Enjeu Familial Et Redéfinitions de La Famille S1
Enjeu Familial Et Redéfinitions de La Famille S1
2023 04:43
ISSN
1708-6310 (numérique)
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Ouellette, F.-R. (2011). Enjeu familial et redéfinitions de la famille. Enfances,
Familles, Générations, (15), 1–9. https://doi.org/10.7202/1008142ar
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Résumé
Cet article introductif met l’accent sur les redéfinitions conceptuelles et normatives qui
accompagnent les remises en cause de l’institution familiale et l’émergence de nouvelles
configurations familiales. Cet angle de discussion permet de tracer des liens transversaux
entre les différents articles du numéro d’Enfances, Familles, Générations qui explore la
question familiale en tant qu’enjeu sociétal et, partant, objet politique mobilisant l’État et
les divers acteurs de la société civile concernés par l’indispensable travail reproductif
(procréation, soins et assistance, éducation, socialisation...) accompli au sein des familles.
Les thématiques abordées sont : la sociologie de la famille, le mouvement pour une
politique familiale, l’homoparenté, les procréations médicalement assistées, la notion de
revenu familial, l’encadrement légal du mariage et l’union libre, l’attraction des familles
en milieu rural.
Mots clés : Famille, champ familial, construction sociale de la famille, homoparenté,
union conjugale
Abstract
This introductory article underlines the conceptual and normative redefinitions of the
family that are related to critical changes of this institution and to new family
configurations. From this perspective, links are traced between the various articles
published in this issue of Enfances, Familles, Générations. From different angles, they all
refer to aspects of social reproduction accomplished through essential family functions
(procreation, caring, education, socialisation…) that are also a concern for the State and
many other social actors in civil society. Various topics are being discussed: the sociology
of the family, the social movement for a family policy, homoparental families, medically-
assisted procreation, the concept of family income, the legal framework for marital and
de facto conjugal unions, the attraction of new families in rural areas.
Keywords: Family, family field, social construction of the family, homoparental families,
conjugal unions
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Définir la famille, dire ce qu’est une mère, un père ou un enfant, dire qui peut être un
parent... dans la vie courante, cela semble aller de soi. Chacun vit habituellement sous
l’impression vague que tout le monde a la même compréhension de ces notions, jusqu’à
ce que des conflits de valeurs naissent dans son environnement immédiat ou que
l’actualité mette en relief que le rapport à la famille et aux enfants varie
considérablement selon les cultures et les contextes. Prenons pour exemples le
contraste entre les généreux congés parentaux de plusieurs pays occidentaux qui
voudraient encourager la natalité et la stricte politique chinoise de l’enfant unique;
l’interdiction des contrats de mère-porteuse en France ou au Québec, mais leur soutien
par l’État en Israël; les taux élevés de divorce, d’unions de fait, de stérilisation ou
d’avortement dans certains pays, mais leur interdiction dans d’autres; le pouvoir des
autorités traditionnelles ou religieuses sur toute question concernant la famille et la vie
privée dans certains pays où l’appareil d’État est peu développé.
Même dans le langage des sciences humaines et sociales, la famille est souvent
invoquée sans effort de précision particulier. Pourtant, chaque discipline ou domaine
de savoirs sur la famille véhicule une certaine idée de ce dont il s’agit, qui peut différer
sensiblement de celle qui prédomine dans un domaine voisin. Par exemple, quand ils
s’interrogent sur sa famille, les spécialistes du développement de l’enfant pensent
d’abord à la qualité de son attachement aux adultes qui l’élèvent. Les médecins ou
généticiens penseront plutôt à ses ascendants biologiques. Pour leur part, les
économistes et les planificateurs urbains associent d’abord les familles à des unités
résidentielles ou à des « ménages » au sens des statistiques de recensement, et ils
s’intéressent au nombre des personnes qui cohabitent au sein d’un ménage ou à leur
niveau de revenu avant de s’intéresser à leurs liens de parenté éventuels. Ceux qui
élaborent les politiques sociales, s’ils disent cibler des familles, pensent d’abord aux
parents ayant la charge de jeunes enfants. Les juristes, eux, se passent souvent tout à
fait du mot « famille » pour se concentrer sur l’union conjugale et la filiation qui sont
les objets principaux du droit familial. Les anthropologues préfèrent aussi s’appuyer
sur les concepts de parenté, d’alliance et de filiation, qu’ils savent définir, pour
s’orienter dans le dédale des discours sur la famille.
Tous les différents découpages conceptuels du « fait familial » (voir l’article de Michel
Messu) sont l’expression des points de vue et des intérêts des acteurs sociaux qui les
proposent, les adoptent ou les imposent. Ils sont l’illustration la plus accessible du fait
que la famille est un enjeu, dont la définition (à laquelle les savoirs sociologiques
contribuent) évolue constamment au sein de sociétés de plus en plus réflexives
(Giddens, 1994).
Ce numéro d’Enfances, Familles, Générations explore la question familiale en tant
qu’enjeu sociétal et, partant, objet politique mobilisant l’État et les agents des pouvoirs
publics ainsi que divers acteurs de la société civile concernés par l’indispensable travail
reproductif (procréation, soins et assistance, éducation, socialisation...) accompli au
sein des familles. Chacun des articles aborde un aspect particulier des tensions qui
traversent l’espace social de compétitions et d’alliances qui s’est constitué à partir des
années 1960 autour de cet enjeu de reproduction sociale (à propos du champ familial,
voir Dandurand et Ouellette, 1995) : l’analyse sociologique du fait familial (Michel
Messu), le mouvement familial québécois entre 1960 et 1990 (Denise Lemieux), les
couples infertiles face à la médecine reproductive (Doris Chateauneuf), la relative
rupture introduite par l’homoparentalité dans la construction sociale de la famille
(Anne Cadoret), l’usage politique d’une notion de revenu familial qui occulte la
elle tient compte des contraintes institutionnelles, des normes et des stéréotypes, mais
aussi des dynamiques familiales internes, des attentes individuelles et de l’autonomie
des acteurs. Elle tient compte également de la parenté « au sens anthropologique, [qui]
représente toujours le point sur lequel viennent à buter les analyses sociologiques
individualisantes du fait familial ». Pour la sociologie, il en découle une exigence de
constante déconstruction / reconstruction du fait familial, tel qu’il est inscrit dans le
paradigme individualiste contemporain. Cette proposition d’aborder le familial comme
« un complexe de possibles contingents » correspond étroitement aux discours actuels
sur le sens de la famille et la diversité des configurations familiales; aujourd’hui comme
il y a vingt ans, même si la norme familiale a radicalement changé et qu’elle n’est plus
aussi fortement déterminée, « la famille apparaît comme la plus naturelle des
catégories sociales » (Bourdieu, 1993 : 34).
L’action publique et les politiques sociales et familiales exercent une influence majeure
sur la construction sociale de la famille. Elles sont en effet pensées et mises en œuvre
en fonction d’une certaine idée de ce qu’est une famille légitime, des formes qu’elle
peut prendre, des conditions de vie dont elle a besoin et qu’elle devrait reproduire, de
son rôle dans l’éducation des enfants, etc. Elles la normalisent et demandent qu’on s’y
conforme. Cette idée s’enracine certes dans l’histoire et la culture, mais elle est aussi la
résultante des multiples transactions sociales (Gilbert, 2009) entre les instances
politiques, les agents institutionnels – incluant les sociologues, statisticiens, médecins,
psychologues et autres experts, les groupes de pression, les syndicats, les associations
de parents d’élèves, etc. L’article de Denise Lemieux approche une dimension
fondamentale de ces transactions et de leur influence sur la construction sociale de la
famille et la constitution d’un champ familial au Québec.
Denise Lemieux retrace la structuration du mouvement qui, des années 1960 à 1990, a
progressivement mené à ce que l’État québécois adopte le principe d’une politique
familiale qu’il aurait la responsabilité d’élaborer et de mettre en œuvre en partenariat
avec les associations familiales et les autres acteurs de la société civile. Elle souligne la
diversité des acteurs de ce mouvement réunissant des organismes de diverses
allégeances idéologiques (services aux couples et aux familles, associations
féministes...), mais aussi le rôle déterminant des groupes d’action catholique dans son
émergence. Loin de promouvoir un statu quo familial, ces derniers ont ainsi contribué à
redéfinir la famille comme devant faire l’objet de politiques publiques ciblées en
fonction de sa contribution sociale spécifique. L’exposé des étapes de la démarche qui a
débouché sur un engagement explicite de l’État québécois à l’égard de ses
« partenaires » de la société civile permet de saisir comment, concrètement, ce sont des
individus et des événements particuliers qui permettent que s’actualisent des projets
et des principes. L’influence des leaders du secteur associatif pendant cette période a
été liée au fait qu’ils étaient présents dans des instances provinciales, mais aussi
fédérales et internationales. Certains ont aussi participé à la mise en place des services
sociaux du secteur public et, de plus, ont siégé dans des organismes consultatifs créés
par le gouvernement. Le sociologue universitaire Philippe Garigue, par exemple, a été
président du Conseil supérieur de la famille de 1964 à 1970, mais aussi président de
l’Union internationale des organismes familiaux de 1969 à 1974. C’est dans cette
position d’influence et de visibilité qu’il a défini les paramètres de base de ce que
devrait être une politique familiale distincte d’une politique de population, de lutte
contre la pauvreté, de santé maternelle ou de condition féminine.
La question des rapports entre l’État, l’Église et la société civile qui vient d’être
évoquée à propos de la mise en place d’une politique familiale est aussi approchée,
mais autrement et en référence à l’histoire longue du mariage chrétien en Occident,
dans les articles d’Anne Cadoret et de Benoît Laplante. Je force ce rapprochement peu
évident (Denise Lemieux, Anne Cadoret et Benoît Laplante abordant des sujets très
différents) parce qu’il dessine une piste de travail pour articuler l’étude des
transformations récentes de la pensée juridique du mariage avec celle des transactions
sociales et politiques qui ont redéfini l’enjeu familial en dehors de la sphère religieuse.
La prise en compte de la parenté, au sens anthropologique du terme, permet à Anne
Cadoret d’articuler sa pensée sur l’homoparenté autour de deux axes principaux : d’une
part celui d’un lien encore prégnant entre le modèle du mariage chrétien et le principe
de filiation qui interdit encore, en France, de reconnaître le droit au mariage et à
l’adoption aux couples homosexuels; d’autre part celui des pratiques quotidiennes par
lesquelles les homoparents construisent des liens familiaux tissés en dehors du cadre
légal en cohérence avec le système de parenté. Elle qualifie de « révolution tranquille »
en train de se vivre l’impact sur l’ordre familial des différentes configurations de
familles homoparentales. La construction juridique classique qui lie la filiation au
mariage suppose que les parents de l’enfant sont ses géniteurs, de sexe différent; elle
exclut ainsi la possibilité qu’un enfant ait plus d’un père ou plus d’une mère.
Cependant, dès lors que des enfants nés dans le cadre d’un projet homoparental sont
par ce biais inscrits, en pratique, dans un réseau cognatique de parenté, cette
construction se trouve déconstruite. Ceci, couplé à la logique juridique d’égalité des
droits individuels, a justifié des changements législatifs autorisant le mariage
homosexuel et l’établissement de la filiation d’un enfant à l’égard de deux hommes ou
deux femmes, dans plusieurs pays. Pourtant, en France, les autorités législatives ont
refusé de franchir ce pas et des observateurs scientifiques qui ne s’y opposeraient pas
estiment qu’il manque de connaissances empiriques pour éclairer ce choix (par
exemple, Godelier, 2004). Dans un tel contexte, l’affirmation des familles
homoparentales en tant que « familles » joue un rôle particulièrement crucial, puisque
l’un des membres du couple parental n’a pas le statut légal de parent et aucun lien de
filiation avec son enfant. Leur usage créatif des mots (famille, mère / maman,
père / papa…) et des rituels de la parenté (choix des prénoms et des parrains et
marraines, envois de faire-part...) vient contrebalancer leur marginalité par rapport à
l’ordre juridique. Il leur permet aussi de donner une certaine place (de marraine ou de
parrain, par exemple) aux tiers qui sont intervenus dans une procréation assistée, tout
en reproduisant la norme d’un couple parental. Leur revendication est-elle pour autant,
comme le dit Anne Cadoret, « d’être reconnus par la loi en tant que familles » ? La loi
peut conférer des droits aux individus et non aux familles. C’est essentiellement leur
statut légal qui permet aux parents hétérosexuels d’exister en toute légitimité même en
dehors du couple et de la famille. C’est l’absence d’un tel statut qui rend inconfortable
et incertaine la situation des beaux-parents au sein des familles recomposées.
L’arrivée d’un enfant est vue comme l’événement fondateur de la famille et l’accès au
statut de parent est associé à un choix personnel. Or, ce choix s’inscrit dans un contexte
de maîtrise très poussée de la contraception et des processus biologiques de la
reproduction donnant à croire aux individus et aux couples que la réalisation de leur
projet parental dépend de la force de leur désir d’enfant, de leur motivation et, s’ils
sont malheureusement infertiles, d’une aide médicale à la procréation (AMP). L’article
de Doris Chateauneuf analyse, entre autres aspects, la logique qui prévaut dans les
interactions des médecins avec des couples infertiles suivis en cliniques de fertilité, qui
construit la conception de l’enfant désiré selon une séquence « proposition-décision ».
La « proposition » est faite par les médecins, fondée sur leur savoir spécialisé et la
disponibilité des technologies. Elle appelle à une « décision » qui doit être prise par les
conjoints infertiles eux-mêmes de poursuivre les traitements ou les essais de
fécondation in vitro ou, au contraire, de les interrompre. Dans ce processus de prise de
décision, les conjoints sont définis comme étant autonomes et responsables du choix
qu’ils font, alors même qu’ils dépendent du savoir scientifique des médecins et des
protocoles mis en place par les cliniques. Dans cet univers de l’AMP, l’enfant en cause
reste une construction hasardeuse, il est presque évacué d’une scène centrée sur des
organes reproducteurs, des gamètes et la mise en route d’une grossesse.
Paradoxalement, lorsqu’un embryon est conçu, il est cependant vite défini comme un
être distinct de sa mère et devient objet de soins individualisés. Les couples qui doivent
choisir de conserver ou de détruire (in vitro ou in utero) des embryons surnuméraires
le font donc en regard d’enfants potentiellement à naître, et non, comme le suggérerait
la vision mécanique de la reproduction, en fonction « d’un simple potentiel de vie ou
[qu’] une forme d’amas cellulaire ». La décision récente du gouvernement québécois
d’assurer la gratuité des services de procréation assistée va contrer la logique
commerciale (vendeur-client) des cliniques privées de fertilité, mais l’auteure souligne
à juste titre que, dans un contexte de gratuité, la logique « proposition-décision »
pourra amener les couples à « pousser plus loin leur incursion dans le domaine de la
médecine reproductive ». Les limites posées à leur autonomie décisionnelle seront-
elles physiques (la lourdeur des traitements pour les femmes), psychologiques
(l’impact négatif des déceptions répétées) ou sociopolitiques (la reconnaissance d’une
responsabilité collective à l’égard des pratiques d’AMP) ?
Quand la famille se trouve confondue sur le plan conceptuel avec le ménage ou le foyer
domestique entendu comme unité résidentielle de production et de consommation, les
distinctions et les rapports de pouvoir entre père et mère, parents et enfants, membres
de la famille et autres proches cohabitant se brouillent ou sont occultés. Hélène Belleau
et Raphaëlle Proulx font la démonstration que la notion de revenu familial opère un tel
brouillage, alors même que les gouvernements s’en servent couramment pour
déterminer l’accès des individus à certaines prestations, allocations ou déductions
fiscales. Au Québec et au Canada, depuis la fin du XIXe siècle, l’usage de cette notion a
contribué à rendre invisibles les différences de revenus et de capacité de
consommation et d’épargne au sein des couples et entre les générations au sein de
ménages. Les auteures définissent trois périodes historiques correspondant à des
transformations économiques et sociales qui ont fait passer d’une économie familiale
solidaire, mais inégalitaire (de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1940), à la
prédominance d’un modèle de ménage à pourvoyeur unique et axé sur la
consommation (de 1945 à la fin des années 1960), puis à celui d’un couple d’individus
autonomes qui partagent les dépenses liées à la vie familiale (de 1970 à aujourd’hui).
De l’une à l’autre, les modalités de production, de gestion et de consommation des
revenus se sont transformées. Parmi les multiples facteurs expliquant ces passages,
ressort plus particulièrement l’évolution des conditions de vie et du statut juridique
des femmes, mais aussi celle de la place des enfants. Dès la Deuxième Guerre et
l’amélioration du niveau de vie général, la reconnaissance de l’utilité économique de
ces derniers a été progressivement supplantée par le souci de leur bien-être affectif et
de leur éducation, ce qui entraîne un coût d’investissement pour les parents que l’État a
décidé de compenser partiellement. Plus récemment, les jeunes enfants sont devenus
l’élément central de la famille, mais leur présence constitue un obstacle à l’autonomie
économique de leurs parents ce qui justifie maintenant une offre gouvernementale de
congés parentaux et de services de garde à coûts réduits.
Cette critique d’une notion de revenu familial qui « construit » les familles comme des
entités unifiées peut s’appliquer aujourd’hui à la notion de famille elle-même. Celle-ci
ne peut plus désigner indifféremment toutes les configurations possibles de liens
conjugaux et de filiation sans risque d’occulter les différences de statut et les inégalités
économiques qu’elles recèlent. Dans les familles recomposées et dans certaines
familles homoparentales, les deux parents n’ont pas le même statut légal à l’égard des
enfants qu’ils élèvent ensemble. Dans les familles monoparentales, le parent unique est
dans la majorité des cas une femme. Et, dans tous les types de familles constituées par
des couples en union de fait, les conjoints n’ont pas d’obligations économiques l’un
envers l’autre et n’ont pas les mêmes protections que des époux au moment de la
dissolution de leur union.
Dès qu’intervient le rappel de ces facteurs de division interne au sein des familles, se
pose la question des droits à reconnaître, par exemple aux beaux-parents ou aux
parents d’intention, des enfants nés d’un don de gamètes ou d’embryons. La question
se pose aussi de reconnaître aux conjoints de fait le droit de se réclamer des aliments
ou le partage de biens acquis pendant leur union advenant leur séparation, afin de
protéger leurs enfants contre une inégalité trop prononcée des revenus et des
conditions de vie de leurs parents. La loi québécoise n’accorde pas une telle protection
aux conjoints de fait, considérant qu’ils ont choisi de se soustraire aux obligations du
mariage et qu’il ne conviendrait pas de les contraindre à en subir quand même certains
des effets les plus importants. La constitutionalité de cette approche juridique, qui va à
l’encontre de ce qui se fait dans les autres provinces canadiennes, a été contestée à
l’occasion d’une cause très médiatisée de réclamation de pension alimentaire par une
ex-conjointe, qui a été récemment portée en Cour suprême du Canada 1. La polémique
autour de cet enjeu a permis de mettre en évidence le caractère souvent contraint du
choix de l’union libre et la fréquence de situations inégalitaires entre les ex-conjoints
de fait, qui se répercutent sur leurs enfants. L’absence d’encadrement légal des unions
de fait au Québec tend à occulter cette part de la vie privée des couples concernés.
L’article de Benoît Laplante apporte une piste comparative de réflexion sur le modèle
québécois qui encadre juridiquement le mariage, mais pas les relations économiques
entre conjoints de fait. L’auteur reprend l’examen par les historiens du droit des
formes successives du mariage romain, du mariage chrétien et du mariage civil au
Québec et au Canada et il s’en inspire pour cerner le statut de l’union de fait au Québec.
Il trace un parallèle entre l’union de fait québécoise et le mariage romain à l’époque
classique, que le droit canonique a remplacé par le sacrement du mariage chrétien
indissoluble. Ce survol l’amène à plaider la cohérence de la construction juridique de
l’union de fait québécoise, qui respecte l’autonomie, l’égalité et l’indépendance des
conjoints à la fois pendant l’union et après sa rupture. Cette cohérence juridique
reprend, selon l’auteur, celle du mariage romain. Par comparaison, l’institution du
mariage civil telle qu’on la connaît aujourd’hui, qui préserve des obligations mutuelles
entre époux après leur divorce, lui apparaît porter une vision moins cohérente.
La conduite de cet exercice comporte des limites inhérentes à toute comparaison de
systèmes de droit inscrits dans des contextes historiques et sociopolitiques très
différents et porteurs de conceptions de la personne et de la famille très éloignées les
unes des autres. Elle ouvre ainsi un espace de discussion sur les interprétations
possibles des changements anciens et plus récents du droit matrimonial. En ce qui
concerne les changements plus récents, il faudrait, par exemple, mettre en discussion
l’idée que, en imposant le partage du patrimoine familial à tous les époux (quel que soit
leur régime matrimonial), le législateur québécois a fait du mariage « le cadre juridique
protecteur adapté aux couples dont l’épouse était économiquement dépendante de
l’époux, alors que l’union de fait devenait le cadre juridique adapté aux couples dont la
1 Voir les textes publiés en ligne par le partenariat Familles en mouvance et dynamiques
intergénérationnelles suite au séminaire « "Lola c. Éric", de l'union libre au mariage de fait ? La
pension alimentaire au conjoint après l'union libre », tenu à Montréal le 15 avril 2011, à l’adresse
suivante : http://partenariat-familles.ucs.inrs.ca/LesActivites.asp?rub=seminaires
Conclusion
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’intensité des redéfinitions de la famille qui sont
présentement en cours dans divers secteurs de la vie sociale et que mettent en lumière
les sujets de recherche traités ici : l’évolution de la sociologie de la famille, les luttes
pour une politique familiale, les services médicaux de procréation assistée, les familles
homoparentales, l’usage de la notion de revenu familial, l’encadrement juridique des
unions, les politiques municipales d’attraction des familles... Ces facteurs sont reliés à
l’individualisme contemporain et à la démocratisation croissante des choix familiaux,
mais aussi à une présence toujours plus affirmée, dans le champ familial, des acteurs
gouvernementaux ou paragouvernementaux (ministères, institutions de recherche ou
de financement de la recherche, services de santé, services de garde…) et de divers
acteurs privés non « familiaux » (dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des
médias et des communications, du droit et des affaires…). D’une part, les acteurs
individuels ont maintenant un plus grand poids qu’auparavant dans la balance des
pouvoirs qui peuvent influencer la construction sociale de la famille. Ils bénéficient
d’une reconnaissance plus grande de leurs droits égaux et de leur capacité de choisir
ou de promouvoir leurs engagements conjugaux et parentaux, ainsi que le type de
« famille » dans laquelle ils voudraient vivre. De plus, les savoirs scientifiques
indispensables à une pensée réflexive sur la famille sont l’objet d’une circulation
élargie en dehors des cercles académiques et favorisent ainsi à la fois la critique des
cadres familiaux établis et l’énoncé de nouvelles propositions qui tiendraient mieux
compte des réalités vécues et des intérêts de chacun. D’autre part, cependant, le
décentrement qui s’ensuit des sources de définition du fait familial, tel que souligné par
Michel Messu, suscite une intensification des formes d’interpellation des autorités
politiques et législatives, ce qui ramène constamment dans la sphère publique la
question familiale. Les débats sur la politique familiale, sur les procréations assistées
ou sur la reconnaissance légale des unions de fait ou de filiations homoparentales, par
exemple, réunissent sur une même scène, mais pour des motifs différents, des
politiciens de diverses allégeances, des ministères gouvernementaux, des juristes
universitaires, des associations familiales, des groupes de gais et lesbiennes, l’Église
catholique, des professionnels de la protection de l’enfance, des chercheurs des
sciences sociales, des groupes de personnes adoptées, des groupes féministes, des
comités de syndicats, etc. Plus que jamais, tous ces acteurs demandent des
interventions législatives. Au bout du compte, s’il est clair que la famille n’est plus
aujourd’hui instituée comme une entité unifiée qui serait sans conteste possible la
seule forme « naturelle » et légitime, s’il est clair que sa signification a changé, il est
aussi indéniable qu’elle demeure l’objet d’un travail d’institution (renouvelé, mais
toujours à comprendre) au sens où l’entendait Bourdieu (1993) et un enjeu sociétal
cristallisant des forces de mobilisation qui fonctionnent à d’autres égards en ordre
dispersé.
Bibliographie