant ele , vint au lit Lance-
<< lot et li dit : Sire , ma dame vos atent, hatez-vos
« de venir . Et cil qui de riens ne s'aperçut, saut sus,
<< en braies et en chemise : et ele le prent par la main
<< et le mene droit au lit sa damoiselle, et le coche
« oli ; et il se jeue ensi à li com il fesoit à sa dame
« la roine, quant il gesoit o li ; quar il cuidoit que
« ce fust sa dame.
« Et la roine se gist en son lit et atent la venue de
<< Lancelot. Quant l'a grant piece atendu , et ele veit
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 325
«< qu'il demuert tant , si apele sa cosine , sili dist
«
< que venist au lit Lancelot et li amenast . Lors s'en
<< va là où Lancelos gisoit et taste par tot le lit, et à
« mont et à val ; més ne li vaut riens, car il n'i ert
« pas . Et quant la roine ot ce , si ne set que penser,
<<< fors que il soit alés à la chambre (1 ) . Si , atent encor
<<< une piece, puis i renvoie, més ele nel trove pas :
<< si le revient conter à sa dame ; einsi la fet tant
«
<< dolente que nule plus . Et la chambre où ele giseit
<< est grande et lée ; si que la fille le roi Pelles , li et
<< ses damoiselles , en avoient une partie et la roine
<<< et sa cosine erent en l'autre . Si out ostées ses
<< damoiselles cele nuit d'entor soi , por çou qu'eles
<< ne s'aperceussent de la venue Lancelot. Après mie-
« nuit, se comença Lancelos à plaindre, tot en dor-
<< mant, einsi com il fesoit mainte fois , et la roine
<< conoit bien Lancelot, sitost come ele oï le plaint ; et
<< sout bien que il fu cochiés o la fille le roi Pelle . Si
<< en fu tant dolente qu'ele en fist tel chose dont ele
<< se repenti puis mout durement . Si ne se peut plus
<<
« tenir, ains se dresse en son estant, et se comence
« à toussir. Maintenant s'esveilla Lancelos , et oï la
<< roine loing de soi , si la cognut bien ; et il sent
<< cele delez lui : si cognut tantost qu'il est deceuz .
<<< Lors vest sa chemise et s'en voloit aler ; més la
<< roine qui se fu avancée por prendre-les ensemble ,
<< l'aert par le poing et cognut la main k'ele out
«
< maiute fois tenue . Si cuide bien par semblant du
<< sens issir, et dist : Ha lierres ! traitres et deléaus,
<< qui dans ma chambre et devant moi avés faite vos-
<< tre ribaudie ! Fuiés de ici et gardés que jamés ne
« veignez en lieu où je soie . Quant il ot cest coman-
<< dement, si n'ose plus dire, et s'en vet ensi com il

(1 ) Nous dirions : au cabinet.


ROM. DE LA TABLE RONDE . 19
326 APPENDICE .
<< est, sans vesteure nulle , et vient en la cort aval, et
<< s'adrese vers le gardin et entre ens , et s'en vet tote
<< une voie, tant qu'il vient as murs de la cité, et s'en
<< vet fors par une posterne . » (Msc . 339 , f. 225 vº .)
Ce malheur était trop grand pour le cœur et pour
la tête de Lancelot . Il erra quelque temps, à peine
vêtu, par monts et par vaux ; redoutable pour tous
ceux qui le rencontraient, et qui devenaient victimes
de sa forcenerie .
La fille du roi Pelles , surprise dans un moment
aussi critique, eut pourtant la louable présence d'es-
prit d'excuser Lancelot : « Ha dame ! » dit- elle à la
reine, «< mal avés esploitié qui avés chacié de cort le
<< plus vaillant home du monde . Certes vos vos en
«< repentirés encore . Damoiselle, fit la roine, tot
«< ceu m'avés-vos fait et porchacié ; sachiez veraie-
« ment que se je en vieng en lieu, jel vos guerdonerai
<< mout bien . » Il faut croire que l'innocence de Lan-
celot lui parut dès lors vraisemblable ; car elle té-
moigna le lendemain un profond repentir de l'avoir
chassé de la cour . Bohor, qui n'ignorait rien de ses
sentiments secrets , lui en fit les plus grands repro-
ches sans qu'elle essayât de se justifier. La fille du
roi Pelles, cause de tant de douloureuses méprises,
demanda le lendemain congé au roi et rentra dans la
Terre foraine d'où elle eût mieux fait de ne pas
sortir . Le roi , de son côté, consterné de l'éloigne-
ment de Lancelot , vit avec satisfaction les compa-
gnons de la Table ronde entreprendre une nouvelle
quête pour le retrouver. A Bohor , à Lionel, à Hec-
tor des Mares se réunit bientôt le jeune Perceval
que son frère Agloval était parvenu à soustraire à la
tendresse de leur mère ( 1) .

( 1 ) Ici, pour la première fois , est nommé Perceval ou


ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 327

Dans ce troisième accès de frénésie , Lancelot est


recueilli par un bon chevalier nommé Bliant, qui lui
fait prendre des vêtements convenables, sans parve-
nir à lui rendre la raison. Il reste deux ans avec
Bliant, et quand il a repris ses courses vagabondes , il
arrive, sans le savoir, devant Corbenic. La fatale
fille du roi Pelles le reconnaît, endormi dans le verger
du château ; elle avertit son père qui le fait trans-
porter dans le Palais aventureux.
« Si le prennent tout en dormant et le portent en
<< la chambre de soz la tor. Et au soir li rois le fist
<< porter eu palés aventureus et li lessierent tout seul
<<< sans compaignie d'autre gens . Si pensoit que , par
<< l'aventure du saint Graal , quant il vendra eu
a Palés, soit garis Lancelos, et revendroit en son
<< droit sens . Et avint, ensi com il pensoit, que quant
<< li Sains Graaus vint eu Palés , si come il sout, re-
<< vint Lancelos en son droit sens. Au matin, quand
« li jor parut cler parmi les fenestres verrines , dont
<< il i avoit pluseurs , il se vit eu palés où il avoit au-
<< trefois esté ; si se merveilla moult coment il est là
<< venus. Si se met as fenestres par devers le gardin
<< et vit le roi qui s'estoit levez , lui et sa mesnie , et
«< s'apareilloit d'aler eu Palés, por savoir coment il
« ert à Lancelot . >>
Pelles lui rappelle alors tout ce qu'il avait fait de-
puis son arrivée dans le château . Il avait perdu la
raison, sa fille l'avait reconnu , et pour le guérir , on
l'avait enfermé dans le Palais aventureux où le saint
Graal l'avait rendu à lui-même . Confus de tout ce
qu'il apprenait et de la malheureuse aventure qui l'a-
vait réduit au triste état d'où l'on venait de le tirer ,

Pellesval, celui qui , d'après une légende plus ancienne,


devait achever les aventures du Graal.
328 APPENDICE .

il résolut de ne plus reparaître dans le monde et


il pria le roi Pelles de lui indiquer un lieu retiré
où personne ne pût songer à le chercher. La fille du
roi choisit, dans l'île Bliaut voisine de Corbenic, un
château «< si beaus , si delitables que jamés ne verrés
<<< si beau lieu : se messire Lancelos i estoit hebergiés ,
<< il se porroit celer tos les jors de sa vie . » Ce fut
donc là qu'il se confina . Avant d'entrer dans la na-
celle qui l'y conduisait , il prit à part la fille du roi
Pelles : << Damoiselle , lui dit-il , il est voirs et vos le
<
«<< savés que vos m'avés tolu toz les biens et totes les
<< joies que je soleie avoir : faites moi une bonté tele
<< dont vos ne serés jà blasmée . — Sire , par moi estes-
« vos partis du réaume de Logres et par moi avés
<< vous perdu les grans joies et les enveisures de la
<< Table reonde ; je ferai por vos quanques vos me
< requerrés où m'onor soit sauve . - Je ne vos quer-
«
«
< rai jà, fet-il, chose où vos aiés honte . Je vos requier
<«< que vos en ceste isle me teigniés compaignie , et
<< soiés o moi tant com je i demorerai . — Certes , fet-
<
«< ele, ce ferai-je volentiers .
<<< Lors vint au roi son pere et li dist ce dont Lan-
<< celos l'a requis . Et li rois dist : damoiselle , otriès
« lui , quar vos avérés greignor honour de faire sa
«< compaignie que se vous le refusez . - Et ançois
«
< que quinze jours fust passés, eut Lancelos o lui
<< jusqu'à dis chevaliers qui li feront compaignie . La
<< fille le roi ot o li dusqu'à vînt damoiselles , hau-
<< tes femmes et de grant lignage , qui la servoient
<< ensement o les chevaliers qui Lancelot servoient
« de tot lor povoir. >>
Il resta tout un hiver dans une ignorance absolue
de tout ce qui pouvait se passer en dehors de son île :
et cependant , les jeunes et belles compagnes de la
fille du roi Pelles ne cessaient de jouer, danser et
ANALYSE DE L'AGRAVAIN . 329

chanter, ce qui faisait mériter à ce lieu le nom de


l'Isle de Joie . Pour Lancelot, toujours mélancolique ,
il allait chaque jour , au lever du soleil , rêver sur le
rivage qui regardait la terre de Logres .
Las enfin d'une oisiveté si nouvelle pour lui, il fit
demander au roi Pelles un heaume, un haubert, un
écu, une épée et des glaives.
Il voulut que «< son ecu fust plus noirs que more ,
« et au milieu , là où la bocle devoit estre , avoit
<< peint une roine d'argent et devant lui un chevalier
<< à genoillons, einsi com se criast merci de aucun
<< mesfet. » Quand il eut son armure complète , il char-
gea le nain qui le servait de se rendre à un tournoi
qu'on célébrait à peu de distance de l'île , pour y an-
noncer que le Chevalier mesfait invitait tous ceux
qui cherchent los et prix de chevalerie à passer tour
à tour en l'Ile de Joie, où ils trouveraient à jouter
tant que le Chevalier mesfait y serait.
L'appel ne manqua pas d'être entendu : chaquejour
passait dans l'île un chevalier qui, bientôt réduit à
demander merci , était renvoyé sans condition , Enfin
se présentent Hector et Perceval . Perceval passe le
premier et après un long combat, les deux cham-
pions s'arrêtent épuisés de fatigue ; Perceval se
nomme, Lancelot l'embrasse et court au-devant d'Hec-
tor qui partage la joie de cette commune reconnais-
sance . Hector lui apprend que la reine a reconnu
la méprise dont il avait été victime , et ne désire
rien tant que son retour . Il quitte donc l'Ile de
Joie et Corbenic , revient à Kamalot et reçoit de la
reine le meilleur accueil ; lors recommencent leurs
premières amours.
Cependant Galaad , élevé dans une abbaye, allait
atteindre sa quinzième année : l'ermite chargé de son
éducation avertit le roi Artus qu'il aura bientôt à
330 APPENDICE .

recevoir un jeune chevalier destiné aux plus grandes


et aux plus mémorables aventures .
Là s'arrête le livre dit d'AGRAVAIN : « Si fenist
« ici maistre Gautier Map son livre et commance le
« Graal. » Le Graal, ou plutôt la Quête du Graal,
continue d'une façon mystique et assez maussade
l'histoire de Lancelot , qui attendra le livre de la
Mort d'Artus pour nous offrir un dernier intérêt.

QUÊTE DU GRAAL . - Lancelot est d'abord conduit


par une demoiselle dans l'abbaye où Galaad a été
nourri . Il arme son fils chevalier . Revenu dans Ka-
malot, il refuse de tenter l'épreuve de l'Épée fichée
dans un perron , persuadé que l'honneur de tirer
cette épée était réservé au plus parfait des chevaliers.
Cet incident rappelle l'Épée à l'enclume du jeune
Artus . Galaad , en arrivant à la cour, détache aisé-
ment l'alumelle et occupe le siége périlleux de la
Table ronde . La découverte du Saint-Graal est main-
tenant le but que se proposent tous les preux che-
valiers . Lancelot un des premiers entreprend cette
quête , au grand regret de la reine ; les autres
enquêteurs sont Galaad , Bohor , Lionel , Hector , Gau-
vain et Perceval .
Celui-ci fait d'abord route avec Lancelot. Un che-
valier vêtu d'armes blanches accepte le combat qu'ils
proposent et les désarçonne l'un après l'autre . Ce
chevalier était Galaad . Arrivé dans un monastère en
ruine , Lancelot s'y endort au pied d'une croix.
Pendant qu'il sommeille, le saint Graal passe et
guérit de ses plaies devant lui un chevalier mortel-
lement blessé. Le chevalier prend les armes de Lan-̀
celot qui, en se réveillant, va confesser ses péchés à
un saint homme auquel il promet de rompre tout
commerce avec la reine et de vivre désormais dans la
ANALYSE DE LA QUÊTE DU GRAAL . 331

plus parfaite chasteté. Il a plusieurs visions ; dans la


dernière, un personnage environné d'étoiles fait pas-
ser devant lui tous ses ancêtres , à savoir Nascien ,
Celidoine, Nascien II , Alain le Gros et Jonas . Jonas
était passé en Gaule où il avait engendré le roi Lance-
lot, père du roi Ban de Benoic (1 ) .
Le saint homme qui avait pour un temps fait de
notre Lancelot un chevalier céleste , lui procure de
nouvelles armes et un nouveau destrier . En le quit-
tant , Lancelot lutte contre un chevalier noir sorti tout
à coup de la rivière de Martoise, et qui disparaît
après avoir tué son coursier . Il reste devant la ri-
vière qu'il ne peut franchir : une nef approche sans
voiles et sans avirons ; il y pénètre , et trouve étendu
sur un beau lit le corps inanimé de la sœur de Per-
ceval . Une inscription lui annonce la prochaine arri-
vée de Galaad ; et comme Dieu lui envoyait chaque
jour une manne délicieuse pour le nourrir, il de-
meure là plusieurs mois jusqu'au moment où Galaad
vient lui faire compagnie .
<< En cele nef demora Lancelos et ses fils bien demi
<< an: maintes fois arriverent en isles estranges , loing
<< de gens, là où il ne aperceurent se bestes sauvages
<<< non. Ilec trouverent aventures grans et merveil-
«
< leuses que il menerent à chief. Et si n'en fet pas
<<< li contes du saint Graal mencion , parce que trop
« li covenist à demorer ; et trop i a à raconter de
<< tot quanqu'il leur avint. »
Un jour qu'ils avaient abordé près d'une vaste
forêt, un chevalier armé se montre à l'improviste, in-
vitant Galaad à le suivre et à quitter la nef. Un
grand cheval l'attendait. Galaad monte et s'éloigne

(1 ) Ou Beroïc (Berovicum, Bourges) . De même Ganne


ou Gaunes pourrait être un souvenir d'Agaunum, Orléans .
332 APPENDICE .

en laissant Lancelot que la nef conduit à Corbenic : il


y entrevoit le saint Graal, mais il n'en ressent pas
la divine influence. Frappé d'une sorte d'anéantisse-
ment, il ne revient à lui que pour s'éloigner de Cor-
benic et retourner à Logres près du roi Artus .
Tel est le triste rôle que l'auteur mystique de la
Quête de Saint-Graal fait jouer à notre héros. Lè
dernier livre va nous le présenter sous un jour plus
intéressant.

LA MORT D'Artus. Il convient d'abord de ne


pas tenir compte du livre précédent, la Quête du
Saint-Graal. On devra se souvenir que la reine avait
pardonné à Lancelot sa dernière conversation avec
la fille du roi Pelles . Mais nos deux amants avaient
pour ennemis déclarés les fils du roi Loth. Agravain
l'orgueilleux , détestait Lancelot qui l'avait maintes
fois abattu ou tiré de mauvais pas . Le premier , il
aperçut que Lancelot aimait la reine et en était
aimé. « A celui tans meismes qu'elle estoit en l'aage
<< de cinquante ans (1 ) , ele estoit si belle dame
<< que l'on ne trovast encore el mont une autre aussi
<< bele ; dont aucun disoient que par les beautés qui
<<< ne li falloient mie, ele estoit fontaine de toutes
<<< beautés . >>
Le saint Graal , transporté en Syrie par Galaad ,
Perceval et Bohor, était remonté dans les cieux ;
Perceval et Galaad avaient passé dans le même
temps à une vie meilleure , et Bohor était seul re-
venu à Logres pour conter ce qu'il avait vu . Le roi
Artus alors avait fait crier un tournoi dans la plaine
de Vincestre. Lancelot voulant y paraître sans être

(1) Je n'ai retrouvé cette observation que dans un seul


manuscrit (nº 751 , fo 416) .
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 333

connu avait allégué un peů de malaise pour ne pas


suivre le roi. Agravain suppose qu'il avait une au-
tre raison pour rester. Il va donc trouver Artus
et ne craint pas d'éveiller sa jalousie en lui faisant
entendre que Lancelot ne demeure pendant le tour-
noi que pour donner carrière à sa passion crimi-
nelle . « Beau niés , fet li rois , ne dites jamès ceste
« parole, car je ne vos en croi pas. Je sai bien que
<< Lancelos nel penseroit en nule maniere ; et se il
<< onque i pensa, je sai bien que force d'amor li fist
« fere , encontre qui, sens ne raison ne peut´durer .
CC ― Comment, sire ! fet Agravain , n'en ferez vos
<< plus? Que volez- vous, fet li rois, que j'en face?
«< - Sire, fet-il, je voulusse que vos le féissiez épier ,
<<<
tant que l'en les présist ensemble . Fetes-en , fet li
<<<
rois, ce que vos voudrez , que jà par moi n'en serez
« destourné. Et cil dist qu'il ne demande plus . >>
Cette fois il se trompa. Lancelot sortit de Kama-
lot quelques heures après le départ de tous les com-
pagnons de la Table ronde ; et le roi allait s'éloigner
du château d'Escalot après y avoir passé la nuit,
quand Lancelot y arriva . Artus le reconnut au che-
val qu'il montait .
Le seigneur d'Escalot avait deux fils nouvellement
adoubés ils portaient, suivant l'usage , des armes
d'une seule couleur . Lancelot demande au père la
permission d'échanger son écu contre celui d'un de
ses fils, que sa mauvaise santé retenait au logis . L'au-
tre fils offrit de l'accompagner à Vincestre, et pen-
dant ce temps, la fille du châtelain , belle et jeune de-
moiselle, conjurait l'écuyer de Lancelot de lui ap-
prendre le nom de ce chevalier si beau et de si
grand air. « Je ne vous le dirai pas, demoiselle,
mon maître me l'a défendu ; contentez-vous de sa-
voir qu'il n'y a pas au siècle un plus vaillant vassal .
19 .
334 APPENDICE .

- Cela me suffit, dit la demoiselle . Et allant aussitôt


joindre Lancelot : - « Sire, par la chose du monde
que vous aimez le mieux , je réclame de vous un don.
Vous m'avez conjuré de façon à tout obtenir. -
Vous m'avez donc donné que vous porterez à cette
assemblée ma manche destre (1 ) en penoncel dessus
votre heaume et que vous ferez des armes pour l'a-
mour de moi . »
Lancelot ne pouvait se dédire : bien que très-affligé
d'un engagement dont la reine , pensait-il , quand
elle l'apprendra , se trouvera offensée. Il attacha tris-
tement la manche sur son heaume en forme d'aigrette
et consentit à rapporter à la demoiselle d'Escalot
l'honneur des beaux coups qu'il allait faire au tour-
noi de Vincestre .
Le lendemain , il laissa dans Escalot les armes
qu'il avait échangées, et partit accompagné de l'au-
tre frère. Ils furent d'abord hébergés chez une tante
de son compagnon, à mi-chemin de Vincestre. Ar-
rivé dans la plaine où le tournoi devait avoir lieu ,
il se mit du parti qu'on lui avait désigné pour le
moins garni de prud'hommes, tandis que de l'autre
étaient Bohor , Hector , Lionel et plusieurs autres
compagnons de la Table ronde . Il jouta contre eux,
ne pouvant les distinguer sous leurs armures qu'ils
avaient aussi déguisées. Dans la première rencontre,
Bohor lui porta un coup terrible avant d'abandon-
ner lui-même les arçons. Lancelot décida la défaite
des compagnons de la Table ronde et n'attendit
pas la fin du tournoi pour quitter le champ de ba-

(1 ) La manche était cette longue bande de soie qui


pendait en écharpe au bras des dames de haut rang.Elle
était ordinairement de couleur vermeille, d'où le nom de
gueules ou goules qu'on leur donnait souvent.
ANALYSE DE LA MORT D'ARtus . 335

taille ; le roi qui l'avait vu arriver à Escalot avait


pu seul le reconnaître.
Il revenait du tournoi de Vincestre gravement
blessé; et comme il prévoyait qu'il ne pourrait de
longtemps reprendre ses armes, laissées dans le châ-
teau d'Escalot , il s'arrêta chez la tante du jeune
chevalier qui l'avait hébergé la nuit dernière . Cette
fois , ce n'est pas une demoiselle qui prit soin de
fermer sa blessure , mais un vieux chevalier « qui
« près d'ilec manoit et s'entremetoit de plaies garir ;
<< et plus en savoit que nus qui eu païs fust . » Il
resta dans cet asile plus de six semaines , <« en tel
« maniere qu'il n'ot pooir de porter armes ne de
<< issir de l'ostel . » Ce retard devait lui être fu-
neste .
Gauvain et Gaheriet qui de la loge du roi étaient
restés simples témoins du tournoi , auraient bien
voulu savoir quel était ce chevalier à la manche ver-
meille dont ils avaient tant admiré les prouesses . Le
roi ne cherchait pas à les satisfaire , ravi d'avoir re-
connu Lancelot dont la présence à Vincestre démen-
tait les soupçons d'Agravain . En retournant à Kama-
lot, les trois frères, Gauvain, Gaheriet et Mordret,
s'arrêtèrent eucore au château d'Escalot où Lancelot
avait laissé ses armes . Comme ils étaient assis au
souper, la demoiselle à la manche vermeille n'oublia
pas de leur demander nouvelles du tournoi . « Da-
<< moiselle , dist mess . Gauvain, du tournoiement vos
<< puis-je bien dire qu'il a été le mieus ferus que je
<< onques véisse ; et si l'a veincu uns chevaliers à qui
« je vodroie resembler de bonté ; mès je ne sai com-
<< ment il a nom . Sire, fet-ele, queus armes por-
<< toit-il. - Il porta, fet-il, unes armes totes ver-
<< meilles , et desus son heaume une manche à dame
«
< ou à damoiselle , ne sai lequel . Mès tant vos os-je
336 APPENDICE .

« bien dire que se j'estoie damoiselle , je vodroie


« qu'ele fust moie , par si que cil m'amast par amors
« qui la portoit einsî. >>
On peut juger du bonheur de la demoiselle d'Es-
calot en entendant messire Gauvain . De son côté , il
la regardait avec une extrême complaisance, comme
étant vivement frappé de sa beauté . Le soir , la com-
pagnie alla s'ébattre dans un pré voisin de la maison ;
le seigneur d'Escalot et sa fille vinrent les rejoindre :
<< messire Gauvains fit le pere asseoir delez lui à des-
« tre , et à senestre fit asseoir la damoiselle , si
« qu'ele sist entre lui et Mordret, et li ostes entre lui
<< et Gaheriet son frere . Et Gaheriés tira son oste à
<< une part, porce que messire Gauvains parlast pri-
«< véement à la damoiselle . Et quand il se vit si en
<< point de parler à lui, si la requist d'amours. Et ele
<<< li demande qui il estoit. -· Je suis , fet-il , uns che-
«< valiers, et ai à non Gauvain, li niés au roi Artu, et
« vos ameroie par amours se vos voliez . Ha , mes-
<< sire Gauvain ! fet- ele , ne me gabez pas. Jo sai bien
<< que vos estes trop haut hom à amer si pauvre da-
<< moiselle ; et neporquant se vos m'amiez bien par
<< amours , il m'en peseroit plus , por cou que por
<< autre chose . Parce que se vos m'amiez jusqu'au
<
<
« cuer crever, ne porriez-vos à moi avenir : car j'aime
<< par amours un chevalier vers qui je ne fausseroie
<<< en nule maniere . Et si vos di veraiement que je
<< suis encore pucele , ne onques n'avoie amé quand je
<< le vi premerement. Et, si Deu m'aist, il n'est pas
<< moins bons chevaliers de vos, ne mains beaus.
<< Por ce vos di que ce seroit peine gastée de moi
«C proier d'amour. Comment ! est-il donc uns des
ફ્ plus prodoms del monde ? Et coment a-il non ?
<< - Sire, de son non ne vos dirai-je rien ; mais je
<< vos mostrerai son escu qu'il me laissa , quant il ala
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 337

« au tornois à Vincestre, et s'escu verrez-vos à nuit


<<< quant vos irez couchier , car il pent à une cheville en
<<< la chambre devant vostre lit. >>
Gauvain reconnut aisément aux deux lionceaux
d'azur couronnés sur un fond blanc que le vainqueur
du tournoi de Vincestre était réellement Lancelot.
Il pria la demoiselle d'excuser sa requête amou-
reuse, en avouant qu'elle avait donné son cœur au
plus preux, au plus beau des chevaliers . Il revint
faire part au roi de sa découverte : « Vous ne m'ap-
prenez rien de nouveau , répondit Artus ; j'avais aper-
çu Lancelot, quand il entra dans Escalot au moment
où nous en sortions . Ah ! combien j'aurais eu de re-
grets, si j'avais écouté votre frère Agravain ! - Mon
frère, reprit Gauvain , s'est lui-même trompé. « On-
<<< ques Lancelos ne pensa à la roine de tel amour ;
<< ains vos di, por voir , qu'il ame par amors une des
<<< plus beles damoiselles qui soit . Et encor savons-
<< nos bien tuit qu'il a amé la fille au roi Pelle dont
« Galaad fu nés . - Certes , fist li rois, se Lancelos
<< amast la roine par amours, si ne croi-je pas qu'il
<< eust cuer de fere tel desloiauté por conestre - la
<< charnelment ; car en cuer où il a si grant proesce
<< ne se porroit enbatre traïson , se ce n'estoit la grei-
<< gnor déablie du monde . » Hélas ! le grand et loyal
Artus jugeait de Lancelot trop favorablement, ou
plutôt il ne connaissait pas la force d'amour.
Quand le roi, Gauvain, Gaheriet et les autres ren-
trèrent à Kamalot , la reine apprit que le vainqueur
du tournoi de Vincestre portait sur la crête de son
heaume une manche vermeille, et que ce vainqueur
était Lancelot. Le roi et Gauvain n'avaient aucune
raison de cacher ce qu'ils croyaient savoir de ses
amours avec la demoiselle d'Escalot, et leurs récits
joyeux étaient pour le cœur de la reine autant de
338 APPENDICE .

coups tranchants d'épée . « Si disoit à soi-meismes :


<<< Hé Dieus ! tant m'a vilainement boisée cil en cui je
<<< cuidoie que léalté fust, et por l'amor de cui ai-je
« honi le plus prodome du monde ! >>
Les doutes qu'elle pouvait encore conserver s'é-
vanouirent quand elle entendit messire Gauvain jus-
tifier devant elle l'absence prolongée de Lancelot :
« Lancelos , disait-il , séjorne à Escalot por une da-
<< moiselle que il aime par amors ; et sachiés que c'est
«
<<< la plus belle du roiaume de Logres : et estoit en-
<
« core pucele quant nos en partismes . Et por la grant
« biauté de lui la requis-je d'amors , mais ele s'en es-
«
< condist mout bien et dist que ele estoit amée de
«< plus biau chevalier et de meillor que je n'estoie :
<<< et ele me dist que c'estoit Lancelot et que la man-
<«< che vermeille que il avoit portée sur son heaume
<<< estoit soe . - Messire Gauvain , fet la roine , quel est
<<< li escus ? Dame , blans à deux lions d'azur coro-
<<< nez. - Par mon chief, ce est cil qu'il emporta quant
<<< il se parti de céans ; et por ce vos doit-l'en bien
< croire de vos novelles. >>
«
Dans la première ardeur de son ressentiment , elle fait
venir Bohor et lui déclare que jamais elle ne veut
revoir son cousin . Lancelot n'était pourtant pas,
comme on l'en accusait, près de la demoiselle d'Es-
calot ; il restait alité dans la maison de la tante de
la demoiselle , et nul de ceux qui s'inquiétaient de
lui ne songeait à l'y aller découvrir .
Et si lareine se désespérait, sa jeune rivale n'était
guère en meilleur point. Elle ne put résister longtemps
au désir de revoir Lancelot, et s'étant fait conduire
où il était, elle lui parla ainsi sans préambule : « Sire ,
<< dont ne seroit li chevaliers vilains qui, se je le re-
<< queroie d'amors , m'escondiroit ? --- Damoiselle ,
<
«<< fist Lancelos, s'il avoit son cuer en sa baillie et
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 339

« qu'il en pust faire sa volenté , il feroit trop grant


<<< vilenie : mais s'il estoit einsi qu'il ne poïst fere et
<< son cuer à sa volenté , vos ne l'en devriez pas
<<< blasmer. - Coment, Sire, fet-ele , ne poés vos pas
<< de vostre cuer fere à vostre volenté ? Ma vo-
«< lenté, fet-il , en faz-je, car il est tozjors là où je
« vuel , n'en autre leu ne vuil-je pas qu'il soit. -
<< Certes, fit- ele , tant m'avés dit que je cognoi grant
<< partie de vostre cuer : si me poise qu'il est ensi ,
<< car ensi me ferez - vous aprochier de mort hastive . »
En effet, ne conservant plus la moindre espérance
de retour, elle se laissa mourir , comme on verra
bientôt.
Cependant, un nouveau tournoi se donnait à Tas-
sebourg sur les marches d'Écosse : messire Gauvain ,
Bohor, Hector et Lionel y faisaient merveilles : le
roi Artus et la reine présidaient aux passes d'armes.
Quand il fut question de retourner à Kamalot , Artus
laissa la reine suivre la voie la plus directe , et il se
rendit à un château voisin nommé Tauros , d'où il
s'engagea dans la forêt où Morgain avait établi sa
résidence ordinaire , loin de tous les bruits de cour .
C'est là qu'elle avait longtemps retenu Lancelot.
Artus y fut reçu avec tout l'empressement, tous les
honneurs imaginables . La dame ne manqua pas de
conduire son frère dans la chambre de Lancelot,
remplie, comme on a vu plus haut , des fatales pein-
tures, fruit des loisirs désespérés de l'amoureux pri-
sonnier.
« Et li solaus fu levés beaus et clers ; li rois se
«< prist à regarder entour lui , et vit les images et les
<< peintures que Lancelos avoit portraites . Li rois sa-
<< voit bien tant de letres que bien poïst un escrit en-
« tendre. Il comença à lire et recorder les ovres
<< Lancelot par les peintures . Més quant il regarda
340 APPENDICE .

<< les images qui devisoient le comencement de Gale-


<<< hot, il en fu tot esbahis et trespensés , et dist à
<< soi-mesmes : Par foi , se la senefiance de ces ima-
« ges est vraie, dont m'a Lancelos honni de ma
« femme ; et si est ensi come escriture le m'ensoigne,
«< c'est la chose qui me metra en greignor duel que
<
<< je onques eusse . »
Morgain confirma la vérité de tout ce que les pein-
tures venaient de lui révéler . Il partit accablé de
douleur. Tout alors semblait conjuré contre nos deux
amants. Lancelot à peine guéri apprit en arrivant à
Kamalot que la reine lui faisait défendre de paraître
devant elle . Bohor qu'elle avait chargé de porter cet
ordre à Lancelot avait vainement plaidé sa cause en
rappelant combien de fois les histoires étaient rem-
plies du récit des maux que les meilleurs chevaliers
avaient soufferts pour avoir été faussement soupçon-
nés par leurs dames .
<< Et se vous voliez garder des anciens devins
<< (poëtes) et des sarrasins , assez vos en porroie
« mostrer qui furent honiz par femme. Regardez en
« l'estoire David qui out un teus fils , la plus bele
« créature que Deus formast, cil comença la guerre
<
<<< encontre son pere par esmouvement et par conseil
<< de femme, et en morut assés vilment. Et après ,
«< poés veoir en cele estoire meismes que Salemons ,
« à cui Deus dona science et vertus , fu soupris
<< par femme. Sanson Fortin , qui fu le plus fort home
<< qui onques nasquist de femme pescheresse , reçut
<< mort. Hector et Achilles, qui d'armes et de cheva-
< lerie orent le pris sor tous les chevaliers de l'an-
«
«< cien tens , en furent ambedui ocis , et plus de cent
<<< mille avec eus , par l'ocheson d'une femme que
<< Paris prist à force en Grece . A nostre tens meismes,
<< n'a mie encore cinq ans, en morut Tristans, li niés
ANALYSE DE LA MORT D'Artus . 341

« le roi Marc, qui si léalment ama Yseut la blonde


<< c'onques à son vivant ne mesprist de rien vers
<<< elle (1) . >>
«
La reine venait de donner congé au cousin de
Lancelot, quand un chevalier, nommé Avalon , vou-
lant venger une ancienne injure , s'avisa , un jour
qu'elle était assise au manger près de messire Gau-
vain, de lui faire présenter une pomme empoisonnée ,
dans l'espoir qu'elle ne manquerait pas de l'offrir à
messire Gauvain. Genièvre prit le fruit et le passa à
son autre voisin , Kaheris de Karaheu , frère de Ma-
dot de la Porte . A peine Kaheris l'a-t-il porté à ses
lèvres qu'il tombe sur la jonchée , frappé de mort
foudroyante. On s'émeut, on s'indigne , on s'accorde
à crier que la reine a voulu empoisonner Kaheris :
on va prévenir le roi , déjà , depuis son retour de la
maison de Morgain, mal disposé pour elle . Geniè-
vre a beau protester de son innocence , le roi répond
que justice sera faite . On rend les plus grands hon-
neurs à Kaheris et on écrit sur sa tombe : Ci gist
Kaheris li blans , de Karaheus , li freres Madot de la
Porte. La roine Genievre le fist morir par venin.
Lancelot apprit le danger que la reine allait courir ,
avant d'être en état de paraître pour la défendre . A
l'imitation de Tristan , dans les anciens poëmes , il
venait d'être atteint d'une flèche malencontreuse
lancée à l'aventure par un obscur archer . Mais le
bénéfice féodal de quarante jours était accordé à la
reine avant qu'on portât jugement , et il fut guéri

(1) C'est ici la seule fois que Tristan , Yseult et le roi


Marc soient nommés dans le Lancelot. Encore est - ce
dans une continuation postérieure . Dans le cours du ro-
man on voit souvent cités des noms de rois de Cor-
nouaille contemporains d'Artus, et jamais celui de Marc .
342 APPENDICE .

assez à temps pour venir protester contre l'accusa-


teur Madot de la Porte . Il le combattit et le con-
traignit à reconnaître l'injustice de l'accusation . Quel-
ques jours auparavant, on avait vu approcher de Ka-
malot une riche nacelle contenant le corps inanimé
de la belle demoiselle d'Escalot . Le roi, messire Gau-
vain et d'autres chevaliers étaient allés visiter cette
nacelle : « Mess . Gauvain regarda encoste la damoi-
<< selle et vit pendre à sa ceinture une aumoniere
<< mout bele et mout riche ; si l'euvre , et en trest hors
<< unes letres ; si les desploie et les baille au roi . Et il
<< trove qu'elles disoient : A toz les chevaliers mande
<< salut la damoiselle d'Escalot . Je faz ma complainte
« à vos toz , et vos faz-je assavoir que par léalment
<
« amer, sui-je à ma fin venue, por le plus prodome
<< du monde et por le plus vaillant que l'en sache ;
<< meis c'est li plus vilains que je onques véisse . Car
<< tant onques ne li soi prier o plors et o lermes,
(C qu'il voust avoir de moi merci . Il m'en a tant esté
« au cuer que j'en sui à ma fin venue . »
La reine ne pouvait avoir de meilleure preuve de
la fidélité de Lancelot ; aussi reçut-elle son libérateur
avec les plus vifs témoignages de tendresse . Le roi
seul sentait augmenter ses inquiétudes , d'autant plus
que la violence de leur passion ne permettait guère
aux deux amants de la cacher aux yeux des fils du
roi Loth . Un jour, les cinq frères étaient en Conseil :
Agravain voulait que le roi fût averti sans délai ;
Gauvain, au contraire , disputait et s'indignait contre
lui . Tout à coup ils voient le roi sortir de la cham-
bre de la reine et venir demander quel est le sujet de
leur contestation . Ils refusent de répondre ; plus ils
s'obstinent à garder le silence , plus le roi insiste
pour savoir ce qu'ils disaient . Gauvain et Gaheriet,
afin de n'être pas forcés de parler, s'éloignent ; il ne
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 343

demeure que les trois autres frères ( imitation des


trois traîtres qui livrent au roi Marc le secret des
amours d'Iseult et de Tristan ) . Artus les conjure ,
sur la foi qu'ils lui devaient et sur les serments qu'ils
ont prêtés , de lui dire ce qu'il devait déjà craindre
d'apprendre .
<< Puis que vous ne volés dire , fet li rois , vous estes
« venus à ce que vos m'ociez , ou je vos. Si cort à
«< une espée qui estoit sur un lit , si la treit et vient
« à Agravain, et dit qu'il morra sans faille s'il ne li
<< dit ce qu'il demande . Et quand cil voit que li rois
<< est si eschaufez , si crie : Ha sire ! ne m'ociez mie,
<< ains le vous dirai . Je disoie à mon seigneur Gau-
«
< vain et as autres , qu'il estoient desloial et traitres,
« de ce qu'il ont sofert si longuement la honte et le
«
<< desennor que Lancelos vos a fete . Coment, fet-
« il, m'a dont Lancelot fait honte ? dites-le moi. -
<< Sire, il vos a fet desennor de vostre femme qu'il a
<<< conneue charnelment, ce savons-nos. »
Le roi pâlit et garde un long silence : puis il con-
sent à ce qu'on tente de surprendre les coupables en
leur ôtant tout moyen de défense . Le lendemain ,
il annonce qu'il part pour une longue chasse , et il
n'invite pas Lancelot à l'accompagner . Celui-ci s'é-
tait bien aperçu d'un changement dans la façon
dont le roi l'avait accueilli ; et son cousin Bohor lui
avait conseillé de se tenir plus que jamais en garde :
« Hé Deus ! dit Lancelos, qui teles noveles en aporta
« à mon seigneur ? -- Sire, fet Bohor , se ce fu che-
<< valiers ce fu Agravains , et se ce fu femme ce fu
<< Morgains : que nul autre fors l'un de ces deux ne
« l'osast dire . » A peine Artus fut-il parti , que la
reine fait avertir Lancelot de venir lui parler . Malgré
les conseils de Bohor , il court au rendez-vous . Il passe
par une entrée secrète du jardin qui donnait sur la
344 APPENDICE .

chambre de la reine , ayant au moins eu le soin de


garder son épée. Agravain, de son côté, avait fait
épier de plusieurs côtés . D'une fenêtre ouverte sur
le verger, il voit Lancelot pénétrer dans le jardin et
entrer dans la tour . « Vous l'avez vu comme moi,
dit-il aux chevaliers qu'il avait rassemblés , c'est à
nous maintenant d'empêcher qu'il ne nous échappe.
Ils gagnent la chambre de la reine ; la porte en était
fermée : ils essaient de la briser ; Lancelot se lève ,
reprend ses vêtements, son épée , et leur crie : « Ah !
<< mauvès chevalier failli et coart ! attendez -moi : je
« vais l'uis ovrir pour voir qui se montrera . » Il ou-
vre en effet et fend la tête du premier qui ose pas-
ser le seuil . Il se hâte de lui enlever son heaume et
son haubert ; il s'en revêt, et dès lors il n'a pas de
peine à traverser la haie des chevaliers d'Agravain ;
aucun même n'osant lui fermer passage. Il rejoint
Bohor ; mais comme il prévoit qu'ils auront bientôt à
soutenir la guerre contre le roi Artus , il entend re-
passer en Gaule, après avoir arraché la reine au sup-
plice qui la menace .
Artus , au retour de la chasse , apprend ce qui
s'est passé ; il fait saisir et juger la reine ; elle est con-
damnée à être brûlée , « car autrement ne doit mou-
<< rir roine qui fait desléauté , puis qu'ele est sacrée
« et enointe. » Agravain , Guerrhes, Gaheriet et qua-
tre cents fervestus sont chargés de la conduire au
supplice ; mais Lancelot, avec trente-deux cheva-
liers de sa parenté , fond sur l'escorte . La première
victime est Agravain ; puis son frère Guerrhes ; le
preux Gaheriet ne succombe que sous les coups réu-
nis d'Hector et de Lancelot . Le reste de l'escorte est
aisément mis en déroute , et la reine recueillie par
son amant est conduite et mise en sûreté dans la
Joyeuse-Garde.
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 345

Ici , le fameux château de la Douloureuse puis


Joyeuse Garde est indiqué « près de la cité de Lam-
prestine. » Mais plus loin, quand le roi Artus de-
mande à ses chevaliers s'il convient de réclamer de
Lancelot vengeance de la mort des trois fils de Loth
et de l'enlèvement de la reine, Madot de la Porte
dit que le château de la Joyeuse-Garde est outre-
mer ; un peu plus loin encore : « il est enclos de la
« rivière d'Ombre . » Ces indices encore assez vagues
avaient échappé à l'auteur de la première partie du
Lancelot.
Le roi parut bientôt avec une armée formidable de-
vant la Joyeuse-Garde. Vainement Lancelot lui en-
voie dire par une demoiselle messagère qu'il est prêt
à s'incliner devant l'esgart ou jugement de ses barons ,
qu'il n'avait jamais eu la pensée de porter atteinte à
l'honneur du roi , et que s'il a immolé les frères de
messire Gauvain , c'est en défendant sa propre vie ;
le roi ne veut rien entendre , et commence le siége
en règle . Il y eut deux jours de grands combats dans
lesquels Lancelot , Artus et messire Gauvain firent as-
saut de prouesses. Le roi avait même atteint Lan-
celot d'un coup assez rude pour le faire chanceler ,
quand Hector accourut à son aide : <« car il avoit
« poor que Lancelos ne fust navré. Si leisse corre et
<< fiert le roi si grant cop de s'espée , que li rois en
<< devient tot estordis , si qu'il ne set se il est nuit ou
<< jor. Et Hector qui bien conoist que c'est li rois , le
<<< fiert un autre cop si durement que li rois vole de
< cheval à terre par delez Lancelot . Et quant Hec-
«
<<< tor voit qu'il est à terre , si dist à Lancelot : Sire ,
<< copez li le chief, si sera vostre guerre finée . - Ha
<< Hector ! fet Lancelos, que est- ce que vos dites ? Jà
<< se Deu plest mal ne li ferai, car il m'a bien fet et
<< ennoré par maintes fois ; pour quoi , il n'aura jà mal
346 APPENDICE.

<< par moi ; ne jà ne vos pensez que vos mal li façoiz,


<< tant com je soie ci : que je le défendroie vers vos et
<< vers autrui . Et quant Lancelos meismes ot remonté
« le roi, et il se furent parti de la bataille qui mout
« ot esté grant et mout avoit duré , li rois vint à son
<< ost et dist, oiant toz : Avez vu que Lancelos a bui
<< fet por moi ? Par foi , il a passé de debonnaireté et
<<< de courtoisie toz les chevaliers dont j'oïsse onques
<< parler. Or voudroie que jamais ceste guerre n'eust
<< oncques esté comenciée . »
Mais Gauvain insistait pour venger la mort de son
frère Gaheriet .
Sur ces entrefaites , l'apostole de Rome ayant ap-
pris que le roi Artus avait l'intention de répudier sa
femme, « quant on ne l'avoit pas prise provée au
mesfais , » manda aux prélats de l'Ile de Bretagne de
mettre la terre en interdit et de frapper le roi
d'excommunication s'il ne rappelait la reine . Le roi
qui n'avait pas cessé d'aimer Genièvre, malgré ses
justes sujets de plainte , offrit de la reprendre comme
s'il n'eût jamais douté de sa vertu : mais la réconci-
liation ne devait pas s'étendre jusqu'à Lancelot . La
reine fut donc ramenée au roi par l'évêque de Ro-
cestre , et Lancelot fut averti qu'il trouverait sur le
rivage de la mer des navires qui lui permettraient
de repasser en Gaule avec tous ceux qui voudraient
le suivre. Avant de faire ses derniers adieux à la
reine « Dame (lui dit-il) , hui est le jor que vos
«< partirez de moi et qu'il m'en covendra aler de cest
« païs ne sai se jamais vous verraie. Véez un anel
« que vos me donastes jadis ; je l'ai gardé jusque ci
<< por l'amor de vos . Or vos pri-je que vos le portez
<< dés ore en avant por l'amor de moi , tant com vi-
verez, et je porterai celui que vos avez en vostre
« doi. Et ele li otroie volentiers. >>
ANALYSE DE LA MORT D'Artus . 347

Artus , en tout cela , modèle ou plutôt imitateur du


roi Marc de Cornouaille , aurait volontiers rendu ses
bonnes grâces à Lancelot ; mais Gauvain avait à ven-
ger ses frères, et rien ne pouvait le détourner de ce
qu'il regardait comme le premier de ses devoirs.
« Asséur poés estre (avait-il dit à Lancelot) , qu'à la
<< guerre ne poez vos fallir, et durra tant la guerre
<< que mes freres Gaheriés que vos océistes mave-
<< sement soit venchiés de vostre cors meisme ; ne jà
<< n'en prendroie mie tot le monde en eschange que
« vos n'en perdissiez la vie et la teste . » En enten-
dant ces paroles , Bohor se lève en protestant de la
loyauté de Lancelot ; il offre de combattre contre
messire Gauvain. Les gages jetés des deux côtés ,
Artus ne voulut pas accorder le champ . << Certes,
<<< messire Gauvain ( dit à son tour Lancelot ) , qui
<<< estes ores crueus de nos empirer , vos nel
<< déussiez pas fere, s'il vos sovenist de ce que
« vos ostai jadis de la dolereuse prison de Brehus ,
<<< et de celui jor que je vos jetai de la prison
<< Karadoc le géant que j'ocis . — Lancelot , Lan-
«< celot ! fet messire Gauvain, onques ne féistes bonté
<
« por moi que vos ne m'aiez mout chier vendue ,
<<< quand vos m'avés si malement domagié de ceux
<< que plus amoie ; si que j'en sui honis et abessiés ;
<
« et por ce ne porroit-il avoir pais entre moi et
« VOS. »
Avant de se mettre en mer, Lancelot fit pendre
son écu dans l'église de Saint-Étienne de Kamalot,
<< si que cil qui desormès le verront aient en remem-
<<< brance les merveilles que j'ai fet en ceste terre . »
Et il investit du château de la Joyeuse- Garde un de
ses meilleurs chevaliers .
Nous touchons au dénoûment . A peine Lancelot
est -il rentré en Gaule que le roi Artus , entraîné par-
348 APPENDICE .

les conseils de Gauvain, laisse la garde de la reine à


son déloyal neveu Mordret, arrive sur les côtes de
Gaule et poursuit contre Lancelot une guerre achar-
née . Pendant qu'il campe devant Gannes, Mordret
suppose de fausses lettres annonçant que le roi Ar-
tus , mortellement blessé par Lancelot, l'avait , avant
de mourir, désigné pour son successeur, en recom-
mandant à Genievre de le recevoir pour second
époux. La reine résiste ; elle envoie à Lancelot un
message qui doit l'avertir de venir à son secours .
En l'attendant, elle s'enferme dans la tour de Lon-
dres où ses chevaliers soutiennent un long siége
contre Mordret. Gauvain cependant envoyait un défi
à Lancelot qui essayait vainement de calmer son res-
sentiment. Le roi de son côté tremblait pour son cher
neveu en le voyant provoquer Lancelot dont il con-
naissait l'incomparable prouesse . Dans un dernier
entretien, Gauvain ayant proposé de terminer la
guerre par ce combat singulier, Lancelot lui offre
de faire hommage au roi de tout ce qu'Hector et lui
tenaient en Gaule ; « et encore plus ferai -je , car je
<< jurerai sur sains que je m'en irai de la terre de
<< Gannes , demain à primes, nus piés et en langes ,
<< jusqu'à dis ans . Et se je muers dedans cel terme,
<< je vos pardoing ma mort et vos en ferai quite à
<< tot mon parenté. Et se je, au chief de dis ans , re-
<< viens , je voil avoir la compagnie dou roi et de vos,
« aussi bien come je l'eus onques ; et je vous jurerai
<<< sur sains c'onques à mon escient n'ocis Gaheriet
<< vostre frere, et que il plus m'en pesa que ne m'en
<<< fu bel. >>
Mais Gauvain ne voulut rien entendre , et le com-
bat eut lieu. Après avoir longtemps chamaillé, Lan-
celot aurait pu donner le coup mortel à son adver-
saire qui, gravement blessé, n'avait plus la force de
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 349

se défendre . Il ne le voulut pas et s'éloigna sans


achever sa victoire .
On ramena messire Gauvain à grand'peine , et les
mires, après lui avoir donné leurs soins durant six
semaines , ne l'avaient pas encore entièrement guéri ,
quand on vint annoncer au roi qu'une armée innom-
brable arrivait de Rome rassemblée par l'Empereur ,
pour exiger des Bretons le trihut qu'ils avaient tou-
jours refusé. Dans une grande et décisive bataille à
laquelle Lancelot ne prend aucune part, Gauvaïn,
malgré sa profonde blessure , immole les deux neveux
de l'Empereur ; celui- ci de son côté tue le bon séné-
chal Keu, et le roi Artus pour venger son frère de
ait, tranche la tête de l'Empereur. Ce grand coup
décide la déroute complète des Romains. Artus
allait donc reprendre le siége de Gannes, quand la
nouvelle de la trahison de Mordret le contraint de
hâter son retour en Grande-Bretagne .
La reine ne le voyait pas revenir sans de cruelles
inquiétudes . S'il punit Mordret, il aura grand'peine à
la croire innocente, il doutera qu'elle ait pu se sous-
traire aux poursuites de l'usurpateur ; si le roi est
vaincu, elle sera contrainte d'épouser l'odieux Mor-
dret. Pour échapper à ce double danger, elle se ré-
fugie dans une abbaye ; mais l'abbesse n'ose prendre
sur elle de la recevoir au nombre de ses religieuses ,
dans la crainte du ressentiment du roi Artus ou du
roi Mordret (1 ).
Gauvain mourut des suites de la blessure que lui
avait faite Lancelot. Il voulut être inhumé dans la
même tombe que Gaheriet, avec cette inscription :

(1 ) L'entrée de Genièvre dans une abbaye a fourni au


grand poëte Tennyson le sujet de la plus belle de ses
belles Idylles.
20

ROM. DE LA TABLE ronde , 20


350 APPENDICE .

Cigist Gauvains que Lancelos ocist par l'outrage Gau-


vain. Il avait, avant de mourir , recommandé qu'on
priât Lancelot de visiter sa sépulture.
Dans la grande et définitive bataille de Salebiere
(Salisbury) , meurent Galegantin , Yvain de Galles , Sa-
gremor et les derniers compagnons de la Table-
Ronde. Mordret , après avoir abattu le roi mortelle-
went blessé, expire le premier. Lucan le bouteiller
et Giflet Fils-Do survivaient seuls . Artus , parvenu à
se relever, veut s'éloigner de la plaine funeste . Il
peut gagner la Noiré abbaye : là , dans un transport
désespéré, il presse Lucan contre son cœur avec tant
de force qu'il lui brise la poitrine et le laisse re- ·
tomber sans vie ( 1 ) . Giflet accompagne encore son
roi jusqu'au bord de la mer . Mais ne le croyant
pas digne de posséder après lui Escalibur sa bonne
épée, Artus lui ordonne d'aller la jeter dans un lac
voisin. Giflet, en s'éloignant, songe au grand dom-
mage de perdre une aussi merveilleuse lame , et il
prend le parti d'y substituer la sienne , en déposant
Escalibur au pied d'un arbre . Il revient dire au roi
qu'il a fait ce qu'il avait désiré . Mais, répond Artus,
n'as -tu pas vu sur les flots quelque mouvement , quel-
que chose de nouveau? Non, répond Giflet.
Tu n'as donc pas fait ce que je t'avais ordonné ? Re-
tourne et, cette fois , jette dans le lac ma bonne épée :
nul après moi ne doit la posséder . Giflet , une seconde
fois, ne peut se résoudre à suivre l'ordre qu'il a reçu ;
et quand il revient déclarer au roi que l'épée est
maintenant au fond de l'eau : - «N'as-tu pas vu quel-

(1) Cette mort de Lucan est un souvenir à peu près


évident de celle de Lychas étouffé par Hercule : Quem
corripit Alcides et terque quaterque rotatum — Mittit in Euboi-
cas, tormento fortius, undas. (Ovid . , Metam. , 1. IX, v. 217.)
ANALYSE DE LA MORT D'ARTUS . 351

que chose de nouveau sur la surface du lac ? - Non,


sire roi, je n'ai rien vu . - Alors tu n'as pas fait
ma volonté. Vassal infidèle et parjure ! tu as menti.
Retourne et songe à mériter d'être pardonné. » Quand
Giflet revient « Sire, dit-il , dès que j'eus lancé dans
le lac la bonne épée , je vis du fond de l'eau sortir
une main, puis un bras qui , trois fois , brandit Esca-
libur avant de replonger avec elle pour ne plus
-
reparaître. C'est bien . Maintenant, conduis-moi
au rivage. » Et quand il en approche, il ordonne à
Giflet de le laisser seul . Giflet s'éloigne lentement,
non sans regarder derrière lui : il voit bientôt abor-
der une nef de laquelle descendent plusieurs belles
dames vêtues de blanc , à leur tête Morgain la sœur
d'Artus . Elles entourent le roi dont la faiblesse était
extrême, et le transportent dans leur nacelle : puis
au signal de la fée , l'esquif s'éloigne rapidement et
Giflet les perd de vue.
Il regagna tristement la Noire abbaye , où il acheva
ses jours, après avoir vu les fées venir y déposer les
tombes de Lucan et du roi Artus (1 ) . Dès que Lan-
celot apprit la funeste mort d'Artus et le couronne-
ment des fils de Mordret, il repassa de Gaule en
Grande-Bretagne . Son premier soin fut de s'informer
de la reine : elle avait cessé de vivre après avoir
mérité par son repentir le pardon de ses anciennes
fautes. Lancelot livre ensuite bataille aux deux fils
de Mordret. L'aîné, Meliant, tue Lionel que venge
Bohor . Après la mort des fils de l'usurpateur , Lan-
celot se rend dans un antique ermitage , où il re-

(1) Ce dernier détail a pour raison assez apparente de


justifier la prétendue découverte qu'on avait faite au
en 1189, des tombes d'Artus et de Gauvain, dans l'ab-
baye de Glastonbury.
352 APPENDICE .

trouve Blioberis et l'archevêque de Cantorbery , où le


rejoignent Hector des Mares et Bohor. Tous pren-
nent les draps de religion et finissent saintement une
vie jusque-là consacrée aux vanités mondaines . Lan-
celot avant de mourir avait recommandé qu'on trans-
portât son corps à la Joyeuse - Garde et qu'on l'in-
humât près de Galehaut .

<< Icy fenist mestre Map l'estoire de Lancelot ; et


<<< define son livre si outréement que après lui n'en
<< porroit nus raconter qui ne mentist . » (Msc. 123.)

III.

Maintenant, avant de prendre congé de mes trop


rares lecteurs, je leur demanderai la permission de
présenter de nouvelles considérations (peut-être les
dernières) sur la primitive ordonnance de nos Ro-
mans de la Table ronde . Combien de fois ces romans
ne m'ont-ils pas rappelé le second tercet de la Divine
comédie :
Ahi ! quanto a dir qual era cosa dura,
Questa selva selvaggia ed aspra e forte
Che nel pensier rinnuova la paura……

Voilà bien longtemps, en effet , que je fais les plus


grands efforts pour me reconnaître dans cette forêt
sinon impénétrable , au moins jusqu'à présent impé-
nétrée .
Je m'y engageai pour la première fois en 1836 (1) ,
et dès l'abord je reconnus la priorité des grands
romans en prose sur les poëmes de Chrestien de
Troies. J'avançai même un peu plus avant, et d'un

(1) Les Manuscrits francois, leur histoire, etc. , tomes I et II.


DERNIÈRES OBSERVATIONS . 353

pas encore mal assuré j'abordai l'ordre chronologique


de leur composition . Je le dressai ainsi :

Le Saint- Graal.
Merlin.
Artus.
Lancelot.
La Quête du Graal.
Tristan.

Trente ans après, en 1868 , j'eus la hardiesse de


soutenir ( 1 ) que Robert de Boron ou Borron ( 2) , qui
passait pour avoir composé en commun avec Gautier
Map le Saint-Graal, le Lancelot, la Quête du Graal
et la Mort d'Artus , n'avait jamais dû connaître Gau-
tier Map, et n'avait écrit que le poëme de Joseph
d'Arimathie.
Puis en 1872 , appuyé sur un passage de la chro-
nique de Senones, rédigée par Richer , moine de cette
abbaye, dans les dernières années du douzième
siècle, j'expliquai (3) comment Robert de Boron avait
pu composer son poëme assez près de Moienmoutiers ,
où le corps du pieux décurion de l'Évangile avait
été déposé , avant de passer dans le monastère an-
glais de Glastonbury.
Mais cela n'était pas assez : il restait encore de
grandes obscurités dans l'histoire littéraire de ce fa-
meux cycle d'Artus ou de la Table ronde, et j'entends

(1) Les Romans de la Table ronde, Introduction, tome I.


(2) Les manuscrits donnent ces deux façons d'écrire le
nom seigneurial de Robert ; comme l'a très-bien reconnu
M. Hucher (Saint-Graal, ou Joseph d'Arimathie, le Mans,
1875, p . 44).
(3) De l'origine et des développements des romans de la
Table ronde, inséré dans la Romania, tome I.
20.
354 APPENDICE.

aujourd'hui compléter ce que j'appellerai assez peu


modestement mes découvertes . C'est d'ailleurs un
dernier moyen de redresser les inexactitudes et les
méprises que je n'avais pas évitées dans cet ordre de
recherches . Peut-être , en raison de ma bonne vo
lonté, obtiendrai-je l'indulgence de la critique : car
enfin , chacun de ces premiers romans fut com-
mencé par des écrivains qui laissèrent à d'autres le
soin de les parfaire comme ils le voudraient ; ils ont
tous été soumis à de nombreux remaniements et à des
interpolations destinées à dissimuler leur véritable ca-
ractère : la tâche de se reconnaître au milieu de tant de
chemins rompus n'était donc pas exempte de difficulté.

Nous distinguerons d'abord deux catégories dans


nos romans . Les uns , pure expression de l'esprit féodal
et chevaleresque. Les autres , expression d'un senti-
ment mystique et sectaire , faisant contraste avec le
caractère séculier des premiers . Je reconnais ce
mysticisme dans les livres du Saint - Graal et de la
Quête du Saint-Graal; puis dans la dernière partie
du Lancelot (1 ) .
J'appellerai séculiers les romans de la première ca-
tégorie . Ils sont au nombre de sept : Merlin ; - -Suites
du Merlin, c'est- à- dire le Roi Artus ; Gauvain et Per-
ceval ; Lancelot du lac; la Mort d'Artus ; Tristan.
Deux des auteurs nous ont fait connaître leur véri-
table nom : Robert de Boron a. versifié Joseph d'Ari-

( 1) Je laisse ici de côté le premier poëme de Robert


de Boron, Joseph d'Arimathie : c'est la simple reproduc-
tion d'une pieuse légende locale . On n'y retrouve pas
l'intention systématique qui produisit le Saint-Graal. Je
ne tiens pas compte non plus du Bret et de Guiron. On
verra plus loin pourquoi .
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 355
mathie et Merlin. Nous devons à Walter ou Gautier
Map , le Graal , la Quête du Graal et les dernières
parties du Lancelot .
Robert de Boron était du comté de Montbéliard,
dans les Vosges : Boron est un village assez voisin
de l'abbaye de Moienmoutiers . Peut-être Robert avait-
il entendu vaguement parler d'un livre latin du Graal
conservé en Grande-Bretagne, et fut-il ainsi conduit
à mettre en vers français la légende vosgienne du
pieux décurion de l'Evangile .
Pour Merlin, il en trouva les matériaux dans les
deux livres alors si répandus de Geofroi de Monmouth ,
l'Historia Britonum et la Vita Merlini. Aux récits de
Geofroi, il n'ajouta guère que le beau préambule du
conseil des démons auquel il nous avait déjà préparés
par les premiers vers du Joseph d'Arimathie.
J'ai dit et je crois avoir prouvé, contre le senti-
ment de mon savant ami M. Hucher , que Robert de
Boron avait écrit en vers le Joseph et le Merlin. Nos
anciens trouvères , on le sait , avaient hésité longtemps
avant de composer en prose , si ce n'est pour ce qui
touchait aux choses de la religion . Mais une fois la
prose séculière inaugurée par les livres des Sept-Sages
et de la Table ronde, on en sentit assez les avantages
pour lui accorder la même faveur qu'à la forme poé-
tique. C'est du milieu du douzième siècle que semble
dater ce premier essor de la prose française : on
commençait alors à moins écouter et on lisait davan-
tage. Quant au premier poëme de Robert de Boron,
je crois qu'il le présenta à Gautier de Montbéliard
assez longtemps avant d'en faire une seconde rédac-
tion, qui nous est seule parvenue , et dans un seul
manuscrit incomplet . Robert de Boron y joignit le
poëme de Merlin ; et il a pris soin de nous avertir
qu'il ne s'était pris à ce sujet, que pour n'avoir pu
356 APPENDICE .

lire le livre du Graal, écrit depuis l'achèvement de


son premier poëme. « Quand , dit-il , je présentai pour
la première fois l'histoire de Joseph d'Arimathie à
Gautier de Montbéliard, mon seigneur, elle n'avait
encore été écrite par aucun mortel . Depuis , les
grands clercs ont fait paraître le livre du Graal,
que j'aurais besoin de lire pour dire ce que devin-
rent Alain, Petrus, Bron et Moyse (1 ) . En attendant
qu'il me soit donné de voir ce livre, je vais vous
conter l'histoire de Merlin. »
Ces deux poëmes de Joseph et de Merlin ne tar-
dèrent pas à être réduits en prose : sous cette
deuxième forme, les copies s'en multiplièrent , non
sans quelques additions frauduleuses du prosateur ;
comme l'interprétation de Grande-Bretagne donnée
aux Vaus d ' Avaron où Petrus doit s'arrêter ; la pro-
messe de conter plus tard les lignées de Bretagne,
<< le livre de Joseph mis en autorité par le congié de
<< sainte Église. >>
On n'a jusqu'à présent retrouvé que les cinq cents
premiers vers du Merlin ; mais on doit présumer
que le récit ne dépassait pas le couronnement d'Ar-
tus. La plupart des manuscrits , ou s'arrêtent là, ou
laissent un intervalle plus ou moins grand après ces
mots : « Ensi fu Artus eslu et tint le regne lonc temps
<< en pais . » D'ailleurs le nouveau caractère des récits
qui ne doivent plus rien à Geofroi de Monmouth, et
plusieurs contradictions flagrantes avec ceux qui les
précèdent, font aisément reconnaître l'œuvre d'un
nouvel auteur. Voilà pourquoi, pour la continuation
que j'ai choisie, j'adopte un titre particulier, le Livre
du roi Artus, qu'un ancien texte me fournissait.

(1 ) En effet, on voit continuer l'histoire de ces quatre


personnages dans le Saint-Graal de Gautier Map .
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 357
Là commence donc l'œuvre des continuateurs du
poëme de Boron . De la première campagne d'Artus
à la résolution prise d'envoyer Loth et ses quatre fils
vers les rois coalisés, il n'y a qu'une seule rédaction.
Mais le roman, à partir de là , suit trois routes diffé-
rentes ce qui suppose autant de rédactions dis-
tinctes . L'une d'elles rallie sa dernière laisse à la pre-
mière du Lancelot : voilà pourquoi j'ai cru devoir la
préférer .
Des deux autres continuations la première s'atta-
che aux grandes guerres des Saisnes et des Bretons ,
aux prouesses guerrières et galantes de Gauvain . Elle
raconte au long le curieux épisode de la Laide
semblance, renouvelée de la Méduse antique, et que
le chevalier vainqueur jette , en détournant les yeux ,
dans le golfe de Satalie . Elle se complaît dans la
chronique scandaleuse, et parle assez longuement
des relations amoureuses du jeune Armoricain Go-
sango de Lamballe avec la reine Genièvre. Peut-être
est-ce cette espèce d'indiscrétion qui l'a fait ex-
clure de l'ensemble des quatre romans dont le plus
accrédité était le Lancelot.
La seconde continuation introduit pour la pre-
mière fois dans un texte français le personnage de
Perceval , petit-fils de Bron et d'Énigée , la soeur de
Joseph d'Arimathie . Perceval , comme les deux pré-
cédents gardiens du Saint-Graal, Joseph d'Arimathie
et Bron, procède directement du poëme de Robert ,
mis en accord avec la légendede Glastonbury (1 ).

(1) Que Perceval soit le Peredus des triades, et que ces


triades aient l'ancienneté qu'on leur a supposée , je ne
l'admets ni le conteste . Il suffit d'établir que la légende
galloise de Perceval est antérieure à celle de Galaad, sor-
tie tout armée du cerveau de G. Map .
358 APPENDICE .

On y voit que le Graal devait passer des mains de


Joseph dans celles de Bron , le Riche pêcheur ( 1 ) , et
des mains de Bron dans celles de son petit-fils . Or,
en dépit de la chronologie, Perceval est ce petit-fils.
On a donné quelquefois à cette continuation du
Merlin le nom de Perceval ; et Chrestien de Troies
l'a prise pour guide d'un célèbre poëme du même
nom que la mort ne lui permit pas d'achever .
Ainsi Joseph d'Arimathie et Merlin réduits en prose ,
Gauvain, Artus et Perceval écrits primitivement en
prose, forment ce que j'appelle le cycle primitif de
la Table ronde . C'est une œuvre d'ensemble à
laquelle plusieurs avaient pourtant travaillé. Elle est
suffisamment coordonnée , depuis la remise du Graal
aux mains de Joseph jusqu'au retour du Graal dans
le ciel. Artus et Merlin sont pris à leur naissance et
suivis jusqu'à leur disparition suprême : Merlin se
perdant dans les forêts, Artus abordant dans l'île
d'Avalon séjour des fées .

Dans le temps même où les continuateurs du Mer-


lin se donnaient ainsi carrière , deux autres grands
romans , Lancelot et Tristan, produisaient ce que
nous appellerions une vive sensation . Ils n'offraient
aucun lien avec les poëmes de Robert et la prosé de
ses continuateurs ; c'était la mise en œuvre d'anciens
lais bretons heureusement ramenés à une sorte d'u-
nité d'intérêt. Ce fut même pour répondre à ce be-
soin d'unité factice que la tradition poétique du
Tristan fut, dans le roman en prose, rattachée au
deuxième cycle d'Artus . Nous n'en parlons ici que
pour mémoire .

(1) Et non le premier des Rois pécheurs, comme dans


l'œuvre de Gautier Map.
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 359

Mais il est bien fâcheux que le Lancelot et le


Tristan, qui donnèrent un si grand essor à l'imagina-
tion littéraire des temps modernes, aient été con-
tinués et interpolés par deux auteurs qui n'eurent
aucun souci d'en respecter le véritable caractère .
Le Lancelot est- il entièrement l'œuvre de Gautier
Map , comme le prétendent les copistes du treizième
siècle ? Si l'on pouvait ajouter foi à des témoignages
qui nous ont si fréquemment trompés, il faudrait au
moins admettre que Map avait commencé le Lancelot
longtemps avant de prévoir la façon dont il l'achève-
rait. C'est en effet le plus séculier de nos romans,
jusqu'au point où il en devient le plus mystique. Tou-
tefois, un tel changement de style ne devrait pas
étonner beaucoup dans maître ou messire Gautier
Map ; homme d'un grand savoir et d'une imagination
des plus capricieuses ; esprit malin , enjoué, facile ,
l'arbiter elegantiarum de son temps . Dans le curieux
livre de sa vieillesse , de Nugis curialium , il est
certain qu'on retrouve plusieurs récits dont il avait
pu d'abord enrichir le Lancelot.
Mais enfin, de même qu'on lui a, bien à tort, attri-
bué tous les vers satiriques et plaisants qui couraient
de son temps , on a pu lui prêter aussi , comme au
plus riche, le roman entier de Lancelot, dont il n'au-
rait fait en réalité que la dernière partie .
La publication de ce grand livre avait précédé
celle du Tristan ; et personne , au moins, ne s'est
avisé de faire honneur du Tristan à Gautier Map . L'au-
teur s'y était lui-même désigné sous le nom de Luce ,
seigneur du château de Gast , près de Salisbury .
Mais tout doit nous persuader qu'il avait usé d'un
pseudonyme . Dans aucune charte , dans aucun terrier,
dans aucun texte ancien , on ne trouve la moindre
trace de ce château du Gast ou du Gant , ni de ce
360 APPENDICE.

châtelain Luce . Quel qu'il fût, l'auteur du Trista


avait pu entendre parler , et même avait pu voir c
fameux Liber Gradalis , conservé dans l'église de Sa-
lisbury . C'est à lui qu'on en doit la première men-
tion , et nous pouvons le croire quand il dit que
personne avant lui n'avait songé à le mettre en lu-
mière . Mais, en réalité, s'il ouvrit jamais ce grand
volume, il le referma bien vite , en se contentant d'y
prendre le premier terme de la liste fabuleuse des
ancêtres de Tristan . Dès le verso du premier feuillet,
il commence une série de récits qui n'avaient as-
surément rien de commun avec le Liber Gradalis .
Il eut donc assez de raisons pour ne pas révéler le
véritable auteur de tant d'inventions mal dissimulées .
Mais , en disant que personne avant lui n'avait eu
recours au Graal latin, il a suffisamment justifié
l'antériorité du Tristan sur le Saint- Graal de Gau-
tier Map .
D'un autre côté, comme on ne trouve dans le Lan-
celot aucune allusion aux récits et aux personnages
du Tristan; et comme , dans le Tristan, il est cons-
tamment parlé de Lancelot, de Galehaut, de Genièvre
et de la Joyeuse-Garde, on ne doit pas douter que
le Lancelot n'ait précédé le Tristan . Celui-ci doit
beaucoup aux anciens récits poétiques dont nous con-
servons de trop rares fragments ; on y met aussi à
de fortes contributions les souvenirs mythologiques.
Ainsi le mariage d'Apollon l'aventureux , les devi-
nailles du géant de la forêt, le tribut de jeunes filles
réclamé par le roi d'Irlande, les oreilles de cheval
du roi Marc et la mort de Tristan doivent beaucoup
au sphinx de Thèbes, au mariage d'OEdipe , au
combat du Minotaure, à la mort du roi d'Athènes
Égée et aux oreilles d'âne du roi Midas.
Un demi-siècle après , un autre romancier , égale-
.
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 361

ment pseudonyme , reprenait ce beau roman de Tris-


tan, sous prétexte que messire Luce du Gast n'avait
pas tout moissonné dans le livre latin du Graal . Il
entremêlait ses glanes prétendues au texte du premier
auteur, comme si l'œuvre eût été une sorte de ré-
seau élastique qu'il pouvait étendre à volonté. Seule-
ment, dans un explicit emphatique , il voulait bien
nous dire qu'il se nommait Helie de Boron, chevalier,
ami et parent charnel de Robert de Boron ; issu de la
noble lignée des gentils paladins des Barres , de tout
temps, commandeurs et seigneurs d'Outres en Ro-
manie, maintenant appelée France . Il ajoutait encore
(sans doute après la mort du roi dont il se prétendait
l'interprète) , que pour répondre aux désirs de ce
prince , il donnait au roman de Tristan ainsi remanié
le nom de livre du Bret.
Tout cela n'est-il pas évidemment chimérique ; et
comment un archéologue aussi justement considéré
que M. Hucher a-t-il pu s'y méprendre ? Où trou-
ver, lui dirons-nous , la ville d'Outre en Romenie ou
Romanie? C'est peut-être, nous répond-il, l'antique
Orthosias près de Tripoli . Mais le comté de Tri-
poli est en Palestine , non en Romanie ; mais la Ro-
manie ne s'est jamais appelée France. Supposons
pourtant que l'Empire grec ait un instant reçu ce
nom ; ce dut être évidemment sous la domination des
Croisés , c'est-à-dire à partir de l'année 1201. Or il
y avait alors onze ans qu'était mort le roi Henri II ,
auquel M. Hucher veut que le Bret ait été adressé.
Puis, que signifient ces mots : de tout temps comman-
deurs et seigneurs d'Outres ? Ils signifient, répond-
on, que les paladins des Barres avaient à Outres
une commanderie héréditaire de Templiers ! ... Puis ,
ce mot paladin n'est pas même de notre ancienne
langue française ; et je ne vois à cette époque que le
ROM. DE LA TABLE RONDE . 21
362 APPENDICE .

comte de Champagne investi du droit de s'intituler


comte palatin. Convenons donc tous que le conti-
nuateur anonyme du Tristan n'a voulu que se jouer
ici de la crédulité des plus naïfs , entre ses anciens
lecteurs .
Il a répété de méchantes plaisanteries du même
genre à la fin d'un deuxième ouvrage , imprimé sous
le nom de Guiron le Courtois , et qu'il a mieux aimé
intituler Palamedes , toujours à la prière de son
roi Henry. Il eût pu tout aussi bien l'appeler Melia-
dus, Pharamond, l'Amoral de Galles, le Chevalier à
la cote mal taillée , ou Phébus ; car c'est un ramas-
Sis, d'ailleurs assez amusant, de contes débités sans
ordre, sans cohésion, attribués dans une égale pro-
portion à chacun de ces personnages .
La célébrité des deux livres de Lancelot et de
Tristan était générale , et les poëtes érotiques ne se
lassaient pas de comparer leur flamme amoureuse à
celle des amants de la blonde Iseult et de la belle
reine Genièvre ; le premier cycle des romans de la
Table ronde , accru de ces deux grands ouvrages ,
semblait fermé , quand maître Gautier Map entreprit
de refaire le Joseph de Robert de Boron , et d'écrire
à l'ombre du nom autorisé de Robert, tout ce qui
pouvait servir à la nouvelle thèse qu'il entendait sou-
tenir. Voici quelle était cette thèse :
Ce n'est pas le pape Éleuthère qui, au deuxième
siècle, avait par ses envoyés converti les Bretons ;
c'est un parent de Joseph d'Arimathie nommé Pierre
auquel les Bretons avaient dû le bienfait du chris-
tianisme.
Le premier évêque, sacré par Jésus-Christ même ,
avait été Josephé, fils du pieux décurion Joseph d'A-
rimathie ; et de lui procédait toute la hiérarchie bre-
tonne . Si la vérité avait été jusqu'à présent méconnue ,
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 363

c'est parce qu'on n'avait pu lire le livre du Graal ,


écrit de la propre main de Jésus- Christ .
Quant au vase eucharistique appelé Graal, Notre-
Seigneur l'avait bien remis , comme l'avait dit R. de
Boron, à Joseph d'Arimathie ; mais la garde en avait
aussitôt passé de Joseph à son fils Josephé ; et de
Josephé à l'ancien roi de Sarras Mordrain , le Mé-
haigné. Mordrain devait en mourant la remettre à
Galaad, fils de Lancelot et de la fille du dernier Roi
pêcheur.
Nous voilà bien loin de la légende de Moienmous-
tier . Ces Rois pêcheurs substitués à Bron, l'unique
riche pécheur de Robert de Boron , ne sont plus char-
gés de garder le Saint- Graal ; seulement ils conti-
nuent la race laïque de Joseph d'Arimathie . Et quant
au dernier dépositaire du Graal , il devait encore être
de la même lignée et, de plus , le plus brave , le plus
sage et le plus chaste des hommes . Lancelot du lac,
tel qu'il est présenté dans notre roman, offrant le type
accompli de toutes les perfections mondaines, avait
été appelé à retrouver et garder le Graal : il avait
même reçu en baptême le nom prédestiné de Ga-
laad : mais , pour n'avoir pas conservé la vertu de
chasteté , il avait dû manquer à sa vocation et n'avait
plus suffisamment répondu au choix que le Ciel avait
d'abord fait de lui.
Maintenant , comment trouver , du vivant de Lan-
celot, un chevalier plus preux et plus invincible ,
issu comme lui de la race de Joseph d'Arimathie ,
et mieux que lui garni de chasteté ? Grande était la
difficulté. Pour la surmonter, il fallut recourir à un
stratagème d'une honnêteté douteuse . Par la vertu
d'un philtre, Lancelot, qu'on n'aurait pu jamais déci-
der à devenir infidèle à Genièvre, est conduit dans la
couche de la fille de Pelles , le roi pêcheur . De cette
364 APPENDICE .

conjonction passagère naît un enfant qui reprend le


nom de Galaad , qu'avait d'abord reçu son père . De-
venu le modèle de tous les chevaliers mondains et
célestes, Galaad mérite de découvrir le saint Graal
et d'en être le dernier dépositaire .
Telle est la thèse conçue, soutenue et développée
par Gautier Map avec une habileté merveilleuse.
Car c'est Map, je n'en doute pas, qui longtemps après
la publication du Merlin et du Lancelot , insinua,
pour ainsi dire , son Graal entre eux , pour en former
un corps de doctrine théologico- séculière ; le Saint-
Graal en devenant l'introduction , et la Quête du
Saint- Graal le dénoûment : le tout assez adroitement
adapté aux dernières parties du Lancelot et même,
grâce à quelques phrases çà et là évidemment inter-
polées, au Merlin. Le Saint-Graal ouvrant le grand
cycle romanesque , comme s'il eût été le premier com-
posé, avait jusqu'à présent dérouté la critique ; on ne
savait comment expliquer le début et le dénoûment
ascétiques de ces livres de Merlin, d'Artus et de
Lancelot, si franchement séculiers : de là des efforts
constamment malheureux pour justifier un aussi
étrange amalgame . Mais comment n'excuserai-je pas
les méprises de ceux qui m'ont précédé , quand nul
d'entre eux ne s'est plus fréquemment fourvoyé que
moi-même, jusque dans l'Introduction et les notes de
l'ouvrage que je termine ! Hélas ! dirai-je une fois de
plus , celui qui commence un livre est l'écolier de
celui qui l'achève .
Je ne veux pas trop appuyer sur toutes les rai-
sons qui justifient ce que je viens d'exposer : l'im-
portant c'est que j'aie enfin touché le vrai . Dans ce
cas, ceux qui prendront intérêt au même ordre de
recherches sauront bien trouver les preuves de tout
ce que e viens d'exposer , pour séparer ce qui n'ap-
DERNIÈRES OBSERVATIONS . 365

partient qu'à Robert de ce qui n'appartient qu'à Gau-


tier . Peut-être suffira-t-il de reconnaître que les
deux Graal ont été écrits les derniers de tous ces
romans primordiaux . S'ils avaient été placés à la
suite des continuations du Merlin et du premier Lan-
celot, personne n'aurait supposé qu'ils eussent été
écrits pour faire corps avec eux .
Je me résume : l'antériorité du livre de Lancelot
sur le livre de Tristan ne saurait être contestée ; les
quatre romans du Saint- Graal, de Merlin, de Lan-
celot et de la Quête du Graal n'ont pas été composés
à la suite l'un de l'autre : ils ne sont pas l'expression
du même ordre d'idées . Quand le Joseph d'Arima-
thic , œuvre du seul Robert de Boron, fut mis à l'é-
cart , ce fut pour être remplacé par le Saint-Graal,
œuvre du seul Gautier Map . Et cette œuvre de Map ,
composée en dernier lieu , doit être regardée comme
entièrement indépendante des romans de Merlin ,
d'Artus , de Perceval et du premier Lancelot .
Il faut encore remarquer que, pour ne pas être
accusé de démentir la tradition plus ancienne, qui
voyait dans le Gallois Perceval le dernier dépositaire
du Graal , Gautier Map avait accepté ce personnage
et lui avait même permis d'approcher le saint Graal
de plus près que Lancelot . Perceval le Gallois par-
ticipe aux grâces du vase sacré : il accompagne Ga-
laad en Syrie, il voit les anges du ciel venir repren-
dre le Graal des mains du fils de Lancelot . Ainsi
tout en la répudiant , la première légende est respec-
tueusement traitée : et si elle est sacrifiée , c'est en-
core en voulant persuader qu'on le fait avec l'appro-
bation de Robert de Boron.
Voici l'ordre dans lequel les livres primordiaux de
la Table ronde doivent avoir été séparément com-
posés :
366 APPENDICE .

Joseph d'Arimathie et Merlin , œuvres de Robert


de Boron.
Continuations du Merlin : Le livre d'Artus ;
Gauvain ; - Perceval.
Lancelot du Lac.
La Mort d'Artus.
Tristan.
Enfin, le Saint-Graal, la Quéte du Saint-Graal et
les dernières parties du Lancelot , œuvres de Gautier
Map .
Un dernier mot .
De tous nos contemporains , je suis peut-être le
seul qui ait complétement lu ces romans du Cycle
d'Artus , premiers ancêtres de tous les ouvrages
qu'on a depuis distingués sous le nom de Romans.
Plus je les ai étudiés , plus j'ai compris la vogue in-
comparable qu'ils obtinrent si longtemps , et la su-
prême influence qu'ils exercèrent sur les mœurs des
gens du monde , sur l'imagination des gens de lettres .
J'ai donc regretté le profond oubli dans lequel ils
sont tombés dans notre France , leur patrie originelle .
Se pourrait-il qu'après avoir été traduits dans toutes
les langues ouvertes à la culture littéraire ; après
avoir fait les délices de l'Europe entière , ils fussent
réellement indignes d'une attention sérieuse ? Telle
est pourtant, en France , l'opinion de bien des hom-
mes instruits, lesquels, après avoir beaucoup appris
dans leur jeunesse , éprouvent une impatience involon-
taire quand on ose encore essayer d'agrandir le cer-
cle de leurs connaissances. Notre grande Université
n'est pas sur ce point de trop bonne composition , et
volontiers elle dirait comme cette tendre mère dans
une ancienne comédie : Je voudrais bien voir qu'on
apprit quelque chose à ma fille, après l'instruction
que je lui ai donnée !
DERNIÈRES OBServations . 367

On juge avec plus de bienveillance les premières


productions du génie français, en Allemagne, en An-
gleterre, en Italie , et dans tous les Pays-Bas , Dans
la plupart des grands centres d'éducation , une chaire
y est réservée à l'enseignement des origines de notre
langue et de notre littérature , et cette chaire n'est
pas encore accordée dans nos universités aux mêmes
études . Mais si nos enfants , en quittant les bancs de
l'école, étaient déjà rompus aux formes de notre
ancienne langue , tous ceux qui voudraient passer
pour lettres se feraient aussitôt une obligation d'être
romanistes . Sans cesser d'admirer et d'étudier les
grandes œuvres d'art et de poésie que l'Antiquité
nous a léguées , ils accorderaient un regard de plus
en plus favorable aux premières créations de la ro-
mancerie française et nous pourrions hardiment ré-
péter avec Horace :

Multa renascentur quæjam cecidere .

Avenay, 15 août 18 76 .
TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS LES LAISSES DE CE TROISIÈME


VOLUME .

LXXXVIII. Seconde frénésie de Lancelot. La Dame du


lac le guérit et lui recommande de se
trouver dans la forêt de Kamalot, la veille
de l'Ascension . P. 2 .

LXXXIX . Retour de Lionel à Kamalot . Mort de la


Dame de Malehaut . Inquiétudes de la
Reine. Meleagan vient défier Lancelot
La Reine ne permet pas à Lionel de re-
lever le défi . Meleagan propose de ren-
dre les prisonniers retenus dans le pays
de Gorre, s'il est vaincu par le chevalier
qui conduira la Reine dans la forêt. P. 5 .
XC. Dépit de Keu ; il veut quitter la cour ; le
Roi lui accordant un don , il demande à
conduire la Reine . P. 9.

XCI. Keu est arrêté dans la forêt par Lancelot


qui, sur un mot de la Reine, lui laisse le
soin de la défendre. Il est vaincu ; Melea-
gan emmène la Reine. P. 12 .

XCII. Lancelot rejoint la Reine. Il abat Meleagan,


qui se relève , tue son cheval et s'éloigne.
370 TABLE DES MATIÈRES .
Lancelot remonté sur un cheval de Gauvain
abat une seconde fois Meleagan, sans pou-
voir lui reprendre la Reine . P. 14.

XCIJI. La charrette. Le nain qui la conduit promet


à Lancelot de lui montrer la Reine s'il veut
monter. Lancelot monte et rencontre Gau-
vain . Ils arrivent à l'entrée de Gorre , P. 17 .

XCIV . Lancelot et Gauvain reçus dans un château .


Deux demoiselles honnissent Lancelot . Le
Lit aventureux . P. 20.

XCV, Le nain montre la Reine à Lancelot ; Gauvain


le reconnaît . Regrets des demoiselles qui
l'ont honni. L'une des deux exige un don
avant d'apprendre à Lancelot et à Gauvain
que deux ponts conduisent à la Terre fo-
raine (ou plutôt au pays de Gorre) . Le pont
de l'Épée et le pont perdu Sous l'eau . Lance-
lot choisit le passage du pont de l'Épée .
P. 25 .

XCVI. La demoiselle réclame de Lancelo : le don


promis ; elle l'oblige à partager sa couche.
Embarras et vertu de Lancelot. Il promet
de défendre la demoiselle contre un cheva-
lier qu'elle redoutait . P. 28 .
XCVII. Un chevalier réclame le droit de péage . Lance-
lot l'abat et recueille un peigne garni de
cheveux de la Reine. Rencontre du cheva-
lier que redoutait la demoiselle . P. 33 .

XCVIII. Lancelot arrêté dans une maison de religion y


découvre la tombe de Galaad , fils de Joseph
d'Arimathie il parvient à la soulever , P. 38.
TABLE DES MATIÈRES . 371
XCIX . Il est conduit devant la tombe de Siméon dont
il essaie vainement d'éteindre les flammes .
Des religieux étrangers transportent la tombe
de Galaad en Galles. P. 40.
C. Nouvelles épreuves . Lancelot abat ceux qui ten-
tent de l'arrêter . Un vavasseur lui donne
pour l'accompagner ses deux fils . Il fran-
chit le Pas des Perrons. Il arrive sur le champ
de bataille où les Bretons réclament son se-
cours . Il leur assure la victoire . P. 45 .
CI. Il s'arrête chez les Bretons victorieux . Un
chevalier de Meleagan est réduit à merci . La
sœur de Meleagan lui demande la tête du
vaincu ; il hésite avant de la satisfaire . Elle
jette cette tête dans un puits rempli de cou-
leuvres . Nouveau guet-apens de Meleagan ,
P. 47.

CII. Passage du Pont de l'Epée. Lancelot est re-


connu par la Reine. Le roi Baudemagus dé-
cide Meleagan à remettre au lendemain son
combat contre Lancelot . P. 52 .
CIII Premier combat des deux rivaux . Lancelot au
moment de vaincre aperçoit la Reine et ou
blie de se défendre . Keu le rappelle à lui ,
Interruption du combat. P. 57.
CIV . Lancelot et Meleagan conviennent de se re-
trouver devant Kamalot. Lancelot mal ac-
cueilli par Genièvre apprend de la bouche
de Keu comment la Reine a été gardée.
veut se tuer et se perce d'une épée qui met
sa vie en danger. P. 61 .
CV. Lancelot apprenant que la Reine s'est inquié-
372 TABLE DES MATIÈRES .

tée de sa blessure, guérit et reparaît devant


elle. Elle lui tend la main et lui expose ses
motifs de mécontentement . Éclaircissement et
reconciliation . La Reine consent à recevoir
Lancelot il se blesse en brisant les barreaux
de la fenêtre de la Reine . P. 65.

CVI. Les traces de sang découvertes dans le lit de la


Reine et dans celui de Keu persuadent à Me-
leagan que la Reine a reçu dans son lit le sé-
néchal . Il l'accuse ; Lancelot prend sa défense .
Il défie Meleagan . P. 69.

CVII. Second combat, et seconde victoire de Lancelot


sur Meleagan, qui doit la vie à l'intervention
de la Reine . P. 71 .

CVIII. Lancelot suit un nain qui promet de le réunir à


Gauvain et le conduit dans un châtelet où ,
par l'ordre de Meleagan , il est retenu prison-
nier . P. 73 .

CIX . Les compagnons de Lancelot rejoignent Gauvain


qui leur apprend comment il a passé le Pont
sous l'eau. Sur une fausse lettre du roi Artus
la Reine revient à Kamalot . Sa douleur, en
n'y retrouvant pas Lancelot. P. 76 .
CX . Le jour de la mi-août , un chevalier charreté
paraît devant le roi Artus ; nul des compa-
gnons de la Table ronde ne consent à le rem-
placer. Il est traîné dans la ville et revient au
diner du Roi. Courtoisie de Gauvain . Le che-
valier charreté défie tous ceux qui ont refusé
de prendre sa place. Il abat Sagremor , Be-
duer, Lucan et Giflet. La charrette reparait
portant une dame qui demande si personne
TABLE DES MATIÈRES . 373

ne veut prendre sa place. Gauvain y consent.


Elle apprend au Roi que le chevalier charreté
est le frère de Lionel . P. 78 .

CXI. Retour de Bohor, le chevalier charreté. La Reine,


le Roi et tous les compagnons de la Table
ronde montent dans la charrette . Genièvre re-
joint la Dame du lac , qui lui fait espérer de
voir bientôt Lancelot . Artus fait crier un pro-
chain tournoi à Pomeglai . P. 84.
CXII. La femme du sénéchal de Meleagan s'éprend de
son prisonnier. Elle fournit à Lancelot des
armes pour aller prendre part au tournoi de
Pomeglai . La Reine le reconnaît : elle lui fait
dire de mal combattre , il obéit à deux repri-
ses , puis retourne dans la prison de Meleagan.
P. 86.

CXIII. Il est transféré dans une tour isolée d'où la sœur


de Meleagan le fait sortir . Il reparaît à Kama-
lot au moment où Meleagan venait de se pré-
senter pour reprendre le premier combat .
P. 91 .

CXIV. Dernier combat entre Lancelot et Meleagan : dé-


faite et mort de Meleagan . P. 97.

CXV . Un chevalier couvert d'armes vermeilles et cou-


sin de Meleagan vient défier Lancelot. Lan-
celot consent à se justifier de la mort de Me-
leagan, devant le roi Baudemagus . Il investit
Banin de la Terre déserte ( 1 ) . Incident de
Dagonet. Lancelot s'éloigne pour aller répon-

(1) Cela sera contredit dans la dernière partie, où on le voit


investir Lionel de Benoïc ou Terre déserte.
374 TABLE DES MATIÈRES .
dre à la clameur du Chevalier vermeil . Il ren-
contre Margonde du Noir-Chastel médisant
de la Reine. Il le contraint de faire amende
honorable. P. 99 .

CXVI. Meliadus le Noir , autre ennemi de la Reine, est


réduit à merci . Lancelot défend le Chastel aux
Dames contre le Chastel aux Pucelles. Il blesse
Hector et Lionel qui soutenaient les pucelles .
Arrivée de Margonde et de Meliadus à Ka-
malot . P. 108 .

CXVII Aventures de Bohor. Il rencontre dans la forêt


de Landone une demoiselle qu'il accompa-
gne jusqu'aux abords de Honguefort . Elle
fui conte la guerre faite à sa sœur, par leur
oncle Galides du Blanc-Chastel. Bohor abat
le sénéchal de Galides et l'envoie tenir la pri-
son de la dame du château . La dame le fait
entrer dans une perrière et lancer dans le camp
de Galides . Représailles . Bohor entre dans
Honguefort, va défier les chevaliers de Gali-
des , les abat et les reçoit à merci . Il apprend
le supplice du sénéchal . Son combat contre
Galides, qu'il envoie prisonnier de ses nièces.
Il s'éloigne . La demoiselle du Lac , qui
avait assisté à son dernier combat, l'avertit
de se trouver dans huit jours à l'issue de la
forêt de Roeven . Dans la forêt de Lovegue,
il est courtoisement hébergé par Maradot le
Brun . La dame de Honguefort, désespérée
d'avoir mérité son couroux , part à sa recher-
che sur un cheval sans frein et sans queue.
P. 123.

CXVIII. Une demoiselle enferrée par le roi Nadalon


TABLE DES MATIÈRES . 375
est délivrée par Bohor. Tournoi du roi
Brangoine dont la fille et d'autres demoi-
selles doivent décerner les prix . Le Cheva-
lier à la main percée . Querelle entre Bohor et
Agravain . Agravain réduit à merci promet
de se rendre à la cour d'Artus pour y pro-
clamer la supériorité de Lancelot sur Gau-
vain . Bohor emporte le prix du tournoi
du roi Brangoine . La fille du Roi s'éprend
de lui. Vou des douze chevaliers. La fille
du Roi reçoit Bohor dans son lit ; Helain le
Blanc est conçu ( 1) . Bohor sauve la vie d'une
demoiselle nommée Blecine , dame de Glo-
cedon. Arrivée chez Blecine de la dame de
Honguefort, que Bohor évite encore et qu'elle
continue à poursuivre . P. 146 .

CXIX . Lancelot apprend que la sœur de Meleagan est


sur le point d'être brûlée . En se rendant à
l'endroit où l'on doit dresser le bûcher, il
découvre la tombe de Galehaut. Son déses-
poir. Saraïde l'empêche de se donner la mort.
Elle consent à porter à Bohor l'épée de Gale-
haut dont Lancelot fait transporter la tombe
à la Joyeuse- Garde. Lancelot délivre la
sœur de Meleagan. Il s'arrête devant la ri-
vière Aglonde, près d'un chevalier qui avait
dressé trois pavillons. L'amie de ce cheva-
lier devient pour son malheur éperdument
éprise de lui . P. 175 .

CXX . Enlèvement d'un écuyer , frère du chevalier

(1) Cet Helain le Blanc, plus tard empereur de Constantinople ,


ne serait-il pas le type du roman espagnol Tyran le Blanc ?
376 TABLE DES MATIÈRES .

aux trois pavillons. Lancelot le poursuit dés .


armé : un chevalier offre de lui céder ses
armes noires , s'il lui accorde le premier don
qu'il demandera . Lancelot accepte et traverse
la forêt des Trois perrons , où une vieille dame
lui indique le chemin , en exigeant un don . Il
joint le ravisseur. Combats répétés : Aramont
crie merci et l'obtient . Un forestier parle à
Lancelot, sans le connaître, des regrets causés
par sa mort supposée ; il devait achever les
aventures de la tour Merlin, près de Gazan
(peut-être fallait-il lire Gorhan) . Il arrive au
château de Floege , puis à Huidesan où il re-
trouve et immole Argodrat. Il se fait recon-
naître à Baudemagus qui n'ose voir en lui le
meurtrier de son fils Meleagan . De Huidesan
il se rend à la Douloureuse- Garde pour pré-
sider à l'inhumation de Galehaut. Le baiser
forcé. Paride au Cercle d'or promet d'aller
apprendre au roi Baudemagus que Lancelot a
combattu , vaincu et tué son fils Meleagan ..
Retour à Kamalot. P. 186.

CXXI. Bohor rencontre Lambegue et le délivre . Sa-


raïde lui remet l'épée de Galehaut . Il ne peut
éviter la demoiselle de Honguefort avec la-
quelle il se réconcilie. Paride au Cercle d'or
arrive à Huidesan et apprend à Baudemagus
comment Lancelot a tué son fils, P. 202.

CXXII. Chasse du roi Artus ; Genièvre l'accompagne .


Un chevalier veut l'emmener et abat Keu,
Sagremor et Dodinel . Lancelot , après avoir
été frappé d'un fer de lance qui reste dans
ses flancs , abat l'inconnu gravement blessé, et
TABLE DES MATIÈRES . 377

se voit contraint de suivre la vieille à laquelle


il avait précédemment accordé un don . La
Reine s'arrête devant la Fontaine aux fées .
Sagremor et Dodinel se dirigent vers la tour
de Mathamas pour y demander le diner de
la Reine . Sagremor provoque un chevalier
chantant. Pendant le combat , Dodinel suit
une demoiselle qui lui promet aventure .
P. 208.

CXXIII. Sagremor, après avoir vu fuir le chevalier qu'il


combattait, reprend le chemin de la tour de
* Mathamas . Il venge un écuyer d'Artus mal-
traité par deux chevaliers. Rencontre d'un
nain qui frappe son cheval , Discussion avec
une demoiselle . Rencontre de Calogrenan . Il
sonne un cor ; un chevalier vermeil, ami de
la demoiselle, se présente. Un second cheva-
lier emporte cette demoiselle que Sagremor
va reprendre . Délivrance de Calogrenan .
Arrivée de Sagremor chez Mathamas dont,
après de longs combats , il reste prisonnier.
La fille de Mathamas adoucit les ennuis de
sa captivité . P. 215 .

CXXIV. Dodinel venge la demoiselle qu'il avait suivie


et qu'un nain voulait baiser de force . Le che-
valier au nain, nommé Maruc le roux , est
abattu et promet de se rendre à la Fontaine
aux fées . Geffroi de Maupas , auquel Lance-
lot a cédé ses armes, passe devant la Reine,
et lui donne à penser qu'il a tué Lancelot.
Keu voulant venger Lancelot est abattu par
Geffroi qui l'emporte. Désespoir de Bohor
en apprenant la mort de Lancelot. Lancelot
378 TABLE DES MATIÈRES .

est délivré du fer de lance qui le blessait ,


et reste alité durant trois semaines . P. 226 .

CXXV . Dodinel en danger de se noyer. Il est pris et


conduit au château de Geffroi de Maupas.
Rapprochements avec le Saint -Graal. Gau-
vain et neuf chevaliers entreprennent la
quête Lancelot . Élie délivré par ces en-
quêteurs porte l'épée rompue de Joseph
d'Arimathie. Agloval secourt un chevalier
qu'il réconcilie avec Geffroi de Maupas.
Délivrance de Keu qui se joint aux enquê-
teurs de Lancelot . P. 233.

CXXVI . Gauvain, provoqué par Mathamas, l'abat et


le force de relâcher Sagremor, avant de
se rendre prisonnier d'Artus . Sagremor se
joint aux enquêteurs de Lancelot. Hector
passe la même planche que Dodinel ; il le
délivre . Dodinel se joint aux enquêteurs
de Lancelot. P. 241 .

CXXVII . Gauvain est conduit par l'amie de Taninge


le Blond au tournoi du Moulin . Ses proues-
ses ne l'empêchent pas d'être désarçonné
par Hector, qui s'éloigne sans l'avoir re-
connu. Gauvain le suit et le retrouve chez
un forestier. Ils arrivent aux tombes en-
flammées de Siméon et de Canaan qu'ils
ne peuvent refroidir. Ils se séparent à l'en-
trée de deux chemins aventureux. P. 247.

CXXVIII . Gauvain châtie six chevaliers peu courtois. Il


essaie vainentent de délivrer la demoiselle
plongée dans une cuve bouillante. Il arrive
sans le savoir à Corbenic. Il voit passer le
TABLE DES MATIÈRES . 379

Graal, sans en partager les grâces . Il fait


la rude épreuve du Lit aventureux. Il assiste
au combat de serpents et de léopards.
Grand orage. Il est transporté dans la hon-
teuse charrette et sort enfin de Corbenic.
P. 255.

CXXIX . Aventures d'Hector. Dans le chemin qu'il


avait choisi, il est averti par un nain , puis
par deux demoiselles , du danger d'aller plus
loin. Il arrive devant un pont, le passe,
est attaqué par un chevalier qu'il abat . On
lui ouvre la porte d'un château voisin , dont
il jure à l'avance d'abattre les odieuses cou-
tumes. Il donne du cor. Marigart le Roux
répond à l'appel et est tué par Hector , qui
délivre les bourgeois et Orgale de Gridel ,
l'ancienne dame du château. P. 264.

CXXX. Aventures d'Yvain. Une demoiselle l'invite à


aller reprendre son palefroi qu'un chevalier
lui a enlevé pour le donner à son amie . Le
cheval est reconquis . Une autre demoiselle
le prie d'aller ressaisir un épervier que
des chevaliers lui ont pris. Le ravisseur
vaincu demande un prêtre pour mourir en
bon point. Yvain blessé dans ce deuxième
combat s'arrête chez l'ermite qu'il était allé
chercher . P. 272.

CXXXI. Aventures de Mordret ; son portrait ; celui de


ses frères, Gauvain, Agravain , Guerrhes
et Gaheriet. Un nain vise le cheval de
Mordret et le tue ; le maître du nain défie
Mordret et est tué. Mordret rencontre plus
loin une demoiselle seule dans un pavillon.
380 TABLE DES MATIÈRES .

Elle consent à le recevoir et se laisse sé-


duire . L'ami de la demoiselle rentre ; il
accueille Mordret, qui finit par décider la
demoiselle à venir le retrouver la nuit . Le
chevalier les surprend , attaque Mordret qui
oblige le chevalier à réclamer merci et
l'obtient en promettant de ne garder aucun
souvenir de ce qui s'est passé. P. 277.

APPENDICE. ― I. Variantes . P. 287.

II . Analyse des livres d'Agravain, de la Quête du


Saint-Graal et de la Mort d'Artus. P. 294.
III. Dernières observations . P. 352 .

15855. - Typographic Lahure, rue de Fleurus , 9, à Parls,

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