FICHE DE LECTURE
FUKUYAMA, LA FIN DE
L’HISTOIRE ET LE DERNIER
HOMME
Thèse : La fin de l’Histoire, c’est que l’idéal de la démocratie libérale
ne peut être améliorée sur le plan des principes. Ce n’est donc pas la fin
de l’histoire comme succession d’événements, mais de l’Histoire comme
processus simple et cohérent d’évolution qui prend en compte
l’expérience de tous les peuples en même temps. Acception proche de
celle de Hegel, et de Marx à sa suite : pour ces 2 penseurs, il existait un
développement cohérent des sociétés humaines, des sociétés tribales
fondées sur l’esclavage et la polyculture à la démocratie libérale. Ce
processus ne serait ni aléatoire ni inintelligible, même s’il ne fonctionne
pas en ligne droite, et même si on peut se demander si l’homme est plus
heureux ou meilleur du fait de ce « progrès » historique. Pour Hegel, la fin
de l’Histoire, c’est l’Etat libéral, pour Marx, la société communiste. Il n’y
aurait plus de progrès à faire dans le développement des institutions
fondamentales et de leurs principes sous-jacents, parce que toutes les
grandes questions auraient été résolues.
Le désir de reconnaissance, moteur de l’Histoire.
Selon Hegel, l’homme diffère des animaux, dont il partage les
besoins et désirs naturels (nourriture, boisson, préservation de son propre
corps) parce qu’il désire en outre le désir des autres hommes, c’est-à-dire
qu’il veut être « reconnu », en particulier reconnu comme être humain,
c’est-à-dire un être doué d’un certain mérite ou d’une certaine dignité.
Platon a été le premier à décrire ce désir de reconnaissance, qu’il nomme
thymos, ou esprit de vie. Le thymos est une partie de l’homme, sorte de
sens inné de la justice : les gens croient qu’ils ont une certaine valeur, et
si d’autres les traitent comme s’ils avaient une valeur moindre, ils
éprouvent l’émotion de la colère. Inversement, lorsque les gens n’élèvent
pas leur vie à la hauteur de ce qu’ils estiment être leur valeur, ils
éprouvent de la honte ; lorsqu’enfin ils sont évalués correctement en
proportion de leur valeur, ils ressentent de la fierté. Selon Hegel, le thymos
et les émotions qui l’accompagnent sont les moteurs du processus
historique tout entier.
Tradition libérale : la quête orgueilleuse de reconnaissance doit être
subordonnée à l’intérêt personnel bien compris (combinaison du désir et
de la raison en terme platoniciens) et particulièrement au désir de la
conservation de soi et de son corps. Hobbes, Locke, et les « pères
fondateurs » des Etats-Unis comme Jefferson et Madison pensaient que
les droits existaient comme moyens de préserver une sphère privée où les
hommes pouvaient s’enrichir et satisfaire la partie désirante de leur âme ;
Hegel en revanche voit les droits comme des fins en soi, parce que ce qui
satisfait pleinement les êtres humains n’est pas tant la prospérité
matérielle que la reconnaissance de leur statut et de leur dignité. Avec les
révolutions de France et d’Amérique, Hegel jugeait que l’Histoire touchait
à sa fin, parce que l’aspiration qui avait déterminé le processus historique
- le désir de reconnaissance - était désormais satisfait dans une société
caractérisée par la reconnaissance universelle et réciproque.
I) NOUVELLES QUESTIONS POUR UN VIEUX PROBLÈME
1. Notre pessimisme
Le XXe siècle fait de nous tous des pessimistes profonds.
La 1ère Guerre mondiale constitua, selon les mots de Paul Fussell,
« une épouvantable contradiction au mythe « mélioriste » qui avait
dominé la conscience publique pendant un siècle », inversant
complètement l’idée de progrès. Les vertus de loyauté, de travail acharné,
de persévérance, de patriotisme furent mobilisées au service du massacre
systématique d’autres hommes, discréditant du même coup le monde
bourgeois qui avait créé ces valeurs.
Les génocides perpétrés par les régimes totalitaires de l’Allemagne
hitlérienne et de la Russie stalinienne furent sans précédents dans
l’histoire humaine et ne furent rendus possibles à plus d’un titre que par la
modernité elle-même.
Les événements traumatisants du XXe siècle ont été la toile de fond
d’une crise intellectuelle. On ne peut en effet parler de progrès historique
que si l’on sait vers où l’humanité se dirige. La plupart des Européens du
XIXe siècle pensaient que « progrès » signifiait progrès vers la
démocratie, mais pour nous, aucun consensus ne s’est dégagé de cette
question.
J-F Revel renouvelle sous une forme bcp plus radicale les critiques
faite originellement par Tocqueville, selon lesquelles les démocraties ont
les plus grandes difficultés à soutenir des politiques extérieures sérieuses
et à long terme. Elles sont en effet entravées par leur nature même de
démocratie, c’est-à-dire par la pluralité des avis, le doute, l’auto-critique
qui caractérisent le débat démocratique. Ainsi, « des causes relativement
minimes de mécontentement usent, troublent, déstabilisent et paralysent
même les démocraties plus profondément que la famine effroyable et la
pauvreté constante ne le font pour les régimes communistes, dont les
sujets n’ont ni droits réels ni moyens de redresser les torts qui leur sont
faits. Les sociétés dont la critique permanente est une partie intégrante
sont les seules vivables, mais ce sont aussi les plus fragiles. » (J-F Revel)
Le pessimisme actuel touchant la possibilité de progrès dans
l’histoire est né de 2 crises parallèles : la crise politique du XXe siècle et
la crise intellectuelle du rationalisme occidental. La première a tué des
dizaines de millions de personnes et forcé des centaines de millions
d’autres à vivre sous des formes nouvelles et plus brutales d’esclavage ; la
seconde a laissé la démocratie libérale sans les ressources intellectuelles
pour se défendre elle-même. D’un côté, le manque de consensus
intellectuel a rendu les guerres et les révolutions du XXe siècle plus
idéologiques, donc plus violentes qu’elles ne l’auraient été autrement : les
révolutions russes et chinoises, les conquêtes nazies durant la Seconde
Guerre mondiale ont vu le retour, sous une forme amplifiée, des
sauvageries brutales caractéristiques des guerres de religion du XVIe
siècle, parce que ce n’était pas simplement des territoires et des
ressources qui étaient en jeun, mais bien les systèmes de valeurs et les
modes de vie de populations entières. D’un autre côté, la violence des
conflits engendrés par l’idéologie et leurs terrifiants résultats ont eu un
effet dévastateur sur la confiance en elles-mêmes des démocraties
libérales, dont l’isolement dans un monde de régimes autoritaires et
totalitaires ont entraîné de sérieux doutes sur l’universalité des notions
libérales de droit.
Or, à la fin du XXe siècle, les dictatures autoritaires de toutes
sortes, aussi bien à gauche qu’à droite, se sont peu à peu effondrées, et
dans certains cas, ont laissé place à des démocraties libérales stables et
prospères : cela suggère que les leçons pessimistes de l’histoire
prétendument imposées par le XXe siècle ont besoin d’être repensées de
manière radicalement nouvelle.
2. La faiblesse des États forts - I
1974 : le régime de Caetano (héritier de Salazar) a été chassé par un coup
d’État militaire. En avril 76, le socialiste Mario Soares a été élu Premier
ministre, le pays a été gouverné démocratiquement et pacifiquement
depuis lors. Cette même année 74, les colonels qui gouvernaient la Grèce
ont été chassé, cédant la place au régime plébiscité de Constantin
Caramanlis.
1975 : mort de Franco, transition remarquablement pacifique vers la
démocratie 2 ans plus tard
Septembre 80 : les militaires turcs ont pris le contrôle de leur pays pour
lutter contre le terrorisme dans lequel il était en train de sombrer, mais
rendirent le pouvoir au gouvernement civile en 1983. Depuis lors, tous ces
pays ont eu des élections à peu près régulières, libres et multipartites.
Bouleversement de l’Europe méridionale en moins d’une décennie
Un même ensemble de transitions vers la démocratie se réalisa en
Amérique latine se réalisa durant la décennie 1980. (En 1980 au Pérou,
1982 en Argentine, 1983 en Uruguay, 1984 au Brésil; à la fin de la
décennie, les sombres dictatures de Stroessner au Paraguay et de
Pinochet au Chili avaient cédé la place à des gouvernements élus par le
peuple). L’Asie du Sud-Est a connu des développements comparables
(transition démocratique en 1986 aux Philippines, 1987 en Corée du Sud.)
Février 90 : le gouvernement afrikaner dirigé par F.W. de Klerk annonça en
Afrique du Sud la libération de Nelson Mandela et la fin de la mise hors la
loi du Congrès National Africain (ANC) et du Parti communiste sud-
africain.
La faiblesse critique qui finit par faire basculer ces Etats forts fut en
dernière analyse un manque de légitimité, c’est-à-dire en fait une crise sur
le plan des idées. La légitimité est un concept relatif qui n’existe que dans
la perception subjective du peuple. Tous les régimes capables d’une action
effective sont obligatoirement fondés sur quelque principe de légitimité
Comme Socrate l’explique dans la République, même dans une
bande de voleurs il doit y avoir quelque principe de justice qui leur permet
de partager le butin. La légitimité est cruciale, même pour le plus injuste
et le plus sanglant des dictateurs.
Au XXe siècle, la tentative systématique la plus importante pour établir un
principe de légitimité cohérent, orienté à droite, non démocratique et non
égalitaire a été le fascisme. Celui-ci a été vaincu par la force des armes.
Après la défaite de Hitler, il ne resta comme alternative à droite à la
démocratie libérale qu’un groupe de dictatures militaires persistantes,
mais finalement non systématiques, sans fondement plausible à leur
légitimité, incapables de formuler, comme Hitler l’avait fait, une doctrine
cohérente de la Nation qui put justifier la perpétuation du gouvernement
autoritaire. Toutes les dictatures durent accepter le principe de la
démocratie et de la souveraineté populaire et prétendre que, pour
différentes raisons, leur pays respectifs n’étaient pas prêts pour la
démocratie, à cause des menaces du communisme, du terrorisme, ou des
erreurs économiques du régime démocratique précédent. Chacune de ces
dictatures dut se justifier par son caractère de transition, sur la voie du
retour à la démocratie, qui était, disaient-elles régulièrement, leur objectif
ultime.
Les régimes légitimes disposent d’un capital de bonne volonté et de
sympathie qui fait pardonner leurs erreurs à court terme, même si elles
sont graves ; toute faute peut être « expiée » symboliquement par le
renvoi du Premier ministre ou du cabinet. Dans les régimes illégitimes,
l’échec détermine et accélère le plus souvent un renversement du régime
lui-même.
3. La faiblesse des États forts - II
Pour caractériser l’Union soviétique et l’Europe de l’Est sous
Brejnev, Vaclav Havel parle de régimes « post-totalitaires » : bien que
n’étant plus les régimes policiers sanglants des années 1930-40, ces Etats
continuaient de vivre dans l’ombre des anciennes pratiques totalitaires. Le
totalitarisme n’a pas été assez fort pour tuer l’idéal de la démocratie dans
ces sociétés, mais son empreinte a eu un effet paralysant sur leur
capacité à se démocratiser par la suite.
4. La révolution libérale mondiale
Banqueroute d’idées sérieuses capables de maintenir la cohésion
des gouvernements forts, de droite comme de gauche. L’absence
d’autorité légitime signifie que, lorsqu’un gouvernement autoritaire échoue
dans un domaine, il ne peut recourir à aucun principe supérieur.
Au XXe siècle, les plus grands ennemis de la démocratie ont attaqué
la démocratie « formelle » au nom de la démocratie « substantielle ».
Ce fut par exemple la justification utilisée par Lénine et les bolcheviques
pour dissoudre l’Assmblée constituante russe et proclamer la dictature du
parti, qui devait réaliser la démocratie « substantielle » , « au nom du
peuple ». La démocratie formelle, en revanche, fournit de réelles
sauvegardes institutionnelles contre la dictature et se révèle la plus apte
à produire en fin de compte une démocratie « substantielle ».
Alors même que le libéralisme et la démocratie marchent
habituellement ensemble, ils peuvent être séparés en théorie. Il est
possible pour un pays d’être libéral sans être particulièrement
démocratique, comme ce fut le cas pour l’Angleterre du XVIIIe. À l’inverse,
un pays peut être démocrate sans être libéral : la République islamique
d’Iran a organisé des élections régulières relativement satisfaisantes pour
un pays du tiers monde, assurant au pays une démocratie
indiscutablement meilleure qu’au temps du shah. L’Iran des mollahs n’est
pourtant pas un pays libéral : les libertés d’expression, de réunion, et par-
dessus tout de religion n’y sont pas garanties.
Le nombre apparent des choix que les pays affrontent en
déterminant comment ils vont s’organiser politiquement et
économiquement est allé en diminuant avec le temps. Parmi les divers
types de régime qui sont apparus au cours de l’histoire des hommes,
depuis les monarchies et les aristocraties jusqu’aux théocraties et aux
dictatures fascistes et communistes de notre siècle, la seule forme de
gouvernement qui ait survécu intacte jusqu’à la fin du XXe siècle a été la
démocratie libérale.
En d’autres termes, ce qui apparaît victorieux n’est pas tant la
pratique libérale que l’idée du libéralisme. C’est-à-dire que pour une très
large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est
actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale, aucun
principe universel de légitimité avec la souveraineté du peuple. Même les
non-démocrates devront parler le langage de la démocratie pour justifier
leur déviation par rapport à la référence unique et universelle. La
démocratie libérale reste la seule aspiration politique cohérente qui lie les
peuples autour de la terre.
L’islam ne saurait rivaliser avec la démocratie libérale sur son
propre territoire dans le domaine des idées. Une partie de la cause du
renouveau fondamentaliste actuel est la force de la menace exercée par
les valeurs de l’Occident libéral sur les sociétés islamiques
traditionnelles.
Le succès de la démocratie parmi des peuples et en des lieux si
divers suggérerait que les principes de liberté et d’égalité sur lesquels le
système est fondé ne sont pas le fruit du hasard ou le résultat de préjugés
ethnocentriques, mais sont vraiment la révélation de la nature de l’homme
en tant qu’homme - qui s’accentue au fur et à mesure que le
cosmopolitisme du point de vue grandit ?
Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un
monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne
nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale de notre ordre
courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que
l’Histoire touche à sa fin. D’autres époques, moins réfléchies, ont aussi
pensé qu’elles étaient les meilleures, mais nous arrivons à cette
conclusion après avoir épuisé des alternatives dont nous sentons qu’elles
auraient dû être meilleures que la démocratie libérale.
II) L’ANCIEN ÂGE DE L’HUMANITÉ
5. Idée d’une histoire universelle
Une histoire universelle de l’humanité est un essai pour trouver un
schéma d’explication sensé au développement général des sociétés
humaines. Les auteurs grecs de l’Antiquité n’ont jamais entrepris un tel
projet. Aristote croyait qu’aucun régime politique ne pouvait satisfaire
pleinement l’homme et que cette insatisfaction permanent poussait les
hommes à changer perpétuellement de régime dans un cycle sans fin. La
démocratie n’occupait aucune place spéciale dans cette succession pour
des raisons de bonté ou de stabilité particulières ; en fait, Aristote - et
Platon aussi - suggéraient, à cause sans doute de l’expérience athénienne,
que la démocratie avait tendance généralement à préparer le chemin de
ma tyrannie.
Les premières véritables « histoires universelles » de la tradition
occidentale ont été chrétiennes : le christianisme introduisit le premier le
concept de l’égalité de tous les hommes au regard de Dieu, donc celui
d’une destinée conçue pour tous les peuples du monde.
Des théories du progrès furent avancées par les écrivains du siècle
des Lumières comme Voltaire, les Encyclopédistes, l’économiste Turgot, et
son ami et biographe Condorcet. L’ouvrage de Condorcet intitulé Progrès
de l’esprit humain contenait une histoire de l’homme en dix étapes dont la
dernière époque - en voie d’achèvement - était caractérisée par l’égalité
des chances, la liberté, le rationalisme, la démocratie et l’éducation pour
tous. Tout comme Fontenelle avant lui l’avais fait dans les sciences,
Condorcet postulait que la perfectibilité de l’homme n’avait pas de fin, ce
qui impliquait la possibilité d’une onzième étape de l’histoire inconnue à
l’homme au moment où il écrivait.
Kant dans son essai de 1784, Idée d’une histoire universelle au point
de vue cosmopolitique, se montrait conscient que « le cours aberrant des
choses humaines » paraissait ne révéler aucun schéma d’organisation en
surface, et que m’histoire des hommes semblait une succession
continuelle de guerres et de cruautés. Il se demandait néanmoins s’il n’y a
avait pas un mouvement régulier dans l »’histoire humaine, de sorte que
ce qui paraissait chaotique du point de vue d’un individu isolé pouvait
peut-être révéler en fait une évolution lente et progressive sur une longue
période de temps. Kant montrait en termes généraux le ressort qui
propulserait l’humanité vers un plus haut degré de rationalité représenté
par des institutions libérales. Ce ressort n’était pas la raison, mais bien
plutôt l’opposé de la raison ; l’antagonisme égoïste engendré par
« l’insociable sociabilité » de l’homme, qui conduit les hommes à
abandonner la guerre de tous contre tous pour se regrouper en sociétés
civiles, et qui encourage ensuite les arts et les sciences, de sorte que ces
sociétés peuvent rester en compétition entre elles. C’était précisément
cet esprit de compétition et cette vanité de l’homme, son désir de
gouverner et de dominer, qui étaient les sources de la créativité sociale ;
assurant la réalisation de pssobilités « qui ne sont pas données dans le
vie des bergers d’Arcadie ».
Le projet kantien d’écrire une histoire universelle qui fut à la fois
philosophiquement sérieuse et fondée sur une maîtrise de l’histoire
empirique se transmit à son successeur Hegel, qui l’accomplit dans la
génération qui suivit la mort de Kant. Selon le postulat de Kant, il y a un
point final au processus historique, qui est la réalisation de la liberté sur
terre. Épigramme de Hegel : « Les nations de l’Orient savaient qu’un
homme était libre ; le monde des Grecs et des Romains, que quelques uns
étaient libres ; nous savons nous, que tous les hommes - en tant qu’êtres
humains - sont absolument libres. » Pour Hegel, l’incarnation de la liberté
humaine était l’État constitutionnel moderne, ou encore ce que nous
avons appelé la démocratie libérale.
On peut décrire l’histoire comme un vaste dialogue ou une
compétition entre les sociétés, au cours duquel celles qui sont affectées
de graves contradictions internes s’effondrent et sont remplacées par
d’autres qui réussissent à dépasser ces contradictions (ainsi, pour Hegel,
l’Empire romain finit par s’effondrer parce qu’il établissait l’égalité
universelle légale de tous les hommes, mais sans reconnaître leurs droits
et leur dignité humaine propres.) Les sociétés se « contredisent »
mutuellement dans ce dialogue en triomphant l’une de l’autre ou en se
survivant l’une à l’autre, dans certains cas par la conquête militaire, dans
d’autres par suite de leur plus grande cohérence politique interne.
Hegel fut le premier philosophe historien, c’est-à-dire le premier qui
croyait à la relativité historique de toute vérité. Il soutenait que toute
conscience humaine était limitée par ses conditions particulières
d’environnement social et culturel - par « l’air du temps ». L’histoire
humaine ne doit donc pas être considérée seulement comme une
succession de différents niveaux de civilisations ou niveaux de culture
matérielle, mais - de façon plus importante - comme une succession des
différentes formes de conscience. La conscience - mode d’aperception par
les êtres humains des problèmes du bien et du mal, des activités qu’ils
trouvent satisfaisantes a changé fondamentalement au cours du temps. Et
comme ces perspectives ont té mutuellement contradictoires, il s’ensuit
que la grande majorité d’entre elles étaient erronées, ou encore formes de
la « fausse conscience » que la suite de l’histoire devait démasquer? Les
grandes religions du monde, selon Hegel, n’étaient pas vraies en elles-
mêmes, mais n’étaient que des idéologies issues des besoins historiques
particuliers des peuples qui croyaient en elles. Le christianisme en
particulier, était une idéologie née de l’esclavage : en proclamant l’égalité
universelle des hommes, elle servait aux esclaves à revendiquer leur
propre libération.
Lorsque Hegel déclara que l’histoire était terminée après la bataille
d’Iéna en 1806, il ne prétendait évidemment pas que l’Etat libéral était
victorieux dans le monde entier : sa victoire n’était pas même certaine
dans le petit canton d’Allemagne où il vivait. Il disait simplement que les
principes de liberté et d’égalité qui sous-tendent l’Etat libéral moderne
avaient été découverts et réalisés dans les pays les plus avancés, et qu’il
n’y avait pas de principes ou de formes d’organisation sociale ou politique
alternatifs qui fussent supérieurs à ceux du libéralisme. En d’autres
termes, les société libérales étaient libres des « contradictions « qui
caractérisent les formes anciennes d’organisation social et cela devait
donc entraîner la fin de la dialectique historique.
Marx retournait l’historicisme de Hegel contre lui, arguant que l’Etat
libéral ne représentait pas l’universalisation de la liberté, mais seulement
la victoire de la liberté pour une certaine classe : la bourgeoisie. Hegel
n’avait pas atteint « l’autonomie absolue de la conscience », mais n’était
lui-même qu’un produit de son époque, un apologiste de la bourgeoisie. La
fin marxiste de l’Histoire n’interviendrait qu’avec la victoire de la vraie
« classe universelle », le prolétariat.
Aujourd’hui, le monumental échec du marxisme comme fondement
de sociétés dans le monde réel soulève le problème de savoir si l’histoire
universelle selon Hegel n’était finalement pas la plus prophétique des
solutions. Cette possibilité a été évoquée vers le milieu du XXe siècle par
le philosophe franco-russe Alexandre Kojève, qui a tenu une série de
séminaires très importants l’École pratique des hautes études de Paris
dans les années 1930. Au centre de l’enseignement de Kojève se trouvait
le postulat de départ selon lequel Hegel avait eu fondamentalement raison
: l’histoire du monde, malgré toutes les vicissitude des années suivantes,
s’était effectivement terminée en 1806. Le communisme ne représentait
pas une étape plus haute que la démocratie libérale, il faisait partie de la
même étape de l’histoire, qui finirait par universaliser la diffusion de la
liberté et de l’égalité à toutes les régions du monde.
Kojève abandonna l’enseignement dans la dernière partie de sa vie,
pour travailler comme bureaucrate de la Communauté européenne . La fin
de l’Histoire, croyait-il, signifiait non seulement la fin des grandes luttes et
des grands conflits politiques, mais aussi bien la fin de la philosophie ; la
Communauté européenne était aussi une incarnation institutionnelle
parfaitement adéquate de la « fin de l’Histoire ».
L’immense pessimisme suscité par le XXe siècle a discrédité la
plupart des histoires universelles. L’utilisation du concept marxiste
« d’histoire » pour justifier la terreur en Union soviétique, en République
populaire de Chine et dans d’autres pays communistes a donné à ce mot
une connotation particulièrement sinistre aux yeux de beaucoup. Ce n’est
pas un hasard si les seuls auteurs d’histoire universelle qui aient gardé un
certain succès populaire sont ceux qui, comme Spengler et Toynbee, ont
décrit le déclin et la décadence des valeurs et des institutions
occidentales.
6. Le mécanisme du désir
Toutes les sociétés - ou la plupart d’entre elles - évoluent-elles dans
une direction uniforme, ou bien leur histoire suit-elle un parcours cyclique
ou simplement aléatoire ? Si la seconde hypothèse est vraie, il est
possible que l’humanité répète n’importe quelle pratique sociale ou
politique du passé : l’esclavage peut revenir, certains Européens peuvent
de nouveau se couronner rois ou empereurs et les femmes américaines
peuvent même perdre leur droit de vote. Une histoire orientée, par
contraste, implique qu’aucune forme sociale, une fois qu’elle a été
dépassée, ne peut être répétée par la même société, même si différentes
sociétés, à différents degrés de développement, peuvent naturellement
répéter un schéma d’évolution.
Si l’histoire n’est pas destinée à se répéter, il doit exister un
mécanisme uniforme et constant ou un ensemble de causes premières
historiques, qui garantit l’évolution dans une direction unique et qui
préserve parfois la mémoire des périodes antérieures dans le présent. Les
théories cycliques ou aléatoires de l’histoire ne requièrent pas une source
unique de causalité historique, et elles doivent comporter un processus de
dégénérescence, par lequel toute conscience des réalisations antérieures
est totalement effacée, car sans la possibilité d’un oubli historique total,
chaque cycle successif se construit, même de façon partielle, sur les
expériences des cycles anciens. Fontenelle et Bacon postulait que la
connaissance était la clef de l’orientation de l’histoire - en particulier la
connaissance de l’univers naturel que l’on peut obtenir par la science. En
effet, si l’on considère l’ensemble des découvertes humaines, la seule qui
soit, de l’avis unanime et sans équivoque, à la fois cumulative et orientée
est la science physique moderne. On ne saurait en dire autant d’activités
comme la sculpture, la peinture ou l’architecture. La science physique
s’édifie sur elle-même : certains « faits » de la nature, cachés aux plus
grands esprits des générations antérieures, sont aujourd’hui accessibles à
un étudiant de première année simplement parce qu’il est né plus tard.
Une fois qu’elle eut été inventée, la méthode scientifique devint le bien
commun universel de tout être doué de raison, et potentiellement
accessible à chacun sans considération de différences de culture ou de
nationalité.
L’universalité de la science fournit la base de l’unification globale de
l’humanité, en premier lieu à cause de l’omniprésence de la guerre et des
conflits dans le système international. Les sagaies des Zoulous ne
pouvaient rivaliser avec les carabines des Anglais, si braves qu’aient été
individuellement les guerriers : la maîtrise technologique fut la raison pour
laquelle l’Europe put conquérir l’essentiel de ce qui constitue à présent le
tiers monde, aux XVIIIe et XIXe siècles, et la diffusion de cette même
science a permis au tiers monde de récupérer un peu de sa souveraineté
au XXe siècle.
L’éventualité des guerres engendre une grande impulsion pour la
rationalisation des sociétés et pour la création de structures sociales
uniformes parmi les cultures. La menace de guerre contraint les Etats à
restructurer leurs systèmes sociaux selon les lignes de force qui
contribuent à produire et mettre en oeuvre la technologie. Par exemple,
les Etats devront être d’une certaine taille pour tenir tête à leurs voisins et
rivaux , ce qui crée de puissants ferments d’unité nationale ; ils devront
être capables de mobiliser leurs ressources au niveau nationale, ce qui
requiert la création d’une autorité étatique fortement centralisée dotée
d’un pouvoir de taxation et de règlement ; enfin, avec l’introduction des
armées de masse durant les guerres napoléoniennes, ils devront au
minimum ouvrir la porte à l’émancipation des classes nécessiteuses de
leur société, s’ils veulent être capables de mettre sur pied une
mobilisation générale efficace. Tous ces développements peuvent avoir
lieu pour d’autres motifs (économiques, par exemple), mais la guerre induit
le besoin de modernisation sociale de façon particulièrement aigüe et
fournit un test sans équivoque de sa réussite.
Une défaite militaire honteuse peut être l’aiguillon décisif pour
l’adoption de réformes sociales rationalisantes. Les réformes de von Stein,
Scharnhorst et Gneisenau en Prusse furent ainsi motivées par la
reconnaissance du fait que Napoléon avait été capable d’écraser
facilement leur pays à la bataille d’Iéna-Auerstedt en raison du caractère
arriéré de l’Etat prussien et de la totale aliénation de sa société. La
persistance de la guerre et de la rivalité militaire entre les nations
constitue, paradoxalement, une grande force d’unification pour celles-ci.
Nous avons là la démonstration de la vérité de l’observation kantienne
selon laquelle les changements historiques résultent pour ainsi dire de
« l’insociable sociabilité » de l’homme : c’est l’hostilité plutôt que la
coopération qui conduit l’homme d’abord à vivre en société, puis à
développer plus complètement les potentialités de ces sociétés.
Si les découvertes de la science physique moderne déterminent la
direction de l’histoire, une question vient tout naturellement : peut-elle
être désinventée ? La méthode scientifique peut-elle cesser de dominer
notre vie et est-il possible pour des sociétés industrialisées de revenir à
des États prémodernes et préscientifiques ? En bref, le sens de l’histoire
est-il réversible ?
7. Les barbares ne sont pas à nos portes
Ce problème peut être scindé en 2 : premièrement, la science
moderne peut-elle être délibérément rejetée par les sociétés existantes ?
Deuxièmement, un cataclysme mondial peut-il déboucher sur une être
involontaire de la science physique moderne ?
Même des circonstances extrêmes apparaissent insuffisantes pour
rompre l’emprise de la technique sur les civilisations humaines et la
capacité de la science à se reproduire elle-même. Même si l’on peut
détruire les armes modernes et la connaissance spécifique des méthodes
employées pour les produire, on ne peut pas éliminer de la mémoire la
méthode scientifique générale qui a rendu leur mise au point et leur
production possibles. L’unification de la civilisation humaine par les
moyens de communication et de transport modernes implique qu’aucune
partie de l’humanité n’est dans l’ignorance de la méthode scientifique et
de ses potentialités. En d’autres termes, nous ne sommes pas menacés
par de véritables Barbares qui ignoreraient la puissance de la science
physique moderne. Aussi longtemps que cela restera vrai, la capacité
d’utiliser la physique moderne à des fins militaires continuera de donner
aux Etats qui le peuvent des avantages considérables sur les Etats qui ne
le peuvent pas. Comme Machiavel l’enseignait au début des Temps
Modernes, les « bons » Etats devront suivre la conduite des « mauvais »
s’ils veulent survivre et rester des Etats en tant que tels. Ils auront besoin
de maintenir une certaine avance technologique, ne serait-ce que pour se
défendre.
Une histoire véritablement cyclique n’est concevable que si nous
posons en principe la possibilité qu’une civilisation donnée puisse
disparaître entièrement sans laisser aucune empreinte d’aucune sorte sur
celles qui la suivent. Cela est arrivé avant l’invention de la physique
moderne. Mais cette dernière est si puissante pour le bien comme pour le
mal, que l’on peut se demander si elle peut être oubliée ou
« désinventée » un jour sans l’annihilation de l’espèce humaine. Si
l’emprise des sciences modernes de la nature est irréversible, alors
l’orientation de l’histoire et toutes ses conséquences si diverses dans le
domaine économique, social ou politique ne sont pas davantage
réversibles au sens fondamental du terme.
8. L’accumulation sans limites
Nous n’avons pas démontré que la science conduit de manière
nécessaire au capitalisme dans le domaine de l’économie, ou à la
démocratie libérale dans celui de la politique. Il existe des exemples de
pays qui ont franchi les premières étapes de l’industrialisation, qui sont
économiquement développés, urbanisés, laïcs, qui possèdent une
structure d’Etat forte et solide et une population relativement bien formée
- et qui pourtant ne sont ni capitalistes ni démocrates. Exemple : la Russie
de Staline, entre 1928 et la fin des années 30, a réalisé une transformation
économique fantastique, en passant de l’état de pays essentiellement
agricole à celui de grande puissance industrielle, sans laisser pour autant
à ses citoyens aucune liberté politique ou économique. La rapidité avec
laquelle cette transformation a eu lieu semblait démontrer aux peuples
qu’une planification centralisée et dirigée par un Etat policier tyrannique
était en fait un moyen plus efficace pour réaliser une industrialisation
rapide qu’une population libre agissant dans un marché libre. Cet exemple
laisse supposer du même coup que le développement progressif de la
physique moderne pouvait conduire aussi bien au cauchemar de Max
Weber - une tyrannie rationnelle et bureaucratique - qu’à une société
ouverte, créative et libérale.
En fait, le capitalisme s’est révélé beaucoup plus efficace que les
systèmes économiques à planification centrale pour développer et utiliser
la technologie et pour s’adapter aux conditions rapidement changeantes
de la division mondiale du travail, dans les conditions d’une économie
industrielle parvenue à maturité. Car l’industrialisation telle que nous la
connaissons n’est pas l’affaire d’une seule occasion qui propulserait les
pays dans la modernité économique, mais plutôt un processus d’évolution
continuelle sans point final prédéterminé clairement, dans laquelle la
modernité d’aujourd’hui devient très vite l’antiquité de demain. Les
moyens de satisfaire ce que Hegel appelait « le système des besoins »
ont constamment changé, à l’image de ces besoins eux-mêmes.
La division mondiale du travail, prédite mais très incomplètement
réalisée à l’époque de Marx, est devenue une réalité. Il en est résulté une
autre de ces révolutions non prévues et graduelles : l’unification d’une
bonne partie du monde dans un seul marché, pour des produits comme les
automobiles d’Allemagne, le boeuf d’Argentine, le blé du Canada, et les
avions des Etats-Unis.
L’échec de la planification centrale, en dernière analyse, est lié au
problème de l’innovation technologique. La recherche scientifique est plus
productive dans une atmosphère de liberté, où l’on permet aux gens de
penser et de communiquer librement. L’Union soviétique et la Chine ont
pourtant promu toutes deux la recherche scientifique, particulièrement
dans les secteurs « tranquilles » de la recherche théorique
fondamentale, mais une économie moderne doit innover dans tous les
domaines sans exclusive, non seulement dans le high-tech, mais aussi
dans les secteurs plus prosaïques de la fabrication des hamburgers et de
la mise au point de nouveaux types de contrats d’assurance. L’Etat
soviétique pouvait certes choyer ses physiciens nucléaires, mais cela ne
laissait pas grand chose pour ceux qui aspiraient à commercialiser de
nouveaux produits pour de nouveaux consommateurs - domaine
totalement inexistant en URSS aussi bien qu’en Chine. Les économies
centralisées n’ont pas réussi à prendre des décisions d’investissement
rationnelles, ni à intégrer efficacement les nouvelles technologies dans le
processus de production. Cela ne peut se produire que quand les
décideurs reçoivent des informations exactes sur les effets de leurs
décisions, sous la forme de prix fixés par le libre jeu du marché. En dernier
ressort, c’est la compétition qui assure une réaction juste et précise,
traduite par le système des prix. La complexité des économies modernes
s’est tout simplement révélée hors de portée des aptitudes des
bureaucraties centralisées, quelles que fussent par ailleurs leurs
capacités technologiques.
La planification centrale ruine un aspect essentiel du capital humain
: l’éthique du travail. Une telle éthique peut être détruite par une politique
économique et sociale qui ignore les motivations personnelles pour le
travail. Or, l’éthique du travail peut constituer un contrepoids décisif à la
tendance d’une économie à privilégier la consommation sur la production.
9. La victoire du magnétoscope
L’argumentation en faveur du socialisme comme stratégie
préférentielle de développement pour les pays du tiers monde a été
considérablement renforcée par l’échec apparemment persistant du
capitalisme à produire une croissance économique soutenue dans des
régions comme l’Amérique latine. On peut dire à coup sûr que s’il n’y avait
pas eu le tiers monde, le marxisme serait mort beaucoup plus rapidement
au XXe siècle. La théorie de la dependencia, développée à l’origine en
Amérique latine, a donné une cohérence intellectuelle à l’auto-affirmation
du Sud appauvri, constitué en bloc face au Nord puissant et industrialisé,
dans les années 1960-70. Le véritable père de cette théorie de la
dépendance est Lénine en personne. Dans son célèbre pamphlet de 1914,
L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, il cherchait à expliquer le
fait que le capitalisme européen, loin d’avoir entraîné un appauvrissement
constant de la classe ouvrière, avait en fait permis une amélioration de
son niveau de vie et le développement d’une mentalité syndicaliste
justement satisfaite d’elle-même dans les grandes puissances
impérialistes. En fait, le capitalisme s’était ménagé un délai de survie,
faisait-il valoir, en exportant l’exploitation dans les colonies, où le travail
indigène et les matières premières pouvait absorber les « surplus
capitalistes » de l’Europe. Lénine soutenait, au contraire de Marx, que la
contradiction finale qui briserait le capitalisme n’était pas la lutte des
classes à l’intérieur du monde développé, mais entre le Nord développé et
le « prolétariat mondial » des pays sous-développés. À la suite de Lénine,
la théorie de la dépendance soutenait que la croissance pénible des
régions du tiers monde comme l’Amérique latine résultait de l’ordre
capitaliste à l’échelle mondiale, qui maintenait ces régions dans un état
de perpétuel « développement dépendant ».
Selon la théorie libérale classique du marché, la participation à un
système ouvert d’échanges mondiaux devait maximiser les avantages
pour tous, même si un pays vendait du café et un autre des ordinateurs.
Les pays économiquement arriérés venus tardivement dans ce système
devaient même avoir certains avantages pour leur développement
économique, puisqu’ils n’avaient en principe qu’à importer la technologie
des pays anciennement développés, au lieu d’avoir à la créer eux-mêmes.
Selon la théorie de la dépendance au contraire, un développement tardif
condamnait automatiquement un pays au retard perpétuel.
Or, la théorie de la dépendance est bien en peine d’expliquer la
phénoménale croissance économique qui s’est manifestée en Corée du
Sud, à Taiwan, à Singapour, en Malaisie et en Thaïlande… Après la guerre,
presque tous ces pays avaient résolument évité les politiques d’autarcie
économique et de « remplacement des importations » qui ravageaient
alors l’Amérique latine, et recherché au contraire avec persévérance une
croissance fondée sur l’exportation, en se liant résolument aux marchés et
aux capitaux étrangers par l’intermédiaire des sociétés
internationales. Et à la différence des pays du Moyen-Orient ou de certains
pays riches en minerais d’Amérique du Sud, ils étaient entrés dans la
compétition avec pour seul atout le capital humain de leurs populations.
L’expérience asiatique de l’après-guerre a montré que les pays qui se
modernisaient les derniers étaient bien avantagés par rapport aux
puissance industrielles déjà établies, ainsi que les premières théories
libérales l’avaient précisément prévu. Les pays nouveaux venus en Asie, à
commencer par le Japon, ont été en mesure d’acheter les technologies les
plus récentes en Europe et aux États-Unis ; n’étant pas encombrés par une
infrastructure vieillie et inefficace, ils furent rapidement compétitifs,
même dans des domaines hautement sophistiqués, en l’espace d’une ou
deux générations.
Si le capitalisme n’a jamais fonctionné en Amérique latine et dans
d’autres parties du monde, c’est qu’il n’a jamais été sérieusement essayé.
C’est-à-dire que la plupart des économies apparemment capitalistes
d’Amérique latine sont sérieusement handicapées par leurs traditions
mercantilistes et par les secteurs étatisés qui ont tout envahi au nom de
la justice économique.
Le socialisme est discrédité comme modèle économique, aussi bien
pour les pays en voie de développement que pour les sociétés
industrielles avancées.
La logique d’une science physique moderne et progressiste ne
prédispose les sociétés humaines au capitalisme que si les hommes
peuvent apercevoir clairement leur propre intérêt économique. Le
mercantilisme, la théorie de la dependencia et un grand nombre d’autres
mirages intellectuels ont longtemps empêché les hommes d’atteindre
cette clarté de vision. Mais l’expérience de l’Asie et de l’Europe de l’Est
fournit maintenant d’importantes vérifications empiriques pour mesurer
les prétentions des systèmes économiques rivaux ou supposés tels. Notre
« mécanisme » peut désormais expliquer la création d’une culture
universelle de consommation fondée sur les principes économiques du
libéralisme, aussi bien pour le tiers monde que pour l’Ancien et le
Nouveau. Le monde économique, productif et dynamique, engendré par la
technologie avancée et par l’organisation rationnelle du travail, possède
un énorme pouvoir d’homogénéisation et d’assimilation. Ce pouvoir
engendre une très forte prédisposition à la participation de toutes les
sociétés humaines, résultat qui requiert l’adoption des principes du
libéralisme économique : c’est la victoire finale du magnétoscope.
10. Au pays de l’éducation
La relation entre le développement économique et la démocratie est
loin d’être accidentelle, mais les raisons qui président au choix de la
démocratie ne sont pas fondamentalement économiques, même s’il existe
des raisons de croire que seule la démocratie serait capable de traiter
l’ensemble complexe d’intérêts conflictuels qui sont engendrés par une
économie moderne.
La réussite de l’industrialisation produit des sociétés à fortes
classes moyennes, et ce type de société exige la participation politique et
l’égalité des droits. Le développement économique tend à promouvoir une
large égalité de condition, parce qu’il entraîne une énorme demande pour
une main d’oeuvre importante et bien formée. Les sociétés à fortes
classes moyennes naissent de l’universalisation de l’éducation. Or le lien
entre éducation et démocratie libérale a fréquemment été noté et paraît
essentiel. Les sociétés industrielles requièrent un grand nombre
d’ouvriers, de dirigeants, de techniciens et de chercheurs hautement
spécialisés et bien formés ; de là vient que même l’Etat le plus dictatorial
ne saurait éviter le besoin à la fois d’une éducation de masse et d’un
accès ouvert à une éducation plus poussée et plus spécialisée. L’effet de
l’éducation sur les attitudes politiques est complexe, mais il existe des
raisons pour penser que cela crée au moins les conditions préalables pour
une société démocratique. Le but proclamé de l’éducation moderne est de
« libérer » les gens des préjugés et des formes traditionnelles d’autorité.
l’éducation fait aussi. Que les gens sont plus exigeants pour eux-mêmes et
vis-à-vis d’eux-mêmes ; en d’autres termes, ils acquièrent un certain sens
de la dignité qu’ils veulent voir respecter par leurs concitoyens et par
l’Etat. Dans une société paysanne traditionnelle, il est possible à un
seigneur local (ou, le cas échéant, à un commissaire communiste) de
recruter des paysans pour en tuer d’autres et disposer de leurs terres : les
hommes de main agissent ainsi non dans leur propre intérêt, mais parce
qu’ils ont l’habitude d’obéir à l’autorité.
L’universalité et le formalisme de la loi dans les démocraties
libérales fournissent un certain terrain de jeu sur lequel les gens peuvent
rivaliser, former des coalitions et finalement conclure des compromis.
Pour le reste, il n’est pas évident que la démocratie libérale soit
nécessairement le système politique le mieux adapté par lui-même à
résoudre les conflits sociaux. La capacité d’une démocratie à résoudre les
conflits est au maximum lorsque ces conflits se déclarent entre les
« groupes d’intérêt » qui partagent un consensus préexistant plus vaste
sur mes valeurs de base ou sur les règles du jeu, et lorsque ces conflits
sont essentiellement de nature économique. Il existe toutefois d’autres
types de conflits non économiques qui sont beaucoup plus difficiles à
traiter, car ils regardent des problèmes comme l’héritage du statut social
et de la nationalité, et la démocratie n’est pas spécialement qualifiée en
la matière.
La démocratie est peut-être plus fonctionnelle pour une société qui
a déjà réalisé un haut degré d’égalité sociale et de consensus à propos de
certaines valeurs d base. Mais pour les sociétés qui sont excessivement
polarisées sur des lignes de fracture et de clivage aussi graves que les
classes sociales, ou la nationalité, ou la religion, la démocratie peut être
une formule d’échec ou de stagnation. La forme la plus typique de
polarisation est celle de la lutte des classes dans des pays dotés de
structures de classe extrêmement stratifiées et inégalitaires, héritières
d’un ordre social féodal. C’était le cas de la France au temps de la
Révolution ; c’est toujours le cas de pays du tiers monde comme les
Philippines et le Pérou. La société est alors dominée par une élite
traditionnelle, constituée le plus souvent par de grands propriétaires
terriens, qui ne tolèrent pas les autres classes sans être pour autant des
« entrepreneurs » efficaces. L’établissement d’une démocratie formelle
dans un tel pays masque d’énormes disparités de richesse, de prestige, de
statu et de puissance, que ces élites peuvent alors utiliser pour contrôler
le processus démocratique. Une pathologie sociale familière en découle : :
la domination des anciennes classes engendre une opposition de gauche
intransigeante qui pense que le système démocratique lui-même est
corrompu et doit être renversé, avec les groupes sociaux qu’il protège.
La démocratie n’est pas non plus particulièrement bonne pour
résoudre les conflits entre groupes ethniques et nationaux différents. La
question de la souveraineté nationale est par définition sans compromis
possible : elle relève d’un peuple ou d’un autre - Arméniens ou Azéris,
Lituaniens ou Russes -, et quand différents groupes entrent en conflit, il
existe rarement une façon d’apaiser les ressentiments grâce à un
compromis démocratique pacifique, comme c’est le cas pour les conflits
économiques. L’Union soviétique ne pouvait pas dans le même temps
devenir démocratique et rester unitaire, parce qu’aucune des nationalités
soviétiques n’est d’accord avec les autre pour partager une citoyenneté et
une identité communes. La démocratie ne pouvait apparaître qu’à partir de
l’éclatement du pays en unités nationales plus petites.
Les régimes autoritaires sont en principe mieux armés que les
démocraties pour suivre des politiques économiques vraiment libérales,
san être troublés par des objectifs de redistribution qui compromettent la
croissance. Ils n’ont pas de compte à rendre aux ouvriers des industries
déclinantes, ni à subventionner des secteurs inefficients simplement
parce que ces derniers ont un impact politique. Il peuvent en revanche
utiliser le pouvoir de l’Etat pour maintenir un bas niveau de consommation
en voie de la croissance à long terme. Durant sa phase de plus grande
croissance, dans les années 1960, la Corée du Sud a réussi à supprimer
les revendications salariales en interdisants les grèves et tout discours
sur l’amélioration de la consommation et de la condition des travailleurs.
Par contraste, la transition démocratique du pays, en 1987, a entraîné une
prolifération sans précédent des gères et des demandes d’augmentation
de salaire, que dut affronter le nouveau régime démocratiquement élu.
Naturellement, les régimes communistes ont été capables d’obtenir des
taux d’épargne et d’investissement extrêmement élevés en freinant
systématiquement la consommation, mais leur croissance à long terme et
leur capacité à moderniser ont été entravées par l’absence de
compétition. Les régimes autoritaires, en revanche (comme Taiwan)
gagnent sur les 2 tableaux : ils peuvent imposer à leur population un degré
assez élevé de discipline sociale, tout en autorisant un degré suffisant de
liberté pour stimuler l’innovation et l’emploi des technologies les plus
récentes.
La démocratie libérale est certes compatible avec la maturité
industrielle et elle a la préférence des citoyens de nombreux Etats
industriellement avancés, mais aucune connexion nécessaire n’apparaît
entre les 2. Le mécanisme qui sous-tend l’orientation de notre système
historique conduit aussi bien à un futur bureaucratique et autoritaire qu’à
un avenir libéral.
11. Réponse à la première question
À la question de Kant : « est-il possible d’écrire une histoire
universelle d’un point de vue cosmopolitique ? », notre réponse provisoire
est donc oui. La physique moderne nous a fourni un mécanisme dont
le déploiement progressif donne à la fois un sens et une cohérence à
l’histoire humaine pour les siècles nombreux qui viennent de s’écouler.
Ceux-ci ont vu l’apparition d’une sorte de culture mondiale, centrée sur
une croissance économique mue par la technologie et sur les relations
sociales capitalistes nécessaires pour la produire et l’entretenir. Les
sociétés qui ont cherché à résister à cette unification, comme le Japon
Tokugawa, la Sublime Porte, l’Union soviétique, la République populaire de
Chine, la Birmanie ou l’Iran n’ont généralement mené que des combats
d’arrière-garde qui ont duré une ou deux générations tout au plus.
L’histoire universelle ne fonctionne pas comme une sorte de
théodicée laïque, c’est-à-dire une justification de tout ce qui existe au nom
de la finalité de l’Histoire. Une histoire est simplement un outil universel ;
elle ne saurait prendre la place de Dieu pour apporter la rédemption
personnelle à chacune des victimes de l’histoire.
On peut reconnaître que la modernité a ouvert de nouvelles
perspectives à la perversion humaine et mettre en doute la notion même
de progrès moral, tout en continuant à croire en l’existence d’un devenir
historique orienté et cohérent.
12. Pas de démocratie sans démocrates
Le mécanisme que nous avons démontré est essentiellement une
interprétation économique de l’histoire. En elle-même, que ce soit sous la
forme de la production mécanisée ou de l’organisation rationnelle du
travail, la science n’impose qu’un horizon de possibilités déterminées par
les lois fondamentales de la nature. C’est le désir humain qui pousse les
hommes à exploiter ces possibilités : non pas Ie désir induit par un
ensemble limités de besoins naturels, mais un désir aux limites
extensibles, dont le propre horizon des possibles est sans cesse repoussé.
En d’autres termes, le mécanisme est une forme d’interprétation
marxiste de l’histoire qui conduit à une conclusion entièrement non
marxiste. Si l’homme est fondamentalement un animal économique
gouverné par son désir et sa raison, le processus dialectique de l’évolution
historique devrait être passablement similaire pour des sociétés et des
cultures humaines différentes. Telle était la conclusion de la « théorie de
la modernisation », qui empruntait au marxisme une vue essentiellement
économique des forces qui sous-tendent le changement historique. En fait,
presque tous les pays qui ont réussi à réaliser un haut degré de
développement économique ont tendu à se ressembler de plus en plus.
Même s’il existe une grande variété de parcours que les pays peuvent
emprunter pour atteindre la fin de l’Histoire, il n’y a que peu de versions de
la modernité en dehors de la version démocrate-libérale du capitalisme qui
ait les apparences de la réussite possible.
Une explication économique de l’histoire nous amène aux portes de
la « terre promise » - la démocratie libérale - mais elle ne nous permet
pas de la franchir. On constate à plusieurs reprises dans l’histoire du
monde que le choix de la prospérité sans la liberté a bel et bien existé,
depuis les planteurs tories qui s’opposèrent à la Déclaration
d’indépendance aux Etats-Unis jusqu’aux modernisateurs autoritaires de
l’Allemagne et du Japon au XIXe siècle, pour arriver aux contemporains
comme Deng Xiaoping.
Nous pourrions apprécier la validité des démocraties libérales
existantes du point de vue d’un concept trans historique de l’homme. Le
fait que la nature humaine n’est pas créée « une fois pour toutes » mais
se crée elle-même « au cours du temps historique » ne nous dispense
pas de la nécessité de perler d’elle, soit comme d’une structure dans le
cadre de laquelle l’auto création de l’homme par lui-même se déroule, soit
comme d’un point terminal ou télos, vers quoi le développement historique
humain apparaît en marche.
Nous devons passer d’un examen de l’histoire à un examen de la nature, et
nous invoquer des concepts qui existent quelque part « hors de
l’histoire ». Le problème est de savoir si les « bonnes choses » de notre
société sont véritablement bonnes et satisfaisantes pour « l’homme en
tant qu’Homme », ou s’il existe par principe une forme de satisfaction
plus haute que d’autres types de régime ou d’organisation pourraient
procurer.
III) LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE
13. Au début, une lutte à mort de pur prestige
Hegel procure une conception du libéralisme qui est plus « noble »
que celle de Hobbes et de Locke. L’énoncé des principes du libéralisme de
Locke a vu naître en effet, presqu’en même temps, un malaise persistant
vis-à-vis de la société engendrée par ces principes, et du produit typique
de cette société, le bourgeois. Ce malaise remonte en dernière analyse à
un fait moral unique : le bourgeois est d’abord préoccupé par son bien-être
matériel ; il n’a ni vertu ni souci du bien public, et ne se consacre
absolument pas à la communauté humaine qui l’environne. En bref, il est
égoïste, et cet égoïsme individuel a été au coeur des critiques de la
société libérale, aussi bien de la part de la gauche marxisante que de la
droite aristocratique ou républicaine. Au contraire de Hobbes et de Locke,
Hegel nous offre une conception de la société libérale fondée sur la partie
non égoïste de la personnalité humaine, et cherche à préserver cette part
comme noyau du projet politique moderne.
Pour Hegel tout comme pour Marx, la société primitive était divisée
en classes sociales. Mais, à la différence de Marx, Hegel croyait que les
différences de classe les plus importantes n’étaient pas fondées sur une
fonction économique, telle que celle de seigneur ou de paysan, mais sur
l’attitude de chacun face à la mort violente. La société était simplement
divisée entre les maîtres qui acceptaient se risquer leur vie, et les
« esclaves », qui ne l’acceptaient pas. L’homme est capable d’agir selon
des manières qui contreviennent totalement à ses instincts naturels, pour
l’amour même de l’opposition. C’est la raison pour laquelle le danger de
mort assumé volontairement dans une bataille de pur prestige joue un tel
rôle dans l’explication hégélienne de l’histoire : en risquant sa vie,
l’homme prouve qu’il peut agir à l’encontre des plus puissant et du plus
fondamental des instincts, celui de conservation. la bataille primordiale,
au début de l’histoire, est une bataille de pur prestige, ou pour un objet
apparemment inutile - médaille ou drapeau - qui signifie la
reconnaissance. La raison pour laquelle je combats est d’obtenir d’un
autre être humain qu’il reconnaisse que je risque volontairement ma vie,
et que je suis donc authentiquement libre et humain.
Mais si cette lutte pour la reconnaissance est le premier acte
authentiquement humain, il est loin d’être le dernier. La lutte se termine
en effet par une relation maître-esclave qui est loin d’être satisfaisante
pour l’un comme pour l’autre. Le problème de l’histoire humaine peut être
vu, en un sens, comme la recherche d’un moyen de satisfaire à la fois les
maîtres et les esclaves dans leur désir de reconnaissance, sur une base
de réciprocité et d’égalité ; l’Histoire se termine alors avec la victoire d’un
ordre social qui accomplit cet objectif.
14. Le premier homme
Même si Hobbes n’était en aucune façon un démocrate au sens
contemporain du terme, il était définitivement un libéral, et sa pensée est
la source d’où jaillit le libéralisme moderne. Hobbes a en effet été le
premier à établir le principe selon lequel la légitimité du gouvernement a
pour origine les droits des gouvernés, plutôt que le droit divin des rois, ou
la supériorité naturelle de ceux qui gouvernent.
La différence fondamentale entre Hobbes et Hegel - là où la tradition
anglo-saxonne du libéralisme prend un tournant décisif - réside dans le
poids moral relatif assigné d’une part aux passions de fierté ou de vanité
(c’est-à-dire de la « reconnaissance »), d’autre part à la peur de la mort
violente. Hegel n’approuve pas, en dernière analyse, la relation
suprêmement inégale du maître et de l’esclave, dont il sait fort bien qu’elle
est à la fois primitive et oppressive. Elle est cependant une étape
nécessaire de l’histoire humaine, dans laquelle maîtres et esclaves
conservent quelque chose d’essentiel à l’homme. La conscience du maître
est pour lui, en un certain sens, plus haute et plus humaine que celle de
l’esclave car, en se soumettant à la peur de la mort, l’esclave ne réussit
pas à s’élever au-dessus de sa nature animale et il est ainsi moins libre
que le maître. Hegel trouve quelque chose de moralement digne d’éloge
dans la fierté de l’aristocrate guerrier qui risque volontairement sa vie, et
quelque chose d’ignoble dans la conscience de l’esclave qui cherche à se
préserver avant toute chose.
Hobbes, en revanche, ne trouve aucun élément de rédemption -
morale ou autre - dans la fierté (ou plus proprement la vanité) du maître
aristocratique : en effet, c’est précisément ce désir d’être reconnu, cet
empressement à combattre pour des « futilités » comme une médaille ou
un drapeau, qui est la source de toute violence et de toute misère
humaine dans l’état de nature. L’instinct de conservation est le fait moral
fondamental : tous les concepts de justice et de droit sont fondés, pour
Hobbes, sur la poursuite rationnelle de la conservation de soi, alors que
l’injustice et l’erreur conduisent à la violence, à la guerre et à la mort.
Contrairement à Hegel, Hobbes pense que le désir d’être reconnu et le
noble mépris pour la vie « simple » ne constituent pas le commencement
de la liberté de l’homme, mais l’origine de sa misère. L’Etat Léviathan est
« Roi de tous les enfants de l’orgueil ». Il n’honore pas cet orgueil : il le
soumet.
Le « premier homme » selon Hegel ne désire pas de possessions
matérielles, mais un autre désir : la reconnaissance par les autres de sa
liberté et de son humanité. Les penseurs anglo-saxons du libéralisme,
Hobbes, Locke, Jefferson, et les autres pères fondateurs américains ne
manquent pas de reconnaître le « premier homme » de Hegel comme un
type humain authentique, mais pour eux le problème de toute politique
était en quelque sorte de persuader l’apprenti-maître d’accepter plutôt la
vie de l’esclave dans une société d’esclaves sans classes. C’est la raison
pour laquelle ils estimaient infiniment moins que Hegel la satisfaction qui
découle de la reconnaissance, particulièrement si on la met en balance
avec la douleur du trépas, « seigneur et maître de tout homme ». Ils
croyaient en effet que la peur de la mort violente et le désir d’une
préservation de soi confortable étaient si forts que ces passions
surpasseraient le désir d’être reconnu dans l’esprit de tout homme
rationnel, éduqué dans l’idée de son propre intérêt.
N’est-il pas possible que la lutte pour la reconnaissance reflète une
envie de se transcender qui soit à la racine non seulement de la violence
de l’état de nature et de l’esclavage, mais aussi des passions nobles
comme le courage, le patriotisme, la générosité et le dévouement au bien
public ? Hegel conçoit l’homme comme un agent moral dont la dignité
spécifique est liée à sa libération intérieure de toute détermination
physique ou naturelle. C’est cette dimension morale, et la lutte pour la voir
reconnue, qui constituent le moteur du développement dialectique de
l’histoire.
15. Des vacances en Bulgarie
Le concept qui sous-tend la « reconnaissance » n’a pas été inventé
par Hegel. Il est aussi vieux que la philo politique occidentale. Platon
parlait de thymos ; Machiavel du désir de gloire de l’homme ; Hobbes de sa
fierté ou de son orgueil ; Rousseau de son amour-propre ; Alexander
Hamilton de son amour de la renommée ; Nietzsche, enfin, de l’homme
comme de « la bête aux joues rouges ». Toutes ces expressions renvoient
à cette partie de l’homme qui éprouve le besoin d’accorder une valeur à
tout : à lui-même en premier lieu, mais aussi bien aux gens, aux actions ou
aux choses qui l’entourent. c’est la partie de la personnalité qui est la
source fondamentale des émotions de fierté, de colère et de honte, et qui
n’est réductible ni au désir d’un côté, ni à la raison de l’autre. Ce désir de
reconnaissance est la partie la plus spécifiquement politique de la
personnalité humaine, parce qu’elle est ce qui pousse les hommes à
vouloir s’affirmer eux-mêmes sur les autres hommes, rentrant ainsi dans la
situation kantienne de l’ »insociable sociabilité ». Bien des philosophes
politiques ont vu le problème central de la politique dans le domptage ou
le dressage de ce désir de reconnaissance.
La dignité et l’humiliation sont les 2 termes qui reviennent le plus
souvent dans la description que fait Havel de la Tchécoslovaquie
communiste. Le communisme a humilié les gens ordinaires en les
contraignant à une multitude de compromissions morales, certaines
légères, d’autres beaucoup moins. Ces humiliations ont pris les formes les
plus diverses : affichage d’un slogan dans une vitrine, signature d’une
pétition dénonçant un collègue de bureau qui fait quelque chose qui
déplaît à l’Etat, ou simple silence lorsque ce collègue est injustement
persécuté. Les Etats post-totalitaires pitoyables de l’ère Brejnev ont
essayé de rendre tout le monde moralement complice, non pas par la
terreur, mais assez ironiquement, en agitant la promesse des fruits de la
culture moderne de consommation : non point les spectaculaires babioles
qui alimentaient la convoitise des banques d’investissement américaines
des années 80, mais de petites choses comme un réfrigérateur, un
appartement plus grand ou des vacances en Bulgarie. D’une manière
beaucoup plus approfondie que le libéralisme « bourgeois », le
communisme a renforcé la partie désirante de l’âme aux dépens de sa
partie « thymotique ».
En Occident, la civilisation de consommation conduit les gens à se
compromettre journellement avec eux-mêmes, en se mentant non pas au
nom du socialisme, mais au nom d’idées comme l’« épanouissement
personnel », ou la « réussite ». Il y a pourtant une différence de taille :
dans les sociétés communistes, il était difficile d’avoir une vie normale et
presque impossible d’avoir une vie « réussie » sans réprimer son propre
thymos de façon plus ou moins grande.
Le thymos paraît lié à un ordre politique satisfaisant d’une certaine
manière, puisqu’il est à la source du courage, de l’ardeur envers le bien
public et d’une certaine répugnance à se compromettre moralement. Le
bon ordre politique a besoin d’être quelque chose de plus qu’un pacte
mutuel de non-agression : il doit satisfaire le légitime désir de l’homme de
reconnaissance de sa dignité et de sa valeur.
16. La bête aux joues rouges
Le désir de reconnaissance qui naît du thymos est un phénomène
profondément paradoxal, parce que ce dernier est le siège psychologique
de la justice et de l’oubli de soi, tout en étant étroitement lié à l’égoïsme
humain. Le moi « thymotique » exige en fait la reconnaissance pour son
propre sens de la valeur des choses et des gens, aussi bien pour lui-même
que pour les autres. Le désir d’être reconnu reste une forme d’affirmation
de soi-même, une projection de sa propre valeur sur le monde extérieur.
L’intérêt économique est intimement lié à l’affirmation
« thymotique » de soi. Dans la vie politique, les exigences économiques
sont rarement présentées comme de simples demandes pour avoir plus ;
elles sont ordinairement formulées en terme de « justice économique ».
Présenter une demande économique comme une revendication au nom de
la justice envers soi-même peut être un acte de pur cynisme, mais
généralement cela reflète le pouvoir réel de la colère « thymotique » de
la part de gens qui croient, consciemment ou non, que leur dignité est
finalement en jeu dans les conflits salariaux. L’ouvrier exige évidemment
un meilleur salaire parce qu’il paie son loyer et achète de la nourriture
pour ses enfants, mais aussi parce qu’il veut une marque tangible de sa
valeur.
L’argent symbole de la valeur. Dans The Theory of Moral Sentiments,
Adam Smith prétend que la raison pour laquelle les hommes recherchent
la richesse et fuient la pauvreté a peu de chose à voir avec la nécessité
physique, puisque « le salaire du plus humble travailleur » peut subvenir
aux nécessités de la nature, telles que la nourriture et le vêtement, le
confort d’une maison et d’une famille », et q’une grande partie des
revenus des pauvres gens est dépensée pour des choses qui sont, à
strictement parler, « des biens que l’on peut regarder comme des
superfluités ». En effet « c’est la vanité et non l’aisance ou le plaisir, qui
nous intéresse. (…) L’homme se glorifie de ses richesses, parce qu’il sent
qu’elles attirent naturellement sur lui l’attention du monde (…). L’homme
pauvre, au contraire, est honteux de sa pauvreté. Il sent bien qu’elle le
place en dehors de la vue de l’humanité. »
C’est une caractéristique remarquable des situations
révolutionnaires que les événements qui poussent le peuple à prendre les
plus grands risques et à mettre en route la machine qui renversera le
pouvoir sont rarement ceux que les historiens décrivent ensuite comme
« fondamentaux », mais plutôt de petits faits, apparemment accidentels.
En Tchécoslovaquie, par exemple, c’est l’emprisonnement de Havel lui-
même qui a suscité l’indignation populaire et entraîné la création du
groupe d’opposition du Forum civique, et cela malgré les premiers essais
de libéralisation économique tentés par le régime communiste aux abois.
Des foules d plus en plus importantes commencèrent de se rassembler
dans les rues de Prague en novembre 89, après que le bruit eut couru
initialement - pour se révéler faux ensuite - qu’un étudiant avait été tué
par les forces de sécurité. En 1989, le peuple n’est pas descendu dans les
rues de Leipzig, de Prague, de Timisoara ou de Pékin pour demander que
le gouvernement communiste leur donne une « économie post-
industrielle », ou même que les supermarchés soient approvisionnés en
nourriture. Leur colère la plus ardente fut provoquée par leur perception
d’injustices relativement « secondaires » : emprisonnement ou meurtre
d’un prêtre, révélation de la corruption d’un apparatchik local, martyre
d’un manifestant devant une police à la détente facile, fermeture d’un
journal ou refus des dignitaires de recevoir une liste de doléances.
L’homme du désir, homo economicus, le vrai bourgeois, fera toujours une
analyse des « coûts et profits » qui le conduira immanquablement à une
bonne raison de travailler « dans le cadre du système ». Seul l’homme
« thymotique », l’homme de colère qui est jaloux de salinité et de celle
de ses concitoyens sera volontaire pour se dresser contre un char ou
affronter une ligne de soldats.
17. Grandeur et décadence du thymos
Il n’y a aucune raison de penser que chacun s’évaluera comme l’égal
des autres. Il cherchera bien plutôt à être reconnu comme supérieur aux
autres, peut-être sur la base d’une véritable valeur intérieure, mais plus
vraisemblablement sur la base d’une vaine surestimation de soi-même. Ce
désir d’être reconnu comme supérieur aux autres, nous lui attribuerons un
nouveau nom, de racine grecque, la mégalothymia. Cette mégalothymia
peut se manifester aussi bien chez le tyran qui envahit et asservit un
peuple voisin pour qu’il reconnaisse son autorité, que chez un pianiste de
concert qui veut être reconnu comme le meilleur interprète de Beethoven.
Son opposé sera l’isothymia, ou désir d’être reconnu comme l’égal des
autres.
Socrate, dans la République, estime que la composante
« thymotique » de l’âme se révèle cruciale pour la construction de sa cité
idéale. Cette cité a, comme toute cité, des ennemis extérieurs et a besoin
d’être défendue contre les attaques extérieures. Cela exige donc une
classe de gardiens courageux et amoureux du bien public, qui sacrifient
volontairement leurs biens matériels pour l’amour du bien commun.
Socrate ne croit pas que le courage et la dévotion au bien public puissent
naître d’un calcul de l’intérêt égoïste éclairé par la raison. Ils doivent
plutôt être enracinés dans le thymos, dans la juste fierté de cette classe
de gardiens vis-à-vis de soi-même et de sa ville, et dans la colère
potentiellement irrationnelle contre ceux qui la menacent. Ainsi, pour
Socrate, le thymos est une vertu foncièrement politique nécessaire à la
survie de toute communauté, parce qu’elle est la base à partir de laquelle
l’homme privé est tiré de sa vie de désir égoïste et amené à regarder en
direction du bien commun. Mais Socrate croit aussi que le thymos a la
capacité de détruire les communautés politiques aussi bien que de les
cimenter (comparaison du gardien « thymotique » à un chien de garde qui
peut mordre éventuellement son maître aussi bien qu’un étranger, s’il n’est
pas convenablement formé et entraîné).
Hobbes et Locke, fondateurs du libéralisme moderne, cherchèrent à
éradiquer le thymos de la vie politique et à le remplacer par une
combinaison de désir et de raison. Ces premiers libéraux anglais
considérèrent la mégalothymia - sous la forme de l’orgueil passionné et
entêté des princes, ou du fanatisme religieux des prêtres militants -
comme la principale cause de la guerre. Dans la société civile imaginée
par Hobbes et Locke, l’homme n’a besoin que de désir et de raison. Le
bourgeois a été une création entièrement délibérée des débuts de la
pensée moderne, un effort d’ingéniérie sociale qui cherchait à créer la
paix de la société en changeant la nature humaine elle-même.
Le processus de « modernisation » décrit par les sciences sociales
contemporaines peut être entendu comme la victoire graduelle de la
partie désirante de l’âme, guidée par la raison, sur sa composante
« thymotique », selon un schéma répété à l’envi dans d’innombrables
pays du monde entier. Les sociétés aristocratiques ont été presque
universelles dans les différentes cultures humaines, de l’Europe au Moyen-
Orient, et de l’Afrique à l’Asie. La modernisation requérait non pas
seulement la création de structures sociales modernes, mais la victoire du
mode de vie bourgeois sur la vie « thymotique » de l’aristocratie.
La tentative de bannir ou de neutraliser le désir de reconnaissance
dans la vie politique a laissé une impression de malaise : la société
moderne serait alors composée de ce que C. S. Lewis appelait des
« hommes sans courage », c’est-à-dire des gens entièrement faits de
désirs et de raison, mais dépourvus de cette fière affirmation de soi-même
qui a été d’une certaine manière au principe de l’humanité dans ses
premiers âges.
Le champion le plus illustre et le plus déclaré du « thymos » dans
les temps modernes, véritable prophète de son renouveau, fut Nietzsche :
à ses yeux, l’homme est par-dessus tout une créature évaluante, la « bête
aux joues rouges », qui trouvait sa raison de vivre dans sa capacité à
prononcer les mots « bien » «et « mal ». « Évaluer, c’est créer : écoutez
cela, vous qui êtes créateurs ! Évaluer est de toutes les choses évaluées
le trésor le plus inestimable. » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra Ière
partie, « Des mille et un buts »)
18. Le maître et l’esclave
Retour à la dialectique hégélienne. Le manque de liberté de
l’esclave, son humanité incomplète, est la source du dilemme du maître :
celui-ci désire en effet être reconnu par un autre être humain, il veut la
reconnaissance de sa valeur et de sa dignité par autre être qui possède
comme lui valeur et dignité propres. Au lieu de cela, il est reconnu par
l’esclave, dont l’humanité reste inachevée parce qu’il y a renoncé par peur
« naturelle » de la mort. La valeur du maître est donc reconnue par
quelqu’un qui n’est pas complètement humain. d’où l’insatisfaction. Cela
constitue la tragédie du maître : il risque sa vie pour gagner la
reconnaissance de l’esclave, qui n’est pas véritablement digne de le
reconnaître. Il n’a pas besoin de travailler, puisqu’il a un esclave pour le
faire à sa place et qu’il a le libre accès à tout ce qui lui est nécessaire : sa
vie devient donc statique et inchangée, simple vie d’oisiveté et de
consommation. Le maître peut être tué, comme le fait remarquer Kojève,
mais il ne peut être éduqué.
De son côté, l’esclave aussi est insatisfait. Son insatisfaction ne
conduit cependant pas à une stase mortelle, comme dans le cas du
maître, mais à un changement créateur et enrichissant. L’esclave recouvre
son humanité, qu’il avait perdue à cause de sa peur d’une mort violente,
par le travail. Et la motivation de son travail finit par changer : au lieu de
travailler par peur d’une punition, il le fait peu à peu par sens du devoir et
de l’autodiscipline ; autrement dit, il commence à développer une éthique
du travail. Plus important encore, il commence à comprendre qu’en tant
qu’être humain, il est capable de transformer la nature. L’esclave utilise
des outils, qu’il peut utiliser pour faire d’autres outils, et invente ainsi la
technologie. Grâce à la science et à la technologie, l’esclave découvre
alors qu’il peut changer la nature, c’est-à-dire non seulement
l’environnement physique dans lequel il est né, mais aussi bien sa propre
nature. Pour Hegel, le travail en lui-même représentait la liberté, parce
qu’il démontrait la capacité de l’homme à surmonter le déterminisme
naturel, pour créer grâce à son travail.
La liberté potentielle de l’esclave est historiquement beaucoup plus
signifiante que la liberté présente du maître. Le maître est libre, il jouit de
sa liberté de manière immédiate, irréfléchie, en faisant ce qui lui plaît et
en consommant ce qu’il veut. Par contre, le maître ne conçoit que l’idée de
la liberté, idée qui lui est venue de son travail. Mais l’esclave n’est pas
libre dans sa propre vie : il existe un désaccord entre son idée de la liberté
et sa condition actuelle. L’esclave est donc plus philosophe : il doit
considérer la liberté dans l’abstrait, avant de pouvoir en jouir dans la
réalité, et doit inventer pour lui-même les principes d’une société libre
avant de vivre dans celle-ci. L’esclave reflétant sa propre condition et
l’idée abstraite de la liberté, récuse plusieurs versions préliminaires de la
liberté avant de s’arrêter à la bonne. Pour Hegel, comme pour Marx, ces
versions préliminaires sont des idéologies, c’est-à-dire des constructions
intellectuelles qui ne sont pas vraies en elles-mêmes, mais qui reflètent
les substructures sous-jacentes de la réalité - la réalité des maîtres et des
esclaves. Tout en contenant l’embryon de l’idée de la liberté, elles servent
à réconcilier l’esclave avec la réalité de son manque de liberté. Dans la
Phénoménologie de l’esprit, Hegel identifie plusieurs de ces idéologies
serviles, y compris des philosophies comme le stoïcisme et le
scepticisme. Mais la plus importante de ces idéologies serviles - la seule
qui conduise le plus directement à des sociétés fondées sur la liberté et
l’égalité - est le christianisme. Il y a de fait une relation historique
objective entre la doctrine chrétienne et l’apparition des sociétés libérales
démocratique en Europe occidentale (relation acceptée par un certain
nombre de penseurs, Nietzsche, Max Weber). Le problème du christianisme
est qu’il reste une idéologie d’esclave, c’est-à-dire qu’elle est fausse sous
un aspect vital : ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme mais le contraire.
L’homme a créé Dieu comme une projection de l’idée de la liberté. Mais le
chrétien s’asservissait ensuite à ce Dieu qu’il avait lui-même créé. Le
christianisme, dernière idéologie servile, énonçait pour l’esclave une
vision de ce que la liberté humaine serait : l’individu libre et autonome qui
est reconnu pour sa liberté et son autonomie, universellement et
réciproquement par tous les hommes. Pour Hegel, l’achèvement du
processus historique requérait seulement une laïcisation du christianisme,
c’est-à-dire une transposition de l’idée chrétienne de liberté dans le hic et
nunc.
C’est le désir de reconnaissance de l’esclave qui fait avancer
l’Histoire, non pas la complaisance paresseuse et l’identité immuable du
maître.
19. L’Etat universel et homogène
La relation maître-esclave a finalement échoué à satisfaire le
désir de reconnaissance des maîtres comme celui des esclaves, dont
« l’humanité » était par définition incomplète. La démocratie libérale a
remplacé cette relation maître-esclave par la reconnaissance universelle
et égale de chacun par l’Etat. « L’existence de l’Etat est la venue de Dieu
dans le monde. » Hegel, La Philo du droit. Pour Hegel, la Révolution
française a été l’événement qui prit la vision chrétienne d’une société
libre et égalitaire, et l’apporta ici-bas sur la terre.
Il n’existe aucune raison économique en faveur de la démocratie ; au
contraire, la politique démocratique est bien souvent un frein à l’efficacité
économique. Le choix de la démocratie est donc un choix autonome,
entrepris pour l’amour de la reconnaissance, et non pour celui du désir.
Mais le développement économique crée certaines conditions qui rendent
ce choix autonome plus vraisemblable. En premier lieu, le développement
économique montre à l’esclave le concept de maîtrise, lorsqu’il découvre
qu’il peut maîtriser la nature grâce à la technologie, et se maîtriser aussi
bien lui-même par la discipline du travail et par l’éducation.la seconde
raison provient de l’effet profondément niveleur du développement
économique, qui résulte de son besoin d’éducation universelle. Les
anciennes barrières de classe sont renversées en faveur d’une condition
générale d’égalité des chances. L’économie crée ainsi une sorte d’égalité
de facto avant que cette égalité ne soit établie de jure.
Si les êtres humains n’étaient rien d’autre que raison et désir, ils
auraient été parfaitement heureux de vivre en Corée du Nord, ou sous
l’administration technocratique éclairée du franquisme espagnol, ou
encore dans un Taiwan obsédé de croissance économique accélérée sous
la férule du Guomindang. Et pourtant les citoyens de ces pays sont
quelque chose de plus que désir et raison : ils ont aussi une fierté
« thymotique » et une croyance en leur propre dignité ; ils entendent bien
que cette dignité soit reconnue, surtout par le gouvernement du pays où
ils vivent.
Le désir de reconnaissance est donc le maillon manquant entre
libéralisme économique et libéralisme politique.
IV) LE SAUT DE RHODES
20. « Le plus froid de tous les monstres froids
« Mais ce sont des destructeurs qui tendent des pièges au grand
nombre et qui appellent cela « Etat » : ils suspendent au-dessus d’eux
une épée et cent appétits ». « Le plus froid de tous les monstres froids »,
c’est l’Etat selon le Zarathoustra de Nietzsche.
Pourquoi la transition vers la démocratie reste-telle si difficile pour
de nombreux pays dont les peuples et les dirigeants ont pourtant accepté
dans l’abstrait les principes démocratiques ? La fondation d’une
démocratie libérale est un acte politique suprêmement rationnel - mais
l’on est fréquemment frappé par la faiblesse de la raison et d cela
politique à atteindre leurs objectifs, et, pour les êtres humains, à « perdre
le contrôle » de leur vie non pas simplement sur le plan personnel, mais
sur le plan politique. Par exemple, la plupart des pays d’Amérique latine,
aussitôt après avoir conquis leur indépendance sur l’Espagne e tel
Portugal au début du XIXe siècle, se sont dotés d’une constitution sur le
modèle de la France et des États-Unis. Pourtant, aucun d’eux n’a réussi à
maintenir cette tradition sans interruption jusqu’à nos jours. L’opposition à
la démocratie libérale n’a jamais été forte sur le plan de la théorie en
Amérique latine, et pourtant les démocrates libéraux ont du mener de durs
combats pour gagner et garder le pouvoir.
La raison pour laquelle la démocratie libérale n’est pas devenue
universelle ou n’est pas restée stable une fois parvenue au pouvoir, réside
en dernière analyse dans la correspondance imparfaite entre les peuples
et les Etats : les Etats sont des créations politiques intentionnelles, alors
que les peuples sont des communautés morales préexistantes. Ce sont en
effet des communautés qui partagent des croyances communes sur le
bien et le mal , sur la nature du sacré et du profane. Le domaine des
peuples est « subpolitique » : c’est le domaine de la culture et de la
société, dont les lois sont rarement explicites ou consciemment
reconnues, même par ceux qui y participent. Les Etats s’imposent à la
tête des peuples. Dans certains cas, l’Etats modèle même le peuple : on
pensait que les lois de Lycurgue et de Romulus avaient déterminé l’ethos
des peuples de Sparte et de Rome. Mais les Etats ont souvent des
rapports tendus et malaisés avec les peuples et l’on peut même dire, dans
certains cas, qu’il s’agit d’un véritable état de guerre - comme lorsque les
communistes russes puis chinois ont cherché à convertir de force leurs
concitoyens à l’idéologie marxiste. Le succès et la stabilité de la
démocratie libérale requièrent donc un certain degré de conformité entre
les peuples et les Etats.
L’Etat libéral issu de la tradition de Hobbes et de Locke s’engage
dans une lutte prolongée avec son propre peuple. Il cherche à
homogénéiser ses cultures traditionnelles bigarrées, et à leur enseigner à
calculer à leur place leurs propres intérêts à long terme. A la place d’une
communauté organique douée de son propre langage « du bien et du
mal », on doit apprendre un nouvel ensemble de valeurs démocratiques :
être « participant », « rationnel », « laïc », « souple », « tolérant ».
Ces nouvelles valeurs démocratiques ont été conçues avec une fonction
purement instrumentale, comme des habitudes qu’il fallait acquérir si l’on
voulait vivre avec bonheur dans une société libérale paisible et prospère.
Pour que la démocratie fonctionne, les citoyens doivent cependant oublier
les racines instrumentales de leurs valeurs, pour s’assimiler une
authentique « culture démocratique », ou « civique ».
La culture - sous la forme de la résistance à la transformation de
certaines valeurs traditionnelles en valeurs de la démocratie - peut
constituer un obstacle à la démocratisation.
Mais le fait que la démocratie a pris son essor parce qu’elle était le
système politique le plus rationnel possible et qu’elle « s’accorde » à une
personnalité humaine plus générale partagée par plusieurs cultures n’est
jamais pris sérieusement en considération. De nombreux pays qui ne
remplissaient pas un grand nombre des conditions « culturelles »
préalables pour la démocratie ont néanmoins réussi à réaliser un haut
niveau de stabilité démocratique. Le principal exemple en est l’Inde : ce
pays n’était ni riche ni puissamment industrialisé (quoique certains
secteurs de son économie fussent technologiquement très avancés), ni
intégré nationalement, ni protestant - et pourtant il a réussi à maintenir en
vie une démocratie active depuis son indépendance en 1947. À d’autres
moments de l’histoire, d’autres pays ont été ainsi rayés de la liste des
démocraties potentielles : les Allemands et les Japonais étaient
prétendument entravés par leurs traditions d’autoritarisme ; le
catholicisme était un obstacle insurmontable à la démocratisation de
l’Espagne, du Portugal et d’un certain nombre d’autres pays d’Amérique
latine, de même que l’orthodoxie en Grèce et en Russie.
L’importance des peuples et de leurs cultures souligne les limites du
rationalisme libéral, ou - pour le dire différemment - la dépendance des
institutions libérales rationnelles par rapport au thymos irrationnel. L’Etat
libéral rationnel est impossible sans un certain degré d’amour irrationnel
du pays. Si la santé de la démocratie libéral repose sur la santé de la
société civile, et que cette dernière dépend de la capacité spontanée du
peuple à s’organiser, il est alors clair que le libéralisme doit aller au-delà
même de ses propres principes pour réussir. Les associations ou
communautés remarquées par Tocqueville étaient souvent fondées non
sur des principes libéraux, mais sur la religion, l’appartenance ethnique,
ou quelqu’autre base irrationnelle. Une modernisation politique réussie
requiert ainsi la préservation de quelque chose de « prémoderne » dans
le cadre des ses droits et arrangements constitutionnels : la survivance
des peuples et la victoire incomplète des Etats.
21. Les origines « thymotiques » du travail
Il existe de notables différences dans la manière dont les êtres
humains travaillent : celles-ci relèvent de l’éthique du travail. Les attitudes
envers le travail sont profondément influencées par les cultures
nationales. (La supériorité des performances économiques de certains
groupes ethniques - juifs en Europe, Grecs et Arméniens au Moyen-Orient,
Chinois en Asie du Sud-Est est suffisamment connue pour ne pas avoir
besoin d’être plus amplement démontrée.)
Tout comme la culture affecte la capacité des pays à établir et
entretenir le libéralisme politique, elle affecte aussi leur capacité à faire
fonctionner le libéralisme économique. À l’image exacte de la démocratie
politique, le succès du capitalisme dépend dans une certaine mesure de la
survie des traditions culturelles prémodernes dans l’époque moderne ;
comme le libéralisme politique, le libéralisme économique n’est pas
totalement autosuffisant, mais dépend d’un certain degré de thymos
irrationnel. Les conflits idéologiques hérités de la guerre froide ont pu être
réglés entièrement lorsque l’une ou l’autre des parties en présence a
accepté un compromis sur un problème politique spécifique comme le mur
de Berlin, ou abandonné la totalité de son idéologie. Mais les différences
culturelles persistantes entre des Etats démocratiques capitalistes et
manifestement libéraux seront bcp plus difficiles à éliminer. La
persistance de ces différences peut signifier que la vie internationale sera
perçue de manière croissante comme une compétition non plus entre
idéologies rivales - puisque la plupart des Etats économiquement
prospères seront organisés sur des schémas similaires - mais entre des
cultures différentes.
22. Empires du ressentiment, empires du respect
Malgré l’apparente absence de systèmes alternatifs à la démocratie
libérale à l’heure actuelle, quelques variantes autoritaires - peut-être
jamais vues auparavant dans l’histoire - peuvent s’affirmer dans le futur.
Ces alternatives, si elles viennent jamais au jour, seront crées par deux
groupes distincts de gens : ceux qui, pour des raisons culturelles,
connaissent des échecs économiques persistants, malgré leurs efforts
pour que le libéralisme fonctionne (empires du ressentiment), et ceux qui
sont excessivement heureux du jeu capitaliste (empires dits « du
respect »).
Empires du ressentiment : la renaissance actuelle du
fondamentalisme islamique peut être vue comme une réponse à l’échec
économique des sociétés musulmanes en général pour maintenir leur
dignité face à l’Occident non musulman. Même aux États-Unis il est
possible d’assister à l’éclosion de nouvelles idéologie antilibérales : le
communautarisme afrocentriste qui a pour effet une autoségrégation
croissante de la part des Noirs et l’accentuation d’une politique de dignité
de groupe plutôt que d’un accomplissement individuel ou d’une activité
personnelle comme voie principale vers le progrès social.
Empires du respect. Le défi le plus significatif posé aujourd’hui au
libéralisme universel des révolutions américaines et françaises vient de
ces sociétés asiatiques qui combinent l’économie libérale avec une sorte
d’autoritarisme paternaliste. Si les Asiatiques se persuadent que leurs
succès économiques doivent plus à leurs traditions qu’aux emprunts
étrangers ; si la croissance économique européenne et américaine est
plus faible que celle de l’Extrême-Orient ; si les sociétés occidentales
continuent de vivre l’effondrement progressif des institutions sociales de
base comme la famille ; enfin, si elles regardent les sociétés asiatiques
avec méfiance ou hostilité : alors une alternative non libérale et non
démocratique, combinant rationalisme économique technocratique et
autoritarisme paternaliste, peut gagner du terrain dans ces pays. Les
débuts d’un rejet systématique de la démocratie libérale sont clairement
perceptibles dans les prises de position théoriques de Lee Kouan You
(selon lequel une certaine forme de paternalisme autoritaire convient
davantage aux traditions confucéennes de l’Asie, et s’accorde mieux avec
de forts taux de croissance économique que la démocratie libérale), et
dans les écrits de certains auteurs japonais comme Shintaro Ishihara. Un
nouvel autoritarisme asiatique prendrait probablement la forme d’une
tyrannie respect, l’obéissance volontaire des gens à une autorité suprême,
et leur conformité à un ensemble rigide de normes sociales. Cet empire du
respect peut produire une prospérité sans précédent, mais il implique une
enfance prolongée pour la plupart des citoyens, donc un thymos
incomplètement satisfait.
Dans le monde contemporain, nous assistons ainsi à un double
phénomène curieux : la victoire de l’Etat universel et homogène, et dans le
même temps la persistance des peuples. D’une part on note
l’homogénéisation toujours croissante de l’humanité, induite par
l’économie et la technologie modernes, et par la diffusion de l’idée de
reconnaissance rationnelle comme seule base légitime de gouvernement
à travers le monde. D’autre part, on relève partout une résistance à cette
homogénéisation, doublée d’une réaffirmation des identités culturelles
(sur un plan largement infra politique), qui finit par renforcer les barrières
existantes entre les peuples et les nations. Le triomphe du « monstre le
plus froid » a été incomplet. Alors même que les formes d’organisation
économique et politique acceptables se sont constamment réduites en
nombre durant les cent dernières années, les interprétations des formes
survivantes - capitalisme et démocratie libérale - continuent de connaître
des variantes. Cela suggère que, même lorsque les différences
idéologiques entre les Etats disparaissent à l’arrière-plan, d’importantes
différences subsistent, déplacées toutefois sur le terrain de la culture et
de l’économie. Ces différences suggèrent de plus que le système des Etats
existant ne risque pas de se fondre brusquement en un Etat universel et
homogène réel.
23. L’irréalité du réalisme
Fukuyama pointe les faiblesses de l’école d’interprétation réaliste
des relations internationales (Realpolitik, ou « politique des
puissances »), aujourd’hui dominante. Toutes les théories réalistes
partent du postulat que l’insécurité est le trait permanent de l’ordre
international, dû au caractère constamment anarchique de ce dernier. En
l’absence d’une puissance internationale souveraine chaque Etat reste
potentiellement exposé à la menace de n’importe quel autre Etat et n’a
d’autre remède contre cette insécurité que de prendre les armes pour sa
propre défense. Ce sentiment de menace est d’une certaine manière
inévitable, puisque chaque Etat risque de mal interpréter les actions
« défensives » des autres Etats et, sous l’effet de cette menace
imaginaire, d’entreprendre à son tour des mesures défensives qui seront
elles aussi interprétées (à tort) comme offensives. La menace devient
donc une prophétie qui se réalise d’elle-même. La rivalité et la guerre sont
donc les résultats inévitables du système international, non pas à cause
de la nature des Etats eux-même, mais en raison du caractère anarchique
du système des Etats dans son ensemble.
Cette course à la puissance n’est pas affectée par le caractère
intérieur des Etats - qui peuvent être des théocraties, des aristocraties
esclavagistes, des Etats policiers fascistes, des dictatures communistes
aussi bien que des démocraties libérales. Par exemple, la Russie s’est
étendue territorialement sous le régime bolchévique autant qu’elle l’avait
fait sous le régime tsariste : c’est l’expansion qui a été constante, non la
forme particulière de gouvernement. On s’attend donc à ce que le futur
gouvernement de la Russie, complètement débarrassé du marxisme-
léninisme, reste tout autant expansionniste, puisque l’expansionnisme
semble être une expression de la volonté du peuple russe.
Sous sa forme la plus extrême, le réalisme traite les Etats-nations
comme des boules de billard, dont le contenu, recouvert d’une carapace
opaque, est sans importance pour prédire leur comportement. La science
politique internationale ne requiert pas la connaissance de ce qui se
trouve à l’intérieur. On n’a besoin que de comprendre les lois mécaniques
de la physique qui régissent leur interaction. La politique internationale ne
porte donc pas sur l’interactions de sociétés humaines complexes et
historiquement évolutives, et les guerres ne sont pas des heurts entre les
systèmes de valeurs. Dans cette perspective de « billard », la modeste
connaissance de la nature du système international (bipolaire ou
multipolaire) est suffisante pour déterminer les probabilités de paix ou de
guerre.
24. Le pouvoir des impuissants
Le réalisme repose sur 2 fondements branlants : un réductionnisme
impardonnable à propos des motifs et du comportement des sociétés
humaines, une incapacité à poser la question de l’Histoire. Sous sa forme
la plus pure, le réalisme essaie de bannir toutes les considérations de
politique intérieure et de déduire la possibilité des guerres de la seule
structure du système des Etats. Selon un réaliste, « le système
international crée de puissantes incitations à l’agression (…). Les Etats
cherchent à survivre dans cette anarchie en maximisant leur puissance
par rapport aux autres Etats (…). » (Mearsheimer, 1990, p.12) Or, il n’existe
absolument aucune raison pour affirmer que dans un ordre international
anarchique, chaque Etat doit se sentir menacé par un autre Etat, sauf si
l’on a des raisons de penser que les sociétés humaines sont par définition
agressives. L’ordre international décrit par les réalistes ressemble à peu
près à l’état de nature selon Hobbes, où l’homme est en état de guerre
permanent de tous contre tous. Mais cet état ne résulte pas pour Hobbes
du simple instinct de conservation ; il vient de ce que la préservation de
soi coexiste avec la vanité ou le désir de reconnaissance. Tout comme
l’histoire humaine a commencé par la bataille sanglante pour le seul
prestige, le conflit international commence par une lutte pour la
reconnaissance entre les Etats, source originelle de l’impérialisme.
Les Etats ne recherchent pas simplement la puissance : ils
poursuivent une grande variété de buts qui sont dictés par des principes
de légitimité. Lorsque l’Angleterre renonça à l’Inde et à d’autres parties de
son Empire colonial après la Seconde guerre mondiale, elle le fit
essentiellement parce qu’elle était victorieuse et épuisée. Mais si la
maximisation de la puissance avait alors été son principal objectif,
l’Angleterre aurait pu chercher à garder ses colonies - comme la France le
fit après la guerre. L’inconcevabilité de cette politique a été due au fait
que la Grande-Bretagne a reconnu alors, une fois pour toutes, que le
colonialisme était une forme illégitime de domination.
La relation étroite qui existe entre puissance et concept de
légitimité n’est nulle part mieux illustrée qu’en Europe de l’Est. Les années
1989 et 1990 ont vu des bouleversements parmi les plus impressionnants
qui aient jamais eu lieu dans l’équilibre des puissances en temps de paix,
avec la désintégration du pacte de Varsovie et la réunification de
l’Allemagne au centre de l’Europe. Il n’y a pas eu de changement dans
l’équilibre matériel des puissances : pas un seul char n’a été détruit au
combat, ni même déplacé dans le cadre d’un contrôle des armements. Ce
bouleversement a résulté entièrement du changement des critères de
légitimité : le pouvoir communiste tombant dans le discrédit un pays après
l’autre, la cohésion du pacte de Varsovie a fondu beaucoup plus
rapidement qu’elle n’aurait pu le faire dans la chaleur d’une guerre réelle.
La légitimité constitue, selon l’expression de Vaclav Havel, le « pouvoir
des impuissants ».
25. Intérêts nationaux
Le nationalisme est un phénomène spécifiquement moderne, parce
qu’il remplace la relation maître-esclave par une reconnaissance mutuelle
et égale. Mais il n’est pas totalement rationnel, parce qu’il étend la
reconnaissance aux seuls membres d’un groupe national ou ethnique
donné. Le nationalisme est ainsi parfaitement capable de remplacer les
ambitions dynastiques et religieuses, et c’est ce qu’il a fait dans le cas de
l’Allemagne nazie.
La persistance de l’impérialisme et de la guerre après les grandes
révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles est donc due au fait
que la mégalothymia du maître n’a pas été entièrement sublimée dans
l’activité économique
La logique économique induite par la physique moderne a contraint
de manière radicale toutes les sociétés qui en ont fait l’expérience à
devenir plus égalitaires, plus homogènes et mieux éduquées. Gouvernants
et gouvernés ont dû parler le même langage, puisque les deux parties
étaient impliquées dans la même économie nationale. Les anciens
clivages sociaux de classe, de parenté, de tribu et de secte se sont
effacés devant les exigences de la mobilité du travail, ne laissant aux
individus qu’une langue et une culture linguistique communes comme
forme principale d’attachement social. Le nationalisme fut donc
essentiellement le résultat de l’industrialisation et des idéologies
démocratiques et égalitaires qui l’accompagnaient.
Les nationalismes grandissent surtout au moment de la transition
vers la société industrielle, et s’exacerbent particulièrement lorsqu’on
refuse à la fois l’identité nationale et la liberté politique à un peuple qui a
réalisé sa modernisation économique.
Le libéralisme anglais fut une réaction directe contre le fanatisme
religieux de la guerre civile qui ravagea le pays. Contrairement à ceux qui
pensaient à l’époque que la religion était un élément permanent et
nécessaire du paysage politique, le libéralisme a vaincu la religion. Dans
la mesure où le nationalisme peut être revu et modernisé comme la
religion, là où les nationalismes individuels acceptent un statut séparé
mais égal à celui de leurs voisins, le fondement nationaliste de
l’impérialisme et de la guerre est destiné à s’affaiblir. Si le nationalisme
est destiné à disparaître comme force politique, il doit être rendu tolérant
comme la religion avant lui. Les groupes nationaux peuvent garder leur
langue et leur sens de l’identité séparés, mais cette identité devra
s’exprimer d’abord dans le domaine de la culture plutôt que dans celui de
la politique.
Les forces économiques ont favorisé jadis le nationalisme en
remplaçant les classes par des barrières nationales, et ont créé chemin
faisant des entités centralisées et linguistiquement homogènes. Ces
mêmes forces économiques favorisent maintenant l’abolition des barrières
nationales par la création d’un marché mondial unique et intégré. Le fait
que la neutralisation politique finale du nationalisme ne puisse intervenir
ni à notre génération ni même à la suivante n’affecte pas la perspective
bien réelle de celui-ci.
26. Vers une union pacifique
Pour ce qui est du futur prévisible, le monde sera divisé entre une
partie « post historique » et une partie toujours engagée dans l’histoire. À
l’intérieur du monde « post historique », l’axe principal d’interaction entre
les Etats devrait être économique, et les anciennes règles de la politique
de puissance devraient perdre de leur importance.
En tant que doctrine prescriptive, la perspective réaliste des
relations internationales continue d’être parfaitement adéquate malgré les
avancées de la démocratie dans les années 70 et 80. La moitié historique
du monde persiste à fonctionner selon des principes réalistes, et la moitié
post historique doit utiliser des méthodes réalistes en traitant avec la
partie qui est restée dans l’histoire. La relation entre démocraties et
« non-démocraties » restera caractérisée par des méfiances et des peurs
réciproques, et malgré un degré croissant d’interdépendance économique,
la force continuera d’être l’ultime ratio dans leurs relations mutuelles.
En revanche, en tant que modèle descriptif du mode de
fonctionnement du monde, le réalisme laisse beaucoup à désirer.
L’insécurité et le comportement de « maximisation du pouvoir » que les
réalistes attribuent à tous les Etats à tous les moments de l’histoire ne
résistent pas à une analyse plus attentive. Le développement historique
de l’humanité a engendré une série de concepts de légitimité - dynastique,
religieuse, nationaliste et idéologique - qui constituent autant de bases
possibles pour l’impérialisme et la guerre. Chacune de ces formes de
légitimité antérieures au libéralisme a été fondée que une relation maître-
esclave.
Les différences entre Etats démocratiques et non démocratiques, et
la possibilité d’un processus historique plus général conduisant à la
démocratie libérale dans le monde entier, suggèrent que le moralisme
traditionnel de la politique étrangère américaine - avec son souci des
droits de l’homme et des « valeurs démocratiques » - n’est pas
entièrement déplacé. Henry Kissinger (promoteur de la Realpolitik)
soutenait dans les années 1970 que les défis révolutionnaires aux Etats
communistes comme l’Union soviétique et la Chine étaient moralement
satisfaisants, mais imprudents dans la pratique, parce qu’ils barraient le
chemin à l’arrangement « réaliste » sur des problèmes comme le
contrôle des armements ou le règlement des conflits régionaux. L’ancien
président Reagn a été violemment critiqué pour son appel de 1987
demandant aux Russes d’abattre le mur de Berlin, et l’Allemagne ne fut
pas la dernière à faire des critiques : elle s’était accommodé depuis
longtemps de la « réalité » de la puissance soviétique. Pourtant, dans un
monde évoluant vers la démocratie, il s’est révélé que ces défis
révolutionnaires à la légitimité de l’Union soviétique étaient à la fois
moralement satisfaisants et politiquement prudents, dans la mesure où ils
s’accordaient avec les aspirations qui allaient bientôt s’exprimer chez de
nombreux peuples vivant sous le régime communiste à cette époque.
En faisant leurs calculs de puissance, les démocraties doivent
garder à l’esprit que la légitimité est une forme de puissance comme une
autre, et que les Etats forts cachent fréquemment de graves faiblesses
intérieures. Cela veut dire que les démocraties qui ont choisi leurs amis et
leurs ennemis en fonction de considérations idéologiques - selon qu’ils
sont démocratiques ou non - auront vraisemblablement des alliés plus
forts et plus durables à long terme.
L’idée d’une ligue internationale des démocraties régie par un
système de lois a été proposé par Kant dans son célèbre essai Sur une
paix perpétuelle, ainsi que dans son Idée d’une Histoire universelle. Kant
avançait que les gains réalisés lorsque l’homme passait de l’état de nature
à la société civile étaient largement annulés par l’état de guerre qui
prévalait entre les nations : « Par le gaspillage de la puissance des
peuples en armements destinés aux guerres mutuelles, par les ravages
provoqués par les guerres, et plus encore par la nécessité de se tenir
constamment prêts à la guerre, [les Etats] bloquent le plein
développement de la nature humaine. » les écrits de Kant sur les
relations internationales sont devenus, depuis, les fondements
intellectuels de l’internationalisme libéral contemporain. La « ligue »
kantienne inspira les efforts américains pour établir d’abord la Société des
Nations, puis les Nations unies. Et le réalisme de l’après-guerre fut
présenté à plus d’un titre comme un « antidote » à cet enchaînement
d’internationalisme libéral, suggérant que le remède réel à l’insécurité
internationale était moins une loi internationale que l’équilibre des
puissances.
l’échec manifeste de la SDN, puis de l’ONU à assurer la sécurité
collective contre les défis de Mussolini, de Hitler, puis de l’expansionnisme
soviétique, a jeté un discrédit général sur l’internationalisme kantien et
sur toute possibilité de règlement international. Beaucoup de gens n’ont
cependant pas compris que les incarnations réelles de l’idée kantienne
ont été sérieusement dénaturées dès le départ, faute de suivre les
préceptes mêmes de Kant. Les raisons de Kant sont simples : les Etats
fondés sur les principes républicains sont moins appelés à se combattre
mutuellement, parce que les peuples qui se gouvernent eux-mêmes
hésitent davantage à accepter le coût d’une guerre que les despotismes ;
pour fonctionner, une fédération internationale doit partager les mêmes
principes libéraux du droit. La loi internationale est simplement une
amplification de la loi qui régit chaque nation à l’intérieur de ses
frontières.
Les Nations unies n’ont pas vécu sur ces principes depuis le départ.
La Charte de fondation a ôté toute référence à une ligue de « nations
libres », au bénéfice du principe plus faible de « l’égalité souveraine de
tous ses membres ». L’accession au statut de membre a été ouverte à
tout Etat possédant un minimum de critères formels de souveraineté,
qu’ils fussent fondés ou non sur la souveraineté populaire. Après la
décolonisation, l’Assemblée générale s’est remplie d’une foule d’Etats du
tiers monde qui partagent peu les principes libéraux de Kant et qui ont
trouvé en fait dans les Nations unies un instrument commode pour mettre
en avant des agissements politiques non libéraux. Si l’on voulait créer,
selon les indications précises de Kant, une véritable ligue des nations qui
ne souffrît point des faiblesses fatales des premières organisations
internationales, il est clair qu’elle devrait ressembler beaucoup plus à
l’OTAN qu’aux Nations unies, c’est-à-dire constituer un regroupement
d’Etats véritablement libres, réunis par leur engagement commun envers
les principes libéraux. En fait, ce genre d’ordre international d’esprit
kantien s’est établi bon gré mal gré durant la guerre froide sous le
bouclier protecteur d’organisations comme l’OTAN, la CEE, l’OCDE, le G7,
le GATT, et d’autres encore, qui faisaient du libéralisme une condition
préalable d’adhésion. Les démocraties industrielles sont aujourd’hui
effectivement reliées par un tissu d’accords mutuels et contraignants, qui
règlent leurs rapports économiques. Bien qu’elles puissent connaître des
luttes politiques, l’usage de la force pour régler les contestations entre les
démocraties elles-mêmes est absolument impensable.
Les démocraties libérales doivent s’accommoder du fait qu’elles
sont les héritières de la révolution bourgeoise commencée il y a plus de 4
siècles. Le monde post historique est celui dans lequel le désir d’une
préservation confortable de soi a pris le pas sur le désir de risquer sa vie
dans une bataille de pur prestige, et dans lequel la reconnaissance
universelle et rationnelle a remplacé la lutte pour la domination. Ce monde
est préférable à ceux qui l’ont précédé et à ceux qui lui font concurrence,
mais est-il en lui-même digne d’être choisi ? La démocratie libérale ne
continue-t-elle pas de nous laisser fondamentalement insatisfaits ?
V) LE « DERNIER HOMME »
Le dernier homme est une prophétie du Zarathoustra de Nietzsche,
qui avertit de l'extinction dans le coeur de l’homme du désir de se
dépasser - un état passif de nihilisme, dans lequel seuls le bien-être et la
sécurité sont désirés, et où l’on se réjouit de son absence d'ambition. Le
dernier homme fait obstacle à l'affirmation de la Volonté de puissance et
à l'élévation de l'homme en Surhomme.
27. Au royaume de la liberté
La question de la fin de l’Histoire revient à une question sur l’avenir
du thymos : ce désir est-il appelé à rester radicalement insatisfait sous le
régime de la démocratie libérale, et donc capable de se manifester sous
une forme entièrement différente ?
Il est possible de comprendre le problème de la politique pendant
les millénaires de l’histoire comme l’effort pour résoudre le problème de la
reconnaissance. La réponse de gauche à ce problème : la reconnaissance
est nécessairement incomplète dans une démocratie libérale, le
capitalisme crée des inégalités et requiert une division du travail qui
engendre de ce fait une reconnaissance inégale.
Dans les pays capitalistes avancés, l’économie moderne a aboli - au
moins en principe - le problème du besoin naturel ; toutefois, le problème
de la pauvreté, dans de telles sociétés, est devenu largement un problème
de la reconnaissance, plutôt qu’une simple affaire d’économie. L’injustice
réelle qui est faite aux pauvres et aux sans-abris des sociétés
développées s’adresse moins à leur bien-être physique qu’à leur dignité.
Comme ils n’ont ni richesses ni propriétés, ils ne sont pas pris au sérieux
par le reste de la société : ils ne sont pas courtisés par les politiciens et
leurs droits ne sont pas imposés avec toute la vigueur requise par la
police et le système judiciaire ; ils ne peuvent guère trouver de travail
dans une société qui continue d’apprécier par-dessus tout l’autonomie.
Notre société est préoccupée par des préoccupations d’égalisation
de la dignité. Tocqueville observait que lorsque la société est mobile et
que les groupes sociaux sont assez proches les uns des autres, les gens
deviennent plus conscients et plus aigris des différences persistantes de
dignité. Dans les sociétés démocratiques, l’amour de l’égalité a été une
passion plus profonde et plus prenante que l’amour de la liberté. La liberté
pouvait être obtenue sans la démocratie, mais l’égalité était la
caractéristique exclusive de l’ère démocratique et le peuple y tenait
d’autant plus pour cette raison. L’isothymia (phénomène contraire de la
mégalothymia) peut ainsi apparaître comme une exigence hypertrophiée
pour la reconnaissance de l’égalité des droits. La tension entre les
principes jumeaux de la liberté et de l’égalité, clairement remarquée par
Tocqueville, sera aussi « nécessaire et inamovible » que l’inégalité qui lui
a donné naissance. Tout effort pour donner une « dignité égale » aux
défavorisés signifiera l’amoindrissement de la liberté ou des droits des
autres catégories. Chaque dollar versé par le gouvernement pour
l’assurance maladie ou la prévention sociale signifie un dollar de moins
pour l’économie privée ; toute tentative pour protéger les travailleurs du
chômage et les firmes de la banqueroute signifiera de la même façon
moins de liberté économique. Il n’existe aucun point fixé ou naturel
d’équilibre entre la liberté et l’égalité, ni aucune façon de les optimiser
simultanément.
Si la reconnaissance inégale de gens égaux en principe est
l’accusation la plus couramment portée contre la démocratie libérale, on
peut raisonnablement penser que la menace la plus importante et la plus
sérieuse viendra de la droite, c’est-à-dire de la tendance de la démocratie
libérale à accorder une reconnaissance égale à des gens inégaux.
28. Des hommes sans courage
« Voici le signe le plus universel de l’époque moderne : l’homme a
perdu sa dignité à ses propres yeux à un degré incroyable. » Nietzsche, La
Volonté de puissance.
La réponse de droite au problème de la reconnaissance, à partir de
Nietzsche et Tocqueville : la démocratie représente non l’émancipation
des esclaves, mais leur victoire inconditionnelle, et elle incarne une
morale servile. Le citoyen d’une démocratie est celui qui a renoncé à
l’orgueilleuse croyance en sa propre valeur supérieure en échange d’une
confortable préservation de soi. À la suite de Nietzsche, nous nous
demandons : l’homme que la reconnaissance universelle et égalitaire - et
rien de plus - satisfait totalement n’est-il pas un peu moins qu’un être
humain complet, voire un objet de mépris, un « dernier homme » sans
vaillance ni aspiration ? N’y a-t-il pas une part de la personne humaine qui
cherche délibérément la lutte, le danger et l’audace, et cette partie ne
reste-t-elle pas insatisfaite par le mot d’ordre « paix et prospérité » de la
démocratie libérale contemporaine ? La satisfaction de certains êtres
humains ne dépend-elle pas d’une reconnaissance intrinsèquement
inégalitaire ? Le désir d’une reconnaissance inégale ne constitue-t-il pas
le fondement d’une vie vivable, non pas simplement pour des sociétés
aristocratiques, mais aussi dans les démocraties libérales modernes ?
« Je ne saurais faire partie d’un club, disait Groucho Marx, qui
m’admettrait comme l’un de ses membres » ; quelle est la valeur d’une
reconnaissance qui est accordée à tout un chacun simplement parce qu’il
est un être humain ?
Le respect de soi-même doit se rattacher à quelque degré
d’accomplissement, si humble et si modeste qu’il puisse être. Plus difficile
est l’accomplissement, plus grand sera le sentiment de l’estime de soi : on
peut retirer une fierté plus grande d’avoir subi la formation spéciale des
marines que d’avoir fait la queue pour la soupe populaire. Mais dans une
démocratie, nous sommes radicalement opposés à dire que telle
personne, tel mode de vie ou telle activité sont meilleurs et plus dignes
que d’autres.
29. Libres et inégaux
Nietzsche, qui s’opposait ouvertement à la démocratie, et prônait
une nouvelle morale de l’inégalité sociale, nous fait percevoir la relation
entre le désir d’être plus grand que les autres et la possibilité d’excellence
et de dépassement personnels. La mégalothymia, phénomène moralement
ambigu, reste à un certain degré nécessaire à la vie humaine. Une
civilisation dépourvue de tout individu désireux d’être reconnu comme
meilleur que les autres, et qui n’affirme pas d’une manière ou d’une autre
le caractère sain et normal d’un tel désir, aurait sans doute bien peu d’art
ou de littérature, de musique ou de vie intellectuelle en général.
Les sociétés démocratiques n’interdisent à personne de vouloir être
reconnu comme supérieur, mais personne n’est encouragé à le faire. Ainsi,
les manifestations de mégalothymia qui ont survécu dans les démocraties
modernes existent au prix d’une certaine tension avec les idéaux
publiquement formulés de la société.
30. Droits parfaits et devoirs incomplets
Dans une grande démocratie, la vie associative privée est beaucoup
plus immédiatement satisfaisante que la simple citoyenneté. La
reconnaissance par l’Etat est nécessairement impersonnelle ; la vie d’une
communauté, par contraste, implique un type de reconnaissance
beaucoup plus personnel de la part de gens qui partagent vos intérêts et
souvent votre valeur, votre religion, votre appartenance ethnique, etc.
Un défaut largement reconnu de la théorie libérale anglo-saxonne
est que les hommes ne mourront jamais pour un pays fondé uniquement
sur le principe de préservation de soi.
Dans une situation où tous les moralismes et tous les fanatismes
religieux sont désapprouvés dans l’intérêt de la tolérance, dans un climat
intellectuel qui affaiblit la possibilité de croire en une doctrine à cause de
l’engagement supérieur de rester ouvert à toutes les croyances et à tous
les systèmes de valeurs du monde, il ne faut pas s’étonner que la force de
la vie en communauté ait décliné en Amérique : ce déclin ne s’est pas
produit malgré les principes du libéralisme, mais à cause d’eux. Les
démocraties libérales ne se suffisent pas à elles-mêmes : la vie
communautaire dont elles dépendent doit venir d’une source autre que le
libéralisme lui-même.
31. « Les immenses guerres de l’esprit »
Le déclin de la vie communautaire suggère que dans le futur, nous
risquons de devenir des « derniers hommes » tranquillement préoccupés
de nous-mêmes et dépourvus de toute aspiration « thymotique » pour des
buts plus élevés, dans notre recherche obstinée du confort privé. Mais le
danger opposé existe tout aussi bien : nous risquons potentiellement de
redevenir des « premiers hommes » engagés dans des batailles aussi
sanglantes qu’inutiles - mais cette fois avec des armes modernes.
Supposons que le monde soit « rempli », pour ainsi dire, de
démocraties libérales, de sorte qu’il n’y ait plus ni tyrannie ni oppression
dignes de ce nom et contre lesquelles combattre. L’expérience suggère
que si les hommes ne peuvent plus lutter pour une juste cause parce que
celle-ci a été victorieuse au cours d’une génération antérieure, ils
lutteront alors contre cette juste cause. Ils lutteront pour le plaisir de la
lutte. En d’autres termes, ils se battront en raison d’un certain ennui : ils
ne peuvent pas s’imaginer vivre dans un monde sans luttes. Si la plus
grande partie du monde dans lequel ils vivent est caractérisée par des
démocraties libérales prospères et pacifiques, alors ils se battront contre
cette paix et cette prospérité, et contre la démocratie.
La pensée moderne, par son relativisme, n’oppose aucun obstacle à
une future guerre nihiliste contre la démocratie libérale, de la part de
ceux qui ont été élevés en son sein. Le relativisme n’est pas une arme que
l’on peut employer sélectivement contre les seuls ennemis que l’on aurait
choisis : elle tire sans discrimination, brisant les jambes non seulement
des « absolutismes », des dogmes et des certitudes de la tradition
occidentale, mais aussi de la tolérance, de la diversité et de la liberté de
penser que cette tradition met en valeur. Si rien n’est absolument vrai, si
toutes les valeurs sont culturellement déterminées, alors les principes
favoris comme celui de l’égalité des hommes doivent être eux aussi
passés à la trappe. Ainsi, Nietzsche chercha à ruiner délibérément la
croyance en l’égalité humaine, soutenant que c’était simplement un
préjugé installé en nous installé par le christianisme. Tout comme le cas
de son successeur, Heidegger, Nietzsche fit sauter tous les étais qui
soutenaient la démocratie libérale à l’occidentale, et remplaça celle-ci par
une doctrine de force et de domination. Nietzsche pensait que l’ère du
nihilisme européen, qu’il contribuait à inaugurer, conduirait aux
« immenses guerres de l’esprit », guerres sans objet dont le seul but
était d’affirmer la guerre par elle-même.
Le mécanisme imposant de la physique moderne se dresse comme
un rempart contre le renouveau de l’Histoire et le retour du premier
homme. Un renouveau de la mégalothymia dans le monde moderne
impliquerait une rupture avec ce monde économique puissant et
dynamique, et un tentative pour briser la logique du développement
technologique.
Si avec le temps il se révèle une convergence dans le type
d’institutions régissant les sociétés de culture et d’histoire différentes et
si le développement économique continue d’entraîner l’homogénéisation
de l’humanité, alors l’idée du relativisme pourrait paraître beaucoup plus
étrange qu’elle ne l’est à présent : les différences apparentes entre les
« langages du bien et du mal » des divers peuples apparaîtront
simplement comme des développements artificiels propres à leur stade
particulier de développement.
L’humanité s’acheminant vers la fin de l’Histoire peut se représenter
comme un immense convoi de chariots étiré le long d’une route ;
quelques-uns bivouaquent dans le désert ; certains sont attaqués par des
Indiens. Cependant la grande majorité des chariots accomplira le lent
voyage vers la ville, et la plupart d’entre eux finiront par y arriver. Mais
nous ne pouvons pas savoir, en définitive, si l’humanité, une fois parvenue
à ce point, ne repartirait pas ensuite pour un nouveau et plus long
voyage ?
METTRE FIN À LA FIN DE L’HISTOIRE ? -
RÉCEPTION ET CRITIQUES
« Pour réfuter mon hypothèse, il ne suffit pas de suggérer que
l’avenir garde en réserve des événements énormes ; il faudrait démontrer
qu’ils seraient déclenchés par une idée systématique de la justice
politique et sociale qui prétende remplacer le libéralisme. » Francis
Fukuyama, « Réponse à mes contradicteurs ». Avec la démocratie
libérale, aurait-on fait la découverte d’une formule, d’une recette pour la
paix et la stabilité sociale ? L’humanité aurait atteint le havre d’une
idéologie uniforme, installée, immobile : à hauteur non pas des agitations
de surface, mais des doctrines et des mentalités. Si cette victoire du
libéralisme est encore incomplète dans le « monde réel », il n’est pas
moins voué à y triompher « à longue échéance ».
Fukuyama consacre surtout le triomphalisme du néolibéralisme
comme pensée unique. Il n’y a plus d’autre monde possible que celui-là,
plus d’autre temps que le présent. Nous voici condamnés à vivre dans le
monde dans lequel nous vivons. Le performatif joue à plein : dire la
fermeture du temps, c’est largement y contribuer.
Nous avons au contraire besoin d’« une histoire ouverte à
l’avènement d’une altérité, confiante dans le surgissement de moments
révolutionnaires, d’une histoire sans mécanique ni téléologie : un temps
où il y a lieu d’agir, sans attendre. En mettant fin à la fin de l’histoire. »
(Ludivine Bantigny « La fin de l’histoire n’aura pas lieu »)
Fin de l’Histoire ou dangereuse perte de sens historique ?
Les philosophes Jocelyn Benoist et Fabio Merlini l’ont
souligné dans Après la fin de l’histoire. Temps, monde, historicité : « La
fin dont il est question, ce n’est plus celle de l’histoire comme mouvement
réel, ni même comme nécessité (théorique) de ce mouvement, mais celle
de l’histoire comme paradigme de ce mouvement et de sa nécessité. Le
fait particulièrement grave et important qui pourrait s’énoncer à travers la
formule-cliché de la « fin de l’histoire » serait en ce sens le suivant : à un
certain moment, nous avons cessé de croire à l’histoire. » Mépris de
Fukuyama pour les historiens ? Il écrit en effet : « Personne ne détient un
droit exclusif sur ce terme [“histoire”] et surtout pas les historiens
professionnels qui, fréquemment, éprouvent pour ce mot un intérêt de
propriétaire. »
« L’Histoire est tragique » (Raymond Aron)
La démocratie n’est pas le dernier mot de l’Histoire, car son dernier
mot est culture. Cela se manifeste dans la reviviscence des identités
traditionnelles (thèse du choc des civilisations). Fukuyama courait-il un
peu trop vite neutralisé le rôle politique de la culture ?
Il sous-évalue les religions, qui ne seraient que des manifestations,
pour ne pas dire des sous-produits du désir de reconnaissance. « La
religion a été confinée à la sphère de la vie privée », dit-il : parmi tant
d’autres exemples, le rôle des Églises dans la libération de l’Europe de
l’Est montre la relativité de cette assertion. Les sociologues parlent quant
à eux d’un retour du religieux. Fukuyama néglige (méprise ?) l’exception
islamique, et la diffusion de cette religion à travers le monde (progression
séculaire de l’Islam en Afrique, changement de la carte des religions avec
les migrations).
Il a également tendance à reléguer la puissance politique de la
nation au passé. Fukuyama lie les nations à l’apparition de l’ère
industrielle. Or les batailles de Bouvines ou de Salamine sont bien les
victoires d’une nation réunie. Finalement, pour Fukuyama, transition vers
l’ère industrielle et nationalisme sont tout un, ce qui signifie que l’ère
postindustrielle ne comporte pas cette relique du passé qu’est la nation…
Le problème de la démographie. L’Economist Intelligence Unit publie
chaque année son indice de démocratie qui évalue les pays en fonction de
60 indicateurs : on estime que désormais moins de 50 pour cents de la pop
mondiale vit dans une démocratie.
La fin de l’Histoire de Fukuyama est-elle celle de Hegel ou de Marx ?
Le point de vue de Fukuyama se veut radicalement antimarxiste,
posthégélien, idéaliste ; ce seraient selon lui les forces de l’esprit qui
gouverneraient les histoire, plutôt que les forces matérielles, et l’essentiel
de la vie politique serait non économique. Pourtant, son désir de
reconnaissance apparaît parfois comme un fourre-tout romantique,
bouche trou pour ce qui reste en dehors du champs du libéralisme.
Fukuyama clame la fin de toute tradition marxiste, voire fin de la
référence à l’oeuvre de Marx. Or, remarque S. Huntington, sa thèse ne
reflète pas une telle disparition, mais plutôt une survivance de la tradition
marxienne. Son idée de la fin de l’Histoire est en fait inspirée de celle de
Marx : il parle de « l’Etat universel et homogène » dans lequel « toutes
contradictions sont résolues et tous les besoins humains sont satisfaits. »
N’est-ce pas là l’image marxiste d’une société sans conflit de classes ni
autres contradictions, organisée sur la base du respect des capacités et
des besoins de chacun ?
L’Évangile selon Fukuyama - Derrida, Spectres de Marx (1993), chapitre 2 :
La thèse de Fukuyama est un discours dominant dans le consensus
médiatique, une vitrine idéologique du capitalisme vainqueur dans une
démocratie libérale enfin parvenue à la plénitude de son idéal, sinon de sa
réalité. C’est l’exercice scolaire d'un lecteur jeune, appliqué, mais tardif de
Kojève. Mais ce livre, il faut le reconnaître, est ici ou là plus que nuancé :
parfois même suspensif jusqu'à l'indécision.
Fukuyama liste les cataclysmes du XXe siècle (terreur, oppression,
répression, extermination, génocide, etc) : ces événements
appartiendraient au flot empirique des événements, leur accumulation ne
démentirait en rien l’orientation idéale de la plus grande partie de
l’humanité vers la démocratie libérale. Tout ce qui contredirait cette
finalité idéale relèverait de l’empiricité historique. Mais en admettant
cette distinction sommaire réalité empirique / finalité idéale, pourquoi ce
télos anhistorique de l’histoire donne lieu précisément, de nos jours, à un
événement dont Fukuyama parle comme une bonne nouvelle ?
Le livre de Fukuyama se construit en un nouvel évangile, au sujet de
la mort du marxisme comme fin de l’histoire : une « bonne nouvelle » à
l’échelle géopolitique. Le modèle, de l’État libéral qu’il revendique, ce n’est
pas seulement celui de Hegel, du Hegel de la lutte pour la reconnaissance,
c’est celui du Hegel qui privilégie « la vision chrétienne ». Sa fin de
l’Histoire est essentiellement une eschatologie chrétienne. C’est la raison
pour laquelle il reconnaît dans la communauté européenne une société
post historique : il se la représente comme un super-État, une Sainte-
Alliance. C’est au nom d’une interprétation chrétienne de la lutte pour la
reconnaissance que Fukuyama critique Marx et propose de corriger son
économisme matérialiste, de le « compléter « : il y manquerait ce pilier
hegéliano-chrétien de la reconnaissance ou cette « composante
thymotique de l’âme ». Tout le livre s’inscrit dans l’axiomatique indiscutée
de ce schéma simplifié - et fortement christianisé - de la dialectique du
maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit.
Fukuyama veut tirer argument de tout :
- de la bonne nouvelle comme événement empirique et prétendument
consultable (selon Kojève : la réalisation parfaite de l’État universel et
homogène dans l’Amérique et la Communauté européenne - l’État de la
reconnaissance universelle)
- la bonne nouvelle comme simple annonce d’un idéal régulateur encore
inaccessible qu’on ne saurait mesure à aucun événement historique et
surtout à aucun échec dit « empirique »
L’Évangile selon Fukuyama ne peut pas se passer du recours à
l’événement … Selon que cela l’avantage ou sert sa thèse, Fukuyama
définit la démocratie libérale tantôt comme une réalité effective, tantôt
comme un simple idéal. L’événement, c’est tantôt la réalisation, tantôt
l’annonce de la réalisation. Il manque à Fukuyama une pensée de
l’événement…
Une bonne nouvelle pourrait se concevoir comme la simple annonce
d’un idéal régulateur encore inaccessible, qu’on ne saurait mesurer à
aucun événement historique et surtout à aucun échec dit « empirique ».
Pourtant, Fukuyama ne pose pas son idéal comme régulateur et sans fin,
le pôle d’une tâche ou d’une approximation sans fin : non, son idéal, il le
considère aussi comme un événement, parce qu’il est déjà arrivé, il se
serait déjà présenté sous sa forme d’idéal. Son idéal est à la fois fini et
infini :
- infini puisqu’il se distingue de toute réalité empirique déterminée ou
reste une tendance à long terme
- il est néanmoins fini puisqu’il est arrivé, comme idéal, et que l’histoire
s’est dès lors achevée
Pour accréditer sa téléologie vers la post histoire, Fukuyama se
raccroche à une nature trans historique de l’homme en tant qu’homme -
cette nature trans historique n’est pourtant qu’une abstraction
fantomatique sur lequel s’acharne le Marx de L’Idéologie allemande, mais
aussi Nietzsche, Freud, Husserl, Heidegger. Quant à Hegel, auquel
Fukuyama se réfère tant, il n’est franchement pas un penseur de l’homme
naturel et trans historique…
Pourquoi ce livre est devenu un tel gadget médiatique, pourquoi il
fait fureur sur les supermarchés idéologiques d’un Occident angoissé ?
Pour dissimuler que jamais le triomphe du capitalisme libéral n’a été aussi
fragile, critique, menacé… Fukuyama joue habilement le rôle de brouillage
et de dénégation qu’on attend de lui, grâce à tour de passe-passe :
- d’une main il accrédite une logique de l’événement empirique dont il a
besoin quand il s’agit de constater la défaite enfin finale des États dits
marxistes
- de l’autre main, au nom de l’idéal trans historique et naturel, il suspend
cette même logique de l’événement pour ne pas mettre au compte de
l’idéal ce qui les contredit de façon si cruelle : tout le mal, tout ce qui ne
va pas bien dans les États capitalistes, dans un monde dominé par des
forces, étatiques ou non, dont l’hégémonie est liée à cet idéal
prétendument trans historique et naturel
Le tour de passe-passe s’effectue entre l’histoire et la nature, entre
l’empiricité historique et la transcendantalité téléologique.
Samuel Huntigton, « No Exit - The Errors of Endism »
Le « finisme » (endism) est l’idéologie de la fin de l’Histoire
défendue par Fukuyama. À l’inverse du déclinisme, qui joue les Cassandre
et autres prophètes de malheur, le finisme procure une illusion de bien-
être, qui invite à l’autocomplaisance. Par conséquent, si le finisme se
révèle faux, les conséquences seraient bien plus dangereuses que si
c’était le déclinisme qui s’avérait non conforme à la réalité.
Un problème général pourrait survenir à partir de la fin du recours à
la guerre de la part des nations post historiques. Michimi Muranushi (de
l’université de Yale) l’a démontré, la paix peut être auto limitative plutôt
que cumulative. Si les relations entre 2 pays deviennent plus pacifiques,
cela pourrait, selon certaines circonstances, accroître la probabilité que
l’un des deux ou les deux pays déclarent la guerre à un pays tiers. Le
pacte Hitler-Stalin a pavé la voie à l’invasion de la Pologne ; la
normalisation des relations États-Unis /Chine précipita la guerre de la
Chine avec le Vietnam. La disparition de l’Etat soviétique est aussi celle
d’un gigantesque inhibiteur des guerres entre les Etats plus petits qui
étaient jadis dans sa zone d’influence. De plus, si davantage de pays
deviennent comme le Danemark, conjurant la guerre et se compromettant
pour le confort matériel, cela pourrait créer une opportunité que des pays
mal intentionnés pourraient saisir. L’histoire est remplie d’exemples de
sociétés plus modestes et plus agressives, supplantant des sociétés plus
riches et moins belliqueuses.
La Russie et Chine pourraient constituer 2 contre-exemples en soi à
la thèse de Fukuyama, qui les compte pourtant parmi les Etats post
historiques. Ces deux nations ne manquent pas d’exemples de démocratie
et de libéralisme dans leur histoire… mais ce sont des touches mineures.
Par ailleurs, l’acceptation généralisée de la démocratie libérale ne
dispense pas de conflits au sein même du libéralisme. L’histoire des
idéologies est avant tout celle des schismes. Les luttes entre ceux qui
professent différentes versions d’une idéologie commune sont souvent
plus intenses et vicieuses que les luttes entre ceux dont les idéologies
sont différentes. Aux yeux d’un croyant, un hérétique est pire qu’un non
croyant.
Si elles peuvent nourrir des luttes acharnées, la guerre est
cependant très improbable entre les démocraties avancées, on concède
que sur ce point, le finisme est exact. Il souffre cependant, dans
l’extension de son argumentaire, de deux biais qui faussent la conclusion
de la fin de l’Histoire :
- Le finisme exagère le caractère prévisible de l’Histoire et la permanence
du moment.
- Par ailleurs, il ignore la faiblesse et l’irrationalité de la nature humaine,
comme si, parce qu’il était rationnel pour les humains de se concentrer
sur leur bien-être, ils allaient nécessairement agir ainsi et respecter le
calcul coût-bénéfice avant de s’engager dans une guerre. La nature
humaine est aussi capable de cruauté et de bêtise. On ne sort jamais de
l’Histoire et de ses traumatismes.
Espérer la fin de l’Histoire est humain. S’y attendre n’est pas
réaliste. Compter dessus est désastreux.