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OEC VII - 765-988 - Pour Une Philosophie de L'education

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OEC VII - 765-988 - Pour Une Philosophie de L'education

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P O U R UNE PHILOSOPHIE

DE L'ÉDUCATION
taris, Fayard, 1959
Précédemment L'Education à la croisée des chemins,
Fribourg, Egloff- Paris, L. U.F., 1947
à A k e u Amoroso Lima,

aux jeunes et aux vieux amis


d'un vieil ermite
auquel il déplairait de
et qui ne sait pas se taire.
CHAPITRE PREMIER

LES FINS DE L'ÉDUCATION

1. La nature humaine et l'éducation

L'éducation de l'homme

1. Beaucoup de nos contemporains connaissent l'Homme


primitif, ou l'Homme de l'occident, ou l'Homme de l'ère
industrielle, ou l'Homme criminel, ou l'Homme bourgeois,
ou l'Homme prolétarien, mais ils se demandent ce qu'on
veut dire quand on parle de l'homme.
La tâche de l'éducation n'est évidemment pas de former
cette abstraction platonicienne qu'est l'homme en lui-même,
mais de former un enfant déterminé appartenant à une nation
donnée, à un milieu social donné, à un moment historique
donné. Néanmoins, avant d'être un enfant du vingtième
siècle, un enfant d'Amérique ou un enfant d'Europe, un
enfant bien doué ou un enfant arriéré, cet enfant est un
enfant d'homme. Avant d'être un homme civilisé - j'espère
du moins l'être - et un Français élevé dans les cercles intel-
lectuels de Paris, je suis un homme. S'il est vrai, d'autre
part, que notre premier devoir, selon le mot profond qui
n'est pas de Nietzsche mais de Pindare, est de devenir ce que
nous sommes, rien n'est plus important pour chacun de nous,
et rien n'est plus difficile, que de devenir un homme. Ainsi
la tâche principale de l'éducation est avant tout d'aider au
770 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

développement dynamique par lequel l'homme se forme


lui-même à être un homme, autrement dit de préparer
l'enfant et l'adolescent à s'instruire pendant toute sa vie.
Nous n'oublierons pas, tout au long de ce livre, que
le mot éducation a trois sens bien distincts, quoique che-
vauchant souvent l'un sur l'autre, et se rapporte soit à tout
processus quel qu'il soit au moyen duquel un homme est
formé et conduit vers son accomplissement (éducation au
sens le plus large), soit à l'œuvre de formation que les
adultes entreprennent auprès de la jeunesse, soit (au sens
le plus strict) à la tâche spéciale des écoles et des universités.
Dans le présent chapitre, je discuterai les fins de l'édu-
cation. Au cours de cet exposé, nous aurons, chemin faisant,
à rencontrer, et à examiner, quelques erreurs significatives
(sept au total) concernant l'éducation.
L'homme n'est pas seulement un animal de nature
comme l'ours ou comme l'alouette. C'est aussi un animal
de culture, dont l'espèce ne peut subsister qu'avec le déve-
loppement de la société et de la civilisation; c'est un ani-
mal historique: d'où la multiplicité des types culturels ou
éthico-historiques qui diversifient l'humanité; d'où éga-
lement, l'importance de l'éducation. A cause du fait même
qu'il est doué d'un pouvoir de connaître qui est illimité,
et qui doit cependant avancer pas à pas, l'homme ne peut
progresser dans sa propre vie spécifique, à la fois intellec-
tuellement et moralement, que s'il est aidé par l'expérience
collective que les générations précédentes ont accumulée
et conservée et par une transmission régulière des connais-
sances acquises. Afin d'atteindre cette liberté dans laquelle
il se détermine lui-même, et pour laquelle il est fait, il a
besoin d'une discipline et d'une tradition, qui tout à la
fois pèseront lourdement sur lui et le fortifieront, de manière
à le rendre capable de lutter contre elles, - ce qui enri-
chira cette tradition elle-même, - et la tradition enrichie
rendra possible de nouveaux combats, et ainsi de suite.
1 LES FINS DE L'ÉDUCATION

Première erreur: la méconnaissance des j n s

2. L'éducation est un art, et un art particulièrement dif-


ficile. Cependant elle appartient par sa nature même au
domaine de la morale et de la sagesse pratique. L'éduca-
tion est un art moral (ou plutôt une sagesse pratique en
laquelle un art déterminé est incorporé). O r , tout art est
une poussée dynamique vers un objet à réaliser, qui est
le but de cet art. Il n'y a pas d'art sans finalité; la vitalité
même de l'art est l'énergie avec laquelle il tend vers sa fin,
sans s'arrêter à aucun stade intermédiaire.
Nous voyons ici, dès le début, les deux grandes erreurs
contre lesquelles l'éducation doit se garder. La première
erreur est l'oubli ou la méconnaissance des fins. Si les
moyens sont aimés et cultivés pour l'amour de leur propre
perfection, et non pas comme moyens seulement, dans cette
mesure même ils cessent de mener à la fin, et l'art perd
sa vertu pratique; son efficience vitale est remplacée par
un processus de multiplication à l'infini, chaque moyen
se développant pour lui-même et prenant pour son propre
compte un champ de plus en plus étendu. Cette supréma-
tie des moyens sur la fin et l'effondrement consécutif de
tout dessein assuré et de toute efficacité réelle semblent
être le principal reproche qu'on puisse faire à l'éducation
contemporaine. Ses moyens ne sont pas mauvais. Au
contraire, ils sont généralement meilleurs que ceux de
l'ancienne pédagogie. Le malheur est justement qu'ils sont
si bons que nous perdons de vue la fin. D'où la faiblesse
surprenante de l'éducation actuelle, faiblesse qui procède
de notre attachement à la perfection même de nos moyens
et méthodes d'éducation et de notre impuissance à plier
à leur fin ces moyens et ces méthodes. L'enfant est si bien
testé et observé, ses besoins sont si bien détaillés, sa psycho-
logie si clairement découpée, les méthodes pour lui rendre
partout tout facile si perfectionnées, que la fin de toutes
772 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

ces améliorations si appréciables court le risque d'être


oubliée ou méconnue. De même la médecine moderne est
souvent mise en échec par l'excellence même de ses moyens :
par exemple quand un docteur examine si parfaitement et
si soigneusement dans son laboratoire les réactions de son
malade qu'il perd de vue la guérison; pendant ce temps
le malade peut mourir, pour avoir été trop bien soigné,
ou plutôt analysé. Le perfectionnement scientifique des
moyens et des méthodes pédagogiques est en lui-même un
progrès évident. Mais plus il prend d'importance, plus il
exige un renforcement parallèle de la sagesse pratique et
de la poussée dynamique vers le but à atteindre.

Seconde erreur: idées fausses concernant h f;:n

3. La seconde erreur générale ne consiste pas en un oubli


de la finalité, mais en des idées fausses ou incomplètes
concernant la nature même de la fin. La tâche de l'éduca-
tion est à la fois plus grande, plus mystérieuse et, en un
sens, plus humble que beaucoup ne l'imaginent. Si le but
de l'éducation est d'aider et de guider l'enfant vers son
accomplissement humain, l'éducation ne peut échapper aux
problèmes et aux difficultés de la philosophie, car elle sup-
pose par sa nature même une philosophie de l'homme, et dès
l'abord elle est obligée de répondre à la question : <<qu'est-ce
que l'homme? que pose le sphinx de la philosophie.

L'idée ~cientiJ;:~ue
et l'idée philosophico-religieuse
de l'homme

4. J'aimerais observer ici que, à parler clair, il y a seule-


ment deux classes ou catégories de notions concernant
l'homme qu'on peut regarder comme «honnêtes» ou
((loyales», à savoir : l'idée purement scientifique et l'idée
philosophico-religieuse de l'homme. Selon son type métho-
dologique authentique, l'idée scientifique de l'homme,
comme toute idée refondue par la science strictement expé-
rimentale, se débarrasse autant que faire se peut de tout
contenu ontologique, de telle sorte qu'elle puisse être entiè-
rement vérifiable dans l'expérience sensorielle. Sur ce point
les néo-positivistes de l'école de Vienne ont tout à fait rai-
son. L'idée purement scientifique de l'homme tend seule-
ment à lier ensemble les données mesurables et observables
prises comme telles, et est résolue dès le principe à ne pas
considérer des choses telles que l'être ou l'essence, et à ne
pas répondre à des questions telles que: Y a-t-il une âme
ou non ? L'esprit existe-t-il ou n'y a-t-il que la matière ?
Faut-il croire à la liberté ou au déterminisme ? A la fina-
lité ou au hasard ? Aux valeurs ou aux simples faits ? - car
de telles questions dépassent le domaine de la science. L'idée
purement scientifique de l'homme est et doit être une idée
phénoménalisée, sans référence à l'ultime réalité.
L'idée philosophico-religieuse de l'homme, au contraire,
est une idée ontologique. Elle n'est pas entièrement véri-
fiable dans l'expérience des sens, bien qu'elle possède des
critères et des preuves qui lui sont propres; et elle porte
sur les caractères essentiels et intrinsèques (quoique ni
visibles, ni tangibles) et sur la densité intelligible de cet
être qui a nom: l'homme.
O r , il est évident que l'idée purement scientifique de
l'homme peut nous fournir des informations inestimables
et toujours renouvelées en ce qui concerne les moyens et
les instruments de l'éducation, mais elle ne peut fournir
elle-même ni les premiers fondements ni les directions
primordiales de l'éducation, car l'éducation a besoin de
connaître d'abord et primordialement ce que l'homme est,
quelle est la nature de l'homme et quelle échelle de valeurs
elle implique essentiellement ; et l'idée purement scienti-
fique de l'homme, parce qu'elle ignore «l'être comme tel»,
ne connaît pas de telles choses, mais seulement ce qui
émerge de l'être humain dans le domaine de l'observa-
tion sensorielle et de la mesure. Les jeunes Pierre, Paul ou
Jacques, qui sont les sujets de l'éducation, ne sont pas seu-
lement un ensemble de phénomènes physiques, biologiques
et psychologiques dont la connaissance est d'ailleurs requise
et de tous points nécessaire; ce sont des enfants d'homme,
ce nom d'«homme» désignant, pour le sens commun des
parents, des éducateurs et de la société, le même mystère
ontologique qu'il représente pour la connaissance ration-
nelle des philosophes et des théologiens.

5. Il nous faut remarquer ici que si nous essayions de


fonder l'éducation et de mener à bien son œuvre sur la seule
base de l'idée scientifique de l'homme, nous ne pourrions
que déformer et fausser cette idée même : car nous serions
bien obligés, en fait, de poser la question de la nature et de la
destinée de l'homme, et il nous faudrait presser la seule idée
à notre disposition, à savoir l'idée scientifique, pour obtenir
une réponse à notre question; et nous essayerions alors,
contrairement à la structure typique de cette idée, de tirer
d'elle une espèce de métaphysique. Le résultat, du point
de vue logique, serait une métaphysique bâtarde déguisée
en science et dépourvue de toute lumière réellement philoso-
phique ; et du point de vue pratique, un refus ou une concep-
tion erronée de ces réalités et de ces valeurs elles-mêmes
sans lesquelles l'éducation perd toute signification humaine
ou devient le dressage d'un animal au profit de 1'Etat.
Il reste ainsi que l'idée complète, l'idée intégrale de
l'homme qui est prérequise à l'éducation ne peut être
qu'une idée philosophique et religieuse de l'homme. Je dis
philosophique, parce que cette idée a pour objet la nature
ou l'essence de l'homme; je dis religieuse, à cause de l'état
existentiel de la nature humaine par rapport à Dieu et à
cause des dons spéciaux, des épreuves et de la vocation
impliqués par cet état.

L'idée chrétienne de l'homme

6. L'idée philosophique et religieuse de l'homme peut


i prendre nombre de formes. Quand j'affirme que l'éduca-
tion de l'homme, si on veut qu'elle soit solidement et com-
plètement fondée, doit être basée sur l'idée chrétienne de
l'homme, c'est parce que je pense que cette idée est la vraie
idée de l'homme, et non parce que je vois que notre civili-
sation est de fait pénétrée par cette idée. Cependant il reste
malgré tout qu'en fait l'homme de notre civilisation est
l'homme chrétien, plus ou moins laïcisé. C'est pourquoi
nous pouvons proposer cette idée comme base commune
et supposer qu'elle est de nature à recevoir le consente-
ment de la conscience commune de nos pays de civilisa-
tion occidentale, à l'exception des esprits qui adhèrent à
des conceptions radicalement contraires, telles que la
métaphysique matérialiste, le positivisme, ou l'existentia-
lisme athée (je ne parle pas ici des idéologies totalitaires
ou racistes, qui n'appartiennent point au monde civilisé).
Cette sorte de consentement commun est tout ce qu'on
peut attendre pour une doctrine quelle qu'elle soit de phi-
losophie morale, car aucune ne peut prétendre en fait obte-
nir l'assentiment complet et universel de tous les esprits,
- non pas à cause d'une faiblesse quelconque inhérente
aux preuves objectives de la raison, mais à cause de la fai-
blesse inhérente à l'esprit humain.
Il existe du reste à vrai dire entre les diverses grandes
:doctrines métaphysiques, si elles reconnaissent la dignité
i de l'esprit, et entre les différentes formes des croyances chré-
+ tiennes et même des croyances religieuses en général, si
2
elles reconnaissent la destinée divine de l'homme, une com-
munauté d'analogie en ce qui concerne les attitudes pra-
tiques et le domaine de l'action, qui rend possible une
authentique coopération humaine. Dans une civilisation
judéo-gréco-chrétienne comme la nôtre, cette communauté
d'analogie, qui s'étend des formes de pensée religieuses les
plus orthodoxes aux formes de pensée simplement huma-
nistes, rend possible à une philosophie chrétienne de l'édu-
cation, si elle est bien établie et rationnellement développée,
de jouer un rôle inspirateur dans le concert, même à l'égard
de ceux qui ne partagent pas la croyance de ses partisans.
Notons en passant que le mot concert que je viens d'employer
semble plutôt un euphémisme en regard de nos ephiloso-
phies modernes de l'éducation l ) , dont les voix sont des
plus discordantes.
A notre question: ((qu'est-ce que l'homme ? »,nous pou-
vons donc donner en réponse l'idée grecque, juive et chré-
tienne de l'homme : l'homme est un animal doué de raison
dont la suprême dignité est dans l'intelligence; et l'homme
est un individu libre en relation personnelle avec Dieu, dont
la suprême <<justice),ou droiture est d'obéir volontaire-
ment à la loi de Dieu; et l'homme est une créature péche-
resse et blessée appelée à la vie divine et à la liberté de la
grâce, et dont la perfection suprême consiste dans l'amour.

La personne humaine

7. D u seul point de vue philosophique, la notion prin-


cipale sur laquelle nous devons insister ici est celle de la
personne humaine. L'homme est une personne, qui se tient

1. Cf. John S. BRUBACHER,


Modern Phtlosophres dEdncatton, New
York et Londres, 1939.
elle-même en main par son intelligence et par sa volonté.
Il n'existe pas simplement en tant qu'être physique. Il a
en lui une existence plus riche et plus noble, la surexis-
tence spirituelle propre à la connaissance et à l'amour. 11
est ainsi, d'une certaine manière, un tout, et non pas seu-
lement une partie; il est un univers à lui-même, un micro-
cosme en lequel le grand univers tout entier peut être
enveloppé par la connaissance. Et par l'amour il peut se
donner librement à des êtres qui sont pour lui comme
d'autres lui-même. De cette sorte-là de relations il n'existe
aucun équivalent dans le monde physique.
Si nous recherchons la racine première de tout cela, nous
sommes amenés à reconnaître la pleine réalité philosophique
de cette idée de l'âme, aux connotations si multiples, qu'un
Aristote décrivait comme le premier principe de la vie dans
tout organisme et voyait douée dans l'homme d'un intel-
lect supra-matériel, et que le christianisme a révélée comme
le lieu d'habitation de Dieu et comme faite pour la vie
éternelle. Dans la chair et les os de l'homme, il existe une
âme qui est un esprit et qui vaut plus que l'univers phy-
sique tout entier. Si dépendante qu'elle soit des moindres
accidents de la matière, la personne humaine existe en vertu
de l'existence de son âme, qui domine le temps et la mort.
L'esprit est la racine de la personnalité.
La notion de personnalité implique ainsi celle de tota-
lité et celle d'indépendance. Dire qu'un homme est une
personne, c'est dire que, dans la profondeur de son être,
il est plus un tout qu'une partie et plus indépendant que
serf. C'est ce mystère de notre nature que la pensée reli-
gieuse désigne quand elle dit que la personne humaine est
à l'image de Dieu. Une personne possède une dignité abso-
lue parce qu'elle est en relation directe avec le royaume
de l'être, de la vérité, de la bonté, de la beauté, et avec
Dieu; et c'est seulement par là qu'elle peut arriver à son
entier accomplissement. Sa patrie spirituelle consiste dans

1
778 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

l'ordre entier des choses qui ont une valeur absolue, et qui
reflétant en quelque manière un absolu divin supérieur au
monde, ont en elles la capacité d'attirer vers cet absolu.

Personnalité et individualité

8. Nous devons maintenant remarquer que la person-


nalité n'est qu'un des aspects, ou l'un des pôles de l'être
humain. L'autre pôle est - pour employer le langage aris-
totélicien - l'individualité, dont la racine première est la
matière. Ce même homme, ce même homme tout entier,
qui est, en un sens, une personne ou un tout que son âme
spirituelle rend indépendant, est aussi, en un autre sens,
un individu matériel, un fragment d'une espèce, une par-
celle de l'univers physique, un simple point dans l'immense
réseau de forces et d'influences (d'ordre cosmique, ethnique,
historique, etc.) aux lois desquelles il est soumis. Son huma-
nité même est l'humanité d'un animal, qui vit par les sens
et l'instinct aussi bien que par la raison. Nous rencontrons
ici la distinction classique entre le moi et le soi, sur laquelle
les philosophies hindoue et chrétienne ont toutes deux
insisté, bien qu'avec des connotations très différentes. Je
reviendrai plus tard à cette idée.
Ce que je voudrais faire observer maintenant, c'est
qu'une sorte de dressage animal ayant affaire aux habitudes
psychophysiques, aux réflexes conditionnels, à la mémo-
risation sensorielle, etc., a incontestablement sa place dans
l'éducation ; ce dressage se rapporte à l'individualité maté-
rielle, ou à ce qui n'est pas spécifiquement humain dans
l'homme. Mais l'éducation n'est pas un élevage animal.
L'éducation de l'homme est un éveil humain.
Ainsi donc ce qui est de la plus grande importance pour
les éducateurs eux-mêmes, c'est d'avoir le respect de l'âme
comme du corps de l'enfant, le sens de ses ressources
internes et des profondeurs de son essence, et une sorte
d'attention aimante et sacrée à son identité mystérieuse,
I
qui est une chose cachée qu'aucune technique ne peut
Ei atteindre. Ce qui compte le plus dans l'entreprise éduca-
tionnelle est un appel ~ e r ~ é t u àe ll'intelligence et à la
volonté libre de l'enfant. U n tel appel, convenablement
proportionné à l'âge et aux circonstances, peut et doit com-
mencer dès les premières étapes de l'éducation. Chaque
champ d'enseignement, chaque activité scolaire - la cul-
ture physique aussi bien que les leçons de lecture élémen-
taire ou les rudiments de l'étiquette enfantine et de la bonne
tenue - peut recevoir un perfectionnement intrinsèque
et dépasser sa valeur pratique immédiate si on l'humanise
de cette manière par l'intelligence. Rien ne devrait être
exigé de l'enfant sans qu'on le lui explique en même temps,
et qu'on s'assure qu'il a compris.

2. Finalités de l'éducation

9. Nous pouvons à présent définir d'une façon plus précise


l'objet de l'éducation. C'est de guider l'homme dans le déve-
loppement dynamique au cours duquel il se forme en tant
que personne humaine, - pourvue des armes de la connais-
sance, de la force de jugement, et des vertus morales, -
tandis que, en même temps, lui parvient l'héritage spiri-
tuel de la nation et de la civilisation auxquelles il appar-
tient, et que se trouve ainsi conservé le patrimoine séculaire
des générations. L'aspect utilitaire de l'éducation, - selon
qu'elle met l'enfant en état d'exercer plus tard un métier
et de gagner sa vie, ne doit certes pas être dédaigné, car
les enfants d'homme ne sont pas faits pour une vie de loi-
sirs aristocratiques. Mais le meilleur moyen d'obtenir ce
résultat pratique est de développer les capacités humaines
780 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

dans leur ampleur. Et les études spécialisées qui pourront


être requises ultérieurement ne devront jamais mettre en
péril le but essentiel de l'éducation.
Maintenant pour acquérir une idée plus complète du but
de l'éducation il est nécessaire de considérer de plus près
la personne humaine et ses profondes aspirations naturelles.

La conquête de la liberté intérieure

10. Les principales aspirations de la personne sont des


aspirations à la liberté, - je ne parle pas de cette liberté
qu'est le libre arbitre et qui est un don de la nature en
chacun de nous, je parle de cette liberté qui est spontanéité,
expansion, ou autonomie, et que nous devons conquérir
par un constant effort et un continuel combat. Et quelle
est la forme la plus essentielle d'un tel désir ? C'est le désir
de la liberté intérieure et spirituelle. En ce sens la philoso-
phie grecque, Aristote en particulier, voyait en l'indépen-
dance que l'homme acquiert par l'intelligence et la sagesse,
la perfection de l'être humain. Et 1'Evangile devait élever
la perfection humaine à un niveau supérieur - un niveau
vraiment divin - en affirmant qu'elle consiste en la per-
fection de l'amour, et, comme dit saint Paul, en la liberté
de ceux qui sont mus par l'Esprit divin. De toute manière,
c'est par les activités que les philosophes appellent «imma-
nentes)), - parce qu'elles s'achèvent pour le parfaire en
le sujet lui-même qui les exerce et parce qu'elles sont au-
dedans de lui de suprêmes activités d'accomplissement et
de surabondance internes, - que la pleine liberté d'indé-
pendance se conquiert. Ainsi le premier but de l'éduca-
tion est la conquête de la liberté intérieure et spirituelle
à atteindre par la personne individuelle, ou, en d'autres
termes, la libération de celle-ci par la connaissance et la
sagesse, la bonne volonté, et l'amour.
1 LES FINS DE L'ÉDUCATION 781

Il nous faut ici remarquer que la liberté dont nous par-


lons n'est pas un simple déploiement de potentialités sans
aucun objet à saisir, ni un simple mouvement pour l'amour
du mouvement, sans but ou objectif à atteindre. Ce serait
un pur non-sens de proposer à l'homme un tel mouve-
ment comme constituant sa gloire. U n mouvement sans
objet n'est qu'une course en rond qui ne mène nulle part.
En fait l'objet ne sera jamais saisi ici-bas que d'une façon
imparfaite et partielle, et en ce sens le mouvement doit
en vérité se poursuivre sans fin. Néanmoins, le but aura
été atteint en quelque manière, si partiellement que ce soit.
Ajoutons que les activités spirituelles de l'être humain sont
des activités intentionnelles, elles tendent par nature vers un
objet, vers une fin objective qui les mesurera et les réglera,
non pas matériellement et pour leur imposer servitude, mais
spirituellement et pour les libérer, car l'objet de connais-
sance ou d'amour est intériorisé par l'activité elle-même
de l'intelligence et de la volonté et devient au-dedans d'elles
le feu même de leur parfaite spontanéité. La vérité, qui
ne dépend pas de nous mais de ce qui est, - la vérité n'est
pas un ensemble de formules toutes faites destinées à être
passivement enregistrées de telle manière que l'esprit soit
fermé et enfermé par elles. La vérité est un domaine
infini - aussi infini que l'être - dont la plénitude dépasse
infiniment la puissance de notre perception, et dont chaque
fragment doit être saisi par une activité intérieure vitale
et purifiée. Cette conquête de l'être, cette saisie progres-
sive de vérités nouvelles, ou la compréhension progressive
de la signification toujours croissante et toujours renou-
velée des vérités déjà atteintes, ouvre et élargit notre esprit
et notre vie et les situe réellement dans la liberté et dans
l'autonomie. Et, parlant de la volonté et de l'amour plu-
tôt que de la connaissance, je dirai que personne n'est plus
libre, ni plus indépendant, que celui qui se donne lui-même
pour une cause ou pour un être digne de ce don.
Troisième erreur: le pragmatisme

11. Nous voyons ici à quel point la surestimation prag-


matique de l'action est inappropriée à l'œuvre éducative :
le pragmatisme est la troisième erreur que nous rencon-
trons sur notre chemin. Insister sur l'importance de l'action,
de la «praxis», est certes une excellente chose à plus d'un
égard, car la vie est action. Mais l'action et la praxis tendent
à un but, à une fin déterminante sans laquelle elles perdent
leur direction et leur vitalité. Et la vie existe, elle aussi,
pour un but qui la rend digne d'être vécue. La contem-
plation, et l'achèvement parfait de soi-même, dans lesquels
l'existence humaine aspire à fleurir, échappent à l'horizon
de l'esprit pragmatique.
C'est une méprise infortunée de définir la pensée humaine
comme un organe de réponse aux stimulations et situa-
tions actuelles du milieu, c'est-à-dire de la définir en termes
de connaissance et de réaction animales, car une telle défi-
nition s'applique exactement à la façon de penser propre
aux animaux dépourvus de raison. Tout au contraire, c'est
parce que toute idée humaine - pour avoir un sens - doit
atteindre en quelque manière (fût-ce dans les symboles d'une
interprétation mathématique des phénomènes) ce que les
choses sont ou ce en quoi elles consistent; c'est parce que
la pensée humaine est un instrument ou plutôt une éner-
gie vitale de connaissance ou d'intuition spirituelle; c'est
parce que l'activité pensante commence, non seulement avec
des difficultés mais avec des vues (insights) ou aperceptions,
et s'achève en des vues qui sont constituées vraies par la
démonstration rationnelle ou par la vérification expérimen-
tale, et non par la sanction pragmatique, que la pensée
humaine est capable d'éclairer l'expérience, de réaliser des
désirs qui sont humains parce qu'ils sont enracinés dans
le désir primordial du bien sans limites, et de dominer,
contrôler et refaçonner le monde. Au commencement de
l'action humaine, en tant qu'humaine, il y a la vérité, sai-
sie (ou qu'on croit saisir) pour elle-même, la vérité pour
l'amour de la vérité. Sans foi en la vérité il n'y a pas d'effi-
cacité humaine. Telle est, à mon sens, la critique princi-
pale qui doit être faite à la théorie pragmatiste et «instru-
mentaliste de la connaissance.
))

12. Dans le champ de l'éducation, cette théorie prag-


matiste de la connaissance, passant de la philosophie à la
pédagogie, ne peut guère produire dans les jeunes esprits
autre chose qu'un scepticisme scolaire équipé des meilleures
techniques de culture mentale et des meilleures méthodes
scientifiques, qui serviront, en dépit de la nature et contre
la pente elle-même de l'intelligence, à engendrer la méfiance
à l'égard de l'idée même de vérité et de sagesse et à faire
abandonner tout espoir d'atteindre une unité dynamique
intérieure 2.
Au surplus, à force d'insister sur le fait que pour apprendre
les mathématiques à Pierre, il est plus important de connaître
Pierre que de savoir les mathématiques - ce qui est assez
vrai en un sens - le maître réussira si parfaitement à
connaître Pierre que Pierre ne réussira jamais à savoir les
mathématiques. La pédagogie moderne a fait des progrès
inestimables en insistant sur la nécessité d'analyser soigneu-
sement et de ne jamais perdre de vue le sujet humain.
L'erreur se produit quand l'objet à enseigner et la primauté
de l'objet sont oubliés et quand le culte des moyens, - non

2. Les ~ q u a t r ecultes», - scepticisme, présentisme, scientisme, anti-


intellectualisme, - énumérés par R. HUTCHINS (Educationfor Freedom,
Louisiana State University Press, 1943, p. 35-36) ne sont que des consé-
quences et des manifestations de la domination du pragmatisme sur
l'éducation contemporaine.
784 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

pour la fin, mais sans la fin, - débouche dans une espèce


d'adoration psychologique du sujet.

Les potentialités sociales de la personne

13. J'ai parlé de l'aspiration de la personne humaine à


la liberté, et avant tout à la liberté intérieure et spirituelle.
La seconde forme essentielle de ce désir est le désir de la
liberté extérieurement manifestée, et cette liberté est liée
à la vie sociale et touche aux racines de celle-ci. Car la société
est «naturelle» à l'homme en un sens qui ne se rapporte
pas seulement à sa nature animale ou instinctive, mais à
sa nature humaine, c'est-à-dire à la raison et à la liberté.
Si l'homme est un animal naturellement politique, cela
signifie que la société, exigée par la nature, s'accomplit
par le libre consentement, et que la personne humaine
demande les communications de la vie sociale en raison de
l'ouverture et de la générosité propres à l'intelligence et
à l'amour, comme en raison des besoins d'un individu qui
naît dépourvu de tout. C'est ainsi que la vie sociale tend
à émanciper l'homme des servitudes de la nature matérielle.
Elle subordonne l'individu au bien commun, mais en telle
sorte que le bien commun se reverse sur les personnes indi-
viduelles, et que celles-cijouissent de cette liberté d'expan-
sion ou d'indépendance qu'assurent les garanties écono-
miques du travail et de la propriété, les droits politiques,
les vertus civiques et la culture de l'esprit.
Il est donc évident que l'éducation de l'homme doit avoir
souci du groupe social et préparer l'enfant à y jouer son
rôle. Former l'homme à mener une vie normale, utile et
dévouée dans la communauté, autrement dit guider le déve-
loppement de la personne humaine dans la sphère sociale
en éveillant et en affermissant le sens de sa liberté comme
celui de ses obligations et de ses responsabilités, est un but
essentiel de l'éducation. Mais ce n'est pas le premier, c'est
le second de ses buts essentiels. La fin première de l'édu-
, cation concerne la personne humaine dans sa vie person-
nelle et son progrès spirituel, non dans ses relations avec
le milieu social. De plus, en ce qui concerne le but second
i lui-même dont je parle, nous ne devons jamais oublier que
la liberté personnelle elle-même est au cœur de la vie sociale,
et qu'une société humaine est en vérité un ensemble de
libertés humaines qui acceptent l'obéissance et le sacrifice
et une loi commune pour le bien commun, de manière
à rendre ces libertés personnelles capables d'atteindre en
chacun un accomplissement vraiment humain. L'homme
et le groupe sont mêlés l'un à l'autre et ils se dépassent
l'un l'autre à des points de vue différents. L'homme se
trouve lui-même en se subordonnant au groupe, et le
groupe n'atteint son but qu'en servant l'homme et en com-
prenant que l'homme a des secrets et une vocation que
le groupe ne contient pas.

Quatrième erreur: le sociologisme

14. Apparentée à la précédente, une quatrième erreur


se présente ici; c'est celle qui demande au conditionne-
ment social la règle suprême et l'unique étalon de l'éduca-
tion. L'essence de l'éducation ne consiste pas en effet à
adapter un futur citoyen aux conditions et interactions de
la vie sociale, mais d'abord àfaire un homme, - et prépa-
rer par cela même un citoyen. Opposer l'éducation pour
la personne et l'éducation pour la communauté n'est pas
seulement vain et superficiel; en vérité l'éducation pour
la communauté implique elle-même et requiert avant tout
l'éducation pour la personne, et en retour celle-ci est pra-
tiquement impossible sans celle-là, car on ne forme un
homme qu'au sein d'une vie de communauté où com-
786 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

mencent déjà de s'éveiller l'intelligence civique et les ver-


tus sociales.
Il faut reprocher aux anciennes méthodes pédagogiques
leur individualisme abstrait et livresque. Avoir donné à
l'éducation un sens plus profond de l'expérience, l'avoir
rendue plus proche de la vie concrète, et pénétrée dès le
début de préoccupations sociales, est un progrès dont l'édu-
cation moderne est fière à juste titre. Cependant afin de
parvenir pleinement à son but cette réforme nécessaire doit
comprendre aussi que pour faire un bon citoyen et un
homme civilisé, ce qui importe avant tout c'est le centre
intérieur, la source vivante de la conscience personnelle où
prennent naissance à la fois l'idéalisme et la générosité, le
sens de la loi et le sens de l'amitié, le respect d'autrui, et
en même temps une indépendance fermement enracinée à
l'égard de l'opinion commune. Il nous faut également com-
prendre que sans la vision par l'idée, sans le pouvoir abs-
tractif et la lumière de l'intelligence, les expériences les
plus frappantes ne sont d'aucune utilité pour l'homme,
pas plus que de belles couleurs dans l'obscurité; et que le
meilleur moyen de n'être pas livresque est d'éviter comme
la peste les manuels et les text-books, même les manuels de
connaissance expérimentale, mais de lire les livres, je dis
de les lire avec passion et avidité; il nous faut comprendre
enfin d'une manière plus générale que la recherche de la
vie concrète devient un leurre si elle disperse l'attention
de l'homme ou de l'enfant parmi les futilités «pratiques»,
les recettes psycho-techniques, et l'infinité des activités uti-
litaires, au mépris de la vie concrète authentique de l'intel-
ligence et de l'âme. Le sens de la réalité concrète est émoussé
par l'utilitarisme; il se développe et fleurit par le moyen
de ces activités dont la vie humaine a d'autant plus besoin
qu'elles ne sont au service d'aucune utilité pratique, parce
qu'elles sont en elles-mêmes liberté, fruit et joie. Malheu-
reux l'adolescent qui ne connaît pas les plaisirs de l'esprit
1 LES FINS DE L'ÉDUCATION 787

et n'est pas exalté par la joie de connaître et la joie de la


beauté, par l'enthousiasme des idées, et par l'expérience
vivifiante des premières amours, délices et exultations de
luxe de la sagesse et de la poésie. La fatigue et l'ennui des
affaires humaines viendront assez vite en vérité ; être chargé
de leur souci est le métier de l'adulte.

15. Pour discuter la question d'une façon plus précise


je voudrais faire les remarques suivantes ; la conception qui
fait de l'éducation elle-même une expérience constamment
renouvelée, partant des premières difficultés quelconques
qui se présentent à l'esprit de l'élève et qu'il se propose
de résoudre, et se développant dans un sens ou dans l'autre
conformément à la façon dont son activité à se débrouiller
dans les problèmes réussit à l'égard de ces premiers objec-
tifs, puis des nouveaux objectifs qu'il se propose et qui
surgissent de son expérience élargie dans telle ou telle direc-
tion imprévue, cette conception pragmatique de l'éduca-
tion a ses mérites en ce qui regarde la nécessité d'adapter
les méthodes pédagogiques aux intérêts de l'enfant. Mais
où sont les critères pour juger les objectifs et les valeurs
qui successivement se font jour ainsi dans l'esprit de
l'enfant ? Si l'éducateur lui-même ne se propose pas de but
général, ni de valeurs finales auxquelles tout ce processus
se trouve référé ; si l'éducation elle-même doit croître «dans
n'importe quelle direction où l'émergence de quelque nou-
velle ligne d'avenir possible rend l'avance le plus immé-
diatement réalisable^^; en d'autres termes, si la théorie
pragmatiste exige une perpétuelle reconstruction expéri-
mentale des fins de l'éducateur lui-même (et pas seulement
de l'expérience de l'élève), alors elle enseigne des recettes

op. cit., p. 329.


3. BRUBACHER,
788 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

pédagogiques mais fait évanouir tout art réel de l'éduca-


tion : car une éducation qui n'a aucun but pour son propre
compte et qui ne tend qu'à croître elle-même «sans autre
fin qu'une nouvelle croi~sance))~ n'est pas plus un art
qu'un art de l'architecture qui n'aurait aucune idée de ce
qu'il faut bâtir et tendrait seulement à faire grandir sa cons-
truction dans n'importe quelle direction là où il est possi-
ble d'amener de nouveaux matériaux. Dans la nature
elle-même, la croissance biologique n'est pas autre chose
qu'un procès morphologique, c'est-à-dire l'acquisition pro-
gressive d'une forme déterminée. Finalement la théorie
pragmatiste ne peut que subordonner et asservir l'éduca-
tion aux tendances qui ont chance de se développer au sein
de la vie collective de la société, car en dernière analyse
les buts qui surgissent successivement dans une telle
«reconstruction des fins» ne seront déterminés que par les
facteurs précaires du milieu à contrôler et par les valeurs
rendues à chaque moment prédominantes par les condi-
tions et les tendances sociales données, ou par 1'Etat.
L'élément de vérité qu'il faut retenir de la conception
que je viens de discuter, c'est le fait que le but final de
l'éducation - l'accomplissement de l'homme en tant que
personne humaine - est infiniment plus élevé et plus large
que le but de l'art architectural, ou même de l'art médi-
cal, car il a trait à la liberté même de l'esprit, dont les pos-
sibilités illimitées ne peuvent être amenées à une stature
pleinement humaine que par un constant renouveau créa-
teur. Par suite, la spontanéité vitale de celui qui est édu-
qué, comme l'élargissement constant de son expérience,
jouent un rôle majeur dans le progrès vers le but final;
et le besoin d'une adaptation incessamment renouvelée des
méthodes, des moyens et des voies d'approche est beau-
coup plus grand encore dans l'art de l'éducation que dans
aucun art ayant seulement affaire à quelque œuvre maté-
rielle à conduire à bonne fin.

Cinquième erreur: l'intellectualisme

16. En ce qui concerne les facultés de l'âme humaine


je voudrais maintenant signaler aussi brièvement que pos-
sible deux autres erreurs qui s'opposent mutuellement et
qui viennent toutes deux d'une vue partielle et outrée;
l'intellectualisme est la cinquième erreur dans notre liste ;
l'autre est le volontarisme.
L'intellectualisme revêt deux formes principales : une cer-
taine forme d'intellectualisme cherche les suprêmes accom-
plissements de l'éducation dans la pure habileté dialectique
ou rhétorique, - tel était le cas de la pédagogie classique,
en particulier à l'époque «bourgeoise», où l'éducation res-
tait un privilège des classes privilégiées.
Une seconde forme d'intellectualisme, moderne celle-
ci, abandonne les valeurs universelles et insiste sur les fonc-
tions pratiques et ouvrières de l'intelligence. Elle cherche
les suprêmes accomplissements de l'éducation dans la spé-
cialisation scientifique et technique. Et certes la spécialisa-
tion est rendue de plus en plus nécessaire par l'organisation
technique de la vie moderne, cependant elle devrait être
compensée, surtout pendant les années de jeunesse, par une
formation générale d'autant plus vigoureuse. Si nous nous
rappelons que l'animal est un spécialiste, et un spécialiste
parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une
certaine tâche particulière à exécuter, nous devrons conclure
qu'un programme d'éducation qui ne viserait qu'à former
des spécialistes toujours plus parfaits en des domaines tou-
jours plus spécialisés, et incapables de porter un jugement
sur n'importe quelle matière située au-delà du champ de
790 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

leur compétence spécialisée, conduirait à vrai dire à une


animalisation progressive de l'esprit et de la vie humaine.
Finalement, de même que la vie des abeilles consiste à pro-
duire du miel, de même la vie réelle de l'homme consiste-
rait à produire, chacun bien furé dans son alvéole, des valeurs
économiques et des découvertes scientifiques, tandis que
quelque chétif plaisir ou quelque divertissement social occu-
perait ses heures de loisir, et qu'un vague sentiment reli-
gieux, sans nul contenu de pensée et de réalité, rendrait
l'existence un petit peu moins plate, peut-être un peu plus
dramatique et un peu plus stimulante, comme dans un heu-
reux rêve. Le culte accablant de la spécialisation déshuma-
nise la vie humaine.
Heureusement, nulle part dans le monde, aucun système
d'éducation ne s'est-il encore établi sur cette unique base.
Mais il existe partout une tendance vers une telle concep-
tion de l'éducation, en conséquence d'une philosophie maté-
rialiste de la vie plus ou moins consciemment acceptée. Cela
même représente un grand péril pour les démocraties, parce
que l'idéal démocratique exige plus qu'aucun autre la foi
en les énergies spirituelles et le développement de ces éner-
gies, dont le domaine s'élève très au-dessus de toute spé-
cialisation, et parce qu'une complète division de l'esprit
humain et des activités humaines en compartiments spé-
cialisés rendrait impossible tout «gouvernement du peuple
par le peuple et pour le peuplen. Comment l'homme ordi-
naire, le common man, pourrait-il être capable de juger du
bien du peuple s'il ne se sentait capable de porter un juge-
ment que dans le champ particulier de sa propre compé-
tence professionnelle? L'activité politique et le jugement
politique deviendraient l'apanage des experts spécialisés dans
ce domaine, - sorte de technocratie d'Etat qui n'ouvre
pas des perspectives particulièrement fortunées pour le bien
du peuple ni pour la liberté. Quant à l'éducation, - com-
plétée par les règles impératives de quelque système d'orien-
tation professionnelle, - elle deviendrait le processus de
différenciation des abeilles dans la ruche humaine. En réa-
lité la conception démocratique de la vie demande primor-
dialement une éducation libérale pour tous et un dévelop-
pement humaniste général dans l'ensemble de la société.
Même en ce qui concerne le succès des activités industrielles,
l'ingéniosité naturelle de l'homme fortifiée par une édu-
cation qui libère et élargit l'esprit, est de plus grande impor-
tance que la spécialisation technique, car de ces libres
ressources de l'intelligence humaine surgit naturellement
chez les chefs d'entreprise et chez les ouvriers le pouvoir
de s'adapter à des circonstances nouvelles et de les maîtriser.

Sixième erreur: le volontarisme

17. Le volontarisme, lui aussi, se présente sous deux


formes principales. En réaction contre la première forme
d'intellectualisme, une tendance «volontariste>>, qui s'est
développée depuis le temps de Schopenhauer, a contribué
à renverser l'ordre interne de la nature humaine en faisant
de l'intelligence une esclave de la volonté, et en faisant
appel à la vertu des forces irrationnelles. Pour autant l'édu-
cation devait se concentrer tout entière soit sur la volonté
à discipliner selon quelque type ou patron national, soit
sur la libre expansion de la nature et des potentialités natu-
relles. Le mérite des formes les meilleures et les plus sages
du volontarisme dans le domaine pédagogique a été de
rappeler l'attention sur l'importance essentielle des fonc-
tions volontaires, méconnues par la pédagogie intellectua-
liste, et sur la primauté de la moralité, de la vertu et de

5. Je pense par exemple à l'œuvre de F.W. Foerster, dont l'influence


a été considérable en plusieurs milieux pédagogiques d'Europe.
792 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

la générosité dans la formation de l'homme. Le principal


en effet est certainement d'être un homme droit avant d'être
un homme instruit. Comme l'écrivait Rabelais, science sans
conscience n'est que ruine de l'âme. Tel était l'idéal, mais
en fait les réalisations pédagogiques du volontarisme ont
été étrangement décevantes, du moins du point de vue du
bien. Du point de vue du mal elles ont connu un plein
succès - je pense ici à l'efficacité dont le dressage, les écoles,
et les organisations de jeunesse du nazisme ont fait preuve
pour ruiner dans les esprits tout sens de la vérité, pour
pervertir la fonction même du langage, pour dévaster mora-
lement la jeunesse, et pour faire de l'inteltigence un simple
organe de l'équipement technique de 1'Etat.
La tendance volontariste en pédagogie se combine très
bien, en effet, avec la culture technique. Nous trouvons
une pareille combinaison, non seulement dans la corrup-
tion totalitariste de l'éducation, mais ailleurs également,
et là avec quelques bonnes intentions. Telle que nous
l'observons dans les pays démocratiques, cette forme par-
ticulière de pédagogie volontariste peut être décrite comme
un effort pour compenser les inconvénients de la seconde
forme d'intellectualisme, - éducation technique spéciali-
sée à outrance, - par ce qu'on appelle éducation de la
volonté, éducation du sentiment, formation du caractère,
etc. Le malheur est que cet effort honorable a donné d'une
façon générale les mêmes résultats décevants que ceux dont
je parlais plus haut 6 . Il est aisé de fausser ou d'avilir un
caractère, difficile de le former. Qu'on enfonce à coups
de marteau tous les clous pédagogiques qu'on voudra dans

6. Le volontarisme ne réussit pas à former et fortifier la volonté,


mais il réussit à déformer et affaiblir l'intellect, par le fait même qu'il
exagère le domaine de la volonté dans la pensée elle-même, de telle
sorte que tout finit par relever de la volonté de croire.
la chaussure, celle-ci n'en sera pas plus confortable pour
autant. Les méthodes qui changent l'école en un hôpital
pour raccommoder et vitaliser les volontés, ou pour suggé-
rer un comportement altruiste ou pour infuser une bonne
conscience civique, peuvent être fort bien conçues et psycho-
logiquement parfaites, elles n'en restent pas moins la plu-
part du temps d'une décourageante inefficacité.
Pour nous, nous pensons que l'intelligence est en elle-
même plus noble que la volonté, parce que son activité
est plus immatérielle et plus universelle. Mais nous pen-
sons aussi que, en ce qui concerne les choses ou les objets
mêmes sur lesquels portent nos activités, il est meilleur de
vouloir et d'aimer le bien que de simplement le connaître.
En outre, c'est par sa volonté, quand elle est bonne, et non
par son intelligence, si parfaite soit-elle, que l'homme est
rendu bon et droit. Cet enveloppement mutuel de l'intel-
ligence et de la volonté se retrouve dans l'éducation prise
au sens le plus large. La complète éducation de l'être humain
doit faire avancer vers leur perfection à la fois l'intelligence
et la volonté, mais la formation de la volonté est assuré-
ment plus importante pour l'homme que la formation de
l'intellect. Et pourtant, tandis que le système pédagogique
des écoles et des universités réussit en général à équiper
assez convenablement l'intelligence de l'homme pour la
connaissance, il semble échouer dans la tâche principale,
celle d'équiper la volonté. Voilà une singulière malchance.

3. Les paradoxes de l'éducation

Septième erreur: tout peut être appris

18. Nous sommes ici en face de certains aspects para-


doxaux de l'éducation. Le principal paradoxe peut se for-
794 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

muler ainsi : ce qui importe le plus dans l'éducation n'est


pas l'affaire de l'éducation, et encore moins de I'enseigne-
ment. D u coup nous mettons le doigt sur une erreur ter-
riblement courante dans le monde moderne - la septième
erreur dans notre liste : celle qui revient à croire que tout
peut être appris. Les sophistes grecs, eux aussi, croyaient que
tout, même la vertu, peut être acquis grâce à l7enseigne-
ment des professeurs et au moyen d'explications scienti-
fiques. 11 n'est pas vrai que tout puisse être appris et que la
jeunesse doive fervemment attendre des collèges et des uni-
versités non seulement des cours de cuisine, d'économie
domestique, de puériculture, de technique publicitaire, d'art
du maquillage et de fabrication des produits de beauté ', de
perfectionnement dans les voies et moyens de gagner de
l'argent, de psychologie appliquée à l'art de bien se marier, et
de science du bonheur en ménage, mais aussi - pourquoi
pas ? - des cours sur les moyens scientifiques d'acquérir un
génie créateur dans les arts ou dans les sciences, ou de conso-
ler ceux qui pleurent, ou de devenir un homme de cœur.
L'enseignement de la morale, en ce qui regarde les bases
intellectuelles de celle-ci, devrait occuper une grande place
dans les programmes de l'école et de l'université. Mais cette
appréciation exacte des cas pratiques que les anciens nom-
maient prudentia, et qui est un pouvoir intérieur et vital
de jugement développé dans l'esprit et appuyé sur une
volonté bien dirigée, ne peut être remplacée par aucune
science apprise, quelle qu'elle soit. Et l'expérience, qui est
un fruit incommunicable de la souffrance et du souvenir,

7. <<J'aiattaqué le 'professionnalisme' (qui fait des universités des


écoles préparatoires à n'importe quel métier), - et l'université de Cali-
fornie a annoncé un cours de 'cosmétologie', - disant : 'La profession
b'expert en produits de beauté est celle qui se répand le plus vite dans cet
Etat'. Robert HUTCHINS,
,) op. lit..
et par laquelle la formation de l'homme est achevée, ne
peut non plus être enseignée dans aucun cours et dans
aucune école. Il y a des cours de philosophie, mais il n'y
a pas de cours de sagesse; la sagesse s'acquiert par l'expé-
rience spirituelle ; et quant à la sagesse pratique, il faut dire
avec Aristote que l'expérience des vieillards est à la fois
aussi indémontrable et aussi éclairante que les premiers prin-
cipes de l'entendement. Y a-t-il au surplus quelque chose
de plus important dans l'éducation de l'homme que ce qui
importe le plus pour l'homme lui-même et pour la vie
humaine? Pour l'homme et pour la vie humaine il n'y a,
à vrai dire, rien de plus grand que l'intuition et l'amour.
Tout amour n'est pas forcément droit, ni toute intuition
bien dirigée ou bien conceptualisée, mais si l'amour ou
l'intuition existe en quelque coin caché, la vie et la flamme
de la vie sont là, et un peu de ciel en promesse. Pourtant
ni l'intuition ni l'amour ne sont matières d'instruction
scientifique et d'enseignement, ils sont don et liberté. Mal-
gré tout cela, l'éducation doit avant tout avoir souci
d'eux8. Je reviendrai sur ce point dans le prochain cha-
pitre pour ce qui concerne l'intuition. Pour ce qui concerne
l'amour, qui est l'âme de la vie morale, le problème tout

8. <<L'éducationdevrait nous enseigner comment être toujours 'ena-


mouré' et ce dont nous devrions être enamourés. Les grands événe-
ments de l'Histoire ont été l'oeuvre des grands amoureux, des saints,
des hommes de science et des artistes ; et le problème de la civilisation
est de donner à chaque homme une chance de devenir un saint, un
homme de science ou un artiste. Mais ce problème ne peut être envi-
sagé, bien moins encore résolu, à moins que les hommes n'aient le
désir d'être des saints, des hommes de science et des artistes; et s'ils
doivent entretenir ce désir d'une façon consciente et continue, alors,
il faut leur enseigner ce que cela signifie que d'être ces trois choses. ,>
Sir Arthur CLUTTON-BROCK, The Ultimate Belief(New York, 1916),
p. 123, cité par John U. NEF,The United States and Civilization, 1942,
p. 625.
796 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

entier de la morale se trouve engagé là, et je ne pourrai


qu'en dire quelques mots le cas échéant.

Sphères éducationnelles et sphères extra-éducationnelles

19. Un autre paradoxe a affaire à ce qu'on peut appeler


les sphères éducationnelles et les sphères extra-éducation-
nelles. Par sphères éducationnelles j'entends ces entités
collectives qui ont toujours été reconnues comme spécia-
lement chargées de faire œuvre d'éducatjon ou dienseigne-
ment: c'est-à-dire la famille, l'école, 1'Etat et l'Eglise. La
chose surprenante ici est que d'une part la famille, qui est
la sphère éducationnelle première et fondamentale, direc-
tement fondée sur la nature, accomplit sa tâche éducative
non sans faire parfois de l'enfant la victime de traumatismes
psychologiques, ou des mauvais exemples, de l'ignorance
ou des préjugés des adultes; et que d'autre part l'école,
dont l'éducation est la fonction spéciale et professionnelle,
accomplit sa tâche éducative non sans faire parfois de la
jeunesse la victime d'un surmenage abrutissant ou d'une
spécialisation désintégrante et chaotique, et non sans qu'il
lui arrive souvent d'éteindre le feu des dons naturels et
de frustrer la soif naturelle de l'intelligence à force de
pseudo-culture. La solution n'est certainement pas de se
débarrasser de la famille et de l'école, mais de tâcher de
les rendre plus conscientes de leur vocation et plus dignes
d'elle, de reconnaître non seulement la nécessité de l'aide
qu'elles se prêtent mutuellement mais aussi l'inévitabilité
d'une tension réciproque entre l'une et l'autre, et de com-
prendre aussi que, dès le début, je dis depuis l'enfance,
la condition de l'homme est d'avoir à souffrir, tout en se
défendant contre eux, des soutiens les plus dignes et les
plus indispensables dont la nature maternelle a pourvu son
existence, et de grandir ainsi à travers et par le conflit, si
1 LES FINS DE L'ÉDUCATION 79 7

seulement l'énergie, l'amour et la bonne volonté animent


son cœur.
Mais ce qui est peut-être le plus paradoxal est le fait que
la sphère extra-éducationnelle - c'est-à-dire le champ tout
entier de l'activité humaine, et notamment la peine et le
labeur quotidiens, les dures expériences de l'amitié et de
l'amour, les coutumes sociales, la loi (qui est un «péda-
gogue» selon saint Paul), la sagesse commune incarnée dans
les traditions collectives, le rayonnement inspirateur de l'art
et de la poésie, l'influence pénétrante des fêtes religieuses
et de la liturgie - toute cette sphère extra-éducationnelle
exerce sur l'homme une action qui est plus importante pour
l'achèvement de son éducation que l'éducation elle-même.
Enfin le facteur souverainement important est un facteur
transcendant : cet appel du héros sur lequel Henri Berg-
son a insisté avec tant de force et qui passe à travers toute
la structure des habitudes sociales et des régulations morales
comme une aspiration vivifiante vers l'amour infini qui
est la source de l'être. Les saints et les martyrs sont les
vrais éducateurs de l'humanité.

L e système pédagogique au regard de la formation


de la volonté et de h dignité de l'intelligence

20. Nous pouvons maintenant revenir à la mutuelle


involution de l'intelligence et de la volonté dont je parlais
plus haut. Il nous faut insister ici sur certains caractères
de l'éducation scolaire et universitaire dont souvent on ne
tient pas suffisamment compte. L'éducation de l'école et
de l'université n'est qu'une partie de l'éducation. Elle se
rapporte seulement aux débuts et à la préparation normale
de l'éducation de l'homme, et aucune illusion n'est plus
nuisible que d'essayer de repousser dans le microcosme de
l'éducation scolaire le procès tout entier de la formation
798 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de l'être humain, comme si le système des écoles et des


universités était une grande usine par la porte d'entrée de
l
laquelle le jeune enfant serait introduit comme une matière
première et dont l'adolescent passerait la porte de sortie
dans l'éclat de ses vingt ans comme un homme heureuse-
ment manufacturé. Notre éducation continue jusqu'à notre
mort. De plus, même dans ce champ préparatoire, l'édu-
cation scolaire elle-même n'a qu'une tâche partielle, et cette
tâche concerne avant tout la connaissance et l'intelligence.
Le domaine de l'enseignement est le domaine de la
vérité, - j'entends de la vérité spéculative et de la vérité
pratique. La seule influence dominatrice à l'école et à l'uni-
versité doit être celle de la vérité, et des réalités intelligibles
dont le pouvoir illuminateur obtient par sa seule vertu,
non par la vertu de l'autorité humaine ou du magister dixit,
l'assentiment d'un «esprit ouvert », disposé à se prononcer
d'une manière ou d'une autre «sur la foi de l'évidence)).
Sans doute «l'esprit ouvert de l'enfant est encore désarmé
))

et incapable de juger ((sur la foi de l'évidence*; l'enfant


doit donc croire son maître. Mais dès le point de départ
le maître doit respecter dans l'enfant la dignité de l'esprit,
faire appel au pouvoir de compréhension de l'enfant et con-
cevoir son propre effort comme devant préparer un esprit
humain à penser par lui-même. Celui qui ne sait pas encore
doit croire un maître, mais seulement afin d'arriver à savoir,
et peut-être rejettera-t-il à ce moment les opinions du
maître ; il le croit à titre provisoire, seulement à cause de
la vérité que le maître est supposé lui transmettre.
Ainsi, c'est principalement par l'intermédiaire de l'intel-
ligence et de la vérité que l'école et l'université peuvent
atteindre les facultés de désir, de volonté et d'amour chez
l'enfant et le jeune homme, et l'aider à gagner le contrôle
de son dynamisme affectif et tendanciel. L'éducation morale
joue un rôle essentiel dans l'éducation de l'école et de l'uni-
versité, et il importe que ce rôle soit de plus en plus forte-
ment accentué. Mais c'est essentiellement et avant tout par
la voie de la connaissance et de l'enseignement que l'éduca-
tion scolaire doit accomplir cette tâche morale, je veux dire
en réussissant, non à exercer et rendre droite la volonté
- ni simplement à éclairer et rendre droite la raison spécu-
lative - mais à éclairer et rendre droite la raison pratique.
L'oubli de cette distinction entre volonté et raison pratique
explique les échecs mentionnés plus haut de la pédagogie
scolaire dans ses tentatives d'a éduquer la volonté ».

21. Maintenant, en ce qui concerne la volonté elle-même


et ce qu'on appelle ((l'éducation de la volonté,, ou la forma-
tion du caractère (disons, avec plus d'exactitude, en ce qui
concerne l'acquisition des vertus morales et de la liberté
intérieure), la tâche spécifique de l'éducation scolaire se
réduit à deux points principaux; en premier lieu le maître
doit être solidement instruit de la psychologie de l'enfant
et y être profondément attentif, moins dans l'ambition de
former la volonté et les sentiments de l'enfant qu'afin d'évi-
ter de les déformer ou de les blesser par les bévues pédago-
giques auxquelles les adultes semblent naturellement inclinés
(ici toutes les recherches de la psychologie moderne peuvent
être d'un grand secours). En second lieu, l'école et la vie
scolaire ont affaire, d'une manière particulièrement impor-
tante, avec ce que je suggère d'appeler la formation «pré-
morale», qui ne concerne pas la moralité proprement dite
mais la préparation et le premier labourage du terrain de
la moralité9. Il reste néanmoins que le principal devoir
dans la sphère éducationnelle de l'école comme dans celle

9. Le système des cités-écoles (city schools) tel qu'il est connu en


Amérique et tel qu'il a été mis à l'essai çà et là en Europe, s'est révélé
particulièrement fécond en vue d'une telle formation pré-rnorak.
800 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de l'État n'est pas de former la volonté et de développer


directement les vertus morales, mais d'éclairer et de forti-
fier la raison; c'est ainsi que l'école exerce une influence
indirecte sur la volonté, en donnant à la raison un sain
équipement de connaissance et en développant sainement
les pouvoirs de pensée.
Ainsi le paradoxe dont j'ai parlé si longuement trouve
une solution: il est bien vrai que ce qui importe le plus
dans la formation de l'homme, c'est-à-dire la droiture de
la volonté et l'acquisition de la liberté intérieure, comme
l'établissement d'une saine relation avec la société, est
l'objectif principal de l'éducation, mais au sens le plus large
de ce mot. A l'égard de l'action directe sur la volonté et
de la formation du caractère, cet objectif dépend principa-
lement de sphères éducationnelles autres que l'école et l'uni-
versité - pour ne rien dire du rôle que joue, en la matière,
la ((sphère extra-éducationnelle*. Au contraire, à l'égard
de l'action indirecte sur la volonté et sur le caractère, l'édu-
cation de l'école et de l'université fournit une base et une
préparation nécessaire pour l'objectif principal en question
en se concentrant sur la connaissance et sur l'intelligence,
non sur la volonté et la formation directe de la moralité,
et en veillant avant tout au développement et à la recti-
tude de la raison spéculative et pratique. L'éducation de
l'école et de l'université a en vérité son propre monde,
qui consiste essentiellement dans la dignité et les richesses
de la connaissance et de l'intelligence, faculté première de
l'être humain. Et de ce monde lui-même cette connais-
sance qui est la sagesse est le suprême but.

Notons aussi les résultats remarquables obtenus par la méthode des


équipes d'élèves responsables chacune de sa propre discipline et de son
activité au travail. Une expérience qui me paraît décisive à cet égard
est celle que l'abbé André Baron a conduite pendant plusieurs années
au séminaire de vocations tardives de Fontgombault.
CHAPITRE II

LE DYNAMISME DE L'ÉDUCATION

Au cours du présent chapitre, je considérerai les moyens


et le dynamisme de l'éducation. Les principaux points à
examiner seront, en premier lieu, les agents ou facteurs
dynamiques à l'ceuvre dans l'éducation, c'est-à-dire la vita-
lité interne de l'esprit de l'élève et l'activité du maître;
en second lieu les dispositions fondamentales à favoriser
chez l'élève; enfin les normes d'éducation fondamentales
auxquelles le maître doit être attentif.

1. Les facteurs dynamiques

L'esprit de l'élève et l'art du maître

1. Dès qu'on entreprend d'examiner la question des fac-


teurs dynamiques de l'éducation, il est naturel de se tour-
ner d'abord, pour régler le débat qu'elle a introduit, vers
la conception platonicienne : que tout l'apprendre est dans
celui qui apprend, non dans celui qui enseigne. Tout lec-
teur du Phédon se rappelle que, selon Platon, la connais-
sance préexiste dès l'origine dans les âmes humaines, qui,
avant de descendre dans le corps, ont contemplé les Idées
Eternelles ; mais quand les âmes sont liées à un corps elles
sont empêchées d'apercevoir librement ces vérités dont elles
802 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

possèdent la connaissance. Dès lors le disciple ne saurait


tenir du maître l'acquisition de la connaissance, le maître
n'ayant pas d'influence causale réelle et n'étant pour le
mieux qu'un agent occasionnel : le maître ne fait qu'éveil-
ler l'attention de l'élève à ce que celui-ci connaît déjà, de
sorte qu'apprendre n'est rien autre que se ressouvenir.
Il y a de grandes vérités dans ces vues outrancières de
Platon. Et l'on ne peut qu'admirer la noblesse et la délica-
tesse de sa manière socratique d'enseigner, qui ennoblit
aussi, et avec tant de générosité, celui qui est enseigné,
- certes ! puisqu'elle le traite comme un ange, endormi
à vrai dire, mais tout de même un ange. Ces vues pédago-
giques ont été à nouveau reprises par beaucoup d'éduca-
teurs modernes, bien que dans des perspectives philoso-
phiques toutes différentes. En réalité, cependant, les choses
ne sont point comme les voyait Platon, lequel, après tout,
lorsque dans ses Lois il a traité de l'éducation du point de
vue politique, devait insister avec un excès si surprenant
sur l'aspect autoritaire de l'éducation. Le maître possède
vraiment une connaissance que l'élève ne possède pas. Il
communique réellement la connaissance à celui qui apprend,
et dont l'âme n'a pas préalablement contemplé les Idées
divines avant d'être unie à son corps; et dont l'intelligence,
avant d'être fécondée par la perception et l'expérience des
sens, n'est qu'une tabula rasa, comme le dit Aristote.
Mais quelle sorte de causalité ou d'action dynamique le
maître exerce-t-il alors? Enseigner est un art; celui qui
enseigne est un artiste. Est-il donc comme un sculpteur,
une sorte de Michel-Ange travaillant puissamment le marbre
ou imposant despotiquement la forme qu'il a conçue à
l'argile passive ? Une telle conception n'était pas rare dans
l'éducation de jadis. C'est une conception brutale et désas-
treuse, contraire à la nature des choses. Car si celui qui
est enseigné n'est pas un ange, il n'est pas non plus une
argile inanimée.
2. C'est plutôt à l'art médical que l'art de l'éducation
devrait être comparé. La médecine a affaire à un être vivant,
à un organisme qui possède une vitalité interne et un
principe interne de santé. Le médecin exerce une causalité
réelle en guérissant son malade, oui, mais d'une façon toute
particulière : je veux dire en imitant les voies de la nature
elle-même dans sa manière d'opérer, et en aidant la nature,
en appliquant un régime et des remèdes appropriés dont
la nature usera elle-même, selon son propre dynamisme
en action vers l'équilibre biologique. En d'autres termes,
la médecine est ars cooperativa naturae, un art ministériel,
un art au service de la nature. Il en est de même pour
l'éducation. Cette vérité a des implications qui vont fort
loin.
Contrairement à ce que croyait Platon, la connaissance
n'existe pas toute faite dans les âmes humaines. Mais le
principe vital et actif de la connaissance se trouve en cha-
cun de nous. Le pouvoir intérieur de vision de l'intelli-
gence, qui naturellement et dès l'abord perçoit dans et par
l'expérience sensorielle les notions premières dont dépend
toute connaissance, est capable par là même de procéder
de ce qu'il connaît déjà à ce qu'il ne connaît pas encore.
Nous en avons un exemple dans un Pascal découvrant, sans
le secours d'aucun professeur et par sa propre ingéniosité,
les trente-deux premières propositions du premier Livre
d'Euclide. Ce principe vital intérieur est ce que l'éduca-
teur doit respecter par-dessus tout; son art consiste à imi-
ter les voies que la nature intellectuelle suit dans ses propres
opérations. C'est ainsi que le maître doit présenter à son
élève, soit des exemples tirés de l'expérience, soit des cons-
tatations particulières que celui-ci peut juger en vertu de
ce qu'il sait déjà et à partir desquelles il s'avancera pour
découvrir de plus larges horizons. Le maître doit, en outre,
fortifier l'esprit de l'élève, en mettant devant ses yeux les
connexions logiques entre les idées, que le pouvoir d'analyse
804 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

et de déduction de l'esprit de l'élève n'est peut-être pas


assez fort pour établir de lui-même.
Tout cela revient au fait que l'activité naturelle de l'esprit
du côté de celui qui apprend, et l'œuvre de direction intel-
lectuelle de la part de celui qui enseigne, constituent toutes
deux les facteurs dynamiques de l'éducation, mais que
l'agent principal, le facteur dynamique primordial ou la
force propulsive première dans l'éducation, est le principe
vital intérieur en celui qui a à être éduqué; le maître ou
l'éducateur est seulement un facteur dynamique second,
- bien qu'authentiquement efficace, - et un agent minis-
tériel.

Éducation à la baguette et éducation progressive

3. Nous autres professeurs et éducateurs, nous pouvons


parfois trouver là une consolation à nos échecs, - en regar-
dant ceux-ci comme dus à la faute de l'agent principal,
du principe intérieur chez l'étudiant, - plutôt qu'à nos
propres déficiences. Et une telle excuse est souvent vala-
ble. Quoi qu'il en soit cependant de cette sorte de soula-
gement pour les éducateurs, les très simples remarques que
je viens d'exposer en paraphrasant Thomas d'Aquin sont,
à mon avis, d'une très grande importance pour la philoso-
phie de l'éducation. Je pense qu'elles éclairent tout le conflit
qui oppose les vieilles méthodes d'éducation à la baguette
et les méthodes progressives d'aujourd'hui qui insistent
sur la liberté et la vitalité naturelle interne de l'enfant, et
se centrent sur elles.
L'éducation à la baguette est positivement une mauvaise
éducation. Si par amour du paradoxe, j'avais quelque chose
à dire à sa décharge, j'observerais seulement qu'elle a pu
produire, en fait, quelques fortes personnalités, parce qu'il
est difficile de tuer le principe interne de spontanéité dans
les êtres vivants, et parce que ce principe se développe à
l'occasion plus puissa~nmentquand il réagit et parfois se
révolte contre la contrainte, la crainte et le châtiment, que
a
lorsque tout lui est rendu facile, adouci, coulant, et psycho-
[' techniquement accommodé. C'est un fait assez curieux
qu'on peut se demander si une éducation qui se plie entiè-
rement à la souveraineté de l'enfant et qui supprime tout
obstacle à surmonter, n'aboutit pas à ce résultat de faire
des étudiants à la fois indifférents et trop dociles, trop pas-
sivement perméables à tout ce qui sort de la bouche du
maître. Quoi qu'il en soit il reste vrai que la baguette et
le martinet sont de mauvais instruments d'éducation, et
que toute éducation qui considère le maître comme l'agent
principal pervertit la nature même de l'œuvre éducative.

4. Le mérite réel des conceptions de la pédagogie


moderne depuis Pestalozzi, Rousseau et Kant, a été la
redécouverte de cette vérité fondamentale que l'agent
principal et le facteur dynamique premier n'est pas l'art
du maître, mais le principe interne d'activité, le dynamisme
, intérieur de la nature et de l'esprit. Si nous en avions le
i temps, nous pourrions montrer à ce propos que la recherche
1 d'une inspiration nouvelle et de méthodes nouvelles, sur
1 laquelle insistent tant l'éducation progressive et ce qu'on
/ appelle en Europe ((l'école active», devrait être estimée,
encouragée et amplifiée, - à condition que l'éducation
progressive abandonne ses préjugés d'un rationalisme
suranné et sa philosophie utopique de la vie, et qu'elle
n'oublie pas que le maître lui aussi est une cause efficiente
et un agent réel, - bien qu'auxiliaire seulement et coopé-
rateur de la nature, - une cause qui donne véritablement
et dont le dynamisme propre, l'autorité morale et la direc-
tion positive sont indispensables. Si cet aspect complémen-
taire est oublié, les plus beaux efforts surgis du culte et
806 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de la vénération de la liberté de l'enfant se perdront dans I


les sables.
La liberté de l'enfant n'est pas la spontanéité de la nature
animale, qui, dès le début, avance tout droit le long des
voies déterminées de l'instinct (du moins est-ce de cette
façon que nous concevons d'ordinaire l'instinct animal, ce
qui ne va pas sans une certaine simplification, car l'ins-
tinct animal comporte une première période de fixation
progressive). La liberté de l'enfant est la spontanéité d'une
nature humaine et rationnelle, et cette spontanéité, large-
ment indéterminée, n'a son principe intérieur de détermi-
nation finale que dans la raison, qui n'est pas encore
développée chez l'enfant.
Plastique et suggestible, la liberté de l'enfant est lésée
et gaspillée à l'aventure si elle n'est pas aidée et guidée.
Une éducation qui donnerait à l'enfant la responsabilité
d'acquérir des informations sur ce dont il ne sait pas qu'il
est ignorant, qui se contenterait de contempler l'épanouis-
sement des instincts de l'enfant, et qui ferait du maître
un assistant docile et superflu, serait une simple banque-
route de l'éducation et de la responsabilité des adultes envers
la jeunesse. Le droit de l'enfant à être éduqué requiert que
l'éducateur ait sur lui une autorité morale, et cette auto-
rité n'est pas autre chose que le devoir de l'adulte envers
la liberté de l'enfant.

L a vraie et la jâtrsse libération de h personnalité

5. Il est possible d'acquérir du sujet une vue plus pro-


fonde si l'on se souvient de la distinction entre ((person-
nalité » et «individualité» qui a été indiquée dans le premier
chapitre. Nous nous trouvons là en face du problème cru-
cial de l'éducation de l'homme, prise au sens le plus large
de ce mot. Rappelons que la distinction dont il s'agit est
une distinction métaphysique qui doit être soigneusement
comprise et qui concerne deux aspects différents d'un même
tout, de ce même être humain que le langage vulgaire
nomme indifféremment un individu ou une personne.
Le même homme tout entier est à la fois individu et
personne ; il est une «personne» en raison de la subsistence
spirituelle de son âme, et il est un «individu» en raison
de ce principe de diversification non spécifique qui est la
matière et qui rend les membres d'une même espèce diffé-
rents les uns des autres. Mon individualité et ma person-
nalité, ainsi définies, sont deux aspects de mon être
substantiel tout entier, auxquels correspondent deux pôles
d'attraction différents pour mon développement intérieur
et moral. Je peux me développer dans le sens de la person-
nalité, autrement dit dans le sens de la maîtrise et de l'indé-
pendance propres à l'esprit par lequel je subsiste. O u je
peux me développer dans le sens de l'individualité, autre-
ment dit dans le sens de l'abandon aux tendances qui sont
présentes en moi en raison de la matière et de l'hérédité.
Tel étant le cas, il y a des éducateurs qui confondent
la personnalité avec l'individualité, et qui prennent le simple
déploiement de l'individualité pour le développement de
la personnalité. En réalité, la personnalité signifie intério-
rité à soi-même; ce royaume de l'autonomie internelle gran-
dit dans la mesure où la vie de la raison et de la liberté
domine sur celle de l'instinct et des désirs des sens, - ce
qui implique sacrifice de soi, effort vers la perfection per-
sonnelle et vers l'amour. Mais l'individualité, au strict sens
aristotélicien dans lequel j'emploie ce mot, l'individualité
signifie l'ego matériel, dont le déploiement consiste à don-
ner libre cours aux poussées irrationnelles qui l'habitent.
Alors, tout en se faisant le centre de tout, l'ego se dis-
perse en réalité parmi de pauvres désirs ou des passions irré-
sistibles, et se soumet finalement au déterminisme de la
matière.
808 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

J9ai insisté sur le fait que l'éducation doit être centrée


sur le développement et la libération de la personne indi-
viduelle. Ce que je critique c'est cette forme erronée
d'appréciation de la personne individuelle, qui, ayant en
vue l'individualité au lieu de la personnalité, réduit l'édu-
cation et le progrès de l'homme à la simple libération
de l'ego matériel. Les éducateurs qui tombent dans cette
erreur s'imaginent qu'ils apportent à l'homme la liberté
d'expansion et d'autonomie à laquelle la personne aspire,
tandis qu'ils nient en même temps la valeur de toute
discipline et de toute ascèse, comme la nécessité de faire
effort vers la perfection personnelle. Le résultat c'est qu'au
lieu de s'accomplir lui-même, l'homme se disperse et se
désintègre.

6. D'autres éducateurs, au contraire, se méprennent sur


la distinction entre personnalité et individualité en faisant
d'elle une séparation. Ils croient que nous portons en nous
deux êtres séparés, celui de l'individu et celui de la per-
sonne. De tels partisans de la baguette déclarent: «Mort
à l'individu ! Et vive la personne ! » Malheureusement, si
vous tuez l'individu, vous tuez aussi la personne. Cette
conception de~potique de l'éducation et du progrès de
l'homme ne vaut pas mieux que la conception anarchique.
L'idéal de la conception despotique est en premier lieu de
nous ôter le cœur, en nous anesthésiant si possible, et de
le remplacer ensuite par quelque organe parfait standar-
disé selon les règles de ce que chacun doit être. La pre-
mière opération peut éventuellement réussir, la seconde est
plus difficile. Au lieu d'une personnalité humaine authen-
tique, portant le sceau de la face mystérieuse de son
Créateur, paraît alors un masque, celui de l'homme
conventionnel ou de la conscience confectionnée en série
et estampillée.
S'il est vrai que le principe intérieur, c'est-à-dire la
nature, - et la grâce aussi, car l'homme n'est pas un être
!
F simplement naturel, - est ce qui importe le plus dans l'édu-
i. cation, il s'ensuit que tout l'art consiste à instruire, inspi-
1 rer, discipliner et émonder, à enseigner et éclairer de telle
sorte que dans l'intimité des activités de l'homme, le poids
des tendances égoïstes diminue, et que grandisse au contraire
celui des aspirations propres à la personnalité et à sa géné-
rosité spirituelle.
Je dois ajouter que l'expression même de <<perfection
personnelle» que j'ai employée tout à l'heure a besoin d'être
exactement entendue. La perfection de l'homme consiste
en la perfection de l'amour, et ainsi elle est moins la per-
fection de la personne que celle de son amour, où le << soi »
est en quelque façon perdu de vue. Et avancer dans cette
perfection personnelle n'est pas copier un idéal. C'est vous
laisser conduire, par un autre, là où vous ne voulez pas
aller, et laisser l'Amour divin, qui appelle chacun par son
nom, vous modeler et faire de vous une personne, un ori-
ginal, non une copie.

2. Les dispositions fondamentales à favoriser

7. Nous avons insisté sur le principe intérieur présent


en cet être qui doit être formé comme une véritable per-
sonne humaine, s'accomplissant elle-même par la connais-
sance et par l'amour et capable de se donner elle-même;
et nous avons vu que pour parvenir à la vie de la raison
et de la liberté cet être a besoin d'une discipline et d'un
enseignement positif, ce qui requiert l'office du maître.
J'en viens maintenant au second point que je m'étais pro-
posé : les dispositions de base de la nature humaine en celui
qui est éduqué.
Si la nature et l'esprit de l'enfant sont l'agent principal
dans l'éducation, il est dès lors évident que les dispositions
fondamentales à favoriser dans cet agent principal consti-
tuent la base même de l'œuvre de l'éducation. Ces dispo-
sitions sont enracinées dans la nature, mais elles peuvent
être faussées et elles ont besoin d'être cultivées avec soin.
Sans prétendre à une énumération complète, je voudrais
signaler comme dispositions fondamentales les cinq dispo-
sitions suivantes :

A l'égard de la vérité et de la justice

8. D'abord l'amour de la vérité qui est la tendance pri-


mordiale de toute nature intellectuelle. (Sans doute les
enfants se plaisent-ils à mentir, mais le plus souvent les
mensonges des enfants ne sont pas des mensonges, ils sont
plutôt une mythologie spontanée de l'imagination. Au sur-
plus, je ne pense pas en ce moment à l'amour de dire la
vérité, mais à l'amour de la connaître.)
En second lieu, l'amour du bien et de la justice, et même
l'amour des exploits héroïques, et cela aussi est naturel aux
enfants d'homme.

A l'égard de l'existence

9. La troisième disposition pourrait être appelée sim-


plicité et ouverture à l'égard de l'existence. Disposition
naturelle, elle aussi, bien que souvent contrariée ou frus-
trée par l'égoïsme ou l'orgueil ou par des expériences mal-
heureuses, et qui est si foncièrement élémentaire qu'il est
difficile de la caractériser en termes de psychologie. Car
il n'y a rien de plus élémentaire et de plus foncier que ce
à quoi elle se réfère, c'est-à-dire l'existence. Je décrirai cette
disposition comme l'attitude d'un être qui existe volon-
tiers, qui n'a pas honte d'exister et se tient droit dans l'exis-
1 tence, et pour qui être et accepter les limitations naturelles
de l'existence sont l'objet d'un assentiment également
simple, également franc et ingénu. Les plantes et les ani-
maux se comportent de cette façon, mais seulement dans
l'ordre physique. Chez l'homme, un tel comportement
naturel doit passer dans la sphère de la vie psychique et
y prendre consistance morale ou plutôt prémorale. Nous
pouvons interpréter en ce sens le mot d'Emerson: «Soyez
d'abord un bon animal1». Une telle disposition reste
encore bien loin des vertus humaines de magnanimité et
d'humilité, mais elle en constitue le terrain naturel; et
elle est si profondément, si élémentairement vitale que les

1. Pourtant c'est en montrant les traits de l'instinct radical de géné-


rosité, de l'intelligence spontanée et de l'allégresse de cœur propres
à l'humanité véritable qu'un enfant d'homme doit «être d'abord un
bon animal». Alors la simalicité et l'ouverture dont ie aarle sont
d L

l'oaaosé
L L
de cette conscience de soi-même imvudente et imaortune aui
ne se débarrasse de la honte et de l'angoisse que pour y substituer la
dureté et l'insensibilité, et qui n'accepte pas l'existence mais l'accapare
avidement et égoïstement. Une telle conscience de soi-même tourne
aisément à l'injustice au service de l'instinct de défense, et elle se forme
ses propres vérités ~subjectivesnqui conviennent au moi mieux que
la vérité réelle. Quand arrivera l'âge de la réflexion, l'authentique sim-
plicité à l'égard de l'existence fournira normalement la base d'un éveil
intellectuel au problème de l'existence; mais la conscience de soi arro-
gante fermera l'esprit à toute anxiété métaphysique, et finira par deve-
nir cette imperméabilité métallique qui caractérise tant d'hommes et
de femmes de notre temps. Si la seconde disposition était prise pour
la première et la supplantait, le résultat serait tel que nous trouverions
même du charme au pauvre petit troublé, au neurotique, à l'enfant
victime d'un ego endommagé, qui était du moins forcé de se deman-
der pourquoi il vivait, et développait ainsi en lui, bien que par une
voie anormale, assez d'inquiétude spirituelle pour avoir souci des pro-
blèmes et des peines de la philosophie et de la religion, de l'art ou de
l'amour.
812 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

blessures qu'il lui arrive d'éprouver chez beaucoup d'en-


fants, souvent de très bonne heure, de la part de la vie
familiale ou de la vie sociale - ce qu'on appelle aujourd'hui
un complexe d'infériorité avec ses multiples «compensa-
tions» morbides - sont tout particulièrement graves et
difficiles à guérir. La «crainte et le tremblement » font sans
aucun doute partie des grandes expériences de l'âme
humaine, quand celle-ci est venue à maturité et entre dans
les mystérieuses avenues de l'esprit, mais ce sont de mau-
vais commencements dans l'éducation. A l'aube de notre 1
histoire, le malheur de l'humanité a été d'être obligée de
commencer son éducation sous leur ombre.

A l'égard du travail

10. La quatrième disposition fondamentale concerne le


sens de l'ouvrage bien fait, car après l'attitude envers l'exis-
tence il n'y a rien de plus fondamental dans la vie psychique
de l'homme que l'attitude envers le travail. Je n'entends
pas par cette disposition le zèle à travailler dur. Je n'ignore
pas que la paresse nous est naturelle comme l'orgueil. Au
surplus, bien souvent, la paresse chez les enfants n'est pas
réellement paresse, mais seulement une absorption de l'esprit
dans le travail de la croissance végétative ou de difficultés
psycho-physiques à surmonter. Je parle de quelque chose
de plus profond et de plus humain : un respect de l'ouvrage
à faire, un sentiment de loyauté et de responsabilité à son
égard. Un paresseux, un poète si vous voulez, peut faire
preuve, quand il lui arrive de travailler, de l'attachement
le plus passionné aux exigences internes de son ouvrage.
Je suis convaincu que si cette disposition fondamentale,
qui est la première inclination naturelle vers la discipline
de soi-même, si cette probité vis-à-vis du travail est gâchée,
une base essentielle de la moralité humaine fait défaut.
A l'égard d'autrui

11. La cinquième disposition fondamentale est le sens


de la coopération, qui est aussi naturel en nous, et aussi
contrarié, que la tendance à la vie sociale et politique.

3. Les normes fondamentales de l'éducation

Première règle

12. J'en viens maintenant à la troisième section de ce


chapitre: les normes fondamentales auxquelles le maître,
agent ministériel dans l'œuvre de l'éducation, doit se rendre
attentif. Il va de soi que la première règle est d'encoura-
ger et favoriser les dispositions fondamentales qui per-
mettent à l'agent principal - à l'enfant - de grandir dans
la vie de l'esprit. Il est clair à ce point de vue que la tâche
du maître est avant tout une tâche de libération. Libérer
les bonnes énergies est le meilleur moyen de réprimer les
mauvaises, bien que la répression elle-même soit nécessaire
aussi, mais seulement comme moyen secondaire, et comme
ayant particulièrement affaire à cette partie de l'éducation
humaine qui ressortit au dressage animal et dont j'ai parlé
au chapitre précédent. Encore n'est-elle utile qu'à condi-
tion que la répression des mauvaises tendances soit toujours
liée au travail essentiel qui est d'éclairer et d'encourager.
L9encouragementest aussi fondamentalement nécessaire que
l'humiliation est pernicieuse. Une simple prohibition du
mal-faire est moins efficace que la lumière par laquelle on
éclaire l'esprit de l'enfant sur le bien que ce mal-faire gâtera.
L'art véritable est de rendre l'enfant attentif à ses propres
ressources et à ses propres capacités pour la beauté du
bien-faire.
814 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Seconde règle

13. La seconde règle fondamentale est de centrer l'atten-


tion sur les profondeurs intérieures de la personnalité et
de son dynamisme spirituel préconscient, en d'autres
termes, de se soucier avant tout du dedans, et de l'intério-
risation de l'influence éducative.
Nous avons bonne raison de croire qu'une des faiblesses
particulières de nos méthodes pédagogiques vient des
conceptions rationalistes qui se sont développées depuis deux
siècles, et de la psychologie cartésienne des idées claires et
distinctes qui a gâté les méthodes progressives aussi bien
que la pédagogie traditionnelle, et qui est devenue plus
pauvre et plus irréelle à mesure qu'elle s'associait à la men-
talité purement empiriste qui prévalait dans la philosophie
moderne. La pression exercée sur la superficie de l'esprit
par des formules de connaissance toutes faites, telles qu'elles
ont été élaborées pour la vie intellectuelle socialisée des
adultes, et rendues seulement plus rudimentaires et plus
exsangues à l'usage des enfants, et la pression exercée sur
la superficie de la volonté, soit par une discipline coerci-
tive, soit par des stimulations extrinsèques tirées de l'inté-
rêt personnel, de l'amour-propre et de la compétition, ont
laissé le monde intérieur de l'âme de l'enfant ou bien dor-
mant ou bien égaré et rebelle.
Un écrivain anglais, Gerald Heard2, qui a été, je crois,
l'instructeur spirituel d'Aldous Huxley, a exprimé l'opi-
nion qu'après la période qu'il appelle «éotechnique» de
l'éducation classique, et après celle, qu'il appelle «paléo-
technique » de l'éducation progressive contemporaine, une
période « néotechnique » doit maintenant s'ouvrir, qui se

A Quaker Mutation, Pendle Hill Pamphlet no 7,


2. Gerald HEARD,
1940.
I
I
souciera avant tout des pouvoirs subconscients et de l'acti-
vité subconsciente de l'enfant. Cela peut être vrai, et cela
peut signifier aussi un progrès réel, à condition, pourtant,
que ce nouveau stade ne manque pas non plus d'aller au-
delà de la philosophie générale de Gerald Heard, de son
mépris de l'intellect et de sa confiance superstitieuse en
les techniques.

14. Il est très important de faire remarquer ici que le


mot subconscient, ou inconscient, couvre deux domaines
complètement différents, bien qu'entremêlés l'un à l'autre.
Le premier est ce champ que l'école freudienne a exploré
avec un zèle particulier, le champ des instincts, des images
latentes, des impulsions affectives et des tendances de la
vie sensitive, qui devrait être appelé l'inconscient de l'irra-
tionnel dans l'homme. L'autre, négligé par les freudiens,
est le champ de la vie des pouvoirs spirituels, l'intelligence
et la volonté, prise en ses racines, l'abîme sans fond de
la liberté personnelle et de la soif de l'esprit qui lutte et
fait effort pour connaître et pour voir, pour saisir et pour
exprimer, - c'est ce que j'appellerai le pré-conscient de
l'esprit dans l'homme. Car la raison ne consiste pas seule-
ment en ses outils et ses manifestations logiques et cons-
cientes, et la volonté non plus ne consiste pas seulement
en ses décisions délibérées et conscientes. Au-dessus du
monde des concepts et des jugements explicites, des mots,
et des résolutions exprimées et des mouvements conscients
de la volonté, sont les sources de la connaissance et de la
poésie, de l'amour et des désirs véritablement humains,
cachées dans l'obscurité spirituelle de la vitalité intime
de l'âme. Avant de prendre forme et de s'exprimer en
concepts et en jugements, la connaissance intellectuelle est
d'abord un commencement de perception, encore infor-
mulée, qui procède du choc de l'activité illuminatrice de
816 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

l'intellect sur le monde des images et des émotions, et


qui n'est qu'un mouvement humble et tremblant, mais
inestimable, vers un contenu intelligible à saisir. Par paren-
thèse, c'est par rapport à ce dynamisme spirituel pré-
conscient ou supra-conscient de la personnalité humaine
qu'il est d'une si capitale importance pour le maître de
garder un contact personnel avec l'élève, - il ne s'agit
pas seulement d'avoir là une meilleure technique pour
rendre l'étude plus attrayante et plus stimulante, il s'agit
avant tout de donner à cette mystérieuse identité de l'âme
de l'enfant, qui lui est inconnue à lui-même, et qu'aucune
technique ne peut atteindre, l'assurance réconfortante
d'être en quelque façon reconnue par un regard attentif,
humain et personnel, inexprimable lui aussi en concepts
et en mots.
L'inconscient irrationnel et le préconscient de l'esprit
enveloppent tous deux un profond dynamisme interne. Ces
profondeurs de l'être humain sont au surplus en connexion
vitale l'une avec l'autre et s'entremêlent en bien des
manières. Cependant il y a entre elles une complète diffé-
rence de nature. Quand l'homme à la recherche de son
propre univers intérieur prend la mauvaise route, il entre
dans le monde intérieur de l'inconscient irrationnel en
croyant pénétrer dans le monde intérieur de l'esprit, et il
se trouve ainsi errant dans une fausse espèce d'intériorité
à soi-même où la sauvagerie et l'automatisme miment
la liberté. Telle a été l'aventure, je le note au passage,
de quelques pseudo-mystiques ou illuminés, et plus
récemment des poètes surréalistes, dont plusieurs sont de
vrais poètes égarés par leur système. En réalité, ce à quoi
nous sommes appelés par nos aspirations authentiquement
humaines est de libérer et purifier le préconscient spirituel
de l'inconscient irrationnel, et de trouver nos sources de
vie et de liberté, et de paix, dans cette préconscience de
l'esprit.
L a libération du pouvoir intuitif

15. L'éducation a évidemment beaucoup à faire avec le


dynamisme inconscient irrationnel de la psyché de l'enfant.
Cependant, en particulier dans la formation scolaire et uni-
versitaire, c'est au préconscient de l'esprit que l'éducation
doit surtout s'attacher.
Je hais l'idée d'un dressage du subconscient ou de
l'inconscient, - de l'inconscient de l'irrationnel, - au
moyen de je ne sais quel yogisme ou de je ne sais quelles
techniques de suggestion. Si l'âge ((néotechniquende l'édu-
cation devait procéder de cette manière et livrer l'âme de
l'enfant aux effractions d'éducateurs transformés en mode-
leurs du subconscient, cela n'augurerait rien de bon pour
la liberté et pour la raison. Mais si nous considérons l'autre
((inconscient», le préconscient ou supra-conscient de l'es-
prit, ce qu'on pourrait appeler le ciel de l'âme3, là nous
voyons que bien des changements importants et salutaires
pourraient se produire dans nos méthodes d'éducation. Là
il ne s'agit pas de techniques, ni d'un dressage de l'incons-
cient. Il s'agit de libérer les sources vitales préconscientes
de l'activité de l'esprit. Recourant à un langage bergso-
nien, je dirai que dans l'éducation de l'esprit nous devrions
déplacer le point d'application de nos efforts, et le faire
passer de ce qui est pression (pression qui, cela va de soi,
reste en quelque façon nécessaire, mais secondairement) à
ce qui éveille et libère les aspirations de la nature spirituelle
en nous. Ainsi l'imagination créatrice et la vie même de
l'intelligence ne seraient pas sacrifiées à une mémorisation
étouffante ni à des règles conventionnelles d'habileté dans
l'emploi des idées et des mots, ni à la culture honnête et

3. Cf. notre livre L'Intuition créatrice dans l'art et dans la poésie, ch. III
fCEC X, p. 191 S.].
818 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

consciencieuse, mais mécanique et sans espoir, de champs


d'étude surspécialisés.
A l'égard du développement de l'entendement humain,
ni les plus riches facilités matérielles, ni le plus riche équi-
pement en méthodes, information et érudition ne sont la
chose importante. La grande chose c'est l'éveil des res-
sources intérieures et de la créativité. Le culte des moyens
techniques considérés comme perfectionnant l'entendement
et produisant la science par leur seule vertu doit faire place
au respect pour l'esprit et pour la naissante intelligence
de l'homme. L'éducation réclame ainsi de la part du maître
sympathie intellectuelle et intuition, souci constant des pro-
blèmes et des difficultés avec lesquels la jeunesse est aux
prises sans pouvoir leur donner expression, promptitude
à profiter des occasions d'user de logique et raisonnement
qui invitent à l'action la raison non exercée de l'élève. Il
n'y a pas de trucs pédagogiques ni de recettes de technique
pour faire cela, - mais seulement l'attention personnelle
à la floraison intérieure de la nature rationnelle, et puis
un grand soin de confronter cette raison près d'éclore à
un système de connaissance cohérent et bien fondé.
Ce qui importe le plus dans la vie de la raison, c'est la
perception intellectuelle ou l'intuition. C'est là une chose
qu'on n'apprend pas, pour laquelle il n'y a ni leçons ni
manuels. Cependant si le maître garde son attention fixée
avant tout sur le centre intérieur de vitalité au travail dans
les profondeurs préconscientes de la vie de l'intelligence,
il peut centrer l'acquisition des connaissances et une solide
formation de l'esprit sur la libération du pouvoir intuitif
chez l'enfant et l'adolescent. De quelle manière? En sui-
vant, pour avancer, les sentiers de l'intérêt spontané et de
la curiosité naturelle, en fondant l'exercice de la mémoire
sur l'intelligence, et avant tout en donnant du courage,
en écoutant beaucoup, et en veillant à ce que la jeunesse
fasse confiance et donne expression à ces impulsions spon-
II LE DYNAMISME D E L'ÉDUCATION 819

tanées, poétiques et noétiques, qui viennent de son propre


fonds et qui lui semblent fragiles et bizarres parce qu'elles
ne sont assurées par aucune sanction sociale - et de fait
''
la moindre maladresse, la moindre rebuffade ou le moindre
conseil inopportun de la part du maître peuvent meurtrir
irrémédiablement de telles timides germinations, les repous-
ser dans la coquille de l'inconscient.
Je voudrais suggérer, en outre, que si l'on veut libérer
l'intuition intellectuelle créative et perceptive, il faut que
le chemin par lequel elle est naturellement éveillée, celui
de la perception des sens et de l'expérience sensible et de
l'imagination, soit respecté et intelligemment gardé ouvert
par le maître. Et ce qui compte par-dessus tout, c'est que
la libération dont nous parlons dépend essentiellement de
la libre adhésion de l'esprit à la réalité objective à saisir
et à voir. Gardons-nous de jamais décevoir ou réprimer
la soif de voir qui habite la jeune intelligence ! La libéra-
tion du pouvoir intuitif s'accomplit dans l'âme par le moyen
de l'objet saisi, de la saisie intelligible vers laquelle ce pou-
voir tend naturellement. Le germe de la saisie intuitive sur-
git au sein d'un nuage intellectuel préconscient, et naît
de l'expérience, de l'imagination et d'une sorte de senti-
ment spirituel, mais il est dès le début une tendance vers
un objet à appréhender. Et dans la mesure où cette ten-
dance est libérée, et où l'intellect s'accoutume à saisir, à
voir, à exprimer les objets vers lesquels il tend, dans cette
mesure même son pouvoir intuitif est libéré et fortifié.
Avant d'apprendre à un élève les règles du bon style, disons-
lui d'abord de ne jamais rien écrire qui ne lui semble vrai-
ment beau, quel que puisse être le résultat. Dès la pre-
mière approche des mathématiques, de la physique ou de
la philosophie, veillons à ce que l'étudiant saisisse réelle-
ment chaque étape de la plus simple démonstration mathé-
matique, si long que cela puisse être, - à ce qu'il
comprenne réellement au laboratoire par quelles voies lo-
giques les énoncés du physicien émergent de l'expé-
rience, - à ce qu'il s'engage intensément, par l'anxiété
même de son esprit, dans les premiers grands problèmes
philosophiques, et, après cela, en voie réellement la solu-
tion. En lui demandant de lire un livre, incitons-le à entre-
prendre une vraie aventure spirituelle et à rencontrer pour
être aux prises avec lui le monde intérieur d'un homme,
au lieu de parcourir en hâte une collection de fragments
de pensée et d'opinions mortes, envisagées du dehors et
avec une morne indifférence, selon l'horrible habitude de
tant de malheureuses victimes de ce que l'on appelle «être
informé». Peut-être avec de telles méthodes le programme
perdrait-il un peu de son étendue, ce qui n'en vaudrait que ,
mieux.
Enfin l'esprit qui anime l'enseignement est ici d'une
importance décisive. Si le maître lui-même est préoccupé
de discerner et de voir, d'avoir la vision de ce qui est plu-
tôt que de rassembler des faits et des opinions, et s'il met
en œuvre son fardeau de connaissance de manière à voir
par son moyen dans la réalité des choses, alors il aidera
le pouvoir intuitif à s'éveiller et s'affermir dans l'esprit de
l'étudiant à l'insu de celui-ci, grâce à l'intuitivité même
qui traverse u n tel enseignement.

Troisième règle

16. J'en viens maintenant à la troisième règle fondamen-


tale que j'essaierai d'exprimer ainsi: l'œuvre entière de
l'éducation et de l'enseignement doit tendre à unifier, non
à disperser; elle doit constamment s'efforcer d'assurer et
de nourrir l'unité intérieure de l'homme.
Cela veut dire que dès le début même et autant que pos-
sible tout le long des années de jeunesse, les mains et l'esprit
doivent être au travail ensemble. Ce point a été mis dans
une lumière particulièrement vive par la pédagogie moderne
en ce qui concerne l'enfance. Mais cela est valable aussi
pour l'adolescence. L'importance du travail manuel accom-
pagnant l'éducation de l'esprit à l'école secondaire et pré-
universitaire4 est chose de plus en plus reconnue. Il n'est
pas de lieu plus proche de l'homme qu'un atelier, et l'intel-
ligence de l'homme n'est pas seulement dans sa tête, mais
aussi dans ses doigts. Le travail manuel ne favorise pas seu-
lement l'équilibre psychologique, il favorise aussi l'ingé-
niosité et la précision de l'esprit, et il est la première base
de l'activité artistique. A l'occasion, - et la situation de
maintes régions sous-développées ou même des pays les plus
évolués traversant certaines périodes de crise peut exiger
impérativement ce genre de travail, - la jeunesse pour-
rait apporter son concours à bien des sortes de travaux, la
moisson par exemple, requis par l'intérêt commun. Mais en
général et du point de vue pédagogique, c'est le travail arti-
sanal, - complété, pour l'amour de notre âge mécanique,
par la dextérité à construire et manceuvrer des machines assez
simples, - qui devrait constituer l'entraînement manuel dont
je parle. S'ajouterai que le fait de mettre ainsi l'accent sur
l'importance du travail manuel dans l'éducation me semble
correspondre à une caractéristique générale du monde de
demain, où la dignité du travail sera sans doute plus claire-
ment reconnue, et où on en finira peut-être avec le clivage
social entre l'homo faber et l'homo sapiens.
Une seconde implication de la règle dont nous parlons
est que l'éducation et l'enseignement doivent commencer
par l'expérience, mais afin de s'achever par la raison. Cela
va de soi et n'a pas besoin d'éclaircissement, sauf peut-
être pour insister sur la seconde partie de cet énoncé, à

4. Ces deux périodes scolaires sont distinctes aux États-unis, où la


high school est suivie des quatre années de college.
822 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

une époque où la philosophie la plus sordidement empi-


riste exploite souvent l'expérience à son profit, et où les
plus hautes fonctions de la raison et les aperceptions de
la pensée abstraite sont généralement méconnues. Assuré-
ment l'expérience des sens est l'origine même de toute notre
connaissance et l'éducation doit suivre la démarche de la
nature. Les méthodes modernes ont parfaitement compris
cela, surtout en ce qui concerne l'enfance. La grande affaire,
cependant, est de dégager de l'expérience les connexions
rationnelles et nécessaires dont celle-ci est prégnante, et
qui ne deviennent visibles qu'au moyen de l'abstraction
et des concepts universels, et dans la lumière des premiers
principes intuitifs de la raison. Science et connaissance sur-
gissent ainsi de l'expérience. Ni les empiristes qui méprisent
la raison abstraite, la logique et les perceptions conceptuelles
de l'intelligence, ni les rationalistes qui méprisent l'expé-
rience, ne sont des esprits complets et équilibrés. L'éduca-
tion doit inspirer un désir ardent à la fois pour l'expérience
et pour la raison, apprendre à la raison à se fonder sur les
faits et sur l'expérience, et à l'expérience à se réaliser en
connaissance rationnelle, établie sur des principes, cherchant
les raisons d'être, les causes et les fins, et saisissant la réa-
lité en termes de pourquoi et de comment.

Unité spirituelle et sagesse

17. Il reste que ce que la présente règle signifie essen-


tiellement, c'est que l'éducation et l'enseignement ne
doivent jamais perdre de vue l'unité organique de la tâche
à accomplir, ni le besoin radical de l'esprit de se libérer
dans l'unité. Si un homme ne surmonte pas la multiplicité
interne des forces qui l'entraînent, et en particulier des dif-
férents courants de connaissance et de foi et des diverses
énergies vitales à l'ceuvre dans son esprit, il restera plus
un esclave qu'un homme libre. Larmes, sueur et sang sont
nécessaires pour cette tâche souverainement difficile qu'est
l'unification de notre monde intérieur. L'école devrait nous
aider dans cet effort au lieu de le contrarier et de le rendre
sans espoir. La dispersion et l'atomisation de la vie humaine
1 sont de nos jours la grande détresse du monde des adultes.
I 1*
Au lieu de s'ouvrir elle-même de plus en plus à cette dis-
persion dévastatrice, l'école, du moins, devrait nous pré-
parer à la surmonter, et fournir à notre jeunesse un monde
plus fortuné qui soit son privilège à elle, un monde adapté
à nos exigences spirituelles et centré sur l'unité.
L'extraordinaire multiplicité des domaines de la connais-
sance, due aux progrès mêmes de la science moderne, rend
indubitablement plus difficile que jamais ce travail d'uni-
I
fication. Mais une grande symphonie peut et doit avoir
son unité interne, tout aussi bien qu'une pièce de musique
de chambre. Ce qui est demandé là n'est rien de moins
que l'inspiration et la vision.
Pour établir un ordre organique et architectonique de
l'enseignement, la condition prérequise à la base est une
saine philosophie de la connaissance et des degrés du savoir,
mais la force qui inspire et qui meut est la vision qui
embrasse le dynamisme pratique tout entier de l'enseigne-
ment. Et vers quoi cette vision peut-elle être dirigée, sinon
vers le but même de ce dynamisme? Et quel est ce but
sinon la sagesse ? Nous appelons sagesse cette connaissance
qui pénètre et embrasse les choses en usant des vues intel-
ligibles les plus profondes, les plus universelles et les plus
unifiées. Une telle connaissance, qui ne se nourrit pas seu-
lement de haut savoir mais aussi d'expérience humaine et
spirituelle, est au-dessus de tout champ de spécialisation,
car elle a affaire à des réalités qui pénètrent tout ce qui
est et à des aspirations qui tiennent à la nature même et
à la liberté de l'homme. Elle est de soi la valeur la plus
élevée pour l'esprit humain. L'éducation et l'enseignement
824 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

ne peuvent rendre effective leur unité interne que si leur


œuvre tout entière avec toute sa multiplicité de parties est
organisée et vivifiée par une vision de la sagesse comme
but suprême, et se propose de rendre progressivement
l'enfant capable de participer à quelque degré aux fruits
intellectuels et moraux de la sagesse.
Je ne prétends pas que l'éducation, élémentaire et supé-
rieure, doive se proposer de faire de l'enfant et du jeune
homme un sage; elle doit se proposer d'équiper leur esprit
avec une connaissance vivante et ordonnée qui leur per-
mettra d'avancer vers la sagesse quand ils auront l'âge
d'homme. Son objet spécifique est de leur fournir les fon-
dements d'une réelle sagesse, et une compréhension uni-
verselle et articulée des accomplissements humains dans la
science et dans la culture avant qu'ils n'entrent dans les
tâches particulières et limitées qui incombent à la vie adulte
dans la communauté civile, et même pendant qu'ils se pré-
parent à ces tâches par une formation spécialisée, scienti-
fique, technique ou professionnelle.
Une telle compréhension universelle et articulée des
accomplissements humains dans la science et la culture, une
telle «musique» de l'esprit, comme disait Platon, se pré-
sente aux divers niveaux de l'éducation sous des modes
profondément différents. Pour chacune des grandes divi-
sions éducationnelles qui correspondent aux principales
périodes de la vie de l'élève depuis les années d'enfance
jusqu'au temps de l'université et des études supérieures,
nous nous trouvons en face d'un monde mental d'univer-
salité compréhensive qui n'a qu'une similitude proportion-
nelle ou analogique avec les mondes mentaux des autres
niveaux. L'universalité adaptée aux jeunes lecteurs des
contes de fées et d'Alice au Pays des Merveilles est d'une
tout autre nature que celle qui convient à l'étudiant lisant
Kant ou Spinoza. Cependant, chaque phase éducationnelle
a une universalité compréhensive qui lui est propre, et qui
se rapproche peu à peu de celle de la maturité, et à cha-
cune de ses phases l'éducation devrait être guidée par la
vision du monde mental approprié d'universalité compré-
hensive ou <<symphonique».Et cette vision devrait être
communiquée en quelque façon à ceux qui reçoivent l'ensei-
I gnement, de manière à leur faire comprendre l'intérêt vital
de leur effort et à leur donner inspiration et énergie.
I
1 Quatrième règle

18. Enfin il y a une quatrième règle fondamentale, qui


demande que l'enseignement libère l'intelligence au lieu
de la charger ; en d'autres termes, que l'enseignement abou-
tisse à la libération de l'esprit par la maîtrise de la raison
sur les choses apprises.
Le père de Pascal, qui fut l'instructeur de son fils, aimait

i à invoquer une maxime qui me semble, à ce propos, très


significative. Gilberte Pascal, la sœur de Blaise, écrit : «Sa
principale maxime dans cette éducation était de tenir tou-
jours cet enfant au-dessus de son ouvrage», ou maître de son
ouvrage. «Et ce fut par cette raison», continue-t-elle,
«qu'il ne voulut pas commencer à lui apprendre le latin
qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fît avec plus de faci-
lité», et c'était là une grande innovation dans la pédago-
gie française de ce temps. Il empêcha également son fils,
aussi longtemps que possible, d'apprendre les mathéma-
tiques, - il lui cachait les livres de mathématiques et
s'abstenait de discuter de questions mathématiques avec
ses amis en présence de l'enfant, car ((il savait que la
mathématique est une chose qui remplit et qui satisfait
beaucoup l'esprit», et qui gagne aisément une trop forte
domination sur lui - il se méfiait du platonisme. Les
mathématiques devaient prendre une belle revanche sur ce
sage éducateur.
826 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

O n pourrait rappeler d'autres grandes maximes à ce


même propos. La règle de saint Thomas, pour ses études
personnelles, était «de ne jamais laisser derrière lui une dif-
ficulté non résolue». «Assurez-vous toujours », disait-il aux
étudiants, «que vous comprenez réellement ce que vous
lisez ou ce que vous entendez* et «évitez de discourir sur
n'importe quoi». 11 avertissait aussi les maîtres, - ce conseil
était déjà nécessaire pour les éducateurs de son temps, -
de «ne pas creuser» devant les pas de l'étudiant ((un fossé
que vous omettez de combler». Il savait que soulever des
doutes habiles, aimer mieux chercher que trouver, et poser
des problèmes sans jamais les résoudre, ce sont là les grands
ennemis de l'éducation.
En résumé, ce qui est enseigné ne devrait jamais être
reçu passivement ou mécaniquement, comme des informa-
tions mortes qui alourdissent et émoussent l'esprit. Cela
doit au contraire être transformé, par une compréhension
active, en la vie même de l'esprit, et fortifier ainsi celui-
ci, comme le bois jeté dans le feu et transformé en flamme
rend le feu plus fort. Mais une grosse masse de bois mouillé
et jeté dans le feu ne sert qu'à l'éteindre. Une raison qui
reçoit la connaissance d'une manière servile ne connaît pas
réellement, et est seulement déprimée par une connaissance
qui n'est pas la sienne mais celle des autres. Au contraire,
une raison qui reçoit la connaissance en l'assimilant vitale-
ment, c'est-à-dire d'une manière libre et libératrice, connaît
réellement et est exaltée dans son activité même par cette
connaissance qui, désormais, est sienne. C'est alors que
la raison maîtrise vraiment les choses apprises.

Connaissance et exercice

19. Nous avons à discuter ici la notion d'exercice ou


d'entraînement mental (mental training) sur laquelle les adver-
1 saires des arts libéraux insistaient déjà au temps de John
Locke5; depuis lors l'opposition entre «valeur de
connaissance » et «valeur d'exercice » (training value) a sou-
vent tenu l'affiche. La libération de l'esprit signifie-t-elle
que ce qui importe essentiellement n'est pas la possession
de la connaissance mais seulement le développement de la

1 force, de l'habileté et de l'exactitude des facultés mentales


de l'homme, quoi qu'il en soit de la chose à apprendre ?
I Cette question a une portée qu'on ne saurait trop mettre
en valeur, et la mauvaise réponse a probablement joué un
rôle considérable dans l'affaiblissement de l'éducation
contemporaine.
Comme on l'a observé en accord avec les données de
la psychologie moderne, il est très contestable que le fait
d'exercer une faculté sur un champ particulier d'action amé-
liore cette faculté à l'égard de tout autre champ d'action
auquel elle pourra être appliquée. Herbert Spencer remar-
quait, il y a bien longtemps, que si nous donnons à nos
élèves la connaissance «de l'espèce la plus digne*, comme
il disait, il n'est pas croyable que la poursuite de cette meil-
leure espèce de connaissance n'apporte pas aussi la meil-
leure discipline mentale. D'un tout autre point de vue
philosophique que celui de Spencer, je pense que sa
remarque est une remarque d'or. La connaissance qui est
«de l'espèce la plus digne)), - je ne veux pas dire celle
qui a la plus grande valeur pratique, j'entends celle qui
fait que l'esprit pénètre dans les choses qui sont les plus
riches en vérité et en intelligibilité, - une telle connais-
sance apporte elle-même le meilleur exercice ou entraîne-
ment mental, car c'est en saisissant l'objet, et en se faisant
soi-même saisir et vivifier par la vérité, que l'esprit gagne
>
1
1 x d i n a l John Henry NEWMAN, O n the &ope and Nature of Uni-
versity Education, Discourse VI, p. 151-153 (Everyman's Library).
828 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

à la fois sa force et sa liberté. Ce n'est pas par la gymnastique


de ses facultés, c'est par la vérité qu'il est libéré, lorsque
la vérité est réellement connue, c'est-à-dire vitalement
assimilée par l'activité insatiable enracinée dans les profon-
deurs du soi. L'opposition entre valeur de connaissance et
valeur d'exercice provient d'une ignorance de ce qu'est
la connaissance, et de la supposition que la connaissance
est l'accumulation de matériaux dans un sac, et non pas
l'action la plus vitale par le moyen de laquelle les choses
sont spiritualisées afin de ne plus faire qu'un avec l'esprit.
Dans la connaissance qui est «de l'espèce la plus digne*,
si l'on donnait le pas à l'exercice ou à l'assouplissement
mental ou au pur examen dialectique de comment les gran-
des œuvres sont faites ou comment procèdent les grandes
pensées, si l'on donnait à un tel entraînement le pas sur
la beauté dans laquelle prendre ses délices ou sur la vérité

6. Je souligne à dessein cet élément de délectation dans la saisie de


la beauté, car la délectation se rapporte à l'essence même de la beauté :
ad rationem pukhripertinet, quod in ejus aspectu seu cognitione quietetur appe-
titus. (Saint THOMASD'AQUIN, Sum. theol., Ia-IIae,q. 27, a. l, ad 3m.)
A moins que nous ne trouvions délectation dans une ceuvre d'art et
ne soyons émus par elle, c'est en vain que nous la discuterons et l'analy-
serons à fond, jamais nous ne la comprendrons. Suis-je en train de prê-
cher ici cette <<communicationde l'extase,, dont Robert HUTCHINS se
gausse et qu'il décrit comme le «frisson,, qu'une œuvre d'art «fait des-
cendre dans notre moelle épinière*? (Education for Freedom, cité plus
haut, p. 55.) Plaise à Dieu que celui qui enseigne les beaux-arts puisse
<<communiquerl'extase. à ses élèves. En réalité, cependant, ce ne sont
pas seulement les sens, c'est aussi, et avant tout, I'intuitivité de l'intel-
ligence et de l'esprit que la délectation transmise par la beauté met en
émoi. Ni le système «historique», qui ne connaît que des à-côtés et
nous délivre de la considération des œuvres elles-mêmes. ni aucune
«communication d'extase» irrationnelle et purement sensuelle, ne sont
des méthodes appropriées. La bonne méthode requiert en premier lieu
la délectation intuitive, à la fois émotive et intellectuelle, dans la beauté
de l'ceuvre; en second lieu, la recherche rationnelle des causes de cette
délectation et des régulations intelligibles qui ont intérieurement et vita-
à appréhender et à laquelle adhérer, on irait à rebours de
la tendance naturelle et vitale de l'esprit et on glisserait
au dilettantisme, - et un dilettante est certainement un
esprit faible plutôt qu'un esprit bien exercé.
*
E

i
I
j 20. Il y a des personnes qui pensent que c'est une chose
admirable d'avoir un esprit prompt, habile, prpt i voir
immédiatement le pour et le contre, avide de discuter, et
de discuter n'importe quoi; elles croient qu'un tel esprit
est ce à quoi l'éducation universitaire doit se proposer de
donner carrière, - sans faire cas de ce dont la pensée
I s'occupe ni de ce qu'on discute, ni de l'importance ou de
la futilité de la matière en question. Ces personnes ne s'aper-
çoivent pas que si elles réussissaient à faire prévaloir une
pareille conception, ce qu'elles\obtiendraient de mieux serait
de transformer les universités en écoles de sophistique. En
fait, elles ne produiraient même pas des sophistes, qui ont
une certaine force, mais plutôt des esprits bavards et désar-
més, qui croient qu'ils sont bien informés, mais vivent de
mots et d'opinions. D e tels hommes ont peur de faire face
à la réalité, surtout lorsque la réalité est intellectuellement

lement donné à l'œuvre sa loi et sa structure. Il est nécessaire de rendre


claire à la compréhension de l'élève la logique interne d'une sonate de
Mozart, lue et discutée d'après la partition. Mais il est d'abord néces-
saire que l'élève ait entendu la sonate et ait eu sa joie en elle et qu'il
l'ait aimée avec ses oreilles et avec son cœur. Les sens de l'homme ne
sont pas cet élément impur qu'abhorrait le puritanisme de Kant. Ils
ne sont pas indignes de la raison, ils servent naturellement la raison
et lui fournissent son aliment : Visus et auditus rationi deservientes. (Sum.
theol., loc. cit. .) «Le sens, dit saint THOMAS,trouve sa délectation dans
les choses justement proportionnées, comme dans des choses qui lui
sont semblables, car le sens est lui-même une sorte de raison (ou de
proportion vitale), comme toute puissance cognoscitive. » (Sum. theol.,
P, q. 5, a. 4, ad lm.)
830 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

difficile et rigoureuse, profonde ou dure, et ils remplacent


l'effort personnel pour saisir les choses telles qu'elles sont
par une incessante comparaison d'opinions. Les jeunes gens
dont l'éducation générale est conçue selon ce type peuvent
fournir d'excellents spécialistes dans le domaine de la tech-
nique ou des sciences de la matière, précisément parce que
dans ce domaine un tel type d'éducation ne peut pas être
appliqué. Pour le reste, en tout ce qui concerne l'intelli-
gence de l'être, de l'homme et de la culture, et les pro-
blèmes humains les plus élevés et les plus urgents, non
seulement ils manifestent une impuissante timidité nomi-
naliste, mais ils sont tout à fait perdus au milieu d'objets
de connaissance et de discussion dont ils ne peuvent pas,
et ne désirent pas, discerner et reconnaître la valeur interne
et l'importance respective. Car si nous commençons par nier
qu'un sujet quelconque soit en lui-même, et selon la vérité
des choses, plus important qu'un autre, alors nous nions
en réalité qu'un sujet quelconque ait en lui-même une impor-
tance quelconque, et tout s'évanouit dans la futilité.
Je suppose que l'influence générale de la philosophie ins-
trumentaliste contemporaine a sa part de responsabilité dans
la conception pédagogique que je critique, bien qu'on en
doive plutôt chercher la cause principale dans le prétendu
réalisme de l'homme «pratique» qui méprise les idées et
demande qu'est-ce que la vérité, avec une indifférence pro-
tectrice et en ignorant qu'il méprise la source même de
l'action, de l'efficience et de la praticité humaines.
Dans un discours prononcé en 1940 à l'université de
Yale, le Président de l'université de Chicago, M. Robert
Hutchins, qui donnait à dessein à sa voix un ton dénué
de bienveillance7 pour mieux convaincre ses amis, affir-

7 . Unjiendly. Allusion à l'ouvrage de Robert HUTCHINS,


NO
Friendly Voice (1936).
mait que ((lejeune Américain d'aujourd'hui ne comprend
que par accident la tradition intellectuelle à laquelle il appar-
tient et dans laquelle il doit vivre: car les fragments dis-
joints et dispersés de celle-ci sont éparpillés aux quatre coins
du campus de son collège. Nos gradués universitaires ont
beaucoup plus d'information et beaucoup moins de com-
préhension qu'à l'époque coloniale a. » Je ne me reconnais
aucun titre à exprimer une opinion sur l'exactitude ou
l'inexactitude du jugement de M. Hutchins. Mais je suis
certain qu'il a raison quand il ajoute: ((L'erreur cruciale
est de tenir que rien n'est plus important que n'importe
quoi d'autre, et qu'il ne peut pas y avoir d'ordre des biens
ni d'ordre dans le domaine de l'intelligence. Qu'il n'y a
rien de central et rien de périphérique, rien de primordial
et rien de secondaire, rien de fondamental et rien de super-
ficiel. » Nous sommes là devant une conséquence du fait
que trop souvent l'éducation contemporaine a estimé
I convenable de substituer la valeur d'exercice à la valeur de
connaissance, en d'autres termes la gymnastique mentale
à la vérité, et l'ambition d'être en bonne forme à la sagesse.

L a structure interne du programme d'études

21. Cependant l'opposition entre valeur de connaissance


et valeur d'exercice peut être comprise d'une autre manière
et nous aider à faire d'utiles distinctions dans le domaine
de l'enseignement et des exercices scolaires. Il y a des
matières scolaires, - celles dont la connaissance est ((de

8. <<TheHigher Learning in America : 1940. >, Discours au Phi Beta

/ Kappa, prononcé à l'université de Yale. Une partie de ce discours forme


le second chapitre de E d u i a L n /or Frcedom. Mes citations se rkflrent
aux pages 25 et 26 du volume.
832 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

l'espèce la plus digne,,, - dont la valeur principale est


valeur de connaissance. Et il y a des matières, - celles dont 1

la connaissance est <<del'espèce la moins digne», - dont l


la valeur principale (je ne dis pas la seule valeur) est valeur
d'exercice. Je placerais les secondes dans la catégorie du
jeu, - en élargissant, naturellement, le sens de ce mot, -
et les premières dans la catégorie de l'étude. Le jeu a un
rôle essentiel, bien que secondaire, dans la vie de l'école;
il possède une valeur et une dignité qui lui sont propres,
étant une activité de libre expansion et un reflet de poésie
dans le champ même des énergies qui par nature tendent
à l'utilité. Dans la catégorie du jeu ainsi largement compris
j'aimerais voir bien des choses qu'on enseigne dans les écoles
primaires et secondaires, - non seulement les jeux eux-
mêmes, les sports, et la culture physique, mais avant tout
le travail manuel et artisanal et la dextérité dans les choses
mécaniques dont je parlais plus haut, et, en outre, tout
ce à quoi l'école et l'attentive pédagogie moderne peuvent
imaginer d'exercer la jeunesse : le jardinage, l'apiculture,
les bonnes méthodes pour collectionner les plantes et les
papillons, la cuisine, la fabrication des conserves et des
confitures, l'économie domestique, etc., et ce qui est connu
sous le nom de culture artistique pour autant que les «arts»
en question sont ce qu'on appelle en français «les arts
d'agrément», et en anglais <<accomplishments»,si je ne
me trompe. Toutes ces choses reçoivent une certaine dignité
si on les traite comme une activité de jeu, avec pas trop
de sérieux ni de froncements de sourcils, mais avec une
espèce de bonne humeur libre et poétique. Elles perdent
leur signification éducationnelle et rendent l'école un tant
soit peu absurde si on les traite comme un? activité d'étude,
et si on les met au même niveau que l'enseignement pro-
prement dit.
Au-dessus de la catégorie du jeu vient la catégorie de
l'étude, réservée aux matières dont la valeur principale e n 1
valeur de connaissance. Ici encore je pense qu'il y aurait
avantage à tracer une ligne de démarcation. Dans une pre-
mière division nous placerions les matières dont la
connaissance se rapporte aux instruments intellectuels et
à la discipline logique qui sont requis comme des moyens
pour les œuvres de la raison, et aussi le trésor d'informa-
tion expérimentale qui doit être rassemblé dans la mémoire.
Dans une seconde division nous placerions les matières dont
la connaissance se réfère directement à l'intuition percep-
tive ou créative de l'intellect, et à cette soif de voir dont
nous avons précédemment parlé.
Dans la première division je voudrais placer la gram-
maire, - avec des vues sur la grammaire comparée et la
philologie, - la logique et les langues, et d'un autre côté
l'histoire, l'histoire nationale aussi bien que l'histoire de
l'homme et de la civilisation, et spécialement l'histoire des
sciences, avec les matières connexes à l'histoire comme la
géographie; et j'appellerais tout cela le domaine des arts
pré-libéraux.
Et j'aimerais voir dans la seconde division le domaine
des Arts libéraux, en refondant l'antique liste septénaire
du moyen âge selon une perspective strictement éducation-
nelle et conformément aux progrès modernes de la
connaissance. Notre trivium concernerait l'activité créatrice
de l'esprit, et la beauté à discerper et à goûter. Pour
commencer, il comprendrait cette Eloquence représentée par
Calliope, la première Muse et la mère d'Orphée, je veux
dire l'art de l'expression de la pensée ou de l'expression
créatrice, qui donne à l'esprit le pouvoir de libérer et mani-
fester sa vision créatrice et qui le rend réellement maître
, de ses moyens d'expression - un art dont la négligence
est si préjudiciable aux jeunes d'aujourd'hui, chez lesquels
le sens de la valeur et de l'exactitude des mots est souvent
perdu, et qui deviennent même incapables de composer,
lorsqu'ils entrent dans la vie pratique, un rapport clair et
834 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

articulé en matière commerciale ou industrielle. Après cela,


nous aurions, comme le second de nos arts libéraux, la Lit-
térature et la Poésie, et comme le troisième, la Musique et
les Beaux-Arts.
Notre quadrivium concernerait l'activité connaissante et
rationnelle, l'activité d'intuition et de jugement, - autre-
ment dit la vérité à percevoir et à laquelle assentir «sur
la foi de l'évidence)). Il comprendrait d'abord b Mathé-
matiques, en second lieu les Sciences physiques et naturelles,
en troisième lieu la Philosophie, - je n'entends pas seule-
ment la psychologie, mais aussi la philosophie de la nature,
la métaphysique, et la théorie de la connaissance, - et en
quatrième lieu la Morale et h Philosophie sociale et politique
avec les matières connexes.

Ce coup d'ceil sur la structure interne et l'organisation


du programme des études était destiné à rendre plus
sensibles les principes énoncés dans ce chapitre, au cours
duquel nous avons distingué deux facteurs dynamiques de
l'éducation, - l'activité naturelle de l'esprit de l'élève et
l'art ministériel du maître, - cinq dispositions fondamen-
tales chez l'élève, et quatre règles fondamentales pour le
maître. Ces règles ont rapport, la première, aux disposi-
tions naturelles à encourager ; la seconde, au préconscient
de l'esprit à garder en vue et au pouvoir d'intuition à libé-
rer; la troisième, à l'unité vitale à maintenir, et à la vision
de la sagesse sur laquelle se guider tout le long du procès
de l'enseignement ; et la quatrième, à la libération de l'esprit
par la maîtrise de la raison sur les choses apprises et par
la primauté de la connaissance réelle sur le simple exercice
des facultés.
CHAPITRE III

LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE

Dans ce troisième chapitre je parlerai des principaux


stades de l'éducation : l'enseignement élémentaire, les
humanités, les études supérieures. A propos du second stade
- les humanités - nous aurons à discuter quelques pro-
blèmes concernant l'enseignement secondaire et le pro-
gramme d'études ; à propos du troisième degré - les études
supérieures - j'aimerais esquisser l'idée d'une université
moderne, considérée comme procurant l'accomplissement
de l'éducation libérale.

1. Les rudiments

Les sphères de connaissance

1. Remarquons, à propos des trois principaux stades de


l'enseignement, qu'il y a dans l'éducation trois grandes
périodes naturellement distinctes. J'aimerais désigner celles-
ci de la façon suivante: les rudiments (ou l'éducation élé-
mentaire); les humanités et l'éducation secondaire; les études
supérieures (données par les facultés I qui confèrent les

1. Graduate schools aux États-unis.


836 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L~EDUCATION

grades universitaires et par les hautes écoles spécialisées).


Et ces périodes correspondent non seulement à trois périodes
chronologiques naturelles dans la croissance de l'enfant et
du jeune homme, mais aussi à trois sphères naturellement
distinctes et qualitativement déterminées de développement
psychologique et, par conséquent, de connaissance.
La structure physique de l'enfant n'est pas celle de
l'adulte abrégée et rapetissée. L'enfant n'est pas un nain.
L'adolescent non plus. Et cela est beaucoup plus vrai et
beaucoup plus important encore au regard de la structure
psychologique qu'au regard de la structure physique. Dans
les choses qui concernent la formation physique, le condi-
tionnement psycho-physique, la psychologie animale et
expérimentale, l'éducation contemporaine a compris de plus
en plus parfaitement qu'un enfant d'homme n'est pas sim-
plement un homme en miniature. Elle ne l'a pas encore
compris dans les choses qui concernent le domaine spiri-
tuel de la connaissance: parce que, à vrai dire, elle n'est
pas intéressée à la psychologie des activités spirituelles.
Pouvait-elle dès lors faire autre chose que méconnaître ce
domaine? L'erreur est double. D'abord nous avons oublié
que la science et la connaissance ne sont pas un ensemble
de notions se suffisant à soi-même, existant pour leur propre
compte, dans l'état d'abstraction et séparées de l'homme.
La science et la connaissance n'existent pas dans les livres ;
elles existent dans des esprits ; elles sont des énergies vitales
et internes, et donc elles doivent se développer conformé-
ment à la structure spirituelle du sujet dans lequel elles ont
leur être.
En second lieu, nous agissons comme si la tâche de l'édu-
cation était d'infuser dans l'enfant ou dans l'adolescent,
en l'abrégeant seulement et en la concentrant, la science
même de l'adulte, - c'est-à-dire du philologue, de l'his-
torien, du grammairien, du physicien, etc., en un mot des
experts les plus spécialisés. C'est ainsi que nous nous effor-
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 837

1 çons de bourrer la jeunesse d'un chaos de notions adultes


simplifiées qui ont été, soit condensées, dogmatisées et
découpées en tranches de manuels, soit ail contraire ren-
dues si aisées qu'elles sont portées au point d'évanescence.
Comme résultat, nous courons le risque de produire soit
un nain intellectuel instruit et égaré, soit un nain igno-
rant jouant à la poupée avec notre science. Le professeur
Douglas Bush rappelle ((l'anecdote classique de la jeune
femme à qui on demandait si elle pouvait enseigner l'his-
toire d'Angleterre. - Oh, oui, répondit-elle joyeusement,
on me l'a faite deux fois, une fois en terre glaise, et une
fois en sable 2. »
La connaissance à donner à la jeunesse n'est pas la même
connaissance que celle des adultes, c'est une connaissance
intrinsèquement et fondamentalement différente3, qui
n'est pas la connaissance à l'état de science telle qu'elle
est possédée par l'esprit de l'adulte, mais la connaissance
typiquement propre à vivifier et parfaire l'univers origi-
nal de pensée de l'enfant et de l'adolescent. Par suite on
ne saurait trop insister sur le fait qu'à chaque stade la
connaissance doit être d'une qualité typique appropriée à
ceux qui apprennent, et conçue comme atteignant sa per-
fection au sein de leur univers de pensée durant une période
donnée de leur développement, au lieu d'être regardée
comme posant les fondements d'une seule et unique sphère

2. Douglas BUSH,Science, Philosophy and Religion, Second Symposium,


New York, 1942, p. 325.
3. Cette connaissance diffère fondamentalement de la connaissance
adulte quant à la manière de connaître ou à la structure et à la perspec-
tive intrinsèques de la connaissance elle-même. Si, tout au contraire,
il était question du sujet de la connaissance ou de l'univers des réalités
à connaître, nous devrions affirmer, comme Comenius le faisait il y
a trois siècles, que, du degré le plus bas du système scolaire jusqu'au
niveau le plus élevé de l'instruction universitaire, le contenu ou le sujet
des études est le même.
838 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de connaissance qui croîtrait d'une façon continue et uni-


forme jusqu'à ce qu'elle devienne la science de l'adulte,
en laquelle seulement elle atteindrait sa perfection.

L'enfant

2. L'univers de l'enfant est l'univers de l'imagination,


- d'une imagination qui évolue progressivement vers la
vie rationnelle. La connaissance qui doit être donnée à
l'enfant est une connaissance à l'état de légende et d'his-
toire à raconter, une saisie imaginative des choses et des
valeurs du monde. La mentalité de l'enfant peut sous bien
des rapports être comparée à celle de l'homme primitif,
cette mentalité tend d'elle-même vers la magie, et quelque
effort que le maître puisse faire, son enseignement court
toujours le risque d'être pris et englouti dans un océan
magique. Dans la tâche qui est la sienne de civiliser l'esprit
de l'enfant il doit donc apprivoiser progressivement l'ima-
gination à la loi de la raison, tout en se rappelant toujours
que le travail, énorme à comparaison de ses forces, de l'esprit
de l'enfant s'efforçant de saisir le monde extérieur, s'accom-
plit sous la loi vitale et parfaitement normale de l'imagi-
nation.
Je voudrais ajouter que la beauté est l'atmosphère men-
tale et la force inspiratrice appropriée à l'éducation d'un
enfant, et devrait être, pour ainsi parler, la perpétuelle base
contrapuntique vivifiante et spiritualisante de cette éduca-
tion. La beauté fait que l'intelligibilité passe à notre insu
à travers la vigilance des sens. C'est par l'attrait des belles
choses, des belles actions et des belles idées que l'enfant
doit être amené et éveillé à la vie intellectuelle et morale.
D'autre part, la vitalité et l'intuitivité de l'esprit sont
extrêmement vives chez le jeune enfant, et parfois trans-
percent le monde de sa pensée imaginative des éclairs les
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 839

plus purs et les plus surprenants, comme si l'esprit, n'étant


pas encore fortifié et organisé par l'exercice de la raison,
jouissait d'une sorte de liberté bondissante, capricieuse et
lucide. (En même temps, cependant, le travail de l'instinct
dans sa verdeur et la violence de la nature rendent l'enfant
capable d'un intense ressentiment, de méchanceté et de mul-
tiples perversions.) O n devrait faire fond sur cette vitalité
de l'esprit comme sur un facteur inestimable dans les pre-
mières étapes de l'éducation. Même d'un point de vue pure-
ment naturaliste, c'est une pitié de voir la gravité mysté-
rieuse et expectante de l'enfant et ses ressources à l'égard
de la vie spirituelle négligées ou piétinées par les adultes,
soit par suite de quelque préjugé positiviste, soit parce qu'ils
croient de leur devoir, quand ils ont affaire aux enfants,
de jouer la puérilité.

2. Les humanités

L'adolescent

3. L'univers de l'adolescent représente un état de tran-


sition vers l'univers de l'homme. Le jugement et la vigueur
intellectuelle se développent mais ne sont pas encore réel-
lement acquis. U n tel univers inquiet et mouvant évolue
sous la règle des impulsions et des tendances naturelles de
l'intelligence, - d'une intelligence qui ne possède pas
encore la maturité et la force dues à ces vivantes activités
internes que sont les sciences, les arts, et la sagesse, mais
qui est fraîche et aiguë, avide de porter un jugement sur
toutes choses, à la fois confiante et exigeante, et affamée
de vision intuitive. La connaissance qui doit se développer
chez l'adolescent est une connaissance d'un type particu-
lier, qui tout entière fait appel aux pouvoirs naturels et
840 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

aux dons naturels de l'esprit, connaissance tendant vers


toutes choses à la fois par l'instinct naturel et l'intelligence.
L'atmosphère mentale de l'adolescence doit être celle de
la vérité à embrasser dans l'élan de la première découverte.
La vérité est la force inspiratrice dont l'éducation de la jeu-
nesse a essentiellement besoin, - la vérité plutôt que l'éru-
dition ou la connaissance réflexive de soi-même, - la vérité
qui pénètre l'universalité des choses et s'empare de toutes
choses plutôt que la vérité objectivement isolée à laquelle
vise chacune des diverses sciences. Nous sommes ici en pré-
sence d'une impulsion naturelle et instinctive vers quelque
vérité tout-embrassante et nous livrant tous les secrets des
choses, impulsion qui doit être formée peu à peu à la
réflexion critique, mais que j'aimerais à comparer avant
tout à cette poussée des premiers penseurs de l'ancienne
Grèce vers un monde indifférencié de science, de sagesse
et de poésie. Le sens commun et la puissance de pénétra-
tion spontanée des vues naturelles de l'intelligence et du
raisonnement naturel et non encore techniquement formé
constituent l'unité dynamique de l'univers de pensée de
l'adolescent, avant que la sagesse puisse accomplir en
l'homme une unité plus stable. D e même que l'imagina-
tion constituait le ciel mental de l'enfance, de même main-
tenant la raison montante, la raison naturelle avec sa
fraîcheur, son audace et ses premières ambitions étincelantes
est le ciel mental de l'adolescence; c'est avec le raisonne-
ment qu'il arrive à l'adolescent de s'enivrer. Il y a là une
impulsion naturelle qui doit être tournée au profit de l'édu-
cation, à la fois en stimulant et en disciplinant la raison.
Telles sont, à mon sens, les considérations qui devraient
guider les éducateurs de la jeunesse dans la période la plus
importante et la plus difficile de leur tâche, qui consiste
à déterminer le mode selon lequel les instruments de la pensée
et les arts libéraux doivent être enseignés. La qualité du
mode ou du style de l'enseignement est de beaucoup plus
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 841

grande importance que la quantité des choses enseignées ;


elle constitue l'âme même de l'enseignement, maintient
son unité et le rend vivant et allègre. Si nous cherchons
à caractériser l'objectif général de l'instruction au stade des
humanités ou de l'enseignement secondaire, nous pouvons
dire que cet objectif est moins l'acquisition de la science
elle-même ou de l'art lui-même que la saisie de leur signij-
cation et la compréhension de la vérité ou de la beauté qu'ils
dispensent. Il s'agit moins de participer à l'activité même
du savant ou du poète que de se nourrir intellectuellement
des résultats de leur effort. Et il s'agit encore moins de
développer sa propre habileté mentale et son propre goût
à la manière d'un dilettante en acquérant une vue superfi-
cielle des procédés artistiques et scientifiques ou des voies
et moyens de la grammaire, de la logique et de la métho-
dologie de l'artiste et du savant. Ce que j'appelle la signij-
cation d'une science ou d'un art est contenu dans la vérité
ou la beauté spécifique qu'ils nous offrent. Le but de l'édu-
cation est de veiller à ce que la jeunesse saisisse cette vérité
ou cette beauté par le pouvoir naturel et les dons naturels
de son esprit et par l'énergie naturelle et intuitive de sa
raison soutenue par tout son dynamisme sensible, imagi-
natif et émotionnel. Ce faisant, une éducation libérale fera
avancer l'intelligence naturelle de l'adolescent sur les traces
des vertus intellectuelles qu'il ne possède pas encore et qui
sont le mérite éminent du savant réel et de l'artiste réel.
La condition pratique pour tout cela est de s'efforcer de
pénétrer aussi profondément que possible dans les grands
accomplissements de l'esprit humain plutôt que de tendre
à l'érudition matérielle et à une mémorisation atomisée.
Disons donc que l'adolescent doit apprendre et connaître
la musique pour comprendre la sipification de la musique
plutôt que pour devenir un compositeur en herbe. Il doit
apprendre et connaître la physique pour comprendre la
signification de la physique plutôt que pour devenir un
842 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

physicien. Ainsi l'éducation secondaire et préuniversitaire


(qui correspond à l'enseignement de nos lycées supposé un
peu plus avancé, comme je vais dire) peut garder son carac-
tère nécessaire d'universalité compréhensive et en même
temps labourer et cultiver l'esprit tout entier, rendu dis-
ponible et éveillé pour les futures tâches de l'homme.

L e caractère universel de l'éducation libérale

4. Dans un ordre social conforme à la commune dignité


de l'homme, l'éducation secondaire ou préuniversitaire,
l'éducation libérale devrait être donnée à tous, de ma-
nière à compléter la préparation des jeunes gens avant
qu'ils n'entrent dans l'état d'homme. Introduire la spé-
cialisation dans ce domaine est faire violence au monde de
la jeunesse. En fait, le jeune homme choisira sa spécialité
pour lui-même et progressera dans sa formation profession-
nelle, scientifique ou technique d'autant plus rapidement
et parfaitement que son éducation aura été une éducation
libérale et universelle. La jeunesse a droit à être élevée dans
les arts libéraux, afin de se préparer au travail humain et
aux loisirs humains. Mais une telle éducation est tuée par
une spécialisation prématurée 5.

4. « D Umoment que l'éducation libérale est cette sorte d'éducation


qui met tout homme en état de penser aussi bien que le permettent
ses facultés naturelles, elle est, par définition, appropriée à tous les
hommes. Elle n'est pas seulement pour les riches, ni seulement pour
l'élite intellectuelle ... Une société libre qui la restreint à une minime
portion de ses citoyens le fait au péril de son existence. >,S. BARR,
Report ofthe President, July 1942, St. John's College, Annapolis, Mary-
land, p. 14.
5. <Puisque pour vivre bien et puisque même pour gagner sa vie
il est nécessaire que l'homme pense, l'éducation libérale est la prépara-
tion fondamentaIe à la vie. Mais c'est une affaire qui réclame le temps
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 843

Sans doute une certaine spécialisation doit s'instaurer pro-


gressivement lorsque l'adolescent, ayant achevé ses études
élémentaires et avançant dans les humanités et les études
dites secondaires (j'aimerais mieux dire: normales pour
tous), prend graduellement les dimensions d'un homme.
Mais cette espèce de spécialisation est simplement celle à
laquelle pourvoient spontanément, au cours des études en
question, le tempérament, les dons et les inclinations de
l'adolescent lui-même. Nous devons observer ici qu'exiger
de tous les élèves le même degré d'étude, d'application et
de progrès dans toutes les matières du programme est
chose très peu sage (le système des «colles» ou examens
mensuels sur toutes les matières me semble à ce point de
vue une calamité). Si l'élève montre du zèle pour certaines
matières, et à l'égard des autres une apathie naturelle, cette
apathie même sera un mode normal de différenciation. Il
faut, certes, combattre la paresse, mais encourager et pousser
un élève dans les voies qu'il aime et dans lesquelles il réussit
est beaucoup plus important, pourvu toutefois qu'on lui
enseigne aussi les matières pour lesquelles il éprouve moins
d'inclination, en sorte qu'il traverse le champ entier de
ces possibilités humaines et de ces achèvements humains
qui composent l'éducation libérale.

entier de l'élève, et qui ne peut pas être convenablement accomplie


par des institutions qui se prétendent capables de fournir en même temps
une instruction professionnelle et ce qu'elles se plaisent à appeler des
connaissances 'pratiques'. Cette espèce de connaissances peut être acquise
rapidement, soit sur le chantier soit dans une école professionnelle, par
l'homme qui a appris à penser. Elle ne peut être acquise que d'une
façon difficile et toujours inadéquate par l'homme qui n'a pas appris
à penser. Le prix qu'a dû payer la société contemporaine pour avoir
omis ce genre d'éducation fondamentale est le nombre toujours crois-
sant de spécialistes hautement entraînés qui sont, foncièrement, des
hommes sans éducation, incapables de se mesurer aux responsabilités
variées de la vie. » Ibid.
844 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

La conclusion de toutes les remarques précédentes


implique une nette condamnation, non seulement de l'orien-
tation et de la spécialisation prématurées qui sévissent aujour-
d'hui, et des cours professionnels qui risquent de s'insinuer,
bien avant la préparation des grades universitaires ou des
diplômes techniques, dans l'enseignement normal pour
tous, mais aussi du (t système électif)) (dans lequel l'élève
choisit à son gré, dès l'instant qu'ils comportent le nom-
bre de «points» requis, les cours qui composent son pro-
gramme d'examen 6 ) .

6. «L'école centrée sur l'enfant peut être attrayante pour l'enfant


et, sans conteste, elle est utile comme lieu où les petits peuvent s'affran-
chir de leurs inhibitions, ce qui fait qu'ensuite ils se comportent mieux
à la maison. Mais les éducateurs ne peuvent admettre que les élèves
dictent eux-mêmes le programme de leurs études, à moins qu'ils ne
soient prêts à avouer qu'ils ne sont que des chaperons contrôlant un
processus d'erreurs-et-essaisprivé de tout but et dont le mérite principal
consiste à préserver la jeunesse de faire quelque chose de pire. Le système
du libre choix des cours (elective system) tel que M. Eliot l'a introduit
à Harvard et tel que l'éducation 'progressive' l'a adapté au niveau des
élèves plus jeunes et des études scolaires, ce système revenait à nier
qu'il y eût aucun contenu dans l'oeuvre de l'éducation. Puisqu'il n'y
avait aucun contenu dans l'oeuvre de l'éducation, autant valait laisser
les étudiants suivre leur propre inclination. Ils prendraient au moins
intérêt et plaisir à ce qu'ils font, et seraient aussi bien éduqués que
s'ils avaient suivi un cours d'études obligatoire. C'était négliger le fait
que le but de l'éducation est de relier l'homme à l'homme, de relier
le présent au passé, et de faire progresser la pensée de l'espèce humaine.
Si tel est le but de l'éducation, il ne peut être abandonné au caprice
et aux intérêts spontanés et sporadiques des enfants ou même des étu-
diants. >, Robert M. HUTCHINS, The Higher Learning in America, Yale
University Press, 1936, p. 70-71.
Bien entendu, le fait de rejeter le système électif n'implique nulle-
ment que l'on ne doive point enseigner, en plus des matières essentielles
(et par conséquent obligatoires) du programme, d'autres matières facul-
tatives dans des cours à option choisis par les étudiants selon leurs propres
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 845

' 5. Il importe de bien noter que, dans notre manière de


voir, l'éducation libérale donnée à tous devrait atteindre,
pendant les classes finales du lycée prolongées deux ou trois
ans 7, un point suffisamment élevé pour que l'intelligence
naturelle8 des jeunes (beaucoup d'entre eux auront, dès la
sortie du lycée, soit à prendre tout de suite un métier, soit
à suivre des cours professionnels) se trouve décidément
armée pour poursuivre son éducation et élargir sa culture
tout le long de la vie, selon les capacités de chacun, grâce
à la lecture, au théâtre, aux concerts, au cinéma, etc., et
à la bonne utilisation des loisirs.
11 faut aussi noter que ce qui caractérise essentiellement
l'université (je parle d'institutions vraiment dignes de ce
nom, et qui ne trahissent pas leur mission), c'est que, d'une
part, avec l'université entre en scène la haute spécialisation
intellectuelle, et que, d'autre part, à cette haute spécialisa-
tion un approfondissement de l'éducation libérale et un élargis-
sement de la culture générale sont indissolublement joints,
je dis dans l'enseignement universitaire lui-même, et en
raison du caractère désintéressé de celui-ci, ordonné avant
tout à la vérité, et au pur épanouissement de l'intelligence.

Il faut noter que l'âge et le degré de maturité de l'étudiant est un


facteur que l'on doit prendre en considération et que toute discussion
concernant le système électif serait rendue plus facile et plus claire si
les années de collège commençaient plut tôt que ce n'est aujourd'hui
le cas en Amérique et s'étendaient par exemple de seize à dix-neuf ans.
7. Cf. olus loin o. 847. n. 10.
8. J'entends par ces mots intelligence naturelle une intelligence non
perfectionnée par les vertus intellectuelles requises de ceux qui se vouent
à la recherche scientifique ou philosophique et au progrès du savoir
désintéressé. Chez le plus grand nombre l'intelligence naturelle se trou-
vera perfectionnée par d'autres habitus, qui alors ont rapport aux diverses
activités relevant de la vie pratique - à toutes les sortes variées de
compétence technique, au travail manuel qualifié, à l'habileté dans les
affaires commerciales ou industrielles, etc.
846 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Comment une telle jonction paradoxale peut-elle s'éta-


blir ? Je réponds : grâce aux vivantes connexions qui existent
objectivement entre le savoir spécial sur lequel porte la
vertu intellectuelle à acquérir par l'étudiant, et l'univers
entier du savoir, sur lequel son intelligence naturelle reste
ouverte; et grâce au climat particulièrement vif, dû à
une sensibilité spirituelle à l'écoute de toute vérité, qui
est réclamé par les études universitaires, et qui rend atten-
tif, consciemment et supra-consciemment, aux connexions
objectives en question, - autrement dit grâce à l'ampleur
et la liberté de vision chez l'enseigné comme chez
l'enseignant.
Il suit clairement de là que tous ne sont pas appelés à
recevoir l'enseignement universitaire. A côté de l'univer-
sité, de hautes écoles professionnelles et de hautes écoles
techniques existent du reste, et devront nécessairement se
multiplier, où cette fois la seule spécialisation règne en maî-
tresse. Le baccalauréat, qui concerne l'éducation pré-
universitaire, ne saurait être un brevet d'admission à l'uni-
versité. Ce sont des examens d'entrée, comportant une
sélection assez sévère, qui devraient permettre à ceux des
jeunes qui les passent avec succès de s'inscrire à une faculté
universitaire. Tous les citoyens d'un pays ont droit, parce
qu'ils sont des hommes, à l'éducation libérale pré-
universitaire. L'université, à cause des qualifications par-
ticulières qu'elle demande des enseignés comme des ensei-
gnants, n'est pas pour tous, loin de là.

Le programme d'études dans l'enseignement secondaire

6. Revenons maintenant à l'éducation libérale pour tous


et aux établissements d'enseignement dits secondaires qui
ont charge de la dispenser. Que pouvons-nous dire de leur
programme d'études ? En abordant cette question mon seul
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 847

but est de rechercher, d'un point de vue philosophique et


par rapport uniquement aux exigences et aux convenances
intrinsèques de la tâche d'élever un homme, quels seraient
les principaux traits d'un programme normal d'enseignement
libéral préuniversitaire pour un jeune Occidental d'aujourd'hui.
J'avance, incidemment, l'opinion que, dans le plan péda-
gogique général, il y aurait avantage à s'arranger pour que
la période d'études préuniversitaires (classes supérieures
de nos lycées, college américain) prenne place entre la sei-
zième et la dix-neuvième année. Ainsi, après les premières
années d'«humanités», concernant avant tout la langue
maternelle et les langues étrangères (dont l'étude devrait
commencer très tôt 9 ) , la grammaire comparée, l'histoire,
l'histoire naturelle et l'art de l'expression de la pensée 'O,

9. Si l'on suppose que l'enseignement des langues étrangères com-


mence à l'âge de dix ans, l'adolescent aura une maîtrise suffisante de
ces langues après six années d'études. A seize ans, lors de sa première
année de collège, il complétera cette connaissance des langues dans la
perspective propre aux humanités, par une analyse logique et ration-
nelle de ce qu'il a déjà appris plus ou moins empiriquement. Ensuite
dans ses études de littérature et de poésie il entretiendra ses connais-
sances par la lecture en leur langue de quelques auteurs étrangers.
10. Si l'on suppose que la période des humanités doit durer sept ans,
de telle sorte que l'éducation qui forme la transition entre la période
des rudiments et les classes supérieures de nos lycées comprenne trois
. . ?(de treize à quinze ans), on pourrait répartir ces trois années
années
de la façon suivante:
L'année des Langues, comprenant: 1' les langues étrangères, étu-
diées en relation avec la langue nationale; 2' la grammaire comparée
et l'art de l'expression; 3' l'histoire nationale, la géographie et l'his-
toire naturelle (particulièrement l'astronomie élémentaire et la géologie) ;
L'année de Grammaire, comprenant : 1' la grammaire, Particulière-
ment la grammaire comparée et la philologie; 2' les langues étran-
gères et l'art de l'expression; 3' l'histoire nationale, la géographie,
l'histoire naturelle (particulièrement la botanique) ;
L'année d'Histoire et d'Art de l'Expression, comprenant : 1' l'histoire
nationale, l'histoire de la civilisation, l'art de l'expression ; 2' les langues
848 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

nous aurions les matières suivantes pour les quatre années


d'études préuniversitaires durant lesquelles l'étudiant
pénètre pour en faire le tour dans l'univers des arts
libéraux :
L'année de Mathématiques et de Poésie, comprenant: en
premier lieu les mathématiques, la littérature et la poésie;
en second lieu la logique; en troisième lieu, les langues
étrangères et l'histoire des civilisations.
L'année des Sciences naturelles et des Beaux-Arts, compre-
nant : en premier lieu, la physique et les sciences naturelles ;
en second lieu, les beaux-arts, les mathématiques, la litté-
rature et la poésie; en troisième lieu, l'histoire des civili-
sations.
L'année de Philosophie, comprenant : en premier lieu, la
philosophie, c'est-à-dire la métaphysique et la philosophie
de la nature, la théorie de la connaissance et la psycholo-
gie ; en second lieu, les sciences de la nature (en particulier
la physique et la biologie), car il importe beaucoup que
l'enseignement scientifique continue pendant les études de

étrangères; 3' la grammaire comparée et la philologie, la géographie,


l'histoire naturelle (particulièrement la zoologie).
Ainsi, l'on couvrirait en trois ans le champ de ce que j'ai appelé,
dans mon second chapitre, b arts pré-libéraux (à l'exception de la logique
qui serait étudiée dans la première des quatre années suivantes).
Le plan général que j'ai dans l'esprit et qui est à l'arrière-fond de
mes considérations présentes, répartit les principales périodes de l'édu-
cation de la façon suivante: 1. Les rudiments (ou éducation élémen-
taire) : 7 années, réparties en quatre années d'éducation élémentaire
initiale (âge: de six à neuf) et trois années d'éducation élémentaire com-
plémentaire (âge : de dix à douze). - II. Les humanités : 7 années,
réparties en trois années d'enseignement préparatoire (âge: de treize
à quinze) et 4 années d'enseignement fina! (classes supérieures de nos
lycées; âge: de seize à dix-neuf). - III. Etudes supérieures, relevant
de l'université et des hautes écoles professionnelles.
A l'université, le temps normalement requis pour la licence (M.A.)
serait de trois années; et pour le doctorat de deux à quatre années.
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 849

philosophie ; en troisième lieu, les mathématiques, la litté-


rature, la poésie, les beaux-arts.
L'année de Philosophie morale et politique, comprenant:
en premier lieu, l'éthique et la philosophie politique et
1 sociale; en second lieu, les sciences physiques et naturelles;
en troisième lieu, la littérature, la poésie, les beaux-arts,
les sciences humaines et l'histoire des sciencesll.
Je note que jusqu'à cette dernière année de philosophie
morale et politique, la morale (à la fois personnelle et sociale)
devrait avoir été l'objet d'un enseignement particulier tout
le long de la période des humanités. Puis-je avouer à ce
propos que, bien que je croie à la morale naturelle, je n'ai
qu'une confiance limitée en l'efficacité éducationnelle d'une
morale purement rationnelle détachée abstraitement de ses
contacts religieux? Normalement, l'enseignement moral
dont je viens de parler comme distinct de la philosophie
morale et politique, et qui doit être donné au cours
des humanités devrait, à mon avis, être incorporé à la
formation religieuse. Est-ce à dire, cependant, qu'il n'y
aurait pas de place pour la morale naturelle et qu'elle
ne devrait pas être enseignée? La morale naturelle et
les grandes idées éthiques transmises par la civilisation
doivent être enseignées durant ces années d'études. Elles
constituent le trésor même de l'humanisme classique,
elles doivent être communiquées à la jeunesse, - mais non
pas comme faisant l'objet de cours spéciaux. Elles doivent
être incorporées aux humanités et aux arts libéraux, en
particulier comme faisant partie intégrante de l'enseigne-
ment de la littérature, de la poésie, des beaux-arts et de
l'histoire. Cet enseignement doit être pénétré du sentiment

11. Comme je l'indique plus loin, le programme des deux ou trois


dernières années d'humanités comprendrait aussi des études facultatives
en théologie.
850 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de telles valeurs. La lecture d'Homère, d'Eschyle, de


Sophocle, d'Hérodote, de Thucydide, de Démosthène, de
Plutarque, d'Épictète, de Marc Aurèle (mieux vaut les lire
avec soin dans une traduction que d'apprendre leur langue
et d'en lire seulement quelques miettes), la lecture de
Virgile, de Térence, de Tacite et de Cicéron, de saint
Augustin, de Dante, de Cervantes, de Montaigne, de
Shakespeare, de Pascal, de Racine, de Montesquieu, de
Dickens, de Goethe, de Dostoïevski, nourrit l'esprit du
sens et de la connaissance des vertus naturelles, de l'honneur
et de la pitié, de la dignité de l'homme et de l'esprit, de
la grandeur de la destinée humaine, des entrelacements
du bien et du mal, de la caritas hurnani generis. Une telle
lecture, plus que n'importe quel cours de morale naturelle,
transmet à la jeunesse l'expérience morale de l'humanité.

7. En commentaire à notre programme idéal nous pou-


vons proposer quelques remarques. Comme je l'ai indi-
qué dans le chapitre précédent, la physique et les sciences
naturelles doivent être considérées comme constituant une
des branches principales des arts libéraux. Elles s'occupent
surtout de l'interprétation mathématique des phénomènes
naturels, et elles assurent par cette voie la domination de
l'esprit humain sur le monde de la matière, non dans la
perspective des causes ontologiques mais dans celle du
nombre et de la mesure. Elles apparaissent ainsi, si je puis
dire, comme une réalisation finale des tendances de pensée
pythagoriciennes et platoniciennes dans le champ même
de ce monde de l'expérience et du devenir que Platon voyait
comme une ombre sur le mur de la caverne. La physique
et les sciences naturelles, si elles sont enseignées non pour
l'amour des applications pratiques mais essentiellement pour
l'amour de la connaissance, en étant référées au type spé-
cifique d'approche épistémologique qu'elles comportent,
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 851

et étroitement rapprochées de l'histoire des sciences et de


l'histoire de la civilisation, fournissent à l'homme une vision
de l'univers, une intelligence de la vérité scientifique et
un sens de l'objectivité exigeante, inflexible et sacrée de
la plus humble vérité, qui jouent un rôle essentiel dans la
libération de l'esprit et dans l'éducation libérale. La physique
devrait être enseignée et révérée comme un art libéral du
premier rang, à l'égal de la poésie, et probablement plus
important que les mathématiques elles-mêmes.
Remarquons encore que notre programme ne prévoit
ni le latin, ni le grec; à mon avis l'étude de ces langues
représenterait surtout une perte de temps pour le grand
nombre de ceux qui sont destinés à les oublier; le latin,
le grec, et l'hébreu (ou au moins l'une de ces trois langues
fondamentales de notre civilisation) devraient être appris
plus tard, - d'une manière beaucoup plus rapide et plus
féconde, - par les étudiants qui préparent les degrés uni-
versitaires en langues, en littérature, en histoire ou en phi-
losophie. Au surplus, durant la période des humanités la
grammaire comparée et la philologie l2 dispenseraient à
l'élève une connaissance très utile des mécanismes internes
du langage. Et les langues étrangères étudiées non seule-
ment dans un dessein pratique, mais aussi dans leur rap-
port avec la langue maternelle, lui fourniraient les moyens
' requis pour gagner la maîtrise de cette dernière (notam-
' ment grâce aux exercices de traduction).
Enfin, en ce qui concerne la littérature et la poésie, la
lecture et l'étude directe des livres écrits par les grands
auteurs sont le moyen d'éducation primordial; ce point

12. Se!on notre plan général, la grammaire comparée et la philologie


devraient être enseignées, - comme instruments plutôt que comme
sciences, et d'une manière adaptée à la sphère de connaissance de
l'élève, - durant les années d'enseignement secondaire préparatoire.
852 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

a été clairement mis en lumière par les éducateurs de


St. John's College, à Annapolis. Rien ne peut remplacer
la «lecture pure», comme disait Péguy, d'un «texte pur P.
Une telle lecture est également essentielle en philosophie,
et même, dans une certaine mesure, dans l'étude des
sciences. Tout cela cependant, me semble-t-il, est d'autant
plus profitable que les livres en question ne sont pas trop
nombreux, et par conséquent peuvent être scrutés sérieu-
sement, avec attention et avec amour, et que leur choix
dépend, en partie du moins, des préférences de l'élève 13.

13. Je prends la liberté d'avancer ces quelques remarques:


a. O n ne saurait trop souligner le rôle éducationnel des grands livres.
Cependant ce rôle ne consiste pas seulement à aiguiser le pouvoir intel-
lectuel de la jeunesse; ils ne sont pas seulement semblables au gros os
auquel le jeune chien s'attaque pour s'aiguiser les dents. Si l'on veut
pousser jusqu'au bout la métaphore, il faut ajouter que ce gros os est
un os à moelle et que le jeune chien n'a pas seulement à aiguiser ses
dents, mais aussi à nourrir sa substance vitale de la savoureuse moelle.
A coup sûr, il ne s'agit pas pour le jeune étudiant de «maîtriser» les
grands livres, mais de découvrir la vérité et la beauté qu'ils apportent,
d'être vivifié et délecté par elles, - et, s'ils apportent aussi des erreurs,
de discerner et juger celles-ci, quelque maladroit et imparfait que puisse
être au début cet effort. Les «dents» de l'intellect ne sont pas réelle-
ment aiguisées si elles ne sont pas capables de séparer le vrai du faux.
C'est pourquoi les grands livres auxquels l'étudiant a à s'appliquer ne
devraient pas être trop nombreux, et leur lecture devrait être accom-
pagnée de commentaires sur leur contexte historique et de cours sur
la matière dont ils traitent.
b. L'éducation secondaire et préuniversitaire n'a pas pour but de faire
acquérir à la jeunesse les vertus intellectuelles, mais de la mettre en état
d'exercer bien son intelligence nat~rellecomme telle. Les arts et les sciences
ne doivent être réellement acquis qu'au troisième stade de l'éducation
(université, études supérieures spécialisées). La raison pour laquelle l'édu-
cation préuniversitaire doit embrasser tous les arts libéraux, en tant que
leur connaissance est nécessaire à tous, est précisément le fait qu'elle
concerne seulement la compréhension qu'en peut avoir l'intelligence
naturelle de l'adolescent, progressant de la sorte vers les habitus ou vertus.
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 853

Philosophie et théologie

8. Une dernière observation doit être faite, ayant trait


au but le plus élevé de l'éducation libérale, qui est de mettre
les jeunes gens en possession des fondements de la sagesse.
A ce propos, je n'ai pas besoin de m'attacher longuement

c. L'expression traditionnelle «arts libéraux» doit être bien com-


prise. Dans cette expression le mot «art » ne se rapporte pas à l'art
au sens strict, en tant que distingué de la «connaissance» ou de la
<<science».Ainsi, au moyen âge, les sciences mathématiques (arithmé-
tique et géométrie) et les sciences physiques (astronomie et musique,
c'est-à-dire acoustique) étaient les principaux arts du quadrivium. Par
conséquent, l'éducation dans les arts libéraux ne consiste pas seulement
à acquérir les règles pratiques pour bien penser, ou à s'aiguiser les dents
(c'est-à-dire à se pourvoir de moyens indispensables), elle consiste aussi
et surtout à grandir en connaissance et en vision intellectuelle, et en
la saisie réelle de la vérité et de la beauté (c'est-à-dire à atteindre
- d'une façon proportionnée à l'univers mental de la jeunesse - , ces
fins de l'effort intellectuel que constituent les différentes matières de
l'enseignement).
d. La logique devrait être enseignée (en même temps que les mathé-
matiques, la littérature et la poésie) pendant la première des quatre années
préuniversitaires. Toutefois, ce que j'entends par logique, c'est ce que
les Scolastiques qui vinrent après saint Thomas appelaient logica minor
(à la fois une science instrumentale et un art, traitant des règles du
raisonnement). Ce qu'ils appelaient logica major, et l'étude de ce qu'est
la logique elle-même et de ce qu'est son objet, devrait être enseigné,
en même temps que la théorie de la connaissance, durant la troisième
des quatre années préuniversitaires.
e. L'ordre de l'enseignement (particulièrement durant les deux pre-
miers stades de l'éducation) devrait suivre l'ordre de la découverte, lequel
n'est pas «déductif et scientifique,>, mais plutôt inductif et dialec-
t i q u e ~ .Bien entendu, un peu de dialectique est une bonne chose et
la formation socratique dans la comparaison des idées un entraînement
très utile, mais plutôt à l'égard du développement de l'esprit critique
qu'à l'égard de la voie de la découverte. Le primat de la dialectique
en éducation ne vaut pas mieux que le primat du syllogisme. L'ordre
de la découverte - et par suite l'ordre de l'enseignement - est expéri-
mental-inductif et rationnel-intuitif plutôt qu'inductif et dialectique.
854 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

à plaider pour la philosophie. Il suffit de répéter une


remarque bien souvent faite à vrai dire, à savoir que per-
sonne ne peut se passer de philosophie et que, après tout,
la seule façon d'éviter les dommages engendrés par la
croyance inconsciente en une philosophie sans forme et qui
charge l'esprit de préventions est de développer consciem-
ment en soi une philosophie clairement et sérieusement exa-
minée. De plus, la métaphysique est le seul savoir purement
humain qui prétende être une sagesse, et avoir assez de
profondeur et d'universalité pour pouvoir réellement por-
ter le royaume des sciences à l'unité, la coopération et l'har-
monie; et si quelqu'un désire honnêtement contester la
validité de cette prétention, il doit forcément commencer
par connaître cette métaphysique qu'il met en question.
Finalement, l'éducation a pour suprême intérêt les grands
accomplissements de l'esprit humain, et si nous ignorons
la philosophie et l'ceuvre accomplie par les grands penseurs
il nous est tout à fait impossible de comprendre quoi que
ce soit au développement de l'humanité, de la civilisation,
de la culture et de la science.
Il y a à cet égard une question réellement difficile. Une
bonne philosophie doit être une philosophie vraie. O r les
professeurs de philosophie se trouvent naturellement enga-
gés dans des positions philosophiques qui diffèrent large-
ment. Et si l'une de ces positions est fondée sur des principes
vrais, ce n'est apparemment pas le cas pour les autres. La
solution de ce problème peut prendre deux formes. Tout
d'abord, il existe un certain héritage commun, bien
qu'informulé, de sagesse philosophique qui passe à travers
tout réel enseignement de la philosophie, quel que soit le
système de celui qui enseigne. La lecture de Platon est tou-
jours un bienfait, même si vous n'êtes pas d'accord avec
les thèmes du platonisme. En second lieu, les professeurs
de philosophie n'enseignent pas pour qu'on les croie, mais
pour éveiller la raison; et les étudiants en philosophie sont
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 855
l
I redevables à leur maître de se libérer de lui. Il y a, à vrai
dire, un troisième point qui n'est valable que pour des phi-
losophes aussi endurcis que moi : ils peuvent toujours espé-
rer qu'en vertu de sa vérité même, la philosophie qu'ils
tiennent pour vraie, comme c'est pour moi le cas de la
philosophie aristotélicienne et thomiste, gagnera de la force
parmi les hommes, - au moins dans la génération à venir.
O n peut poser une autre question en ce qui concerne
la manière d'enseigner la philosophie. La difficulté réside
ici dans le fait que la philosophie a l'expérience pour point
de départ, et que dans les jeunes gens il n'y a pas d'expé-
rience, ou bien peu, de la science, ou de la vie, qui soit
propre à fournir ce point de départ. Le remède, à mon
sens, est de commencer par donner des éclaircissements his-
toriques concernant les grands problèmes philosophiques ;
une telle description historique, visant moins à rendre érudit
en histoire qu'à faire prendre conscience de la logique
interne et du développement progressif de l'attention
humaine à ces problèmes, constitue une sorte de substitut
de l'expérience personnelle 14.
Maintenant, ceux qui partagent la foi chrétienne savent
qu'une autre sagesse rationnelle, qui s'enracine dans la foi,
non dans la seule raison, est supérieure à la sagesse simple-
ment humaine de la métaphysique. En fait, les problèmes

14. S'agit-il de l'enseignement de la philosophie donné à des chré-


tiens dans des écoles chrétiennes, il y a en ce cas chez l'étudiant une
expérience sur laquelle peut se fonder l'éveil à la réflexion philosophique :
je veux dire l'expérience de la foi. En pareil cas c'est en suivant le même
processus que celui du développement historique de la pensée chrétienne,
en partant des données de la foi et en dégageant les problèmes philoso-
phiques qu'elles posent devant l'esprit, que l'étudiant pourrait le mieux
prendre conscience de ces problèmes. O n aurait ainsi une introduction
à la philosophie dans laquelle philosophie et théologie seraient d'abord
indifférenciées, et au terme de laquelle la distinction entre elles serait
fermement établie et clairement comprise.
856 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

et les controverses théologiques ont imprégné le dévelop-


pement entier de la culture et de la civilisation occiden-
tale, et sont encore à l'œuvre dans ses profondeurs, de telle
sorte que celui qui prendrait le parti de les ignorer serait
foncièrement incapable de comprendre son propre temps
et la sipification de ses conflits internes. Ainsi démuni,
il serait comme un enfant barbare et désarmé errant parmi
l'incompréhensible bizarrerie des arbres, des fontaines, des
statues, des jardins, des ruines et des édifices encore en
construction du vieux parc de la civilisation. L'histoire
intellectuelle et politique des seizième, dix-septième et
dix-huitième siècles, la Réforme et la Contre-Réforme,
l'état intérieur de la société britannique après la Révolu-
tion d'Angleterre, l'œuvre des «Pilgrim Fathers », la pro-
clamation des droits de l'homme, et les événements
postérieurs de l'histoire du monde, ont leur point de départ
dans les grandes disputes sur la nature et la grâce de notre
âge classique. Ni Dante ni Cervantes, ni Rabelais ni Sha-
kespeare, ni John Donne, ni William Blake, ni même Oscar
Wilde ou D . H. Lawrence, ni Giotto ni Michel-Ange, ni
le Greco ni Zurbaran, ni Pascal ni Rousseau, ni Madison
ni Jefferson, ni Edgar Poe ni Baudelaire, ni Goethe ni
Nietzsche ni même Karl Marx, ni Tolstoï ni Dostoïevski
ne peuvent être réellement compris sans un sérieux arrière-
fond théologique. La philosophie moderne elle-même, de
Descartes à Hegel, reste énigmatique sans cela, car en fait
la philosophie s'est chargée elle-même, tout le long des
temps modernes, de problèmes et d'inquiétudes dont elle
a dépossédé la théologie, de sorte que l'avènement cultu-
rel d'une philosophie purement philosophique est une chose
qu'on attend encore. Dans la vie culturelle du moyen âge,
la philosophie était au service de la théologie ou plutôt
était enveloppée en elle; dans la vie culturelle des temps
modernes, elle n'a été qu'une théologie sécularisée. Ainsi,
les considérations que j'ai exposées à l'égard de la philo-
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 857

sophie sont encore plus vraies de la théologie. Personne


ne peut se passer de théologie, au moins d'une théologie
larvée et inconsciente, et la meilleure manière d'éviter les
inconvénients d'une théologie subrepticement insinuée est
d'avoir affaire à une théologie qui a clairement conscience
d'elle-même. Et l'éducation libérale ne peut pas complé-
ter son œuvre sans la connaissance du domaine spécifique
et des soucis propres de la sagesse théologique.
Il suit de là qu'un cours de théologie l5 devrait trouver
place dans les deux dernières années d'étude des humani-
tés - un cours qui, par sa nature nettement intellectuelle
et spéculative, et aussi parce qu'il se tiendrait dans la pers-
pective du développement historique, serait tout à fait dif-
férent de l'enseignement religieux reçu d'autre part par
la jeunesse.
L'aspect pratique de la question ne présente aucune dif-
ficulté pour les établissements qui ont une dénomination
religieuse. Pour les autres la solution pratique dépendrait
de la reconnaissance du principe pluraliste en ces matières.
L'enseignement théologique serait donné, conformément
à la diversité des croyances, par des professeurs apparte-
nant aux principales confessions religieuses, chacun s'adres-
sant aux étudiants de sa confession. Et naturellement les
étudiants qui nourrissent un préjugé contre la théologie
seraient dispensés de suivre ces cours et auraient licence
de rester à leur gré incomplets en sagesse. Car pour com-
prendre une telle science il faut que l'âme soit bien dispo-
sée, et pour l'honneur de la théologie il ne convient pas
d'en imposer l'étude à qui s'en montre indigne en ne la
cherchant pas volontairement.

15. Je pense à un cours qui s'attacherait seulement aux vues


d'ensemble, et serait moins approfondi que les cours donnés à l'uni-
versité (à l'égard de laquelle la même question se pose, cf. plus loin
p. 935 S.).
3. Les études supérieures

L'Université et les Hautes Écoles professionnelles


1
9. Le troisième et dernier stade de l'éducation concerne le
jeune homme et la jeune fille. Ceux-ci sont entrés déjà dans
l'univers de pensée de l'adulte et se préparent de près aux
tâches de l'homme et de la femme. Ils jouissent des pre-
mières espérances et expériences de leur majorité toute
fraîche, et de l'initiative personnelle due à une raison et à I
un libre arbitre déjà formés. La vie et les soucis du monde
de la maturité sont maintenant les leurs. Le mariage viendra
bientôt pour beaucoup d'entre eux. Peut-être dans quelque
société future idéale, tous les jeunes gens, - j'entends
ceux qui possèdent le zèle et les dons requis, - auront-ils
la possibilité de s'occuper seulement d'études supérieures
jusqu'à leur vingt-cinquième ou vingt-sixième année. En
fait, pour l'instant, bien des jeunes gens et des jeunes
filles doivent, après les années d'études préuniversitaires,
consacrer leur journée entière à gagner leur vie. Ceux
d'entre eux qui sont doués pour le travail intellectuel et
qui en sont avides sont ainsi mis dans l'impossibilité, quels
que puissent être leurs désirs personnels, de faire réguliè-
rement leurs études supérieures. Les bourses d'études et
les prêts d'honneur peuvent compenser dans une certaine
mesure cette triste anomalie, et il faudrait les multiplier
autant que possible. Mais le seul moyen grâce auquel cette
anomalie peut trouver remède d'une façon générale consiste
en les cours d'extension universitaire et les cours du soir.
La générosité et le zèle avec lesquels un tel enseignement
est donné par tant de professeurs, et reçu par tant d'étu-
diants après une dure journée de labeur, témoignent de
l'une des plus belles réalisations de l'éducation américaine.
Nous voyons apparaître là une nouvelle fonction de l'Uni-
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 859

versité, comme aussi des Hautes Écoles professionnelles,


et il est probable que cette fonction est appelée à prendre
une importance croissante à mesure que le progrès écono-
mique réduira d'une façon générale les heures de travail
et donnera ainsi à ceux qui le désirent la possibilité de pro-
fiter plus aisément des cours du soir.
Les établissements chargés des études supérieures sont
ou bien les Hautes Écoles professionnelles et les Hautes
Écoles techniques, ou bien l'université. Les premières sont
entièrement vouées à la haute spécialisation ; la seconde est
vouée, à la fois, à la haute spécialisation intellectuelle et
à la connaissance universelle. De là un problème que j'ai
déjà abordé plus haut 16, et sur lequel je voudrais revenir
maintenant.
Newman a écrit qu'une université «est un endroit où
l'on enseigne la connaissance universelle». Et il ajoute:
((Quelle que soit la raison originelle, inconnue d'ailleurs,
pour laquelle il a été adopté, je ne fais que marquer le
sens reconnu, le sens populaire du terme quand je dis
qu'une université devrait enseigner la connaissance uni-
verselle ''. »
Néanmoins, par un curieux paradoxe, l'enseignement
de l'université coïncide avec une définitive spécialisation
des études. Chaque science particulière, comme chaque art
particulier, exige en effet une formation hautement spé-
cialisée. Et à notre époque, où un tel enseignement ne se
rapporte pas, comme au moyen âge, à la formation d'un
leadershtj intellectuel essentiellement composé de clercs, ni,
comme dans les siècles suivants, à la formation des futurs
membres des classes dirigeantes, mais concerne, selon un

16. Cf. le 5 de ce même chapitre.


17. Cardinal John Henry NEWMAN,On the Scope... (cité plus haut),
Preface and Discourse I.
860 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

type d'éducation plus démocratique, la formation d'une


masse beaucoup plus vaste et beaucoup plus diversifiée de
citoyens qu'on espère éminents, issus de tous les rangs de
la nation, on est tenté de penser que tous les arts et toutes
les sciences, même celles qui concernent l'administration
de la vie courante et l'application de l'esprit humain aux
matières d'utilité pratique, devraient trouver leur place dans
l'enseignement d'une université typiquement moderne.
J'ai soutenu cette opiriion jadis ; c'est là une vue utopique,
qu'à présent je rejette absolument, parce qu'elle mécon-
naît et met en péril le caractère d'universalité - ou ce que
Whitehead appelle l'esprit de généralisation l8 - qui est
essentiel à l'université, aussi essentiel que la haute spé-
cialisation due à l'acquisition de telle ou telle vertu intel-
lectuelle. L'université doit «enseigner la connaissance
universelle», non seulement parce que son architecture
embrasse l'ensemble des domaines les plus élevés en géné-
ralité du savoir humain, mais aussi parce que, dans toute
université digne de ce nom, l'esprit de l'enseignement est un
esprit d'universalité, du fait même qu'il tend d'une manière
entièrement désintéressée à la pure cotinaissance de la vérité,
et par suite demande aux professeurs d'avoir eux-mêmes
et de communiquer aux étudiants le sens des connexions
et des correspondances qui existent entre toutes les diverses

18. «Pour ceux dont l'éducation régulière est prolongée au-delà de


l'âge scolaire, les études universitaires ou leur équivalent sont la grande
période de généralisation. L'esprit de généralisation devrait dominer
l'université. .. A l'université, l'étudiant devrait partir des idées géné-
rales et étudier leurs applications aux cas concrets. U n cours universi-
taire bien établi est une étude du champ et de la portée de la généralité.
Je ne veux pas dire que ce cours devrait être abstrait au sens d'un
divorce d'avec les faits concrets, mais je veux dire que les faits concrets
devraient être étudiés comme illustrant la portée des idées générales. ,,
A.N. WHITEHEAD, The Aims ofEducation and other Essays, New York,
The Macmillan Co., 1929, p. 41.
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 861

régions de l'univers de la connaissance, autrement dit de


faire voir, par la flamme qui les anime, que les vertus intel-
lectuelles sont des vertus-sœurs sous le ciel des transcen-
dantaux. Ainsi l'approche de chaque domaine, si exigeant
soit-il en spécialisation, reste elle-même prégnante de géné-
ralité, et témoigne d'une manière informulée (et d'autant
plus efficace) de l'universalité à laquelle tendent ensemble
ces diverses vertus.
Nous avons affaire ici à un point très délicat (et d'appli-
cation difficile), mais qui est de toute première importance,
et qui, me semble-t-il, n'a pas été suffisamment mis en
lumière. Au regard de l'universalité de la connaissance,
le mode de l'enseignement est à considérer plus encore
que sa matière; ou plutôt le choix des matières elles-
mêmes, comme pouvant et devan; être enseignées soit à
l'université, soit dans de Hautes Ecoles professionnelles,
dépend du fait qu'elles sont ou ne sont pas adaptées
au mode en question, et demandent ou non à être ensei-
gnées selon l'approche et dans l'esprit dont je viens de
parler.
C'est tout cela qu'oublient ou négligent ceux qui vou-
draient faire place dans l'université à n'importe quelle haute
spécialisation, notamment aux sciences et aux arts tour-
nés vers la vie pratique. Cette vue utopique provient d'une
inadmissible confusion entre études supérieures quelles qu'elles
soient et université.
Ce qu'il faut en réalité, c'est que l'université soit dou-
blée de toute une variété de Hautes Écoles professionnelles
et de Hautes Écoles techniques, dédiées elles aussi aux
études supérieures, mais essentiellement distinctes de l'Uni-
versité parce qu'elles n'ont plus rien à voir avec l'ccensei-
gnement de la connaissance universelle*. Et c'est, d'autre
part, qu'entre ces Hautes Ecoles professionnelles ou tech-
niques et l'université des liens d'étroite coopération soient
établis.
862 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L~EDUCATION

IO. Insistons un peu là-dessus.


D e l'université relève le domaine des sciences spécula-
tives, des arts libéraux, de cette connaissance désintéressée
de la nature et de l'homme et des achèvements de la cul-
ture qui libère l'esprit par la vérité ou par la beauté. Nous
trouvons ici l'immense concert des libres travaux de l'esprit,
les mathématiques, la physique, la chimie, l'astronomie,
la géologie, la biologie, l'ethnologie, la sociologie, la pré-
histoire, l'archéologie, l'histoire, les langues et les littéra-
tures anciennes et modernes, la philologie, la poésie de
toutes les époques et de tous les pays. J'aimerais que soient
de même tenues pour parties intégrantes de la vie d'une
université non seulement l'histoire de la musique et des
autres arts et la philosophie de l'art, mais aussi la forma-
tion du goût par les grandes œuvres elles-mêmes vues ou
entendues dans une salle de coiirs (grâce aux mass media
cela est facile), puis analysées et discutées avec un ou deux
artistes de haute valeur. Tout cela est au cœur même de
la vie de l'esprit, et le trésor de l'héritage de la civilisa-
tion. Et tout cela doit avoir pour sommet un autre domaine,
qui est le centre animateur le plus élevé dans l'architec-
ture de l'enseignement, et qui a affaire à ces sciences qui
voisinent avec la sagesse parce qu'elles sont universelles en
vertu de leur objet et de leur essence même: la philoso-
phie de la nature, la métaphysique et la théorie de la
connaissance, la philosophie morale, sociale et politique,
la philosophie de la culture et de l'histoire, la théologie
et l'histoire des religions.
Des Hautes Écoles professionnelles devraient relever, en
premier lieu, le domaine des arts utiles et des sciences appli-
quées, au sens le plus large de ces termes : arts et métiers,
agriculture, élevage, ponts et chaussées, mines, etc., et le
vaste domaine de l'enseignement technique supérieur; en
second lieu, le domaine des sciences et des arts exclusive-
nient tournés aussi vers l'ordre pratique, qui, bien que cou-
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 863

vrant des champs rigoureusement spécialisés, se rapportent


tous, néanmoins, à l'homme lui-même et à la vie humaine :
par exemple la médecine, la chirurgie, l'hygiène publique,
et d'autre part le commerce, les finances, les sciences éco-
nomiques, la statistique, la pédagogie, le journalisme, les
mass media of communication, etc.
J'aimerais que tout ce qui a affaire à la technique du droit
et de la jurisprudence comme préparant à exercer les fonc-
tions d'avocat, d'avoué, de magistrat, et pareillement tout
ce qui a affaire aux techniques de la psychologie et de la
psychiatrie, soit enseigné dans de Hautes Ecoles profession-
nelles, - tandis que d'un côté l'histoire et la philosophie
du droit, d'un autre côté la psychologie elle-même comme
connaissance spéculative des fonctions mentales et affectives
de l'être humain, la psychologie comparée des divers peuples
de la terre, la psychologie comparée de l'homme et des
animaux, et la psychologie comme savoir philosophique
occupé du problème de l'âme humaine, de sa spiritualité
et de son immortalité, seraient enseignées à l'université.
O n voit immédiatement par ces exemples quel genre de
coopération il serait nécessaire d'établir entre les Hautes
Écoles professionnelles et techniques et, l'université. Les
professeurs et les étudiants des Hautes Ecoles devraient se
rencontrer dans des séminaires réguliers avec les profes-
seurs et les étudiants de l'université.
Et cela n'est pas vrai seulement pour l'étude du droit
et celle de la psychologie. Cela est vrai pour la médecine,
la pédagogie, les sciences économiques, et plupart des
autres matières enseignées dans les Hautes Ecoles profes-
sionnelles. Elles ont besoin de l'éclairage d'une connais-
sance plus générale (psychologie, philosophie de l'éducation,
philosophie sociale et politique ...) qui leur corresponde,
notamment en raison des problèmes d'ordre moral impli-
qués par l'exercice des activités en rapport avec les matières
en question. Car l'usage des moyens techniques ne peut
864 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

pas être réellement profitable, ni celui des sciences pratiques


bien dirigé, sans la possession de lumières générales sur
la nature et sur l'homme. Et la vérité même de toute
connaissance portant sur la conduite humaine implique un
jugement sain sur les fins de la vie humaine, c'est-à-dire
une connaissance réelle de la philosophie morale et poli-
tique qui, à son tour, présuppose la métaphysique. Ces
exigences procèdent des objets mêmes sur lesquels ((prend,,
la connaissance. Le savant lui-même, pas plus que l'histo-
rien, l'érudit et l'humaniste, ou l'artiste, ne peut se dis-
penser de quelque inspiration philosophique; ils ont besoin
d'une instruction philosophique, au moins afin de prendre
conscience de la valeur exacte et de la légitime extension
de leurs propres activités parmi les autres activités de
l'esprit.
En revanche, la discussion avec les maîtres et les élèves
des Hautes Ecoles professionnelles apporterait aux maîtres
et aux élèves de l'université toutes sortes de données
d'expérience et de questions à résoudre qui nourriraient
et stimuleraient leur réflexion, et l'obligeraient à joindre
de plus près le réel concret.

Remarques complémentaires concernant l'Université

11. Dans l'université idéale que nous venons de consi-


dérer, je vois les diverses parties du vaste corps de l'ensei-
gnement divisées, plutôt qu'en Facultés ou Départements
séparés, en Instituts, dont chacun posséderait une organi-
sation plus con~plexeet des moyens de liaison plus souples.
Et une coopération organisée devrait s'instaurer entre ces
divers Instituts. Des comités spéciaux, formés de profes-
seurs appartenant aux divers Instituts, devraient assurer une
coopération régulière entre ceux-ci, guider le travail de
l'étudiant et l'aider à prendre conscience des connexions
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 865

qui existent entre son domaine particulier de recherche et


les autres champs plus universels d'études supérieures : par
exemple les connexions de la physique, de la biologie, de
la psychologie, ou de la médecine avec l'histoire des sciences,
l'histoire de la civilisation, la philosophie de la nature, et
la théorie de la connaissance; ou les connexions de l'éco-
nomie, des sciences sociales, du droit, de la pédagogie, de
la littérature et de l'art avec l'histoire de la civilisation,
la philosophie morale et politique, et les grands problèmes
métaphysiques et théologiques. Ainsi seraient facilitées
((des études et des recherches dans lesquelles plusieurs dis-
ciplines, maintenant séparées, seraient combinées à la fois
par des étudiants préparant leurs diplômes supérieurs et
par des hommes de science dans leur travail créateur* 19.
Et la connaissance de chacun serait approfondie et vivifiée
par cette remise en examen de la valeur, de la finalité et
de la structure logique propres aux différentes disciplines
ainsi vitalement réunies.
Pour les raisons que je formulais plus haut à propos des
humanités, les cours de théologie, si importants qu'ils soient

19. Cf John U NEF, The Untverstttes lookfor Unity, p 36 L'auteur


remarque judicieusement que, afin de réussir dans ce travail progressif
de refonte, <<l'unificationpourrait commencer modestement, là où le
besoin s'en ferait sentir, entre deux ou trois matières, considérées, autant
que possible, dans leurs rapports avec la philosophie et en particulier
avec l'éthique)) (zbtd , p 37) A propos de ces remarques, on doit sou-
ligner l'initiative prise par le Committee on Social Thought de l'Uni-
versité de Chicago Afin que les étudiants préparent la licence (M A )
et le doctorat (Ph D ) sous sa direction, ce comité de coordination
entre les Facultés combine de diverses façons des cours d'études con-
cernant par exemple les idées sociales, le domaine historique (civilisa-
tions anciennes du Proche-Orient, civilisation médiévale, civilisation
de la Renaissance, civilisation du dix-huitième siècle, civilisation amé-
ricaine) ainsi que les domaines analytique et théorique (ethnologie et
sociologie, économie politique, jurisprudence et éthique, éducation,
psychologie, évolution humaine)
866 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION 1
en eux-mêmes, resteraient matière à option. Naturellement
la question de l'enseignement théologique se présente aussi
bien à l'égard de l'université qu'à l'égard du collège et
de l'éducation secondaire, et les considérations que nous
avons précédemment exposées à ce sujet ont ici un poids
particulier. Ceux qui croient que Dieu a révélé à l'huma-
nité les secrets de sa vie intime regardent la théologie, ou
la pénétration et le développement rationnels du donné
révélé, comme constituant en elle-même une véritable
science, une connaissance qui procède avec certitude et
nécessité, bien qu'elle soit enracinée dans la foi et qu'elle
saisisse son objet au moyen de concepts qui sont infini-
ment dépassés et transcendés par lui. Afin de rendre la
philosophie autonome, Descartes a estimé nécessaire de
considérer la foi comme une simple obéissance, et de refu-
ser à la théologie tout caractère de connaissance authentique
et de science. C'était un pas de clerc. L'une des tâches prin-
cipales de notre âge est de reconnaître à la fois la distinc-
tion et la relation organique entre la théologie, enracinée
dans la foi, et la philosophie enracinée dans la raison et qui
est sûre désormais de l'autonomie qu'elle cherchait. Car il
est peu probable, n'est-ce pas? que si Dieu a parlé, c'est
pour ne rien dire à l'intelligence humaine. A ce point de
vue, Newman avait raison d'affirmer que si une université
professe que c'est son devoir scientifique d'exclure la théo-
logie de son programme d'études, «une telle institution
trahit cela même qu'elle professe servir, s'il y a un Dieun.
Quant à ceux, et ils sont sans doute nombreux, qui ne
partagent pas ces sentiments à l'égard de la théologie, ils
tireraient néanmoins grand avantage d'une instruction théo-
logique. Ils verraient s'ouvrir pour eux les horizons de pro-
blèmes hautement rationalisés, et ils comprendraient mieux
les racines de notre culture et de notre civilisation.
Dans les un?versités sans dénomination religieuse et les
universités d'Etat, cet enseignement théologique serait
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 867

réparti entre Instituts de diverses affiliations religieuses,


selon la façon dont se compose à ce point de vue la popu-
lation des étudiants qui fréquentent l'université. Un tel
enseignement resterait entièrement distinct de celui qui est
donné dans les séminaires ecclésiastiques et serait adapté
aux besoins intellectuels des laïcs; son but ne serait pas
de former un prêtre, un pasteur, ou un rabbin, mais d'éclai-
rer des étudiants en matières profanes sur les grandes doc-
trines et les grandes perspectives de la sagesse théologique.
L'histoire des religions devrait former une partie impor-
tante du programme.

Les Instituts de recherche

12. Nous pouvons observer encore que le labeur des uni-


versités doit trouver son complément dans celui des Insti-
tuts de recherche. Il est sans doute normal que l'instruction
donnée à l'université aboutisse à quelque travail original
et à l'avancement de la connaissance, en particulier dans
le domaine scientifique. Pourtant c'est là, en un sens, un
trop-plein qui déborde de la fonction enseignante. Selon
la nature des choses, l'objet des universités est d'enseigner
la jeunesse et non de produire des livres et des articles et
des contributions sans fin, ou de faire des découvertes scien-
tifiques, philosophiques, ou artistiques. L'éducation de
l'homme par le moyen des cours, des lectures dirigées, des
dissertations à corriger, des discussions ou séminaires 20 à

20. Les séminaires, où un professeur et ses étudiants discutent entre


eux et échangent leurs vues sur telle ou telle question traitée dans le
cours, ont une importance spéciale et devraient être largement multi-
pliés. U n contact étroit, libre et amical, s'y établit; c'est pourquoi il
y a avantage à ce que chacun d'eux ne réunisse qu'un petit nombre
d'étudiants.
868 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

conduire, ou des exercices pratiques au laboratoire, et


l'avancement de la connaissance par la recherche originale
qui implique à la fois la concentration et les «beaux risques »
dont parlait Platon, sont deux choses tout à fait différentes
- nous autres professeurs, nous savons cela trop bien. Les
Instituts de recherche spécialement organisés et dotés pour
scruter les sciences de la nature et celles de l'homme sont
d'une importance éminente pour le progrès de la civilisa-
tion : eux et les universités doivent s'aider mutuellement,
mais pour leur mutuel avantage rester nettement séparés.

Les écoles de vie spirituelle

13. Un autre complément, qui se rapporte à un objet


tout à fait différent, pourrait aussi entrer en considération.
En Chine et dans l'Inde, des sages vivant dans la soli-
tude et la contemplation rassemblent autour d'eux des dis-
ciples qui viennent les écouter soit pendant un certain
nombre d'années, soit pour de plus courtes périodes. Les
ashrams hindous (écoles de sagesse) sont bien connus. En
Europe, il y a quelques années, le besoin de tels centres
d'instruction était si grand que des écoles de sagesse ont
été créées çà et là; et par des hommes qui, peut-être, comme
Spengler, méritaient difficilement le nom de sages. En Amé-
rique, l'initiative prise par les Quakers avec leur école de
Pendle Hill doit être regardée avec un intérêt particulier.
Depuis des siècles, l'Église catholique a eu ses propres
moyens d'instruire ceux qui aspirent à la perfection spiri-
tuelleZ1.Ce que j'entends montrer, c'est que des initia-

21. Espérons que de nos jours le service du monde et du temporel


auquel tant de membres du clergé rêvent de se dédier, ne créera pas
une trop grande disette de guides compétents en matière de spiritualité.
III LES HUMANITÉS E T L'ÉDUCATION LIBÉRALE 869

tives spéciales ont toujours été prises, et doivent être


prises, conformément aux besoins particuliers de chaque
époque.
Je ne me sens pas qualifié pour discuter la question d'un
autre point de vue que celui de ma propre foi religieuse.
Parlant donc du point de vue catholique, je dirai que ce
qui me semble spécialement requis par notre temps est la
création de centres d'instruction spirituelle, ou «d'écoles
de sagesse», dans lesquels ceux qui aiment le recueillement
pourraient mener une vie commune durant quelques
semaines, apprendre les voies de la vie spirituelle et de la
contemplation, et cette science de la perfection évangélique
qui est la partie la plus élevée de la théologie. L'immense
trésor des écrits et des doctrines des grands auteurs spiri-
tuels et des saints, qui composent la tradition mystique
de la chrétienté, depuis les Pères du Désert jusqu'à saint
Jean de la Croix et les mystiques des temps modernes, serait
ainsi mis à leur disposition. Ils pourraient se familiariser
à la fois avec la connaissance théologique appropriée à ces
questions et avec l'histoire, la personnalité et les enseigne-
ments de ces héros de la foi et de l'amour dont l'appel,
ainsi que dit Bergson, traverse l'humanité comme une
puissante «aspiration» vers Dieu. J'imagine ces écoles
comme des maisons d'hospitalité et de recueillement qui
seraient fondées sur l'intégrité d'une foi religieuse et d'une
conception de la vie pratiquées dans leur pureté, mais
qui seraient ouvertes non seulement à ceux qui partagent
cette foi mais aussi à tous ceux qui désireraient passer là
quelques jours de rafraîchissement spirituel et apprendre
ce qu'ils ignorent. Ceux qui auraient pour tâche d'assurer
la continuité de la vie et de l'enseignement dans ces écoles
de sagesse y demeureraient en permanence. Les autres en
seraient les hôtes et s'y rencontreraient à intervalles régu-
liers. En ce qui concerne en particulier la jeunesse, les
étudiants et les autres jeunes gens et jeunes filles qui ont
870 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L~ÉDUCATION

chaque année des vacances et qui aimeraient en employer


une partie de cette manière pourraient passer quelques jours
ou quelques semaines dans ces asiles de paix. Je suppose
que le nombre d'étudiants fréquentant ces écoles ne serait
pas minime.

Notre responsabilité envers la jeunesse

14. Nous avons ainsi achevé nos considérations sur les


humanités et l'éducation libérale. Le prochain chapitre aura
trait aux problèmes éducationnels dus à la crise depuis long-
temps commencée de notre civilisation. A ce propos, je
voudrais marquer que c'est avant tout en pensant aux
besoins, aux exigences et aux droits de la jeunesse, et
spécialement de la jeunesse contemporaine, que j'ai conduit
toute ma discussion. J'aime et respecte la jeunesse d'au-
jourd'hui, et je la contemple avec un étrange sentiment
d'angoisse. Ils savent quantité de choses concernant
la matière, les faits naturels, et les faits humains, mais
presque rien concernant l'âme. Tout compte fait, leur
conduite morale, bien que plus ouvertement relâchée, n'est
pas d'un niveau plus bas que celui de la génération précé-
dente. Ils ont une sorte de candeur confiante qui déchire
le carur. Au premier regard ils apparaissent très proches
de la bonté de la nature telle que Rousseau rêvait d'elle.
Car ils sont bons sans doute et généreux et libres, et ils
manifestent dans les actions nobles comme dans les actions
immorales une sorte de pureté qui ressemble à l'innocence
des oiseaux et des chevreuils. En réalité, ils en sont juste
au moment où les structures acquises de la tradition morale
et religieuse ont été dispersées et où l'homme continue
encore à jouer avec son héritage. Leur nature nue n'est
pas la pure nature, mais une nature qui depuis des siècles
a été fortifiée par la raison et la foi et accoutumée aux
III LES HUMANITÉS ET L'ÉDUCATION LIBÉRALE 871

vertus, et qui est maintenant privée de tout soutien. Ils sont


debout dans leur bonté, ne reposant sur rien. Comment
leur résistance sera-t-elle éprouvée dans le dur monde de
demain ? Qu'est-ce que seront leurs enfants ? L'anxiété et
la soif montent chez nombre d'entre eux, et cela même
est une raison d'espérer.
CHAPITRE IV

LES REQUÊTES DU PRÉSENT ET DE L'AVENIR

U n e éducation intégrale pour un humanisme intégral

1. Si l'humanité vient à bout des terribles menaces


d'esclavage et de déshumanisation qu'elle affronte aujour-
d'hui, elle aura soif d'un nouvel humanisme, et sera
anxieuse de redécouvrir l'intégrité de l'homme, comme
d'en finir avec les divisions internes dont l'âge précédent
a tant souffert. Pour correspondre à cet humanisme intégral,
on devrait promouvoir une éducation intégrale, - celle
dont j'ai tenté dans ce livre de dégager les principaux
caractères.
L'individualisme bourgeois est fini. Ce qui prendra une
importance capitale pour l'homme de demain, ce sont les
connexions vitales de l'homme avec la société, c'est-à-dire
non seulement avec le milieu social mais aussi avec le tra-
vail commun et le bien commun. Le problème est de rem-
placer l'individualisme de l'âge bourgeois, non par le
totalitarisme ou le collectivisme de la ruche, mais par une
civilisation personnaliste et communautaire fondée sur les
droits humains et donnant satisfaction aux aspirations et
aux besoins sociaux de l'homme. L'éducation doit mettre
fin à la discordance entre l'exigence sociale et l'exigence
individuelle au-dedans de l'homme lui-même. Il lui faut
par suite développer à la fois le sens de la liberté et le sens
de la responsabilité, celui des droits humains et celui des
874 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

obligations humaines, le courage à prendre des risques et


à exercer l'autorité pour le bien général et en même temps
le respect de l'humanité en chaque personne individuelle.
L'éducation de demain devra aussi en finir avec le cli-
vage entre l'inspiration religieuse et l'activité séculière dans
l'homme, s'il est vrai qu'un humanisme intégral doit comp-
ter parmi ses traits principaux un effort de sanctification
de l'existence profane et temporelle. Et l'éducation de
demain devra également en finir avec le clivage entre le
travail ou l'activité utile et la floraison de vie spirituelle
et de joie désintéressée dispensées par la connaissance et
par la beauté. Nous apercevons ici le caractère authenti-
quement démocratique de l'éducation de demain. Chacun
doit travailler, ou prendre sa part du fardeau de la com-
munauté humaine, selon ses capacités. Mais le travail n'est
pas une fin en soi; le travail doit procurer le loisir pour
la joie, l'expansion et la délectation de l'esprit.

Les lotkirs humains et l'éducation libérale

2. Le problème des loisirs humains, dont le progrès tech-


nique et social avait déjà fait avant la guerre un problème
spécialement important, deviendra crucial dans le monde
de demain. La détente physique et mentale, le théâtre, le
cinéma, les jeux, tout cela est bon et nécessaire. Il n'est
cependant qu'un loisir qui convienne à ce qu'il y a de plus
humain dans l'homme, et qui ait plus grande valeur ou
dignité que le travail lui-même, c'est celui qui consiste en
l'expansion de nos activités intérieures jouissant des fruits
de la connaissance et de la beauté. Et c'est là de quoi
l'homme est rendu capable par l'éducation libérale. Nous
voyons ici une des raisons pour lesquelles l'éducation libé-
rale doit être étendue à tous. Notons en passant que les
enfants qui seraient apathiques ou réfractaires à l'égard de
IV LES REQUÊTES DU PRÉSENT ET DE L'AVENIR 875

l'éducation libérale, sans désir d'apprendre ni curiosité


d'esprit, ne se rencontrent certes pas dans les classes pauvres
plus que dans les classes fortunées (c'est le contraire qui
est plus souvent le cas). Ceux qui ont l'expérience de la
jeunesse ouvrière et du monde du travail savent qu'on ne
trouve nulle part ailleurs une pareille soif de connaissance,
si seulement ne manquent pas les moyens suffisants. Cette
soif de connaissance, de connaissance libérale, ne fait qu'un
avec la soif de parvenir à la libération sociale et à la majo-
rité historique. L'éducation de demain doit pourvoir le
common man, l'homme de l'humanité commune, des
moyens requis pour son accomplissement personnel, non
seulement quant à son travail mais quant à ses activités
sociales et politiques dans la communauté civile et quant
aux activités de ses heures de loisir.

Lu tâche normale de l'éducation


et ses fardeaux additionnels

3. Nous en venons maintenant aux tâches spéciales dont


la présente crise de la civilisation et les conditions de notre
monde détraqué ne manqueront pas de charger l'éduca-
tion. Ces tâches sont multiples et considérables. Devant
l'actuelle désintégration de la vie familiale, la crise de la
moralité et a! rupture entre la religion et la vie, et enfin
la crise de 1'Etat et de la conscience civique, et la nécessité
pour les États démocratiques de se reconstruire selon un
idéal renouvelé, on a partout tendance à charger l'éduca-
tion de remédier à toutes ces déficiences. Cela comporte
le risque de fausser l'œuvre éducative, spécialement si de
ce qu'on regarde comme son pouvoir magique on prétend
obtenir des transformations immédiates. Cependant ce far-
deau étranger surajouté à la tâche normale de l'éducation
doit être accepté au nom du bien général.
876 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Dans de telles conjonctures, le devoir des éducateurs est


manifestement double: ils ont à la fois à maintenir les
devoirs essentiels de l'éducation humaniste et à les adapter
aux exigences présentes du bien commun.
L'éducation a son essence propre et ses buts propres.
Cette essence et ces buts essentiels, qui se rapportent à la
formation de l'homme et à la libération intérieure de la
personne humaine, doivent être maintenus, quels que
puissent être les fardeaux surimposés. Il n'est pas question
de refuser ceux-ci. Mais s'ils étaient assumés de la mauvaise
manière, au point de fausser les essentielles valeurs humaines
de l'éducation; ou si une école conçue selon quelque patron
totalitaire comme un organe politique de l'Etat, devait
prendre la place des libres et normales sphères éducatives
destinées par la nature et par Dieu à la formation de
l'homme, alors le bien commun, au nom duquel les far-
deaux supplémentaires dont nous avons parlé doivent être
assumés par l'école, ne serait pas assuré mais trahi. Le
remède n'aurait fait qu'aggraver le mal.

4. O n doit s'attendre à ce que, dans le monde de demain,


le système éducationnel prenne une importance et une
amplitude toujours croissantes, et devienne, plus encore
qu'aujourd'hui, l'organe d'une fonction fondamentale et
décisive dans une communauté civile consciente de la dignité
du peuple et de l'avènement historique de l'homme de
l'humanité commu?e. Puisqu'il s'agit là d'une matière
d'intérêt public, 1'Etat ne peut s'en tenir à l'écart, et
son aide comme sa supervision seront par conséquent
requises. Bien des changements dans le régime actuel des
écoles et des universités auront probablement lieu. Le
nombre des institutions éducationnelles établies et finan-
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 877

cées par l'État ira sans doute croissant. Tout cela est un
processus normal en lui-même. Mais il doit s'accom-
pljr dans la liberté et pour la liberté, et la relation entre
1'Etat et l'école doit être correctement comprise.
Nous nous rendons compte à nouveau ici de l'impor-
tance du principe pluraliste, qui accorde aux multiples
groupes résultant de la libre association la plus grande auto-
nomie possible, et fonde l'autorité supérieure de 1'Etat sur
la reconnaissance des droits de ces groupes. En ce qui
concerne le système éducationnel, le principe pluraliste
implique fondamentalement la liberté académique. Non
seulement il met en lumière le droit de fonder des écoles,
ouvert à quiconque a les qualifications convenables et
est en règle avec les lois de 17Etat. Il demande aussi que
les diverses institutions d'enseignement soient libres de
s'associer en plusieurs unions ou organisations qui seraient
empêchées par la loi d'empiéter sur les libertés fondamen-
tales de leurs membres, mais pourraient établir des
règlements généraux valables pour chaque union. C'est par
des accords conclus entre 1'Etat et quelque conseil supérieur
composé des représentants de ces unions (y compris les
unions formées par les écoles de 17Etat) que toute justi-
fiable intervention de l'État en matière d'éducation pour-
rait se produire.
U n rôle important devrait être accordé aux associations
de parents d'élèves, qui feraient entendre leurs vœux aux
représentants des organisations éducationnelles et dont les
réclamations pourraient contrebalancer les demandes de
1'Etat. Il en va de même pour les associations d'étudiants.
Le rôle des syndicats ouvriers et des autres grandes orga-
nisations économiques ou culturelles, qui pourraient peut-
être devenir les fondateurs et les administrateurs d'un
certain nombre d'institutions d'enseignement financées
par les ressources privées, devrait également être pris en
considération.
L'enseignement moral

5. Si nous considérons de plus près les tâches supplé-


mentaires que j'ai mentionnées, nous voyons que la pre-
mière a trait à la présente crise de la moralité. L'œuvre
de rééducation morale est réellement une nécessité publique.
Tout observateur sérieux reconnaît le fait que les enfants
ne doivent pas seulement être dressés à une conduite
correcte, au respect de la loi, et à la politesse, mais que
ce dressage social reste déficient et précaire sans une authen-
tique formation intérieure. Pour que les maîtres n'aient
pas à affronter à l'école l'indiscipline ou la violence, il faut
que leur autorité morale soit reconnue; et il faut que soit
donné un sérieux enseignement des principes moraux,
j'entends comme fondés sur la vérité plutôt que comme
accommodés aux convenances sociales. Cela implique cer-
-
tainement plus que la théorie d'après laquelle les enfants
doivent d'abord libérer les instincts de l'homme primitif
afin de se purger de ces instincts.
Le professeur F. Clarke, Directeur de l'Institut d'Édu-
cation de l'université de Londres, préconisait la sévérité
et un régime d'autorité dans les écoles et dans les collèges,
ainsi que ((le maintien continuel dans l'éducation d'une
rigueur et d'une tension analogues à celles qui sont requises
pour être en bonne forme dans le domaine de la culture
physique » '.
Il allait même jusqu'à dire qu'«après tout le péché ori-
ginel est peut-être plus qu'un dogme théologique périmé»,
et que «de tous les besoins de la démocratie, il se pourrait
bien que le plus grand soit d'avoir d'une façon ferme et
durable le sens de la réalité du péché originel)). En tant que
catholique je souscris volontiers à cette assertion, tout en

A Review ofEducationa2 Thought, London, 1942.


1. F. CLARKE,
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 879

ajoutant qu'il se pourrait qu'un sens ferme et durable de la


réalité du pouvoir de la grâce régénératrice et de la foi, de
l'espérance et de la chanté, fût aussi et encore plus nécessaire.
Pourtant ce que notre présent problème nous demande
de prendre en considération, c'est le nombre plus ou moins
grand de parents qui sont opposés à toute espèce d'édu-
cation religieuse pour leurs enfants. Nous voilà ainsi
placés de nouveau devant une tâche particulière et parti-
culièrement urgente, requise aujourd'hui de l'organisation
scolaire. Il est nécessaire de donner une importance excep-
tionnelle à l'enseignement de la morale naturelle. Le moyen
normal de donner cet enseignement, qui est de l'incorpo-
rer aux humanités, à la littérature et à l'histoire, comme
je l'ai fait remarquer dans le précédent chapitre, ne suffit
plus en face de l'extrême dégradation de l'intelligence
morale qu'on peut observer aujourd'hui. Pour l'instant
le mal semble plus apparent dans nos idées que dans notre
conduite, du moins dans les pays encore civilisés. Epuisée
et égarée à force de fausse philosophie déshumanisée, la
raison avoue son impuissance à justifier toute norme morale.
Une telle maladie de l'intelligence et de la conscience
humaine appelle des remèdes spéciaux, - qui sont non
seulement le renouveau, dont le monde a si grand besoin,
de la foi religieuse, mais un renouveau du pouvoir moral
de la raison. Il suit de là que si des maîtres peuvent se trou-
ver dont la raison soit plus saine que celle de leurs élèves,
on devrait pourvoir, dans les écoles et les collèges, à un
enseignement spécial des principes de la morale naturelle.
Remarquons ici que le domaine où la morale naturelle
se sent le plus chez elle et le moins déficiente, est celui
de nos activités temporelles, ou de la morale politique,
civique et sociale : parce que les vertus propres à ce domaine
(quoi qu'il en soit de leur ordination indirecte à des fins
supérieures), sont essentiellement des vertus naturelles,
ordonnées au bien de la civilisation; tandis que dans le
880 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

domaine de la morale personnelle l'envergure tout entière


de la vie morale ne peut tomber sous les prises de la rai-
son, pour connaître de notre système de conduite concret
dans l'existence réelle, sans qu'il soit directement tenu
compte de la destinée supra-temporelle de l'homme. Ainsi
l'enseignement de la morale naturelle tendra naturellement
à mettre l'accent sur ce qu'on peut appeler l'éthique de
la vie politique et de la civilisation. Ce qui est pour le mieux
(car là il jouit de son maximum de force et de vérité
pratique), à condition qu'il résiste à la tentation de négli-
ger ou de déprécier la morale personnelle qui est la racine
de toute la morale. Il devra surtout résister à la tentation
de fausser et + corrompre toute son œuvre en se faisant
un outil de 1'Etat pour former la jeunesse selon le patron
collectif supposément requis par l'orgueil, la cupidité, ou
les mythes de la communauté terrestre.

6. Maintenant, puisque nous sommes en train de nous


occuper de la morale et de l'enseignement moral, nous ne
devons pas perdre de vue la vérité pratique qui possède à
cet égard une importance prédominante : en ce qui concerne
la droiture de la volonté et de la conduite humaine, la
connaissance et un sain enseignement sont nécessaires mais
ne sont certainement pas assez. Pour juger correctement
de ce que nous devons faire dans une situation donnée,
notre raison elle-même dépend de la droiture de notre
volonté et du mouvement décisif de notre liberté elle-même.
O n peut rappeler à ce propos le mot mélancolique d'Aris-
tote, contrastant avec la doctrine socratique selon laquelle
la vertu est seulement connaissance : aconnaître, disait Aris-
tote, est peu de chose ou même rien pour la vertu2. ))

D'AQUIN,Sent., III, d. 33,


2. Eth. Nic., II, 4 ; cf. saint THOMAS
q. 9 , a. 2.
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 881

Ce qui fait beaucoup pour la vertu, c'est l'amour: parce


que l'obstacle fondamental à la vie morale est l'égoïsme,
et parce que la plus profonde aspiration de la vie morale
est d'être délivré de soi-même ; et seul l'amour, parce qu'il
est don de soi, est capable d'écarter cet obstacle et de por-
ter cette aspiration à son accomplissement. Mais l'amour
lui-même est assiégé par notre central égoïsme et perpé-
tuellement en danger de s'enchevêtrer avec lui ou d'être
recapturé par lui, soit que cet égoïsme fasse de ceux que
nous aimons une proie pour notre dévorant amour de nous-
mêmes, soit qu'il les englobe dans l'impitoyable amour
de soi que le groupe se porte à lui-même, de manière à
exclure tous les autres hommes de notre amour. L'amour
ne va pas à des idées, à des abstractions ou à des possibili-
tés, l'amour va à des personnes vivantes. Dieu est la seule
personne en laquelle l'amour humain puisse se jeter et s'éta-
blir de manière à embrasser aussi tous les êtres et à être
pleinement délivré de l'amour égoïste de soi-même.
L'amour, amour humain ou amour divin, n'est pas affaire
d'étude ou d'enseignement, car il est un don; l'amour de
Dieu est un don de la nature et de la grâce: c'est pour-
quoi il peut être l'objet du premier précepte. Comment
pourrait-il nous être commandé de mettre en œuvre un
pouvoir que nous n'avons pas d'abord reçu ou que nous
ne pouvons pas d'abord recevoir ? Il n'y a pas de méthodes
ou de techniques humaines pour acquérir ou pour déve-
lopper la charité, pas plus que n'importe quelle autre espèce
d'amour. Il y a néanmoins une éducation de la charité:
une éducation qui est procurée par l'épreuve et la souf-
france, comme par l'aide et l'instruction humaines de ceux
dont l'autorité morale est reconnue par notre conscience.
La première sphère éducationnelle à considérer ici est
celle de la famille. Est-ce que l'amour familial n'est pas
le prototype de tout amour unissant une communauté
humaine? Est-ce que l'amour fraternel n'est pas le nom
882 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

même de cet amour du prochain qui ne fait qu'un avec


l'amour de Dieu? Si sérieuses que puissent être les défi-
ciences présentées par le groupe familial en certains cas,
si graves que puissent être les troubles et la désintégration
apportés à la vie de la famille par les conditions économiques
et sociales de notre époque, la nature des choses ne peut
pas être changée. Et il est dans la nature des choses que
la vitalité et les vertus de l'amour se développent d'abord
dans la famille. Non seulement les exemples des parents
et les règles de conduite qu'ils inculquent, et l'inspiration
comme les habitudes religieuses qu'ils entretiennent, et les
souvenirs de leur lignée qu'ils transmettent, en un mot
l'œuvre éducative qu'ils accomplissent directement, mais
aussi, d'une façon plus générale, les communes expériences
et les communes épreuves, les efforts, les souffrances et
les espoirs, et le labeur quotidien de la vie familiale, et
l'amour quotidien qui grandit au milieu des gifles et des
baisers, - tout cela constitue l'appareil normal où les sen-
timents et la volonté de l'enfant sont naturellement for-
més. La société composée par ses parents, ses frères et ses
sœurs, est la première société humaine et le premier milieu
humain dans lequel, consciemment et subconsciemment,
il fait la connaissance de l'amour et duquel il reçoit sa nour-
riture morale. Là, les conflits et les harmonies ont à la fois
valeur éducative; un garçon qui a eu l'expérience de la vie
commune avec ses sœurs, une fillette qui a vécu au milieu
de ses frères, ont acquis, sans qu'ils s'en doutent, une avance
morale inestimable et irremplaçable en ce qui concerne les
relations entre les sexes. Et ce qui importe avant tout,
l'amour filial et l'amour fraternel créent dans le cœur de
l'enfant ce recès caché de tendresse et de repos du souvenir
duquel l'homme a si terriblement besoin, et dans lequel,
peut-être après des années d'amertume, il ira de nouveau
chercher quelque fraîcheur chaque fois qu'un désir naturel
de bonté et de paix s'éveillera en lui.
Les besoins de la communauté politique et l'éducation

7. Le second fardeau surajouté aux tâches normales de


l'éducation se rapporte aux besoins de 1'Etat et de la com-
munauté politique dans les crises de l'âge présent. A ce
propos, M. Clarke, que j'ai déjà cité, nous avertit que «ce
n'est pas à cette génération qu'il appartiendra de connaître
la paix bien établie et l'efficacité tranquille d'une éduca-
tion qui va toute seule et tout droit B. Il remarque que le
sens de l'ampleur et de la liberté dont a joui à un si haut
degré l'éducation traditionnelle de son pays impliquait en
réalité l'acceptation collective, par le milieu social tout
entier, de règles de vie mentale et politique fortes et impé-
ratives, de coutumes, d'habitudes et de types de compor-
tement profondément enracinés dans le subconscient. C'est
ainsi que le système éducationnel le plus libre enveloppe
en réalité un caractère auctoritatif qui ((apparaît le moins»,
continue-t-il, ((précisément lorsqu'il est le plus complet et
le plus incontesté; lorsqu'il est si assuré, si absolu, si uni-
versel qu'il n'éprouve pas le besoin de se faire sentir d'une
manière ostentatoire et importune ».
Il est clair que pour le corps des éducateurs comme pour
les citoyens individuellement pris, la liberté, les droits et
l'autonomie ont pour corrélatifs la responsabilité, les devoirs
et les obligations morales. Dans une communauté humaine
la liberté et l'autorité sont aussi nécessaires l'une à l'autre,
en vertu de la nature des choses, que leurs conflits occa-
sionnels sont inévitables en fait. L'autorité politique, ce
droit à diriger et à être obéi dans l'intérêt du bien com-
mun, n'est pas opposée à la liberté humaine, mais exigée
par elle. Au contraire de l'autorité despotique, qui dirige
un homme pour le bien privé et individuel de son maître,
et qui place celui qui est dirigé dans un état de servitude,
l'autorité politique conduit des hommes libres vers le bien,
non de celui qui dirige, mais de la multitude entière ou
884 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

du corps politique - bien commun qui est désiré par chaque


membre du corps politique en tant que partie de celui-ci,
et qui doit se reverser sur chacun. L'autorité politique,
qui n'est rien sans la justice, requiert par sa nature même
une libre obéissance fondée sur la conscience et sur l7obli-
gation morale. Le pouvoir de contrainte n'est qu'un pou-
voir additionnel, né du fait que le commandement donné
en justice peut se trouver, et c'est souvent le cas, méprisé
par quelques-uns. Mais sans l'autorité authentique, c'est-
à-dire sans le droit lui-même d'être obéi en conscience, le
pouvoir de contrainte serait simplement tyrannique.
Ces principes s'appliquent aux groupes et aux corps par-
ticuliers aussi bien qu'aux individus dans la société civile.
Le corps éducationnel, dans la mesure même où il est libre
et autonome, est obligé en conscience au bien commun.
Dans la mesure même où une fonction de première impor-
tance à l'égard du bien commun lui est confiée, il est obligé
en conscience de se sentir responsable envers la commu-
nauté, et de tenir compte de l'intérêt général. L'autorité
publique, au sens large où j'emploie ce mot, n'a pas seu-
lement à protéger la liberté de l'enseignement, mais aussi
à intervenir parfois sous mode positif, soit pour demander
au corps enseignant de pousser les études en telle branche
scientifique où la communauté a besoin de chercheurs, soit
pour y déjouer des tentatives qui (au service par exemple
de quelque idéologie totalitaire ou des ambitions de
quelque secteur particulièrement puissant de la nation) vont
contre la vie même et les institutions d'une société démo-
cratique.
En vérité, l'ère de la liberté anarchique, qui n'est qu'une
fausse liberté, semble en tout ordre de choses approcher
de sa fin. Le point crucial est de passer à un âge, non pas
de servitude, mais de liberté réelle et organique. En ce qui
concerne l'éducation, ce n'est pas le moment d'accepter
n'importe quelle idée d'elle qui en fausserait les caractères
IV LES REQUÊTES DU PRÉSENT ET DE L'AVENIR 885

essentiels, mais plutôt de s'attacher plus que jamais à sa


vraie nature. Je crains que l'insistance avec laquelle, il y
a quelques décades, certains théoriciens mettaient l'accent
sur l'autorité, n'ait risqué d'être plus ou moins mal
comprise, et de tourner la philosophie de l'éducation
vers un certain despotisme d'Etat.
La définition que M. Clarke propose de l'éducation:
<< l'autoperpétuation d'une culture acceptée.. ., d'une cul-
ture qui est la vie d'une société déterminée)), n'est don-
née qu'en termes de qualités sociales, et n'est pas adéquate.
Si une culture acceptée est imprégnée d'erreurs, de cruau-
tés, ou d'esclavage, la tâche de l'éducation n'est pas de
la perpétuer, mais de s'efforcer de la changer. J'entends
bien que M. Clarke ne nierait point cela; et quand il
approuve l'assertion d'un autre professeur : «L'éducation
doit produire la forme typique » (reconnue par une société
donnée), il approuve la seconde partie de la même asser-
tion: <(et elle doit pourvoir à la croissance au-delà du
type » 3.
Pourtant cette formule elle-même, même avec son
correctif additionnel, reste terriblement biologique et
sociologique. Sans doute, par là même qu'elle est immer-
gée dans une culture donnée et qu'elle transmet celle-ci
à la jeunesse, l'éducation produit en fait un type culturel
moyen - mais sans s'être donné pour but une telle tâche.
Son but réel est de faire un homme. Si le type reconnu
par une société donnée est mauvais, faire croître au-delà
du type aboutira peut-être à quelque chose d'encore pire.
L'éducation doit viser essentiellement non à produire un
type culturel conforme au vœu de la communauté, mais
à libérer la personne humaine.

3. W.E. HOCKING,
Man and the State, New Haven, Yale Univer-
sity Press, 1926.
886 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

La philosophie éducationnelle de la «production du type))


s'apparente naturellement aux idées que Platon propose
dans ses Lois;pour Platon le type doit être produit en vertu
d'une «musique' qu'il appartient à l'État d'imposer à
l'éducation. Les Etats modernes, surtout ceux qui sont en
formation, avec la dépendance où ils sont des masses et
de l'opinion publique, et leur besoin impérieux de créer
d'urgence l'unité et l'unanimité, regarderont une telle phi-
losophie éducationnelle avec une complaisance particulière.
Et ce sont eux qui se chargeront de l'application. Alors
il ne serait plus question de Platon, ni de ses Lois.L'Etat
sommerait l'éducation de compenser tout ce qui manque
à l'ambiance sociale en fait de commune inspiration poli-
tique, de coutumes et traditions stables, de communes règles
de vie héritées du passé, d'unité et d'unanimité morales;
il presserait l'éducation d'accomplir une tâche politique
immédiate, et, afin de remédier à toutes les déficiences de
la société civile, de fabriquer en hâte le type adapté aux
besoins immédiats du pouvoir politique. Par suite l'édu-
cation deviendrait une fonction dépendant directement
et uniquement de la direction de l'État, et le corps éduca-
tionnel un organe de la machine étatique. Par l'effet du
fardeau étranger à son rôle et à sa nature ainsi imposé
à l'éducation, et de l'annexion de toute l'œuvre éduca-
tionnelle par l'État, l'essence et la liberté de l'éducation
seraient ruinées à la fois. Une telle manière de «produire le
type); ne peut réussir que,moyennant cette perversion
de 1'Etat politique qu'est 1'Etat totalitaire, qui se regarde
lui-même comme libre de la justice et comme la règle
suprême du bien et du mal. Dans un Etat démocratique,
cette méthode éducationneile ?e conduirait qu'à une parfaite
déception. Si l'incidence de 1'Etat sur l'éducation était com-
prise de cette manière, nous aurions à défendre l'éduca-
tion contre 1'Etat. A ce propos, il n'est pas rassurant de
lire dans le livre d'un éducateur aussi estimable et aussi
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET D E L'AVENIR 887

dévoué à la liberté que M. Meiklejohn les assertions sui-


vantes : «L'éducation est une expression de la volonté d'un
certain organisme social animé par une seule vie, mû par
un seul esprit. Le maître et l'élève. .. sont tous deux agents
de l'État 4 . »
Il reste cependant, comme M. Clarke le remarque, que
dans des circonstances normales, spécialement avec de solides
structures aristocratiques et traditionnelles comme celles de
l'Angleterre, le corps politique exe;ce une régulation sur
l'éducation moins par le moyen de 1'Etat que par l'influence
spontanée d'un ordre social et culturel stable et pénétrant
la vie entière de la nation. Quand cette régulation sponta-
née fait défaut, rien à vrai dire, ne peut la remplacer. L'Etat
a sans doute les moyens d'exercer sa supervision, et il les
gardera toujours, même si, comme il est infiniment dési-
rable, la France se délivre de la concentration napoléonienne
de tout le système éducatif entre les mains de l'Etat, et
si le système de l'éducation publique devient de plus en
plus un corps autonome dans la nation. Le fait demeure
que ce qui importe avant tout, ce sont les convictions des
maîtres. Et si un grand nombre de ceux-ci sont soit inca-
pables de toute certitude, soit portés vers des opinions qui
mettent en péril le bien commun d'un peuple libre, c'est
l'esprit de ces maîtres-là qu'il faudrait changer, ce que ni
l'État ni aucune pression extérieure n'a le pouvoir de faire.

La crise de la civilisation

8. Au lendemain de la guerre et de la libération je me


sentais plus optimiste que je ne suis aujourd'hui au sujet

4. MEIKLEJOHN,
Education between two Worlds, New York, 1942,
p. 279.
888 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de nos démocraties et de notre civilisation occidentales. De


fait, le phénomène de perversion foncière présenté par le
nazisme et le fascisme avait été le signe éclatant de la déca-
dence où elles étaient entrées; et elles n'ont pas su profi-
ter de la victoire militaire pour opérer les indispensables
redressements intérieurs, - aussi bien intellectuels et
moraux que sociaux. La permanence plus ou moins incons-
ciente des préjugés racistes et de l'antisémitisme dans cer-
taines couches de leur population est un mauvais symptôme.
U n autre mauvais symptôme est l'espèce de contamina-
tion des méthodes hitlériennes subie par les Etats démo-
cratiques sur un point aussi affreusement typique que
l'emploi de la torture par les services de renseignement pour
obtenir des informations en cas de conflit armé. Et ce qui
est d'une suprême gravité, c'est l'absence totale, chez les
peuples libres, d'une philosophie de la vie et de la société
qui leur soit propre et qui fonde en raison leur aversion
du totalitarisme de droite ou de gauche, - et la totale
absence simultanée d'un idéal dynamique assez puissant
pour diriger l'action. (Qu'on me permette de noter en pas-
sant qu'un livre comme Humanisme intégral, où pour mon
humble part je tâchais de remédier un peu à cette absence
d'une philosophie démocratique authentique, a été aussi
mal lu par les gens de gauche, - à travers les lunettes des
passions politiques du moment, - que détesté par les gens
de droite.)
Un résultat de la grande carence que je viens de men-
tionner est que, sur le plan de 1'Etat comme sur celui de
la vie privée, l'homme de bonne volonté n'a à considérer
que des intérêts en conflit, au milieu desquels il se débat
sans lumière supérieure, dans la pure contingence des évé-
nements et le hasard des circonstances. D'incurables riva-
lités règnent entre nations qui se reconnaissent pourtant
fondamentalement solidaires; et on refuse d'envisager,
fût-ce comme une fin éloignée mais absolument nécessaire,
i IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 889

l'idée d'une véritable autorité supranationale possédant des


pouvoirs bien définis. La crainte d'une guerre atomique
générale hante l'imagination. Le plein affranchissement glo-
rieux et l'espèce de déification de l'être humain qui nous
enivrent d'un délire verbal ne sont qu'un rêve de com-
pensation. En dépit des constants progrès de la technique
et de la Machine créée par l'homme pour supplanter la
Nature, chacun s'épuise en un effort de chaque jour qui
dépasse ses forces et semble sans issue. La plupart des
membres des classes dirigeantes et du monde des affaires
restent fidèles à leur sordide égoïsme sacré, tandis qu'une
mentalité petite-bourgeoise envahit les éléments les mieux
nantis du monde ouvrier. Marx lui-même a l'air à présent
d'un vieux philosophe classique; et le communisme, qui
par son dogmatisme idéologique jouissait d'une force appa-
rente et constituait pour les ennemis de toute forme de
totalitarisme un adversaire facile à repérer, entre dans une
phase obscure de conflit sans merci entre sectes dissidentes.
Le résidu tout matérialiste de formation sociale qu'on
appelle société de consommation apparaît, en dépit de tant
de progrès partiels qui poursuivent leur cours, comme la
marque et l'étendard d'une civilisation en pleine désinté-
gration. Paul Valéry avait raison d'affirmer que les civili-
sations sont mortelles, et il est confirmé en cela par un
ethnologue aussi averti que M. Lévi-Strauss. U n de mes
amis me rappelait récemment que dans une conversation
qui date de plus de trente ans, je lui disais qu'un jour
viendrait peut-être où des missionnaires noirs viendraient
d'Afrique prêcher l'Évangile aux blancs d'Europe et
d'Amérique, et leur rapprendre les principes d'un authen-
tique humanisme.
Une telle conjoncture historique est possible sans doute.
Mais il est certes possible aussi qu'après une épreuve his-
torique particulièrement redoutable la civilisation occiden-
tale se régénère elle-même. C'est là ce qui me paraît le
plus probable ; et c'est pour ce second membre de l'alter-
native que je parie: pourquoi donc, en définitive ?
Eh bien ! les générations passent et ne se ressemblent pas.

La grande épreuve de l'éducation d'aujourd'hui

9. C'est une grande épreuve pour l'éducation d'avoir


à poursuivre sa tâche dans une crise de civilisation comme
celle que nous traversons, et au sein d'une culture et d'une
intelligentsia en pleine déroute spirituelle. Lui-même le
système éducatif des pays démocratiques a besoin d'un pro-
fond renouvellement. Et le grand ennemi qui le menace
est le courant qui emporte aujourd'hui tant d'esprits vers
les illusions technocratiques. Rien ne serait plus funeste
qu'une éducation qui viserait non à rendre l'homme plus
vraiment humain, mais à faire de lui l'organe parfaitement
conditionné et parfaitement ajusté d'une société techno-
cratique.
Il n'est pas question naturellement de nier ou de mini-
miser l'immense besoin de technologie créé par les pro-
grès constants de la science et du régime industriel. C'est
une nécessité qu'on doit être prêt à accepter. La question
est de savoir quelle est l'exacte signification de la techno-
logie pour l'homme, et de ne pas transformer la technolo-
gie en suprême sagesse et règle de la vie humaine, et de
ne pas changer les moyens en fins. La guerre qui nous a
sauvés du nazisme a été acceptée et menée pour la liberté
et la justice, pour l'égalité des droits, pour débloquer l'effort
de l'histoire humaine vers une communauté de peuples
libres. Tout ce qu'on invoque là, ce sont principalement
des valeurs spirituelles. Si nous n'avons aucun moyen de
déterminer en quoi consistent la liberté, la justice, l'esprit,
la personnalité humaine, et la dignité humaine, et pour-
quoi ces choses-là sont dignes qu'on meure pour elles,
IV LES REQUÊTES DU PRÉSENT E T DE L'AVENIR 891

alors toutes les douleurs et les immolations de la guerre


contre Hitler et toutes les horreurs des camps de la mort
n'ont été souffertes que pour des mots. Si nous et la jeu-
nesse qui sera éduquée par les démocraties futures, nous
estimons que tout ce qui n'est pas calculable ou matériel-
lement exécutable n'est qu'un mythe, alors il est bien
vain de lutter contre toute forme de totalitarisme : car la
préface au totalitarisme est la méconnaissance de la dignité
spirituelle de l'homme, et le postulat que la vie et la
moralité humaines sont réglées par des valeurs purement
matérielles ou biologiques. Après cela, puisque l'homme
ne peut pas se passer de quelque amoureuse adoration, l'ado-
ration monstrueuse du Léviathan totalitaire aura son jour.
La technologie est bonne, comme un moyen pour l'esprit
humain et pour des fins humaines. Mais la technocratie,
c'est-à-dire la technologie comprise et révérée de telle sorte
qu'elle exclue toute sagesse supérieure et toute application
à comprendre autre chose que les phénomènes calculables,
ne laisse rien d'autre dans la vie humaine que les relations
de force, ou pour le mieux celles de plaisir, et débouche
nécessairement dans une philosophie de la domination. Une
société technocratique n'est rien d'autre qu'une société
totalitaire. Mais une société technologique peut être démo-
cratique, pourvu qu'elle soit vivifiée par une inspiration
supra-technologique et qu'elle reconnaisse, avec Bergson 5,
que le monde, plus grand aujourd'hui, a besoin d'un
« supplément d'âme >,,et que la «mécanique ,, appelle la
((mystiqueD.

10. Notre besoin, et notre problème crucial, est de redé-


couvrir la foi naturelle de la raison en la vérité. Pour autant

5. Cf. Les deux Sources de la Morale et de la Religion, p. 334-335.


892 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

que nous restons des hommes, nous gardons cette foi dans
notre instinct subconscient. Mais nous l'avons perdue dans
notre raison consciente, parce que des philosophies erro-
nées nous ont appris que la vérité est une vieille notion
hors d'usage qu'il faut remplacer par l'apriorisme kantien
ou d'autres succédanés et finalement par la praticabilité
d'une idée, ou le succès d'un procès de pensée exprimé
en action, un moment d'heureuse adaptation entre nos acti-
vités mentales et les sanctions pratiques. En même temps
l'univers et la valeur de réalité de tout ce qui n'est pas
vérifiable par l'expérience sensorielle, ou humainement fai-
sable, ont perdu toute espèce de signification.
Nous pouvons ainsi comprendre quel conflit intérieur
affaiblit aujourd'hui la démocratie. Son énergie motrice
est de nature spirituelle, - la volonté de justice et l'espé-
rance en l'amour fraternel, - mais sa philosophie a long-
temps été le pragmatisme, qui est incapable de justifier une
foi réelle en une telle inspiration spirituelle. Et les philo-
sophies aujourd'hui à la mode, existentialisme, structura-
lisme, ou la phénoménologie érigée en système en sont
encore plus incapables. Vivre dans un état de doute en ce
qui concerne, non les phénomènes, mais les réalités ultimes
dont la connaissance est une possibilité naturelle, un pri-
vilège et un devoir pour l'intelligence humaine, est vivre
plus misérablement que les animaux qui tendent au moins
avec une certitude instinctive solide et allègre vers les fins
de leur vie éphémère.
C'est une g a n d e infortune qu'une civilisation et une
éducation souffrent toutes deux d'une scission interne entre
l'idéal qui constitue leur raison de vivre et d'agir, et qui
implique des choses en lesquelles elles ne croient pas, et
la réalité selon laquelle elles vivent et agissent mais qui refuse
l'idéal qui les justifie. Toutes les démocraties modernes
souffrent d'une telle scission interne. La tâche et la mission
de la jeunesse est de résoudre ce problème à ses propres
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT E T DE L'AVENIR 893

risques, et de réunir le réel et l'idéal et de faire que la pensée


et l'action se meuvent d'un seul mouvement.
Pour conclure mes présentes réflexions, je voudrais dire
ceci à la jeunesse: le monde qui a faim non seulement de
pain, mais de la parole de vérité qui libère, le monde a
besoin de vous; il vous demande d'être aussi courageux
dans les luttes de l'intelligence et de la raison que dans
les batailles où l'homme risque sa vie sur terre, sur mer
et dans les airs. Ce que votre intelligence et votre raison
doivent conquérir est quelque chose qui ne se mesure et
ne se manipule pas avec des instruments scientifiques, mais
qui est saisi par la force de la vision rationnelle qui prend
naissance à partir de ce que vos yeux voient et de ce que
vos mains touchent ; un univers de réalités qui rendent votre
pensée vraie en vertu de cela même qu'elles sont, et non
pas simplement par l'effet d'une action qui réussit. C'est
l'univers de l'être intelligible et de la valeur sacrée de la
vérité comme telle. Alors vous montrerez au monde com-
ment l'action humaine peut être réconciliée avec un idéal
qui est plus réel que la réalité, et peut être pénétrée par
lui, et pourquoi il est possible et raisonnable de mourir
pour la liberté.

Mai 1968

11. C'est avec des sentiments mêlés qu'en préparant la


nouvelle édition de ce livre je relis les lignes qui terminent
le précédent paragraphe et qui ont été écrites il y a bien
des années. Comment ne serais-je pas amené à dire main-
tenant quelques mots des événements de mai-juin 1968 ?

6 . O n a mal su en France qu'à la même époque des troubles de por-


tée aussi grave ont eu lieu à New York, chez les étudiants de Colum-
bia University, et que la répression policière semble y avoir été plus
894 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Non pas certes pour en tenter une discussion d'ensemble


(il y faudrait tout un livre), mais seulement pour proposer
quelques remarques à leur sujet.
O n ne saurait négliger le rôle joué dans cette révolu-
tion manquée par les groupuscules de soi-disant enra-
gés, - en réalité instruits des meilleures recettes tactiques
et psychologiques dans les cadres rivaux, anarchisants ou
marxistes-hétérodoxes, auxquels ils appartenaient, et sachant
fort bien ce qu'ils voulaient: chambarder non seulement
l'université, mais toute la vie sociale du pays, en mettant
la révolte des étudiants sous le signe de la prétendue fécon-
dité du pur chaos. De là le déchaînement de violences et
de déclamations auxquelles, au sein d'un navrant nihilisme
moral, un trop grand nombre a été entraîné, et qui ont
scandalisé l'opinion publique.
Mais en réalité, derrière ce décor ahurissant il y avait
quelque chose d'infiniment plus significatif et plus grave,
et qui, en déchirant le voile, a fait de la révolte en ques-
tion un symptôme historique d'une importance majeure.
La grande masse des étudiants était généreuse, et se sen-
tait soulevée par une indignation justifiée, car c'est d'un
immense désordre humain, social et politique aussi bien
qu'intellectuel, qu'ils prenaient tout à coup conscience. Bien
moins avertis toutefois du réel concret que les ouvriers,
nageant dans une confusion mentale dont ils n'étaient pas
responsables, ignorants de toute vraie philosophie poli-
tique, victimes enfin d'une tragique impossibilité de
dégager intellectuellement les raisons de leur indignation,
ils percevaient aveuglément, - d'une façon purement émo-
tionnelle et d'autant plus bouleversante et inefficace à la
fois, - que la société dans laquelle ils se préparaient à vivre

brutale encore qu'à Paris Un ami américain très cher, professeur à


Columbia, a assisté là à d'inoubliables orgies de violence, où la police
a sauvagement versé le sang des étudiants.
l
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 895

était leur implacable ennemie. Mais il y a beaucoup plus


encore. Ce n'est pas seulement la mauvaise organisation
des études, et l'absence de débouchés pratiques, et l'incom-
patibilité entre une civilisation sans âme et les exigences
fondamentales de la vie humaine, qui se révélaient à la jeu-
nesse comme en un éclair et suscitaient à bon droit sa colère;
c'est le mal métaphysique qui, même si l'on n'est pas armé
pour en prendre conscience, se fait sentir dans les profon-
deurs de l'esprit, et qui touche plus cruellement les jeunes
parce qu'ils ne sont pas encore endurcis à se mentir à eux-
mêmes: je veux dire le vide, le néant complet de toute
valeur absolue et de toute foi en la vérité dans lequel la
jeunesse est placée par l'intelligentsia régnante et par une
éducation scolaire et universitaire qui prise en gros (et
malgré bien des exceptions individuelles) trahit allègrement
sa mission essentielle. La jeunesse contemporaine a été systé-
matiquement privée de toute raison de vivre. Et c'est là un
crime spirituel plus grave certes que bien des sottises,
- l'étalage de revendications et contestations dans lequel
trop d'étudiants se sont complus, le mépris proprement
barbare de toute autorité morale chez le maître comme
tel, la prétention de remplacer l'enseignement par la
recherche, ou de faire régler ce qu'il importe de savoir par
ceux qui ont encore tout à apprendre '. ..
Bref, les événements de mai 1968 doivent être regardés
comme ambivalents dans leur portée et leur signification,
et, à tout prendre, comme un signal d'alarme plus opportun

7 Dans un essai écrit en 1955 qui forme le chapitre v du présent


volume, j'indiquais que la participation des étudiants à l'organisation
de la vie universitaire est parfaitement légitime à titre consultatif Je
parle aujourd'hui de rôle acttf, car il convient de leur reconnaître en
bien des cas un certain pouvoir de décision (dans des commissions pari-
taires par exemple), mais non pas, à mon avis, en ce qui concerne la
détermination des matières à enseigner elles-mêmes
896 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

qu'infortuné. Il ne faut pas oublier non plus qu'au milieu


du tohu-bohu général de généreux efforts de bonne volonté
se sont fait jour chez bien des étudiants comme chez
quelques professeurs, et permettent d'espérer que sur cer-
tains des points concernant l'organisation scolaire et uni-
versitaire les réformes les plus urgentes seront accomplies.
Il reste que le mal profond dont je viens de parler réclame
des remèdes beaucoup plus radicaux et un effort autrement
vaste, - à l'égard duquel, comme l'a noté le Père Danié-
lou 8, les chrétiens d'aujourd'hui, occupés surtout à s'age-
nouiller devant le monde et à se mettre intellectuellement
à la remorque de la mode, ont manifesté une remarquable
carence. En définitive c'est sur la jeunesse elle-même qu'il
faut compter pour un tel effort. Aux jeunes eux-mêmes
de faire œuvre constructive ; à eux de redécouvrir les valeurs
fondamentales, les bases rationnelles de la foi en la vérité,
les raisons de vivre dont la nature humaine ne peut pas
se passer. La perspective demeure sombre en ce qui concerne
la masse. Car non seulement une espèce d'héroïsme est
demandée là, mais comment celui-ci pourrait-il ne pas
s'égarer s'il n'est pas éclairé et guidé par ceux qui savent ?
D e fait il y a heureusement, en dépit de la faillite de la
structure d'ensemble, de bons, de très bons, d'éminents
maîtres dans nos écoles et notre Université. Aux jeunes
qui en sont capables de les trouver et de requérir leur aide.
Il se formerait ainsi de petits troupeaux, qui auraient à entre-
prendre, et à poursuivre pendant de longues années, un
travail considérable. Et si jamais devenait possible une révo-
lution de type nouveau, et d'inspiration vraiment chré-
tienne, - je pense à un christianisme intégral, vivant de
foi pure et de lucide intelligence plantée dans la foi, qui

8. Cf. son excellent article «La révolte des jeunesu, dans Le Monde
du 26 novembre 1968, reproduit dans Ecclesia de mars 1969.
IV LES REQUÊTES D U PRÉSENT ET DE L'AVENIR 897

nous guiderait sur le plan temporel vers un humanisme


intégral, - cela serait dû au ferment chrétien à l'œuvre
dans la pâte, et animant pour sa part le patient travail en
question. En tout cas, et quoi qu'il arrive, c'est, en tout
ordre de choses, dans les petits troupeaux qu'est notre
meilleur espoir.

Démocratie et technocratie

12. En attendant que portent fruit le travail et l'influence


des petits troupeaux ardents pour la vérité, on doit
s'attendre, me semble-t-il, à une période d'années très dures,
sorte de période pénitentielle pendant laquelle il faudra se
réajuster vaille que vaille, empiriquement, et non sans bien
des faux pas et des heurts, à ce dont l'événement forcera
de tenir compte parmi les exigences d'une civilisation qui
se débat pour survivre et d'une éducation qui se débat pour
retrouver sa mission.
Ce qui permet de parier dans les deux cas pour une issue
favorable, c'est d'abord et avant tout le fait que tout le
monde est à présent bien obligé de prendre conscience des
frustrations inavouées et des égarements d'esprit qui répri-
més par de puissantes et redoutables routines ont depuis
plus d'un siècle peu à peu ravagé les âmes, et du processus
de désintégration auquel les institutions ont été soumises.
La sagesse populaire nous dit qu'un homme averti en vaut
deux.
En ce qui concerne le système éducatif, il serait vain
d'espérer que changera l'esprit des plus mauvais des maîtres
actuellement en charge. Ils chériront davantage tout ce
qu'il y a de destructeur en eux. Mais peut-être leur
influence sera-t-elle, çà et là, de plus en plus tenue en
échec par les maîtres issus d'une nouvelle génération. Et
on peut croire aussi qu'au prix de conflits fort sévères,
898 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

et tandis que chez certains étudiants une sorte de pédan-


tesque puérilité pseudo-révolutionnaire continuera de
sévir 9 , un nombre croissant d'autres étudiants, capables
d'une contestation cette fois devenue intelligente, efficace
et soucieuse d'une réelle coopération, fera euvre construc-
tive et obtiendra que commencent au moins, si contrariés
qu'ils puissent être dans le désordre persistant, les redres-
sements nécessaires.

13. En ce qui concerne la crise de la civilisation, et les


dangers dont la démocratie est menacée par le courant qui
nous entraîne vers la technocratie, il y a, nous l'avons noté
plus haut, une incompatibilité radicale entre un régime où
le peuple prend lui-même en main ses destinées politiques
par les gouvernants qu'il se choisit et par le contrôle régulier
que ses représentants élus exercent sur ceux-ci, et un régime
où selon les exigences purement matérielles, - inhumaines
en soi, et tenues pour souveraines, - du progrès technique
et de la concurrence industrielle, les chefs du secteur techno-
logique déterminent à eux seuls, irrésistiblement, les
destinées du peuple.
Pour que notre civilisation s'oriente vers une technolo-
gie réellement au service du bien de l'être humain, et puri-
fiée de toute ambition technocratique, c'est, me semble-t-il,
sur les ressources de la nature humaine, - qui malgré ses
blessures reste bonne en son essence, et assoiffée de
bien, - qu'on peut compter en premier lieu. Je veux dire
qu'instinctivement, et par un processus de trial and ewor

9. Ce que je désigne ainsi est le plus souvent un mélange assez abject


d'arrogante méconnaissance des lois propres de la pensée et de confor-
misme servile aux slogans d'une idéologie politique plus ou moins
marxiste. D'autres étudiants témoignent heureusement d'un esprit tout
différent.

l
IV LES REQUÊTES DU PRÉSENT ET DE L'AVENIR 899

pénitentiel lui aussi, une lutte, plus ou moins aveugle


encore, contre le péril technocratique se développera sans
doute dans les pays démocratiques.
Le grand problème sera qu'une telle lutte, si elle doit
être enfin victorieuse, devienne l'objet d'une complète prise
de conscience et soit éclairée par une juste philosophie sociale
et politique.

14. Ici apparaît comme décisif le rôle qui incombe au


christianisme dans cette période cruciale de l'histoire du
monde. C'est une chose bien remarquable que l'espèce
d'anxiété avec laquelle beaucoup de non-chrétiens, et même
d'athées déclarés, tournent aujourd'hui leur attention vers
lui. Mieux que certains chrétiens qui se croient à la page,
ils sentent que le monde a besoin d'un christianisme qui,
loin de chercher à se rendre acceptable en perdant son iden-
tité, soit avec plus de fermeté que jamais pleinement lui-
même. Et ils sentent aussi qu'un nouvel élan constructif
n'est possible que si le christianisme se délivre de toute
interférence parasitaire des intérêts et ambitions de classes
dirigeantes qui ont fait moralement faillite, et si la démo-
cratie se délivre de toute peur aveugle et mesquine des
valeurs évangéliques. Disons que l'esprit chrétien doit se
purifier des préjugés sociaux dus à un effet de sclérose his-
torique, et devenir le ferment vivifiant des œuvres tempo-
relles de la liberté; et que l'esprit démocratique doit se
libérer des préjugés matérialistes dus aussi à un effet de
sclérose historique, et retrouver dans l'inspiration évan-
gélique ses sources spirituelles authentiques.
Puissent les nouvelles générations apporter au monde,
- avec un nombre suffisant de chrétiens dédiés aux
choses de l'intelligence et à un travail d'approfondissement
doctrinal, - un nombre suffisant de chrétiens qui, sans
rêver à des eschatologies illusoires et à je ne sais quels points
oméga, se dévouent à tenir la part qu'on attend d'eux dans
l'effort commun dont dépend une renaissance de notre civi-
lisation, et à rendre, sous l'inspiration de l'esprit du Christ
et des dons de la grâce, les vastes changements qui sur-
viendront dans l'ordre temporel dignes de la personne
humaine et de sa soif de justice, de véritable autonomie
et d'amitié fraternelle.
Pour une telle œuvre il est moins demandé de discourir
que d'agir; il est demandé avant tout de s'engager sur des
cas concrets particuliers, en vue de mettre fin à quelque
iniquité ou à quelque intolérable abus, par des moyens de
combat appropriés qui peuvent être fort durs l0 (grèves,
boycottages, refus d'obéissance, etc.) et où chacun doit
risquer sa peau.

10. Je dis «durs », je ne dis pas «violents ». Le vocabulaire est parti-


culièrement difficile en cette matière, et il me semble que les mots uvio-
lente» et «non-violence» ne sont pas assez précis pour éviter tout
malentendu. J'aimerais mieux dire, d'un côté, moyens de pure contrainte
et agression, brisant le pacte civique et risquant l'homicide (interdits
à un chrétien), de l'autre côté moyens de stricte justice, - comprenant
aussi bien des moyens que Gandhi appelait moyens de non-violence et
ceux que j'ai appelés ailleurs moyens pauvres, que ceux que j'appelle
ici des moyens durs (exerçant une certaine contrainte, mais qui ne risque
ni la rupture du pacte civique ni le déchaînement de la brutalité et les
attentats contre les personnes).
CHAPITRE V

VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION

1. L'orientation fondamentale

1. Un bref résumé des vues de saint Thomas qui ont


rapport à l'éducation a chance d'apporter, fût-ce au prix
de quelques répétitions, d'utiles précisions à certains des
thèmes philosophiques et certaines des applications pratiques
qui nous ont occupés jusqu'à présent.
D'une manière générale, je dirai que la pensée thomiste
s'oppose aux systèmes philosophiques (notamment au prag-
matisme) auxquels l'éducation progressive en appelle le
plus souvent pour se justifier, mais qu'elle s'accorde pour-
tant sous bien des aspects avec les voies et les méthodes
pratiques de l'éducation progressive, quand elles ne sont
pas viciées par le préjugé ou l'intempérance idéologique ;
le thomisme est décidément favorable au rôle essentiel
qu'elles attribuent aux ressources intérieures et à la spon-
tanéité vitale de l'enfant. En bien des cas, et d'un point

1. Extrait de Modern Philosophies and Education, avec l'aimable auto-


risation de la National Society for the Study of Education, <<Yearbookn
LIV, Part 1, 1955.
2. Sur l'opposition de l'<.éducation à la baguette» et de l'aéduca-
tion progressive», voir plus haut ch. II, p. 804-806.
902 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de vue pratique, les conflits d'école qui divisent les théori-


ciens de l'éducation me paraissent relever moins de vues
absolument incompatibles entre elles, que de la plus ou
moins grande insistance à mettre l'accent sur des aspects
divers mais en réalité complémentaires. En matière d'édu-
cation, comme dans toutes les matières concernant Ia
vie de l'homme, ce qui est d'importance capitale est la
direction du processus, et la hiérarchie des valeurs qu'elle
implique.

Touchant les princzpes philosophiques

2. Sous-jacente à toutes les questions concernant l'orien-


tation fondamentale de l'éducation, se trouve la philoso-
phie du connaître à laquelle l'éducateur adhère consciemment
ou inconsciemment. Il est regrettable que le plus souvent
cette philosophie du connaître, dans notre pratique cou-
rante, soit reçue toute faite plutôt que critiquement
examinée.
La philosophie thomiste maintient qu'il existe une dif-
férence de nature entre les sens (où la connaissance dépend
d'une action matérielle exercée sur les organes corporels,
et atteint les choses dans leur existence réelle et singulière,
mais seulement en tant qu'énigmatiquement manifestées
par les diverses énergies physiques qu'elles déploient) et
l'intelligence (spirituelle par essence, et qui atteint, à tra-
vers les concepts universels qu'elle dégage de l'expérience
sensible, les traits constitutifs de ce que les choses sont).
Ce point fondamental est nié par l'empirisme. Selon la
philosophie empiriste, il n'y a pas une distinction de
nature, mais seulement une distinction de degré, entre
les sens et l'intelligence. En conséquence, la connaissance
humaine est simplement connaissance du sens (autrement
dit connaissance animale) plus évoluée et plus élaborée
que celles des autres mammifères. Et non seulement la
connaissance humaine est entièrement encerclée et bornée
par l'expérience sensible (ce que Kant, tout en réagissant
contre Hume, admettait comme lui), mais, pour atteindre
aux effets qui lui sont propres dans le domaine de l'expé-
rience, la connaissance humaine n'emploie pas d'autres
forces et moyens spécifiques que les forces et les moyens
qui sont en jeu dans la connaissance sensible.
Ainsi, du point de vue thomiste, la théorie empiriste
de la connaissance est de nature à gauchir inévitablement,
à la longue, la tâche éducatrice. Et ce résultat se produit
d'une manière à vrai dire singulièrement insidieuse; car,
s'il est vrai que la raison diffère spécifiquement des sens,
alors le paradoxe en face duquel nous sommes est que
l'empirisme use en réalité de la raison tout en niant le
pouvoir spécifique de la raison, sur la foi d'une théorie
qui réduit la connaissance et la vie de la raison, caractéris-
tiques de l'homme, à la connaissance et à la vie du sens,
caractéristiques de l'animal. De là des confusions et des
inconséquences qui auront inévitablement leur contrecoup
dans l'œuvre de l'éducation. Non seulement l'empiriste
pense comme un homme et use de la raison, pouvoir par
nature supérieur au sens, alors qu'en même temps il nie
la spécificité de la raison; mais ce dont il parle et ce qu'il
décrit comme étant la connaissance du sens n'est pas exac-
tement la connaissance du sens, c'est la connaissance du
sens plus des ingrédients intellectuels inconsciemment intro-
duits et mis en œuvre: en d'autres termes l'empiriste en
appelle à une connaissance sensible dans laquelle il a fait
une place à la raison sans reconnaître celle-ci. Cette confu-
sion se produit d'autant plus facilement que, d'une part,
les sens sont, de fait, plus ou moins pénétrés de raison en
l'homme, et que, d'autre part, la psychologie purement
sensorielle des animaux, spécialement des vertébrés supé-
rieurs, va très loin dans son propre domaine et imite la
904 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

connaissance intellectuelle dans une mesure considérable.


Il est donc possible de faire un long chemin en élevant un
enfant d'homme comme s'il était l'enfant de quelque simien
particulièrement évolué et supposé civilisé. Une théorie
éducative basée sur l'empirisme couvrira ainsi le dévelop-
pement tout entier de l'enfant et de l'adolescent et s'inté-
ressera à la culture des pouvoirs spirituels et rationnels,
mais ce faisant elle ignorera la nature même de ces pou-
voirs, méconnaîtra leurs besoins et leurs aspirations
propres, et ramènera toutes choses à ce plan ambigu où
le développement d'un enfant d'homme est compris en
fonction de la simple vie animale et du simple dévelop-
pement animal.
Ainsi, pour la philosophie thomiste, la connaissance est
une valeur en elle-même et une fin en elle-même; et la
vérité consiste dans la conformité de l'esprit avec la réa-
lité - avec ce qui est ou existe indépendamment de
l'esprit. L'intelligence tend à saisir et à conquérir l'être.
Son but et sa joie sont essentiellement désintéressés. Et la
connaissance « parfaite » ou «adulte » (la « science » au sens
large où l'aristotélisme entend ce mot) atteint des certitudes
qui sont valides dans leur pure objectivité - quels que
puissent être les penchants et les intérêts de l'homme indi-
viduel ou collectif - et qui sont inébranlablement établies
par l'intuition des premiers principes et par la nécessité
logique du processus déductif ou inductif. Ainsi, cette sorte
supérieure de savoir qu'est la sagesse métaphysique, parce
qu'elle s'applique à pénétrer les premières et les plus uni-
verselles raisons d'être, et à jouir, comme fruition finale,
de la délectation spirituelle de la vérité et de la saveur de
l'être, répond déjà, - sur le plan purement humain, - à
la suprême aspiration de la nature intellectuelle et à sa soif
de libération.
Il n'y a pas d'autre fondement à la tâche éducationnelle
que l'assertion éternelle : C'est la vérité qui délivre l'homme.
Il apparaît, du même coup, que l'éducation n'est une édu-
cation pleinement humaine que lorsqu'elle est une éduca-
tion libérale, préparant l'adolescent à exercer son pouvoir
de penser d'une manière authentiquement libre et libéra-
trice - en d'autres termes lorsqu'elle l'équipe pour la vérité
et le rend capable de juger selon la vertu de l'évidence,
de jouir de la vérité et de la beauté pour l'amour d'elles-
mêmes, et d'avancer, quand il sera devenu un homme, vers
la sagesse et quelque intelligence de ces choses qui lui
apportent un avant-goût de l'immortalité.

Touchant l'application pratique

3. Je viens de parler du stade où les vertus intellectuelles


ont atteint leur plénitude, et j'ai parlé de la connaissance
comme science. Cela nous a conduits bien au-delà du champ
propre à l'éducation donnée à l'adolescence. Il faut noter,
en particulier, que la connaissance scientifique, précisément
parce qu'elle est une connaissance parfaite et «adulte», est
proportionnée non aux enfants et aux apprentis, mais aux
adultes, - à ceux qui savent, non à ceux qui sont en voie
d'acquérir le savoir. Pour ce qui est des techniques d'édu-
cation, la philosophie thomiste, qui insiste sur le fait que
l'homme est corps autant qu'esprit et que rien n'entre dans
l'intellect sinon par les sens, approuve pleinement la façon
dont en général l'éducation progressive met l'accent sur
le rôle essentiel que les sens et les mains, et les intérêts
naturels de l'enfant ont à jouer dans le processus éducatif.
La philosophie thomiste insiste elle aussi sur l'importance
de l'éducation des sens (perception et mémoire à la fois)
et sur l'approche expérimentale directe du réel, - mais
à condition que tout cela soit orienté vers l'éveil des
pouvoirs intellectuels et le développement du sens de la
vérité.
906 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Un point crucial devrait être souligné à cet égard. Il nous


faut comprendre la signification et la foncière importance
pratique de la distinction entre l'intelligence naturelle et ces
<(habitus,,qu'Aristote et Thomas d'Aquin appelaient ver-
tus intellectuelles. L'art (chacun des arts spécifiquement dis-
tincts), la science (chacune des sciences spécifiquement
distinctes) et la sagesse, sont des vertus intellectuelles.
Connaître réellement une science, c'est posséder la vertu
intellectuelle qui constitue cette science dans l'âme. Et les
vertus intellectuelles sont des énergies spéciales qui croissent
dans l'intelligence par l'exercice à l'égard d'un objet donné ;
elles sont des perfections surajoutées, supérieures en qua-
lité à la capacité de ce que j'appelle l'intelligence naturelle,
à savoir de l'intelligence considérée dans sa nature nue.
Nous avons ainsi deux états, tout différents, de l'intel-
ligence: d'une part l'intelligence naturelle, et d'autre part
l'intelligence en tant que scient$quementformée et équipée, ou,
en langage thomiste, perfectionnée par les vertus intellectuelles.
Ma thèse est que l'éducation doit viser essentiellement
à cultiver et libérer, former et équiper l'intelligence, mais
qu'au niveau des vertus intellectuelles une connaissance uni-
verselle n'est possible, ainsi que nous l'avons vu à propos
de l'université, qu'en impliquant en même temps de très
hautes spécialisations. Pourtant une sorte de connaissance uni-
verselle est possible au niveau de l'intelligence naturelle, c'est-
à-dire à un niveau où les vertus intellectuelles sont prépa-
rées mais pas encore possédées, et où il y a déjà sérieuse
formation scientifique, et sérieuse formation philosophique
(cette dernière étant particulièrement nécessaire, et indis-
pensable pour tous), mais sans que soient encore acquises
et mises en œuvre les vertus intellectuelles correspondantes.
11 s'agit plutôt d'un certain discernement réel, unifié
et articulé, bien qu'imparfait, - ce que Platon aurait appelé
(<droiteopinion », - de la nature et de la signification du
savoir propre aux hommes qui sont en possession des vertus
intellectuelles. La connaissance universelle que la jeunesse
doit acquérir au niveau de l'intelligence naturelle est pré-
cisément l'affaire essentielle des années d'instruction secon-
daire et préuniversitaire, à savoir une éducation libérale de
base.
Une éducation libérale de base est une éducation libé-
rale adressée à l'intelligence naturelle de la jeunesse, avec
un entier respect de cette intelligence, de son mode d'agir
particulier encore baigné dans l'imagination, comme aussi
de son besoin d'unité; mais sans la prétention de passer
au-delà de l'intelligence naturelle, et d'entrer dans la sphère
propre aux vertus intellectuelles. La tâche authentique n'est
ni une inculcation encyclopédique ni au contraire l'amé-
nagement de commodités de pouponnière; c'est une édu-
cation libérale de base, dont l'affaire est la connaissance
universelle au niveau de l'intelligence naturelle, et qui use
de la démarche propre à l'intelligence naturelle.

2. Les buts et les valeurs de l'éducation

Les buts de l'éducation

4. Touchant les principes philosophiques. - Marquons-le


une fois de plus, le but premier de l'éducation au sens le
plus large est d'aider un enfant d'homme à atteindre sa
pleine formation d'homme. Les autres buts (transmettre
l'héritage de culture d'une aire donnée de civilisation,
préparer à la vie en société et à un comportement de
bon citoyen, procurer l'équipement mental exigé pour
remplir une fonction particulière dans le tout social,
pour s'acquitter des responsabilités familiales, pour gagner
sa vie) sont des corollaires et des buts essentiels mais
secondaires.
908 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

D'autre part, la philosophie thomiste insiste sur la fon-


cière unité psychosomatique de l'être humain (substance
unique composée de matière et d'une «forme» ou entélé-
chie spirituelle) - nous donnant ainsi une clef philo-
sophique pour une saine interprétation des grandes
découvertes modernes en neurologie et en psychiatrie. Elle
insiste en outre sur la notion de personnalité humaine.
L'homme est une personne, qui se tient elle-même en main
par son intelligence et sa volonté. L'homme n'existe pas
purement comme être de nature. Il y a en lui une exis-
tence plus riche et plus noble: la surexistence spirituelle
de connaissance et d'amour. Il est ainsi, à un certain titre,
un tout et non simplement une partie; il est un univers à
lui-même, un microcosme dans lequel le grand univers peut
être embrassé par la connaissance. Par l'amour, il peut se
donner lui-même librement aux êtres qui sont pour lui, en
quelque manière, d'autres lui-même. Et ces sortes de rela-
tions n'ont pas d'équivalent dans le monde de la nature.
L'homme évolue dans l'histoire. Pourtant sa nature
comme telle, sa place et sa valeur dans le cosmos, sa dignité,
ses droits, ses aspirations comme personne, et sa destinée
devant Dieu ne changent pas. En conséquence, les buts
secondaires de l'éducation doivent être adaptés aux condi-
tions changeantes des époques historiques successives ; mais
pour ce qui concerne le but premier, et la régulation intrin-
sèque qu'il exerce sur les buts secondaires, c'est une pure
illusion de parler d'une refonte incessante des buts de l'édu-
cation.

5. Touchant l'application pratique. - La nature humaine


ne change pas, mais la connaissance que nous en avons peut
être philosophiquement gauchie ou inadéquate. En outre,
cette connaissance progresse d'une manière constante dans
le champ des sciences concrètes et empiriologiques.
La connaissance philosophique de l'homme qui régnait
généralement dans les trois derniers siècles était cartésienne
dans son principe, et la philosophie thomiste est nettement
opposée tant au dualisme cartésien qu'au tour d'esprit idéa-
liste et étroitement rationaliste qu'il a fait prévaloir en
matière d'éducation. D'un autre côté, tandis qu'elle a passé
à une perspective philosophique elle aussi gauchie, mais
en sens opposé (attitude empiriste, positiviste, ou maté-
rialiste ou phénoménologiste), notre époque témoigne de
progrès incessants dans les sciences expérimentales de
l'homme.
En conséquence, je dirai qu'à la fois par sa réaction
contre le rationalisme cartésien et par son attachement aux
acquisitions et aux découvertes de la psychologie moderne,
l'éducation progressive apporte à nos méthodes d'inesti-
mables améliorations. Notre compréhension des réalités en
rapport avec les buts de l'éducation est devenue plus vraie
et plus profonde. Par exemple, l'attention qui convient
a été donnée à l'inconscient, aux instincts, aux éléments
non rationnels de la psyché de l'enfant. En même temps,
les techniques éducationnelles sont entrées dans un pro-
cessus d'élargissement et d'enrichissement continuel, au
point qu'il est exact de parler d'une refonte incessante des
moyens de l'éducation, pour autant du moins qu'une telle
refonte ne s'abandonne pas aux erreurs qui résultent de
quelque extrapolation pseudo-philosophique: telle l'impor-
tance unique attachée au sexe et aux complexes sexuels
par une psychologie à bon marché et un freudisme de vul-
garisation; telle encore la théorie de G. Stanley Hall, qui
au nom du passage de l'évolution individuelle par les divers
stades culturels, donne libre cours aux instincts de l'enfant,
lequel, imagine-t-on, arrivera ainsi à la civilisation par la
sauvagerie.
910 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

La hiérarchie des valeurs

6. Touchant les principes philosophiques. - Il n'y a pas


d'unité ou d'intégration sans une hiérarchie stable des
valeurs. O r , dans la vraie hiérarchie des valeurs, selon la
philosophie thomiste, la connaissance et l'amour de ce qui
est au-dessus du temps dépassent, embrassent et vivifient
la connaissance et l'amour de ce qui est dans le temps. La
charité, qui aime Dieu et enveloppe tous les hommes dans
cet amour même, est la vertu suprême. Dans le domaine
intellectuel, la sagesse, qui connaît les choses éternelles et
crée l'ordre et l'unité dans l'esprit, est supérieure à la science
ou à la connaissance par les causes particulières ; et l'intel-
lect spéculatif, qui connaît pour l'amour de connaître, passe
avant l'intellect pratique, qui connaît pour agir. Dans une
telle hiérarchie des valeurs, ce qui est infravalent n'est pas
sacrifié, mais vivifié par ce qui est supravalent, car tout
est suspendu à la foi en la vérité. Aristote avait raison de
penser que la contemplation est en elle-même meilleure que
l'action, et plus adaptée à ce qu'il y a de plus spirituel en
l'homme; mais la contemplation aristotélicienne était pure-
ment intellectuelle et théorique, tandis que la contempla-
tion chrétienne, étant enracinée dans l'amour, surabonde
en action.
Il est clair que l'éducation n'a pas à faire de l'enfant ou
de l'adolescent un savant, un sage, et un contemplatif.
Cependant, si le mot ((contemplationn est pris en son sens
originel et le plus simple (contempler est simplement voir,
et jouir de voir), et si on laisse de côté ses connotations
- métaphysiques et religieuses - les plus hautes, il faut
dire que le savoir est de nature contemplative, et que l'édu-
cation, dans son ceuvre finale et la plus élevée, tend à déve-
lopper la capacité contemplative de l'esprit humain. Si elle
tend à un tel objet, ce n'est pas afin que l'esprit s'arrête
dans l'acte de connaître et de contempler, ni au contraire
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 911

qu'il subordonne la connaissance et la contemplation à


l'action, mais c'est afin qu'une fois que l'homme aura
atteint le stade où l'harmonie de ses énergies intérieures
est portée à son plein achèvement, son action sur le monde
et sur la communauté humaine, et son pouvoir créateur
au service de ses frères, puissent surabonder de son contact
contemplatif avec la réalité, - avec les réalités visibles et
avec les réalités invisibles au milieu desquelles il vit et se
meut.
Bien qu'elle n'ait affaire qu'aux premières étapes de la
formation de l'homme, l'éducation doit elle-même avoir
conscience de l'authentique hiérarchie des valeurs intellec-
tuelles, se laisser guider par une telle connaissance dans sa
tâche de préparation, garder intacts dans les jeunes les
germes naturels de ce qu'il y a de meilleur en la vie de
l'esprit, et les équiper avec les commencements des disci-
plines de connaissance qui importent le plus à l'homme.
C'est une pitié de voir tant de jeunes gens désorientés par
une instruction hautement développée et spécialisée, mais
chaotique, in omni re scibili dans le champ des sciences
particulières, et misérablement ignorants de tout ce qui
concerne Dieu et les réalités les plus profondes dans
l'homme et dans le monde. Quel spectacle avons-nous sous
les yeux, à cet égard, sinon celui d'une sorte de frustra-
tion régulière - par les adultes et l'organisation générale
de l'enseignement - de certains des besoins et des désirs
les plus vitaux, et même des droits fondamentaux, de la
nature intellectuelle chez les jeunes.

7. Touchant l'application pratique. - U n des vices de la


sorte d'éducation décrite dans maint ouvrage n'est pas seu-
lement de traiter l'enfant comme une matière inerte qui
doit être façonnée de l'extérieur, mais aussi de tenter de
faire de lui une réduction ou une imitation de l'adulte,
912 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

une espèce de nain intellectuel accompli manufacturé par l


l'enseignement. D'où la prévalence d'une formation pure-
ment théorique et abstraite, en accord avec un idéal
d'homme adulte qui, par le plus déconcertant abus de lan-
gage, est souvent décrit comme «contemplatif», bien qu'il
n'ait rien à faire avec les authentiques vertus contempla- I

tives, et qu'il se rapporte en réalité à cette sorte d'égoïsme


de l'esprit qui se produit quand l'intelligence est à la fois
séparée des choses - occupée uniquement à manier et
remuer des idées et des mots - et séparée du tonus émo-
tionnel et affectif de la vie. Cet idéal a connu ses plus beaux
jours au dix-septième et au dix-huitième siècle. Il était très
éloigné de l'idéal artistotélicien; il découlait, philosophi-
quement, du rationalisme cartésien, et, socialement, d'une
tendance, chez les élites, vers une sorte de liberté épicu-
rienne de haute allure. Selon cet idéal, la condition enviable
de l'homme de loisir était de s'asseoir devant le spectacle
des réussites de l'esprit humain et de goûter le plaisir des
((idées générales», sans engager ni son cœur ni son intel-
ligence dans la réalité des choses.
Si désordonnée qu'elle ait pu être, la protestation prag-
matique contre une telle attitude a été saine dans son ori-
gine. Le souci de l'action et de la vie pratique devait être
réhabilité dans l'éducation. Le malheur est que la vraie hié-
rarchie des valeurs ait été brisée en même temps. Nous
avons à intégrer bien des vues du pragmatisme et de l'édu-
cation progressive, - mais à leur place appropriée, qui est
secondaire, et en ce qui concerne spécialement les voies et
les moyens de l'éducation, - dans une conception non
pragmatiste attentive à l'ordre organique de la connais-
sance et orientée vers la sagesse.
Comme je l'ai signalé plus haut, l'ordre des vertus
humaines parvenu à son achèvement demande que l'action
pratique sur le monde et sur la communauté humaine sura-
bonde de la contemplation de la vérité, en entendant par
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 913

là non seulement la contemplation dans ses formes les plus


pures, mais, plus généralement, la saisie intellectuelle de
la réalité et l'expérience savoureuse de la connaissance pour
elle-même. Mais dans le processus éducationnel, ce à quoi
nous avons affaire, ce n'est pas la vie humaine parvenue
à la perfection; ce sont les tout premiers commencements
d'une marche aussi longue que la vie vers cette ultime étape.
Alors la perspective est renversée. L'action doit venir en
premier - et le souci des applications, de la signification
pratique, de la répercussion des choses à apprendre sur l'exis-
tence de l'homme - non pour ériger l'action elle-même
en but final, mais pour éveiller progressivement l'enfant
et l'adolescent à chercher et à percevoir la vérité pour
l'amour de la vérité, à exercer leur pouvoir de penser, et
à éprouver la joie de comprendre. D e la praxis à la connais-
sance, telle est la méthode normale de l'éducation, spécia-
lement en ses premières étapes.

3. L e processus éducationnel

8. Aux remarques que je viens de faire à propos de


l'action, certaines réserves doivent être apportées sur un
point particulier. S'il est question de l'atmosphère de la
salle de classe, la contemplation, en un sens, et spéciale-
ment en ce qui regarde les jeunes enfants, viendra en pre-
mier ; dans les classes montessoriennes, qui obéissent aux
deux règles fondamentales du silence et de l'effort personnel,
le comportement des enfants change complètement ; ils
bougent en travaillant, mais sans s'agiter ; et ils deviennent
si concentrés et si absorbés dans leur tâche que le visiteur
de ces classes silencieuses est surpris d'avoir l'impression
d'un climat monastique. MmeHélène Lubienska de Lenval
fait remarquer que ces enfants révèlent simplement, dans
914 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

un milieu approprié, la capacité contemplative propre à la


première enfance (entre deux et huit ans). Ils sont contem-
platifs, dit-elle, «en ce sens qu'ils sont capables de fixer
longtemps leur attention en s'absorbant dans une admira-
tion désintéressée sans explication verbale (celle-ci surgit
en son temps après une longue maturation silencieuse). Leur
contemplation s'apparente à l'inspiration poétique. » Et
parce qu'elle <(seproduit le plus souvent devant des objets
qui représentent les dimensions et les nombres, je l'appelle
pythagoricienne 3 . Cette faculté contemplative est, chez
))

l'enfant, un phénomène passager, elle disparaît à mesure


que la pensée discursive remplace la pensée intuitive. Il n'en
subsiste pas moins quelque chose, car ceux qui en ont joui
une fois montrent dans les années suivantes de remarquables
pouvoirs d'attention.
Si nous passons maintenant à la question de l'instruc-
tion par problèmes et difficultés que l'élève a à résoudre
lui-même, je dirai que normalement cette méthode est une
voie vers l'instruction «contemplative» ou par saisie de la
vérité, tout comme la praxis est une voie vers la connais-
sance. C'est un moyen auxiliaire normal, destiné à sou-
tenir l'initiative et l'intérêt personnel, et à empêcher
l'instruction «contemplative))de dégénérer en passivité et
docilité inerte. Car il n'y a pas d'instruction «contempla-
t i v e ~ou par saisie de la vérité qui ne suppose et ne stimule
un effort de recherche de l'esprit, une anxiété de connaître.
La vérité, dans l'éducation, peut être trahie de deux
manières: soit en substituant un exercice mécanique, et
une simple adresse à résoudre des difficultés, à l'élan vers
le savoir; soit en endormant l'intellect de l'étudiant dans
des formules toutes faites, qu'il accepte et mémorise sans

3. ,*La contemplation silencieuse chez les enfants ,,, Nova et Vetera,


1951, p. 193.
engager son propre moi dans la saisie de ce clu'elles sont
censées lui apporter. Une authentique instruction econtem-
plative,, et par saisie de la vérité trahit sa nature même
si elle ne développe tout ensemble une activité critique et
une sorte de soif et d'angoisse, dont la récompense sera
la joie même de percevoir la vérité.
Mais dans cette section consacrée au processus éduca-
tionnel, le point que je voudrais spécialement considérer
est la relation entre les adultes et la jeunesse.
Dans la tâche éducationnelle, les adultes n'ont pas à impo-
ser contrainte aux enfants, avec une espèce de paternalisme,
ou plutôt d'impérialisme des grandes personnes, pour impri-
mer leur propre image sur l'enfant comme sur un mor-
ceau de glaise. Mais ce qui est requis d'eux, c'est, d'abord,
l'amour, et, ensuite, l'autorité - je parle d'une autorité
authentique, non d'un pouvoir arbitraire - l'autorité intel-
lectuelle pour enseigner et l'autorité morale pour se faire
respecter et écouter. Car l'enfant est en droit d'attendre
d'eux ce dont il a besoin: à savoir d'être guidé positive-
ment, et d'apprendre ce qu'il ignore.
Qu'est-ce que dans l'œuvre éducationnelle les adultes
ont pour devoir essentiel vis-à-vis de la jeunesse? Avant
tout de veiller à ce qui correspond au but premier de l'édu-
cation, à savoir la vérité à connaître aux divers degrés de
l'échelle du savoir, et la capacité de penser et de porter
un jugement personnel à développer, à équiper, et à éta-
blir fermement ; ensuite, de prendre soin de ce qui corres-
pond aux buts seconds de l'éducation, en particulier
d'assurer la transmission de l'héritage d'une culture donnée.
Maintenant, si nous considérons la manière dont les adultes
s'acquittent de leur tâche à l'égard de la jeunesse, en pratique
et dans la réalité concrète, il semble que le plus souvent
les enfants sont les victimes des grandes personnes plutôt
que les bénéficiaires de leurs bons services. Partant, l'édu-
cation progressive pourrait être décrite comme l'expression
916 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

d'une sorte de révolte contre le règne des adultes. Cela serait


pour le mieux si la jeunesse n'était encore rendue victime,
non plus cette fois de la domination égoïste du monde des
grandes personnes, mais des illusions et de l'irresponsabilité
d'adultes bien intentionnés, qui insistent à bon droit sur
la liberté de l'enfant - mais quelle sorte de liberté ? Trop
souvent l'affranchissement de toute règle, ou la liberté pour
l'enfant d'agir comme il lui plaît, au lieu de l'authentique
liberté pour l'enfant de se développer comme être humain,
et au lieu d'un progrès authentique vers l'autonomie.
Un double problème crucial surgit quand la tâche édu-
cationnelle doit s'accomplir dans un monde de connais-
sance mouvant et changeant, et dans un monde de culture
et de conditions sociales mouvant et changeant lui aussi.
En ce qui concerne les changements sociaux dans le
monde contemporain, les maîtres n'ont à faire de l'école
ni un bastion de l'ordre établi ni une arme pour changer
la société. Le dilemme ne pourrait pas être résolu si le but
premier et la fonction première de l'éducation se définis-
saient par rapport à la société et à l'ceuvre sociale. En réa-
lité, ils se définissent par rapport à l'intelligence. Alors le
dilemme est transcendé, car les maîtres doivent se soucier
avant tout d'aider les esprits à devenir articulés, libres et
autonomes. Ce n'est ni dans un dessein conservateur ni
dans un dessein révolutionnaire, mais premièrement en
fonction de ce dessein général qui est d'apprendre à pen-
ser, qu'ils ont, parmi les buts seconds de leur tâche, à déve-
lopper chez leurs élèves une compréhension vivante des
principes de la charte démocratique.
En ce qui concerne notre monde de connaissance mou-
vant et changeant, la réponse est simple en elle-même : vetera
novis augere; tous les gains et toutes les découvertes nou-
velles doivent être employés, non à saccager et rejeter ce
qui a été acquis par le passé, mais à l'accroître: œuvre
d'intégration, non de destruction. Cela, pourtant, est plus
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 917

aisé à dire qu'à faire. Car cela suppose que l'esprit des
adultes, particulièrement des maîtres, n'est pas lui-même
dans un état de division et d'anarchie, et que les adultes
sont en possession de ce qu'ils ont à communiquer, à savoir
la sagesse et une connaissance unifiée.

4. L'éducation et l'individu

Touchant les principes philosophiques

9. Parmi les nombreuses questions qui pourraient être


discutées dans cette section, je me contenterai de signaler
la question essentielle: quel est l'agent principal dans le
processus éducationnel ?
Le maître exerce un pouvoir causal réel sur l'esprit de
, l'élève, mais à la manière dont le médecin agit pour gué-
rir son patient: en aidant la nature et en coopérant avec
elle. L'éducation, comme la médecine, est ars cooperativa
naturae. La position de la philosophie thomiste est que, dans
les deux cas, la nature (les énergies vitales de la nature dans
le malade, les énergies intellectuelles de la nature dans
l'élève) est l'agent principal de l'activité propre duquel le
processus dépend premièrement. L'agent principal dans le
processus éducationnel n'est pas le maître, mais l'élève4.

Touchant l'application pratique

IO. Cette vérité fondamentale a été oubliée ou mécon-


nue par les défenseurs de l'éducation à la baguette. Mal-

4. Saint THOMAS, Sum. theol., Ia, q. 117, a. 1 ; C. Gent., I I I , c. 75 ;


de Veritate, q. I I , a. 1.
gré les exagérations dans lesquelles elle a pu donner,
l'éducation progressive a eu le mérite de remettre au pre-
mier plan la vérité oubliée dont nous parlons. L'«agent
principal,, ne peut pas se donner à lui-même ce qu'il n'a
pas. Il s'égarerait s'il agissait au hasard. Il doit être ensei-
gné et guidé. Mais il importe essentiellement que son
activité naturelle et spontanée soit toujours respectée, et
qu'on fasse toujours appel à son pouvoir d'intuition et
de jugement, en sorte qu'à chaque étape il puisse maî-
triser la matière dans laquelle il est instruit. Dans cette
perspective, il faut viser avant tout à développer dans
l'enfant l'intuitivité de l'esprit et ses énergies spirituelles
de discernement et de création. L'aventure éducationnelle
est un appel incessant à l'intelligence et au libre arbitre
des jeunes.
Le don le plus précieux, dans un éducateur, est une sorte
d'attention sacrée et aimante à l'identité mystérieuse de
l'enfant, laquelle est une réalité cachée qu'aucune technique
ne peut atteindre. L'encouragement est aussi fondamen-
talement nécessaire que l'humiliation est dommageable.
Mais ce qu'il faut souligner spécialement, c'est le fait que
le maître doit centrer l'acquisition de la connaissance et
une solide formation de l'esprit sur la libération du pou-
voir intuitif de l'élève.

5. L'école et la société

L'enseignement de la charte démocratique

11. Touchant les principes philosophiques. - Une société


d'hommes libres suppose un accord des esprits et des volon-
tés sur les bases de la vie en commun. Il y a ainsi un cer-
tain nombre de données de base, - la dignité de la personne
humaine, les droits de l'homme, l'égalité humaine, la
liberté, la justice, le respect de la loi, - sur lesquelles la
démocratie présuppose un commun consentement et qui
constituent ce qu'on peut appeler la charte démocratique.
Sans une conviction générale, ferme et raisonnée touchant
ces données de base, la démocratie ne peut pas survivre.
Mais ces données fondamentales et cette charte de la
liberté sont d'un caractère strictement pratique - situées
comme elles sont au point de convergence des vues théo-
riques particulières aux écoles de pensée diverses, voire
opposées, qui sont incorporées à l'histoire des nations
modernes. Nul assentiment commun ne peut être requis
par la société en ce qui concerne les justijkations théoriques,
les conceptions du monde et de la vie, les credo philoso-
phiques ou religieux qui fondent ou prétendent fonder les
principes pratiques de la charte démocratique. Une démo-
cratie authentique ne peut pas imposer à ses citoyens ni
exiger d'eux, comme condition de leur appartenance à la
cité, un credo philosophique ou religieux.
Il en résulte, comme je l'ai dit ailleurs, que ale corps
politique a le droit et le devoir de promouvoir chez ses
citoyens, principalement par l'éducation, le credo humain et
temporel - et essentiellement pratique - dont dépendent
la communion nationale et la paix civique. Il n'a pas le
droit en tant que corps pyrement temporel ou séculier,
enclos dans la sphère où 1'Etat moderne jouit de son auto-
rité autonome, d'imposer aux citoyens ou d'exiger d'eux
une règle de foi ou un conformisme de la raison, un credo
1 philosophique ou religieux qui se présenterait comme la
seule justification possible de la charte pratique dans
laquelle s'exprime la commune 'foi' temporelle ou sécu-
lière. L'important pour le corps politique est que le sens
démocratique soit, en fait, maintenu vivant par l'adhésion
des esprits, si divers soient-ils, à cette charte morale. Les
voies et justifications grâce auxquelles cette adhésion
920 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

commune est réalisée relèvent de la liberté des esprits et


des consciences 5 . »
Puisque l'éducation (dont l'un des buts essentiels mais
secondaires est de préparer à la vie en société et à un compor-
tement de bon citoyen) est évidemment le moyen primor-
dial d'aider à l'établissement d'une conviction commune
en la charte démocratique, un problème particulièrement
sérieux et difficile surgit ici pour la philosophie de l'édu-
cation.
D'une part, le système éducationnel a le devoir de veil-
ler à l'enseignement de la charte de liberté. Cependant,
il ne peut le faire qu'au nom de l'assentiment commun
grâce auquel la charte en question est tenue pour vraie par
le peuple. Et ainsi - puisque, de fait, le corps politique
est divisé dans ses conceptions théoriques fondamentales,
et puisque l'État démocratique ne peut pas imposer un credo
philosophique ou religieux - le système éducationnel, en
veillant à l'enseignement de la charte commune, ne peut
et ne doit s'attacher qu'à la reconnaissance pratique des
données de base purement pratiques sur lesquelles les gens
sont d'accord pour fonder leur vie en commun, malgré
la diversité ou l'opposition de leurs traditions spirituelles
et de leurs écoles de pensée.
D'autre part, il n'y a de ferme croyance qu'en ce que
l'on tient comme fondé intrinsèquement en vérité, et il
n'y a pas d'assentiment de l'intelligence sans une base
et une justification théoriques. Ainsi, si le système édu-
cationnel doit accomplir son devoir de proposer d'une
manière réellement efficace la charte démocratique à l'assen-
timent des esprits, il ne peut pas ne pas avoir recours aux
traditions philosophiques ou religieuses et aux écoles de
pensée qui sont spontanément à l'ceuvre dans la conscience

5. Cf. notre ouvrage L'Homme et l'État, ch. V, p. 103-104, 5 €11.


de la nation et qui ont contribué historiquement à sa for-
mation.
L'adhésion à l'une ou à l'autre de ces écoles de pensée
repose sur la liberté de chaque personne. Mais ce serait une
pure illusion de penser que la charte démocratique pourrait
être enseignée efficacement si elle était séparée des racines qui
lui donnent consistance et vigueur dans les esprits, et si on la
réduisait à une pure série de formules abstraites, livresques,
anémiées et coupées de la vie. Ceux qui enseignent la charte
démocratique doivent engager sur elle leurs convictions per-
sonnelles, leur conscience, et les profondeurs de leur vie
morale. Ils doivent donc expliquer et justifier ses articles
à la lumière de la foi philosophique ou religieuse à laquelle
ils adhèrent et qui vivifie en eux leur croyance en cette charte.
((Or, si chaque maître doit ainsi engager ses convictions phi-
losophiques ou religieuses, sa foi personnelle, et son âme,
dans son effort pour confirmer et vivifier dans les esprits
la charte morale de la démocratie, il est clair qu'un tel ensei-
gnement exige une certaine adaptation spontanée entre celui
qui donne et celui qui reçoit, entre l'inspiration qui anime
le maître et les conceptions de base que l'élève tient de son
cercle familial et de son milieu social, et que ses parents se
sentent le devoir de nourrir et développer en lui 6 . »
La conclusion est évidente. Afin même d'assurer l'unité
dans l'adhésion à la charte démocratique, un sain plura-
lisme doit être appliqué dans les moyens. Il faut que des
différenciations internes soient mises en vigueur dans la
structure du système éducationnel, qui se doit de donner
libre jeu à des formes ou modalités pluralistes permettant
aux maîtres de faire passer leur entière conviction et leur
inspiration la plus personnelle dans leur enseignement de
la charte démocratique.

6 . Ibid., p. 112, f4].


922 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

12. Touchant l'application pratique par rapport à l'enseigne-


ment de la charte démocratique. - Après avoir exprimé des
vues générales très voisines de celles que j'ai indiquées,
Th. W. Mahan écrit: «Je pense que nous pouvons établir
un principe comme fondamental: à savoir que les écoles
publiques doivent ouvertement reconnaître les diverses
influences, religieuses et areligieuses, qui ont inspiré notre
idéal démocratique... Ce principe est très large et donne
naissance à des ~roblèmesapparemment insurmontables.
Comment pourrons-nous assurer l'exposition (par le maître)
d'une influence donnée sans tomber dans un parti pris en
faveur de celle-ci? Il y a un certain nombre de moyens
de parer à cette difficulté, - aucun d'entre eux n'est très
pratique '. »
Je suis prêt à admettre qu'on ne peut pas trouver une
solution entièrement satisfaisante. En une matière si com-
plexe, on pourra toujours signaler quelque difficulté latente
ou quelque aspect contestable, Je tiens néanmoins que la
sagesse pratique peut inventer et appliquer des solutions
qui - bien que plus ou moins imparfaites à quelque
égard - se montreront les meilleures possibles dans les
circonstances données.
Je voudrais, tout d'abord, faire observer que chaque
maître chargé d'enseigner la charte démocratique devrait
posséder deux qualités complémentaires. D'une part, il
devrait être animé, comme nous l'avons vu, de convictions
personnelles profondes, dans lesquelles toute sa philoso-
phie de la vie est engagée - car un enseignement sans
conviction ne saurait engendrer la conviction; et d'autre
part, il devrait avoir assez d'ouverture intellectuelle et de

7. Thomas W. MAHAN,«The Problem of a Democratic Philosophy


of Educationn, School and Society, L X X V I (September 7, 1952),
p. 193-196.
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 923

générosité pour entretenir le sens d'un compagnonnage


fraternel avec ceux qui justifient le credo démocratique par
d'autres vues théoriques - une telle attitude d'esprit est
requise, nous l'avons vu, par la nature même de la matière
à enseigner. Elle est, en outre, de nature à diminuer dans
une certaine mesure la difficulté de notre problème, quand
on en vient aux minorités qui ne partagent pas la manière
de voir philosophique ou religieuse du maître, et qui, natu-
rellement, ne doivent faire l'objet d'aucun traitement défa-
vorable.
Je pense, après cela, qu'en ce qui regarde l'application
pratique, trois solutions possibles pourraient être propo-
sées à l'examen.
Tout d'abord, nous pouvons imaginer que dans le cas
d'écoles situées dans des communautés dont chacune est
homogène quant à ses traditions spirituelles, les maîtres
qui ont la charge d'enseigner la charte démocratique pour-
raient être assignés à tel ou tel secteur particulier selon leurs
propres désirs et selon la géographie morale des commu-
nautés locales, de telle sorte que leurs convictions religieuses
ou philosophiques personnelles correspondraient approxi-
mativement à celles qui prévalent dans le milieu où ils
exercent leurs fonctions.
En second lieu, quand les communautés locales où se
trouvent les écoles sont hétérogènes quant à leurs tradi-
tions spirituelles, l'enseignement de la charte démocra-
tique pourrait être réparti entre différents maîtres, dont
les vues ~ersonnellescorrespondraient respectivement, dans
leurs grands traits, aux principales traditions religieuses ou
philosophiques représentées dans la population étudiante.
En troisième lieu, au lieu d'enseigner la charte démo-
cratique comme une partie spéciale du programme, on pour-
rait l'incorporer à une nouvelle discipline qui serait
introduite dans le programme, et qui, étant purement his-
torique, permettrait au maître, tout en donnant libre cours
924 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

à son inspiration personnelle, de moins insister sur les prin-


cipes théoriques qui justifient à ses yeux l'adhésion aux
principes démocratiques. Cette nouvelle discipline rassem-
blerait, dans le cadre fondamental de l'histoire nationale
et de l'histoire de la civilisation, des matières appartenant
aux humanités, aux sciences humaines, à la philosophie
sociale, et à la philosophie du droit, tout cela étant centré
sur le développement et la signification des grandes idées
comprises dans la charte commune. Ainsi cette charte se
trouverait enseignée d'une manière concrète et compré-
hensive, à la lumière des grands poètes, penseurs et héros
de l'humanité, de notre connaissance de l'homme, et de
la vie historique de la nation.
Les trois solutions que je viens de signaler répondent-
elles à toutes les exigences du problème pratique en dis-
cussion? Elles sont, me semble-t-il, dignes au moins d'être
essayées et éprouvées. Elles sont les seules que je sois capable
de formuler, j'espère que d'autres et de meilleures pour-
ront être proposées. En tout cas le fait subsiste que l'ensei-
gnement de la charte démocratique est, aujourd'hui, une
des obligations capitales de l'éducation, et qu'aucune solu-
tion n'est possible sinon dans la perspective de quelque
arrangement pluraliste.. .

13. Touchant l'application pratique par rapport à la vie scolaire.


Les équipes d'étudiants librement formées. - Du point de vue
de l'application pratique, il y a d'autres considérations par-
ticulièrement opportunes, qui concernent la préparation
de la jeunesse à une compréhension réelle de l'état d'esprit
démocratique. Ces considérations n'ont plus affaire à l'ensei-
gnement, mais plutôt à la vie même de l'école et du collège.
C'est là, dans la vie de l'école et de l'université, que
les germes des habitudes et des vertus de liberté et de res-
ponsabilité devraient se développer effectivement en pra-
tique. En d'autres termes, les étudiants ne devraient pas
être un élément purement réceptif dans la vie de cette sorte
de république qu'est l'école ou l'université. Ils devraient
dans une certaine mesure y prendre une part active. Le meil-
leur moyen pour cela serait, à mon avis, qu'ils s'organisent
librement en équipes, responsables de la discipline de leurs
membres et de leur progrès dans le travail.
Une telle expérience a été faite en plusieurs endroits avec
des résultats étonnamment heureux. Les équipes sont for-
mées par les élèves eux-mêmes, sans aucune pression des
autorités scolaires ; elles élisent leurs propres chefs ; elles
ont des assemblées régulières - auxquelles aucun maître
n'assiste - dans lesquelles elles examinent et discutent le
comportement du groupe et les problèmes auxquels il doit
faire face. Leurs chefs, d'autre part, ont, comme repré-
sentants de chaque équipe, des contacts réguliers avec les
autorités scolaires auxquelles ils transmettent les sugges-
tions, expériences et problèmes du groupe. Ainsi les étu-
diants sont réellement intéressés à l'organisation des études,
à la discipline générale, à la «vie politique» de l'école ou
de l'université, et ils peuvent jouer un rôle actif dans l'acti-
vité de la république éducationnelle.
Avec de telles méthodes, on verrait la jeunesse prendre
conscience des principes et de l'état d'esprit démocratiques
à l'état concret et vécu et s'attacher à eux; et on verrait
en même temps se développer en elle un sens de la dignité
et de la discipline personnelles, de l'autonomie collective,
et de l'honneur collectif. D'une manière proportionnée à
l'âge et à la capacité des élèves, les écoles et les universités
devraient être des laboratoires où prendraient forme les res-
ponsabilités de la liberté, et les qualités d'esprit propres
au convivium démocratique des citoyens. Il serait certai-
nement difficile de prétendre que le système actuellement
en vigueur ne demande aucune amélioration sous ce rap-
port. Les joutes oratoires, qui rendent les étudiants fiers
926 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

de leur adresse à étaler leurs opinions et où ils s'intoxiquent


de mots, me semblent n'être que d'illusoires csmpensa-
tions à la carence à laquelle je viens de faire allusion. I

L'éducation libérale pour tous

14. Touchant les principes philosophiques. - Une éduca-


tion orientée vers la sagesse, centrée sur les humanités,
visant à développer dans les esprits la capacité de penser
avec rectitude et à jouir de la vérité et de la beauté, est
une éducation à la liberté, une éducation libérale. Quelle
que puisse être sa vocation particulière, et quelque spécia-
lisation que cette vocation puisse exiger, tout être humain
a droit à recevoir une telle éducation, proprement humaine
et humaniste.
L'éducation libérale était réservée dans le passé aux
enfants des classes supérieures. Ce fait même a réagi sur
la manière dont elle a été elle-même conçue. L'éducation
libérale pour tous nous oblige, je pense, à entreprendre
un double réexamen.
En premier lieu, une refonte sérieuse du concept même
des humanités et des arts libéraux a été rendue nécessaire
par le développement de la connaissance humaine dans les
siècles modernes. La notion des disciplines humanistes et
le champ des arts libéraux doivent être élargis, de manière
à comprendre la physique et les sciences naturelles, l'histoire
des sciences, l'ethnologie et les autres sciences humaines,
avec l'histoire des cultures et des civilisations, voire de la
technologie (du point de vue de l'activité créatrice de
l'esprit), et l'histoire du travail manuel et des arts, tant
des arts mécaniques que des beaux-arts.
Insistons ici, fût-ce en nous répétant, sur ce point que
la physique et les sciences naturelles doivent être considé-
rées comme une des branches capitales des arts libéraux.
Leur objet principal est la lecture mathématique des phé-
nomènes naturels, et elles assurent de cette manière la domi-
nation de l'esprit humain sur le monde de la matière, non
en fonction de la causalité ontologique, mais en fonction
du nombre et de la mesure. Elles apparaissent dès lors, pour
ainsi dire, comme un ultime aboutissement des courants
de pensée pythagoricien et platonicien dans le domaine
même de ce monde de l'expérience et du devenir que Platon
regardait comme une ombre sur la paroi de la caverne. La
physique et les sciences naturelles, si elles sont enseignées
non pas seulement en vue des applications pratiques mais
essentiellement pour l'amour du connaître, apportent à
l'homme une vision de l'univers, et un sens de l'objecti-
vité sacrée, exigeante, inflexible, de la plus humble vérité,
qui jouent un rôle essentiel dans l'émancipation de l'intel-
lect et dans une éducation libérale. La physique, comme
les mathématiques, prise comme témoignant du pouvoir
créateur dont procèdent les grandes découvertes, voisine
avec la poésie. Si elle était enseignée comme elle demande
à l'être, dans la lumière des œuvres spirituelles de l'homme,
elle devrait être révérée comme un art libéral de premier
ordre et comme une partie intégrante des humanités.
Pour ce qui est des sciences humaines, le préjugé positi-
viste sous l'empire duquel, en général, elles sont aujourd'hui
cultivées, rend à vrai dire leur valeur humaniste plutôt
contestable. C'est là pourtant une situation anormale, dont
ces sciences prises en elles-mêmes ne sont pas responsables,
et qui provient des préjugés des maîtres dédiés à celles-ci,
et dont les travaux, si intelligents et pénétrants qu'ils soient,
en méconnaissent dès le principe la vraie nature. Elles
devraient être enseignées d'un point de vue philosophique,
et avec un souci constant, soit de comprendre la nature
humaine et le développement de ses potentialités, soit de
comprendre les voies selon lesquelles fonctionne l'esprit
humain.
928 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Nous avons à souligner aussi l'importance cruciale de


l'histoire des sciences par rapport à une éducation huma-
niste. Dans la perspective des humanités, la genèse de la
science dans l'esprit humain et ses progrès, ses aventures,
ses vicissitudes au cours de l'histoire, ont autant de pou-
voir illiiminateur que les résultats obtenus par la science
et que les tableaux changeants de l'univers de la nature
qu'elle nous offre aux diverses périodes de son développe-
ment. La connaissance de la succession des théories scien-
tifiques, de leur logique interne, et aussi de la part de chance
et de contingence qu'on peut observer dans leur évolu-
tion, et des voies effectives par lesquelles l'imagination scien-
tifique procède de découverte en découverte, peut seule
donner à l'étudiant une intelligence réelle de la vérité
scientifique et de sa portée authentique. L'histoire des
sciences est l'instrument approprié par lequel les sciences
physiques peuvent être intégrées dans les humanités, et par
lequel leur valeur humaniste peut être mise en pleine
lumière.
En second lieu, il est devenu indispensable de reconnaître
pleinement le concept d'éducation libérale de base et les
exigences typiques qu'il inclut. Je viens de signaler la néces-
sité d'élargir les matières comprises dans le champ de vision
des arts libéraux et des humanités. Ce sur quoi j'insiste
maintenant, c'est la nécessité de restreindre le fardeau imposé
à l'étudiant, et le programme, en ce qui concerne la pers-
pective elle-même et les voies selon lesquelles les matières en
question doivent être enseignées.
Revenons aux considérations proposées plus haut à pro-
pos de l'intelligence naturelle et de l'éducation libérale de
base. D'une part, l'objectif de l'éducation libérale de base
n'est pas l'acquisition de la science elle-même ou de l'art
lui-même, et des vertus intellectuelles qu'ils comportent,
mais bien plutôt la saisie de leur signification et une cer-
taine compréhension de la vérité et de la beauté auxquelles
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 929

elles s'attachent et qui ne cessent d'enrichir l'héritage de


la culture. Nous saisissons la signification d'une science
ou d'un art quand nous comprenons son objet, sa nature,
sa portée, et l'espèce particulière de vérité ou de beauté
qu'elle ou lui nous découvre. L'objectif de l'éducation libé-
rale de base est de veiller à ce que les jeunes saisissent cette
vérité ou cette beauté par les pouvoirs et les dons naturels
de leur esprit et par l'énergie intuitive naturelle de leur
raison, soutenue par tout leur dynamisme sensible, imagi-
natif et émotionnel.
D'autre part, en ce qui concerne le contenu de la connais-
sance et les choses que les jeunes doivent apprendre, ce
contenu doit être déterminé par les exigences mêmes de
la saisie dont nous parlons. A cet égard bien des choses
enseignées dans l'éducation libérale du passé sont sans uti-
lité; bien des choses qui n'étaient pas enseignées dans l'édu-
cation libérale du passé deviennent nécessaires. Mais en tout
cas les sujets et les méthodes propres aux études supé-
rieures n'ont pas de place à ce niveau. En bref, le principe
directeur est: moins de faits à enregistrer et plus de joie
intellectuelle à éprouver. L'enseignement devrait se concen-
trer sur l'éveil des esprits à quelques intuitions ou percep-
tions intellectuelles fondamentales dans chaque discipline
particulière, grâce auxquelles ce qui est essentiellement illu-
minateur quant à la vérité des choses apprises est possédé
définitivement et inébranlablement. Le résultat serait à la
fois une élévation en qualité de l'enseignement reçu et un
allègement du fardeau matériel imposé par le programme.

15. Touchant l'application pratique. - Si les remarques


précédentes sont vraies, nous voyons que la distinction entre
l'éducation libérale de base et les études universitaires est
d'une importance majeure: d'un côté, en effet, on a affaire
à un monde de connaissance approprié à l'intelligence natu-
930 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

relle, de l'autre côté, à un monde de connaissance appro-


prié aux vertus intellectuelles.
Selon la manière de voir que j'ai proposée, ceux qui pas-
seraient avec succès l'examen d'admission à l'université
trouveraient là un enseignement consacré à la fois à la
connaissance universelle et à la haute spécialisation ; tandis
que ceux qui feraient des études supérieures dans une grande
Ecole professionnelle ou technique ne trouveraient là que
l'enseignement d'autres sortes de haute spécialisation, mais
pourraient, grâce à des séminaires ou réunions d'études
où ils s'entretiendraient régulièrement avec des professeurs
et des étudiants de l'université, poursuivre et perfection-
ner leur éducation humaniste : ce qui serait impossible s'ils
n'étaient pas préalablement équipés par une éducation libé-
rale de base suffisamment complète.
L'éducation libérale de base devrait s'étendre tout le long
de l'instruction secondaire et préuniversitaire, autrement
dit des ((humanités)).Pendant les premières années, le mode
de l'enseignement serait adapté à la fraîcheur et à la curio-
sité de la raison qui commence à éclore, stimulée et nour-
rie par la vie de l'imagination. Durant les dernières années
d'humanités, nous avons affaire à l'intelligence naturelle
à l'état de croissance, avec les préférences qui selon les capa-
cités et les dons de chacun se développent à l'égard de tel
ou tel champ de concentration ou champ de premier inté-
rêt. Pour autant les études se trouveraient ((orientées))dans
un sens ou un autre, - non pas en vertu du décret irrévo-
cable d'examinateurs ou de psychologues ou experts quel-
conques (méthode funeste, à mon avis), mais en fonction
des préférences spontanées de l'élève et par son libre choix
d'un champ de concentration ou d'un autre8, quand la

8. Dans ce libre choix il pourrait évidemment être aidé par les conseils
d'un maître qui le connaît déjà et qui a gagné sa confiance.
possibilité lui en est offerte par le programme scolaire et
les subdivisions qu'il comporte en humanités orientées.
L'orientation dont il s'agit là n'est pas une orientation pro-
fessionnelle, mais une orientation appropriée à la diversité
des natures individuelles en voie de développement. Elle n'est
certes pas sans rapport avec telle ou telle profession à choisir
plus tard en dépendance de bien des circonstances. Mais
nul n'est prédestiné à une profession déterminée.
J'entends qu'il serait obligatoire pour tous les étudiants
de suivre des cours en toutes les matières du programme
consacré à l'éducation libérale de base, mais à mesure que
celle-ci se diversifierait selon l'orientation des études,
l'importance des diverses matières enseignées varierait, de
même que la répartition des heures qui leur sont assignées
sans qu'en aucun cas soit négligée, pour ce qui est des dis-
ciplines, l'importance de la philosophie, et pour ce qui est
des voies et méthodes, celle de la lecture des grands livres.
La notion d'éducation libérale de base, avec la refonte
de la liste des arts libéraux et de la méthode d'enseigne-
ment des humanités que nous avons considérée, est de
nature, me semble-t-il, à donner une valeur pratique et
existentielle au concept d'éducation libérale pour tous. D'une
part, l'éducation libérale de base, n'ayant affaire qu'à la
sphère de connaissance et à l'approche éducationnelle appro-
priées à l'intelligence naturelle, et respectant le besoin
d'unité et d'intégration de cette intelligence naturelle, évite
toute surcharge de pseudo-science imposée à l'étudiant et
se nourrit des intérêts naturels et spontanés de son esprit.
D'autre part, vu l'élargissement du champ des arts libé-
raux et des humanités dont nous avons souligné la néces-
sité, l'éducation libérale cesserait d'être considérée comme
une éducation presque exclusivement littéraire. Puisque les
humanités, en notre âge de culture, exigent une connais-
sance articulée des accomplissements de l'esprit humain dans
la science aussi bien que dans la littérature et dans l'art,
et puisqu'il est normal d'ajuster, durant les années d'études
secondaires, l'enseignement commun des humanités, essen-
tiel pour tous, à une formation préparatoire particulière
diversifiée selon les multiples vocations des étudiants, l'édu-
cation libérale de base apparaît comme adaptée à tous les
besoins réels que l'éducation libérale du passé était accusée
de ne pouvoir satisfaire.
L'éducation libérale de base ne regarde pas les étudiants
comme de futurs professeurs ou spécialistes en toutes les
branches du savoir et tous les arts libéraux enseignés au
programme. Elle ne les regarde pas comme de futurs gen-
tlemen ou membres de la classe privilégiée. Elle les regarde
comme de futurs citoyens, qui doivent agir en hommes
libres et être capables de porter, dans des situations nou-
velles et changeantes, des jugements droits et indépendants
touchant soit la vie politique, soit leur propre tâche parti-
culière. O n doit attendre aussi de ces futurs citoyens qu'ils
veillent à l'éducation de leurs enfants, et puissent s'entre-
tenir avec eux d'une manière compétente des matières ensei-
gnées à l'école. Ils doivent en outre être préparés à dédier
leurs loisirs à ces activités de repos par lesquelles l'homme
jouit de l'héritage commun du savoir et de la beauté, ou
à ces activités de surabondance par lesquelles il vient géné-
reusement en aide à ses frères.

6 . L'école et la religion

L'éducation morale et la religion

16. Touchant les principes philosophiques. - La formation


à la vie morale est une partie essentielle, à vrai dire la par-
tie la plus importante, de la fin première de l'éducation
au sens plein du inot. L'éducation de l'école n'est pas équipée
V VUES THOMISTES SUR L'ÉDUCATION 933

pour assurer cette formation d'une manière suffisamment


complète; c'est cependant son devoir de contribuer de façon
positive et efficace à la formation morale de la jeunesse.
Cela dépend pour une grande part de l'inspiration géné-
rale de l'enseignement, en particulier de la façon dont
l'étude des humanités et la lecture des œuvres des grands
poètes et des grands écrivains transmettent aux jeunes gens
le trésor des idées morales et des expériences morales de
l'humanité. Cependant l'assistance de l'éducation religieuse
est fondamentalement requise. C'est un fait que nous vivons
dans la tradition judéo-chrétienne. Et, avant tout et par-
dessus tout, c'est une donnée humaine fondamentale que
la vie morale est, d'une manière ou d'une autre, parfois
inconsciemment, liée à la foi et à l'expérience religieuse.
Si l'existence de Celui qui est l'Être absolu et le Bien absolu
n'est pas reconnue, aucune certitude de la valeur incondi-
tionnelle et obligatoire de la loi morale et des normes de
l'éthique ne peut être validement établie.

17. Touchant l'application pratique. - Il faut donc que


d'une manière ou d'une autre l'école rende possible à la
jeunesse de recevoir une pleine éducation religieuse.
Le problème pratique a affaire avec les écoles et les uni-
versités séculières (non confessionnelles) et les institutions
d'Etat. Est-ce que je contredirai aux conventions de l'édu-
cation contemporaine si je dis que l'enseignement religieux
ne devrait pas être reçu seulement de la famille et de la
communauté religieuse, indépendamment de la vie de
l'école, mais qu'il devrait aussi faire partie intégrante de
cette vie (en étant donné, - non à titre obligatoire, mais
comme matière à option, - en accord avec les vœux des
étudiants et de leurs parents, et par des représentants des
diverses confessions auxquelles ils appartiennent) ? Telle est
en tout cas ma conviction. Si l'on est fermement et positi-
vement persuadé que la religion n'est qu'erreur et supers-
tition, cette conviction apparaîtra naturellement comme
un non-sens; on n'aura pourtant pas le droit, en ce cas,
d'imposer sa propre philosophie areligieuse ou irréligieuse
à ses concitoyens ; on se contentera de soustraire ses propres
enfants à l'enseignement religieux, et de leur faire suivre
des cours de «bonnes manières» et de moralité civique,
ou de leur ménager des divertissements scientifiques, Pen-
dant que les autres étudiants écouteront leurs professeurs
respectifs chargés de l'enseignement religieux. Mais si l'on
ne tient pas la religion pour une erreur et une supersti-
tion, je ne vois pas comment on peut supposer que Dieu
est moins en droit d'avoir sa place à l'école que l'électron
ou que le professeur Bertrand Russell.
Tous les observateurs sérieux conviennent que la rup-
ture entre la religion et la vie est à la racine du désordre
spirituel dont nous souffrons aujourd'hui. Je trouve absurde
de faire commencer cette rupture dès l'enfance, et de l'entre-
tenir dans le système éducationnel, en séparant l'enseigne-
ment religieux de l'enseignement propre à l'école : car alors
la connaissance religieuse risque d'apparaître comme quelque
chose de superflu ou de purement relatif à la sentimenta-
lité privée. C'est le droit même de l'enfant et de l'adoles-
cent d'être équipé par l'école en connaissance religieuse
comme en toute connaissance qui joue une partie essen-
tielle dans la vie de l'homme.
Mais si cette solution, qui à mon avis est normale, n'est
pas acceptée, le moins que puisse faire l'école est de coo-
pérer avec les parents pour ménager aux étudiants qui le
désirent un temps libre approprié, et toutes les facilités d'être
instruits en matière religieuse en dehors de l'école, comme
de participer à des groupes et des activités religieuses hors
programme. Ceux qui ne s'intéressent pas à la religion
emploieraient pour des activités culturelles de leur choix le
temps libre assuré hors programme à leurs condisciples.
L'enseignement de la théologie

18. L'aspect moral, au surplus, est loin d'être le seul


à considérer dans la question que nous discutons. La vérité
à connaître au sujet de Dieu et de la relation de l'homme
à Dieu a pour la foi religieuse une importance plus haute
que la régulation des actions humaines. En d'autres termes,
ce n'est pas seulement dans la perspective morale, mais aussi
et avant tout dans la perspective intellectuelle et du point
de vue de la pleine croissance de l'intelligence que la ques-
tion doit être examinée. Nous avons affaire alors aux inté-
rêts de l'intellect, c'est-à-dire de ce qui touche le plus
immédiatement à la mission de l'éducation de l'école et
de l'université. Aussi est-ce en termes de théologie plus qu'en
termes de religion qu'il convient le mieux ici de poser le
problème. J'ai déjà touché ce point dans un précédent cha-
pitre 9 , auquel je ne puis que renvoyer. J'ajoute, puisqu'il
s'agit ici des vues thomistes, que selon saint Thomas la
théologie constitue une science au sens le plus général du
mot, - un savoir qui est à la fois enraciné dans le donné
révélé et rationnellement développé, logiquement et systé-
matiquement articulé, et qui, nous donnant quelque intel-
ligence du mystère divin, est la plus haute sagesse accessible
à la raison humaine; elle est supérieure à la philosophie,
dont elle use comme d'un instrument vitalement conjoint,
et n'est inférieure qu'à la sagesse contemplative ou mys-
tique.
Comment l'enseignement supérieur serait-il justifié de
négliger cette sagesse alors qu'il prétend préparer et équi-
per pleinement l'esprit des jeunes ? Aucun savoir propre
à fortifier l'esprit et à élargir son horizon ne peut être absent
d'un lieu tel que l'université, dont la tâche est d'ensei-

9. Cf. plus haut p. 855-857.


936 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

gner le savoir universel, Aux yeux du croyant, la théolo-


gie et la controverse théologique nous transmettent des
objets de pensée qui sont en eux-mêmes d'une dignité
suprême. Aux yeux de l'incroyant, elles nous transmettent
ce dont un certain nombre de ses compagnons humains,
à chaque étape d'une longue tradition civilisée, se sont nour-
ris comme d'objets de pensée d'une suprême valeur. Il peut
y avoir des incroyants et des croyants tout ensemble dans
la population étudiante et dans le corps enseignant d'une
université. Mais l'université elle-même, comme institution
vivante, ne peut pas ne pas prendre position, et elle est
tenue en conscience de prendre position au sujet de l'exis-
tence de Dieu. Une université athée où on ne trouve pas
d'enseignement théologique est quelque chose d'intellec-
tuellement cohérent. Une université non athée, où on ne
trouve pas d'enseignement théologique, est quelque chose
d'intellectuellement incohérent. Newman avait raison
d'affirmer que si une université déclare qu'il est de son
devoir scientifique d'exclure la théologie de son programme,
aune telle institution ne peut pas être ce qu'elle prétend,
s'il y a un Dieu)).
L'enseignement de la théologie dans une université
devrait être donné d'une tout autre manière que dans
les séminaires religieux, et être adapté aux besoins intel-
lectuels des laïques; son but ne serait pas de former un
prêtre, un ministre, un rabbin, mais d'éclairer des étudiants
dont les divers modes du savoir profane sont l'objet prin-
cipal sur les grandes doctrines et perspectives de la sagesse
théologique. U n tel enseignement ne s'attarderait pas à
l'appareil minutieux des autorités historiques, mais il insis-
terait plutôt sur la consistance rationnelle intrinsèque des
doctrines, et sur les intuitions fondamentales dont elles
dépendent. Il serait libre de toute préoccupation des ques-
tions purement techniques et des querelles mortes, et se
tiendrait en contact étroit avec les problèmes de la science
et de la culture contemporaines. Il inclurait l'étude des reli-
gions comparées.
Pour ce qui est de l'application pratique, il est clair qu'elle
ne présente pas de difficultés dans les établissements d'ensei-
gnement supérieur confessionnels. En ce qui concerne les
établissements d'enseignement supérieur non confession-
nels, la solution pratique, ici encore, dépendrait de la recon-
naissance du principe pluraliste en de telles matières, en
sorte que la théologie des principales confessions religieuses
soit enseignée dans des cours groupant chacun des profes-
seurs et étudiants de la même confession.

L'intégrité de la raison naturelle

19. Une dernière remarque doit être faite. Étant donné


la situation présente de la culture, le premier service que
la religion peut attendre de l'école, c'est que l'école res-
taure dans les étudiants l'intégrité de la raison, de la rai-
son naturelle. Aussi longtemps que l'enseignement, dans
son ensemble, à l'école comme à l'université, est pénétré
d'une philosophie générale qui ne se fie qu'à l'expérience
sensible, aux faits et aux chiffres, désagrège la raison et
nie son pouvoir propre de perception, comme les certitudes
les plus valables dont l'intelligence humaine est capable -
et la première desquelles est la connaissance rationnelle de
l'existence de Dieu; aussi longtemps qu'on y cultive une
information chaotique au lieu d'un savoir intégré et de
l'unité spirituelle, le sol même et les assises naturelles sur
lesquelles les convictions religieuses peuvent prospérer chez
les jeunes resteront ingrats et stériles.
Maintenant, est-ce que l'œuvre de la raison elle-même
est capable de prendre ses pleines dimensions naturelles sans
l'équilibre supérieur créé dans la conscience commune par
la foi et l'inspiration religieuses ? Est-ce que la philosophie
938 FOUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

est capable, dans l'existence réelle, d'atteindre sa pleine


intégrité rationnelle sans les incitations intérieures et les
renforcements qu'elle reçoit de la connaissance théolo-
gique ? C'est une autre question, que je ne fais que men-
tionner ici. Si on répond qu'en effet raison et philosophie
demandent à être ainsi aidées, on devra dire que la civilisa-
tion humaine et sa guérison dépendent d'un complexe
de causes qui, selon le mot d'Aristote, ((se causent l'une
l'autre)). Causae ad invicem sunt causae.
En tout cas, ce serait un non-sens d'exiger des membres
du corps enseignant qu'ils soient plus sages que la culture
générale de leur temps et que ses grands représentants, et
qu'ils aient à compenser eux-mêmes la défaillance de ces
derniers, et le fait qu'ils ont manqué à accomplir le travail
constructif que l'humanité attendait d'eux.
Cela signifie que le problème le plus crucial auquel notre
système éducationnel a affaire n'est pas un problème d'édu-
cation, mais un problème de civilisation.
CHAPITRE VI

S U R QUELQUES ASPECTS TYPIQUES


DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE I

1. L'idée chrétienne de l'homme


et son influence sur l'éducation

1. Si nous voulons comprendre en quoi consiste une phi-


losophie chrétienne de l'éducation, il est clair que la pre-
mière chose à faire est d'essayer de préciser ce qu'est l'idée
chrétienne de l'homme.
L'idée chrétienne de l'homme comporte plusieurs conno-
tations et implications. Indiquons-en quelques-unes.
Pour le christianisme il n'y a pas de transmigration;
l'immortalité de l'âme signifie qu'après la mort de son corps
l'âme humaine vit à jamais, en conservant sa propre indi-
vidualité. Ce n'est pas assez, cependant, de dire que l'âme
humaine est immortelle; la foi tient encore que le corps
ressuscitera pour être de nouveau uni à l'âme ; et Thomas
d'Aquin va jusqu'à dire que, dans son état de séparation
d'avec le corps, l'âme est sans doute une substance, mais
qu'en elle la nature humaine reste incomplète - en sorte

1. Conférence aux Journées sur L'idée chrétienne de l'éducation, orga-


nisées à Kent School, Connecticut, novembre 1955. Cette conférence
a été publiée en anglais dans l'ouvrage T h e Christian Idea ofEducation,
éd. par Edmund Fuller, Yale University Press.
940 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

que l'âme humaine ne constitue pas une personne. Tout


cela signifie que l'âme et le corps forment un seul com-
posé substantiel; en face de l'hindouisme et du platonisme,
le christianisme souligne avec force l'unité de l'être humain,
et tout retour offensif du platonisme, par exemple la
manière dont Descartes - «Moi ou mon esprit - a séparé
l'âme (c'est-à-dire pour lui la pensée ou l'esprit) du corps
(c'est-à-dire pour lui l'extension géométrique) et logé
l'esprit dans la glande pinéale, comme un fontainier au
milieu de ses machines, ne peut que déformer l'idée chré-
tienne de l'homme. Semblablement, toute éducation de
type cartésien ou angéliste, toute éducation traitant l'enfant
comme un pur esprit ou un intellect désincarné, dépré-
ciant ou ignorant le sens et la sensation, châtiant l'imagi-
nation comme une pure faculté de mensonge, et mécon-
naissant à la fois l'inconscient de l'instinct et le précons-
cient de l'esprit, n'est qu'une déformation de l'idée chré-
tienne de l'éducation. L'éducation chrétienne ne doit pas
adorer le corps humain, comme l'ont fait les anciens Grecs,
mais elle est pleinement consciente de l'importance de la
culture physique pour un sain équilibre de l'être humain
intégral ; l'éducation chrétienne est attentive à rendre la
perception sensible, qui est la base même de la vie intellec-
tuelle de l'homme, toujours plus alerte, exacte, complète;
elle fait appel avec confiance au pouvoir profond et vivant
de l'imagination et du sentiment comme au pouvoir spiri-
tuel de la raison; elle sait que dans le développement de
l'enfant, les mains et l'esprit doivent être ensemble à
l'ceuvre; elle souligne la dignité proprement humaine de
l'activité manuelle. Je ne pense pas ici seulement à la valeur
éducative que peuvent avoir pour les futurs hommes de
science, médecins, avocats, gens d'affaires, etc., les diffé-
rentes sortes d'activités artisanales enseignées dans les cam-
pus universitaires. Je pense aussi qu'un tel enseignement
aurait chance de maintenir, au moins à titre de hobby, dans
1
p.
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 941

la vie privée de beaucoup, une certaine pratique de cet


artisanat, qui, de plus en plus remplacé par les facilités
du machinisme, est en voie de disparition dans toutes les
branches de la production, et qui représentait pourtant
la forme la plus humaine et la plus heureuse du travail
manuel.
Ainsi, le christianisme souligne le fait que l'homme est
aussi bien chair qu'esprit. Mais l'idée chrétienne de
l'homme a des connotations plus étendues et plus pro-
fondes. La foi chrétienne sait que la nature humaine est
bonne en elle-même, mais qu'elle a été affaiblie et blessée
par le péché originel ; de là vient que l'éducation chrétienne
reconnaîtra la nécessité d'une forte discipline, et même
d'une certaine crainte, à condition que cette discipline, au
lieu d'être purement extérieure - et vaine - en appelle
à l'entendement et à la volonté de l'enfant, et devienne
une discipline volontaire, et que cette crainte soit respect
et révérence, non aveugle peur animale. Et la foi chrétienne
sait que la grâce surnaturelle importe plus que le péché
originel et la faiblesse de la nature humaine, car la grâce
élève la nature et fait participer l'homme à la vie divine
elle-même ; de là vient que l'éducation chrétienne ne per-
dra jamais de vue la primauté des dons de la grâce par
laquelle la vie éternelle commence dès ici-bas. Consciente
comme elle l'est que dans le processus éducationnel le prin-
cipe vital qui existe dans l'étudiant est 1 ' agent
~ principal»,
tandis que la causalité exercée par l'éducateur est, comme
celle du médecin, une activité seulement coopérante et adju-
vante, l'éducation chrétienne n'insiste pas seulement sur
la spiritualité naturelle dont l'homme est capable, elle ne
fonde pas seulement son œuvre sur la vitalité intérieure
de la nature humaine; elle fait reposer toute son e u v r e
aussi sur les énergies vitales de la grâce et des trois vertus
théologales de foi, d'espérance, de charité; et quand elle
est fidèle à son but le plus haut, elle tourne l'homme vers
942 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION l
la vie spirituelle, qui est une participation à la liberté, la
sagesse et l'amour des saints.
Une philosophie chrétienne de l'homme ne regarde pas
l'homme comme un être purement naturel; elle regarde
l'homme comme un être naturel et surnaturel, portant en
lui les blessures pitoyables d'Adam et les blessures sacrées
du Rédempteur. Il n'y a pas de perfection naturelle pour
l'homme. Sa perfection est surnaturelle, la perfection même
de cet amour qui est une diffusion de l'amour de Dieu
en nous, et dont le Christ nous a donné l'exemple en mou-
rant pour tous ses frères. La tâche du chrétien est d'entrer
dans le travail rédempteur du Christ et la rédemption
s'accomplit par la Croix.
En conséquence, l'éducation chrétienne ne tend pas à
faire un homme naturellement parfait, un athlète, un héros
sûr de lui-même, rassemblant en lui toutes les énergies et
perfections naturelles, impeccable et imbattable au tennis
et au football aussi bien que dans les compétitions morales
et intellectuelles. Elle s'efforce de développer autant qu'il
est possible les énergies et les vertus naturelles, tant intel-
lectuelles que morales, en conjonction avec les vertus infuses
qui les vivifient, mais elle compte plus sur la grâce que
sur la nature; elle voit l'homme comme tendant à la per-
fection de l'amour en dépit de tous les faux pas et des erreurs
possibles et malgré la fragilité même de sa nature, elle le
voit priant de n'être pas mis à l'épreuve et conscient de
tous ses échecs, mais en même temps toujours plus pro-
fondément et plus totalement amoureux de son Dieu et
uni à lui.
L'éducation chrétienne ne sépare pas l'amour divin de
l'amour fraternel, ni l'effort vers la perfection et le salut
personnel d'un effort sans cesse attentif au salut spirituel
et temporel des autres. Et l'éducation chrétienne comprend
qu'à chaque niveau de la vie humaine, de la condition
morale du moine jusqu'à celle du poète ou du chef poli-
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 943

tique, le chrétien doit assumer des risques plus ou moins


grands ; qu'il n'est jamais à l'abri, et qu'en même temps
il doit être préparé à combattre jusqu'au bout pour son
âme et sa vie en Dieu, usant chaque jour des armes de la
croix. Car il est à notre portée de changer toute souffrance
imposée par la nature ou par les hommes en une croix misé-
ricordieuse, si seulement nous l'acceptons librement et doci-
lement dans l'amour. Bien plus, la croix est là à chaque
moment de notre vie où nous éprouvons ce déchirement
et cette agonie en quoi, même à propos de petites choses,
consiste le choix entre le bien et le mal.
Tout cela ne concerne pas seulement la vie de l'adulte ou
l'éducation de l'adulte, mais commence d'une manière plus
ou moins obscure, de très bonne heure pour l'homme. C'est
pourquoi l'idée intégrale de l'éducation chrétienne, l'idée de
l'éducation chrétienne dans sa totalité et entendue comme
un processus qui doit durer toute la vie s'applique déjà à
l'enfant d'une manière adaptée à sa condition, et elle doit
guider l'éducation scolaire quant à l'orientation générale
du processus éducationnel et aux premiers commencements
dont l'enfant est capable.

2. Trois points d'importance essentielle


pour l'éducation chrétienne

2. Je voudrais distinguer dans l'éducation chrétienne


deux sortes d'exigences. En premier lieu l'éducation chré-
tienne inclut l'ensemble des exigences qui sont celles, en
général, de toute éducation authentique visant en vérité
à aider un enfant d'homme à atteindre sa pleine formation
ou sa perfection d'homme. En second lieu, l'éducation chré-
tienne, pour autant précisément qu'elle est chrétienne, com-
porte un certain nombre d'exigences spécifiques, découlant
du fait que la personne qu'elle concerne est celle d'un jeune
chrétien qui doit être préparé à mener sa vie d'adulte en
chrétien. C'est en rapport avec cette seconde sorte d'exi-
gences que je voudrais maintenant proposer quelques obser-
vations. Le premier point concernera le programme scolaire
en général; le second, le développement de l'intelligence
chrétienne; le troisième, la manière dont la connaissance
religieuse et la vie spirituelle peuvent être fortifiées.

L e programme scolaire

3. Ce point a rapport au problème de la culture chré-


tienne. Un programme d'humanités est-il adapté à l'édu-
cation d'un chrétien s'il concerne seulement ou principa-
lement la tradition gréco-romaine et les auteurs païens ou
purement profanes ?
Avant d'aborder la question, je ne puis m'empêcher de
rappeler que le maître en philosophie du Docteur Angé- ,
lique a été le païen Aristote. D'une manière plus générale,
et en entrant dans des considérations plus profondes, je
voudrais faire observer qu'un des aspects caractéristiques
de l'universalité propre au christianisme est le fait que le
christianisme embrasse l'ensemble de la vie humaine dans
tous ses états et conditions; le christianisme n'est pas une
secte, pas même au sens de secte vouée à la plus pure per-
fection. Pensons par exemple aux Esséniens qui, quelques
siècles avant le Christ, vivaient selon un haut niveau moral
et sur qui des découvertes archéologiques récentes nous ont
appris maints détails intéressants. Les Esséniens étaient un
groupe clos, une secte. Les chrétiens ne sont pas une secte
et cela est le paradoxe même du christianisme; le christia-
nisme dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est par-
fait, et le christianisme donne ce précepte non à un groupe
fermé, mais à tous les hommes, quel que puisse être leur
état de vie, même à ceux qui parmi nous sont le plus pro-
fondément engagés dans les affaires et les séductions de
ce monde. C'est pourquoi, tout en étant requis de tendre
vers la perfection de l'amour, les chrétiens, comme je l'ai
observé il y a un instant, ont à faire face au monde et à
assumer des risques à chaque étage ou degré de l'existence
humaine et de la culture humaine. Ils ne sont pas du monde,
mais ils sont dans le monde, aussi réellement et profon-
dément dans le monde qu'un homme peut l'être. Ils ne
doivent être exclus de rien, sauf du mal. Toutes les richesses
de l'Égypte sont leurs. Tout ce qui a une valeur pour
l'homme et pour l'esprit humain leur appartient, à eux
qui appartiennent au Christ.
Venant maintenant à l'éducation et à notre problème
de la culture chrétienne dans le programme d'études, je
voudrais dire qu'à mon avis, ce qui est requis, c'est de se
débarrasser des absurdes préjugés qui remontent à la Renais-
sance et qui bannissent des rivages bénis des programmes
scolaires bon nombre d'auteurs et de matières, sous le pré-
texte qu'ils sont spécifiquement religieux, et par consé-
quent non <<classiques bien qu'ils importent essentielle-
)),

ment au trésor commun de la culture. Les écrits des Pères


de l'Église sont une part intégrante des humanités, tout
autant ou plus encore que ceux des poètes dramatiques
élizabéthains ; saint Augustin et Pascal ne nous instruisent
pas moins que Lucrèce ou Marc Aurèle. 11 est important
pour la jeunesse de connaître l'histoire de l'astronomie ou
l'histoire de la littérature grecque ou latine, mais il est au
moins aussi important pour elle de connaître l'histoire des
grandes controverses théologiques et l'histoire de ces œuvres
concernant la vie spirituelle et l'expérience mystique qui
ont été pendant des siècles un joyau de la littérature chré-
tienne.
Maintenant, une fois ce point clairement établi, c'est
ma conviction que le programme des humanités d'un col-
946 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

lège chrétien doit porter, beaucoup plus encore que celui 1


l
d'un collège séculier, sur l'ensemble de la culture humaine.
L'élément important, et ce qui fait que notre manière
d'approcher les choses est chrétienne, c'est la perspective
et l'inspiration, la 2tlmière dans laquelle tout est regardé.
Connaître les gandes œuvres produites par l'esprit humain
sous chaque climat spirituel - et non seulement pour être
«informé ,>de leur existence, mais pour comprendre leur
signification et pour les situer dans le grand univers étoilé
de l'intellect - est une exigence de cette universalité même
du christianisme dont je parlais tout à l'heure. A dire vrai,
ce qu'on peut reprocher aux humanités traditionnelles, clas-
siques, gréco-romaines, est surtout leur étroitesse et leur
provincialisme. A notre âge, les humanités ne doivent pas
seulement s'étendre au-delà de la littérature; elles s'étendent
au-delà du monde occidental, de la culture occidentale ; elles
doivent s'intéresser aux acquisitions de l'esprit humain dans
chaque grande époque de civilisation : bien plus, aux pre-
mières et foncières aperceptions et découvertes humaines
qui sont obscurément contenues dans les mythes et l'ima-
gination symbolique des hommes primitifs. Notre mot
d'ordre doit être: élargissement, élargissement chrétien-
nement inspiré, mais pas du tout rétrécissement, même
rétrécissement chrétiennement centré, des humanités. L'his-
toire des civilisations et l'ethnologie peuvent jouer, dans
cette perspective, une part introductive fondamentale, si
elles sont regardées et comprises dans une authentique
lumière philosophique et théologique.
Incidemment, je voudrais toucher une autre question,
qui n'a pas de rapport avec les humanités, mais plutôt avec
la notion de l'inspiration chrétienne et de la lumière chré-
tienne auxquelles je viens de faire allusion. 11 est évident
que toute matière concernant la signification de l'existence
ou la destinée de l'homme peut être éclairée par l'inspira-
tion chrétienne. Mais que penser de toutes ces matières
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 947

dans lesquelles aucune valeur morale ou métaphysique n'est


incluse ? La notion d'inspiration chrétienne ou l'idée d'édu-
cation chrétienne garde-t-elle la moindre signification quand
il s'agit d'enseigner les mathématiques, l'astronomie, la
mécanique? La réponse, je pense, est qu'il n'y a évidem-
ment pas de mathématiques chrétiennes, ni d'astronomie
ou de mécanique chrétienne; mais si le maître est animé
par la sagesse chrétienne, et si son enseignement surabonde
d'une âme amie de la contemplation, le mode ou la manière
dont il donne son enseignement, en d'autres termes, le
mode ou la manière suivant laquelle son âme et son esprit
peuvent agir et illuminer l'âme et l'esprit d'un autre être
humain, transmettra à l'étudiant et éveillera en lui quelque
chose qui est au-delà des mathématiques, de l'astrono-
mie ou de la mécanique : tout d'abord, le sens de la place
exacte de ces disciplines dans l'univers du savoir et la Pen-
sée humaine; ensuite, une persuasion communiquée sans
paroles de la valeur immortelle de la vérité, des lois ration-
nelles et de l'harmonie qui sont en jeu dans les choses et
dont la racine première est dans l'Intellect divin.

!
1
L e développement de l'intelligence chrétienne

4. Le second point relatif aux exigences de l'éducation


chrétienne comme telle concerne le développement de
l'intelligence chrétienne. Puis-je rappeler le mot d'un grand
Dominicain, le P. Clérissac, qui fut mon premier guide
et auquel je me sentirai toujours redevable? «La vie chré-
tienne est à base d'intelligence)), disait-il. S'il est vrai que
la formation scolaire concerne premièrement l'intellect et
l'équipement de l'intelligence, cette parole du P. Clérissac
est pour les éducateurs chrétiens un clair avertissement de
l'importance particulière de la formation scolaire, à condi-
tion que la formation scolaire ne trahisse pas sa mission.
948 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Ce qui dans cette perspective est vrai de l'éducation en


général est vrai spécialement de l'éducation chrétienne.
C'est une obligation sacrée pour une école ou une univer-
sité chrétiennes de conserver vivant le sens de la vérité dans
l'étudiant, de respecter ses aspirations intellectuelles et spi-
rituelles, et tout commencenient en lui d'activité créatrice
et de saisie personnelle de la réalité, de ne jamais ouvrir
devant lui, comme dit saint Thomas, un fossé sans le com-
bler, d'en appeler au pouvoir intuitif de son esprit, et de
lui offrir un univers de savoir unifié et organique.
Il n'est pas hors de propos de signaler à ce sujet une
illusion qui me semble particulièrement insidieuse. De
même qu'il est fréquent de croire que, dans la société, ce
n'est pas une personne humaine, un homme investi d'une
fonction publique et chargé d'appliquer la loi, mais la seule
loi elle-même, cette entité abstraite qu'est la loi, qui doit
être obéie et exerce l'autorité, ainsi il est fréquent de croire
qu'à l'école ce n'est pas une personne humaine, un homme
investi de l'autorité d'enseigner et chargé de transmettre
la science, mais la seule science ou érudition, cette entité
abstraite qu'est la science ou l'érudition, qui doit être écou-
tée et doit exercer la tâche d'instruire les esprits. Le résul-
tat, c'est que beaucoup de maîtres pensent qu'il est de leur
devoir de dissimuler et de mettre de côté autant qu'il est
possible, ou même d'atrophier leurs propres convictions,
qui sont les convictions d'un homme donné, non les énon-
cés de la science ou de l'érudition. Et comme ces préten-
dus énoncés n'existent que dans les livres écrits par les divers
experts, et sous la forme (c'est le cas, spécialement, en
matière d'humanités et de philosophie) d'affirmations oppo-
sées, la tâche du maître qui se retire modestement dans
l'ombre se réduit à présenter à l'étudiant un tableau pré-
paré soigneusement et objectivement d'opinions incom-
patibles, entre lesquelles seul le goût ou le sentiment
subjectif paraît capable de faire un choix. Quel est l'effet
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 949

d'un tel enseignement? D'émousser ou de tuer tout ce


que je viens de décrire comme réclamant une attention
sacrée de la part du maître, et de conduire l'étudiant d'un
fossé à l'autre. Le premier devoir du maître est de déve-
lopper en lui-même, pour l'amour de la vérité, des convic-
tions profondément enracinées, et de les manifester avec
franchise, tout en ayant plaisir, bien sûr, à voir l'étudiant
développer peut-être contre elles ses propres convictions
personnelles.

5. Tournons maintenant notre attention sur une dis-


tinction qui a, à mon avis, une importance pratique cru-
ciale; à savoir la distinction, que j'ai soulignée ailleurs, entre
l'intelligence naturelle, ou l'intelligence avec son seul pou-
voir natif, et l'intelligence perfectionnée par les vertus intel-
lectuelles, à savoir par ces qualités ou énergies acquises qui
sont spéciales au savant, à l'artiste, au philosophe, etc. Ma
pensée est que ces vertus et ces capacités intellectuelles, qui
sont terriblement exigeantes et requièrent de ce fait une
formation spéciale absorbante, doivent s'acquérir pendant
la période des études supérieures et universitaires, tandis
que l'éducation secondaire et les humanités sont le domaine
propre de l'intelligence naturelle, qui a soif de connais-
sance universelle et progresse d'une manière plus sponta-
née que technique et scientifique, en union vitale avec
l'imagination et la sensibilité poétique. D'où la notion
d'éducation libérale de base, soucieuse de connaissance univer-
selle (comme le sont aussi, et à un titre plus élevé, les études
universitaires) parce qu'elle a affaire essentiellement à l'intel-
ligence naturelle, et qui ne doit pas essayer de faire de l'enfant
un savant, un physicien, un compositeur, etc., fût-ce en
miniature, mais qui s'efforce seulement de lui faire com-
prendre la signijcation et saisir la vérité fondamentale des
disciplines variées auxquelles s'intéresse la connaissance uni-
950 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

verselle. Il en résulte que l'horizon des arts libéraux et des


humanités serait grandement élargi, jusqu'à comprendre,
selon les exigences de l'intelligence moderne, la physique
et les sciences naturelles, l'histoire des sciences, l'ethnolo-
gie et les autres sciences humaines, avec l'histoire des cul-
tures et des civilisations, voire la technologie (pour autant
que l'activité de l'esprit y est engagée), et l'histoire du
travail manuel et des arts, tant des arts mécaniques que
des beaux-arts. Mais, d'autre part, et pour compenser cet
élargissement, la manière d'enseigner, et le poids matériel
du programme, pour ce qui regarde chacune des disciplines
en question, seraient beaucoup allégés : car toute tentative
de bourrer l'esprit de l'étudiant de faits et de chiffres, et
d'une connaissance prétendument complète du sujet, en
recourant à une vaine mémorisation ou à une information
superficielle et fragmentaire, serait définitivement abandon-
née ; et la grande affaire serait de développer chez les jeunes
gens une authentique compréhension du vrai et une active
participation au vrai, et ces primordiales intuitions par les-
quelles ce qui est essentiellement illuminateur en chaque
discipline enseignée et en constitue les vérités fondamen-
tales est définitivement et inébranlablement possédé.
Appliquées à l'éducation chrétienne, les remarques faites
ci-dessus ont, semble-t-il, une importance spéciale dans
l'enseignement de la philosophie et de la théologie, qui
devraient être toutes deux la clef de voûte de l'édifice de
l'enseignement dans une école et une université chrétiennes,
par définition vouées à la sagesse. Le sens commun et l'intel-
ligence naturelle, confortés par la vertu infuse de foi, suf-
fisent, non à être un philosophe ou un théologien, certes,
mais à comprendre la philosophie et la théologie enseignées
avec intelligence. La formation philosophique, telle que
je la vois, pourrait comporter dans les deux dernières années
du lycée deux cours principaux, s'appuyant mutuellement :
d'une part, un cours sur les problèmes philosophiques fon-
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 951

damentaux, relativement peu nombreux, en tant que vus


et éclairés dans la perspective de la philosophie chrétienne
et référés aux questions les plus pressantes qui préoccupent
notre âge; et d'autre part, un cours d'histoire de la philo-
sophie, appliqué à dégager l'intuition centrale à laquelle
s'origine chaque grand système, en la distinguant de la
conceptualisation, le plus souvent erronée, qui rend ces
systèmes irréductiblement antagonistes.
Pour ce qui est de la théologie, ce n'est pas à former
un futur prêtre ou un futur ministre que doit être ordonné
l'enseignement d'une école et d'une université chrétiennes,
c'est à équiper la raison des laïques en telle sorte qu'ils
puissent saisir le contenu de leur propre foi d'une manière
plus profonde et plus distincte, et user de la lumière et
de la sagesse d'une discipline hautement unifiée pour
résoudre les problèmes qu'un chrétien doit affronter dans
l'accomplissement de sa mission dans la société temporelle.
Cette formation théologique, telle que je la vois, serait,
surtout à l'université, mise spécialement en contact avec
les problèmes soulevés par la science contemporaine, par
les grands mouvements et conflits sociaux de notre âge,
par l'ethnologie, l'étude comparée des religions, la phi-
losophie de la culture. J'aimerais qu'il y eût des jour-
nées d'études où les étudiants en philosophie et en théolo-
gie d'une université chrétienne rencontreraient des repré-
sentants des écoles de pensée les plus variées, savants,
artistes, missionnaires, militants syndicaux, chefs d'entre-
prise, etc. Car ce n'est pas avec des livres, c'est avec des
hommes que les étudiants doivent être rendus capables de
discuter et de prendre position. On aurait comme règle
inviolable celle-ci: après chaque réunion, la discussion
continuerait dans des séances ultérieures tenues par les étu-
diants et leurs professeurs, jusqu'à ce qu'ils aient complè-
tement dominé le problème et dégagé la vérité de la
question.
952 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Je voudrais faire une remarque finale en rapport avec


notre question présente, à savoir la question du déve-
loppement de l'intelligence chrétienne. Cette remarque
concerne l'Écriture Sainte, spécialement l'Ancien Testa-
ment et l'exégèse moderne. Il faudrait donner à la jeunesse
chrétienne une sérieuse connaissance de la signification de
l'exégèse, et des distinctions à faire entre ce qui est résul-
tat et découverte valable et ce qui est construction arbi-
traire dans les commentaires exégétiques des savants
contemporains. Il faudrait montrer comment les princi-
paux problèmes de l'exégèse peuvent être résolus à la
lumière d'une saine théorie de l'inspiration divine, et com-
ment notre approche du texte biblique devient en même
temps plus réaliste et plus pure. La question n'est pas ici
de cultiver un vain savoir, mais d'entrer - avec une cons-
cience plus grande de tout ce qui est humain dans l'ins-
trument humain, et une foi plus grande dans la vérité divine
enseignée, par l'auteur principal - dans cette lecture assi-
due des Ecritures qui a été une coutume sacrée dans les
pays protestants, et est maintenant pratiquée de plus en
plus chez les catholiques, et qui est un fonds précieux pour
la vie chrétienne.
Je crois, en outre, que le contact avec l'Écriture Sainte
doit être en même temps si plein de révérence et si pro-
fondément personnel qu'il n'est pas opportun de faire de
l'enseignement dont je parle une partie des matières obli-
gatoires du programme. Je préférerais beaucoup que cet
enseignement soit donné, comme une matière libre, à
des étudiants réellement avides de le recevoir, qui consti-
tueraient à ce propos un de ces groupes spontanément
organisés dont je soulignerai l'importance dans quelques
instants.
Comment fortif;:er la vie spirituelle

6. Il y a un troisième point à traiter dans la question


qui nous occupe: il concerne les moyens par lesquels la
connaissance religieuse et la vie spirituelle doivent être for-
tifiées dans une école ou un collège chrétien.
O n a souvent remarqué qu'en France, par exemple, aux
X V I I I ~et X I X ~siècles, un certain nombre des plus violents
adversaires de la religion ont été dans leur jeunesse soit
séminaristes, soit élèves des grands collèges des Jésuites.
Cela ne prouve rien contre les méthodes pédagogiques des
séminaires et des Pères Jésuites, car selon un vieux dicton,
quidquid reckitur, ad modum recipientis recipitur, ou comme
disent les Arabes : l'eau prend la couleur du récipient. Pour-
tant, un fait plus général et plus surprenant demeure, à
savoir le fait de l'ignorance religieuse, dans notre monde
contemporain, d'un grand nombre, je voudrais dire d'une
majorité des gens éduqués dans les écoles religieuses et dans
les collèges confessionnels. Pourquoi en est-il ainsi ? - Parce
que, à mon avis, l'enseignement religieux, bien qu'il soit
donné avec soin, reste trop enfermé dans un compartiment
séparé et isolé et n'est point suffisamment intégré aux inté-
rêts intellectuels ni à la vie personnelle des étudiants. En
conséquence, il est reçu par beaucoup dans la couche la
moins profonde de l'âme, et oublié au moins aussi vite
qu'il a été superficiellement mémorisé.
C'est par ses connexions vitales avec la philosophie et
la théologie que la formation religieuse peut être réelle-
ment intégrée à l'activité mentale générale et aux inté-
rêts intellectuels de l'étudiant. Un collège chrétien dans
lequel le cosmos de la connaissance n'est pas couronné par
la théologie peut avoir les meilleurs cours de religion,
l'enseignement religieux qu'il distribue n'est qu'une feuille
que le vent emporte. Mais c'est spécialement sur 17inté-
gration de la formation religieuse dans la vie personnelle
des étudiants que je voudrais dire maintenant quelques
mots.
Mon propos est que la manière propre d'accomplir cette
intégration est le développement de la vie liturgique dans
les campus universitaires et la participation de la popula-
tion étudiante à la liturgie de 1'Eglise. Inutile d'insister
là-dessus (comme je le faisais dans la première édition de
ce livre) après la réforme liturgique heureusement inaugu-
rée par le deuxième Concile du Vatican.
,
A côté des groupes liturgiques librement organisés, il
y aurait d'autres groupes, sans doute moins nombreux,
mais exerçant une action plus importante, à la manière d'un
ferment caché, qui se voueraient à étudier la doctrine des
théologiens et des grands auteurs spirituels sur l'oraison
mentale et l'expérience mystique, et à apprendre les rudi-
ments de la sagesse contemplative. Je pense que la tâche
la plus profitable de ces groupes serait de fayoriser parmi
leurs membres la lecture quotidienne de l'Evangile, qui
est la voie normale vers la prière sans parole et la nourri-
ture même de la vie spirituelle.

3. Deux remarques pour terminer

Dans la troisième et dernière partie de cette étude, je


voudrais discuter deux points : le premier, concernant la
formation morale de la jeunesse; le second, concernant
l'enseignement formel et le travail hors programme.

La formation morale de la jeunesse

7. Nous avons déjà noté que l'enseignement de l'école


et de l'université est une préparation à une éducation de
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRETIENNE 955

soi par soi que l'homme poursuit durant toute sa vie.


D'autre part, cet enseignement concerne plus l'intelligence
et le savoir que la volonté et les vertus morales, et s'applique
plus à dire aux jeunes comment penser, qu'à leur dire com-
ment vivre. Selon la nature des choses, l'éducation morale
est plus la tâche de la famille, assistée par la communauté
religieuse à laquelle elle appartient, que la tâche de l'école.
Mais ce qui est en soi normal n'est pas toujours ce qui
est le plus fréquent. En fait, il est trop aisé aujourd'hui
d'observer que, spécialement dans les conditions morales
et sociales créées par notre civilisation industrielle, le groupe
familial manque souvent à son devoir moral envers les
enfants, et semble souvent plus apte soit à les blesser, soit
du moins à les délaisser dans leur vie morale, qu'à les édu-
quer en ce domaine. Ainsi l'école doit, d'une manière
imparfaite et partielle, essayer de combler les vides laissés
par le groupe familial dans la formation de la jeunesse. Mais
quel peut être le pouvoir et l'efficacité de l'enseignement
et des salles de classe en de telles matières?
C'est ici que nous pouvons réaliser l'importance cru-
ciale des équipes spontanément formées par les étudiants,
et du rôle qu'elles ont à jouer dans la vie de cette sorte
de république qu'est l'école ou l'université. Celles aux-
quelles je pense en ce moment ne sont pas des groupes
d'études, elles ont pour objet l'organisation même et le
fonctionnement du travail. Comme je l'ai indiqué plus haut,
elles sont ((forméespar les élèves eux-mêmes, sans aucune
pression des autorités scolaires ; elles élisent leurs propres
chefs ; elles ont des assemblées régulières - auxquelles
aucun maître n'assiste - dans lesquelles elles examinent
et discutent le comportement du groupe et les problèmes
auxquels il doit faire face. Leurs chefs, d'autre part, ont,
comme représentants de chaque équipe, des contacts régu-
liers avec les autorités scolaires, auxquelles ils transmettent
les suggestions, expériences et problèmes du groupe. Ainsi,
956 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

les étudiants peuvent jouer un rôle actif dans l'activité de


la république éducationnelle '. »
Eh bien ! dans un collège chrétien de telles équipes spon-
tanément formées auraient encore une fonction toute dif-
férente, et plus élevée; elles s'appliqueraient à mettre en
valeur, dans toutes les occasions et les incidents de l'exis-
tence quotidienne, les exigences d'une vie commune vrai-
ment chrétienne, avant tout de la charité fraternelle. Et
ainsi elles compenseraient en quelque manière ce qui a pu
manquer à l'éducation morale donnée par la famille; elles
seraient, pour ainsi parler, des chantiers où s'apprennent
les règles évangéliques de la mutuelle charité.
Pour rendre les choses plus précises, qu'on me permette
de signaler une coutume que les équipes en question auraient
le plus grand avantage à emprunter à la vie des ordres reli-
gieux. La coutume à laquelle je pense est celle du chapitre,
où tous les membres d'une communauté religieuse se ras-
semblent régulièrement en vue d'un commun examen de
conscience. Chacun doit faire connaître les fautes - non
pas, bien sûr, les fautes dépendant du for interne, du tri-
bunal intérieur de la conscience, mais celles qui dépendent
du for externe - qu'il a commises les jours précédents ;
et chacun a pareillement à faire connaître la même sorte
de fautes ou d'omissions extérieures, visibles, qu'il a obser-
vées chez les autres. Il y a ainsi une espèce de lessive géné-
rale, présidée par l'abbé ou le prieur, qui y ajoute les
onguents d'une convenable exhortation : après quoi cha-
cun rentre frais et guilleret dans sa cellule. Eh bien ! nos
équipes spontanément organisées, telles que je les vois, imi-
teraient cette sage coutume, convenablement adaptée ou
modifiée, et tiendraient des chapitres à leur manière - je
connais des familles chrétiennes qui ont fait cela pendant

r i '

2. Voir plus haut p. 925 S .


VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRÉTIENNE 957

des années, avec un profit moral considérable - en sou-


lignant spécialement tout ce qui concerne les exigences du
respect et de l'amour mutuels en les questions, sérieuses
ou minimes, auxquelles le groupe est rendu attentif. Et
le chef de l'équipe jouerait le rôle du prieur en donnant
les directions morales et les explications qu'il juge néces-
saires. Le bienfait de cette coutume est double: je veux
dire, d'une part, le développement du sens de la responsa-
bilité et de la conscience morale, et le progrès de la charité
chrétienne ; et, d'autre part, le soulagement psychologique
dû au fait de donner expression à cette perception et à cette
expérience des défauts d'autrui, qui si elles restaient inex-
primées, pourraient, si légère que soit la matière, engen-
drer de l'amertume ou du ressentiment.

L'enseignement formel et le travail hors programme


l
8. J'ai noté l'importance de deux sortes différentes de
groupes spontanément formés : les équipes spontanément
formées d'étudiants dont je viens de parler - occupées
de l'organisation du travail et de la vie morale de la répu-
blique éducationnelle, et agissant indépendamment des
maîtres ; et les groupes d'étude spontanément formés qui
pourraient et devraient se développer en rapport avec une
grande variété de matières, et dans lesquels les maîtres jouent
un rôle nécessaire, mais comme conseillers ou comme guides
plus que comme professeurs. Quand je songe à la néces-
sité de ces divers groupes spontanément organisés et aux

3. C'est aussi ce qui se faisait chaque soir dans une institution que
j'ai déjà mentionnée (cf. plus haut p. 799, note 9), et qui a été comme
un test de l'admirable fécondité éducationnelle de l'organisation de toute
la population d'une école en équipes responsables.
958 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

développements qu'ils sont susceptibles de prendre, à


mesure que leur importance sera reconnue, j'en viens à Pen-
ser que la structure éducationnelle des écoles et des uni-
versités de l'avenir sera grandement différente de la structure
présente : au lieu d'un système unique, on aurait deux sys-
tèmes de forces formatrices distincts et coordonnés, pour
ainsi dire deux systèmes nerveux s'affrontant et se complé-
tant mutuellement ; le premier système (enseignement for-
mel) serait composé des divers centres d'autorité enseignante,
qui partent d'en haut, Facultés, Départements, Ecoles ou
Instituts; le second (travail hors programme) serait com-
posé des divers centres, partant d'en bas, d'étude autonome
et de discipline spontanée que sont nos groupes ou nos
équipes d'étudiants librement et spontanément organisés.
L'unité que les écoles et les universités recherchent n'est
pas une unité de centralisation mécanique, c'est une libre
unité comme cloutée d'étoiles, une unité d'harmonie dans
la diversité.

9. La notion d'éducation libérale pour tous m'apparaît


comme la fructification tardive d'un principe chrétien, et
comme étroitement liée à l'idée chrétienne de la dignité
spirituelle de l'homme et de l'égalité fondamentale de tous
devant Dieu.
Il y a cependant, dans l'application, et en ce qui concerne,
non pas les universités, mais les écoles (nos lycées) vouées
aux humanités (enseignement secondaire et préuniversi-
taire), une difficulté dont on ne saurait méconnaître la gra-
vité: est-ce que pour bien des garçons et des filles penser
n'est pas un effort fastidieux, et l'étude des humanités ne
représente pas surtout un insurmontable ennui, de sorte
que, en conséquence, l'éducation libérale, à proportion de
son extension à un nombre toujours plus grand de jeunes,
semble condamnée à dégénérer et à tomber à des niveaux
toujours plus bas ? Je suis loin de croire que tous les gar-
çons et toutes les filles en question sont à classer parmi
les «incapables». En tout cas, on peut répondre que de
bonnes méthodes éducationnelles sont ordonnées à stimu-
ler l'intérêt naturel et l'intelligence des étudiants normaux,
non à mettre les choses au niveau des incapables. La claire
maxime en ces matières, c'est, comme le dit Mortimer
Adler, que ((la meilleure éducation pour la personne la
mieux douée d'une communauté est, sous des formes équi-
valentes, la meilleure éducation pour tous)). C'est pour-
quoi ce qu'on a appelé les écoles ou les classes hétérogènes
(séparant les élèves bien doués des mal doués) doit être sous
tous les égards considéré comme une mauvaise solution.
Mieux vaut avoir des cours homogènes, j'entends adap-
tés, selon le principe que je viens de mentionner, au niveau
des étudiants les mieux doués, et recourir à certaines
((formes équivalentes » pour aider, en dehors des cours,
les autres à participer à l'effort commun.
Ici apparaît de nouveau le rôle des équipes librement
formées, - cette fois en vue des études, mais aux réu-
nions desquelles les maîtres n'assisteraient pas, tandis
qu'elles seraient largement ouvertes aux élèves que les
cours endorment ou accablent d'ennui. Un des chefs de
l'équipe, parmi les étudiants des classes supérieures des
institutions vouées aux humanités, ferait, à sa manière
à lui, un exposé sur certains points du cours dont se
plaignent les élèves dont il s'agit. Ceux-ci demanderaient
des éclaircissements, feraient connaître leurs difficultés,
élèveraient leurs objections ; une discussion à leur portée,
et où ils tiendraient une part active, prendrait ainsi place,
et aurait chance, en éveillant leur intérêt, de leur faire
mieux comprendre l'enseignement reçu des professeurs.
Telle serait la ((forme équivalente » ou la principale procé-
dure auxiliaire que le travail hors programme aurait à mettre
en œuvre.
960 POUR UNE PHILOSOPHIE D E L'ÉDUCATION

Bref, mon idée est que si, pour un certain nombre de


jeunes, les matières qui concernent la connaissance désin-
téressée, les arts libéraux et les humanités sont propres à
n'engendrer que l'ennui, c'est seulement dans la mesure où
elles sont objet de l'en~ei~nementformel. Quand l'approche
devient non formelle et non systématique, tout a chance
de changer pour eux.

10. Il convient d'ajouter autre chose encore, qui peut


paraître utopique, mais que je crois digne d'attention, et qui
n'est pas pour me déplaire. Dans un autre chapitre4 j'ai
dit quelques mots des activités de jeu à l'école. Je voudrais
aller maintenant beaucoup plus loin. Car le jeu possède
une valeur et une dignité qui lui sont propres, étant une
activité de libre expansion et un reflet de poésie dont la vie
humaine a singulièrement besoin. N'est-il pas désirable que
les écoles vouées aux humanités tirent profit, autant que pos-
sible, des moyens complémentaires qui leur sont ainsi offerts ?
Je pense que l'intérêt à des matières même premières en
importance peut être éveillé grâce aux activités de jeu, dont
le champ devrait par conséquent être considérablement
élargi, en sorte que nous leur donnions une place (à titre
secondaire) dans le travail hors programme approprié à la vie
du lycée et à l'étude des humanités.
Dans les séances tenues par les équipes librement for-
mées dont je parlais il y a quelques instants, c'est donc
par mode de jeu qu'on procéderait parfois. L'art et la
poésie offrent à ce point de vue bien des possibilités

4. Cf. plus haut p. 832.


5. Dans les séances en question les élèves prendraient goût par exemple
aux bouts rimés, ou à des dessins imitant, voire caricaturant un peu,
le style des grandes époques de la peinture et de la sculpture. Et bien
d'autres jeux de même sorte pourraient être inventés.
VI ASPECTS TYPIQUES DE L'ÉDUCATION CHRETIENNE 961

Maintes questions de logique pourraient être présentées,


non plus sous forme didactique, mais comme des puzzles
à résoudre pour amuser l'esprit. Et on pourrait même ima-
giner des cas relevant de la vie concrète dont la discussion
par manière de jeu toucherait à des problèmes de philoso-
phie morale ou à des problèmes métaphysiques auxquels
elle éveillerait spontanément la pensée.

11. Enfin et surtout, - et là il ne s'agit plus seulement


des élèves des écoles secondaires, mais aussi des étudiants
des universités, - les facilités données à la jeunesse de lire
de grands livres de son propre choix et pour son propre
plaisir, comme aussi d'assister à des concerts et à des repré-
sentations théâtrales qui feraient ensuite l'objet de discus-
sions dans des séminaires, - tout cela, qui est une prépa-
ration destinée à mettre l'adulte en état de faire un usage
particulièrement profitable de ses loisirs, constitue une
authentique formation aux humanités et à la vie intellec-
tuelle, sous la forme de cette activité de libre expansion
qui caractérise le jeu.

Le lecteur m'excusera, je l'espère, de m'être laissé aller


à des rêves qui me sont propres en pensant à l'avenir de
nos systèmes scolaires. Pour ce qui me concerne, je lui suis
reconnaissant d'avoir bien voulu prêter l'oreille, sur le sujet
de l'éducation, à un homme qui sent de plus en plus, avec
le progrès de l'âge, qu'il est incapable d'éduquer qui que
ce soit, mais qu'il a grand besoin d'être éduqué lui-même.
CHAPITRE VI1

L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE


ET LE PRINCIPE PLURALISTE '

Les questions pratiques concernant l'éducation de la jeu-


nesse se posent en chaque pays en fonction des circons-
tances historiques particulières à celui-ci. Le problème
de l'école publique, en France, doit être envisagé dans le
contexte des conditions très spéciales créées chez nous par
notre histoire intellectuelle et politique, les vieux conflits
où s'est complue la IIIe République et qui occupent encore
nos souvenirs, l'état présent des esprits et les besoins pré-
sents de la nation. C'est des difficultés mêmes et de la com-
plexité du problème ainsi concrètement envisagé que sont
nées les réflexions suivantes ; nous nous estimerions satis-
fait si elles pouvaient proposer au lecteur les éléments
d'une discussion constructive et une hypothèse de travail,
d'ailleurs sujette à révision et à une mise au point plus
complète.

1. Les Français ont eu à refaire, depuis 1945, leur patrie


sur les ruines de la guerre et après avoir passé par un des

1. Ce chapitre a été ré+gé en 1946. Son titre dans la première édi-


tion, - L e Problème de I'Ecole publique en France, - risquerait aujour-
964 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

pires schismes moraux de leur histoire. Ils sont conscients


du fait que l'école a pour tâche de restaurer le sens de la
communauté nationale. C'est par rapport à l'unité morale
de la nation que le problème se pose pour celle-ci. Prenons
pour point de départ le fait que l'éducation nationale doit
fortifier dans la jeunesse le sens de la communauté natio-
nale en s'alimentant aux sources profondes de cette com-
munauté, et en unissant les esprits dans une foi vivante
en les grandes vérités humaines qui sont à la base de la
démocratie française 2.
Il est possible, croyons-nous, de dégager un ensemble
d'affirmations simples et de règles de vie commune, un code
de moralité sociale et politique dont la validité est impli-
quée par le pacte fondamental d'une société d'hommes
libres, et qui devrait former la charte morale ou la constitu-
tion morale de la nation. C'est ce corps de certitudes pra-
tiques fondamentales qui devrait non seulement être au pro-
gramme de l'enseignement moral et civique, mais aussi pas-
ser dans l'enseignement tout entier, ainsi que dans la
formation éducative et les disciplines de vie commune de
l'école, bref constituer la charte commune de l'éducation
nationale.
Le contenu d'une telle charte pourrait concerner par
exemple les points suivants: droits et libertés de la per-
sonne humaine, droits et libertés politiques, droits sociaux
et libertés sociales, responsabilités correspondantes ; droits
et devoirs des personnes engagées dans la société familiale,
et libertés et obligations de celle-ci vis-à-vis de la commu-

d'hui, si nous l'avions maintenu, de faire penser qu'il traite des pro-
blèmes soulevés par la crise de mai-juin 1968, ce qui n'est pas le cas.
2. La crise de mai-juin 1968 a montré qu'en fait ce but a été com-
plètement manqué. C'est une raison de plus d'insister sur son
importance.
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE 965

nauté nationale ; droits et devoirs réciproques des groupes


et de 1'Etat ; gouvernement du peuple par le peuple et pour
le peuple; fonctions de l'autorité dans une démocratie poli-
tique et sociale, obligation de conscience envers les justes
lois et envers la constitution qui garantit les libertés du
peuple ; exclusion du recours aux coups de force dans une
communauté vraiment libre et régie par des lois dont le
changement et l'évolution dépendent de la majorité popu-
laire, égalité humaine, justice entre les personnes indivi-
duelles, justice entre les personnes et la communauté, justice
entre la communauté et les personnes, amitié civile et idéal
de fraternité, liberté religieuse, tolérance mutuelle et res-
pect mutuel entre les familles spirituelles, dévouement
civique et amour de la patrie, piété envers son histoire et
son héritage, et intelligence des traditions diverses qui
concourent à son unité, fidélité à la vocation historique
de la France et au message de générosité et de liberté qui
est le sien, obligations de chacun envers le bien commun
et obligations de chaque nation envers le bien commun
de la société civilisée, nécessité de prendre conscience de
l'unité du monde et de l'existence d'une communauté des
nations.
C'est un fait - du moins en avons-nous l'espérance -
que sur tous ces articles la plupart des Français, à quelque
confession religieuse, à quelque école de pensée, à quelque
parti politique qu'ils appartiennent - à l'exception de ceux
qui, n'acceptant pas le pacte fondamental d'une société
d'hommes libres, vivent dans le corps politique sans parti-
ciper à la foi commune de celui-ci - pourraient prêter le
même serment. C'est pourquoi une telle charte morale
exprimerait vraiment le «credo » commun de la vie natio-
nale et de l'éducation nationale.
966 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

2. La «Charte» morale, le code fondamental de mora-


lité sociale et politique dont nous parlons existe à l'état
non écrit dans la conscience française. Il semblerait souhai-
table de lui donner une expression écrite. Sa formulation
positive, qui ne ferait que développer d'une façon plus ample
et plus systématique les «déclarations des droits » qui sont
à l'origine de l'histoire moderne, serait un acte aussi impor-
tant que la formulation des constitutions politiques écrites
à la fin du dix-huitième siècle. Il ne paraît pas impossible
de trouver pour une telle formulation un langage com-
mun, acceptable aux diverses écoles philosophiques et poli-
tiques et aux diverses familles spirituelles entre lesquelles,
après toutes les épreuves historiques que notre pays a subies,
se partagent aujourd'hui les Français. Maintes difficultés
se présenteraient sans doute à l'égard des formules rédac-
tionnelles; elles ne seraient probablement pas insurmon-
tables.
D'autre part, c'est seulement à condition d'être la charte
morale de la nation française formulée pour la nation que
la charte morale dont il est question dans ces pages pour-
rait vraiment être la charte de l'éducation nationale. Un
code de moralité sociale et politique formulé uniquement
pour les écoles serait très loin d'avoir la même valeur édu-
cative.

1. C'est un fait, disions-nous, que la grande masse des


Français, si opposées que soient leurs idéologies, sont
prêts - si seulement ils voulaient se contenter, pour défi-
nir les bases de la vie commune, des convergences pra-
tiques nécessaires et suffisantes à celle-ci - à s'accorder
sur un «credo v pratique d'ordre civique ou séculier, qu'il
importerait de dégager et d'expliciter. Si l'on nous trouve
trop optimiste, on accordera du moins que sans un tel
consentement pratique sur les bases de la vie commune
il serait très vain de parler de la possibilité même d'une
école nationale, et on accordera aussi qu'il faudra bien, si
la nation doit retrouver sa force et ses destinées, qu'un
jour la reconnaissance de ce «credo» pratique commun soit
un fait.
Mais c'est aussi un fait que ce «credo» commun est le
point de convergence des traditions très diverses et des écoles
de pensée très diverses qui, par leurs influences mutuelles
et parfois par leurs conflits, ont contribué à former la cons-
cience française. Les grandes certitudes qu'il enveloppe sont,
à vrai dire, des conclusions pratiques qui, pour chaque famille
spirituelle et pour chaque école de pensée, trouvent leur
justification dans la conception du monde, dans la foi phi-
losophique ou religieuse propre à cette famille spirituelle
ou à cette école de pensée.
L'adhésion à ces conceptions philosophiques ou reli-
gieuses relève de la liberté de chacun, mais ce serait une
complète illusion de penser que la charte commune de la
démocratie française pourrait être efficacement enseignée
en étant coupée des racines qui lui donnent consistance et
vigueur dans l'esprit de chacun, et en étant réduite à n'être
qu'une série de formules abstraites purement scolaires,
exsangues et détachées de la vie. Il faut que ceux qui
l'enseignent y croient de tout leur cœur et y engagent leurs
convictions personnelles, leur conscience et les profondeurs
de leur vie morale, il faut donc qu'ils en expliquent et en
justifient les articles dans la perspective de la foi philoso-
phique ou religieuse à laquelle ils adhèrent et qui donne
force et vigueur à leur croyance en la charte commune.
Et il faut de même que cet enseignement, afin d'engen-
drer dans l'esprit du futur citoyen un assentiment assez
fort pour diriger sa vie civique, atteigne en lui cette pro-
fondeur où se forment les convictions raisonnées et où
968 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

s'inscrivent les principes qui engagent la vie intellectuelle


et morale tout entière.

2. En droit, et du point de vue de la philosophie poli-


tique, il me semble important d'ajouter les considérations
suivantes :

a) Une démocratie authentique implique un accord de


fond des esprits et des volontés sur les bases de la vie com-
mune, elle a conscience d'elle-même et de ses principes fon-
damentaux, et elle doit être en état de défendre et de
promouvoir sa conception propre de la vie sociale et poli-
tique, elle doit donc comporter un credo humain commun, le
credo de la liberté. L'erreur du libéralisme bourgeois a été
de concevoir la société démocratique comme un simple
champ clos où toutes les conceptions des bases de la vie
commune, même les plus destructives de la liberté et du
droit, ne rencontrent que l'indifférence pure et simple du
corps politique tandis qu'elles se livrent concurrence auprès
de l'opinion publique dans une sorte de marché libre des
idées-mères, saines ou empoisonnées, de la vie commune.
La démocratie bourgeoise est arrivée ainsi à être une société
sans idée d'elle-même et sans foi en elle-même, désarmée
dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre politique
devant ceux qui voulaient user de la liberté pour détruire
la liberté et pour séduire les foules en suscitant en elles
l'envie de se libérer de la liberté.

b) Il est clair, d'autre part, que la «foi,, dont il s'agit


est une foi civique ou séculière, non une foi religieuse ni
ce succédané philosophique de la foi religieuse, cette adhé-
sion qu'imposeraient à tous les évidences de la pure raison
et que les philosophes du dix-huitième et du dix-neuvième
siècle ont cherchée en vain. Une démocratie authentique
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE 969

ne saurait imposer aux citoyens ou requérir d'eux comme


condition de leur appartenance à la cité, un credo philoso-
phique ou religieux. Cette conception de la cité était pos-
sible à l'âge «sacral,>de notre civilisation, où la communion
dans la foi chrétienne était une condition prérequise à la
constitution de l'État. Dans 17âgemoderne elle n'a pu don-
ner lieu qu'à l'inhumaine contrefaçon, hypocrite ou vio-
lente, offerte par les Etats totalitaires qui réclament pour
eux la foi, l'obéissance et l'amour de l'homme religieux
pour son Dieu, et à leur effort pour imposer leur credo
à l'esprit des masses par la puissance de la propagande, du
mensonge et de la police. Il ne saurait donc être question
pour la démocratie française d'imposer aux Français un credo
philosophique ou religieux commun ni un conformisme
quelconque des esprits et des consciences. C'est cela
même qu'implique et signifie le principe correctement
entendu de la laïcité de 1'Etat.

c) La solution consiste à distinguer entre le credo humain


et temporel qui est à la base de la vie commune et qui n'est
qu'un ensemble de conclusions pratiques ou de points de conver-
gencepratiques concernant cette vie commune, et lesjustif;:-
cations théoriques, les conceptions du monde et de la vie,
les credo philosophiques ou religieux qui fondent ou pré-
tendent fonder en raison ces conclusions pratiques.
Le corps politique a le droit et le devoir de promouvoir
parmi les citoyens, avant tout par l'éducation, le credo
humain et temporel, et essentiellement pratique, dont
dépendent la communion nationale et la paix civile. Il n'a
aucun droit, en tant que corps purement temporel ou sécu-
lier, enfermé dans la sphère où 1'Etat moderne jouit de
son autorité autonome, à imposer aux citoyens ou à requérir
d'eux une règle de foi ou un conformisme de la raison,
un credo philosophique ou religieux qui se présenterait
comme l'unique justification possible de la charte pratique
970 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

où s'exprime l'unité de la nation. Ce qui importe au corps


politique, c'est que le sens de la communauté nationale
soit de fait maintenu vivant par l'adhésion des esprits les
plus divers à la charte morale de la nation. Les voies et
les justifications par lesquelles cette adhésion commune se
trouve réalisée relèvent de la liberté des esprits et des cons-
ciences.
Certes, il importe souverainement au bien commun que
les assertions pratiques qui constituent la charte en ques-
tion soient vraies en elles-mêmes. Plus généralement, 1'Etat
a besoin de la vérité et a comme la nation des devoirs envers
la vérité; et l'enseignement n'est légitime que parce qu'il
transmet le vrai ou ce qui est tenu pour vrai. Mais c'est
seulement en tant que le bien commun le requiert et selon
les exigences mêmes du bien commun qu'il appartient à
1'Etat de veiller à l'enseignement du vrai : en respectant
d'une part la liberté des intelligences, dont la loi est de
n'adhérer qu'à ce qu'elles voient fondé en vérité, et d'autre
part, quand la nation est divisée dans ses conceptions théo-
riques fondamentales, en tenant compte des conditions
créées par cette division.
En ce qui concerne donc la charte de la vie commune,
si l'État a le droit et le devoir d'en requérir l'enseigne-
ment, c'est seulement au nom du commun acquiescement
de fait par lequel elle est tenue pour vraie par la nation,
et en tant qu'elle fait l'objet de l'accord des esprits et des
volontés qui est à la base de la communauté politique et
du bien commun. Par suite, quand la nation est divisée
dans ses conceptions théoriques fondamentales, l'État, en
enseignant la charte de la vie commune, ne peut et ne doit
s'attacher qu'à la commune reconnaissance pratique des
vérités purement pratiques qui concernent les bases de cette
vie et sur lesquelles, malgré la diversité ou l'opposition
de ses traditions spirituelles et de ses écoles de pensée, la
nation est pratiquement d'accord.
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE E N FRANCE 971

En pareil cas, l'État reste encore et toujours chargé de


défendre et de promouvoir, jusque dans la commune adhé-
sion pratique qu'ils supposent, le bien commun et le sta-
tut fondamental de la communauté nationale. Comme
cependant il n'y a pas de croyance sinon en ce qui est tenu
pour intrinsèquement fondé en vérité, ni d'adhésion de
l'intelligence sans fondement et justificatjon théorique, il
faut bien que dans sa tâche éducative 1'Etat en question
recoure, pour que les esprits soient mis en possession de
ce fondement et de cette justification, et perçoivent comme
vrai ce qui leur est enseigné, aux traditions et aux croyances
philosophiques et religieuses qui sont spontanément à
l'œuvre dans la conscience de la nation et qui ont contri-
bué à la former historiquement, comme à y assurer par
des voies diverses la foi commune en cette charte morale
de l'esprit de laquelle l'éducation nationale doit imprégner
la jeunesse du pays.

III

1. Il se trouve ainsi qu'en partant des exigences de l'unité


on est amené à reconnaître la nécessité d'un certain plura-
lisme interne, qu'on peut concevoir comme limité, en ce
qui concerne l'école publique, à la répartition du person-
nel enseignant selon les aspects variés de la géographie
humaine de notre pays, et selon la diversité des vœux des
groupes régionaux et des familles spirituelles qui composent
la population française.
Si, en effet, chaque maître, comme nous venons de le
dire, met toutes ses convictions philosophiques ou reli-
gieuses, sa foi personnelle et son âme dans son effort pour
confirmer et vivifier dans la jeunesse la charte morale de
la démocratie française, il est clair qu'un tel enseignement
requiert une certaine adaptation spontanée entre celui qui
972 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

donne et celui qui reçoit, entre l'inspiration qui anime le


maître et les conceptions fondamentales que l'élève tient
de son foyer familial et de son milieu social, et que la famille
de l'enfant se sent le devoir d'entretenir et de développer
chez celui-ci. En d'autres termes, cet enseignement doit
éveiller chez ceux qui le reçoivent l'intérêt profond qui
tient aux croyances morales déjà formées ou ébauchées chez
eux, et sans lesquelles il perdrait la majeure partie de son
efficacité vitale. Ainsi ce ne sont pas seulement les requêtes
de la liberté individuelle et de la liberté de penser, c'est la
fermeté et la solidité des certitudes de base de la démocratie
française en train de se rebâtir aujourd'hui qui demandent
d'introduire des différenciations au sein de l'éducation
nationale.
L'école doit poursuivre plus qu'autrefois une œuvre
d'unité nationale et d'éducation démocratique, celle-ci
contribuant au reste à assurer le progrès de celle-là. Mais
d'une part il est de la nature même de la nation française
qu'on n'y assure pas l'unité si on violente la liberté des
esprits dans le choix de leurs convictions philosophiques
ou religieuses; et d'autre part, l'enseignement du code
moral commun de la nation française sera impuissant à for-
tifier réellement l'unité et à assurer l'éducation démocra-
tique s'il n'a pas dans les âmes le renfort et l'appui de ces
convictions plus profondes.
La seule solution est donc d'introduire dans l'école
publique tout à la fois l'enseignement généralisé de la charte
morale de la nation, et le pluralisme - limité - qui est
requis par la diversité des assises de la conscience française
et qui répond aux exigences d'une société d'hommes libres.
La diversification ainsi introduite ne concernerait pas les
programmes ni l'objet lui-même de l'enseignement, qui,
en tant même qu'enseignement, demeurerait expressément
<<laïque»ou aconfessionnel, en ce sens que pour pouvoir
être proposées à tous, les matières enseignées, comme les
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE 973

livres scolaires, ont à faire abstraction des divergences


confessionnelles qui nous partagent, et doivent laisser de
côté les questions qui relèvent de toute dogmatique parti-
culière. La diversification dont il s'agit aurait pour but
d'adapter maîtres et élèves les uns aux autres, en telle sorte
qu'avec les mêmes programmes pour toutes les écoles
publiques, le personnel de celles-ci se trouverait réparti de
manière que ceux qui donnent l'enseignement et ceux qui
le reçoivent appartiennent autant que possible à la même
famille spirituelle. Pratiquement, ce résultat pourrait être
obtenu si l'on tenait compte, dans la répartition du person-
nel enseignant, des vœux des communes et des groupes
régionaux comme des associations de parents.
D'autre part, c'est dans un total respect de leur cons-
cience et de leur liberté, conformément à leurs demandes
et selon les affinités et les préférences indiquées par eux
que les membres du personnel enseignant se trouveraient
ainsi répartis, pour le plus grand avantage du libre déve-
loppement et de la libre expansion de chacun.
L'unité de l'enseignement, loin d'être brisée par le plu-
ralisme interne ainsi introduit dans l'école publique, se trou-
verait au contraire fortifiée, parce qu'un tel pluralisme limité
permettrait d'inculquer avec le maximum d'efficacité, eu
égard à l'état de fait de la société française, le credo humain
qui doit être la base de l'éducation nationale, et parce que
d'autre part le même programme d'enseignement, avec les
mêmes ouvrages scolaires, serait en application dans toutes
les écoles publiques, la diversification n'intervenant qu'au
regard du personnel enseignant de celles-ci. Le maître
croyant et le maître incroyant, le catholique, le protestant,
l'israélite, le rationaliste, le positiviste, le partisan du maté-
rialisme historique, le disciple de Montaigne, et le disciple
de Pascal ou de Thomas d'Aquin, en donnant cet ensei-
gnement commun, peuvent y mettre la pleine force de leurs
convictions, de leur inspiration personnelle et de leur
vie intérieure, à condition d'avoir toujours en vue qu'ils
ont dans leur tâche éducative, non pas à attaquer les autres
familles philosophiques ou religieuses, mais à promouvoir
la charte commune de moralité politique et sociale, à la
soutenir par l'apport de leur doctrine personnelle, en pui-
sant de nouveaux motifs de tolérance, de respect et
d'entraide dans le fait que les conceptions philosophiques
des autres familles spirituelles contribuent elles aussi, d'une
manière proportionnée à l'esprit des uns et des autres, au
respect du code commun de la démocratie française. Ainsi,
par des voies différentes et des justifications différentes,
ce code, qui, en ce qui concerne en particulier l'éducation
nationale, est au point de convergence pratique des diverses
traditions et écoles de pensée dont s'inspire la conscience
française, aurait chance, dans les circonstances historiques
où se trouve la conscience de la nation, d'être enseigné
à la jeunesse française de la manière la plus efficace, au profit
de l'unité nationale et de la démocratie française.
Nous pensons qu'un nouveau système scolaire qui s'ins-
pirerait de ces idées fondamentales serait capable de ras-
sembler toutes les forces vives de la conscience du pays
et de satisfaire aux besoins de toutes les catégories de
Français.
En même temps, dans sa fonction enseignante, l'État
serait ramené à sa vraie nature, qui n'est pas de s'imposer
du dehors à la nation selon le type régalien ou napoléo-
nien, mais de coordonner, contrôler et diriger les activités
vivantes et sppntanées de la nation. Si l'on admet la dis-
tinction de l'Etat, forme organisée et autoritaire de la vie
commune, et de la Nation, ensemble historique concret
et complexe de réalités vivantes, on peut,dire que l'École
publique, plutôt que d'être une école d'Etat et une école
dépersonnalisée, doit être l'école de la Nation, une et diver-
sifiée comme celle-ci. O n concevrait donc que dans le nou-
veau système scolaire l'école publique, tenant compte des
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE 975
l
i circonstances particulières, d'un côté, par exemple, des cir-
constances locales, de l'autre du vmu des associations de
~ parents et des groupements qui représentent des familles
d'esprit, prenne des qualifications différentielles qui pour-
raient être désignées ou symbolisées par les noms des grands
Français donnés aux établissements scolaires et, tout en res-
tant toujours et essentiellement l'école publique et laïque,
doive à la diversité d'esprit qui se rencontre chez ses maîtres
de distribuer le même enseignement dans une atmosphère
morale intrinsèquement diversifiée, tantôt neutre ou sans
esprit spécifique, tantôt religieuse (catholique, protestante
ou israélite), tantôt rationaliste (ce mot ne désignant pas
ici une école philosophique particulière, mais enveloppant,
en un sens culturel beaucoup plus général, les diverses tra-
ditions intellectuelles françaises qui ont rompu avec les
influences religieuses). Une telle différenciation n'altérant
point l'unité de l'école nationale, mais concernant exclu-
sivement, comme nous l'avons dit, la répartition du per-
sonnel enseignant groupé selon ses libres affinités, et
désignant seulement l'arrière-plan philosophique ainsi donné
à l'enseignement du code moral commun de la démocra-
tie française. Dans les agglomérations importantes, plu-
sieurs écoles publiques de désignations différentes pour-
raient exister. Dans certaines régions peu peuplées une seule
école existerait, dont la désignation quant à l'esprit du per-
sonnel enseignant répondrait au vœu de la majorité des
familles, le maître ayant en ce cas un devoir spécial de res-
pecter les convictions des enfants des autres familles. Dans
d'autres cas l'école elle-même pourrait être «neutre» où
sans désignation quant à l'esprit du personnel enseignant,
et l'enseignement moral et civique donné par plusieurs
maîtres s'adressant chacun à une catégorie d'élèves.
Il va de soi, d'autre part, que le principe de la liberté
de l'enseignement serait sauvegardé et que l'initiative pri-
vée, les groupements et associations intéressés à l'éduca-
976 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L~ÉDUCATION
i
tion, les diverses organisations religieuses et l'Église catho-
lique continueraient de pouvoir créer et entretenir des écoles
et des établissements d'instruction ou d'éducation à côté
de l'école publique, à condition que le personnel enseignant
de ces écoles et de ces établissements ait la compétence et
les diplômes nécessaires et que là aussi la charte fondamentale
de l'éducation nationale soit enseignée.

2. O n a dit avec raison qu'une certaine distinction existe


et doit être reconnue entre l'enseignement et l'éducation,
et que la tâche de l'école publique, étant limitée à l'ensei-
gnement, est normalement une tâche incomplète et par-
tielle et doit être expressément conçue comme telle: ce
qui laisse un champ très vaste aux œuvres proprement édu-
catives qui doivent compléter l'oeuvre de l'école et qui
relèvent de la libre initiative des organismes et des familles
spirituelles intéressés à l'éducation morale et spirituelle de
la jeunesse, et particulièrement de l'Église catholique, qui
revendique un droit inaliénable en cette matière.
Ces remarques sont vraies, mais ne sauraient fournir une
base suffisante à l'égard du problème qui nous occupe.
D'une part en effet il y a une certaine tâche éducative fon-
damentale que l'école elle-même a pour mission d'accom-
plir et qui est liée à son enseignement: la tâche éducative
qui fait l'objet des présentes réflexions, celle qui concerne
le sens de la communauté nationale et la foi en sa charte
morale à promouvoir dans la jeunesse, et qui, pour être
efficacement remplie, exige au sein de l'école publique le
pluralisme limité dont nous avons parlé.
D'autre part, il importe de comprendre que d'une façon
générale la distinction entre enseignement et éducation n'a
qu'une portée relative et se réfère à deux aspects d'une
même œuvre : à vrai dire l'enseignement est une partie spé-
ciale de l'éducation, mais est inséparable du tout dont il
fait partie; tout enseignement digne de ce nom est péné-
tré de valeurs éducatives, et par conséquent met en jeu,
au moins dans une certaine mesure et d'une manière indi-
recte, les notions foncières, d'ordre philosophique ou reli-
gieux, l'idée de l'homme et de sa destinée, et l'inspiration
foncière dont dépend inévitablement l'ceuvre éducation-
nelle.
Non seulement la conception du monde et de la vie,
la perspective métaphysique ou la foi religieuse dont relève
l'unité vivante de l'esprit et de la connaissance tiennent
sous leur dépendance les positions philosophiques, spécu-
latives et morales, auxquelles nous adhérons, et la façon
dont nous interprétons les sciences humaines, l'histoire,
la sociologie, l'ethnologie, l'histoire des religions, etc., mais
même la façon dont les sciences les plus objectives sont
enseignées et dont sont comprises leurs limites et la por-
l
tée de leur domaine, dépendent de la philosophie générale
dont nous nous inspirons.
i C'est pourquoi il est désirable qu'autant que possible
l'enseignement distribué à la jeunesse du pays lui soit donné
par des maîtres qui participent à la même inspiration
métaphysique ou religieuse que la famille spirituelle à
laquelle appartiennent leurs élèves, en telle sorte que l'école
elle-même se diversifie selon la pluralité des familles spiri-
tuelles françaises.
Mais pour obtenir ce résultat dans l'école publique, il
est suffisant que le pluralisme ainsi requis soit assuré seu-
lement par la différenciation du personnel enseignant en fonc-
tion des diverses catégories d'élèves, tandis que les mêmes
programmes d'enseignement et les mêmes manuels scolaires
seraient en usage pour l'enseignement public de toute la
nation.
Nous ne voulons pas dire que pour une matière donnée
il n'y aurait qu'un seul manuel scolaire estampillé par 1'Etat.
Nous voulons dire que les divers manuels scolaires émanés
978 P O U R UNE PHILOSOPHIE D E L'ÉDUCATION

de l'initiative des auteurs qui les rédigent ne pourraient être


mis en usag? qu'après avoir été agréés par le Conseil Supé-
rieur de 1'Education Nationale, et constitueraient ainsi
un même fonds commun pour toutes les écoles publiques
du pays. Il va de soi que pour donner son agrément à ces
manuels comme pour établir le: programmes d'enseigne-
ment, le Conseil Supérieur de 1'Education Nationale devrait
consulter les associations d'éducateurs et les associations
de parents, et veiller à ce que rien n'y mette en péril le
sens de la communauté nationale et de la tolérance mutuelle
en blessant les légitimes convictions des diverses catégo-
ries de citoyens.
L'application pratique des vues exprimées dans ces pages
impliquerait sans doute qu'un bon nombre des maîtres qui
enseignent actuellement dans les écoles libres soient «inté-
grés» dans l'école publique. D'autre part, les Ecoles Nor-
males dans lesquelles sont formés les futurs maîtres devraient
renoncer à tout dogmatisme positiviste et devenir vraiment
les séminaires de l'amitié civique et du mutuel respect des
croyances ; leur œuvre de préparation scientifique et péda-
gogique devrait être conduite avec cette ouverture et cette
liberté d'esprit sans lesquelles on ne peut concevoir une
réelle et intelligente unité, et qui seules rendent possible
l'établissement d'une communauté véritable de vie et
d'action et d'une solidarité profonde entre jeunes gens qui
se rattachent par ailleurs à des écoles de pensée et à des
familles spirituelles différentes. De libres groupements for-
més entre ceux-ci leur permettraient au surplus de com-
pléter leur formation par leur propre initiative en cultivant
et approfondissant les disciplines spirituelles de leur choix.

3. En ce qui concerne l'éducation civique, on peut penser


qu'un système pédagogique du type auquel se réfèrent nos
réflexions, tout en préparant l'enfant à la vie politique d'une
manière positive et en évitant ce qu'on pourrait appeler
l'agnosticisme politique dans l'éducation, éviterait aussi le
risque d'introduire les conflits des partis politiques dans
la formation civique et politique de la jeunesse.

4. En ce qui concerne l'éducation morale et religieuse,


on peut penser qu'un tel système pédagogique, tout en
maintenant l'unité fondamentale de l'école publique, répon-
drait au souci majeur que les familles catholiques ont à juste
titre de la formation spirituelle de leurs enfants, comme
aux devoirs dont 1'Eglise catholique se considère comme
chargée à cet égard par sa mission.
D'une part, en effet, tout un ensemble d'œuvres post-
scolaires ou para-scolaires d'ordre spécifiquement éduca-
tif, dues à l'initiative privée, et aux,quelles il serait juste
que d'une manière ou d'une autre 1'Etat donnât son aide,
devraient compléter la tâche propre de l'école publique.
1 Et les catholiques comme les autres seraient libres de consa-
crer un effort spécial au développement de cette catégorie
d'œuvres.
D'autre part, le principe pluraliste reconnu par l'école
publique en ce qui concerne la répartition du personnel
enseignant donnerait aux familles catholiques une suffi-
sante assurance que l'enseignement lui-même reçu par leurs
enfants, loin de tendre à ébranler leur foi, leur serait dis-
pensé par des maîtres dont l'inspiration personnelle est en
accord avec celle-ci.

5. Enfin si la conception de l'école publique suggérée


ici était mise en application, elle ne contreviendrait en rien
à l'existence des écoles privées créées et maintenues par
la libre initiative et grâce aux fonds privés de telle ou telle
catégorie de citoyens et de telle ou telle famille religieuse.
980 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

Mais on peut penser qu'à mesure que le système de l'école


publique se montrerait plus capable de satisfaire aux besoins
et aux demandes de tous, l'enseignement privé prendrait
des formes plus spécialisées et plus originales, donnant lieu,
dans le domaine de l'instruction ou de la recherche et dans
le domaine de l'éducation, à des créations qui par leur qua-
lité et leur dynamisme enrichiraient d'une part le patri-
moine de la nation, et serviraient d'autre part les buts
spirituels des fondateurs de ces écoles plus efficacement que
ne peut le faire aujourd'hui l'organisation - du reste expo-
sée en fait à des difficultés pratiques croissantes - actuel-
lement donnée à l'enseignement libre.

1. A la source profonde des conflits qui partagent les


esprits sur le problème de l'école il y a deux conceptions
opposées de la relation entre l'école et l'enfant et du devoir
de l'éducateur envers l'enfant.
Dans un cas on estime que l'école a pour devoir de dis-
tribuer la science aux enfants sans tenir compte des liens
qui incorporent ceux-ci à leur foyer familial, et pour ainsi
dire comme à des adultes virtuels (des citoyens virtuels)
déjà affranchis du cadre de la famille. Loin d'avoir à tenir
compte des croyances fondamentales, philosophiques ou
religieuses, en vigueur au foyer, l'école a par suite à pour-
voir l'enfant d'un équipement purement rationnel sur la
base duquel il fera plus tard son choix personnel en matière
philosophique ou religieuse.
Dans l'autre cas on estime que l'école a pour devoir
d'enseigner aux enfants les connaissances humaines en
tenant compte des liens qui les incorporent au foyer fami-
lial, et comme à des non-adultes encore enveloppés dans
les entrailles spirituelles de la famille. L'école a par suite
à pourvoir l'enfant d'un équipement rationnel qui soit lui-
même inspiré des croyances fondamentales, philosophiques
ou religieuses, trouvées par lui dans son foyer, ou qui au
moins ne leur soit pas opposé.
Dans le premier cas l'école publique est un organe exclu-
sivement référé à la nation. Dans le second elle est un organe
référé à la fois à la famille dont elle est l'auxiliaire et à
la nation pour autant qu'elle prépare à la vie civique.
En ce qui me concerne je tiens pour erronée la première
conception et pour vraie la seconde. Je ne pense ni que
l'enfant doive être considéré comme un petit adulte, ni
que la ((science» enseignée à l'école constitue ce monde
absolu de certitudes purement rationnelles et complètement
séparées de toute valeur transcendante ou religieuse qu'ima-
ginent des esprits auxquels par ailleurs la notion de vérité
apparaît souvent comme frappée d'un relativisme foncier.
Mais du point de vue pratique qui est celui du bien com-
mun de la cité il faut bien que dans la communauté natio-
nale les familles d'esprits qui adhèrent à ces deux concep-
tions opposées se tolèrent l'une l'autre et arrivent à s'accor-
der - pratiquement, sinon idéologiquement - sur un
système pédagogique qui réponde en pratique d'une façon
suffisante aux vœux de chacune d'elles. Il en est ainsi, me
semble-t-il, du système pédagogique esquissé ici. D'une
part, l'école publique distribuerait à tous les enfants qui
la fréquentent, à quelque confession philosophique ou
religieuse et à quelque catégorie sociale qu'appartienne leur
famille, un enseignement rationnel commun, et se donne-
rait pour tâche de restaurer l'esprit civique, le sens de la
communauté nationale et la foi en la charte morale de
la démocratie française. D'autre part, le pluralisme intro-
duit dans la répartition du personnel enseignant donnerait
aux familles qui tiennent pour un de leurs devoirs primor-
diaux de léguer leur foi religieuse ou philosophique à leurs
enfants, l'assurance que l'enseignement reçu par ceux-ci
982 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

à l'école publique sera, en raison des croyances personnelles


du maître, inspiré par cette même foi ou du moins ne lui
sera pas opposé.

2. Me plaçant maintenant dans la perspective de la phi-


losophie chrétienne, je voudrais essayer d'approfondir un
peu les principes mis en jeu par la question de l'éducation
religieuse des enfants.
Il y a des adversaires de cette éducation qui se fondent
sur le principe du droit de l'enfant à une complète indé-
termination à l'égard de ce qu'il ne peut encore juger par
lui-même, considérée comme la préservation de sa future
liberté. A leurs yeux, l'enfant étant destiné à devenir un
homme qui disposera librement de lui-même, devrait rester
exempt de toute formation religieuse jusqu'au moment où,
parvenu à l'âge adulte, il pourra librement faire son choix
en matière de religion.
Il y a des défenseurs de l'éducation religieuse qui se
fondent sur le principe du droit de propriété de la famille
sur l'enfant. A leurs yeux, puisque l'enfant appartient à
la famille, celle-ci aurait le droit de disposer comme de sa
propriété de la conscience de l'enfant et de lui imposer à ce
titre les croyances auxquelles le groupe familial est attaché.
Ces deux conceptions sont erronées. La première est
entièrement chimérique. D'une part, le principe qu'elle
invoque est en réalité la négation de toute éducation, car
à l'égard de tout ce qui lui est enseigné l'enfant doit com-
mencer par croire avant de juger par lui-même. Et si sa
future liberté était lésée parce qu'on lui communique des
certitudes religieuses, elle serait également lésée parce qu'on
lui communique des certitudes morales qui, les unes et les
autres, seront soumises plus tard à son jugement d'adulte.
Faut-il au nom de sa liberté s'abstenir de lui apprendre les
préceptes moraux reconnus par le groupe social dont il est
VI1 L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE 983

membre et lui laisser découvrir à lui tout seul les règles


de la conduite humaine? D'autre part, c'est précisément
à condition d'être instruite que sa future liberté sera pré-
servée. L'indétermination, l'ignorance et le vide ne pré-
servent pas, ils tuent la liberté. C'est une condition de la
liberté humaine de ne pouvoir s'exercer que si elle est équi-
pée par la connaissance et formée par l'intelligence. Et c'est
seulement si l'enfant a cru à une religion qu'il la connaî-
tra. Si plus tard il se prononce contre elle, ce sera libre-
ment, et en connaissance de cause. Si plus tard il persévère
en elle, ce sera librement, et en connaissance de cause. Il
n'est rien de plus libre que l'acte de foi. Et si la vertu de
foi, qui n'est pas une habitude humaine, mais un don de
la grâce, s'est déjà enracinée dans l'âme pendant les années
d'enfance, la liberté de l'adhésion qu'elle comporte n'en
sera pas diminuée mais fortifiée au moment des prises de
conscience et des grands débats du passage à l'âge adulte.
Ajoutons ici une remarque par parenthèse: si dans les
diverses régions du globe l'individu professe générale-
ment les croyances religieuses traditionnelles de la popula-
tion dont il fait partie, ce n'est pas que le déterminisme
de l'habitude ait en cela le pas sur la liberté, c'est plutôt
que la liberté humaine s'exerce de fait sur les matériaux
mis à sa portée par le milieu : aussi bien les faits de conver-
sion religieuse et les grands phénomènes d'évangélisation,
comme inversement le scepticisme pratique de ceux qui
ne professent leur religion que par habitude ou conformisme
social, témoignent-ils de l'essentielle liberté impliquée par
la croyance quand elle est réelle et engage véritablement
la personne.
La seconde conception mentionnée ci-dessus déforme et
trahit la vérité qu'elle prétend établir. L'enfant ((appar-
tient » à la famille en ce sens qu'il en est membre, non
en ce sens qu'il serait pour elle un objet de propriété. En
ce qui regarde la destinée de son âme, l'enfant n'appar-
984 POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

tient qu'à Dieu. La famille n'a pas sur la conscience de


l'enfant un droit en vertu duquel elle pourrait lui imposer
les croyances qu'elle tient pour liées à son patrimoine et
à sa cohésion de groupe social. Elle a le devoir de l'engen-
drer à Dieu et à la vérité selon qu'elle les connaît, et c'est
à ce titre qu'elle a, de par la loi naturelle, le droit de l'éle-
ver dans ses propres croyances religieuses.

3. En définitive, c'est bien en fonction de la liberté ou


du libre arbitre de l'enfant que se pose avant tout le pro-
blème de l'éducation religieuse, à condition de comprendre
que cette liberté n'est pas la liberté inconditionnée d'un
dieu, mais la liberté d'un enfant d'homme, conditionnée,
du côté de son objet, par la vérité à laquelle elle a l'obliga-
tion morale de s'ordonner, et, du côté de son exercice,
par les préparations intellectuelles et morales et l'éduca-
tion qu'il lui faut recevoir pour être en état d'agir d'une
façon vraiment humaine et réelle.
C'est le droit et le devoir de l'enfant de connaître et
servir Dieu dans la mesure de ses possibilités et selon le
mode propre à son âge. Et c'est déjà sa liberté inconsciente
d'elle-même, inchoativement et obscurément éveillée au
foyer secret où prennent vie les habitudes et les notions
qu'on lui inculque, que la grâce met en œuvre en infusant
et développant en lui la foi. Mais à mesure que l'enfant
grandira, cette liberté prendra conscience d'elle-même, et
elle aura parfois à s'exercer d'une façon décisive. En parti-
culier il est dans la vie de l'enfant et de l'adolescent deux
moments cruciaux auxquels il importe d'attacher une atten-
tion privilégiée, deux moments dans lesquels s'exerce un
acte de liberté radicale où tout est mis en jeu.
Le premier moment crucial est celui où l'enfant, arrivé
à ((l'âge de raison)), délibère pour la première fois de lui-
même et s'éveille consciemment à la vie morale. Par un
premier acte de liberté dont le mode est encore puéril
et dont il ne gardera peut-être pas le souvenir, mais dont
toute psychologie attentive aux choses de l'esprit doit recon-
naître l'existence et la mystérieuse importance, il choisit
alors concrètement, dans une lumière supérieure aux très
simples notions dont il dispose, la direction dans laquelle
sa conduite se trouve orientée, et la fin dernière confu-
sément appréhendée vers laquelle il tend3. Le second
moment crucial est celui où, sorti de l'enfance, il délibé-
rera de la foi dans laquelle il a été élevé, examinera ses
raisons de croire et fera en matière religieuse son premier
acte adulte.
Ce sont ces deux moments cruciaux que l'éducation
devrait avant tout avoir en vue, pour mettre autant que
possible l'enfant en état de bien accomplir l'acte auquel
il ne peut se soustraire et dans lequel il sera seul avec sa
conscience et avec Dieu.
Les devoirs de la famille et de l'école apparaissent très
grands de ce point de vue. A l'égard du premier acte radi-
cal de délibération morale et de liberté, dans lequel, quand
cet acte est bon, l'enfant s'ordonne pratiquement au bien
honnête, au bien pour l'amour du bien, - et par là même
à Dieu, - (et, selon saint Thomas d'Aquin, reçoit la grâce
sanctifiante s'il ne l'a déjà) il faut dire, comme un com-
mentateur de saint Thomas le faisait remarquer4, que
l'instruction, les exemples, l'atmosphère spirituelle d'une
famille chrétienne, si elle a une foi vivante et pratique, ne
peuvent sans doute assurer que la liberté de l'enfant choi-
sira à ce moment la bonne voie, mais ont dans l'ordre des
préparations et dispositions préalables une importance

3. Cf. notre étude «La dialectique immanente du premier acte de


liberté,,, Raison et raisons, f lreéd.] ch. VI.
4. Cf. CAJETAN, in Iam-IIae,q. 89, a. 6 .
986 P O U R UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

majeure. La même observation s'applique proportionnel-


lement à une famille non chrétienne, si elle donne à l'enfant
la leçon et l'exemple de la rectitude morale et des vertus
naturelles. L'influence de l'école et du milieu scolaire est,
en règle ordinaire, moins importante à l'égard des dispo-
sitions préalables à l'acte en question, aussi bien prend-il
place à un âge où cette influence ne s'est pas encore exer-
cée de façon très profonde; elle n'est toutefois nullement
négligeable, et la considération de l'événement moral dont
nous parlons fait voir avec une clarté spéciale pourquoi la
communauté tout entière est intéressée à ce que, dès les
premières années d'études, l'enseignement de l'école soit
pénétré d'une saine et forte inspiration morale, et pour-
quoi les familles chrétiennes en particulier sont fondées à
demander que cet enseignement soit donné par des maîtres
personnellement animés de l'esprit de foi, et complété par
une instruction religieuse à laquelle un temps suffisant soit
réservé pour qu'elle soit solide et profonde.
L'acte radical de liberté par lequel l'adolescent élevé dans
une croyance religieuse confronte celle-ci avec tout ce qu'il
tient pour vrai par ailleurs et délibère de sa foi, soit pour
confirmer soit pour changer les assises de sa vie spirituelle,
prend place d'ordinaire après la crise de la puberté, et inté-
resse l'activité intellectuelle déjà formée, au moment où
elle passe à l'âge adulte de la raison. A l'égard des disposi-
tions et inclinations qui précèdent cet acte et y préparent,
le rôle de la famille est cette fois relativement moindre (parce
que l'adolescent, pour prendre conscience de sa vie per-
sonnelle, est précisément en train de briser la coque des
habitudes familiales), et le rôle des dernières années d'études
scolaires relativement plus considérable (parce que c'est sur-
tout de l'enseignement reçu que l'adolescent tient les
connaissances d'homme auxquelles il confronte les connais-
sances de son enfance). L'influence de tel maître - ou de
tel écrivain - au rayonnement lumineux ou obscur peut
à ce moment orienter d'une façon décisive la jeune liberté
qui se cherche. Il serait vain d'espérer que ce grand acte
de délibération et de libre arbitre puisse le plus souvent
avoir lieu sans douleur et sans conflit. Quant aux erreurs
qui courent les rues et qui menacent la foi de l'adolescent,
c'est en vain également qu'on essaierait de le garder de
tout contact avec elles, il les rencontrera inévitablement ;
ce qui importe avant tout est que son esprit soit fortement
équipé contre elles.
La considération même de la liberté que l'enfant aura
à exercer à un moment crucial de son adolescence, et de
l'obligation où se trouvent les adultes de préserver vrai-
ment et d'armer cette liberté, nous fait ainsi apparaître de
nouveau, sur un cas éminent, combien légitime et urgent
est pour les familles chrétiennes le souci de l'éducation reli-
gieuse de leurs enfants. Elle nous fait apparaître aussi les
plus authentiques et les plus profondes exigences de cette
éducation. Si notre attention se concentrait davantage sur
l'importance de ce second acte crucial de liberté, nous com-
prendrions sans doute mieux que la grande question est
que l'adolescent s'y trouve intérieurement préparé ; nous
verrions sans doute mieux que la sécurité, au moins appa-
rente, due à l'isolement qui sépare des contacts étrangers
des enfants de même croyance religieuse, n'est pas tou-
jours meilleure à cet égard que la tension due à la fréquen-
tation mutuelle d'enfants appartenant à des familles
spirituelles différentes, quand l'enfant reçoit par ailleurs
un enseignement sainement inspiré, et une instruction reli-
gieuse solide et éclairée où on l'aide à dénouer les difficul-
tés qu'il rencontre; nous aurions sans doute moins de
confiance dans la vertu et la permanence de <<l'empreinte»
et du «façonnement» dus à des habitudes plus ou moins
extérieures et passivement reçues, et prétendues indélé-
biles, qui sont précisément ce que les années d'enfance
laissent de plus vulnérable; et nous nous attacherions bien
plutôt à ce qui est vraiment vital et primordial, je veux
dire à développer le pouvoir intuitif de l'intelligence, à
élargir et éclairer l'esprit, à porter les connaissances reli-
gieuses à un niveau d'élaboration rationnelle aussi élevé
que celui des connaissances profanes, à accoutumer l'âme
à la vie intérieure et au recueillement, et à faire croître en
elle la vigueur personnelle de la conscience.

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