R' Abraham Schorr – 31/10/2024
Le mois de Heshvan est souvent désigné par l'expression "Mar Heshvan," une
appellation qui suscite de nombreuses interprétations.
Le mot Mar signifie "amer" en hébreu, évoquant la tristesse de ce mois
dépourvu de fêtes, contrairement aux mois précédents, marqués par les
célébrations de Tishri.
Ce mois est également particulier car, dans la liturgie, il coïncide avec la lecture
de quatre péricopes (sections bibliques) qui relatent trois grandes histoires de
destruction dans la Torah : le déluge, la tour de Babel avec sa dispersion, et
l'histoire de Sedom (voir Genèse 6–9 pour le déluge, Genèse 11 pour la tour de
Babel, et Genèse 18–19 pour Sedom).
Ces récits sont les trois moments où D. a choisi de manifester Sa justice en
apportant la destruction dans le monde.
Cette idée nous amène à une réflexion fondamentale : dans la tradition
talmudique, il est dit que lorsque quelqu'un manque à sa parole — c'est-à-dire à
l'engagement scellé par la parole — il se place sous le jugement d'un principe
bien connu.
Ce principe est exprimé dans le Talmud, où il est dit : « Celui qui s’est vu
remboursé des générations du déluge, de la dispersion de Babel et de Sedom,
recevra aussi la rétribution de celui qui ne tient pas sa parole. »
Pourquoi cette comparaison, et quel message ce principe cherche-t-il à
transmettre par ce biais ?
Le Gaon de Vilna (Rabbi Eliyahu de Vilna, XVIIIe siècle), dans ses commentaires
sur divers textes, explique qu'il y a dans la parole humaine des forces profondes
et multiples.
Selon les sources antérieurs, trois forces fondamentales sous-tendent la parole
humaine, symbolisées par les éléments de la création : l'eau, le vent et le feu.
Ces forces, bien qu'en mouvement perpétuel, animent l'être humain, créé à
partir de la terre, un élément immobile.
Ce concept est mentionné dans les écrits de la Kabbale, notamment dans le
Sefer Yetzirah (Livre de la Création), un texte fondamental attribué au
patriarche Abraham ou à Rabbi Akiva, où il est dit que la création repose sur
trois éléments primaires : le feu, l'eau et l'air (ou vent) (Sefer Yetzirah 1:7). Ces
forces viennent nourrir et dynamiser cette terre inerte, permettant ainsi à
l’homme de s'exprimer et d’agir.
Dans les écrits de la Kabbale, l’importance de la parole est renforcée par une
interprétation subtile : le mot ( אמרdire) est en fait un acronyme qui désigne ces
trois forces élémentaires :
- ( אשfeu),
- ( מיםeau),
- ( רוחvent).
Ainsi, D., dans Sa gouvernance du monde, utilise également ces trois éléments
comme instruments de justice et de transformation. Chaque histoire de
destruction dans la Torah est symboliquement liée à un de ces éléments :
- Lors du déluge, c'est l'eau qui est employée pour purifier et juger (Genèse 7).
- Dans la dispersion de Babel, le vent représente le mouvement, dispersant les
peuples et les langues (Genèse 11:9).
- Pour Sedom, c'est le feu qui descend du ciel, marquant le jugement final sur la
ville (Genèse 19:24).
Ces trois éléments, eau, vent et feu, montrent la puissance et la gravité du lien
entre la parole donnée et l’intégrité de l’individu. Car une personne qui ne
respecte pas sa parole montre un manque d'harmonie avec ces trois forces
fondamentales, créant ainsi une rupture avec l’ordre cosmique.
C'est donc cette même dynamique qui se retrouve dans les récits de destruction
de Heshvan : chaque infraction, chaque manquement à la parole, engage des
forces qui appellent à une restauration de l'équilibre, parfois sous forme de
jugement. D. nous rappelle cela à travers les textes lus en ce mois particulier.
Le mois de Heshvan est ainsi un appel silencieux à réfléchir sur notre parole,
sur l’engagement qu’elle implique, et sur la manière dont elle nous connecte aux
forces élémentaires de la création. Le travail spirituel de Heshvan consiste donc
à veiller sur la sincérité et la force de notre parole, en reconnaissant son rôle
central dans l'harmonie de la création.
Rachi – Genèse 6 : 14
Rachi commente sur l'ordre donné à Noé de construire une arche sur une
longue période, ici pendant 120 ans.
Pourquoi tout ce temps ?
Le but de cet engagement prolongé, selon Rachi, n'est pas uniquement de
préparer un abri pour Noé et sa famille en prévision du Déluge, mais plutôt de
susciter chez les hommes de son époque une interrogation et une réflexion.
Cette construction lente et visible permet aux gens de poser des questions à
Noé, ce qui crée une opportunité de dialogue. Noé peut alors expliquer que
cette arche est un avertissement, un symbole de l’imminence du Déluge en
raison de la dégradation morale de la société, offrant à ceux qui l’interrogent
une chance de repentance et de retour vers de meilleures valeurs.
À travers ce commentaire, Rachi souligne un aspect important de
l'engagement : il ne suffit pas de se sauver soi-même ou de répondre à une
injonction divine de manière purement individuelle. L’action de Noé devient une
mission tournée vers les autres. Par l’investissement prolongé dans cette
construction et par le dialogue suscité, il incarne une responsabilité collective,
un modèle d'engagement axé sur l’autre, sur le réveil de la conscience morale
de sa génération.
Cette idée nous invite à réfléchir à nos propres engagements : la portée de nos
actions dépasse-t-elle notre propre bien-être ? Sont-elles orientées vers un
bénéfice collectif, visant à interpeller, inspirer ou aider autrui à s'améliorer ?
Rachi, ici, nous rappelle que l'accomplissement de commandements ou de
missions peut être conçu comme un acte de connexion et de bienveillance
envers la communauté, transformant une tâche personnelle en une opportunité
de changement social.
Rav Israel Meir Schorr – 01/11/2024
Le mois de Tishri est profondément marqué par les fêtes et par les élévations
spirituelles qu'elles apportent. Ce mois est un temps de renouvellement, de
rapprochement avec D., et de retour à des aspirations élevées. Chaque fête de
Tishri, qu’il s’agisse de Rosh Hashana, de Yom Kippour ou de Souccot, invite à
s'élever et à contempler une vision renouvelée de notre monde.
Vient ensuite le mois de Heshvan, qui contraste avec Tishri par son absence de
fêtes. Après l’effervescence de Tishri, Heshvan nous ramène à une réalité plus
pragmatique, nous laissant seuls face à nos résolutions et à la continuité de nos
engagements.
Le Midrash, dans ses commentaires à la fin de la péricope de Houkat, mentionne
cette transition en utilisant une formule intrigante : « Après la fête est venu
Og. » (Midrash Tanhuma, Houkat, chapitre 24).
Quelle est la pertinence actuelle de ce message, et pourquoi Og apparaît
dans ce contexte ?
Le verset dans Deutéronome 3:10, nous apporte un éclairage important. Il
explique qu’Og habitait dans un lieu nommé Eidréi, un mot qui peut être
interprété comme la main.
La main, est le symbole de l'action, de la force, et de la capacité d'agir dans le
monde matériel. Og, représente une certaine approche pragmatique de la vie,
ancrée dans la force physique et l’action concrète.
Selon une autre tradition midrashique, Og est l’unique survivant du déluge
(Bereshit Rabbah 31:12). Il se serait accroché à l’extérieur de l’Arche de Noé et
aurait été sauvé par la providence divine. Cette anecdote dépeint Og comme un
témoin de l'ancien monde, une figure ancrée dans une époque révolue, marquée
par la corruption et la violence. Après la sortie de l'Arche, Noé rencontre Og, le
représentant d'un passé que D. a choisi de détruire pour permettre un
renouveau.
Ainsi, Og devient ici un symbole de l’ancien monde, porteur d’une mentalité
dépassée et opposée à la capacité de transformation que Tishri nous inspire. Il
incarne une forme d'immobilisme, une résistance au changement, alors même
que le peuple d'Israël vient de vivre un mois de renouveau spirituel intense.
Face à cette figure de l’"ancien monde," Heshvan nous confronte au défi de
surmonter l’inertie et de continuer à avancer vers nos idéaux.
Ce défi de Heshvan est donc de combattre cette "main" symbolique d’Og, qui
nous rappelle une certaine réalité pragmatique et fixe. Le défi est de ne pas
retomber dans la routine, de ne pas céder aux habitudes ou à l’immobilisme,
mais de transformer l’inspiration des fêtes en actions concrètes. Ce mois nous
demande de trouver un équilibre entre l’idéal et la pratique, de permettre à
l’élévation spirituelle de Tishri de se traduire par des actes dans notre vie
quotidienne.
Ce début d'année nous appelle donc à dépasser l’influence de l'ancien monde
symbolisé par Og, et à incarner la capacité de changement et de croissance qui
définit notre relation avec le divin. C’est notre défi, celui de maintenir le
mouvement et de vivre la nouveauté à travers une action consciente et
renouvelée.
Rachi – Genèse 7 : 12
Rachi pose ici une question subtile qui dépasse la simple narration du texte :
pourquoi le récit emploie-t-il le mot « ( » גשםpluie) avant de mentionner le « מבול
» (déluge) ? Si cette pluie devait, au final, mener à la destruction de la terre,
pourquoi ne pas parler directement du déluge ?
En formulant cette question, Rachi nous guide vers une réflexion sur l’intention
première de cette pluie. Peut-être que, dans un premier temps, cette pluie
n'était pas censée être une force destructrice, mais une invitation à la
transformation. Cette pluie douce aurait pu être perçue comme un
avertissement empreint de miséricorde, une sorte de dernier appel de la part de
Dieu, qui espérait que les hommes reviendraient vers Lui et s'éloigneraient de
leurs mauvaises actions. Ce n’est qu’en l’absence de repentance que la pluie
s’est intensifiée, se transformant finalement en un déluge dévastateur.
Rachi semble nous inviter à voir, dans chaque avertissement, une possibilité de
changement, une offre de bénédiction qui dépend de notre réponse. La pluie,
symbole de fertilité et de vie, commence comme une chance de renouvellement.
Elle représente un moyen de réorientation, un rappel silencieux de la possibilité
de se détourner du mal. Ce n'est qu'une fois cette possibilité refusée que la pluie
devient destructrice.
Ainsi, Rachi nous questionne indirectement : dans nos propres vies, sommes-
nous capables de reconnaître ces « pluies » comme des signes bienveillants, des
appels à la réflexion et à l’amélioration ? Avons-nous l’ouverture d’esprit
nécessaire pour comprendre que même dans les moments de difficulté, une
invitation à la bénédiction peut se cacher ? Et si nous ignorons ces signes,
risquons-nous de voir ces mêmes avertissements se transformer en
conséquences difficiles ?
En définitive, la question de Rachi nous incite à voir dans la séquence du texte
une leçon sur la miséricorde divine et sur la capacité de l’homme à réorienter
son destin. Le choix de répondre à la pluie avec une prise de conscience, plutôt
que de l’ignorer jusqu’à la tempête, peut-être pour nous aussi la clé pour
transformer des épreuves en bénédictions.