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Mouloud Feraoun - La Terre Et Le Sang

Le document raconte l'arrivée d'une Parisienne nommée dans un village kabyle avec son compagnon Amer. Le couple rencontre beaucoup de curiosité des villageois à leur arrivée. Le document décrit ensuite leur visite chez la mère d'Amer, Kamouma, et les salutations des villageois.

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Mouloud Feraoun - La Terre Et Le Sang

Le document raconte l'arrivée d'une Parisienne nommée dans un village kabyle avec son compagnon Amer. Le couple rencontre beaucoup de curiosité des villageois à leur arrivée. Le document décrit ensuite leur visite chez la mère d'Amer, Kamouma, et les salutations des villageois.

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' Hcm-Ci;-uc v-0-UctliiMi

Conception : LAHMER Samir


e-mail : samir01@aitavista.fr

Editions TALANTIKIT Béjaïa, 2002,


4, Rue Si-El Houes
Tél. / Fax : 034 - 22 1892
L'histoire qui va suivre a été
réellement vécue dans un coin de Kabylie desservi par une
route, ayant une école minuscule, une mosquée blanche,
visible de loin, et plusieurs maisons surmontées d'un étage.
On admettra sans doute qu'un cadre si ordinaire ne soit le
témoin que de banales existences car les principaux
personnages dont l'histoire sera relatée n'ont rien
d'exceptionnel. (Le lecteur doit en être tout de suite averti).
Tout au plus,.pourrait-on s'étonner que l'un d'entre eux soit
une Parisienne. Comment supposer, en effet, qu'à Ighil-
Nezman, puisse vivre cloîtrée une Française de Paris ?
Le village est assez laid, il faut en convenir. On doit
l'imaginer plaqué au haut d'une colline, telle une grosse
calotte blanchâtre et frangée d'un monceau de verdure. La
rpute" serpente avec mauvaise grâce avant d'y arriver. Elle
part de la ville, cette route, et il faut deux heures pour la
parcourir quand l'auto est solide. On roule d'abord sur un
tronçon caillasse, bien entretenu, puis après, c'est fini : on
change de commune. On s'engage, selon le temps, dans la
poussière ou la boue, on monte, on monte, on zigzague
follement au-dessus des précipices. On s'arrête pour
souffler, on cale les roues, on remplit le réservoir. Puis on
monte, on monte encore. Ordinairement, après avoir passé
les virages dangereux et les ponts étroits, on arrive enfin.
On fait une entrée bruyante et triomphale au village d'Ighil-
Nezman.
C'est ainsi que débarqua, par un après-midi de
printemps, la Parisienne qui mit en émoi tout ie village.
Cependant l'événement ne dépassa pas en portée tant
d'autres qui, de temps en temps, éveillent inopportunément
la curiosité des gens et secouent la torpeur du village. Pour
les enfants, ce fut d'abord la ruée vers le taxi insolite qu'ils
entourèrent. Puis ils escortèrent sans façon le couple,
laissant repartir le grand chauffeur brun barbu, en chéchia
comme eux et vêtu d'une veste de cuir. La belle dame leur
souriait comme une reine condescendante. Elle dit à son
compagnon : « Tiens, voilà des Kabyles !» C'était une
invitation à la suivre. Le monsieur.convenait bien à la
dame ; lui aussi portait beau, quoique son teint ne fut pas
très clair. Il n'avait ni moustaches, ni coiffure mais les
enfants l'identifièrent dès qu'il rencontra des hommes. Le
premier qui vint à lui baisa sa tête et sa main, l'appela
Âmer-ou-Kaci, lui dit que sa mère allait être heureuse de le
revoir et qu'elle avait une grande chance de l'avoir attendu
pour mourir. Il daigna à peine poser son regard sur la dame
qui, pourtant, continuait de sourire. Elle ne comprenait pas
le kabyle, c'était visible.
Amer-ou-Kaci devenait de plus en plus timide,
rougissait davantage à chaque rencontre et semblait vouloir
s'excuser auprès de tous les vieux, ces vieux qu'il avait
abandonnés, Dieu sait depuis quand. (Avec les jeunes, il
était plus à l'aise). Les enfants comprirent que ce monsieur
impressionnant n'était que le fils perdu de la vieille
Kamouma. Il baissa beaucoup dans leur estime mais ils
prirent en pitié la belle dame. Leur regard devint plus doux.
Les hommes semblaient moins étonnés que contrariés
de voir arriver chez eux une tharoumiîh ; ceux qu'on
croisait s'en allaient en dissimulant leur ironie sous leurs
paupières baissées avec, au coin des lèvres, un pli
imperceptible de moue désapprobatrice.
Les jeunes femmes qui passaient, par hasard,
regardaient hardiment la dame, puis on les entendait
chuchoter et rire. Deux vieilles rebroussèrent chemin après
avoir embrassé Amer et gratifié sa compagne d'un grand
bonjour. Elles comptaient prévenir Kamouma et hâtaient le
pas dans un effort de tout leur vieux corps qui faisait
frétiller sur leurs jambes sèches leurs nippes décolorées.
Le couple avançait avec circonspection, car on entrait
maintenant dans la grand'rue du village. Si l'on ne peut pas
deviner à quoi pense exactement la dame et d'où vient sa
timidité, on peut, par contre, comprendre l'embarras
d'Amer. Il n'avait pas songé à l'opinion publique et
maintenant, il recule, il ne veut pas l'affronter crânement.
Non ! Ce n'est pas le dépotoir public d'ordures formant une
butte énorme précisément devant eux, ce n'est pas, non
plus, cette pauvre rue informe, étroite, ravinée, boueuse, ce
n'est pas la vue de ces choses qui le font rougir devant sa
femme. Il ne se gênerait guère avec elle ! D'ailleurs, il lui
avait déjà décrit tout cela. Mais voilà, il est «au pied du
mun> ! Il sent un vague reproche même dans les choses.
Ces fanges bleuâtres qui sortent eh rigoles des maisons, ces
pâtés d'excréments qui pourrissent dans les recoins, ces
murs à moitié écroulés et rapiécés de claies en roseaux, ces
gourbis minuscules, enfumes et malpropres lui en veulent
de dévoiler ainsi à une étrangère leur piteuse intimité.
Cependant, l'homme, la femme, le cortège d'enfants
avançaient et s'engageaient résolument dans une ruelle
sombre pour se rendre chez Kamouma.
La maison de Kamouma est la même où jadis naquit
Amer et où mourut Kaci, voilà bien dix ans, en l'absence du
fils prodigue. Elle n'a guère changé, doit se dire Amer en la
voyant : un peu vieillie, sans doute ; le portail vermoulu n'a
plus qu'un seul battant, il s'agira de le réparer ; la courette
lui paraît bien menue, très sale, un devant d'écurie mal
tenue : il faudra s'y habituer. Des vieilles et des parentes
bouchent la porte de la maison ; il essaie de reconnaître sa
mère parmi toutes ces figures de parchemin, dans cet
invraisemblable tas de gandouras ternes entremêlées. Elle
approche, timide et heureuse, il attire sa tête et y dépose un
baiser.
- C'est ma mère, dit-il en français.
La dame embrasse follement Kamouma et la vieille lui
rend des baisers sonores, tels qu'elle aurait voulu les donner
à son fils. Kamouma rit de toute la largeur de sa bouche
édentée. Elle est noiraude et impressionnante. Toujours
aussi sèche., et grande mais voûtée et fragile comme un
roseau fêlé. Des flocons de cheveux laineux apparaissent
sous son foulard craquelé, ses grands yeux noirs sont
brouillés, son regard est vague, ses paupières rouges et
dénudées. Elle tient son visage plissé tout près du beau
visage souriant de la dame qu'elle n'effraie pas, la regarde
en clignotant et s'écarte pour la passer à d'autres. Les
femmes s'en saisissent, lui donnent l'accolade, la
chiffonnent sans façon, la dévisagent avec admiration, la
caressent comme une poupée et n'accordent à Amer que le
baisemain d'usage, un peu guindé et distant. L'homme
passe le seuil de sa pauvre maison et dépose une grosse
valise sur le bord de la soupente. Le reste de la journée sera
consacré aux salutations ; tout le monde viendra le saluer.
C'est la règle. Inutile de vouloir s'impatienter puisque, au
contraire, ce qui déplaît lorsqu'on rentre de voyage, c'est de
constater que beaucoup ne viennent pa.s, ne font pas cas de
vous, vous négligent. Pourquoi justement lui, Amer, ne
serait-il pas négligé alors qu'il n'a jamais pensé aux siens ?
Voilà que, maintenant, il souhaite grande affluence chez lui.
Cela prouverait à l'étrangère qu'on tient à lui dans le coin.
Il s'assoit sur une banquette ronde, construite tout contre un
pilier de la soupente, à hauteur de la petite chèvre noire qui
le regarde de ses grands yeux étonnés. Il caresse
machinalement la jolie bête de sa main velue mais propre et
songe tout de suite aux services qu'elle peut leur rendre :
lait, chevreau, fumier pour le jardin...
- Et ma mère peut encore entretenir une chèvre ! Elle
n'a jamais manqué de lait.
Cette constatation diminue un peu son remords ; il a
comme une petite bouffée de bien-être dans le cœur, son
visage s'éclaire, prêt à sourire et il regarde dans la cour.
- Elles ne veulent pas me lâcher, lui crie la dame en
jetant, à tout hasard, un regard imprécis dans le sombre
intérieur.
- Patience, c'est la coutume, il n'y a pas de présentations
chez nous. On embrasse tout le monde.
Mais comme d'autres femmes arrivaient, suivies de
deux voisins. Kamouma entraîna la dame, la laissa près de
son fils et courut prendre, sur le gros bâton de literie, une
natte en doum sur laquelle elle jeta, pêle-mêle, quelques
couvertures de laine enfumées et un oreiller informe. Elle y
fit asseoir la dame qui s'y enfouit maladroitement, avec
résignation, comme dans un paquet de linge sale.
-A présent, dit Kamouma, on peut recevoir n'importe qui.
II

Lorsque le Kabyle revient dans sa


montagne après une longue absence, le temps qu'il a passé
ailleurs ne lui apparaît plus que comme un rêve. Ce rêve
peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve
•que chez lui, dans sa maison, dans son village.
Le village est un ensemble de maisons et les maisons
sont faites d'un assemblage de pierres, de terre et de bois.
C'est à peine si elles laissent soupçonner la naïve
intervention de l'homme-maçon. Elles auraient poussé
seules, telles qu'elles s'offrent à leurs occupants, que cela
ne serait pas un miracle sur cette terre ingrate avec laquelle
elles se confondent, sur laquelle chacun végète et où l'on
finit par se coucher sous une dalle de schiste.
Nulle part on ne trouve une œuvre d'homme solide ou
grandiose, compliquée pu belle, capable de défier les
siècles et de témoigner d'un admirable passé. Ici, on sent
l'effort isolé, peu fructueux et âpre de l'homme sans
moyens qui lutte sans cesse pour vivre, mais on comprend
aussi que cet effort continuel ne peut pas aller au delà de la
vie. Aussi l'héritage est-il toujours mince et chaque
génération doit tout recommencer, ne travailler que pour
son compte.
Les plus vieilles maisons d'Ighil-Nezman, qui semblent
porter la patine des siècles avec leurs tuiles noircies, leurs
jointures de mortier qui lâchent, toutes ventrues et dont la
toiture de tuiles tordues s'affaisse, n'ont pour la plupart
abrité que le grand-père. Il faut déjà reconstruire ! Les
familles pour lès-quelles se pose le problème de la
reconstruction ont un but précis dans la vie. Et, dans un
sens, il est toujours bon d'avoir une ligne de conduite à
suivre. Mais comme tôt ou tard chacun se trouve obligé de
reconstruire, le village change peu-à peu d'aspect. Les
nouvelles maisons reprennent le tracé des vieilles ;
quelquefois, on arrange un peu l'intérieur mais, si l'on ne
tente pas de gagner sur la ruelle, inutile d'espérer qu'on
acceptera de laisser à cette dernière plus de largeur. Elle est
condamnée à rester telle. Quelques maisons toutes récentes
se donnent de l'allure ; des habitations agréables s'édifient
en dehors de l'agglomération. C'est d'un effet réconfortant
car, en somme, on peut dire que le village s'agrandit, que
les petits-fils sont dignes de l'aïeul. Même la façon de bâtir
s'améliore. Non seulement on utilise le fil à plomb, mais,
pour la toiture, le madrier remplace la poutre de frêne
noueuse et approximative, les tuiles viennent de la ville, la
porte est peinte de couleurs vives, quelques cheminées se
dressent timidement avec leur capuchon pointu de tuiles
rouges.
Dès le lendemain de son arrivée, Amer-ou-Kaci constate
ces changements avec un plaisir réel, car enfin c'est là son
village natal, toujours prêt à accueillir sans façon un de ses
entants prodigues, comme il se sent accueilli lui-même ;
déjà il est repris, rattaché par une foule de liens mystérieux
qui l'enveloppent de leur réseau, qui sont faits de souvenirs
précis revenant tumultueusement et surtout de sensations
vagues recréant une atmosphère connue. Bref, Amer
comprend nettement qu'il redevient tout à fait l'enfant du
pays, sans transition. Sa longue absence n'a d'ores et déjà
plus d'autre signification que celle d'une parenthèse
gigantesque, impuissante à changer le sens général d'une
phrase. Mais pendant qu'il se retrouve ainsi, d'autres
constatations s'imposent à son esprit. Que fera-t-il
8
maintenant ? On le jugera à ses réalisations. Il faudra
bientôt se comporter comme les siens.
Sa qualité de «nouveau» durera ce que durent les fêtes.
Il est, pour l'instant, un objet de curiosité, à la djema ou au
café. Chacun veut tenir conversation avec lui ; on est
souriant, poli, intéressé. C'est ainsi que les derniers
arrivants sont toujours reçus. Néanmoins, à travers les
politesses, les plaisanteries et les demandes de
renseignements d'allure discrète perce, chez tous,
l'intention d'apprendre ce qu'on est avide de savoir : le
revenant a-t-il, oui ou non, rapporté de l'argent ? On le tâte,
on le jauge, on l'estime et, en attendant de déterminer le
degré de considération qui lui est due proportionnellement à
sa bourse, on reste aimable et affectueux. Les plus malins
sont fixés, rien qu'à voir les réactions qu'ils provoquent. Ils
lisent dans les yeux. La façon de répondre aux compliments
constitue un aveu. Celui qui se fait doux, humble, qui va
au-devant des gens pour leur baiser la tête n'a rien rapporté.
C'est sûr. Mais quand ils voient le monsieur accepter
fermement les hommages, parler haut, répondre par des
banalités à des expressions d'intérêt sciemment exagérées,
alors celui-là mérite le respect : il n'est pas revenu les
mains vides. On tient rarement compte du costume ou de
l'importance des bagages de celui qui arrive de France.
Cela ne veut rien dire. Ce qui compte, ce sont les billets qui
se dissimulent très bien dans des vestons crasseux ou des
blouses élimées. Il faut dire aussi que la curiosité de chacun
finit toujours par être satisfaite. Ceux qui sont en France ne
vivent jamais à l'écart : ils habitent le même quartier, ne se
perdent pas de vue, savent à peu de choses près ce que l'un
ou l'autre peut gagner ou économiser. Il suffit que celui qui
vous a précédé au pays dise ce qu'il sait de vous et, au bout
de trois ou quatre jours, tout le monde est renseigné.
Ensuite, c'est fini. Les habits flamboyants commencent à se
ternir, les joues à perdre de leurs couleurs, les mains à
brunir. On a épuisé la curiosité des gens, on prend place
parmi les importants ou les humbles. On devient fellah dans
la semaine et on recommence à aller aux champs, la
hachette sur l'épaule, les mocassins aux pieds, parfois avec
un bracelet-montre lumineux au poignet, dernier vestige
d'un rêve qui vient de s'achever. C'est alors le moment de
sortir son argent. On peut acheter un champ, se marier,
donner une fête (le motif s'offre toujours de lui-même) ou,
alors, construire, si l'on est de taille. Amer-ou-Kaci sent
tout cela dans l'accueil des gens et des choses : ce portail
vermoulu, la muraille de toub qui s'écroule sur la cour, la
vieille bâtisse tout entière expriment clairement ses
obligations péremptoires. Quant au reste : achat de
propriétés, fête ou autre étalage d'aisance, cela presse
moins.
A la vérité, la situation présente et passée d'Amer ne
comporte pas beaucoup d'énigmes. Tous ses compatriotes
qui vont à Paris, l'ont vu établi «en ménage», dans un hôtel
de troisième ordre à Barbes. Ils ont connu sa femme
(certains supposent même qu'elle est la nièce de la
patronne). Bon, les voilà, maintenant qui débarquent tous
deux à Ighil-Nezman. Cela les changera de Barbes, bien
sûr. Ils ont certainement leurs raisons. Il n'y a pas de doute
qu'il;- arrivent avec tout leur avoir.
Lorsqu'il était à Paris et qu'il lui arrivait parfois de
songer à son village, il imaginait ce village comme un petit
point insignifiant, loin, au delà des splendides horizons, un
coin sauvage, obscur et malpropre où se terraient des êtres
connus, pitoyables, que l'imagination enlaidissait jusqu'à
les rendre grotesques. Et le voilà, à présent, parmi eux ! Et
chose curieuse, il s'y sent bien. Il n'est pas dans un pays de
mauvais rêves. C'est l'autre pays, celui qu'il vient de
quitter, qui est, lui, imaginaire et l'écrase de sa
magnificence. Il voit bien, maintenant, qu'il était tout petit,
là-bas, minuscule ! Ici, tout est à sa mesure, les hommes et
ÏÔ
les choses. Il se sent important, capable d'agir, de créer,
d'occuper une place. Pourquoi a-t-il oublié son village ?
Pourquoi n'a-t-il pas songé à ses champs, sa.maison, sa
famille ? Il a oublié amis et ennemis ; il a disparu même des
mémoires ; son père tut enterré par d'autres ; sa mère a
cessé de l'attendre. Il a toutes ces phoses à se reprocher !
Mais il est simple de se racheter, il suffit d'être là et de voir
(on se remet à s'intéresser, à goûter la vie des siens). En
somme, c'est reprendre pied dans la réalité. Un Kabyle,
chez lui, est forcément un homme réaliste. Tous les devoirs
dont il s'était brutalement délivré en s'en allant
l'emmaillotent à nouveau, aussi nombreux, aussi fermes
que s'il ne s'en était jamais débarrassé. Il se reprend à
aimer ou à haïr, à imiter ou à envier, à croire et à agir selon
des directives précises, particulières à sa famille et à sa
karouba. Il connaît ces directives par intuition, comme si
elles lui avaient été transmises par hérédité, tant elles sont
ancrées au plus profond de son être.
Amer-ou-Kaci retrouve subitement la certitude qu'on
est jaloux de lui, que telle famille ne peut lui vouloir du
bien et telle autre, qui est proche pourtant, n'est pas
néanmoins sans envie ; il se rappelle la duplicité historique
de certaine karouba, du courage reconnu de telle autre - la
sienne précisément. Il ne lui est plus indifférent que son
voisin, qu'il se souvient n'avoir jamais aimé, soit mieux
logé que lui et cet autre mieux considéré. Le jeu s'annonce
plein d'intérêt qui consiste à se créer tout d'un coup un
rang, une place à Ighil-Nezman. Il la veut honorable, cette
place !
Toute une foule de pensées qui somnolaient en lui, se
mettent à s'entrechoquer dans sa tête et il a l'impression de
se réveiller pour reprendre une tâche inachevée. Inachevée?
Pour commencer sa tâche, plutôt ! Car il n'a rien fait
jusqu'ici. Voilà quinze ans qu'il est parti. Mon Dieu, oui !
comme tous les autres. C'était un matin de printemps, au
mois de mars, peut-être. Il quitta Kamouma et Kaci les
larmes aux yeux car les paroles qui l'accompagnaient
11
étaient touchantes, toutes de tendresse, d'espoir. Il était
jeune et robuste, avait fréquenté l'école, ne flânait pas à
l'ouvrage. Il pouvait abandonner ses travaux kabyles,
apprentissage ingrat, et aller gagner gros a l'usine. On ne
pouvait le garder plus longtemps. Il avait hâte de s'envoler.
Ses parents avaient hâte d'avoir, eux aussi, leur «absent»,
c'est-à-dire leur soutien. Ils furent bien déçus, les parents.
Finalement, cela se passa pour eux de la même manière que
s'ils avaient perdu leur unique enfant. Ce n'est tout de
même pas un rêve pour Kamouma, toute cette mauvaise
période. Il est difficile de la lui faire oublier. Il sait qu'elle
la lui racontera en détail, qu'elle lui pardonnera mais
qu'elle agira toujours comme si elle ne lui avait point
pardonné. «Il n'est jamais trop tard pour bien faire», se dit
Amer. Sans doute. C'est un proverbe qui ne concerne pas
les morts. Que peut faire l'enfant prodigue pour son père,
couché dans le petit cimetière de Tazrout ? Lui rendre visite
ce matin même ? C'est d'ailleurs une idée de la mère. Un
devoir à remplir. Tout le monde le verrait passer. Cela aussi
a son importance, car les vivants qui pensent à leurs morts
peuvent généralement ne pas trop penser à eux-mêmes. Ils
sont tranquilles et ne manquent de rien. Kamouma veut
bien voir si son fils est capable d'une telle coquetterie, d'un
geste ostensible qui avertit les gens, leur montre qu'on
connaît les usages, qu'on tient à les respecter, qu'on est
décidé à tenir son rang. Elle est sans doute pressée de le
savoir riche.
Dire qu'elle le croyait perdu, ce fils qui lui revient
brusquement ! Peut-on lire dans le cœur de Kamouma ?
Dans ce cœur, .il n'y a peut-être pas autre chose que cette
espèce de surprise passive qui n'est même pas de
l'étonnement et qu'on éprouve devant un événement
inattendu mais sans grande portée.
Pour le moment, elle a le beau rôle : attendre, là, chez
elle, continuer à se comporter comme auparavant, ne rien
exiger, ne rien demander, sachant que tout changement
dans sa vieille existence simplifiée sera une amélioration.
C'est pourquoi elle reste imperturbable et digne.
_
III

Kamouma est une pauvre vieille,


chargée d'années et d'expérience. Elle ne sait plus où elle
en est de sa vie. Mariée toute jeune à Kaci, elle a d'abord
vécu sous l'autorité d'un rude beau-père et d'une belle-
mère tyrannique. Elle a eu des belles-sœurs, filles de sa
belle-mère, femmes de ses beaux-frères. La famille était
nombreuse, la vie très difficile. Elle a appris à supporter et à
peiner. Elle a connu l'injustice et la méchanceté ; le plus
souvent comme victime mais capable de rendre œil pour
œil, tout comme une autre, à l'occasion. Elle à eu des
enfants, filles ou garçons. Elle a connu la souffrance des
enfantements sans soins, les nuits de veille et de maladie,
les années de privations ou de deuil. Elle a vu s'éparpiller
dans le village et enfin dans le cimetière tout cette famille ;
ses enfants ont rejoint ses parents dans la tombe et, un beau
jour, elle s'est trouvée seule.
Le jour où il ne lui resta plus que Kaci son mari, et
Amer : son plus jeune fils, la situation lui apparut très nette.
C'était tout simple : il fallait élever Amer, en faire vite un
homme qui pût se charger de ses vieux parents. Amer fut
entouré de soins, dorloté non comme enfant unique mais
comme source précieuse de quiétude future, de bonheur
sénile et égoïste.
Kamouma et Kaci ont mal joué durant toute leur
existence car le jeu de la vie exige des atouts que des gens
comme eux ne peuvent pas avoir. Néanmoins, à force de
perdre et de continuer quand même à vivre, on finit par se
convaincre de la puérilité du jeu. Qu'on meure à ce

Ï3
moment-là, alors tout est réglé ; que l'on tienne encore
quelque temps, on n'a plus le goût d'espérer, d'aimer ou de
vouloir. On se laisse sombrer. C'est ce qui arriva aux
parents d'Amer. Lorsqu'ils comprirent que leur dernier
beau rêve serait aussi vain que les autres, ils s'aperçurent
que les vieux ressorts trop tendus de leur cœur se brisaient
tous ensemble. Ce palais splendide, avec Amer au centre
l'éclairant comme une lumière resplendissante, était une
chimère. Cette chaude sécurité qui devait entourer leurs
vieux jours, ce fils affectueux qui promettait de leur clore
les paupières, il fallut n'y plus songer. Amer, une fois en
France, s'occupa de ses propres affaires. Il n'accepta pas le
marché qui aurait consisté à disposer de lui uniquement
pour eux. Ils perdaient une fois de plus. Une dernière fois.
Il n'en voulurent pas à leur fils mais se désintéressèrent
d'Amer aussi totalement qu'on se détourne d'un enjeu
perdu, qui passe entre les mains de l'adversaire. Toutefois,
il n'y avait plus rien à jouer.
Kamouma connut la misère, mais on aurait tort de
dramatiser, d'y mettre du sentiment car les gens bien
pourvus et qui ont du cœur s'apitoient souvent sans savoir
au juste de quoi il s'agit. Quand on le sait on s'aperçoit vite
que c'est un fantôme sans méchanceté qui n'a presque pas
d'effet sur celui qu'il étreint. Peut-être est-ce dans le
dessein de lui faire connaître ce fantôme que Jésus a
proposé, jadis, à l'homme riche de se dépouiller
consciencieusement ? Mais, depuis lors, chacun se contente
de vouloir soulager la misère, non de s'y plonger.
Mahomet, pour ne pas être en reste, a imposé à ses fidèles
un jeûne prolongé de façon à leur bien faire sentir les affres
de la faim. Le résultat n'est pas meilleur en définitive, car
on vit tout le jour dans l'attente de ce que l'on mangera le
soir, l'appétit s'aiguise, le palais et l'odorat s'excitent, on
est heureux d'avoir faim. Voilà pourquoi le riche ne peut
connaître la misère. D'ailleurs le pauvre n'a pas plus faim
qu'un autre ; son état n'est pas particulier. C'est
simplement une question de degré. On glisse sur une pente
insensible, on descend, on descend ; s'il arrive de sombrer,
_
on ne s'en aperçoit même pas. Oh ! cette pente ! Qui petit
dire qu'il ne s'y engagera jamais ?
Lorsque Kaci et Kamouma se virent seuls et délaissés,
ils voulurent s'arranger pour bien terminer leurs jours. Ils
étaient résolus autrefois à se priver, plutôt que de vendre
leurs biens, afin de laisser plus tard toutes les parcelles
intactes au petit Amer. Amer maintenant était grand et les
abandonnait. Le marché conclu implicitement avec le fils
tombait de lui-même. Aucune rancune. «Nous allons
bientôt partir, dit le vieux, nous ne pouvons nous priver.» Il
vendit les champs, l'un après l'autre.
La première parcelle qui changea de mains fut Tamazirt,
un endroit convoité depuis longtemps, situé.à l'entrée du
village, planté de figuiers, bien exposé, propre à la
construction. Quand il reçut l'argent, Kaci eut l'impression
de remporter une petite victoire sur lui-même. Les deux
vieux furent aussi exubérants que des enfants.
- Il t'a payé comptant ? dit Kamouma.
- Oui, voici les pièces.
- C'est bien fait. Nous voilà tranquilles, maintenant.
Notre pain est assuré.
- C'est mon avis. A notre âge, l'argent vaut mieux que
le terrain. Il permet de vivre tout de suite. Demain vendredi,
j'irai au marché. Réfléchis à tout ce qu'il faudra acheter.
Nous aurons de la viande.
- Tu lui as dit de garder le secret sur la somme ?

• II ne faut pas «chanter» que nous avons de l'argent.


- Voilà pourtant notre Tamazirt partie ! La prunelle de
mes yeux. La mieux entretenue, la plus enviée ! Nous
l'aimions bien, ma femme !
- Parlons-en ! Les figuiers se dessèchent comme nous et
ne produisent plus ; chaque année la terre s'en va, la roche
apparaît ; la haie n'existe plus, les bergers et les voleurs te
narguent. Personne ne respecte plus nos bornes. Tu n'es
plus en état de labourer ou de tailler : c'est un mechmel que
tu as vendu, je ne m'en plains pas, moi.
- Il fut un temps où j'aurais vendu plutôt un morceau de
Ï5
mon cœur. Ne disons pas de mal de Tajmazirt, c'est bien
heureux que nous l'ayons eue aujourd'hui-pour en tirer ce
dernier profit.
- Ce n'est pas lorsque nous serons sous terre que nous
en profiterons. Je craignais seulement que nous ne
trouvions pas d'acquéreur à un si beau prix.
- Tu as bien raison, nous en reparlerons, sans-doute,
lorsqu'il faudra vendre encore.
Il ne croyait pas si bien dire. Ils vécurent un certain
temps sur cet argent. Le jour de marché on pouvait
rencontrer sur la route la longue silhouette de Kaci. Il s'en
allait de bon matin de son pas mesuré de vieillard, la tête
sous le capuchon, un bâton à la main, le sac en peau de
mouton dissimulé sous le burnous. Parfois, il avait un
compagnon comme lui. Durant tout le trajet, ils parlaient à
la légère de la difficulté des temps, de la jeunesse ingrate,
de l'oubli des pratiques religieuses. Mais, intérieurement.
Kaci ne songeait qu'à ses commissions : ce morceau de foie
qu'il ne fallait pas oublier d'acheter, le kilo de. sucre
qu'attendait la vieille ainsi que le pain que viendrait vendre
un boulanger de la ville. Au marché, il faisait le tour de tous
les étalages, achetait de temps à autre des friandises qu'il
enfouissait furtivement dans la poche profonde de sa
gandoura. Il ne se hâtait jamais, palpait les denrées avec
gourmandise, n'osait pas discuter les prix, glissait, timide,
d'un marchand à l'autre et craignait de se faire remarquer.
Il réussissait à emplir sa peau de mouton puis revenait de
bonne heure à la maison, sans se presser, impassible,
solitaire ou en tout cas silencieux, n'écoutant que sa joie
intérieure faite de quiétude éphémère, de douce
insouciance, la joie de pouvoir bien vivre malgré les
menaces de l'âge. Kamouma est aussi discrète que lui sur
ces marchés. Ils ne font pas de bruit, ils sont heureux et
égoïstes comme les derniers jours de septembre qui
achèvent sans remords, avant les premières pluies, le petit
arbuste affaibli par les ardeurs du mois d'août. Leur
bonheur est aussi fragile que l'arbuste mais ils croient qu'ils
n'iront pas plus loin eux-mêmes.
_
Ils «mangèrent» Tamazirt et songèrent à vendre d'autres
champs. Les gens voyaient très bien que Kaci était aux
abois. Ils refusaient d'acheter ou d'offrir des prix
convenables. Les vieux n'eurent plus de ressources.
A la vérité, Kaci n'avait pas de ces belles propriétés qui
s'acquièrent toujours au prix fort et pour lesquelles il se
dépense beaucoup de malice, ' d'intrigues et d'argent.
Celles-là sont bien connues ; si chères aient-elles été
payées, c'est toujours l'acquéreur qui est envié. En dehors
de Tamazirt et de Tighezrane - un champ de figuiers, pas
très grand, somme toute, - les autres parcelles ne valaient
pas l'inimitié qu'on ne manquerait pas de faire naître chez
les Aït-Larbi si on essayait d'acheter sans leur
consentement. Au reste, ces Aït-Larbi étaient nombreux et
avaient, bien entendu, le droit de rachat. Aucun étranger ne
guignait les «mauvaises» terres de Kaci. Ses cousins les
prenaient pour une bouchée.
Le premier lui prêta de l'argent pendant un certain
temps puis un beau jour exigea le paiement intégral. Kaci
dut céder une parcelle dont le prix fut fixé par le créancier.
Impossible d'y échapper, c'était concerté entre cousins.
Avec le second ce fut plus simple : une rahina
(antichrèse), Kaci se réservant la possibilité de reprendre
son bien. C'était dérisoire et touchant mais l'acquéreur
n'avait nulle inquiétude.
Le troisième vint au secours des vieux sans arrière-
pensée ; il se présenta en parent généreux et tel il apparut en
effet. Pour lui éviter les courses au marché de la tribu, il
proposa à Kaci de l'approvisionner chaque fois. Il se révéla
plein de tendresse pour dada Kaci et ima Kamouma.
Souvent il les appelait chez lui et sa femme les gâtait ;
quelquefois il leur parlait d'Amer qu'il avait revu
récemment, là-bas, par hasard ; il n'en disait que du mal.
Discrètement. Les vieux baissaient la tête tout de même et
lui répondaient par des bénédictions. Celles qu'ils eussent
voulu adresser au fils ingrat.
- Je ne désire que leur baraka, proclamait le brave
cousin à tout venant.
Ï7
C'était louable assurément. Mais, en pîus de la baraka,
il ne tarda pas à s'emparer de Tighezrane, le dernier champ.
Il y eut à cette occasion, entre les vieux et les jeunes, assaut
de générosité, échange de mots affectueux. Au vu et au su
de tout le village, on fit venir un cadi-notaire qui dressa un
acte de vente régulier. La chose fut trouvée normale. Seuls
quelques malins de la famille comprirent qu'ils étaient
joués et en conçurent du dépit. Mais- il ne restait plus aux
vieux que la pauvre demeure d'où personne n'aurait la
cruauté de vouloir les chasser.
Kaci mourut bientôt entre les mains de ce «fils adoptif»
qui fut admirable jusqu'au bout : il eut même le courage de
supporter les frais d'enterrement !
On ne pouvait lui demander plus. Kamouma n'était que
la femme de son grand cousin ou de son oncle comme il
disait. Une fois Kaci enterré, il ne subsistait plus aucun lien
avec la vieille. Il ne s'occupa plus d'elle. Cela se produisit
sans explication ni éclats. Dans la semaine qui suivit
l'enterrement de son mari, Kamouma alla un jeudi soir, la
veille du marché, chez «son fils» pour le charger d'une
commission.
- Demain, mon fils, pourras-tu m'acheter un double
d'orge? Je n'en ai plus.
- Je regrette, ima Kamouma, je ne vais pas au marché
demain.
Ce fut tout. Le lendemain matin, elle l'aperçut sellant
son âne pour se rendre au marché.
Elle se vit livrée à elle-même, car sa propre famille, qui
ne comprenait plus que des jeunes, l'abandonna à son tour
pour des raisons d'honneur que tout le monde fut forcé
d'admettre. Ce fut d'ailleurs à cause de son fils Amer
qu'elle fut reniée ainsi des siens. (Mais la chose sera relatée
plus loin.) Donc, elle se vit bien seule et il lui vint à l'idée
qu'elle aurait dû mourir avant Kaci. Ses'yeux s'emplirent
de larmes mais elle estima objectivement que le cousin ne
les avait pas volés. La maison n'était pas tout à fait vide.
Elle commença à se priver. C'est là le début de cette «pente
douce» dont il est fait mention plus haut.
_
Il y avait des choses à vendre, de menus services à
rendre, des dons à provoquer adroitement. "Il ne s'agissait ni
plus ni moins que de lutter pour vivre : une lutte non- de
force mais de petits calculs, de ruses contre les gens et
contre soi-même, contre ses propres instincts, ses désirs, sa
susceptibilité. Il lui fallut se mettre bien dans la tête, une
fois pour/toutes, qu'elle était malheureuse et s'incliner
devant le sort.
Elle eut tout de suite à tirer avantage de sa nouvelle
situation. Avec la mort de Kaci, la maison de Kamouma
resta la seule dans le quartier où il n'y eût pas d'hommes.
Du vivant de son mari, les femmes pouvaient y entrer mais
non y tenir salon. Dès lors le logis devint une espèce de
refuge pour toutes les femmes et les jeunes filles du
quartier. Elles avaient toutes la liberté d'y aller et de s'y
réunir : une djema en quelque sorte. Les maris, les frères,
les pères n'en conçurest aucune jalousie. Sécurité
complète ! Kamouma, de son côté, mettait sa maison à la
disposition de toutes. Elle n'avait rien à cacher.
Ima Kamouma habitait au bout d'une ruelle du quartier.
Ce quartier forme une karouba, autant dire une grande
famille. Toutefois, avec le temps, le cousinage est devenu
assez vague et la confiance n'est plus absolue ; il n'y a
aucun relâchement : on voisine sans trop d'intimité. C'est
par famille que les gens accomplissent leurs tâches au
dehors. Ces tâches terminées, les femmes restent à la
maison et les hommes vont à la djema. Il est normal qu'une
femme quelconque du quartier parle avec ses cousins :
«bonjour, bonsoir, sois le bienvenu». Elle peut lui donner
un renseignement ou recevoir une commission, en passant,
une fois par hasard. C'est admis. Pourtant les femmes entre
elles s'abordent, se fréquentent, se retrouvent tout comme
font les hommes dans leur djema ou leur café. Ce n'est pas
seulement sur le pas des portes qu'elles se tiennent. Le
temps est bien partagé. On sait les moments où l'homme est
à la maison. Quand il va à ses affaires, la femme vaque
aussi aux siennes. Elle doit aller chez telle voisine pour la
féliciter d'une naissance, aller consoler telle autre dont le
Î9
mari vient de partir en France, voir le métier d'une tisseuse,
fureter par-ci, par-là, en quête d'une nouvelle, d'un
renseignement, flâner là où l'on s'amuse, s'apitoyer là où
l'or^pleure. Les instants d'absence du mari ne sont jamais
perdùs^pour elle. Tout autant que l'homme, la femme a son
existence double : privée et publique en quelque sorte.
Le lieu de réunion le plus spectaculaire est la fontaine.
Là, les femmes ne connaissent ni Dieu ni maître. Les jeunes
sont chez elles et en prennent à leur aise : libres propos,
plaisanteries osées, chants. Quelquefois, elles sont vraiment
déchaînées. Souvent la cruche d'eau n'est qu'un prétexte
pour sortir, se montrer, exciter des jalousies ou parler d'un
«parti». La fontaine tient une place estimable dans le cœur
de la jeune Kabyle. Cependant, il faut dire aussi que cela
manque un peu d'intimité, et, lorsque les femmes d'un
quartier ont pour se retrouver un endroit comme la maison
de Kamouma, elles ne prisent rien de mieux.
Kamouma a un moulin à bras fixé juste en face de la
porte. Tout le monde sait que ce moulin est disponible, à
n'importe quel moment. La mouture du blé ou de l'orge est
confiée à la bru ou à la fille aînée. Elle se fait à la rentrée
des champs, après le repas du matin. C'est à ce moment
qu'on est libre, que les hommes sont dehors. Pour celles qui
n'ont pas de moulin, il devient une habitude d'aller moudre
chez ima Kamouma. Naturellement, ce n'est pas Kamouma
qui va solliciter une poignée de farine, mais la bru l'oblige
à en prendre avec un clignement d'yeux significatif car,
tout en maniant le manche du moulin, elle n'a pas cessé
d'accompagner le crissement monotone des meules de
toutes sortes dé confidences écoutées attentivement par la
vieille. La fille aînée a également des choses à confier, et
comme il faut se montrer gentille et mériter les éloges dont
on a besoin pour se marier un jour, elle aussi, invite ima
Kamouma à prendre un peu de farine. Cela ne veut pas dire
qu'il s'agit là d'une règle générale et qu'il faut payer le
droit de moudre. La vieille ne tient pas du tout à donner
cette impression. Mais elle est bien indulgente, elle accepte
les secrets, elle sait consoler et détruire d'un mot un souci
20
futile ou une mélancolie sans objet.
Certains voisins sont à l'étroit chez eux. Ils n'ont qu'une
seule pièce. Lorsque les enfants sont petits on dort sur la
même natte, l'un à côté de l'autre : le plus petit contre la
maman, le papa derrière, les autres, par rang d'âge, alignés
le plus loin possible des parents. Mais quand les enfants
sont grands, le fils aîné déserte la maison pendant la nuit et,
tôt ou tard, il a sa chambrette ; le père a ostensiblement sa
place à l'écart ; la mère occupe un coin où elle se niche
avec les tout petits ; les plus embarrassantes sont les filles
qui comprennent tout. Lorsque s'offre un refuge sûr pour
leur y faire passer la nuit, c'est une bénédiction. Voilà
pourquoi Kamouma ne dort jamais seule. Elle a
constamment à héberger une jeune fille gênante, tantôt
l'une, tantôt l'autre, selon les circonstances. Sa maison est
devenue pour beaucoup de filles du quartier une sorte
d'antichambre prénuptiale. Dire qu'elle en tire un gros
avantage serait de l'exagération. Néanmoins, à vivre ainsi
avec elle, les jeunes peuvent mesurer son dénuement et
elles en parlent à leurs parents. On ne se fait pas d'aumône
entre voisins, on s'aide. La vieille a un burnous à vendre,
on le sait, ic voisin propose de l'acheter. Il n'y a aucun
mérite à cela car l'acheteur en a précisément besoin.
D'ailleurs, il offre le prix qui lui convient. Toutefois, on
peut considérer que c'est là un service car il ne manque pas
de burnous au marché et Kamouma n'est pas femme à
proposer une vente. Elle sait qu'elle ne doit compter sur
personne, aussi les plus petites marques d'intérêt qu'on lui
témoigne lui font-elles beaucoup de bien, et par-dessus tout
l'estime dont elle se sent entourée. Lorsqu'on la rencontre,
les hommes lui disent «bonjour» les premiers, les femmes
l'appellent toutes : «nana», et les jeunes : «ima». Elle n'a
pas besoin d'aller à la fontaine : elle reçoit quotidiennement
sa cruche d'eau de l'une ou de l'autre. Si on rentre des
champs, de temps en temps, on lui jette en passant une
brassée de bois sec. Ceux qui, par hasard, donnent une fête
ne l'oublient jamais et lui apportent son assiettée de
couscous avec un petit morceau de viande. Comment
21
vouloir après cela déchoir, s'abaisser à découvrir sa faim, à
demander, à mendier !
Ainsi, elle a pu vivre petitement en vendant, en troquant
un objet ou un service, en cédant le superflu. Elle a pris
l'habitude de ne pas manger à sa faim. La faim ? Une
vieille connaissance ! Le procédé est simple : il faut
diminuer petit à petit la ration de bçlboul ou de galette,
mélanger beaucoup de son à la farine, faire provision de
glands pendant la saison. Il y aura toujours une jeune fille
pour les moudre. On peut réussir une galette avec deux tiers
de gland et le reste d'orge. Il y a aussi les jeûnes qu'on peut
multiplier à loisir, qui plaisent tant au Prophète et vous font
bien voir des gens pieux. Ceux qui sont habitués à se priver
ainsi savent qu'on arrive aisément à supporter la faim : on
perd progressivement l'appétit, on est sous-alimenté mais
on ne souffre pas plus que le suralimenté. Question de
degré, en effet.
Les jours les plus douloureux sont ceux des fêtes
religieuses. On a beau faire alors, le corps ne résiste plus : a
des envies, des odeurs vous enveloppent, on ea* si triste de
ne rien avoir. Il est vrai que des âmes charitables songent
un peu aux malheureux. On finit tout de même par goûter
un peu de tout ce qui se mange aux alentours. Mais, ces
jours-là, impossible de ne pas faire figure de pauvre et de
ne pas se sentir pitoyable.
Au début, chaque fête publique était un deuil pour
Kamouma. Par la suite, elle s'accoutuma à la pitié des
gens ; son orgueil et son désespoir s'usèrent peu à peu. Elle
finit par recevoir les dons avec plaisir ; elle s'ingénia même
à faire quelques réserves pendant ces jours de liesse. Alors
tout rentra dans l'ordre. Sa susceptibilité s'émoussa à la
longue, car le pauvre finit toujours, par comprendre que la
pauvreté n'est pas un vice. Ce n'est pas un vice mais un état
qu'il faut remplir, tout comme un autre.Jl a ses règles qu'il
faut accepter et-ses lois auxquelles il faut obéir pour ne pas
être un mauvais pauvre. Et cela jamais Kamouma ne le
voudra. Un pauvre est avant tout celui qui sait attendre.
Dieu donne toujours à qui sait attendre, c'est pour cela que
_
les voisins préfèrent ne pas se substituer à lui et se
contentent le plus souvent de s'isoler pour bien manger
derrière leurs portes closes. Combien de fois Kamouma
sentit son ventre vide s'exaspérer quand lui parvenait
l'odeur du bouillon épicé ou en entendant le choc de la pâte
qu'on pétrissait pour préparer des beignets !
Un matin d'hiver glacial, elle ne put tenir ; elle entra
chez ses voisins et demanda quelques braises pour allumer
son foyer. C'était un prétexte. Ses yeux larmoyants et sans'
cils virent la maîtresse de maison jeter un foulard sur le
grand plat plein de beignets. Puis la femme se leva
précipitamment pour venir au-devant de Kamouma. Le ton
gêné dont elle rendit le bonjour ainsi que l'odeur d'huile
chaude qui prenait à la gorge dévouaient clairement ce que
le foulard cachait. La vieille, honteuse, battit en retraite.
Elle revint grelotter chez elle et laissa choir prés du kanoun
vide son morceau de plat qui lui servait de pelle à braise.
Deux minutes après, la fille de la maison entra, lui*portant
une pleine louche de charbons écarlates et une.bûche à
demi consumée qu'elle disposa en toute hâte dans le creux
du foyer, puis elle s'éclipsa sans un mot. C'était pour
revenir plus vite : cette fois, elle portait deux beignets dorés
dégouttants d'huile et une tasse de café toute fumante. La
jeune fille marchait avec précaution et souriait
malicieusement. Elle assembla les braises dans le foyer,
autour de la bûche, souffla dessus pour allumer, ne s'en alla
que lorsque la flamme claire lui parut maîtresse du kanoun.
Oui, on se devine aisément entre voisins. On se connaît.
Ce n'est pas que l'on soit sans cœur mais l'on ne peut se
mettre constamment à la place des autres. Alors on feint de
les oublier. La seule chose qu'on peut faire est de vivre
discrètement. Nous appelons cela de la décence et, en
général, nous sommes décents. Il y a sûrement beaucoup de
honte à être heureux, non pas à la vue de certaines misères,
mais lorsque le bonheur semble narguer. Ce défaut, les
Kabyles ne l'ont pas. Par pudeur, le riche se cache pour
bien manger et le pauvre pour avoir faim à son aise.
Malheureusement, il y en a qui perdent cette pudeur et qui
23
deviennent alors insupportables ou odieux.
C'est le pauvre, naturellement, qui devient insupportable :
les gens sont excédés de l'entendre toujours se plaindre
et de le voir étaler sa misère qu'il exagère avec
complaisance. Il finit par ne plus avoir aucune dignité et
aussi quelquefois par se livrer à toutes sortes de
malhonnêtetés.
Le riche est odieux quand il manque de discrétion. Nous
disons que le riche insolent trouve toujours sa punition. Si
nous le disons, ce n'est pas par naïveté : nous parlons
d'expérience. Nous sommes sûrs que tout se paie ici-bas.
C'est pour cela que dans notre esprit, le bon pauvre est
celui qui sait attendre. Bien entendu, l'attente n'est pas
indéfinie car, quand quelqu'un meurt dans sa misère, sans
aucune compensation, nous sommes convaincus que c'est
la mort elle-même qui constitue cette compensation. Nous
disons : la mort a délivré un tel et nous rejoignons
l'éternelle sagesse.
Pour ce qui est de Kamouma, le retour surprenant de
son fils perdu est tout simplement une décision divine.
Amer est venu exécuter les desseins d'en-haut. Et la mère
bénit son bon mektoub.

24
IV

Les meubles arrivèrent sans trop de


difficultés, sur l'unique camion du village. Ils parurent
bizarrement compliqués, inutiles et encombrants. Kamouma
vît d'abord une espèce de charpente en fer, tout argentée
avec un grillage et des ressorts étincelants (elle sut que
c'était un sommier), puis un gros ballot qui contenait un
matelas. Venaient à part, enfin, deux tabourets vernissés.
une chaise et une table dont un pan battait sur le- dos du
porteur.
Le sommier occupa à lui seul le tiers de la place
disponible mais rassura la vieille quand il se mit à recevoir
le gros matelas et toutes les couvertures. Lorsqu'on eut
installé la table et les sièges autour, il restait tout juste assez
d'espace pour pouvoir se tourner. Le kanoun menaçait l'un
des pieds de la table, le moulin à bras était dissimulé sous la
chaise tandis que la chèvre se coiffait ingénument du plus
beau tabouret. Amer donna à entendre qu'il réservait à sa
mère l'usage-de ce tabouret. Kamouma n'était pas très
enthousiaste, toutefois elle l'essaya sans méfiance. Son fils
l'y invitait du geste comme s'il était pressé de lui apprendre
les bonnes manières et elle, de son côté, voulait montrer
qu'elle savait tout de même se tenir. Lorsqu'elle se fut
juchée sur son tabouret, tout anguleuse, les pieds à plat,
rivés au sol, les mains sous ses longues cuisses décharnées
et s'agrippant pour bien tenir, elle donna l'impression de se

25
trouver au bord d'un précipice et évoqua quelque ridicule
statue de dieu nègre taillée dans du vieux bois. La
démonstration parut suffisante, Kamouma fut persuadée
qu'on pouvait s'asseoir sur un tabouret et qu'il était
relativement facile de s'y habituer, à condition que l'on fût
jeune. Pour ce qui la concernait, elle .avoua en toute
sincérité qu'elle ne se sentait bien assise que par terre, la
carcasse bien appuyée au mur, à côté du foyer. Là était sa
place !
- Dire que je l'ai apporté spécialement pour toi, ma
mère !
- Je m'en passerai, mon fils. Il servira aux invités. Plus
tard à tes enfants.
- Des enfants ! Je te répète que je n'en espère pas. Voilà
trois ans que je suis marié.
- Comment marié, mon fils ?
- Oui, si tu veux. Nous sommes ensemble depuis trois
ans. C'est te même chose. •
- Ah ! Tu as signé un papier ?
- Ne la regarde pas ainsi. Elle se doute déjà que nous
parlons d'elle.
- Moi ! Mais j'aime bien ta femme, oui, oui, beaucoup,
de quoi emplir la maison. Et tiens, je l'embrasse.
La dame lui rendit le baiser et exigea la traduction du
dialogue.
- Oh ! tu sais,- ma mère me demande simplement si j'ai
payé cher, le jour où nous avons signé notre mariage.
- C'est bien ça. 3'ai entendu^tsigny»... Et alors ?
- Alors, je lui ai dit que je*t'ai eue pour rien. Elle en est
bien contente. Elle assure qu'elle t'aime'plein cette maison.
- La brave vieille ! C'est vrai aussi que vous achetez les
femmes, vous ?
- Plus tard tu comprendras mieux toutes ces choses.
La vie devint assez cocasse, pleine de petits embarras,
d'incidents comiques, de malentendus entre les deux
26
femmes, tandis que l'homme évoluait à son aise, «tirait les
ficelles» comme un gamin qui s'amuse avec des
marionnettes, riant de leur mimique désespérée, de leurs
confusions et traduisant exactement ce qu'il voulait. Il avait
bien raison de rire car au fond de lui-même il songeait que
sa tranquillité dépendait de cette incompréhension.
Aux yeux de Kamouma, «madame» ne pouvait être la
femme de son fils. Celle qui lui convenait se trouvait à
Ighil-Nezman. Pas ailleurs. L'une de ces jeunes qu'elle
connaît bien. 11 y en a de gentilles et de jolies, que les
parents ne lui refuseraient pas ; des partis intéressants pour
tout dire. Et quoique vieille, elle saurait encore jouer son
rôle : maîtresse de maison ayant une bru, des alliés ; ces
alliés viendraient la flatter, la cajoler, elle, Kamouma. C'est
là un rôle dont elle a toujours rêvé. Elle en rêve
présentement. Que tharoumith s'en aille ailleurs !
D'un autre côté, tout le monde sait que les dames sont
«collantes». Il n'est pas facile de s'en défaire. Ah ! cette
signature, c'est la bête noire des femmes kabyles. Celui qui
a signé est irrémédiablement perdu. Et Amer, chaque fois,
trouve le moyen de ne pas répondre à la question précise :
a-t-il signé, oui ou non?
Ce n'est pas tout. Un danger bien connu c'est que la
dame, à bout d'arguments, finit toujours par tirer sur son
mari. Si elle tue Amer, où sera le bénéfice de Kamouma ?
Autant la tuer elle-même ; ce qui d'ailleurs peut lui arriver
si la dame est bien en colère : une extermination radicale,
après quoi la criminelle s'en retournera tranquille, en
France, pendant que les deux cadavres seront jetés
impitoyablement aux chiens, par ordre du hakem. Elle n'est
pas si bête ! Elle voit tout cela, Kamouma. Elle sait qu'elle
n'a pas à parler en maître. Il ne lui échappe pas que son fils
est doux avec «madame». Toujours des «oui» à la bouche.
«Baise la main que tu ne peux mordre». La maxime est
sage.
27
Il faut dire aussi que ces façons de voir sont partagées
par toutes les voisines aux yeux desquelles Amer est tout
simplement une victime. Elles sont sûres, les voisines, qu'il
s'est donné un maître, pour une raison ou pour une autre et
qu'il n'y a plus à y revenir. Autant conquérir les bonnes
grâces de la dame et que Kamouma s'arrange avec elle !
C'est ainsi que tharoiimith est adoptée sans hésitation par
les femmes du quartier qui pensent que le jeune homme est
bien perdu pour les filles d'Ighil-Nezman.
C'est vrai que nos femmes n'aiment pas trop les
étrangères. Il y en a quelques-unes, des villages voisins,
venues usurper des foyers qu'elles n'ont pas pu trouver
chez elles. L'épreuve d'adoption, il faut toujours la subir.
L'étrangère doit accepter les critiques concernant sa façon
de s'habiller, sa tenue ou son langage, faire la sourde oreille
aux moqueries, acheter l'amitié de certaines par un cadeau
quelconque, flatter les autres, se montrer humble et
réservée. Elle est intégrée peu à peu dans un clan, mais elle
y entre, en somme, par la petite porte. Gare à celle qui
commettra une maladresse ou une faute, elle se ridiculisera
pour longtemps. Ni son mari, ni sa belle-mère ou ses belles-
sœurs - qui sont souvent les premières à la critiquer -ne la
défendront.
Madame n'est pas une étrangère au sens habituel du
mot. Elle est d'un autre monde, totalement différent. Voilà
d'abord un prénom facile qui lui sied. Elle n'en aura jamais
d'autres. Désormais elle sera madame N'aït Larbi comme
sa voisine est Hemama N'aït Ouamer ou Fatma ou Dahbia.
Ensuite Madame les écrase toutes de sa beauté : non, peut-
être, par la régularité des traits ou l'harmonie des
proportions mais par la pureté du teint, les couleurs
florissantes du visage, la délicatesse des mains, la qualité de
l'étoffe et la façon de la robe. Au lieu d'en être trop
jalouses, elles prennent le parti de l'admirer. Elle n'est pas
de leur race, elle ne parle pas leur langue. Avec cette
28
femme, elles n'ont de commun que le sexe. Elles admettent
l'inutilité de la comparaison. «Bon. qu'elle se croie
supérieure ! C'est son affaire. Nous n'irons pas lui dire ce
que nous en pensons.»
Ce qui pourrait la diminuer, ce serait de la voir parler
aux hommes, sortir, se dévergonder; .provoquer les Kabyles,
manquer de pudeur comme elles font toutes en France.
C'est là qu'on l'attend. Amer et Kamouma veilleront. Pas si
bêtes ! Il y a aussi la situation matérielle. On sait à l'avance
ce que c'est qu'une Française. Elle a un train de vie tout
spécial qui la classe à part autant que son visage et son
costume. Tout le monde d'ailleurs a vu passer le lit, la
table, une grosse malle. C'est un devoir d'aller se rendre
compte, de visiter l'installation de Madame, de mesurer son
importance, d'essayer de la connaître ou de s'en faire
connaître.
Kamouma était contente de recevoir tant de .femmes.
Elle interprétait à sa façon ce que disait Madame. Il fallait
bien que quelqu'un traduisît.
- Demande-lui des nouvelles de mon frère, dit
malicieusement à ima Kamouma. une jeune qui pensait à
son mari.
- Tu sais, c'est grand là-bas. Ce n'est pas sûr. Hein !
Madame, tu vois ce que demande cette malheureuse ? Ce
n'est pas son frère, c'est son mari le grand Ahmed. Tu
connais Ahmed ? Tu l'as vu ? Oui ? bon ! Tiens ! elle te dit
qu'elle l'a vu,.il va bien. Es-tu contente ?
- Je suis contente mais elle n'a rien dit de tout cela. Elle
a dit «oui», c'est tout.
- Écoute-moi ça. Madame ! Tu as menti, peut-être ?
Parle à cette entêtée.
Ce coup-ci. Madame répondit par une longue phrase
que la vieille écouta, les sourcils froncés. Puis Kamouma,
sans hésiter, donna des nouvelles précises du mari. L'autre
dut remercier. Elle n'était pas très convaincue.
29
La plupart des visiteuses venaient avec leurs petits
cadeaux. On reçut dans la semaine plus d'une centaine
d'œufs. Madame ne savait qu'en faire ni où les mettre.
C'est vrai que le logis est petit. Il a fallu remiser la malle
dans la soupente déjà pleine de jarres. L'étagère qui court le
long du mur, terne, noircie, poussiéreuse, reçoit une
douzaine d'assiettes, un faitout, un réchaud et toute la
vaisselle de l'ancien ménage parisien. C'est elle maintenant
qui attire irrésistiblement les regards admiratifs, tout
comme le couvre-lit bleu à ramages blancs de soie brillante.
Il faut dire aussi que les visiteuses en avaient pour leurs
frais avec toutes ces choses qu'elles voyaient, sans compter
Madame elle-même. La masure de Kamouma prit un aspect
inattendu, presque choquant. Le tableau aurait manqué
d'harmonie, les contrastes auraient été trop violents et on
aurait eu pitié finalement de Madame, de son linge, de sa
vaisselle, si on n'avait vu sur le visage de Kamouma les
signes indéniables de bonheur tandis que les beaux yeux de
la Française étaient exempts de mélancolie. Et les
commentaires, une fois dehors, allaient leur train.
- Kamouma est tout heureuse !
- Elle a raison, pardi ! Son fils qui lui revient. Pourvu
qu'elle se tienne tranquille, elle mourra en paix.
- Ima Kamouma est brave, mais sait-on jamais ? C'est
une vieille après tout. Moi, je ne réponds de rien, à partir du
jour où elles se comprendront.
- Avec une Française, il faut marcher droit et être
docile comme un mouton. On dit qu'elle s'est imposée à
Amer. C'est elle qui a voulu venir.
- Elle regrettera son pays. Ik ont choisi le printemps.
Après, il y aura l'été et l'hiver. Moi, ça me ferait plaisir de
la voir pieds nus comme nous, une cruche ou une hotte sur
le dos.
- Oh ! la pauvre ! Elle est délicate. Vous avez vu quelle
peau ! Ce serait un crime de la faire travailler. Notre soleil
30
d'enfer la noircirait affreusement.
- Elle ne travaillera que quand elle voudra. Et si vous
voulez connaître mon avis, elle ne s'enfermera pas comme
la femme de l'amin. Non, elle sortira. Mais ce sera pour
aller à la djema, au café, au marché, en ville. Comme un
homme, quoi ! mon mari m'a expliqué. Elles sortent seules,
achètent ce qu'elles veulent, parlent avec n'importe qui.
L'homme travaille d'un côté, la femme de l'autre. Mais
j'imagine bien le travail, moi. Un amusement quelconque.
- C'est pour cela peut-être que ton mari en a une là-bas,
qu'il retrouve à chaque voyage ? Il te l'a dit, ça aussi ?
- Il n'en a pas une. Plusieurs, sûrement. Je ne m'en
soucie guère. Elles sont toutes pareilles. N'empêche qu'il
me revient chaque fois. ''
- Rassure-toi, elles n'y tiennent pas. En tout cas,
Madame est bien gentille. Je ne lui veux pas de mal, moi. Je
crois qu'elle nous ressemble. Vous verrez : une vraie
femme qui n'aura besoin d'aucune leçon.
- Des leçons ? Elle est capable de nous en donner. Elles
sont expertes et s'y prennent mieux que nous. Mais dès
qu'il s'agit d'être sérieux, de songer à l'honneur, ils nous
reviennent vite, nos maris.
- Veille bien, tout de même. Madame te prendrait le
tien. Pas besoin d'aller en France à présent !...
En général, les plus jeunes se préoccupèrent, à propos
de Madame, de critiquer la facilité des mœurs et les
habitudes des Françaises pour ternir un peu sa beauté. Mais
les vieilles furent plus compréhensives car elles ne se
soucièrent même pas de savoir si elle était musulmane et si
elle pratiquait le jeûne. Celles qui pensèrent à la question se
dirent que le Ramadan était encore loin. Dans l'ensemble,
on peut affirmer que Madame fut reçue avec beaucoup de
sympathie car une femme a toujours pitié d'une autre
femme. Il semble même que la femme de chez nous soit
encline à la sympathie, mieux que beaucoup d'autres. Chez _
nous, la femme est vraiment le sexe faible ; elle le sait et se
prend en pitié. Elle qui est sensible, la vie la contraint à
l'insensibilité : certaines partagent le lit avec une rivale
officielle ; d'autres sont condamnées au célibat et à la
chasteté ; et nombre d'entre elles sont tenues d'accepter
celui qu'elles n'ont pas choisi, fût-il vieux, difforme ou
vicieux. Elles se soumettent, étouffent la voix du cœur ; il
leur reste, avec une déception parfois sans bornes, non le
dégoût qui empoisonne l'existence, mais une espèce de
scepticisme qui leur fait supporter leur sort et absoudre par
avance tout acte de rébellion auquel peut se livrer l'une des
leurs.
En principe la femme honnête ne fréquente pas celle qui
fait jaser, ne va avec elle ni à la fontaine, ni aux champs.
C'est surtout parce que les hommes peuvent les voir
ensemble. Si elles se retrouvent quelque part, là où on ne
les voit pas, aucune feinte, aucune arrière-pensée chez la
femme honnête ; l'autre est pareillement à son aise ; elle ne
rougit pas. Chacune subit l'existence qui lui est faite avec
simplicité. Elles se comprennent, elles sont sœurs. 11 est
vain de vouloir en faire des ennemies.
Pour ce qui est de Madame, rien de son passé ne les
intéresse vraiment. Elles sont sûres d'avance qu'elle se
mettra à vivre leur vie, probablement la vie de la plus
favorisée d'entre elles. Elles n'est pas Française pour rien.
Au demeurant, il convient de se défier de toute
exagération lorsqu'on parle de la femme kabyle. On peut
simplement la supposer plus près de la réalité, sa seule
école, et en général plus malheureuse que ses sœurs de
n'importe où. Tout jugement définitif sur la vie des gens est
figé comme un axiome. Or, la vie est à l'opposé de
l'immobilité. Il faut donc, pour rester dans le vrai, présenter
des cas particuliers, des faits précis. Mais le même cas
change souvent d'aspect et les faits se succèdent sans
jamais se ressembler. De sorte qu'on peut tout au plus
32
retenir ce trait de caractère commun à toutes nos femmes :
la grande mansuétude avec laquelle elles jugent toutes les
faiblesses ; cette indulgence qui semble empreinte d'un
certain fatalisme irréfléchi et insouciant mais qui n'est pas
autre chose que l'expérience d'une vie sans douceur.
Les hommes d'Ighil-Nezman, eux, n'ont pas eu à
adopter Amer. Il revient occuper sa place. C'est tout
simple. Quant à la Française, sa femme, c'est son affaire.
Pour beaucoup, naturellement, de pareilles situations sont
scandaleuses. Ils se le disent, les vieux. Mais dans le fond,
ils ne lui en veulent pas. Comme les temps changent ! Une
tharoumith femme d'un Kabyle ! Et belle par-dessus le
marché. Pour leur consolation, ils sont sûrs qu'il est damné.
Les jeunes, de leur côté, pensent surtout qu'une Frai çaise
est rudement embarrassante pour son propriétaire.
- Ce n'est pas l'un de nous qui aurait ce culot !
- Il se croit malin d'avoir ramené une femme.
N'importe qui aurait pu en faire autant. Il en est to.ut fier et
il n'y a vraiment pas de quoi, avouons-le.
Voire ! Amer, une fois parmi les siens, retrouva vite son
aplomb et comprit fort bien qu'on le considérait comme un
héros. Les jeunes l'enviaient tout simplement. Il voyait
cela. Il avait réussi là où ils étaient tous certains d'échouer.
Cependant, lorsque les plus raisonnables critiquaient
Amer, ils savaient bien comment s'y prendre. Il arriva que
l'amin fit réfléchir le jeune homme. Le fils de Kamouma
reçut de vive voix la leçon qu'il sentait confusément dans
les choses et ..dans le cœur des gens, depuis son retour à
Ighil-Nezman.
- Je suis vieux. Amer, et, sous ce rapport, plus près de
ton père Kaci que de toi. Je ne critique pas ta situation
actuelle parce que tu viens à peine d'arriver et ton passé.
loin de nous, ne regarde que toi. Tu es un fils de famille, tu
hérites d'un nom dans le village. C'est un héritage que tu as
dédaigné longtemps mais qui est inaliénable, qui reste là à
33
t'attendre. Maintenant que te voilà parmi nous, tu ne peux
pas t'en débarrasser. Je sais que tu ne le saliras, pas. C'est à
toi de voir à quel point tu désires te singulariser. Il n'est pas
intelligent de s'occuper des affaires des autres, c'est parfois
même dangereux. Dis-toi bien que chez nous chacun agit à
sa guise, librement. Mais nous nous observons toujours,
nous nous jugeons. Cependant, le mérite et les qualités nous
les reconnaissons, là où ils se trouvent. Tu as passé
plusieurs années en France sans penser à tes parents. Tu
étais heureux pendant qu'ils souffraient. Tu retrouves ta
mère dans la misèjre et tu arrives dans un beau costume,
avec du mobilier et une Française habituée au luxe. Nous en
sommes surpris et incommodés. Je suppose que tu as bien
réfléchi avant de venir car tu connais ton pays, ses gens, ses
possibilités. Tu n'as pas rempli ton devoir envers les tiens.
Je ne t'en tais pas reproche puisque la conduite de chacun
est réglée par la main de Dieu. Il était peut- être écrit que
Kaci serait privé des soins de son enfant et que Kamouma
serait délaissée jusqu'à un certain point. Mais sache bien à
présent que tu dois t'organiser comme nous, en digne fils
d'Ighil-Nezman. Que Dieu te conduise dans le bon chemin!
Amer reçut ces conseils comme une réprimande. Il y a
des gens qui se croient obligés d'en donner. On les écoute
par politesse, en songeant qu'ils feraient mieux de s'en
donner à eux mêmes...

34
Amer admettait que les gens de chez
lui fussent hostiles et l'opinion sévère à son égard mais il
était sûr de tenir tête et de finir par s'imposer. Il savait que
l'essentiel était d'être riche ou de paraître tel. On peut tout
passer aux riches jusqu'à leur égoïsme, leur .vanité ou leur
bêtise. Ce sont des gens qui n'ont besoin de personne. Voilà
pourquoi ils ont toujours des pauvres qui les flattent et qui
tentent de les apitoyer... ou de les voler...
L'assurance d'Amer fut un signe évident de sa richesse.
11 eut bientôt ses admirateurs. Sa karouba se montra fière
du nouveau ménage. Ils furent entourés d'égards, tout de
suite, sans aucune hésitation. Amer en profita pour racheter
le dernier champ vendu par son père. Cette prepriété lui
tenait à cœur plus que toutes les autres et Hocine, le cousin
qui l'avait acquise, était justement celui qui avait enterré
son père, un brave homme pour tout dire.
Hocine est jeune encore, sa mine respire la santé, ses
traits réguliers et impersonnels lui font croire qu'il est beau,
il est fier de ses yeux bleus et de son teint clair. Il parle d'un
ton doctoral, s'habille proprement, aime à s'exhiber à la
djema ou au café. Lorsqu'on veut obtenir quelque chose de
lui, il n'y a qu'à le solliciter en public : il ne sait rien refuser
devant les gens.
Amer qui connaissait son cousin depuis l'enfance, et qui
avait vécu parfois avec lui en France, savait à quoi s'en
tenir. Il invita Hocine et d'autres cousins. Il les réunit tous
chez lui. A l'issue du repas de famille, il demanda la
restitution. Hocine, ainsi acculé, fit bonne figure ; il se jeta
beaucoup de fleurs, parla, en regardant la dame, de la
solidarité familiale, de l'honneur ^iu nom, de l'intelligence
35
et du bon cœur de quelques jeunes dont le village pouvait
être fier et sortit avec la conviction d'avoir conquis la
Française. Amer fut si content qu'il accepta les vantardises
de Hocine. Mais Kamouma, que la transaction n'enchantait
pas, dit son sentiment à son fils.
- Maintenant que tu es là, ils te reconnaissent tous. Et
puis je crois qu'ils te supposent riche. Ils ont peur de toi. Tu
aurais mieux fait de garder ton argent" ; tu en auras besoin
un jour.
- Je veux les mettre tous à l'épreuve, maman. Il faut
connaître ses amis.
- Tu n'as pas encore appris qu'un pauvre n'a jamais
d'amis ? Ton père a eu le temps de les apprécier.
- Et toi aussi, ma mère. Dieu l'a voulu !
C'était toujours Madame ^ qui faisait dévier les
discussions trop sérieuses. Dès qu'elle vit le fils se
rembrunir et la mère baisser la tête, elle demanda des
explications. Amer dit que la vieille n'était pas contente :
- Elle prétend que nous avons les mains trop blanches
pour nous occuper de la terre.
- Dis-lui que ça me fait plaisir de devenir propriétaire.
Tu me l'as promis, du reste.
- Oui, mais elle dit que Hocine nous a volés.
- Non, alors ! puisqu'il ne prend que ce qu'il a payé ? Il
s'est bien expliqué tout à l'heure. Au contraire je le trouve
gentil, moi. Et pendant que tu lui parlais en kabyle, il
répondait en français. Il est bien élevé, tu sais ! N'est-ce pas
lui que nous avons invité, un jour, là-bas ? Je m'en souviens
maintenant.
- Oh ! je ne dis pas le contraire. Demain, si tu veux,
nous irons faire un tour au champ. Tu verras l'endroit.
- Je comprends ! Nous nous occuperons de notre terre.
Maman sera si contente !
Le lendemain, à huit heures, les propriétaires
descendirent vers leur champ. La journée était belle et la
Kabylie magnifique en cette période de l'année. Notre
Parisienne qui connaissait les jardins de la capitale et qui
avait passé son enfance en banlieue, n'ignorait aucun des
charmes de la belle saison : oiseaux, fleurs, verdure, sans
compter ce que chacun sait cbnventionnellement grâce aux
livres qu'on a pu lire dès l'enfance. Néanmoins ses oiseaux
de France se ressemblaient tous, ses fleurs étaient des
36
corolles vives cultivées avec amour, disposées
artistiquement, ses verdures étaient des massifs
géométriques, des carrés de légumes cultivés avec soin ou
cks bois touffus, sertis de routes goudronnées : une nature
anbellie par l'artifice, guindée et élégante comme une
femme discrètement poudrée dans sa tenue de sortie.
Pour aller à Tighezrane, ils* suivirent un sentier
capricieux et encaissé qui plongeait résolument vers le fond
de la vallée. Du haut du village, ils purent admirer une
bonne partie de la Kabylie : au nord, le massif des Aït-
Djenad qui se dresse comme une barrière imposante devant
la Méditerranée ; au sud, le Djurdjura encore plus
hermétique, qui semble cacher aux regards un monde
imaginaire, très différent du nôtre. C'est un colosse dénudé,
d'un blanc de cendre assez terne, sur les contreforts et dont
les cimes se confondent souvent avec les gros cumulus.
Mais en ce mois d'avril au ciel bleu, ses sommets sont
encore couverts d'une neige éblouissante. Il offre alors aux
montagnards la plénitude d'un spectacle grandiose fait
d'extrême puissance et de beauté sauvage. Les villages
minuscules qui se terrent à son pied ou s'égrènent sur les
sommets des massifs plus modestes ont l'air d'une
multitude apeurée qui se prosterne devant un Dieu sévère.
A l'est et à l'ouest, partout des collines, des montagnes, des
vallées profondes et étroites où se devinent des rivières qui
toutes vont se rejoindre là-bas, dans la plaine. Une plaine
d'ailleurs étroite, simple couloir entre les massifs nord et
les massifs sud. Un vrai visage de montagne !
Cependant, ce visage a ses traits particuliers, bien à lui.
Ce n'est pas le vert qui constitue le fond du tableau.
L'olivier domine ; le grand olivier tortu, au feuillage bleu
presque noir du côté vernissé, clair presque blanc de l'autre.
L'aspect change avec le ciel, selon les saisons ou selon les
heures. Les rayons du soleil, le jeu de la lumière et de
l'ombre accentuent les reliefs et font naître l'illusion. Ici, le
paysage est tout scintillant car le vernis des feuilles réfléchit
la lumière ; là-bas, l'ombre est si épaisse, le feuillage si
touffu que l'on admet facilement que ceux qui s'y trouvent
se croient encore à l'aube.
Lorsqu'on examine les détails de ce tableau, on
s'aperçoit qu'il n'est pas uniforme. Aux alentours des
villages, au haut de chaque crête, le fond sombre xte
37
l'olivier disparaît, remplacé par le tapis vert tendre des
orges surmonté de panaches de frênes, de cerisiers ou de
figuiers. Ce sont les vergers kabyles, ceux auxquels nous
avons gardé le nom latin de horti. Et c'est précisément un
horti que Tighezrane où se rendent les nouveaux
propriétaires. Le sentier abrupt est bordé de ronces
exubérantes et de genêts parfumés 'tout pleins de petits
papillons d'or. Des fleurs minuscules, blanches, bleues,
rouges, jaunes courent sur les talus, couvrent les blocs de
schiste ; des fauvettes gazouillent et narguent les passants ;
des femmes et des enfants s'interpellent d'une voix
cristalline.
Madame, précautionneuse, suit Amer qui descend le
sentier d'un pas assuré. Amer se retourne de temps en
temps pour lui tendre la main. Ils bavardent.
Madame a chaussé des bas clairs et-des souliers à taions
courts. Dans sa robe de crêpe jaune à fleurettes rouges elle
a l'air d'une aimable fée qui vient embellir par sa présence
ce paysage rustique, un paysage qui la mérite bien pourtant.
Elle est svelte, presque de la taille d'Amer. Ses cheveux
blonds, soyeux et bien peignés retombent sur sa nuque
pieine. Ses yeux bleus font songer au mouron et ses lèvres
bien rouges au coquelicot. Son visage est plein de grâce et
de hardiesse. 11 est plutôt large que rond : un front uni, un
nez court mais bien planté, des sourcils fournis,
régulièrement arqués. Avec le bas du visage nettement
dessiné et un peu fort elle donne l'impression d'être
volontaire et suffisamment armée pour la vie.
Elle trouve la Kabylie très belle et que Tighezrane est
une belle propriété - bien que Tighezrane ne présente rien
de particulier : trois jours de labours, un demi-hectare.
Deux parcelles en triangles séparées par un petit ruisseau
qui tient le rôle de source pendant l'été. Madame veut
savoir le nom de chaque arbre : voilà trois orangers au bord
du ruisseau p^iis des figuiers, ces arbres trapus au tronc ^
glabre, aux feuilles très larges, et des vignes qui s'enroulent
comme des boas autour des frênes ou des micocouliers. 11 y
a aussi quelques cerisiers et un poirier tandis que tout en
bordure, pour bien dessiner le triangle, court une haie de
cactus qui donnent, en été, des figues de barbarie.
Madame est contente. En somme, elle n'est pas déçue.
Elle s'attendait à moins. Il avait fallu partir à tout prix.
_
Cs»ï2 vie de chien, de chien pauvre à Paris avait
sïSsamment duré. Que le cadre au moins changeât ! Et
TOilà que ce n'est pas le cadre surtout qui a changé. Non,
dis a toujours la même vaisselle. Quant à la bicoque de
Sanouma, elle ne vaut guère mieux que la chambre
csublée n° 4. Ce qui a changé, c'est toute, une société : une
îznnanité puissante et dédaigneuse qui ne l'aimait guère, où
die ne compta jamais que comme un rebut, comme
servante, parfois comme esclave. Une cendrillon pour tout
dire qui découvre un royaume à la mesure de son bon sens
de fille du peuple, le petit royaume d'Ighil-Nezman. D'un
seul coup, elle trouve un monde où on la hisse au premier
rang, à la première place. Finies les humiliations ! Son
optique elle-même a subi l'illusion. Elle se voit très belle au
milieu de ces paysannes, belle comme elle ne l'a jamais été.
Ses robes de petite bonne lui paraissent somptueuses, son
mobilier, son «home» vus sous un angle nouveau sont tous
dignes d'être admirés. Cela lui donne une certaine
assurance qui inspire le respect. Elle ne tire aucune vanité
de sa nouvelle situation, mais elle est contente. Elle estime
qu'elle a gagné au change.
- Je me demande si ma mère n'a pas raison, dit Amer,
voyant sa femme plongée dans ses réflexions.
- Oh ! elle est vieille. Elle a préféré garder la maison.
Nous remontons tout de suite, si tu veux.
- Il ne s'agit pas de cela. Tu sais, hier soir, elle n'était
pas de notre avis. Ce rachat ne lui dit rien. Qu'en penses-tu?
- Mais, c'est un beau jardin que nous avons là. Une
bonne affaire. D'ailleurs tu t'y connais. C'est ton bled. Tu
sais, moi, la culture, je n'y comprends rien. Le jardinage, ça
rapporte. Et puis on est libre. Plus de contremaître, ni de
chef d'équipe.
- Plus de paie aussi ! Enfin nous pourrons revendre, si
un jour cela nous chante.
- Veux-tu que je te dise ? Eh bien, moi, depuis que je
suis ici, je me sens un peu comme vos femmes : elles sont
ignorantes, mais j'en sais encore moins qu'elles. En
attendant de bien comprendre, je me laisse aller. Si, un jour
ou l'autre, ça ne marche plus, nous nous en retournerons.
C'est tout.
- Nous sommes d'ailleurs venus avec cette idée. Crois-
tu que je l'oublie ?
39
- Ce n'est pas pour te le rappeler que j'en parle. Au
contraire, je me trouve si heureuse depuis une semaine ! Tu
sais très bien tout ce que je gagne à être parmi vous.
- Bon. Puisque tu n'es pas trop déçue...
- Oh ! je t'en prie. Mets-toi bien à ma place.
- Le pire qui pourrait arriver ce serait de «manger» ce
que nous avons. Quoi qu'il arrive, j'espère que tu ne
souffriras pas à Ighil-Nezman, moi vivant.
- Ça va, grosse bête. Je suis heureuse.
- A Paris, j'avais besoin de me sentir aimé. Et je n'y
avais que toi. Je sais ce que c'est que d'être étranger, c'est
un état pitoyable pour l'homme.
- Tiens ! Et pour la femme ?
- Aussi, mais peut-être moins. Du moment qu'elle a son
homme qui tient à elle, elle n'est plus étrangère. Elle entre
dans la famille.
- La mienne ne t'aurait pas repoussé...
- Oui, bien sûr. Ce n'est pas la même chose. Je ne peux
pas expliquer. Tu verras toi-même. Simplement je veux dire
qu'ici les rôles sont renversés : c'est à moi de t'aimer, pour
te faire oublier l'exil. Je n'y manquerai jamais.
- Je n'ai pas grand'chose à regretter. Pour le reste, bien
entendu, j'avais confiance en toi. Sinon autant rester la-bas.
Mais ne te figure pas que je vais abuser de la situation et
devenir exigeante. Si tu m'en crois, ne nous faisons pas trop
d'idées. Nous vivrons simplement et nous serons ici plus
tranquilles qu'ailleurs. Voilà. Et trêve de discours ! Je vois
sur le chemin trois femmes qu'il me faut rattraper. Et allons
voir chez nous ce que fait maman... Comment dites-vous ?
-Ima.
-Oui, allons voir ima..

40
VI

C'est moins la crainte de l'avenir


qu'une certaine déception qui fait parler Amer. Il ne
comprend pas que sa dame soit si heureuse car tout lui
semble vieilli, délaissé et enlaidi. Bien qu'il se fût souvent
représenté, en France, son village, ses gens et ses champs,
sous leur aspect le moins engageant, il reconnaît maintenant
que son imagination n'avait pas osé aller jusqu'à la réalité.
Ou bien alors, a-t-il pris dés yeux neufs ? Un regard plus
sévère ? Pourquoi, dans ce cas, la Française verrait-elle
autrement ? En bonne logique, elle devrait être déçue à faire
pitié. La vérité, pourtant, c'est que le pays n'a pas changé.
Seulement le regard d'Amer n'est plus un regard d'enfant.
A présent, les gens et" les choses n'ont plus ce halo idéal
dont les enveloppait l'enfance, cette espèce de cellophane
brillante qui embellit les paquets : il voit les rugosités, les
rides, les fêlures.
Le sentier, tout mangé de broussailles, est devenu
ridicule. Le grand chêne, qu'il s'imaginait colossal et
auquel il pensait chaque fois qu'il rencontrait un grand
arbre en France, ne mérite aucun respect : il est là, à
l'attendre depuis quinze ans avec son feuillage poussiéreux
et clairsemé, son allure de vieillard efflanqué qui n'a rien de
majestueux. Les figuiers ont vieilli mais pas grandi. Ça et
là, des moignons secs, des rameaux tordus, un jeune arbre
mutilé par des animaux. Un champ en détresse. Il sent cela.
Là encore, c'est un reproche. Oui, Madame a raison. Il vaut
mieux s'en aller. N'empêche ! il est bien pris maintenant.
Le dédain, ni la déception ne serviront de rien. Il est homme
dans ce pays qui l'a connu enfant..
Sans transition. Et pareil à l'olivier adulte qu'on arrache
de sa plaine pour le transplanter dans les terrains schisteux_
d'Ighil-Nezman, il va falloir se remettre à donner racines, i
pourra tout juste ruminer des souvenirs, fl n'y a rien de tei
que la mémoire du passé pour faire supporter le présent ou
pour le faire mieux goûter, \1ais, par contre, il n'est pas
exact qu'on regrette parce qu'on se figure toujours avoir
complètement changé, si bien qu'il semble, à réfléchir à ce
qu'on fut, qu'on a affaire à un personnage à part, qui n'a
rien de commun avec le personnage actuel. C'est pour cette
raison que les reproches, formulés ou non, irritent Amer au
lieu de le toucher. Ils s'adressent à un autre. Voilà tout.
Ce qui prouve encore que ce personnage n'a rien de
commun avec lui, à présent, c'est qu'il n'arrive même pas à
le revoir nettement dans le passé. Il a bea,u remuer ses
souvenirs, il ne peut reconstituer sans lacunes toute son
histoire. Il n'a l'impression d'être lui-même que depuis
quelques années. Et, à partir de là, raisonnablement, il n'a
rien à se reprocher tandis qu'il excuse, par exemple, le
gamin inexpérimenté qu'il était au départ.
Ce départ, il ne saurait l'oublier. Le jour et le mois
importent peu. C'était en 1910, à la fin de l'hiver, un matin.
Il se revoit à la sortie du village avec trois compatriotes,
morts à présent. Ils ont été escortés jusque-là par les parents
en larmes. Il tourne vers sa mère un regard désespéré et
Kamouma grimace en se tordant les bras. Kamouma encore
forte, mais le visage déjà sillonné de rides. II la revoit vêtue
d'une gandoura à larges manches et du pagne de laine tissé
par elle-même, agrafé aux épaules, couvrant tout le dos
jusqu'aux jambes,-pris au milieu par/la ceinture de flanelle
rouge. C'était la tenue de l'époque, le costume des
paysannes qui trimaient avec leur homme, se moquaient de
l'élégance et du froid, vraies répliques des fellahs à
djellabah de laine et à larges ceinturons de cuir.
Kaci était vieux, lui aussi, mais solide, tenant droit sa
forte carrure et regardant dans les yeux ce fils qu'il poussait
sans sourciller vers l'aventure et l'inconnu. Le ton de sa
voix restait calme. Il voulait que son fils partît en homme.
- Va. mon fils. Rejoins tes amis. Ma bénédiction
t'accompagne. Je n'ai jamais fait de mal. Les saints du pays
ne t'abandonneront pas.
Est-ce qu'il pouvait mesurer le vide qu'il laissait en
partant ? Il occupait toute la place dans le cœur des vieux
mais il était trop jeune pour le sentir. Son angoisse venait
42 .
de cet inconnu qu'il allait affronter, de la mer à traverser, de
cette société dans laquelle il partait avec ses seuls bras pour
vivre et pour essayer d'amasser. Il songeait que bientôt son
existence changerait de sens. Il imaginait son futur patron,
!e chef auquel il faudrait obéir, le contremaître, le travail
forcé, la paie à la fin de la semaine, l'horaire qu'il faudrait
observer. Lui qui avait vécu libre, en somme, il allait se
louer, être domestique ou esclave. On ne- pouvait savoir. Il
devait y avoir, en contre-partie, des distractions, les beaux
habits, la nourriture abondante et variée, les dimanches et
les fêtes... Ceux qui l'accompagnaient étaient loquaces.
Il faut dire qu'en ces temps héroïques d'avant la
Première Guerre mondiale, les Kabyles commençaient à
peine à découvrir la France. Jusque-là, ils s'étaient
contentés d'aller travailler dans les exploitations de liège à
Philippeville ou à Bône. Certains s'engageaient aux mines
de phosphates du Constantinois ou de Gafsa et la majorité,
pour vingt sous la journée, se louaient par escouades aux
colons de la Mitidja. Seuls les plus hardis osaient traverser
la mer, croyaient affronter de grands périls, acceptaient
l'idée d'être damnés pour avoir vécu en pays chrétien mais,
en revanche, se voyaient bien reçus, bien payés 'et
considérés. A leur retour, ils rapportaient beaucoup plus
d'argent que les autres, ne cachaient rien' de ce qu'ils
avaient vu, incitaient les leurs à les accompagner dans ce
nouveau monde. Mais, en général, on restait\sceptique et
méfiant. L'idée d'aller en France ne se propageait que petit
à petit. Les plus audacieux étaient les jeunes qui avaient
fréquenté l'école. Encore leur fallait-il trouver quelque
invité qui s'en retournât là-bas et qui consentît à les
emmener. Le père Kaci procura ainsi de la compagnie à son
fils. Malgré tout, le petit allait vers l'incertain, il fallait du
courage pour le laisser partir. Quant à lui, malgré son
impatience, ce fut le cœur serré qu'il s'engagea dans
l'aventure.
A part cette angoisse du départ, tout le reste est bien
vague. Des détails insignifiants surgissent quand il y pense :
l'arrivée à Alger, le bain-maure où il passa la nuit, une nuit
de bagarre car un Algérois, dans le noir, se fit prendre,
tâtonnant sous l'oreiller d'un-montagnard ; puis il se voit
sur le pont avant du bateau, au milieu des Kabyles entassés
peureusement et vomissant leurs entrailles. Mais lui fit la
"^ 43
traversée sans être malade. Aucun souvenir précis de
Marseille, ni des campagnes ou des villes qui défilèrent
derrière les vitres. D'ailleurs il s'occupait trop de lui-même
pour songer à se distraire. H avait l'impression que ses
compagnons se détachaient de lui, de plus en plus, au fur et
à mesure qu'on approchait du but. Il attendait, têtu mais le
cœur serré, le moment où ils lui diraient : «Te voilà arrivé,
débrouille-toi, maintenant ! » En réalité, c'était l'éner-
vement qui lui donnait cette impression : ses amis autant
que lui-même en avaient assez de voyager. En face de lui,
une dame à bonnet de dentelles tenait une gamine
emmitouflée dans un manteau brun. La petite fille lui tendit
ses menottes en souriant. Il rougit de plaisir et de timidité.
La dame se mit à lui parler. Ses compagnons en furent
jaloux, lui sembla-t-il.
Il peut dérouler ainsi toute une série d'images, de
scènes, de péripéties. Voilà de quoi est fait son passé. Il
faudrait, peut-être, pour comprendre, imaginer une
immense toile aux dessins ternis, un rouleau gigantesque
qui enferme plusieurs années et peint par un maître avec de
mauvais crayons : l'ensemble est flou, estompé. Par-ci,
parla apparaît une touche insolite ayant gardé toute sa
fraîcheur - un trait noir et net comme une cicatrice récente,
un visage précis, sévère ou souriant, une ruelle triste aux
maisons sombres, une chambre étroite et encombrée,
d'immenses hangars enfumés, une plaine nue et glacée, des
forêts infinies... Un vrai tableau d'insensé. Et quand il se
replace dans ce tableau, il sent très bien que c'est un autre
qui s'y trouve. H est naturel d'oublier.
En somme, grâce à ces fantômes qui réapparaissent plus
ou moins docilement, selon les jours, au gré des
sollicitations, on pourrait reconstituer, dans ses grandes
lignes, l'histoire d'Amer durant sa longue absence.
Dès son arrivée à la gare de Lyon, après une nuit
blanche dans le train, il constata que ses compagnons ne
l'abandonnaient pas. Mais il se voyait perdu dans une
inimaginable cohue, dans un enfer de rumeurs, de bruits,
perdu da/ns la foule grouillante de tout un peuple qui
s'éveillait. Il eut beaucoup de mal à ne pas s'égarer et à
suivre les autres. Finalement, un de ses compagnons le prit
par la main et tous les quatre avancèrent ensemble,
hésitants, timides, apeurés, Pair sérieux et humble. A la
_

I
sortie de la gare stationnaient une invraisemblable multi-
tude de fiacres, omnibus, charrettes, voitures de toutes
sortes, et même des automobiles ! Et puis, quel monde ! des
enfants, des hommes, des femmes qui semblaient tous
pressés et avoir un but bien déterminé qu'il fallait atteindre
rapidement. C'était la première impression. Certes, il voyait
beaucoup de choses propres à l'étonner, à retenir son
attention, mais le temps manquait. Il n'y a que les gens qui
comprennent qui soient capables d'admirer. Lui ne
comprenait pas. Il était saisi d'une peur instinctive, il avait
une envie farouche d'en finir, de s'éloigner, de se reposer
dans un coin tranquille et solitaire avec ces gens qu'il
connaissait et pour lesquels, maintenant, il éprouvait une
véritable affection.
Ils s'engagèrent dans le métro et débouchèrent quelques
instants après sur un large boulevard aussi animé, aussi
tumultueux que la gare. Amer suivait ses compagnons qui
semblaient partager son malaise et son indécision. Ils
prirent une artère moins fréquentée puis montèrent une
petite rue, tournèrent encore .à d'autres croisements et
s'arrêtèrent enfin devant un vieil hôtel haut et étroit. Ils y
entrèrent. Dans la salle du rez-de-chaussée qui était un café.
Amer vit des gens d'Ighil-Nezman qu'il hésita à
reconnaître. C'étaient bien eux pourtant. Son visage
s'épanouit. Les nouveaux venus furent accueillis -avec des
sourires protecteurs. Ils s'assirent tous autour d'une table,
commandèrent à boire et se mirent à parler. De se voir
parmi les siens dans cette petite salle obscure, de les
entendre rire franchement, parler haut et en kabyle, Amer
sentit une bouffée de bien-être s'exhaler de sa gorge et
l'envelopper tout doucement.
Son séjour à Paris fut trop court ; il n'en garda que ce
seul souvenir du premier contact. Il suivit ses compagnons
dans les mines du nord. Il y avait, là-bas, toute une colonie
d'Ighil-Nezman. En somme, tout était simple du moment
qu'il y avait à ses côtés des gens de chez lui. Les anciens ne
semblent pas toujours se rendre compte du soulagement que
leur accueil apporte aux nouveaux. Ils savent les mettre à
l'aise. C'est tant mieux. Il n'y a qu'à se laisser aller,
paraître impassible, attendre que les choses s'arrangent. Ils
étaient là, dans cette petite ville de mineurs, une dizaine
qu'Amer connaissait presque tous, vivant ensemble,
45
travaillant au même endroit, partageant les mêmes lits,
mangeant les mêmes plats et gagnant le même salaire.
Il y avait parmi eux les sédentaires et les migrateurs. Les
premiers repoussaient toute raison de vouloir retourner en
Kabylie. Ils étaient contents de vivre en France et avaient
des secrets pour dépenser leur argent On finissait toujours
par percer ces secrets car, s'ils refusaient de songer à leur
famille et au retour, ils ne pouvaient se détacher de leurs
compatriotes pour vivre à l'écart, entièrement, cette autre
vie qui, apparemment, semblait les retenir. Non ! ils
restaient avec les autres,, vivant exactement comme eux,
n'ayant qu'un vice en plus. Mais on sentait que ce vice était
leur raison d'être. Voilà l'élément fixe de la cellule. Parce
qu'ils oublient leurs devoirs de pères ou de chargés de
famille, ils se créent avec empressement des obligations
envers leurs compatriotes novices. Ils les reçoivent, les
soutiennent, les conseillent, les aident à s'organiser. Ils en
tirent parfois certain profit et toujours un orgueil légitime.
Les migrateurs vont et viennent, naturellement. Ils
s'enrichissent, achètent des champs, se marient et, un jour
ou l'autre, s'établissent à Ighil-Nezman. Ils Disent du mal
de ceux qui se sont fixés en France. Ceux-ci s en moquent
bien. Les sédentaires connaissent leur devoir. Ils n'y
faillissent point. Que les malins s'en retournent à Ighil-
Nezman ! D'autres les remplaceront : des pauvres, des
jeunes, des ignorants. Comment les abandonner ? Un jour,
c'est précisément parmi ces jeunes que se recruteront de
nouveaux sédentaires. C'est une question de destinée.
Le personnage principal de la bande était Rabah-ou-
Hamouche qui avait défjà dix années d'exil et ne songeait
guère a s'en revenir. Rabah était dans la force de l'âge.
C'était un colosse velu, à figure large avec des yeux
sombres, des cheveux/noirs et une moustache toujours bien
taillée. Il en imposajf à tous par sa grosse voix, sa mine
débonnaire et puissante, sa mise soignée. Ce fut Rabah qui
procura aux sien/ la grande chambre qu'ils habitaient.
C'était lui qui leur trouva du travail à la mine et qui servit
de trait d'union entre les bureaux, la police et tous les
Kabyles de l'endroit. Il parlait aussi mal le français que le
flamand ou les patois du Nord, mais il se faisait comprendre
et savait dessiner son nom avec une majuscule pour H., une
autre pour R.
46
Rabab-ou-Hamouche n'était autre que le cousin-
germain de Kamouma, le fils de son oncle paternel. Rabah
reconnut en Amer son neveu et Amer adopta sans hésitation
cet oncle qu'il n'avait jamais connu et qu'il ne s'attendait
pas à trouver là. Rabah se fit le protecteur et le mentor
d'Amer. Le premier était fier d'exhiber un petit sauvage
sachant le français mais farouche et naïf; le second était
heureux de trouver avec qui marcher sans crainte et sans
soucis. Au bout de quelques mois Amer se transforma. Il
oublia Kamouma, Kacî et son village.
lis habitaient au bout d'une rue bien droite, bordée de
maisons de briques toutes identiques, hautes, sombres et
tristes mais qui parurent imposantes au petit Kabyle. Ils
avaient une chambre au premier : une longue pièce au
plafond enfumé, avec une fenêtre sur le pignon et une autre
sur la façade. Sur le parquet sale et gluant s'alignaient trois
lits. Au fond il y avait une vieille armoire, un matelas plié
et tout autour des ballots de linge, des couvertures. Près de
la porte une petite table pleine de vaisselle, à côté d'un
poêle en fonte. C'était là qu'ils se retrouvaient ou se
relayaient pour se laver, manger et dormir, chaque jour,
après le travail. L'image de ce dortoir sera toujours nette
dans la mémoire d'Amer. Il y passa quatre ans. La première
année, il ne put travailler dans la mine. Il était trop jeune.
Malgré l'insistance d'Amer, le bureau refusa de le prendre.
Mais l'année suivante, son oncle lui procura «des papiers».
Il changea d'état-civil et descendit dans une fosse.
Jusque-là, Amer était cuisinier du groupe. On le payait
suffisamment. Mais cela l'humiliait un peu de faire le
ménage comme une fillette. Il songeait que la chose pouvait
être sue de son père, là-bas. C'était ennuyeux. Cependant
Rabah lui disait toujours qu' «il fallait attendre». Le résultat
fut que pendant cette année de repos il grandit, grossit ot
devint tout à fait un homme. Dans un sens, il pouvait se
considérer comme chanceux et en être reconnaissant aux
gens de chez lui. Mais c'était là un avantage qui
n'échappait à personne et qu'on lui faisait remarquer à
l'occasion. Amer aurait dû peut-être en rougir. Mais lui
aussi, maintenant qu'il les connaissait tous, pouvait dire à
chacun son fait : c'était un travail comme un autre ; il avait
droit au respect... N'empêche qu'il accueillit la nouvelle de
son oncle avec joie : oui, H irait travailler dans la mine, se
47
faire des muscles, se noircir, courir des risques comme un
homme.
Il songe souvent à cette lointaine période de sa jeunesse
et il n'en est jamais content. Outre que certains de ses actes
lui paraissent à présent ridicules ou répréhensibles, il est
des circonstances dont le souvenir éveille en lui une grande
amertume et de grands remords. Et chaque fois, il a pris
l'habitude de hausser les épaules en fronçant les sourcils
comme pour chasser une idée gênante. Ceux qui font tout
seuls l'apprentissage de la vie doivent lui ressembler. Une
fois grands et éclairés par l'expérience, ils sont des juges
impitoyables pour eux-mêmes. Non pour ce qu'ils sont
maintenant, mais pour ce qu'ils furent. D'ailleurs, le juge
est d'autant plus impitoyable qu'il est jeune et près du
coupable. On s'élimine petit à petit ; le passé se détache
avec les vieilles cellules, les pellicules de cheveux et les
ongles qui cassent. Finalement on devient indulgent pour sa
jeunesse : on oublie. Parfois cependant une cicatrice
s'obstine à rester et vous fait plier sous le poids du passé
qu'elle évoque.
C'est justement ce qui se passe dans le cas d'Amer.

48
VII

Arner ne peut pas oublier les émotions


des premières descentes, l'ouverture noire et béante du
puits, le signal du départ qui déchire le cœur, la machine
qui siffle, le câble qui se déroule, les murs qui suintent, les
trous noirs des galeries, la chaleur qui devient de plus en
plus insupportable, au fur et à mesure que l'on s'enfonce...
C'est dans la fosse que l'on a l'impression d'être un
homme ! Amer est fier : il ne s'agit plus à présent de
cuisiner des pommes de terre et de préparer des casseroles
de café.
Pourtant, grâce à son oncle, il ne connaîtra pas tout de
suite les travaux difficiles. Au début, on l'employa à trier et
à verser la houille dans des bennes, avec les plus faibles des
ouvriers. Puis il devint galibeau, à l'arrière d'un attelage
dirigé par un flamand. L'atmosphère irrespirable, les
sueurs, le travail sans arrêt, à la lumière vacillante des
lampes de mineurs, le surveillant qui vous harcèle tout le
temps, cela ne lui faisait pas regretter l'année grasse. Il se
sentait homme. Il parlait en homme, touchait sa paie
comme les autres et "n'entendait recevoir les conseils de
personne.
En dehors de ses compatriotes, il se familiarisa avec les
gens du Nord, partagea leur bière et leur casse-croûte,
adopta leur parler, les trouva naïfs et bons enfants.
Les gens d'Ighil-Nezman logeaient chez André, un
mineur dont la femme tenait café dans la salle du rez-de-
chaussée. André, un Polonais, parlait le français aussi mal
que Rabah-ou-Hamouche. D'ailleurs, ils avaient Fair de
49
bien s'entendre sans pourtant se ressembler. Autant le
second était lourd et calme, autant le premier était vif.
Amer ne peut oublier ses traits : un bonhomme trapu mais
solide, bien planté, large d'épaules, l'allure d'un bélier avec
une toison rousse sur la tête, une face large et rubiconde,
des moustaches tombantes et une grande bouche aux lèvres
minces. Il se saoulait régulièrement'les dimanches et se
passionnait pour son travail le reste de la semaine.
Au début, Amer le prenait pour un locataire tant il avait
l'air d'ignorer les Kabyles qui habitaient chez lui et
faisaient fructifier le commerce de sa femme. La vraie
patronne était madame Yvonne ! Une forte blonde au rire
sonore, mais qui savait se fâcher et faire plier l'échiné à la
plupart de ses locataires avares ou indisciplinés. Par la
suite, Amer se rendit compte de beaucoup de choses, dans
la maison. Les siens chuchotaient. C'était l'amie de Rabah.
Et depuis longtemps. Seulement, Rabah était discret. Ils
adoptaient tous deux une attitude irréprochable de réserve,
alors qu'avec d'autres, Yvonne permettait parfois la
plaisanterie, un geste un peu leste ou même une caresse.
Quand Amer se mit à fréquenter son oncle, il constata que
ce dernier était très entreprenant et qu'il passait son temps
libre à rechercher des femmes. Il quittait la ville à
bicyclette, allait dans les environs. Il prenait le train,
s'absentait quelquefois, poussait jusqu'à Lille, y laissait ses
économies. Ce fut Rabah qui initia Amer à « l'amour»,
tandis que le Polonais lui apprit à boire pour, en fin de
compte, lui faire trouver la vie belle au point d'oublier Kaci
et Kamouma. Actuellement, il se garde de leur en vouloir.
On ne peut pas être un saint !
Un jour, Rabah lui avoua son intimité avec Yvonne.
- Une lionne, mon neveu ! tu ne peux pas te figurer.
Elle t'écraserait, toi. Que peut faire cet avorton d'André ?
- C'est ton ami ?
- Tu te trompes. Je l'ai connue bien avant lui. On s'est
quitté.
- Ah bon. Elle s'est installée avant toi par ici ?
- Oui. Je l'ai suivie quand j'ai su. André est devenu mon
_
ami. Tu sais, ils me doivent la clientèle. Mais elle exige la
discrétion, sinon elle serait capable de me tuer.
Malgré cela, on savait. Certains prétendaient que la
petite Marie était la fille de Rabah. Simple supposition.
Marie ne ressemblait ni à Yvonne, ni à Rabah, ni à André.
Avec ses yeux bleus pleins d'innocence, ses boucles
blondes, sa figure ronde et veloutée comme une pêche,
c'était une petite fée qui égayait toute la maison et qui se
laissait porter à bout de bras par tous ces rudes montagnards
transplantés là, loin de leurs enfants chétifs et noirauds.
Depuis qu'il était à la mine, Amer savait apprécier la
force des gens. Rabah et André étaient de beaux types
d'hommes vigoureux. Ils travaillaient ensemble. Amer les
admirait et rêvait de faire équipe avec eux. Rien ne valait à
ses yeux l'homme qui empoignait hardiment l'outil et
abattait l'ouvrage. Comme il aurait voulu, lui aussi, être fort
et infatigable ! Il s'était déjà mesuré avec les plus chétifs.
Travail de vitesse ou de force, n'importe : il aimait
s'essayer. Certains, qui ne le comprenaient pas, se.
moquaient de lui ou lui en voulaient. Il n'y mettait pas de
malice, pourtant. Il désirait seulement se prouver qu'il avait
du muscle. Il n'avait, d'ailleurs, jamais été aussi bien nourri
qu'en cette période. Il mettait, à manger, la même ardeur
qu'à travailler et il trouvait une excuse à être ainsi égoïste
car l'ingénieur lui ayait dit une fois qu'un bon mineur
devait être bon mangeur. Il n'avait plus à lésiner. Et
lorsqu'il lui arrivait de songer à Kamouma qui, peut-être,
écrasait du gland pour en faire sa farine, il chassait cette
pensée insolite qui était noire comme un mauvais nuage. Il
aimait ses biceps, buvait de la bière pour grossir et avoir
des couleurs.
Amer mit plus de deux ans à se faire admettre dans
l'équipe des deux hommes. Il y réussit car André, qui était
un mineur fanatique, comprit qu'Amer voulait se surpasser,
l'imiter, lui, goûter cette même joie qui était familière au
Polonais : la joie ou l'orgueil de l'homme qui fouaille
puissamment les entrailles de la terre, qui se refuse le repos
et dont les fatigues successives sont effacées par les _
victoires qui se suivent. Il y avait peut-être d'autres raisons.
Mais Amer savait que son enthousiasme, André le
partageait. L'aîné avait tout de suite compris le jeune et,
d'un jour à l'autre, Amer vit, non sans orgueil, le Polonais
s'intéresser visiblement à lui. Alors ils formèrent le trio.
Quand il y songe, maintenant, il se revoit, enthousiaste et
naïf, alors qu'André avait sûrement prémédité son coup.
Ce fut à la fosse numéro 13 que cela arriva. Depuis une
semaine. Amer travaillait avec André au bout d'une galerie
en pente. Le reste de l'équipe était au fond. André était
fatigué mais il refusait tout repos. Il avait accepté une tâche
facile en attendant de se sentir mieux. 11 s'agissait
d'envoyer aux camarades, à l'autre bout de la galerie, des
wagonnets lourdement chargés des matériaux devant servir
à combler les cavités. En retour, l'équipe renvoyait un
chargement de charbon. André actionnait le treuil. Amer
accrochait et décrochait les wagonnets. La marche des
wagonnets était réglée par une sonnerie d'appel, ainsi que
les arrêts au moment du repos. Depuis le début,. Amer
s'était exercé à faire partir le train, il savait manier le frein
et les wagons ne s'enrayaient plus sous sa main.
Néanmoins, c'était là le travail d'André.
Amer se rappelle maintenant tous les détails de cette
mauvaise journée. Ils avaient fini de manger leur pain
beurré et bu leur bouteille de café. André s'était allongé, la
tête sur la musette, le torse nu et noir, les grosses cuisses
écartées. Il ne tarda pas à ronfler, la bouche ouverte. Amer,
adossé à la paroi, les pieds contre un wagonnet, la tête sur
la paume de la main, somnolait en face de lui. C'était à ce
moment de la journée qu'Amer sentait la fatigue et le
sommeil, malgré le café. D'habitude, une espèce de
tristesse l'envahissait : il était excédé, les mêmes idées
revenaient toujours pour lui reprocher son insouciance. Il
revoyait, ce jour-là, Kamouma et Kaci, loin, là-bas, à Ighil-
Nezman, en train de le maudire. Pourquoi pas ? Tout au
moins, ils l'avaient oublié, ayant cessé d'attendre ses lettres
et ses mandats. Il revoyait aussi les champs qu'il
connaissait si bien. Et des visages : des jeunes, des vieux ;
52
puis ceux qui se trouvaient là, avec lui :- Si-Belkacem à
l'hôpital et que l'on venait d'amputer d'une jambe ;
Mohand-Saïd qui avait une nichée de gosses et s'était fait
embaucher sous un faux nom... Celui-là, précisément, avait
été, la veille, dénoncé par lettre anonyme. Puis il songeait à
cette vie qu'ils menaient tous là, entassés dans des petites
chambres ou des baraques, au bout de l'a longue rue, tout
près des fosses. Il trouvait que les Flamands avaient l'esprit
de corps, s'entr'aidaient, détestaient les Kabyles. Les
Polonais agissaient de même. Mais, eux, les Kabyles, les
moins bien payés, les moins instruits, qui avaient besoin de
se soutenir, ils se battaient, se jalousaient et se dénonçaient.
Ils étaient là plus d'une centaine. Ils trouvaient moyen de
ressusciter, en France, leur politique de çofs, leur orgueil
d'appartenir à tel village et pas à tel autre, ou pour ceux du
même village, à telle famille et non à une autre. Rien de
changé, en somme. Et dans ces conditions, il aurait dû, lui,
Amer, être digne de Kaci, imiter ceux qui n'oubliaient pas,
serrer les cordons de sa bourse, au lieu de faire valoir -ses
muscles ou ses capacités à boire. Cela se terminait
généralement par la résolution de se corriger, de revenir sur
la bonne voie. Alors, quelquefois, il lui arrivait de
s'assoupir pour de bon ou de sombrer dans une espèce de
demi-conscience qui ressemblait un peu aux mauvais rêves.
La sonnerie le surprenait là. Il se levait d'un bond et André
lui disait de lancer le train et il finissait de se réveiller au
milieu du tintamarre saccadé du convoi fantôme qui
dévalait dans le noir.
Il en fut ainsi, ce jour-là, mais il n'entendit pas la
sonnerie.
- Tu dormais, lui assura André.
- Tu t'es endormi avant moi. Je crois même n'avoir
point dormi.
- Je te dis qu'ils ont sonné. Dépêche-toi, ils attendent.
Puis ce fut le désastre. Ils écoutèrent en vain le signal du
retour. Sous la faible lueur des lampes, Amer cherchait le
regard du Polonais. Mais celui-ci était buté, il avait la tête
baissée, obstinément.
53
- Alors ?
- Bon, j'y vais. Bloqués, murmura-t-il.
André s'enfonça dans la galerie. La petite lumière
s'éloigna en tremblotant et Amer la suivit des yeux. Elle
diminuait, au fiir et à mesure qu'elle s'éloignait, elle devint
aussi irréelle qu'une étoile, qu'un ver luisant, et s'éteignit
tout à fait.
Amer n'eut pas à attendre longtemps. L'étoile reparut et
André arriva déliait, tout suant.
- Un accident ! J'ai tué Rabah. Il dormait sur les rails. Il
a eu la tête écrasée.
-Ainsi, ils n'ont pas sonné? J'avais raison !
-Oui, mais c'est toi qui as manœuvré ! Tu l'as tué !
-Allons, allons ! Tu viens d'avouer ! Tu m'as trompé !
-Non, j'ai entendu. C'était peut-être une illusion, un
rêve. Pourquoi aurais-je lancé le wagon ? Est-ce que je
savais que Rab~ah était là ? Un accident, c'est un accident !
- Tu es un criminel !
- Je ne me fâche pas, cria André, car tu es jeune ! Et
puis, ton oncle. Mais au lieu de perdre notre temps, écoute-
moi : Je prends la responsabilité de ce qui est arrivé. Tu
n'as jamais touché à la machine. Entends-tu? Sinon, ça ira
mal pour toi. Moi, je pourrai m'en tirer. Tu n'auras qu'un
mot à dire: on a sonné. Oui, trois fois, comme d'habitude.
Les autres se débrouilleront. Ton témoignage nous sauvera.
Autrement, je déclare que je n'ai touché à rien. Choisis...
A partir de ce moment, Amer perdit la tête. La même
tache sombre reste dans sa conscience et sa mémoire. Il n'y
a de net que le crâne ensanglanté de Rabah, une tête en
bouillie aux mèches gluantes, un visage effroyable avec un
gros caillot noir sur la bouche et le nez, et le globe de l'œil,
blanc, luisant, pris dans une petite mare qui baigne la joue.
Voilà une image qu'il n'a jamais réussi à chasser, qui a
failli le rendre fou, quoique maintenant il puisse l'évoquer
sans trouble. Il se rappelle aussi les visages anxieux des
siens qui l'entouraient, près du cadavre, à la lumière jaune,
attendant son témoignage. Car il parla, en effet. Il répondit
aux enquêteurs qui l'interrogeaient.
54
\, il a
les wagons. Les Kabyles en étaient ahuris. C'était la sieste.
Personne n'avait sonné. Ils en étaient certains comme ils
étaient sûrs d'Amer, aussi, et confiants en lui : Amer était
aimé de la victime. Son témoignage allait être décisif.
Laisserait-il verser lâchement du sang kabyle? Son propre
sang, pour mieux dire ! Et voilà que c'étaient ses propres
frères qu'il accablait et son oncle qu'il laissait assassiner !
Dans son affolement, Amer n'avait pas songé à
l'indignation des siens. C'était toute l'équipe qu'il accusait!
Amer passa une horrible semaine. Il sombra dans un état
d'hébétude voisin de l'inconscience. Il n'a aucune idée de
ce qui se passa. Il se rappelle seulement qu'il fut convoqué
devant des autorités (gendarmes, juges ?•) avec André. Ils
renouvelèrent leur déposition et signèrent. Comme il se
raccrochait au Polonais et que celui-ci avait bien peur des
gens d'Ighil-Nezman, André se débarrassa-du jeune homme
en lui donnant un mot pour un ami d'Arras. Dans le train,
on parlait de la guerre : c'était le 2 août. Amer était
indifférent aux événements. Il arriva à Arras, dans une gare
encombrée. La même effervescence régnait dans les rues.
On ne parlait que de Boches, de troupes, de mobilisation. Il
ne trouva personne à l'adresse indiquée. Puis, de nouveau,
rien de précis. Comment les siens s'étaient-ils tirés
d'affaire? Comment avait eu lieu l'enterrement ? Que se
passait-il exactement chez Yvonne ? Il ne se posait aucune
question. Mais comme madame Yvonne lui avait remis son
argent, il ne cessa plus de boire.
Un soir, il fut ramassé par son compatriote Ramdane,
qui le trouva affalé sur un banc, ivre et sans le sou.
Ramdane était le plus vieux et le plus raisonnable des gens
de chez lui. Il le conduisit dans la chambre comme on
conduit un enfant et on le laissa dormir. Mais le lendemain,
il subit devant tous un interrogatoire en règle. *
Cette entrevue lui fit du bien. Ce fut une utile mise au
point pour ses compatriotes et pour lui-même. Elle lui
permit de se ressaisir et lui apporta un peu de soulagement,
car il osa, depuis lors, lever la tête. Ce qui importait pour
55
les siens, c'était de comprendre, d'être sûrs qu'Amer
n'avait pas trahi son sang. Il leur importait aussi de Sfe
convaincre de leur impuissance à venger la victime. Et
c'était tout. Pour ce qui était de pleurer Rabah sincèrement,
il avait eu trop de défauts pour laisser trop de regrets. Et
même pour les affirmations comme «nous perdons le
I
meilleur d'entre nous», on admettait qu'elles étaient
accompagnées, chez certains, de restrictions mentales.
Rabah n'était pas un ange !
- Oui, dit Ramdane, nous perdons le meilleur d'entre
nous. On l'apprendra à Ighil-Nezman. On saura que c'est
toi, un neveu, qui n'as pas osé témoigner pour ce sang qui a
rougi la mine. Ce sang crie vengeance. Tu en es le plus
proche, ici. Notre devoir est de t'aider. Mais l'honneur du
nom est entre tes mains. Tu as parlé contre ton oncle. As-tu
l'intention de tuer André?
-Il ne s'agit pas de cela, dit un autre. Tu tiens,
Ramdane, le langage des anciens. Regarde un peu Amer et
ne te moque pas de lui. Nous sommes en France. II aurait
dû tuer tout de suite, dans la mine.
-Nous aussi, nous pouvions tuer... André est venu voir
sa victime.
- Bon. On ne pouvait rien faire, dans la mine. Dis-nous
simplement, Amer, si tu as entendu la sonnerie. Je suis sûr,
moi, que personne n'a sonné. J'étais là. Parle franchement.
As-tu entendu ?
-Non, je dormais.
- Vous voyez ? Alors, tu as eu peur d'André ?
-Non. C'est moi qui ai lancé le train.
-Toi!
-Cela m'était déjà arrivé. Comme les autres joursf
André me crie qu'on a sonné. Je me lève, je manœuvre puis
nous attendons. Lorsque l'accident s'est produit et
qu'André est revenu me l'annoncer, j'ai perdu la tête. Il a
menacé de me dénoncer si je disais qu'on n'avait pas sonné.
- Il savait ce qui allait se passer !
-Il m'a affirmé avoir entendu la sonnerie ! Comment
supposer que Rabah était couché sur le rail ?
56
- Je comprends, dit Ramdane. Rabah avait l'habitude de
poser sa tête là-dessus. L'autre jour quelqu'un le lui
reprochait dans la salle, devant Yvonne et André. L'un
d'entre vous se le rappelle-t-il ?
C'était cela. Plusieurs s'en souvenaient, maintenant.
D'ailleurs, pendant la sieste, André avait fort bien pu aller
furtivement s'assurer que Rabah dormait à sa place
sabituelle. André était l'assassin. Il avait bien préparé son
coup. Après avoir ruminé sa jalousie pendant longtemps, il
avait trouvé un bon moyen de supprimer son rival.
Si Amer avait parlé autrement, il aurait été arrêté. De
quel poids eût été son témoignage, à côté de celui d'André?
On savait bien comment les choses se passaient, dès qu'il
s'agissait «d'Arabes». 11 suffisait de voir la manière
d'enquêter. Tout le monde était pressé d'en finir. André
n'avait qu'un témoin. Le pauvre Rabah avait poui lui
l'équipe entière. Mais on n'insista pas. André fut mis hors
de cause.
-Je suis prêt à parler, dit Amer. Tant pis s'ils m'empri-
sonnent.
- Inutile, mon petit, lui dit Ramdane. Tu seras pris tout
seul. On nous a dit, au bureau, que Rabah avait voulu se
suicider. Il ne faut pas qu'ils disent maintenant qu'un neveu
a tué son oncle.
On pesa le pour et le contre ; on comprit qu'Amer
s'était trouvé dans une situation sans issue et qu'il n'y avait
désormais plus rien à faire. Tuer André ? C'était une
solution. Mais on ne pouvait pas oublier qu'on n'était pas
chez soi. On était venu pour le pain des enfants, en
malheureux. Il ne fallait pas trop lever la tête, ignorant et
pauvre que l'on était, au milieu de gens instruits et
puissants. Le silence valait mieux. Du reste, si Rabah s'était
bien conduit, cela ne serait pas arrivé. Il avait commis une
faute impardonnable. Et le châtiment, c'était justement la
mort. André avait agi en Kabyle. Pourquoi maintenant
accabler Amer ? Dieu lui a mis cette lourde pierre au cou.
Si jeune !
On parla de fatalité et on se sentit soulagé. Amer se
57
retrouva un peu à l'aise, parmi les siens. Chacun s.
composa un visage. Il fallait serrer les coudes, ne pas laisseï
deviner le crime aux compatriotes des autres villages, ne
parler que d'accident. Et puis, il y avait autre chose qui
préoccupait tout le monde. C'était la guerre. Beaucoup se
Taisaient débaucher, préparaient leurs bagages et s'en allait
à Paris ou vers le sud.
Bientôt, les journaux annoncèrent l'envahissement de la
Belgique, les gens s'affolèrent tout à fait et se ruèrent hors
de chez eux, encombrant les gares et les routes. Des
convois de soldats passaient, interminables. Ce fut une
semaine de confusion extraordinaire. Amer n'eut pas le
temps de retrouver son calme. Personne, parmi -les gens
d'Ighil-Nezman, ne songeait à lui. Il s'agissait pour chacun
de se débrouiller. Plusieurs étaient déjà partis, sans avoir
oublié de prendre leur «compte». Et lui, il continuait d'errer
n'importe où, au milieu des- foules bruyantes, comme dans
un monde étrange, ne rentrant à la chambre que pour
dormir.
Un soir, il ne trouva personne au logis : le reste de ses
compatriotes s'était enfui sans emporter de bagages. En
bas, Yvonne était seule avec sa fille.
Il garde un souvenir confus de cette nuit passée avec
Yvonne. Oui, ils avaient dû boire beaucoup, tous les deux et
parler à cœur ouvert. La petite Marie était visiblement
irritée de les voir si près l'un de l'autre, à la même table,
devant une bouteille, la porte fermée. Elle comprenait, la
petite. Elle avait douze ans. A la fin, elle préféra se retirer,
boudeuse. Amer revoit la scène, comme un songe bien
vague.
Yvonne avoua ses relations avec Rabah, ainsi que la
jalousie d'André. Elle avait tenu tête à ce dernier. Elle ne le
craignait plus et n'accepterait pas qu'il reparût.

58
VIII

Après l'accident, Amer vécut bien des


aventures, des années difficiles, de très mauvais moments.
Maintes fois, il revit la mort de près, si près qu'il lui arriva
de ne pas la craindre.
Dès le début de septembre, les Allemands, qui avaient
envahi la France, le trouvèrent à Douai. Il fut capturé avec
quelques jeunes compatriotes et expédié en Allemagne,
somme prisonnier de guerre. Il connut plusieurs camps, le
travail forcé et les coups. Il passa cinq années dans un pays
naudit, une plaine glacée et brumeuse, où il crut laisser ses
js. Et pourtant, il en revint !
Jamais, au cours de cette période, il n'eut un ami ou
quelqu'un qui voulût manifester quelque pitié à son égard,
ui montrer un peu de bienveillance, avoir un geste, un
•égard qui pût lui réchauffer le cœur. Il fut seul, au milieu
ie milliers de gens qui se bousculaient, se rudoyaient,
•usaient, faisaient semblant de s'aimer. Il apprit, petit à
>etit, que l'existence est une ruade perpétuelle, comme dit
e proverbe kabyle.
Vint la libération, son retour à Paris, avec d'autres. Il
itait content d'avoir survécu. Il crut pouvoir recommencer,
itre heureux, comme au. temps de l'adolescence. Il goûta un
»eu, lui aussi, à cette euphorie générale de tout un peuple
'ictorieux. Car, la guerre finie, la paix fut d'aboHi une autre
ispèce de folie, faite surtout de joie physique, toute pareille
i celle d'une nature engourdie, après la fonte des neiges.
Aais Amer n'avait rien d'un homme victorieux. Il ne savait
ilus s'armer que de prudence, de méfiance, pareil à certains
très inquiets qui voient partout un danger, ou à ces
aalheureux désespérés qui ont manqué le suicide. Un
;omme ruiné et pitoyable, sans ressorts et sans freins II
59
avait besoin de se refaire.
Beaucoup de ses compatriotes, prisonniers comme lui,
revinrent au pays se retremper dans leur milieu, revivre la
vie des leurs, redécouvrir un sens à leur misérable existence
et à leurs émigrations périodiques. Ils revirent les parents,
les «amis», les «ennemis», les çofs, les propriétés. Ils
construisirent une maison ou se .marièrent puis s'en
retournèrent en France, avec des résolutions précises.
L'après-guerre fut'une période de prospérité sans pareille
pour les Kabyles : on embauchait partout, on ne les
repoussait plus et les salaires s'élevaient chaque fois
davantage. Ceux qui se faisaient camelots ou optaient pour
des affaires louches réussissaient vite à acquérir de petites
fortunes qu'ils allaient dépenser chez eux avec grand tapage
et célérité pour se hâter de revenir. Amer ne fit rien. 11
n'avait aucun empressement et ne retourna pas à Ighil-
Nezman. Pourtant, lorsqu'il songe à son passé, cette période
est encore celle qui lui laisse le moins d'amertume.
- Jusqu'en 1922, répète-t-il, je n'étais pas normal.
Sa situation n'était pas stable, voilà tout. Il trouvait la
vie absurde. La vie des siens, d'abord, se groupant là ou
ailleurs, toujours en colonies, les uns économisant âprement
pour acquérir plus tard le lopin du voisin ou un morceau de
sa courette, s'éreintant comme bête de somme, avares,
hargneux, mesquins et, une fois au pays, pleins de
suffisance et d'égoïsme ; les autres vivant sans soucis et
sans pudeur, gaspillant d'un seul coup leur paie, se
retrouvant sans cesse dans la misère et accusant le sort, au
lieu de s'en prendre à eux-mêmes.
Après avoir changé quatre ou cinq fois de domicile, et
travaillé dans une dizaine d'entreprises, il décida,
précisément en 1922, de s'établir à Barbes, au 97. Rue
Myrha, chez madame Garet. Cette rencontre fut-elle
fortuite 0 A présent, il peut l'affirmer : il y voit un signe de
la Providence !
Amer cherchait une chambre. Madame Garet avait un
petit hôtel de vingt-quatre «clés». Toutes les pièces étaient
occupées par des Nord-Africains. Mais aucun Kabyle. Des
gens ignares, plus ou moins noirs de peau, laids, mal vêtus,
mal dégrossis, ne parlant que leur arabe guttural et enroué.
C'était ce qu'il lui fallait : se sentir un peu supérieur,
retrouver de l'estime pour soi-même et une certaine
60
confiance. Se faire passer, au besoin, pour un Européen et
regarder de haut les sidis, quoique, à y bien réfléchir, il
pliât admettre que ces sidis avaient, eux aussi, le droit de
se demander pour quel motif un roumi authentique venait
s'égarer parmi eux. En tout cas, il se sentit très à l'aise, dès
te début, chez madame Garet.
| Ce fut un soir de paie qu'il entra par hasard dans ce
Café. Un samedi, naturellement. Il errait loin de sa chambre,
tomme d'habitude. Il entrait comme cela dans un bistrot,
puis dans un autre, buvait son verre de rouge, toujours du
rouge, et s'éloignait, l'air soucieux.
| II avait commencé Place de La Chapelle. Il arriva ainsi
nie Myrha et pénétra chez madame Garet. C'était peut-être
le hasard, mais le hasard ne choisit pas.
| - Bonsoir Madame, dit-il, en s'approchant du comptoir.
Un coup de rouge, s'il vous plaît.
| - Vous n'auriez pas une chambre à louer ? reprit-il
soudain après avoir entamé son verre.
f - Non, Monsieur. Il n'y a plus rien. Lucienne ! appela
la patronne. Voici quelqu'un qui demande une chambre. Il
n'y en a plus, n'est-ce pas ?
l Lucienne surgit d'un petit réduit sombre qui pouvait être
la cuisine et qui débouchait directement devant le comptoir.
C'était une femme assez jeune, mais laide à faire pitié,
brune et solide comme un homme. Sympathique malgré
tout ; bouche trop large, nez trop court. Une cicatrice rosé
lui barrait le menton comme une ride insolite. La patronne
était toute vêtue de noir, courte et potelée mais pétulante,
empressée. Elle était seule à servir et surveillait une
vingtaine de clients bruyants qui commandaient à boire,
jouaient aux dominos, frappaient sur les tables, riaient aux
éclats, palabraient interminablement.
^ - Mais si, maman, dit Lucienne, le 4 se» libre lundi. Tu
sais bien qu'il s'en va, Joseph, le grand noir !
; - Oui, en effet. J'oubliais. Alors, voilà : nous aurons
une chambre mardi. Ça vous va ?
; - Merci, patronne. Tout à fait d'accord. Le temps de
déménager. "Je vous paie tout de suite, si vous voulez. Et
puis, j'ai mes papiers. Vous me donnerez un petit reçu,
n'est-ce pas ?
- Tout ce que vous voudrez. Vous voyez, je ne loge que
des Nords-Afhcains. Je ne m'en plains pas, hein, Lucienne.

D'ailleurs je les connais depuis longtemps. Mais pas
comme maintenant. Je les voyais de loin et ne les* aimais
pas beaucoup quand j'étais à C...
- Ça alors ! Vous étiez à C..., vous ?
- Oui, un petit coin du Nord, tout près de Lens.
- Je sais, je sais. Et à quelle époque, s'il vous plaît ?
- Avant guerre, naturellement.
. - Vous connaissez le café du Moulin, peut-être ?
- Et même madame Yvonne.
- Quel hasard ! Écoutez Madame : nous sommes de
vieilles connaissances. Je ne vous reconnais pas, et pourtant
je vous ai vue sûrement là-bas. Permettez-moi de boire une
chope avec vous, une chope, comme on dit là-bas. Puisque
vous connaissez -madame Yvonne, c'est le Bon Dieu qui
m'a conduit chez vous. Pouf sûr. J'ai cherché vainement
une chambre. J'entre ici et je trouve la ehambre. Ah ! Nous
sommes des «pays», Madame. Je ne voudrais plus m'en
aller de chez vous.
- Vous êtes resté longtemps là-bas, Monsieur ?
- Oh oui, longtemps. C'est dans ce coin que les Boches
m'ont ramassé. Mais je n'ai plus osé y retourner. -Non, le
souvenir de là-bas ne me quitte jamais. C'est peut-être pour
cela que... Tout de même, je suis content de vous savoir du
pays.
Moi aussi, maintenant, je v:ois ?is votre figure ne
m'est pas étrangère.
- C'est sûr que vous la connaissez '>.
- Madame Yvonne? Mais oui ! Et beaucoup d'autres.
Nous aurons le temps d'en parler.
- Bon, bon. Ne dites rien. Je vois que vous avez du
monde. Merci pour la chambre. Bonsoir la patronne,
bonsoir Mademoiselle.
Et Amer s'en alla précipitamment, bouleversé par cette
rencontre.
Il s'installa donc sans tarder chez madame Garet et ne la
quitta plus jusqu'à son départ définitif. C'est de là qu'il
partit directement pour Ighil-Nezman. Chez elle, il se
retrouva pour ainsi dire, petit à petit, se repm à vivre une
nouvelle vie : une vie acceptable, en somme, mais tout à
fait banale.
Dès le premier jour, au cours du repas (elle l'avait
invité), madame Garet évoqua les figures conmies. Ils
62 ~
parlèrent d'André et même de Rabah-ou-Hamouche dont
elle se rappelait la mort tragique. Son mari était gendarme.
Amer pensa qu'elle avait dû peut-être le voir, lui, alors tout
jeune et affolé, à la gendarmerie. Madame Garet n'aimait
pas André et croyait fermement qu'il avait assassiné Rabah,
par jalousie.
Ainsi madame Garet connaissait Yvonne ! Ce fut là le
trait, d'union entre le passé et le futur. La guerre, les camps
d'Allemagne n'ajoutaient rien à cet enchaînement
providentiel. Rien. A part, peut-être, cette accumulation de
souffrances qui rend les hommes modestes en les obligeant
à constater leur faiblesse. 11 apprit que la petite Marie avait
souffert autant que lui, qu'ils avaient été à la même école.
Amer en est sûr, la volonté divine a tout fait. Marie et lui
peuvent aujourd'hui être reconnaissants à la brave hôtelière
quoique, à y bien réfléchir, son attitude, au début, ait été un
peu réticente. Amer se rappelle que, durant tout un mois,
elle l'avait fait languir. Elle voulait sans doute Pétudier. Se
méfiait-elle de lui ? Craignait-elle qu'il eût de mauvais
desseins, surtout lorsqu'elle apprit que Rabah était son
oncle ? Pourtant, chaque fois, c'est elle qui l'amenait à
parler d'Yvonne et de Marie. Mais tout devint clair à partir
du moment où elle comprit pourquoi il désirait retrouver
Marie et sa mère. Un soir, il lui raconta toute son existence
passée, ses souffrances et ses tourments. Elle en fut émue
jusqu'aux larmes. Un autre soir., à son tour, elle lui dit
qu'elle avait revu la jeune fille.
Depuis la mort de Rabah, Amer attendait un miracle,
quelque situation déraisonnable, inexplicable pour tout
autre que lui, qui le mettrait en posture d'expier ou de
réparer. Dans son esprit, la petite Marie n'était autre chose
que la fille de sa victime, une Kabyle, une cousine !
Ils avaient bu tous les deux, ce soir-là. C'était jour de
paie. Lucienne était partie le matin. Madame Garet ne fit
aucune difficulté pour dire ce qu'elle savait. Elle ne
demandait pas mieux que de prendre avec elle la fille
d'Yvonne. Mais sous la responsabilité d'Amer. Car la
situation était assez délicate !
- Je préfère te dire qu'elle est entre les mains d'un
homme. Et il la tient. Je l'ai revue, il y a deux ans, ici
même. Elle était bien habillée. Son type aussi. Elle avait
quitté sa mère. Nous avons bavardé. Elle a passé la nuit ici.
63
Ils sont partis le lendemain. Elle, je l'ai rencontrée de
nouveau, il n'y a pas longtemps. Méconnaissable. Elle a
voulu m'éviter. Elle fait pitié ; amaigrie, mal vêtue. Pauvre
fille ! Elle a eu un enfant, je crois. Je me demande si cet
individu ne l'a pas abandonnée. Tu sais qu'elle est mineure
encore. Pas pour longtemps, mais mineure. Moi seule, je ne
peux rien pour elle. Cela pourrait me créer des ennuis avec
la loi. Sans compter que je ne veux pas avoir affaire à son
«protecteur». Ils logent dans le quartier, mais elle ne son
pas souvent. Je t'indiquerai son adresse. Tu pourras essayer
de la voir. Tu n'as qu'à aller rôder rue Polonceau, pas loin
du boulevard. Un petit café, sur la gauche. Tu la verras
sûrement...
C'est ainsi qu'il put revoir Marie. Pendant qu'il se
dirigeait vers la rue Polonceau, ce dimanche matin, un
matin du mois d'août, six ans après la catastrophe, presque
jour pour jour, quelque chose lui disait qu'il était au début
d'une autre existence. Tout son être voulait que cette
nouvelle ère qui allait s'ouvrir fût moins tourmentée, plus
raisonnable, plus digne, four la première fois, peut-être, il
se fixait un but et n'avait pas peur ; il allait voir la fille de
Rabah avec la certitude que sa victime l'approuvait...
Amer-ou-Kaci peut arrêter là toute évocation du passe. Il y
aurait, certes, un roman à écrire, sur ce que fut ensuite son
existence là-bas, avec Marie, leurs joies et leurs soucis, les
moments difficiles ou poignants, la lutte qu'ils durent
mener, tous deux, pour s'assurer la paix et un peu de
bonheur, puis, à la fin, l'inexplicable nostalgie qui lui fit
quitter la France pour répondre à l'appel impérieux de sa
«Terre». Mais à quoi bon ? Désormais, rien ne compte à ses
yeux que le fait de se retrouver à Ighil-Nezman, au milieu
de tous, pour occuper sa place. Il est là avec Marie, la fille
d'Yvonne et sans doute de Rabah. Ils ont l'avenir devant
eux.

64
IX

Les Aït-Hamouche sont fiers de leur


passé. Tout le monde sait que leur ancêtre défricha la
première parcelle, traça le premier sillon et construisit la
première maison sur la colline d'Ighil-Nezman. A présent,
chaque année, après la première averse d'octobre, il faut
qu'un Aït-Hamouche sorte ses bœufs et sa charrue pour
tracer le sillon symbolique. Alors, seulement, les fellahs
peuvent se mettre au travail. C'est un hommage rendu
librement au fondateur du village, une vieille habitude dont
les Aït-Hamouche actuels ne songent même pas à tirer
vanité. Néanmoins, une fois l'an, on est obligé de se
rappeler que ces gens-là furent tout de même importants et
les familles riches ou puissantes s'inclinent ce jour-là, tout
autant que les autres devant les Aït-Hamouche.
Du reste, c'est le seul point d'histoire sur lequel nous
sommes d'accord : famille la plus ancienne, Aït-
Hamouche! A partir de là, chaque karouba se forge sa
propre mythologie dans laquelle elle réserve le beau rôle
aux siens. Le narrateur occasionnel affirmera toujours le
courage, la vertu, la force ou la diplomatie de ses aïeux et
s'il ne dit pas de mal des autres ce sera par discrétion. Les
générations qui se suivent se transmettent conscien-
cieusement (en y mettant du leur) les récits imaginaires de
leur gloire passée. Le résultat final est que chacun est fier
de son nom. Mais si l'on s'avisait de vouloir écrire
l'histoire d'Ighil-Nezman, d'après les témoignages, il y
aurait autant de versions qu'il y a de familles. Comme nous
n'avons ni vestiges matériels, ni documents écrits,

65
l'historien impartial serait obligé de renoncer à sa tâche, à
moins qu'il ne se tire d'affaire par des conclusions
sociologiques découlant de l'observation actuelle et des
conjectures. Pourtant, le passé récent, il est, possible de le
ternir un peu mais non de le nier. C'est ainsi que l'historien
impartial peut savoir, par exemple, en interrogeant
I
n'importe qui, ce que fut la famille des Aït-Hamouche
jusqu'à ces derniers temps. Une bonne famille pour tout
dire, ayant toute l'importance d'une karouba car elle
essaima et se ramifia.
L'une de ses branches connut son apogée, semble-t-il, à
la fin du siècle dernier, lorsqu'il y avait à sa tête trois frères
dont notre génération peut seulement entendre parler.
Slimane, l'aîné, avait cinq filles et pas d'héritier mâle.
C'était un fellah réputé aux diagnostics infaillibles. On le
consultait pour semer, pour planter un arbre ou le tailler. Il
avait le calendrier agricole dans la tête et calculait mieux
que le marabout. Il indiquait avec précision la mauvaise
semaine des légumineuses, les trois jours qui donnent aux
arbres le pourridié, la période où la taille est une blessure
mortelle. Il prévoyait à l'avance les chutes de neige et les
gelées. Il connaissait tous les dictons qui ont force de loi et
enlèvent leur effet de surprise aux variations atmos-
phériques. Il savait observer les insectes, les oiseaux et les
animaux qui le renseignaient à leur façon. C'était un
cultivateur accompli et, de son vivant, il était facile
d'admettre que ce fut lui, en effet, qui traçât le premier
sillon d'octobre. Il était, paraît-il, très fort, grand, velu,
mangeant comme un bœuf et travaillant de même. Ses filles
furent enlevées toutes jeunes. Aucune n'était très belle mais
elles étaient toutes solides, bien plantées et travailleuses.
Elles promettaient de beaux enfants.
Le cadet de Slimane s'appelait Saïd. Saïd vivait à
l'ombre de son aîné. C'en était une réduction : plus petit,
plus faible, peut-être plus éveillé ou plus nerveux. Il avait
plus de chance que son aîné : il était père d'un beau garçon
et n'avait pas de filles. Ce garçon s'appelait Rabah et
ressemblait plutôt à son oncle. Par la suite, Saïd eut encore
66
un autre garçon mais entre temps Slimane mourut et on
donna au petit le prénom du disparu, tandis que Rabah
faisait revivre, lui, le prénom de son grand-père.
Le plus jeune des trois frères était Ali. Ali était l'enfant
gâté. Grand comme Slimane mais plus délicat, avec un beau
visage blond, les yeux bleus, les traits fins, c'était l'orgueil
de la famille. On ne lui refusa jamais ni' beaux habits, ni
argent. On lui passa toutes les folies. Ce fut l'un des
premiers kabyles qui allèrent en France. Il fit aussi le
pèlerinage à la Mecque. Il avait des amis dans de nombreux
villages kabyles, était connu de l'administrateur, du juge de
paix, des gendarmes. Il allait souvent à Alger où il
prétendait connaître de hautes personnalités. S'il ne
travaillait jamais la terre, personne ne songeait à le lui
reprocher : une des têtes non ou village mais de la tribu !
Son frère Slimane le choyait, Saïd était fier de lui. Ali
n'attendait pas d'enfants. Il était stérile ou peut-être sa
femme. Il ne s'en souciait guère.
La famille disposait des plus belles parcelles d'Ighil-
Nezman. De plus, grâce à ses relations, Ali put obtenir
l'autorisation d'ouvrir un café maure. Ce tut le premier du
village. Ali construisit pour son café une grande salle, dans
un jardin, à l'entrée d'Ighil-Nezman, en bordure de la route.
L'établissement existe encore, bien qu'il tombe en ruines.
La salle est vraiment grande ; dans kf temps, elle avait fière
allure avec son toit bien régulier surmonté d'une cheminée
(la première, sans nul doute), sa façade impeccable toute
blanche, sa porte peinte en vert et bien ajustée au cadre. En
guise de" terrasse, il y a une grande cour fermée d'une
muraille en toub qui dessine un trapèze à cause de deux
chemins qui la bordent. A présent, des herbes folles
poussent dans la cour et sèchent sur leurs tiges sans avoir
été piétinées, la muraille offre aux regards plusieurs
brèches, la toiture s'est affaissée, l'ensemble paraît petit,
tordu, recroquevillé comme une cruche trop cuite ou un
beau visage ravagé par les rides et qui se ratatine de
vieillesse.
S'il pouvait parler, ce café; il dirait tout ce qu'il valut de
*

67
renommée aux Aït-Hamouche ! Tous les étrangers de
passage y avaient leur gîte. Les Aït-Hamouche recevaient
pauvres ou riches : mendiants, colporteurs, amis, amis des
amis. Jamais ils ne refusèrent un hôte. La cour pourrait dire
tout le couscous qui s'y consomma, s'y éparpilla, tout le
café qu'on y but ! A l'époque, tous les inconnus qui, pour
une raison ou une autre, autre, étaient' forcés de passer la
nuit à Ighil-Nezman, n'étaient pas réduits à mendier leurs
soupers aux portes et à dormir sur les dalles glacées de la
djema. Non, il y avait le café. Chaque soir, avant la
fermeture, Saïd qui était cafetier, ou plus tard son fils
Rabah, ou plus tard encore son autre fils Slimane, comptait
les étrangers, allait leur apporter le grand plat de couscous
et les laissait dormir dans la salle, sous la surveillance du
garçon, après avoir vidé le comptoir. Le café devenait une
hôtellerie gratuite, un refuge providentiel. On en disait du
bien, à vingt kilomètres à la ronde et Ali, le grand patron,
avait des amis partout.
Dieu seul est éternel ! Que reste-t-il à présent des Aït-
Hamouche et de leur prospérité ? Slimane l'aîné mourut le
premier. Longtemps avant les autres. Puis ce fut le tour de
Saïd, laissant Rabah et le petit Slimane, homonyme de
l'aîné. Ali put continuer à représenter dignement la maison,
à gérer le café, aidé de Rabah, et à entretenir ses multiples
relations. Il était alors assez vieux, le plus grand notable du
village. Un beau jour, Rabah s'en alla en France pour ne
plus revenir. Une fugue inexplicable qui annonçait le déclin
de la famille. Il ne resta que le jeune neveu et le vieil oncle
plein d'années et d'expérience. Lorsque Rabah mourut dans
la mine, de la main d'Amer-ou-Kaci, la consternation
d'Ali fut grande : Kamouma était la plus grande des cinq
filles de son frère !
Kamouma n'était pas beaucoup plus jeune que son
oncle Ali, le cadet de la famille. Du vivant de son père, elle
ne fut jamais délaissée par les Aït-Hamouche. Mais, par la
suite, ces derniers ayant d'autres filles et quantité de neveux
ou nièces, ne purent s'occuper de tous leurs proches. Il
arriva à Kamouma ce qui arrive à toutes les femmes
68 '
mariées depuis longtemps et mères de famille : elle finit par
se détacher tout à fait de sarfamille d'origine. Elle devint
une Aït-Larbi parce que son mari est un Aït-Larbi. Et
lorsqu'elle restera seule et abandonnée, dans l'esprit de
tous, ce sera les Aït-Larbi qui auront failli à leur devoir. On
ne reprochera rien aux Aït-Hamouche.
La mort de Rabah fut apprise dès le mois de septembre
1914, quand rentrèrent au village les mineurs de Lens. Ali
réunit un conseil de famille : son neveu Slimane, frère de
Rabah, ainsi que tous les cousins Aït-Hamouche qui étaient
fort nombreux. On étudia minutieusement les circonstances
de cette mort pour rechercher une attitude digne qui sauvât
l'honneur. Il n'était pas possible de condamner le jeune
Amer. 11 n'y avait aucune vengeance à espérer. Il fallait être
raisonnable et Ali, malgré toute son habileté, dut convenir
qu'il n'était pas possible de tuer un neveu de la famille.
Mais il n'était pas possible non plus de continuer à le
considérer comme tel : on les renia publiquement,
Kamouma et lui. La vieille en fut profondément touchée
quoique, depuis longtemps déjà, les Aït-Hamouche
l'eussent abandonnée. Elle venait de perdre son homme, et
son fils, qui <"ût dû soutenir sa vieillesse, ne lui rapportait
qu'ignominie. C'était trop injuste. Sa fierté se révolta et lui
permit de dédaigner sa famille qui s'acharnait contre elle.
Ali et Slimane souhaitaient que le criminel mourût à la
guerre, qu'il ne revînt plus au village et que tout fût oublié.
Mais quelques années après, malade et sentant sa fin toute
proche, Ali en parla au fils de son frère, lui traça son devoir
et lui expliqua que les Aïî-Hamouche n'avaient jamais vécu
en lâches. Il eut, le vieil Ali, la promesse de vengeance, en
secret, devant Dieu. Cela adoucit ses derniers moments
mais devait alourdir les années quj,restaient à Slimane.
Slimane assista à la fin d'une famille riche et
considérée. Il vit partir son père, son frère, puis son oncle
qui emportèrent avec eux les meilleures propriétés. Il se
retrouva seul, chétif héritier d'un passé enviable mais
l'avenir ne lui promettait que souffrance et pauvreté. Ali
avait bien terminé. Il mourut au bon moment, laissant
69
beaucoup de dettes et n'ayant pas connu la gêne. Le café fut
fermé, quoiqu'il restât à Slimane, ainsi que le jardin y
attenant et l'habitation du village. Il sauva aussi quelques
petits terrains situés loin du village.
De même que son oncle, il n'avait pas d'enfants. Les
gens disaient que c'était là un signe de malédiction, que la
famille était vouée à l'extinction parce qu'elle avait abusé
de sa force et qu'il fallait ce châtiment. Il est d'ailleurs
reconnu que tous ceux qui ont eu en main les destinées du
village, qui ont été riches ou puissants, terminent toujours
mal et que le bien qu'ils ont pu faire n'arrive jamais à
compenser les abus et les crimes. Les puissants du jour
assistent à cette chute avec une joie mauvaise et les pauvres
avec une indifférence tranquille.
Du reste, Slimane pouvait se passer de la compassion
hypocrite des gens. Il n'avait personne d'autre à sa charge
que sa femme. Il se résigna à vivre comme les pauvres,
ayant en plus le souvenir de l'aisance passée qui lui servait
à ne pas baisser la tête et à narguer les riches. Il était la
mauvaise langue du village, critiquait ta parvenus,
calomniait ceux que d'autres louaient, prétendait connaître
les défauts, les faiblesses, les tares, l'origine de chaque
famille et plaçait tout le monde loin derrière la sienne. Les
gens le savaient hargneux et méchant. Ils préféraient
l'éviter. C'était devenu pour beaucoup une maladresse de
discuter avec lui. On le laissait pour ce qu'il était. Avec lui,
on avait peur de se commettre. Il ne lui coûtait rien de
provoquer ou de blesser car il était accoutume aux bagarres.
Il n'était pas difficile d'avoir le dessus avec lui. Mais, une
fois par terre, il continuait à insulter et à narguer. On le
comparait souvent à un crapaud, une bête immonde qui salit
si on l'écrase et qui importune si on n'ose y toucher. C'est
un petit homme trapu, à figure carrée et osseuse où
clignotent de petits yeux rouges sans cils. Une figure
antipathique, un air têtu et bête. Toute la tête est agressive*
mais elle n'effraie pas à surmonter un ensemble si commun,
une taille trop petite, des membres noueux et rabougris : un
têtard plutôt qu'un crapaud !
_
Ses cousins Aït-Hamouche ne l'aimaient guère car il fit
les ménageait pas. Il savait qu'il était vain d'attendre
quelque chose des gens ; alors, il n'attendait rien, n'avait
besoin de personne, se permettait d'être franc. Il allait
même au delà de la franchise. Pour cette raison, on le
détestait.
Slimane était beaucoup plus jeune que son frère Rabah.
Lorsque ce dernier s'en alla en France, il était encore
gamin. N'empêche qu'il avait bien connu son aîné et que la
mort de Rabah laissa dans son cœur un vide immense. Oh !
si Rabah était encore vivant, les possibilités de relèvement
resteraient entières. Comment pardonner au sort qui l'avait
tué ? Comment supporter qu'Amer-ou-Kaci, un neveu, eût
servi ce mauvais sort ? Le proverbe était donc bien vrai :
«ceux qui élèvent les neveux dressent des serpents pour
leurs cous ».
Le retour d'Amer surprit tout le monde. On le croyait
perdu. Slimane, lui, ne fut pas surpris. Il en devint malade.
Il avait toujours espéré vouer une haine stérile à son neveu
mais non le revoir là, face à face, être obligé d'agir ou au
contraire de ne rien faire et laisser penser qu'il n'avait pas
le sens de l'honneur. Quand il ne s'était agi que de
Kamouma, il s'en était tiré à merveille : la mère du serpent!
Il avait été facile de la renier. Tous les Aït-Hamouche
avaient marché. Ça les arrangeait tous. Maintenant, c'est
différent. Il sait que ses cousins ne suivraient pas et le
laisseraient seul à sa vengeance. Ils trouveraient tous des
excuses : Amer n'avait pas tué sciemment, etc... Il connaît
tous les arguments. Ils en avaient parlé à l'époque. Le vieil
Ali, lui-même, avait été hypocrite lorsqu'il s'était agi de
trouver une raison qui sauvât la face. Mais après, Slimane
en parla avec son oncle qui se montra intransigeant : «On
ne peut pardonner à Amer son témoignage. Dans cette
affaire, il n'est pas question de déterminer la part du
Polonais. Lz viritab'e v.dversaire, c'est Amer.» Cela fut
mûrement :ejê Ali, avant as mourir, eut donc sa promesse.
Mais ils ne sondaient peut-être pas tous deux sérieusement
qu'un jour viendrait où il faudrait l'exécuter, cette
promesse!
Naturellement, Slimane se déclara ennemi. Dès le
premier jour. Les cousins souhaitèrent la bienvenue au fils
de Kamouma, soit dehors, au hasard d'une rencontre, soit
chez lui. Pour éviter les soupçons, les plus malins, en effet,
ajlèrent le trouver à la maison et se réconcilièrent du même
coup • ayec Kamouma qui les reçut -avec une politesse
exagéréei'sun peu ironique. Slimane, non. Il resta chez lui,
évita le care, et la djema pendant deux ou trois jours. On sut
qu'il n'oubliait pas et qu'Amer avait d'ores et déjà un
ennemi. La\r publique qui guettait, analysait,
déduisait, lui fit plaisir et l'effraya en même temps. A
constater qu'i retenait l'attention et qu'on se demandait ce
qu'il allait faire, cela le rehaussait un peu car il sentait, pour
une fois, que les gens le prenaient au sérieux et le
considéraient! comme un Aït-Hamouche, un vrai ! D'autre
part, cela ai indiquait aussi que cette même opinion
l'acculait au mur. Il allait falloir agir. C'était assez
effrayant! M édire ? D'accord. Mais se placer en face de son
ennemi, l'abattre, s'en tirer avec honneur, affronter tous les
risques, c'él it une autre histoire. Il n'y avait jamais pensé
pour de bojn. La vérité est que tout le monde le savait
capable d'a'ffïcher sa haine ; c'était dans son caractère de
trouver des raisons de ne pas aimer. Mais, on le savait
incapable d'aller plus loin.
Daçl l'esprit de tous, Amer ne risquait rien avec un
hompîe pareil. Il avait été renseigné sur son compte avant
de revenir au village. Kamouma évoqua la mort de Rabah
dès le premier jour, reconnut que c'était une affaire de
\mektoub et rappela que sa famille l'avait reniée froidement :
un prétexte, ils sont trop «chiches». Elle parla de Slimane
avec beaucoup de mépris.
- Ne te tracasse pas pour cet homme. Son ventre est
pourri de bile. Un foie de poule et des mains rigides ! Dieu
a bien fait d'avoir privé l'âne de cornes.

72
X

En somme, l'affaire était vieille. Amer


comprit qu'il n'avait pas à trop s'en soucier, surtout que
dans le temps il s'était fait beaucoup de mauvais sang,
jusqu'au jour où il avait retrouvé Marie, sa cousine. Depuis,
il n'a rien à se reprocher : il paie sa dette. Cependant, Marie
n'a jamais voulu prendre ce cousinage au sérieux. Et
maintenant, ils n'y tiennent pas tous deux. Le mieux est de
ne jamais en parler à Ighil-Nezman. Qui pourrait
reconnaître en Marie la petite poupée rondelette, fille
d'Yvonne, leur logeuse ? Ils ne sont plus que deux, ceux
qui vécurent à C... Deux vieux, naturellement. L'un est
aveugle mais l'autre, Ramdane, celui qui le premier
recueillit jadis l'aveu du meurtrier, est actuellement le beau-
père de Slimane, alors qu'à l'époque il n'avait aucun lien
avec les Aït-Hamouche. Lui seul pourrait reconnaître Marie
si elle n'avait pas tant changé.
Ramdane est préoccupé par le retour d'Amer. Il connaît
la susceptibilité de son gendre, il a compris que ses cousins
l'abandonnent, un peu par crainte et aussi parce qu'ils le
méprisent. Ils veulent lui faire sentir qu'on le juge
incapable de faire quoi que ce soit. Et de cette façon, ils
poussent Slimane aux imprudences. Le rôle de Ramdane est
net : calmer son gendre et lui prouver qu'il n'a aucune
raison d'en vouloir au fils de Kamouma. Son but serait
atteint et le dépit de beaucoup de gens serait grand s'il
voyait Slimane et Amer renouer les liens du sang, accepter
ce qui tut écrit, revenir aux relations normales
qu'entretiennent oncles et neveux.
D'abord, il expliqua par le menu ce qui se passa à la
73
mine. Il minimisa l'importance du témoignage d'Amer,
assura que le véritable assassin était le Polonais et qu'à son
avis André n'était plus de ce monde. Il restait à présent
Slimane, dernier des Aït-Hamouche et Amer fils unique de '
Katnouma, petit-fils du grand Slimane. Ils n'allaient pas se
tendre des pièges !
Chaque fois, Ramdane présentait ses arguments d'une
f içon différente, II n'y avait aucune malice dans son cas : il
\oulait tellement éviter les histoires qu'il se faisait l'avocat
: 'Amer et qu'fl croyait sincèrement à son innocence.
Pendant trois jours, il n'avait pas quitté Slimane un seul
instant. A ,la fin, sa fille était en mesure de répéter à son
mari toutes les paroles de son père. Ils parvinrent en effet à
<:almer Slimane.
Bien entendu, Slimane comprenait. L'explication était
•aisonnable. Mais il eût voulu n'avoir pas à se chercher de
raisons, ne pas se trouver dans une telle situation. Depuis le
•etour d'Amer, il avait perdu sa morgue. Ne faire semblant
de rien ! était-ce possible? Au fond, son beau-père l'agaçait
à tant parler de ces choses. Il se voyait impuissant. C'était
une perche que Ramdane lui tendait et il fallait bien la
saisir.
Il eut des nuits de cauchemars, de rêves confus,
incompréhensibles. Un matin, il raconta à sa femme le
songe qui venait de le réveiller en sursaut : il se voyait dans
la cour du café, le café était plein de consommateurs,
comme dans l'ancien temps. Il était lui-même client, assis
sur une natte. Un jeune homme en burnous noir se
promenait entre les groupes et servait à boire. Il savait que
c'était son frère. Rabah. Il ne voyait rien de sa figure qui
était cachée dans le capuchon. Soudain il se trouva seul sur
la natte. Le café était vide. Quelqu'un lui tendait un plateau,
c'était Amer. L'homme au capuchon avait disparu. Au
moment où Slimane porta sa main sur la tasse il vit la figure
de son oncle Ali s'approcher de la sienne grimaçant de
colère et lui voilant tout le reste. Alors, il s'éveilla terrifié.
Chabha-ou-Ramdane, sa femme, lui assura que ce rêve
c'était le bien. Il n'en fut guère convaincu. Il songea à la
74
promesse faite à l'oncle. N'était-ce pas plutôt un rappel ?
un sinistre avertissement ? Son existence serait désormais
empoisonnée car la seule vue d'Amer lui rappellerait son
frère, son oncle, sa promesse. Il n'est plus question de ce
que penseront les gens.
Peu lui chaut tout cela. Il connaît ses compatriotes et, à
l'occasion, personne ne gagnerait à le critiquer puisque
chacun a son point faible. Seulement, réussirait-il à apaiser
ces morts, à faire taire ce reproche intérieur ? A cette
condition, il accepterait d'être lâche.
Puisque les rêves ne voulaient pas être précis, il décida
de consulter un derviche. Il en parla à Ramdane. Craignant
ces mêmes précisions, son beau-père essaya de l'en
dissuader. Mais il n'y eut rien à faire. Il fallut partir. Un
matin, ils se rendirent au cimetière pour se conformer à
l'usage. Slimane tourna quatorze fois autour du tombeau
d'Ali avec un œuf dans sa main ; il s'adressa à son oncle, à
haute voix, lui donna rendez-vous chez le derviche et ils
s'en allèrent. C'était assez loin. Ramdane dut se traîner,
tout vieux qu'il était, derrière Slimane parce qu'il voulait
connaître l'oracle et, au besoin, l'interpréter de la bonne
façon pour éviter tout tracas.
Ils marchèrent près de deux heures à travers un chemin
muletier qui les conduisit jusqu'à l'oued en zigzagant entre
les cystes et les buissons de chênes, puis ils remontèrent
l'autre versant de la profonde vallée, prirent un sentier bien
raide à travers les olivettes et arrivèrent au village de Si-
Mahfoud. Un village pittoresque juché en haut d'un énorme
rocher sur lequel s'agrippe, comme par miracle, un
prodigieux amas -de raquettes de cactus, donnant à
l'ensemble une teinte verdâtre, un peu étrange, un tout petit
village habité uniquement par des marabouts, hommes de
religion et de baraka qui se trouvent bien à leur place dans
ce paysage immuable de rocaille grise et de verdure
maladive.
C'est là que se font les amulettes de toutes.sortes, les
exoreismes, les invocations aux morts. C'est dans la petite
mosquée, sise en plein cimetière, juste à l'entrée du village,
_
que les malades et les infirmes viennent se rouler sur des
nattes pour implorer la guérison ; c'est là enfin que le cadi
ou le juge de paix fait jurer «les défendeurs» chaque fois
que le manque de preuves ou l'abondance des témoins
rendent une affaire difficile à juger. Bref, un village
renommé et respecté à plusieurs lieues à la ronde.
Slimane et Ramdane, en entrant au village, s'arrêtèrent
une minute à la mosquée et baisèrent un coin du mur.
Ensuite, il se firent conduire chez Si-Mahfoud. Ils eurent la
chance de le trouver libre en ce matin d'avril où les travaux
des champs occupent tout le monde. Il les reçut sans les
faire attendre, très simplement, dans sa maison. Si-Mahfoud
dédajgnait toute mise en scène. Il avait beaucoup
d'assurance et rien d'un imposteur. Ses ancêtres eurent tous
ce don de double vue ef, apparemment, la famille jouissait
d'une grande estime dans son propre village. Lorsqu'on sait
à quel point certains sentiments comme l'égoïsme, la
jalousie et la malice sont vifs dans les villages de
marabouts, on est obligé d'admettre que cette estime, dont
Si-Mahfoud était entouré, était bel et bien méritée. Il faut
dire aussi que Si-Mahfoud ne s'occupait jamais d'amulettes
(chacun sa branche, malgré tout) et que personne, chez lui,
ne se sentait capable de le concurrencer sans user de
supercheries.
Il avait l'habitude de se tenir sur un banc de
maçonnerie, derrière le portail d'entrée, juste en face de la
maison. Lorsqu'il jugeait que les visiteurs étaient
importants, il les faisait asseoir sur la même natte où il était
assis et engageait avec eux une conversation banale pendant
que sa femme préparait une tasse de café. Naturellement,
cette faveur n'était accordée qu'aux hommes. Les visiteuses
n'avaient jamais accès au banc de pierres. Accroupies par
terre, elles écoutaient humblement le message de l'homme
de Dieu puis elles se levaient, glissaient sous la natte leur
ouada et se penchaient sur la vénérable tête de Si-Mahfoud
qui les laissait partir, impassible.
Lorsqu'il leur eut désigné les places et demandé du café,
Ramdane et Slimane comprirent qu'ils étaient les
76
bienvenus. Cela leur rendit confiance. Si-Mahfoud pouvait
en imposer : il était très grand, tout de blanc vêtu et adossé
dans une attitude austère à un large coussin bourré de laine.
Son capuchon légèrement relevé sur le turban laissait voir
un visage brun, régulier, impressionnant avec sa barbe
grise, ses yeux noirs au regard profond et sévère. Il avait
croisé ses jambes sous sa gandoura et il-tenait sur son genou
un chapelet aux grains brillants. Il eût suffi qu'il mît un peu
plus de dureté dans son regard immobile, qu'il fit un geste
d'humeur de son bras démesuré pour que l'on se sentît
perdu, condamnable et prêt à implorer son pardon.
Lorsqu'au contraire il vous recevait bien, il vous
communiquait d'un seul coup sa sérénité et vous le quittiez
soulagé.
Après les propos où il fut question de pluie et beau
temps, de facilité ou de cherté de la vie, comme nous disons
chez nous, on en vint à la séance proprement dite. Si-
Mahfoud prit l'œuf entre ses doigts et se mit à le
contempler longuement. Il ne fallait plus parler .mais
attendre, écouter attentivement, ne pas interrompre, ne pas
interroger ni chercher à percer le mystère des termes
obscurs qu'il allait employer. Tout cela, les visiteurs le
savaient. Les lèvres du marabout remuaient très vite ; ses
yeux plongeaient dans l'œuf comme pour y contempler
quelque fascinant spectacle ; les grains du chapelet' se
précipitaient l'un derrière l'autre sous les doigts effilés qui
les tenaient. Une présence insolite semblait se glisser parmi
eux, les effleurait doucement comme un frôlement d'aile
silencieux. Ils étaient prêts à croire au miracle.
Puis Si-Mahfoud se mit à parler : «Nous sommes vieux
et usés. Pourquoi nous avoir fatigués en vous égarant dans
les ravins ? Nos genoux nous font mal. Nous avons eu de la
peine à vous suivre. Nous avons besoin de respirer...»
C'était vrai. Les pèlerins s'étaient perdus aux abords de
l'oued ; ils avaient trouvé la route bien pénible ; ils avaiept
songé aussi aux fatigues qu'ils imposaient au mort. Ce petit
reproche, ils l'attendaient. «...Que vois-je à présent ? Un
vieux vénérable, à barbe blanche, pommettes rouges, turban
77 •
jaune à fleurs blanches, un burnous en poils de chameau.
Oui, assieds-toi sur la natte, là bien au milieu. Que dis-tu?
Nous n'entendons point tes murmures ; tu es triste mais non
courroucé. Voilà que tu n'es plus seul. Quel est cet autre
qui t'a suivi ? Que veut-il ? Oui ! ton aîné, mocassins, pieds
et mains salis de la glèbe bénie de Dieu. C'est le fellah. Que
veut-il ? Il t'empêche de parler... Il te ferme la bouche ?
Attendez ! Qu'il parle, lui. Ne vous en allez pas !
Ecoutez...» Si-Mahfoud resta figé, la tête penchée, attentif
jusqu'à l'anxiété puis il se redressa tout surpris : «C'est
terminé, dit-il. Vous avez compris ? Ils sont partis !
Quelqu'un l'a accompagné qui voulait l'empêcher de
parler. Cela arrive quelquefois. Vous devez en connaître la
raison.»
Oui, Slimane connaissait la raison. Il avait le
pressentiment qu'Ali ne parlerait pas, que son oncle
Slimane, père de Kamouma viendrait le gêner pour
défendre son petit-fils. Ainsi tout se déroula comme
Slimane l'avait prévu. Il n'avait pas invité au voyage l'âme
de son autre oncle mais les deux tombes se touchaient et il
avait dû tourner autour des deux. L'invitation non formulée
était quand même valable. Il s'en doutait dès le matin. Au
reste, on pouvait dire que le marabout venait de lire à livre
ouvert dans la pensée de Slimane. Il avait décrit ses oncles
exactement tels qu'il les imaginait lui-même au moment
précis où parlait Si-Mahfoud ; leur comportement ne
Pétonna guère : il s'y attendait. Il n'y avait rien à dire. Si-
Mahfoud était un grand marabout et grande sa baraka. Il
savait ce qui se passait dans le cœur des gens !
Sa sévérité aussi était connue de tous. De notoriété
publique, il réserva maintes fois à certains, dont la
conscience était chargée, un accueil terrible qui apparut
comme un avant-goût de ce qui les attendait après leur
mort. Au contraire, avec eux, il fut aimable et voulut
contenter Slimane en lui prédisant l'avenir : «Je te vois tout
troublé, mon enfant, lui dit-il, je sais le sujet de tes
préoccupations mais il te sera donné une grande joie, d'ici
un an. Un agneau tout blanc bêle derrière toi, il bêle
78
joyeusement car tu lui réserves tout ton amour.»
Ramdane et Slimane se regardèrent satisfaits. Ils étaient
payés de leurs fatigues. Puis le beau-père, mis à l'aise,
expliqua à Si-Mahfoud les motifs de leur visite, les liens qui
attachaient Slimane au criminel, la premesse faite à Ali. Le
marabout rayonna. Une fois de plus, il triomphait, il n'avait
pas parlé à la légère.
- Tout ce que tu dis, nous le savons. Pourquoi nous
donner des précisions ? Notre oracle, par hasard, serait-il
obscur ? Vous avez compris, n'est-ce pas, pourquoi l'âme
invitée n'a pas pu parler ? C'est clair pourtant.
- Oui, notre sid. Seulement quelle devra être l'attitude
de Slimane ? Est-il délié de son serment ? Doit-il le tenir ?
- Et tu viens solliciter l'avis de Si-Mahfoud, méchant
homme !
- Oh pardon ! implora Ramdané qui regrettait son
audace.
- Tu mériterais que je te maudisse. Le jeune homme est
plus prudent qui se tient les yeux baissés et n'ose rien dire..
- Depuis une semaine, je ne cherche qu'à lui faire
oublier et à l'inciter au pardon.
- Tais-toi. Il n'a que faire de tes conseils. Ecoute, mon
fils ! Il était une fois un cheikh érudit et sage (il n'y a
d'érudit et de sage que Dieu). Ce saint homme vivait dans
la pauvreté et répandait parmi les jeunes les connaissances
que Dieu lui avait permis d'acquérir, en lui donnant une
intelligence lumineuse. Il était aimé et admiré. Le sultan en
devint jaloux. Un jour, il le fit venir et lui dit : «Tu es un
maître réputé, un pédagogue averti, je vais te confier un
élève. Je t'accorde trois ans pour lui enseigner le Coran. » II
lui présenta un jeune chameau, une belle bête comme toutes
celles qu'il possédait. «Voici ton futur élève, lui dit-il,
réfléchis jusqu'à demain. Si l'entreprise te paraît difficile,
tu peux refuser. Je t'ai préparé, dans ce cas, un cachot
profond qui sera ta prison et ton tombeau.» Le cheikh s'en
alla tout triste, maudissant sa science et sa sagesse, prêt à se
révolter contre son créateur. Il rencontra un derviche
comme moi, homme simple et fruste, vêtu de guenilles, _
s'
vivant d'herbes et de racines, en compagnie des bêtes
sauvages qu'il préférait aux hommes. Il lui demanda
conseil.
«O homme instruit, lui dit le derviche, ta science te rend
aveugle, borné et craintif. Peux-tu connaître les desseins du
Très Haut. Lui seul doit inspirer la crainte, non le sultan
périssable. Va, accepte l'élève qu'il'te propose. D'ici trois
ans, tu peux mourir. Tu seras alors entre les mains du
Miséricordieux. Le chameau peut mourir. Tu n'auras pas à
prouver ton habileté. Si a sonné enfin l'heure du sultan
superbe tu te trouveras possesseur d'un chameau et plus
riche que tu ne l'es à présent.» C'est ce qui arriva. Le sultan
ne tarda pas à mourir et personne ne songea à réclamer le
chameau.
«Voilà, mon fils, une anecdote qui peut servir
d'enseignement à tous les impatients, les inquiets qui
cherchent à pénétrer l'insondable au lieu de se laisser vivre
et de se reposer en Dieu. Je ne sais pas si elle peut te
concerner : je refuse de discuter ton cas. Mais ne te
tourmente plus et cesse de tourmenter les morts.

80
XI

On peut facilement imaginer


l'embarras de Marie à Ighil-Nezman, au milieu des
Kabyles. Si, d'un côté, elle pouvait s'entendre avec les
hommes, il n'y avait, par contre, rien à tirer des femmes.
Or, c'étaient ces dernières qui l'intéressaient. Elle se lendit
compte tout de suite qu'il fallait vivre comme elles et non
se singulariser. Amer ne lui donna aucune leçon. Il lui
proposa de l'emmener au café pour la distraire un peu. Elle
l'y suivit, s'y trouva seule avec des hommes et s'ennuya.
Elle alla au marché et excita la curiosité. Elle remarqua
aussi que les hommes étaient toujours gênés devant elle, ne
lui parlant guère, n'osant pas la regarder, préférant
s'adresser à Amer même lorsque la question la concernait.
Et pourtant, c'étaient ces mêmes individus qu'elle avait vus
en France aussi effrontés que d'autres. Alors il lui arrivait
de rester tout le temps à écouter, sans jamais rien dire. Et
parfois sans rien comprendre, car on ne se gênait guère pour
parler kabyle devant elle. Elle alla même en ville, au siège
de la commune mixte. Une visite à monsieur
l'administrateur ! Un geste stupide (Amer avait des
illusions). Elle en revint écœurée. EJle eut un moment
l'impression de se retrouver dans cette société hostile qui ne
voulait plus d'elle. Elle se promena à travers les rues, entra
dans des magasins, au café, au restaurant. Elle ne se trouva
nulle part à Taise, ni avec les Français ni avec les Kabyles.
Il lui semblait qu'ils formaient tous deux un couple étrange,
_
ridicule, qu'il avait perdu à côté d'elle son caractère de
Kabyle et qu'elle n'avait plus celui de Française. Le résultat
fut qu'ils semblaient diminués et gauches car l'attitude
d'Amer était une réplique de la sienne et leurs réflexions
sûrement identiques. Bien entendu, l'administrateur les
reçut. C'était pourtant inutile : .ils n'avaient rien à
demander. Une réception froide. Une politesse ironique qui
voulait faire comprendre toute l'indécence que comportait
une telle union. Elle cessa de sortir avec Amer.
Alors, il lui fallut s'arranger avec Kamouma et toutes
les voisines qui venaient la voir. Elle prit goût, petit à petit,
à sa nouvelle société ; elle vécut intensément avec ces
femmes qui l'obligeaient à comprendre, à se faire entendre,
à discuter. Elle eut recours aux gestes, à la mimique
amusante qui se terminait par des éclats de rire. Elle ne
s'ennuya plus. Ce fut l'apprentissage direct de la langue.
Les mots s'imposaient d'eux-mêmes à sa mémoire qui
n'avait pas à être rebelle. C'étaient tout d'abord les mots de
l'existence- aussi indispensables pour vivre que l'air que
nous respirons : tiens, donne, bon, mauvais, oui, non... puis
les termes de politesse, ceux qui disent la beauté et
l'admiration. Elle en sut d'autres, les plus grossiers qu'on
lui faisait répéter par malice pour scandaliser la brave
Kamouma. Marie disait tout avec une égale candeur et plus
d'une fois elle sortit un «gros mot» devant le fils et la mère.
Amer lui expliqua les exigences de la pudibonderie kabyle :
tout ce qui concerne le sexe est proscrit et ne se dit pas
entre parents. Parfois aussi, elle faisait rire d'elle en
s'accusant de défauts ou d'infirmités enseignés par quelque
voisine : «je suis noire comme la suie ; je suis sotte comme
une ânesse». Lorsque Amer lui en demandait la traduction,
il constatait que Marie se croyait belle comme la lune,
intelligente comme une déesse. Mais tout de même, elle
faisait des progrès rapides et elle ne tarda pas à savoir se
défendre. Au début, elle crut qu'elle n'arriverait jamais à
82
débrouiller cet enchevêtrement de sons rauques ou aigus,
mais toujours trop rapides, à son gré, qui constituaient le
langage kabyle. Elle fronçait les sourcils, plissait les yeux,
essayait de saisir quelque chose mais ne réussissait même
pas à répéter. Et puis, il y avait des sons impossibles. Sa
langue était rebelle à saisir des nuances très délicates et
parfois essentielles. Elle constata tout de suite qu'il n'y
avait pas que les vingt-cinq sons français. Elle prit son parti
de faire rire pour apprendre. Elle ne s'impatienta plus de
recourir aux gestes. Il lui arriva ce qui arrive aux bébés :
elle finit par comprendre tout ce que lui disait Kamouma ou
les autres. Elle comprit avant de savoir répondre. Et au fur
et à mesure qu'elle apprenait, elle voyait sous un jour
nouveau la vie à Ighil-Nezman.
Marie était une pauvre fille sans orgueil. Elle n'avait
aucune prévention contre ces gens chez qui elle était venu
chercher la tranquillité. Pourtant, au début, cette société lui
parut absurde, inimaginable, arriérée pour tout dire : des"
gens qui écartaient les femmes, n'en faisaient aucun cas, les
confinaient1 au rôle d'obscures ménagères, peut-être
d'esclaves. Les femmes, elles-mêmes, lui semblèrent si
insignifiantes qu'on ne pouvait les traiter autrement. Elle
dut se détromper peu à peu. D'abord, elles n'étaient pas si
sottes. Elle s'en rendit compte à la façon dont elles
discutaient avec elle. Elles étaient polies, réservées,
.discrètes et savaient rendre service. C'était à qui lui
donnerait des conseils pour tenir son ménage à la kabyle,
lui apprendre à préparer le couscous, la galette, allumer le
bois dans le foyer, balayer la cour sans soulever trop de
poussière, manier le moulin à bras. Elle remarqua que sous
des apparences négligées, toutes ces femmes étaient d'une
propreté méticuleuse, qu'elles ne s'approchaient jamais de
la farine sans s'être lavées soigneusement, que les femmes
souillées attendaient d'être pures pour se remettre à
préparer les repas, que leur toilette intime était faite avec
' 8 3
soin, qu'en général elles n'avaient pas à recevoir de leçon>
sur toutes ces choses et qu'elles n'en tiraient aucune vanité,
préférant plutôt s'en cacher.
La femme mariée ayant son mari auprès d'elle se
permet d'être coquette mais les veuves ainsi que celles dont
les maris sont absents tiennent à paraître négligées pour
éviter les regards. Les demoiselles, pour se marier, peuvent
se faire valoir. Ainsi, tout est réglé. Ce qui la choquait ou la
surprenait au début devenait curieusement logique. Elle sut
que la femme kabyle doit être sérieuse et modeste parce que
les hommes, de leur côté, sont sérieux. Tout se passait
comme si chaque couple devant se suffire, il n'était jamais
question de chercher aventure. Par la suite, évidemment,
elle apprit qu'il y avait parfois des exceptions à la règle
mais c'était rare. L'austérité des mœurs était le fait de la
nécessité et de l'habitude plutôt que d'une vertu
exceptionnelle. Ce qui importait le plus, ce n'était pas
l'amour mais la vie. C'était l'unique problème. Tout le reste
en dépendait. Voilà pourquoi était réduite la place faite aux
plaisirs. L'acte d'amour est pour la nuit. Et dans la journée,
chacun s'emploie de son côté à bien mener la maison. Là
encore, Marie s'en aperçut : la femme a son rôle. Les
épouses qui accomplissent leur tâche facilitent
singulièrement celle de leur mari. Non, à tout bien peser, la
femme n'est pas effacée dans le foyer. Elle le remplit de sa
présence, peut-être plus que l'homme auquel il arrive de
n'être que le chef nominal. Au bout de quelque temps,
Marie ne constata plus rien de curieux chez nous.
Simplement, il lui avait fallu comprendre, puis s'adapter
pour retrouver ici les hommes et les femmes tels qu'elle les
avait connus ailleurs.
De même qu'Amer, elle comprit aussi que ce nouveau
milieu était à sa mesure de femme pauvre. Elle n'avait rien
à envier à toutes ces paysannes qui s'empressaient autour
d'elle. Elle était à l'aise et se suffisait. Elle se trouvait belle,
84
bien mise, bien logée, ayant un mari convenable. Elle savait
que sa qualité de Française la faisait respecter et n'en •.
abusait pas. Parfois, il lui semblait qu'elle était là en
vacances et qu'un jour viendrait où elle s'en retournerait en
France, alors elle rêvait à une véritable existence, là-bas.
Elle oubliait le minuscule village, et ses habitants
insignifiants organisés comme des fourmis,' se serrant les
uns contre les autres, se contentant de peu et subissant leur
sort comme s'ils ne se doutaient même pas qu'il pût être
meilleur. Lorsque ça la prenait, elle regrettait presque d'être
là. C'était une situation sans issue. Elle devenait triste,
sombre, s'irritait sans raison. Ima Kamouma s'en apercevait
et évitait de lui parler. Amer se faisait doux. De jeunes
voisines venaient la distraire et réussissaient à la faire rire.
A d'autres moments, au contraire, Marie voyait les
choses sous un autre angle. Elle était une petite reine
choyée. Amer s'occupait de tout au dehors. Elle n'avait
plus aucun souci. Pourquoi ne pas supporter l'existence tout-
comme ses voisines, ne plus songer à l'ancien temps, être
du village, avoir des relations, des amis, tenir un rang ? Elle
devenait ambitieuse, voyait Amer parmi les notables et elle
la première de toutes les femmes. Elle faisait de nombreux
projets, les discutait avec Amer qui constatait avec plaisir
qu'elle se calmait et se «kabylisait».
Elle voulait aussi avoir des enfants. C'était d'abord un
désir vague et lointain. Puis les femmes et surtout
Kamouma réussirent à lui en donner un goût si vif que ce
désir bientôt devint pour elle une espèce d'idéal auquel elle
aspirait de toute son âme. Une vraie Kabyle, n'est-ce pas ?
Il faut dire aussi que les sentiments de Kamouma
évoluèrent très vite à son égard. Kamouma ne tarda pas à
admettre que Marie avait des qualités et une absence totale
de malice. Cette malice qui fait écumer les vieilles et qui est
la seule arme des brus. Mais une arme fort dangereuse,
entre des mains expertes. Non, avec Marie, elle pouvait être
85
tranquille : son Amer ne serait jamais changé. Mais est-ce
que les vieilles restent jamais tranquilles ? Ce n'est pas de
la malice qu'elles ont, elles. C'est un démon qui les pousse.
Et le démon des vieilles, tout le monde le connaît.
Cependant, comme il entrait dans les desseins de Kamouma
de faire aimer la vie kabyle à sa belle-fille, elle y travailla
sincèrement. Et Marie commença à s'attacher à sa nouvelle
existence...

86
XII

Marie avait vécu trois ans avec Amer,


chez madame Garet. Lorsqu'ils décidèrent d'en finir avec
Paris pour se fixer à Ighil-Nezman, il n'y eut de leur part ni
coup de tête, ni illusions, ni goût de l'aventure.
Simplement, ils étaient fatigués d'un certain genre de vie
qui pouvait en fin de compte leur réserver des aventures,
alors qu'un autre, dont parlait souvent Amer, s'offrait à
eux, tout gratuit, sans trop de risques.
Une fois installée en Kabylie, Marie peut à son tour
revoir avec sérénité {e film de son existence. Qu'a-t-elle à
regretter, tout compte fait ? Sa vie aurait pu s'organiser
autrement. Le hasard seul ne l'a pas voulu! Car, de son côté
aussi, il n'y a rien eu d'autre que l'effet du hasard. Sa mère
s'était mise en ménage avec un vieux monsieur qui avait
une bicoque en banlieue, à Pantin. Il s'appelait Joseph
Mitard. Elle dut l'appeler «papa», pendant cinq ans. Il ne
fut jamais plus question d'André.
Marie ignore comment cela s'était produit entre Yvonne
et lui, mais elle garde de toute cette période assez de
souvenirs précis. Elle est en mesure, par exemple, de
caractériser le père Mitard ; elle n'a oublié ni ses manies ou
ses goûts, ni ses faiblesses et ses défauts. Elle ne l'a jamais
aimé. Lui, de son côté, ne s'intéressa à elle qu'à partir
d'une certaine période jusqu'au jour où elle s'en alla pour
de bon. A cause de lui justement.
N'était-il pas étrange, en effet, qu'elle se trouvât un
dimanche, toute seule, avec le papa Joseph qui la regardait
87
sournoisement de ses gros yeux de poisson rouge, qu'il se
mît à lui parler de sa mère et à en dire tout le mal qu'il en
pensait, puis à prétendre que désormais cela ne le touchait
plus, la vie étant ainsi faite et que cela ne tirait guère à
conséquence de coucher avec tel homme ou tel autre ?
Marie le «voyait venir». Et il y vint. Il y avait de quoi
vomir. Pouah ! ce vieux sac de chairs flasques qu'elle avait
appelé papa ! Il donnait envie de lui cogner dessus,
maintenant !
Et voilà ! Plus moyen de vivre dans cette maison. L'idée
de s'en aller d'ailleurs n'était pas nouvelle. Elle la portait
tel un rêve ou un vague désir. Cette idée s'imposa
soudainement et ce fut là le seul éclair inattendu qui
traversa la jeune fille. Tout le reste suivit banalement, pour
ainsi dire.
Mineure, vivant sous de faux noms, menacée de prison
pour avortement. ses amants n'avaient plus d'égards pour
elle, commençaient à l'exploiter et le dernier parlait-de la
placer dans une «maison». Aucune trace d'Yvonne, ni de
Joseph car elle avait passé un an à voyager avant de revenir
échouer à Paris. Elle avait fait «son tour de France» et
séjourné dans différentes villes : à Chartres, puis à Nantes
et Bordeaux et enfin à Lyon. Ce fut à son retour qu'elle
revit madame Garet. Elle usait ses dernières robes et la
situation n'était pas brillante. Son amant la logea dans une
petite chambre d'un hôtel de la rue Polonceau. L'hôtelier
qui était un «ami» les reçut sans histoires et n'inscrivit que
l'homme avec lequel il avait déjà «travaillé». Marie était de
nouveau enceinte.
La misère ne tarda pas à venir, car son amant se fit
arrêter pour vol. Elle se trouva seule chez ce patron qui
menaçait de la jeter dehors à chaque instant, mais qui
consentait quand même à la faire travailler comme une
esclave. Elle vécut ainsi plusieurs mois, lavant le linge et
les draps, astiquant le parquet, essuyant les verres et la
vaisselle, au milieu des souteneurs et des ivrognes, avec son

88
ventre qui grossissait et l'enlaidissait.
Toutes ces scènes, Marie les a gardées intactes. Pour
elle seule. Dans le secret de son cœur, elle est un peu fîère
d'avoir tant vécu. C'est cette même fierté qui passe dans
son regard, lorsqu'il lui arrive de confesser vaguement et
d'une manière générale qu'elle a connu la misère et la faim.
Ce qui lui répugne à évoquer, à présent, en Kabylie, c'est
plutôt ses jours de «noce», de plaisir malsain. Voilà son
grand remords; Elle voudrait oublier. Mais elle considère
que le souvenir des souffrances passées permet de vivre
avec le remords. C'est le prix de la faute. Cela est vrai dans
une certaine mesure seulement.
Tout compte fait, elle ne regrette pas d'avoir suivi
Amer, chez madame Garet d'abord, en Kabylie ensuite.
Elle le rencontra dans un mauvais moment : elle sortait de
l'hôpital, seule (son enfant était mort en naissant), vidée de
forces et de courage. Elle avait besoin d'un soutien. Oh !
elle ne se fit pas trop d'illusions, pour cornmencer. Amer
était plutôt amusant avec ses idées sur Rabah-ou-Hamouche
et Yvonne. Il tenait tant à être son cousin. Elle n'y attacha
aucune importance. Elle se disait que les choses n'iraient
pas très loin. Pourtant son pauvre rêve prit corps, se réalisa
petit à petit, tout naturellement, pour ainsi dire. Et depuis,
voilà, ils sont ensemble : là-bas, ici ou ailleurs, peu importe.
Le passé est bien mort et l'avenir n'a rien d'effrayant.

89
XIII
!

Tandis que Marie s'adaptait peu à peu


à sa nouvelle vie, Amer se mettait à étudier les siens. Dire
qu'il les découvrait serait peut-être exagéré. Il les
connaissait depuis son enfance. Pendant sa longue absence,
il n'avait jamais pu s'en séparer réellement car ses
souvenirs continuaient à vivre en lui. Et puis des nouvelles
lui parvenaient de temps à autre. Mais il ne se souciait
guère de ce qui se passait chez lui. Les tricheries, les
méchancetés, les hypocrisies, les misères, vues de loin
n'étaient que jeux d'enfants sans importance. A présent, il
était mêlé à tous ces jeux. Il se voyait entraîné dans une |
ronde, tantôt passionnée et plaisante, tantôt comique ou
navrante. Pourtant, ce monde lui convenait où il avait sa
place, où, s'il était possible de se transformer, nul ne
pouvait être le fils de ses œuvres au point de donner tout à
fait le change et de faire oublier le passé : un monde où l'on
était un tel, fils d'un tel, et rien de plus.
Une série de cercles étroits emprisonnent les gens au
sein des familles puis des karoubas et font de tout le village
une cage grouillante où l'on se côtoie et se mesure sans
cesse. En France, dans les gros villages ou les petites villes
de l'importance d'Ighil-Nezman, dans les cités industrielles
tout au moins, des familles peuvent venir s'installer,
d'autres s'en aller définitivement. Des gens totalement
étrangers peuvent se rencontrer, vivre côte à côte puis se
séparer. Il y a une certaine liberté d'allure et de propos, une
91
certaine indépendance, un certain égoïsme qui font de la vie
un combat loyal que chacun doit mener seul. Ordinai-
rement, on s'organise à sa guise, en ne tenant compte des
autres que dans la mesure où l'on a besoin de se les
concilier. On restreint ou on étend ses relations ; on se forge
soi-même ses contraintes. Dans le village kabyle, la
situation est différente. La karouba est une unité sociale et
géographique en même temps. Les mêmes cousins habitent
la même rue, les familles sont fixées pour toujours dans
leurs quartiers. S'il arrive à l'une d'elle d'émigrer à Alger,
par exemple, il est rarement admis qu'une famille étrangère
vienne demeurer au village. On forme un tout, on se
connaît, on s'est jugé depuis des générations. On ne se jette
pas de jugements à la face mais chacun sait intimement ce
qu'il doit penser de l'autre. Et l'on est là à se rencontrer
chaque jour, à se dire bonjour, à se rendre service, à s'aider
mais aussi à se surveiller, à s'envier et à se détester. Et tous,
tous sont obligés de sauver les apparences. A la considérer
de loin, la vie au village paraît difficile à supporter. On
aurait peur d'y étouffer. Mais en réalité on y est aussi libre
qu'ailleurs : on rit, on plaisante, on se tient mal, si on veut,
on brave les censeurs et on peut tout aussi bien se conduire
sagement. Il suffit de ne pas se condamner soi-même, car
une fois qu'on connaît les censeurs, qu'on est fixé sur leur
compte, on ne les craint plus et ce qu'ils pensent importe
peu. D'autant qu'ils ne pensent jamais à haute voix !
La solidarité du présent avec le passé et le futur
demeure illusoire. Elle soutient les sots et ne pèse sur
personne du moment que chacun ne garde que les bons
côtés de l'héritage et qu'on se préoccupe très peu des
sanctions de l'avenir. Ici comme ailleurs, l'observateur
perspicace peut se rendre compte que malgré certains
aspects superficiels, visibles toute de suite, les Kabyles ne
sont pas autre chose que des hommes. Mais des hommes
condamnés à lutter âprement pour vivre. Et dans cette lutte
_
inégale, nous sommes bien obligés d'oublier un peu nos
beaux principes tout en ayant l'air d'y tenir absolument.
C'est peut-être là un grand mérite. Le seul mérite. Nous
avons le sens très précis de l'honneur, du courage et de la
vertu. Nous voudrions bien être généreux et désintéressés. -1
Mous sommes pleins de nobles intentions. Chacun s'efforce
de sauver les apparences mais la réalité se découvre
souvent, malgré notre désir de la cacher.
Voici au hasard quelques détails sur certaines familles
d'Ighil-Nezman que chacun sait et répand. Ce ne sont ni les
meilleures familles du village, ni les plus mauvaises.
Simplement, elles habitent le même quartier que les Aït-
Larbi.
Les Aïl-Rabah ne sont plus que deux, Hassen et Saïd. Ils
sont pauvres et ont beaucoup d'enfants qui troublent conti-
nuellement la tranquillité des voisins. Comme leurs femmes
ne s'entendent pas, leur existence est une longue querelle.
Leurs enfants se mordent et se déchirent,. les femmes
s'épient méchamment, eux-mêmes se jalousent comme de
vrais ennen«.'". ivlais à l'occasion, ils peuvent se rappeler
qu'ils sont frères : il arriva, par exemple, qu'un voisin
profitant de cette inimitié voulut battre Hassen qui était le
plus faible. Les deux frères lui donnèrent ensemble une
leçon inattendue qui lui fit passer pour toujours l'envie de
dominer des gens divisés.
Les filles de Saïd ne se marieront certainement pas à
cause de leur effronterie... et de la pauvreté du père. S'il
faut croire tout ce qu'elles se disent, les deux mères de
famille sont pleines de défauts ; les pères aussi. Mais on
peut tout se dire au cours d'une dispute.
Hassen et Saïd avaient une vieille mère. Lorsqu'ils
eurent partagé leur unique champ de figuiers et dressé une
cloison en roseaux au milieu de la vieille bicoque héritée du
père, Hassen dit à Saïd :
-11 nous reste quelque chose à partager.
93
- Quoi?
- La vieille.
- Je m'en charge, si elle te dérange.
- Tu veux être seul à profiter de sa baraka. Non ! j'aurai
ma part.
Il fut décidé que chacun garderait la mère un mois sur
deux. Elle dut ainsi vivre de part et d'autre de la cloison en
roseaux, avec son oreiller plein de vieux chiffons, son
morceau de natte, son tapis sans couleur. Elle tira un
avantage. incontestable de ses déménagements mensuels,
car elle fut invariablement bien traitée : le jour de son
installation et la veille de son départ. Elle eut donc à elle
quatre bons jours sur soixante, alors qu'auparavant, si elle
n'était * pas toujours la cause de la querelle, elle en
supportait constamment les effets. Son nouveau genre de
vie lui apporta la paix : il lui suffisait, pour cela de donner
raison à celui qui l'hébergeait. Elle prit sagement son parti
de changer d'avis tous les mois.
En attendant la baraka, Saïd eut l'idée d'envoyer la
vieille femme chez les riches, au moment de la récolte : une
mendicité camouflée. Hassen en fut mécontent. Comme son
frère refusait de partager les aumônes, la vieille travailla
aussi pour le compte de Hassen. Un jour, elle mourut sans
prévenir, comme un insecte à l'approche de l'hiver. Il est
clair qu'elle ne laissa sa baraka à aucun des deux frères. Ils
n'y comptaient pas trop d'ailleurs.
Les Aït-Tahar ont leur portail en face des Aït-Rabah.
Derrière ce portail, il y a une suite de six ou huit maisons,
l'une en face de l'autre. Chacun d'eux habite une pièce
avec sa femme et ses enfants. La cour est traversée par un
caniveau à ciel ouvert où viennent se jeter des rigoles
sortant de chaque habitation. Eux, non plus, ne sont guère
paisibles. Ils sont obligés de se voir matin et soir et se
détester en toute intimité. Quand ils se disputent à propos
du mauvais entretien de l'égout, ils prennent la précaution
94
de fermer le grand portail. Ils sont disciplinés et ont le sens
de l'honneur. Même quand la querelle se transforme en
bataille rangée, ils n'admettent personne dans leur cour. Ils
règlent leurs affaires entre eux. Les éclats de voix sont
prohibés. Ils s'insultent avec douceur, se donnent des
bourrades à se percer la peau, connaissent le secret de
s'assommer sans bruit. Derrière le portail clos, le jour de
bagarre, on entend un long murmure de voix étouffées,
l'écho sourdement prolongé des coups amortis, quelquefois
la lourde chute d'un corps ou le cri strident interrompu par
deux doigts experts qui s'enfoncent dans les gosier d'un
enfant. Quand le portail s'ouvre^ le calme est rétabli. Le
vieux Bachir, l'aîné des Aït-Tahar, sort tout souriant. Il a un
mot ineffable pour contenter les curieux.
- Nos gosses sont dés démons. Je ne peux plus les
supporter. Je me sauve à la djema.
~Les Aït-Tahar s'honorent des exploits d'un ancêtre qui,
autrefois, faisait partie d'une bande de voleurs. C'est un
titre de noblesse auquel ils tiennent beaucoup. Ils savent
qu'il est envié, ce titre, et qu'ils ont des ennemis. C'est pour
cela qu'ils sont si réservés et si hypocrites. Ils aiment vous
confier qu'ils ont encore de solides relations, un peu
partout, en Kabylie. Il faut les craindre et les respecter.
La fille du vieux Bachir est mariée à un homme assez
simple qui -vit au bout du village. Il est riche et n'a que des
cousins. Il passe toutes ses journées aux champs. Sa belle-
mère est toujours chez lui et le rançonne sans façons : huile,
figues, céréales, tout est scrupuleusement partagé. Il ne
s'aperçoit de rien. Son beau-père lui a prouvé maintes fois
qu'il ne peut pas trouver de meilleurs alliés que les Aït-
Tahar. On veille sur lui à son insu : par certaine nuit noire,
le gendre est brutalement arraché à son lourd sommeil par
un fracas sur le toit. Il écoute : on lapide sa maison. Plus de
doute, un ennemi inconnu veut l'obliger à sortir et à s'offrir
comme cible. Il passe une sale nuit. Le lendemain, Bachir
95
arrive, décomposé par une noble indignation.
- Beau-fils, je sais que ta demeure a été lapidée cette
nuit. Inutile de nier. As-tu des soupçons ?
- Non.
- Tu es naïf. Tu crois qu'on t'estime dans ce quartier où
tu n'as que des jaloux. Laisse-moi faire. Désormais, tu
pourras dormir tranquille. Nous veillerons.
Bachir veille, en effet, jusqu'au jour où une mauvaise
histoire menacera sa fille. C'est alors que, de nouveau,
d'une façon inédite, les ennemis inconnus manifesteront au
gendre leur désir de vengeance. Il sentira, plus que jamais,
la nécessité de s'appuyer sur une famille solide et la fille de
Bachir affermira un peu plus sa position chez son mari.
Les Aït-Abbas habitent à côté des Aït-Tahar. Ce sont
des cultivateurs et des khaounis. Leur piété est connue de
tous les cheikhs et talebs de passage qui viennent sans
hésitation leur demander l'hospitalité. On peut se
représenter un Aït-Abbas de la vieille génération vêtu d'une
gandoura de grosse toile, à large échancrure, sans manches
et sans ornements, ceint de la courroie de cuir à gros clous
jaunes qui retient haut cette gandoura et laisse nus des
genoux secs et des mollets luisants. Il faut le coiffer d'une
chéchia râpée, frangée de crasse et d'un turban terni, le
chausser de mocassins qui montrent à chaque pied un
volumineux orteil et découvrent par derrière un talon aplati,
épais et crevassé. La figure est ridée, sèche, impassible
comme un masque. Les yeux seuls sont vivants et, à les voir
pétiller, on peut se demander quel charme ils trouvent à
rester accrochés à ce visage.
Les Aït-Abbas sont les élus du Prophète. Ils prient avec
assiduité, pratiquent un jeûne austère et 'détestent les
roumis. Ils transgressent un peu la loi de Dieu sur le
chapitre de la charité mais ils supposent que c'est
insignifiant. La bonne réputation des Aït-Abbas subit à
présent une rude épreuve. L'esprit malin détourne leurs
96
enfants de la bonne voie. Ils vont en France, boivent du vin,
fréquentent sûrement des Françaises, reviennent avec des
pantalons et des vestes. Quelques-uns ne reviennent même
pas. Si au moins ils envoyaient de l'argent !
Les maisons des Aït-Marouf bordent la grande place du .
village. Ils aiment souligner qu'ils occupent le centre
d'Ighil-Nezman et que, par conséquent, tout gravite autour
d'eux. Si ingrates soient-elles, les circonstances ne peuvent
pas leur ôter une fierté légitime et un dédain absolu pour les
autres familles. Ils ont donné deux amins au village. Ce
sont vraiment des «têtes». Nous avons tous connu Arab. le
dernier amin de la famille. Il était ami de Mohand Amezian,
le grand usurier. Sa femme était très belle et, coïncidence
curieuse, s'appelait Yamina (1) . Elle montrait fort bien
qu'elle était l'épouse de l'amin ! Les femmes du quartier la
supportaient comme un soldat de deuxième classe supporte
un officier arrogant. Chaque fois qu'elle trouvait l'occasion
de se disputer avec une voisine, les polissons savaient
qu'elle ferait admirer ses belles cuisses aux spectateurs et
ils allaient se poster aux environs. C'était sa façon, à elle,
de montrer sa supériorité.
- Voyez toutes pourquoi elle m'en veut ! Je ne suis pas
tordue comme elle...
Arab qui est craint au dehors est un agneau chez lui. Du
reste, il s'entend bien avec l'usurier. Leur dictature sur le^
village a duré une dizaine d'années. Ils s'amusèrent à faire
et à défaire les çofs. Mohand ruina impitoyablement ceux
qui lui devaient de l'argent et qui n'étaient pas très dociles.
La procédure est simple : une assignation en justice, un
délai qui expire, une vente aux enchères, une saisie opérée
par le cadi-notaire et l'ennemi rentre dans la catégorie des
gueux. Tous les moyens sont utilisés : faux témoins, faux
billets à ordre, menaces, intimidation ; la naïveté du
débiteur est exploitée à fond ainsi que sa négligence ou sa
malchance. Mohand ne peut pas perdre un procès. Tous les
97
fellahs tremblent de tomber sous sa griffe. Même ceux qui
ne lui doivent rien. Il connaît toutes les «ficelles» de la
procédure et paie un avocat au mois. Il est implacable
comme la fatalité. Les riches qui se croyaient ses rivaux
avaient affaire à l'amin qui était au mieux avec le caïd. Il
fallait donc s'incliner : les deux amis étaient à l'apogée de
leur puissance.
.. Ils n'hésitèrent pas à écarter certaines familles de la vie
collective du village. C'était une rigoureuse mise à l'index.
Sous peine d'amende, il était défendu de parler aux
membres de ces familles, de leur rendre service, de les
aider, de travailler dans leurs champs, d'assister à leurs
,fêtes et d'enterrer leurs morts. Il restera dans les annales du
village qu'un malheureux paria dut faire venir d'un village
voisin des hommes pour enterrer son fils. Personne ne put
éviter cette lâcheté à Ighil-Nezman.
Vint le jour où les deux amis se brouillèrent. L'amin fut
ruiné et l'usurier mis à l'index. C'était bien leur tour.
Actuellement, les Aït-Marouf n'ont ni fortune, ni influence
mais ils demeurent insupportables et méchants.
On peut aisément nous taxer de fatalisme naïf, c'est que
le faible se console toujours en songeant qu'il existe un
Tout-Puissant pour abattre les forts. Il est facile, certes, de
se moquer de notre simplicité. Cependant, nous savons
bien, nous qui vivons dans nos montagnes, un peu en marge
des sociétés policées, nous savons bien que la seule justice
qui frappe le méchant et ne faillit jamais n'est pas la justice
des hommes. Mais le destin frappe seulement, il ne corrige
pas. C'est toujours ainsi : les coups n'arrivent jamais à
l'heure et chacun se croit l'innocente victime des dieux...

98
XIV

Ils s'attendaient un peu à ctu^ en-


contre. Ils s'y étaient préparés tous deux depuis une
semaine. Et pourtant, ce fiât comme s'ils eussent été pris de
court. Et cela ne se passa point ainsi qu'ils l'avaient
imaginé, chacun de son côté.
Cela se produisit en dehors du village. Amer s'en allait
au nouveau café. Slimane en revenait. Ils se trouvèrent face
à face au tournant qui cachait le café. L'un grand et fort,
bien portant, bien propre dans sa gandoura de soie bleue,
l'autre petit et sec, tout gris dans ses vieux habits couleur de '
terre. Amer ne sut pas exactement ce qui se passa en lui.
Ses yeux s'agrandirent démesurément. Il n'eut pas la force
de sourire mais sa figure s'épanouit soudain et prit une
indéfinissable expression de profonde tristesse mêlée de
douceur et de bonté. Il n'avait jamais éprouvé pareille
impression. C'était comme si, ce qu'il y avait d'immatériel
et de noble en lui allait sortir pour envelopper cet homme
qu'il voyait devant lui, misérable et faible. Et il éprouvait
aussi une certaine joie à s'humilier, à rabaisser sa propre
personne qu'il jugeait trop avantageuse en face du
malheureux. Il s'approcha de Slimane et l'embrassa sur la
tête en rougissant un peu.
- Bonjour, mon oncle, lui dit-il.
- Sois le bienvenu, mon neveu, dit Slimane qui saisit
dans ses deux mains osseuses et foncées la main bien pleine
et un peu molle d'Amer. Il porta cette main à sa bouche, la
baisa goulûment et s'en alla très vite pour disparaître au
tournant. Sa tête bouillonnait de pensées contradictoires. Sa
_
réponse et son geste avaient été spontanés. !1 s'était préparé
à l'inimitié ou la haine. Dès qu'il avait vu son neveu, il
avait commencé à froncer les sourcils, à baisser sa grosse
tête antipathique, dans une attitude hargneuse et butée, celle
d'un taureau qui en rencontre un autre. Il avait pris le haut
côté et avait commencé à longer au plus près le talus. 11 fut
bien surpris ! Toute cette haine qu'il avait réussi à faire
monter en lui plongea de nouveau brusquement au plus
profond de lui-même, jusqu'à disparaître tout à fait dès
qu'il leva les yeux sur la bonne grosse figure qui se faisait
douce, presque humble. Alors le même élan de sympathie
unit le neveu et l'oncle. L'espace d'une seconde, Slimane
fut véritablement ému : il s'apitoya sur son propre sort; il se
vit là, en face de celui dont le destin faisait son ennemi. 11
se savait adversaire insignifiant, sûr d'être vaincu s'il osait
attaquer ou sûr de la honte s'il fuyait la bagarre. Mais
quand il regarda le visage d'Amer, qu'il y lut la compassion
et l'amitié, cela fut comme un baume bienfaisant. La
réponse fut instantanée, son cœur répondit au bon cœur
d'Amer.
Ce langage du cœur, ils comprirent tous les deux qu'ils
auraient été incapables de l'empêcher. Il eût fallu pour
Slimane ne pas lever les yeux, par exemple, rester enfermé
dans sa haine. Et voilà qu'une fois de plus, il se trahissait
lui-même. Tout en hâtant le pas pour arriver plus vite à la
maison, il s'en voulait un peu de sa faiblesse ; il courait
sans se retourner comme pour aller cacher sa honte.
«Qu'est-ce que j'ai fait ? se répétait-il sourdement.
Personne ne m'a vu. J'ai encore le temps de réfléchir :
«Nous verrons bien, nous verrons.»
Amer, de son côté, se savait coupable et avait besoin de
se faire pardonner. A la vérité, c'était plutôt au souvenir du
mort qu'il fléchissait. Slimane, qui était resté au pays,
menant sa vie sans histoires, ne pouvait imaginer ni les
circonstances réelles de l'accident, ni les remords d'Amer.
Celui-ci se dit qu'après tout il n'avait pas de comptes à lui
rendre puisqu'il y avait déjà Dieu et sa conscience. Que
Slimane s'incline devant le destin, en bon croyant, qu'il ne
Tôô
renie plus son neveu et Amer est prêt à faire toutes les
avances. Sinon, il en sera selon l'attitude de son oncle : «Je
ne l'attaquerai pas mais je me défendrai.» Il considérait que
le fait d'aller au-devant de Slimane, de lui embrasser la tête
n'était ni bassesse, ni hypocrisie mais qu'il était obligé de
faire ce geste. Et il l'aurait fait en plein café, à la djema,
devant tous. Et il était certain que les gens l'auraient
approuvé.
Mais il est satisfait, lui aussi, que cette première
rencontre ait eu lieu ainsi, sans témoins. La susceptibilité de
Slimane en aurait peut-être souffert.
-Je viens de le rencontrer. 11 s'est incliné sur ma tête, dit
Slimane à Chabha-ou-Ramdane, sa femme. Son visage était
légèrement coloré et sa lèvre dédaigneuse tandis que ses
yeux sans cils brillaient de colère ou de joie, on ne pouvait
savoir.
- Tu vois ! dit-elle.
- Comment, je vois ! C'est tout ce que tu en dis ?
-Non. Ça me fait plaisir ! C'est ton neveu, après tout.
Le sang a parlé. Vous n'avez rien pu empêcher.
- Mais c'est lui qui a fait les premiers pas ! dit Slimane
en colère, surpris aussi de se voir deviné par sa femme.
-Justement. 11 est intelligent, tiens ! Crois-tu qu'il
ignore ce que c'est que la parenté ?
-A sa place, j'aurais été plus digne... j'aurais essayé
d'éviter la rencontre, ou bien j'aurais détourné la tête...
-Ah ! C'est cela qui t'aurait fait plaisir. Tu aurais pris
son attitude pour de la provocation, l'aveu d'un crime qu'il
n'a jamais commis. Je suis sûre qu'il a la conscience
tranquille. C'est pourquoi il n'a pas hésité...
- Mais tu te mets à le défendre, à présent ?
-Tu es stupide, mon mari. Que cherches-tu encore après
avoir consulté le derviche ? Tu ne veux pas comprendre que
ton obstination fera la joie de certains ? Tu ne vois pas que
les Aït-Hamouche, tes cousins, te lâchent et sont tout sucre
avec lui. Écoute ton sang, mon mari, ne t'égare pas. Je suis
heureuse de cette rencontre. Dis-moi franchement, est-ce
que ton cœur n'a pas remué quand tu l'as vu, comme a dû

remuer le sien?
I
-Tu crois ! J'étais plutôt troublé, c'est tout. Il a bien les
traits de mon aîné Rabah, tels qu'ils sont demeurés dans
mon souvenir. Et aussi, m'a dit ton père, les traits de mon
oncle Slimane, son grand-père. C'est d'autant plus triste.
Comment oublier, puisqu'il porte avec lui l'image même de
son crime ?
i Justement ! Tu vois bien.qu'il est plus près de toi que
tous les autres. Tu ne peux le renier. Et lui, il peut t'aimer
car; de son côté, il n'a personne qui tienne à lui. Ces Aït-
Larbi, on les connaît. Qui d'entre eux s'occupa de
Kamouma, lorsque vous l'avez abandonnée ? Il y a eu cet
hypocrite de Hocine ! Il s'est arrangé pour prendre les deux
plus belles parcelles. Mais tu peux être fier d'Amer : il a
déjà racheté Tighezrane ! Il paraît que Madame y est allée
avec lui. Et Madame, tu ne l'as pas vue ? C'est vrai que tu
viens de passer une semaine de fou, à te cacher, à réfléchir
comme si tu avais à changer la face du monde. Non, ce sont
nos alliés, nos proches : lui, Madame et Kamouma. Cela ne
s'achète nulle part. Tandis que des ennemis, on peut s'en
créer des douzaines, tous les jours. Tu ne dis rien ?
Réfléchis, mon mari. Tu en viendras toujours à ma façon de
voir qui est celle de mon père. Mais lui explique mieux les
choses ! Puisque Amer est aimable, je suis tranquille, nous
nous arrangerons.
- D'un côté c'est mieux ainsi, dit Slimane. Nous
pouvons nous parler. Tu as bien raison, Amer est un neveu.
Dieu seul est maître de l'avenir. Comme disait le derviche,
le sultan peut mourir. Mais je souhaite que ce soit justement
le sultan qui meure ! Nous verrons ! ajouta-t-il pour
conclure.
Les choses n'en restèrent pas là. Le soir même, à la
djema, Amer trouva le vieux Ramdane assis un peu à
l'écart. Il avait l'air d'attendre. Amer salua, eut une seconde
d'hésitation puis se dirigea vers un groupe, sur un banc de
pierres. De loin le vieux lui rendit son salut d'un signe de
tête mais avec un regard bien appuyé, et Amer s'en aperçut.
Puis il le vit repartir. Quelques minutes plus tard, un gamin
ÏÔ2 7
vint lui dire qu'on le demandait.
-Qui donc?
- Suis-moi, je te conduirai.
Amer suivit l'enfant. Ils prirent la grand'rue au bout de
laquelle attendait Ramdane.
! - Bonsoir, père Ramdane. Tu désires me parler ?
! - Te dire quelques mots seulement. Veux-tu que nous
Allions un peu plus loin?... au cimetière ? Merci petit, dit-il
'à l'enfant qui s'éclipsa.
- Allons ! dit Amer.

Le cimetière, situé à un bout du village, est un lieu


public. Tout comme la djema. Il occupe un terrain plat,
juste au pied de la colline que coiffent les maisons d'Ighil-
Nezman. Les dernières maisons voisinent avec les
premières tombes. Quatre des sentiers qui grimpent de la
vallée, aboutissent au cimetière et forment là un large
chemin qui devient d'abord la rue principale du village
puis, à la sortie, la route carrossable, juste devant le.
nouveau café. La promenade, du café jusqu'au cimetière,
est assez agréable les soirs d'été ou de printemps. C'est le
parcours le plus animé. On voit fréquemment des gens assis
sur une tombe, discutant de leurs affaires un peu à l'écart.
Le terrain est vaste mais occupé entièrement par ces dalles
rectangulaires au niveau du sol ou légèrement exhaussées
qui dessinent les tombeaux. L'ensemble a l'allure d'un
village fantôme et sans relief, un village en surface, vidé de
substance, plein de tristesse et de mystère. Aucune barrière,
aucune haie. Des graminées toutes grêles poussent entre les
dalles. Et les moutons de passage s'arrêtent pour y brouter.
Ce n'est pas que nous ne respections pas les morts ! Ils
nous ont connus. Ils savaient qu'ils seraient piétines. Nous
le serons à notre tour. C'est la meilleure façon de ne pas
être oublié. Les morts sont constamment là, à nos portes,
témoins de nos gestes, de nos paroles, de nos secrets. Il
n'est pas besoin de barrière. Lorsque nous nous asseyons
sur une tombe pour bavarder, c'est simplement que nous
trouvons l'endroit commode. Souvent, il n'y a aucune
ÏÔ3
arrière-pensée, on ne songe même pas à celui qui se trouve
en dessous. On est chez soi, voilà tout.
Pendant que les gens revenant des champs passaient sur
les chemins, saluant ou feignant de ne pas les voir, Amer et
Ramdane étaient assis et parlaient tranquillement.
Amer savait fort bien qu'au début ils n'aborderaient que
des sujets sans importance. La conversation sérieuse ne
viendrait qu'après, amenée par une transition logique que le
vieux se chargerait de trouver, au moment voulu. Pour lui
donner le temps d'y arriver. Amer lui parla du cimetière. Il
en connaît la topographie. Seulement, il y a eu du
changement depuis le temps ! Tous .peux qui ont disparu du
village sont là, il ne sait où exactement. Voilà trois fois
qu'il passe par le cimetière : le lendemain de son arrivée,
puis lorsqu'il est descendu à Tighezrane avec Madame, ce
soir enfin. L'occasion est bonne pour se renseigner car le
vieux Ramdane connaît parfaitement les emplacements.
- Notre cimetière a changé, dit Amer.
- Forcément. Il s'agrandit petit à petit, comme le village.
Et puis aussi lés tombes se transforment. Tu vois ? Toutes
les nouvelles sont plus hautes. Certaines sont recouvertes de
ciment. Il y a même des inscriptions... en français. Des
noms. Et l'âge aussi, peut-être. Je ne sais pas lire, moi.
- Tu les connais toutes, je parie.
- Forcément. A mon âge ! Ce sont surtout les vieilles qui
nous embarrassent. Mais nous sommes quand même assez
nombreux à les connaître à peu près toutes. Plus tard, je ne
dis pas. Vous aurez des difficultés à vous y retrouver, vous
et vos enfants.
- Ce n'est pas bien malin. Je n'ai besoin que de quelques
précisions. Écoute, dada Ramdane, voilà les tombes des
marabouts, faciles à reconnaître parce qu'elles sont
groupées autour dé celle de cheikh El-hocine, la plus haute
de toutes, celle sur laquelle nous nous trouvons. Le long du
sentier gauche ce sont les Aït-Belkacem, à côté les Issoulah,
puis les Aït-Larbi.
- Oui, avec la tombe de ton père Kaci. Tu l'as déjà vue,
n'est-ce
__ pas ?
- De l'autre côté, c'est l'autre quartier. Bien sûr que je
les reconnais. Mais je ne pourrais pas les distinguer toutes.
Pour ce qui est des Aït-Larbi, c'est gravé dans ma tête,
depuis mon jeune âge.
- Tu vois, Amer, ici c'est comme au village. N'est-ce
pas ? On retrouve à peu près la même disposition par
karouba et par famille. Le cimetière est l'ombre fidèle
d'Ighil-Nezman. Mais en réalité, c'est le contraire qui est
juste. Le vrai village, ce n'est pas celui qui se dresse
fièrement sur la crête. C'est celui-ci : figé dans notre terre,
immobile et éternel mais peu effrayant à mon avis, parce
que nous le connaissons bien, nous les vivants. Nous nous
habituons chacun à notre place et nous n'avons pas peur d'y
venir. Tu vois, je suis vieux. Ma place est là, à cinquante
pas. Parfois, il m'arrive de m'imaginer sous la dalle
entourée de tous les anciens et sentant vivre les jeunes. Oh !
Amer, notre terre n'est pas méchante. Nous en sortons et
nous y retournons. C'est tout simple. Elle aime ses enfants.
Quand ils l'oublient trop, elle les rappelle. Cela aussi, tu le
sais ; n'est-ce pas ?
- Tu as raison, dada Ramdane, dit humblement Amer,
devinant où l'autre voulait en venir. Il baissa la tête, remué
jusqu'au fond du cœur car il commençait à faire noir et les
mots, en ce lieu, lui semblaient prendre un ton grave qu'ils
n'auraient peut-être pas eu ailleurs et en plein jour.
- Oui, tu comprends à quel point ils sont à plaindre,
ceux qui sont morts, étrangers, dans une terre où ils ne
trouveront rien et sur laquelle personne des leurs ne
passera. Tiens, tu vois, là, au carrefour ? C'est la tombe
d'un étranger : un mendiant, mort par hasard, une nuit
d'hiver à la djema. On l'i enseveli à la croisée des chemins.
Personne ne sait d'où il vient, ni comment il s'appelle. Et
maintenant, les gens jurent par sa tombe. Quand ils veulent
convaincre qu'ils disent vrai ! «Que Dieu me réserve une
tombe comme celle de l'étranger.» C'est un triste sort, bien
sûr. Je sais bien, mon pauvre garçon, que tu n'y es pour
rien. C'était écrit : la tombe de Rabah devait se trouver en
France. Non ici. La voix de notre terre n'a pas été assez
ÏÔ5
forte. Ce n'est pas pour te mettre en colère que je te
rappelle ces choses. Lorsque je t'ai ramassé un jour, à demi
fou, sur un banc de square, j'ai pu mesurer ta détresse. Tu
étais jeune encore. Slimane n'était pas mon allié. Nous
avions tous compris, là-bas. Et de retour au pays nous
avons parlé aux Aït-Hamouche. Ils ont tout admis. Ils ne
t'en veulent pas trop. Mais le sang ! Leur sang a coulé ! La
dette existe. Il y a une victime entre vous. C'est pourquoi ils
ont abandonné Kamouma.
- Père Ramdane, je ne leur demande pas de comptes.
Est-ce qu'ils t'ont chargé de m'en demander ? C'est mon
retour qui vous gêne. Tu voudrais que je m'offre comme
cible à ton gendre ou que j'aille au diable. C'est ça ? La
mort de Rabah m'a longtemps obsédé. Crois-tu que j'oublie
et que j'aie besoin de tes évocations ? Je sais que je ne suis
pas coupable. Je n'ai peur ni de Slimane, ni d'aucun autre !
-Tu t'emportes, mon fils. Laisse-moi t'expliquer.
- Alors, j'écoute. Que veux-tu au juste ?
- Dieu m'est témoin que depuis ton retour, je ne dors
pas tranquille. Et ma fille non plus ! Nous ne voulons que
votre bien, à Slimane et à toi. Inutile de sourire, tu n'es plus
un enfant : je te parle franchement. Je recherche la
tranquillité et l'entente, dans mon intérêt, dans l'intérêt de
Slimane mais aussi dans le tien. Est-ce clair ?
.- Je comprends.
- Il est passé, le temps où des familles entières
s'exterminaient. Depuis qu'existent les gendarmes et les
bagnes, Dieu merci, on réfléchit à présent ! C'est ce que
j'expliquais à Slimane. Combien voyons-nous, aujourd'hui,
de lâchetés, de reculades, d'arrangements qui salissent les
deux partis ! Tandis que dans votre cas, il n'y a rien
d'irréparable. Un mauvais coup du sort. C'est tout. Mais
vous êtes du même sang au point que Slimane a cru revoir
son frère quand il t'a rencontré ce matin.
- Ah ! Il t'a dit ? Moi aussi, mon cœur a remué, par
Dieu, je peux bien te le confesser.
- Oh ! Amer, si tu savais comme il est malheureux !
Susceptible, abandonné de ses cousins, détesté de beaucoup
ÏÔ6
de gens parce que tes oncles-furent puissants et qu'on
prétend lui faire payer cela. Ce n'est pas un lâche, il se
défend. Il a une langue ! Mais après, ça lui fait toujours mal
au cœur. Son cœur est gros et il l'emplit sans cesse. Il n'y a
que ma fille qui sache à quel point il est sensible. Elle dit
qu'un jour ce cœur éclatera. Ce qui le tue aussi, c'est qu'il
n'a pas d'enfants. Nous avons tout fait. Pas moyen. Les
marabouts, les vieilles, les kouba, n'y peuvent rien.
- Et les médecins ? Il faut essayer de les consulter.
- Oui, nous verrons. D'ailleurs maintenant nous avons
un peu d'espoir. Je t'expliquerai. C'est pour dire sa
situation. Je ne parle pas de la situation matérielle, parce
que là, chacun a sa part d'ennui. Tu sais maintenant d'où
viennent mes alarmes : l'opinion va brandir les anciennes
règles de l'honneur à votre intention. On chuchotera que
Slimane va chercher à venger son frère en tuant le fils de sa
cousine. Il ne faudra pas écouter ces rumeurs. Tiens-toi
pour dit que mon gendre ne t'en veut pas. On viendra lui
dire que tu déclares ne pas le craindre ou, peut-être, que tu
le menaces.
- Eh bien, c'est d'accord. Je n'écouterai pas ce qu'on me
rapportera. Et vous ferez de même, de votre côté.
- Crois-tu que c'est suffisant ?
- Je ne sais pas. Dis toujours.
- Ce qu'il faudrait, c'est empêcher cette rumeur de
naître, signifier à chacun que vos affaires ne regardent
personne. Je ne vois qu'un moyen : renouer vos relations,
montrer que vous oubliez le passé et que vous êtes toujours
parents.
- Je ne demande pas mieux, moi. Et Slimane, qu'en
pense-t-il ?
- Ah, vois-tu, il faut que je t'embrasse ! Il n'y a pas de
difficulté de ton côté. Je craignais ta susceptibilité.
- Je ne vois pas de raisons ! dit Amer, un peu confus et
méfiant.
- Laisse-moi arranger cela. Tu me fais confiance, n'est-
ce pas ?
- Oui, père Ramdane. A condition que de ton côté tu ne
ÎÔ7
cherchés pas à me donner aux yeux des autres les
I
apparences d'un lâche qui vient se mettre à la discrétion de
son ennemi. Car, vois-tu, mon père ni aucun des miens
n'ont jamais vécu ainsi. Et moi, je n'accepterais pas...
- Te voilà de nouveau méfiant. C'est bien ce que je
craignais. Mais je fais confiance au sang qui nous unit. 11 a
coulé une fois. Cela suffit bien. Tu ne refuseras pas de venir
manger chez moi, avec mon gendre, si je vous invite un
jour tous les deux?
- Tout bien pesé, j'accepte, dit Amer, après un moment
de réflexion. „
- C'est tout ce que je demande. Que Dieu nous réserve
le bien. Levons-nous, Amer. Nous allons rentrer.
- Il y a longtemps que Slimane est ton gendre, père
Ramdane?
- Dix ans. Il a demandé ma fille quelque temps après
son retour de France. Ali, votre oncle était encore vivant
mais ton père était mort. Oui, je crois bien.
- Et pas d'enfants ?
- Non. Je te disais tout à l'heure que nous avions tout
fait. Eh bien, dernièrement, nous avons consulté un
derviche dont on nous avait dit beaucoup de bien. 11 nous a
donné espoir. Il a dit à Slimane qu'il le voyait avec un petit
agneau bêlant derrière lui. Si Dieu nous réserve une telle
faveur, nous reprendrons goût à la vie, lui, ma fille, ma
vieille et moi. C'est significatif, n'est-ce pas? Nous avons
promis un vrai mouton à Si-Mahfoud si cela arrivait.
- C'est toujours bon d'espérer. Moi aussi, je voudrais
bien avoir un enfant. Mais, à mon avis, ce sont là les
affaires de Dieu; Les derviches n'y peuvent rien.
- Voilà encore une raison de vous rapprocher : vous
n'avez tous deux que des cousins envieux. Vous êtes sans
enfants et vous avez le même sang.
- Que Dieu nous réserve le bien, comme tu disais, tout à
l'heure. Mon cœur est aussi franc que ma langue. Tu peux
tranquilliser Slimane, lui dire que je suis le fils de sa
cousine et que j'ai pleuré Rabah comme personne ne l'a
jamais
__ pleuré.
XV

Nous disons qu'il existe deux


catégories d'amis : ceux d'abord qui se tiennent par les
épaules, puis s'écartent insensiblement l'un de l'autre
jusqu'au moment où ils ne se touchent plus que le bout des
doigts ; alors, ils se lâchent tout à fait et se tournent le dos.
Ceux, ensuite, qui commencent par se toucher les doigts,
puis se tiennent de mieux en mieux jusqu'à s'embrasser
tout à fait ; alors, ils ne se lâchent plus et restent
inséparables. Ce sont les plus rares naturellement. Et on ne
parle d'eux que comme d'une catégorie idéale, et seulement
chaque fois que deux amitiés fatiguées viennent à rompre.
Quoi qu'il en soit, grâce à Ramdane et surtout à sa fille
Chabha, l'oncle et le neveu devinrent des amis, de ceux qui
s'agrippent résolument par l'épaule. L'attitude de Slimane
resta néanmoins réticente, comme il fallait s'y attendre. On
pouvait mettre son manque d'enthousiasme sur le compte
de la timidité ou dé son mauvais caractère, d'un complexe
d'infériorité ou d'un égoïsme de bête têtue et stupide,
même d'une intuition diabolique. Mais, en tout cas, on
admit qu'il ne fallait plus faire attention à ses façons car
Chabha s'ingénia à le faire paraître à son avantage.
Chabha s'est mis dans la tête, une fois pour toutes,
qu'elle doit conquérir les Parisiens. Il aurait été difficile de
la décourager. Il aurait fallu repousser toutes ses avances,
ne pas être touché de ses attentions délicates, de son
amabilité exempte de calculs, de son dévouement pour tout
dire.
Chabha est une jeune femme de l'âge d'Amer, une aînée
pour Marie mais ne le paraissant guère. Elle n'a jamais
enfanté, ni souffert outre mesure, quoiqu'elle ait vécu la
rude existence des villageoises de chez nous. Elle est fille
ÏÔ9
unique de Ramdane et d'ima Smina qui continuent à la
protéger, après l'avoir gâtée comme on gâte les garçons. A
vingt-huit ans elle a encore son allure de jeune fille bien
plantée, admirablement proportionnée, avec un teint mat et
satiné, un corps souple et chaud, un visage éveillé,
qu'animent de grand yeux noirs, une bouche expressive aux
lèvres fraîches qui sourient tout le temps ou qui savent faire
la moue avec la grâce exquise d'un enfant qu'on contrarie.
I
Elle n'eut aucune difficulté à se faire aimer. Elle
commença par Kamouma qu'elle appela nana, tout court.
-Nana, tu vas tout de suite laisser en paix ces jeunes
gens.
-Oh!
- Oui, tu viendras chez nous. Tu n'as pas peur de moi,
j'espère ?
- Toi, ma fille, tu es plus difficile qu'on ne croit.
- C'est ce qu'on va voir. Vous n'avez pas assez de
place, ici. Tu prendras notre petite chambre qui est toujours
vide. Tu viendras tous les soirs y dormir. Ce n'est pas bien
loin. Ton fils te conduira au besoin, ou bien ce sera ton
cousin.
- Oh ! Celui-là, il ne m'a jamais aimée.
- Tant mieux, ce sera pour le contrarier. Vous, les Aït-
Hamouche, vous avez tous la tête dure. Vous vous
cognerez, et moi je serai là pour rire.
- Bien, bien. Je demanderai à mon fils. Tu sais,
jusqu'ici, je ne les ai pas gênés là, dans ma soupente. Je
tombe endormie chaque soir comme une souche. Et je ne
m'occupe pas d'eux. Ils parlent à leur aise. Te n'y
comprends rien. Pour le reste...
- Achou ! dit Madame, mise en éveil par le «comprends
rien» qu'elle comprenait justement.
- Celle-là ! Je m'en vais lui expliquer, moi, dit Chabha.
Voilà Madame : nana Kamouma, couchée maison Chabha.
- Ah oui ! Aujourd'hui ?
-Hein?
- Combien de jours ? Achhal ?
Et Madame montre ses doigts.
- Toujours, Madame, toujours.
Chabha, en riant, saisit Madame par la main et
l'entraîna vers le lit. Puis la mimique acheva l'explication.
- Toi, là. Amer, là. Deux. Comme deux doigts bien unis.
Tïô
Et un clignement d'œil significatif. Moi, nana... Elle
entraîna Kamouma, faisant mine de sortir.
- C'est bon? dit Chabha, ilha?
- Oui, ilha, dit Madame.
- C'est cela. On te le laisse, ton gros bêta. D'ailleurs tu
le mérites bien. N'est-ce pas, nana, qu'elle est belle, ta bru ?
- Je ne dis pas non. Et pourtant tu connais mon cœur?
Mais que faire ?
- Ne te plains pas. Le reste est affaire de Dieu. Tu vois
bien que j'attends, moi aussi, j'attends. Le bien est entre
Ses Mains. Il ne faut pas désespérer. Amer aura sa part.
- Comment ? dit de nouveau Madame.
- Oh ! Ça n'est pas facile de t'expliquer, cette fois, dit
Chabha. Essaie de comprendre. Tu vois ? Moi rien ici, dit-
elle en montrant son ventre. Toi aussi, rien. Tu comprends ?
Rien à bercer, comme ceci. Mais il y a quelqu'un là-haut.
Oui ? „
- Oui, Chabha, je comprends. \t
chaque jour rendre visite à Kamouma et à Madame.
Kamouma, méfiante au début, finit par admettre que la'
femme de son cousin n'avait pas de malice, qu'elle voulait
tout simplement faire oublier le passé. Elle consentit sans
difficultés à revoir la maison paternelle et à appeler son
cousin «mon frère Slimane». Mais elle persistait à penser
que ce dernier avait le cœur mauvais et pouvait ruminer un
coup en traître, se servant au besoin de l'empressement
hypocrite de Chabha. Dans, sa vieille tête qui avait tant
enregistré dé choses peu banales, tout cela restait possible
et tandis que son niais de fils se laissait vivre, elle veillait,
elle !
Le temps passa... Madame apprenait à s'expliquer de
mieux en mieux. Les relations avec les Aït-Hamouche
devenaient plus intimes. Chabha parlait familièrement à
Amer qu'elle appelait «notre Amer». Il y avait très souvent
des échanges de bons couscous et parfois, on allait prendre
le repas, en commun, chez l'un ou chez l'autre. Ramdane
était toujours invité, ima Smina retrouva Kamouma et elles
bavardaient souvent ensemble. Il faut dire aussi que
Slimane, s'il restait toujours sur sa réserve dans ses
relations avec Amer, se prit d'affection pour Madame. Une
affection un peu refoulée, il est vrai, mais que tous _ les
autres devinaient car il ponctuait chacune de ses attentions
timides et gauches de sourires entendus, un peu moqueurs.
On peut sans doute voir dans ce rapprochement
inattendu l'appel intuitif du sang, si l'on admet, comme
Amer, que Marie est la nièce de Slimane. En vérité, c'est
que Slimane, maintenant, savait toute l'histoire. Ramdane
avait eu déjà plusieurs conversations avec Amer. Un beau
jour il apprit que Marie était la petite d'Yvonne, l'enfant
qu'il avait, combien de fois, prise dans ses bras noirs et
noueux de fellah-mineur, lorsqu'il était en* France. Certes,
elle avait changé au point d'être méconnaissable à ses yeux
affaiblis. Mais il faillit en suffoquer d'émotion.
- C'est vraiment miraculeux, ce que tu m'apprends,
Amer !
- Oui, notre rencontré fut un miracle. Depuis ce jour,
j'ai compris que mon oncle me pardonnait.
- Mais tu n'avais pas à cacher cela ! Voilà qui va
simplifier les choses !
- Elle ne porte pas le nom de son vrai père ! Et puis
Yvonne, tu sais...
- Ah ! Je n'ai qu'à la regarder, maintenant. Il y à un air
de famille. Je l'ai vue l'autre jour dans la gandoura de
Chabha : elle a l'allure de ta mère quand elle était jeune.
- N'exagérons rien. D'ailleurs, inutile de s'appesantir là-
dessus. Mais nous ne tenons pas à ce qu'elle passe pour une
Kabyle. Nous ne le voulons ni elle, ni moi. Je préfère que tu
nous gardes le secret. C'est promis, n'est-ce pas, dada Ram-
dane?
- D'accord, puisque tu le désires. Je ne vois pas
pourquoi... Et Slimane, peut-il savoir, lui?
- Je préfère qu' il l'ignore.
- Bon, bon ! Cela me fait plaisir, tout de même. Si cette
voix du sang existe vraiment, il l'aimera bien Slimane.
Considère à quel point vos deux maisons sont mêlées. Les
desseins de Dieu sont impénétrables, nous ne pouvons que
nous incliner devant celui qui nous guide. Maintenant, je
n'ai plus peur pour vous. Le sang de Rabah revient dans
celui de sa fille. Oui, il revient dans notre terre. La terre et
le sang ! Deux éléments essentiels dans la destinée de
chacun. Et nous sommes des jouets insignifiants entre les
mains du Tout-Puissant.
A voir l'importance que le vieux attachait à cette
TÏ2
révélation, Amer compris que Slimane serait vite mis au
courant mais que le lien de parenté ne serait jamais
proclamé ouvertement. Il jugea que ce serait mieux ainsi
parce que l'ombrageux Slimane était capable de
comprendre tout de travers. Il n'irait pas raconter partout
que l'assassin de son frère avait pris comme épouse la fille
de la victime. Ce serait désormais un secret commun pour
les deux familles. Un lien supplémentaire. Non, Slimane
n'était pas homme à crier sur les toits que Madame était sa
nièce.
Dans le fond de son cœur, Slimane pardonna beaucoup
à Amer, dès le moment où ir apprit l'existence de ce
nouveau lien. Il lui pardonna pour avoir retrouvé et recueilli
cet héritage du sang et il se mit à aimer secrètement Marie.
Non certes qu'il eût honte de la reconnaître publiquement
pour parente mais il craignait lui-même de ne pas se faire
prendre au sérieux par une telle femme qui était si
différente des autres !
- Qu'elle reste ce qu'elle est, beau-père, dit-il à
Ramdane. Je n'ai que faire d'une nièce pareille.
- Oui, c'est ta nièce, il n'y a pas de doute. Mais tu fais
bien de l'ignorer. De cette façon, tu ne réponds de rien. Ses
actes ne te regardent pas et, aux yeux des gens; tu ne lui
dois rien. Une nièce, on s'en occupe.
- Je compte bien m'en occuper, moi aussi. C'est la fille
de mon frère, après tout. Cela me regarde aussi.
- Et l'héritage, alors ?
- Je te dis que c'est ma fille. Je n'ai pas d'enfant, moi si
je ne veux pas qu'on le sache, ce n'est pas pour me dérober.
Je n'ai pas besoin de conseils. Seulement, il n'y a que toi
qui le sache. Si ma belle-mère et ma femme l'apprennent, le
secret ne sera plus gardé. A ce moment-là, je la reconnaîtrai
ouvertement et je donnerai à Madame tout ce que les
kanouns me permettent de céder. Ce sera autant de moins
pour ta fille.
- Et pour toi, dit Ramdane. Garde tes menaces et ta
mauvaise humeur. Je regrette d'avoir parlé alors que j'ai
promis le silence à Amer.
- Je suis heureux de savoir, moi, et je t'en remercie.
C'est toi qui me pousses à dire des vérités. Eh bien, j'en
parlerai à ma femme. Seule ima Smina m'inquiète. Elle est
trop bavarde pour taire quelque chose.
ÏÏ3
- Là, tu as raison. Je ne lui dis jamais rien, moi non plus.
Mais pour ma fille, c'est différent !
Depuis .cette révélation, Slimane changea un peu
d'attitude. Un changement à peine sensible. Chabha vit bien
qu'il était moins tourmenté, qu'il acceptait sans trop
rechigner le rapprochement entre les deux familles. En
même temps il devenait moins communicatif avec elle et se
taisait dès qu'il s'agissait d'Arfter ou de Marie comme s'il
était à bout d'arguments. Il sentait peut-être que Chabha
l'abandonnait, passait dans le camp adverse. La jeune
femme n'eut pas à approfondir tout cela, l'essentiel étant de
ne pas contrarier ouvertement son mari. C'est ajnsi qu'une
sourde hostilité s'installa entre eux, qu'ils refusaient
d'avouer parce qu'elle prit l'aspect d'une certaine lassitude.
A vrai dire, s'ils étaient aussi las l'un que l'autre, les
époux étaient habitués à vivre ensemble sans rien
rechercher au delà de cette existence commune. Ils avaient
fini par admettre que c'était dans leur destin d'être unis. On
ne peut parler ni d'entente ni de désaccord, ni d'amour ou
de bonheur. Ils étaient ensemble, c'est tout. Et voilà qu'au
moment où Slimane pouvait se croire dispensé d'aimer, il
recommençait à voir cette inexplicable moue boudeuse que
savait si bien réussir la bouche humide de sa femme et qui
lui plaisait tant lorsque Chabha la faisait pour le défendre
contre les cousins. Mais à présent, c'était contre lui qu'elle
la faisait et il la détestait chaque fois davantage. Il n'y
comprenait rien et ne disait rien, se contentant de bouder,
de son, côté. Et puis, il voulait lui faire sentir qu'il était
contrarié, tout en se donnant l'air d'un homme que rien ne
peut ébranler. Chabha devinait bien le jeu mais elle faisait
semblant de ne pas comprendre. C'était pour l'exaspérer
davantage. Parfois, ils avaient de petits accès de franchise :
un regard, un hochement de tête, un mot lâché par mégarde
dévoilait le fond de leurs pensées puis tout se dissimulait
derrière un rideau qu'ils tiraient précipitamment entre eux.
En somme, l'un et l'autre en étaient arrivés à avoir un
sentiment étrange qui refusait le compromis, une petite
boule pleine de rancœur comme un kyste dans une chair
saine. Une tumeur cfu'il faudra se résoudre à extirper un
jour de peur qu'elle n'empoisonne le corps ou qu'il faut
feindre d'oublier en attendant le pire.
_Cette tumeur (Chabha s'en aperçoit à présent), elle l'a
toujours eue. Dès le mariage. Ce mari, on le lui a imposé !
Dans ses rêvés de jeune fille nubile, elle avait désiré autre
chose que Slimane. C'était une fleur pleine de sève un peu
acre, pas trop éclatante mais parfumée à donner l'ivresse.
Elle-même était ivre de jeunesse et de désir... Et ce fut
Slimane qui se présenta. Slimane avait trente ans, alors !
Elle en avait quinze ! C'était un bon parti pour le père
Ramdane et la mère Smina : une grande maison, un passé
enviable, un homme qui allait mettre tout de suite un foyer
à la disposition de leur fille, car il n'avait ni mère, ni sœurs.
Il fut accepté les bras ouverts. Et Chabha fut persuadée
qu'elle avait de la chance. Elle oublia ses rêves naïfs, prit
sur-le-champ des allures de femme raisonnable, de
maîtresse de maison et s'estima comblée. Seule une petite
partie d'elle-même refusa ce bonheur facile : peut-être une
doublure intérieure, ténue et sans poids, peut-être une boule
au milieu du cœur. La plupart du temps, elle n'y pense pas
et ne sent rien. Mais parfois aussi, elle étouffe. En réalité,
que peut-elle dire à Slimane ? C'est vrai que depuis quelque
temps cela lui arrive souvent. Mais elle n'y comprend rien
elle-même. De la fatigue peut-être, après tout.
Pourtant, elle n'a rien de précis à reprocher à son mari.-
Que n'a-t-il fait pour elle ? Slimane n'était que fellah. Il
n'était jamais allé en France car ses parents n'osèrent pas le
lui conseiller après le mauvais départ de l'aîné. Slimane
n'avait pas fréquenté l'école non plus : il était trop âgé
lorsqu'elle fut construite. Néanmoins, ayant vécu tout le
temps au village à voir se succéder les générations, il avait
acquis beaucoup d'assurance et sa timidité initiale passait
maintenant pour de l'arrogance. Finalement, il n'avait
réussi qu'à se faire détester et à détester tout le monde. On
lui prêtait un mauvais cœur. Ce cœur était vierge. Sans s'en
douter Chabha le conquit avec ses façons de gamine
espiègle et ils passèrent ainsi dix années paisibles. Il y eut
sans doute de la passion du côté de Slimane. Mais il avait
tellement l'habitude de refouler ses désirs que Chabha
s'arrangea pour ne pas trop comprendre, c'est-à-dire pour
réprimer les élans impulsifs qu'il ébauchait parfois. Tandis
qu'elle se croyait raisonnable et se piquait de sagesse, elle
exaspérait au contraire le malheureux qui se détournait
d'elle avec colère, devenait plus timide que jamais, ne
tardait pas à se croire coupable puis revenait àr'Chabha plus
_
calme nu plus docile C est ainsi qu'ils soumirent jusqu'à
leurs caresses à des règles restrictives issues uniquement de
la petite tète raisonneuse de C'habha qui croyait naïvement
q u ' u n e tille et un homme de bonne famille ne doivent pas
dépasser certaines limites. Il suffit de dire, pour en donner
une idée, que lorsque l'un se changeait, en présence de
l'autre, il fallait l'obscurité de la nuit ou bien que le
spectateur tournât le dos...
Oui. c'était un ménage raisonnable. Voilà pourquoi ni
l'un, ni l'autre n'était pleinement satisfait. Chabha avait le
soupçon d'autre chose mais elle cachait jalousement son
trouble. Lorsqu'elle écoutait des voisines parler sans honte
de certains jeux qu'elles disaient attrayants, elle en
éprouvait un dégoût sincère. Mais,elle entendait cela en
plein jour, comme une parenthèse insolite au milieu des
conversations sensées. Quand, la nuit, elle se prenait à rêver
sur sa couche, à côté de Slimane endormi, elle voyait les
choses de façon différente. Klle enviait l'audace de ces
femmes.
Slimane savait, l u i . Mais il en savait peut-être trop. Il
s'était marié bien tard, ("était un vieux garçon plein
d'expériences peu avouables. Dans ses colères, il regrettait
un peu tout cela jusqu'à désirer une de ces femmes faciles
prêtes a tout. Mais, une fois calmé, pour rien au monde il
n'eût v o u l u que Chabha se transformât et il était heureux de
ses allures de M l l e pudique. Alors, il l'aimait de tout son
éuoïsme et se contentait de caresses avares.

116
XVI

Sur le terrain de la \ie ordinaire, il


s'entendaient fort bien. Elle lui obéissait sans difficultés,
savait se rendre à ses raisons, reconnaissait son expérience.
Elle prenait toujours son parti, ce qui réconfortait beaucoup
Slimane. Chacun était sûr de l'attachement de l'autre : ils
vivaient sans méfiance.
S'il en avait été autrement, ils ne seraient pas demeurés
ensemble après dix ans d'attente. Car ils passaient leur vie à
attendre ! Leur rêve fut d'avoir beaucoup d'enfants, surtout •
des garçons. Lorsqu'au début de leur mariage, quelqu'un
souhaitait à l'un ou l'autre les sept garçons (sept est le
chiffre habituel de ce genre de souhait), le souhait était
accueilli avec un sourire épanoui : c'était bien visé. Ils
commencèrent à s'inquiéter dès la fin de la première année.
Était-ce un sort ou une malédiction ? Il fallut s'entourer de
précautions : se faire pardonner par ses proches jusque-là
oubliés, rendre visite aux morts, distribuer des mets sur
leurs tombes pour solliciter leur bienveillance, aller voir les
koubas réputées, y laisser des offrandes, en promettre de
plus importantes. Chacun de ces rites s'exécutait avec la
plus grande humilité. Pendant tout le mois. Slimane faisait
sa prière, Chabha se purifiait soir et matin, les jeux de
l'amour se déroulaient avec autant-de vigueur que d'espoir
(dans l'obscurité, bien entendu). Le matin du vingt-
neuvième jour, la jeune femme sentait immanquablement
une coulée tiède entre ses cuisses. Elle courait derrière le
pignon où se trouvait la petite hutte en roseau et relevait sa
gandoura pour contempler sa honte : sa déconvenue se

il?
traduisait par un flot d'insultes qui s'adressaient à
n'importe qui ou n'importe quoi : la poule qui grattait la
rigole, le pot ébréché qu'elle avait heurté par mégarde, un
battant de porte qui ne voulait pas rester ouvert. Slimane
devinait tout de suite. Il se levait sans un mot. Puis s'en
allait au café.
I
La première journée était morose comme son cœur. La
maison devenait laide à faire fuir, les rues hideuses de
saletés, le grouillement matinal des gamins non
débarbouillés le remplissait de dégoût ainsi que les
ménagères balayant au pas des portes les immondices de la
nuit. Certaines avaient encore les yeux enflés et les cils
collés ; le bas de leurs gandouras était chiffonné de plis
désordonnés formés pendant leur sommeil. Le gros tas
d'ordures surplombant la route du café était tout un
symbole. Bon ! Nous ne sommes qu'ordure. Qu'y a-t-il de
beau en réalité ? Ce ciel bleu avec ses taches livides, tantôt
poisseux et lourd, tantôt surchauffé par la fournaise ou bien
mordant et glacé mais toujours empoisonné par le relent des
détritus et des charognes ? Ces collines hérissées comme
des dos d'ânes maigres, atteints de pelade ? Ces villages de
misère aux maisons blanchâtres qui s'enfoncent dans la
glaise rouge comme des coquilles d'escargots dans des
mottes de limon ? Au café, les gens lui paraissaient stupides
ou absurdes. Ils avaient tous le même visage terreux. Ils
parlaient, riaient, jouaient, gesticulaient. Non. Ils
grouillaient comme leurs petits. Il n'y avait rien d'autre.
Tous de la vermine, née de l'ordure et qui retournerait à
l'ordure...
Puis, petit à petit, il se calmait, se réveillait, prenait goût
à sa cigarette et à sa tasse de café. Alors, invariablement, il
se mettait à la partie. Slimane devenait sociable. Il jouait
avec entrain, faisait rire aux dépens d'un absent. Il revenait
tard, chez lui, affamé, ivre de bavardage et d'insouciance
factice,, l'œil en feu, la bouche ironique. Il abordait sa
femme avec un de ces aphorismes vides de substance qui
constatent une vérité éternelle et qui prétendent consoler
l'infortune. Il disait par exemple :
118
- Ne fais plus cette tête, ma femme, nous ne pouvons
changer notre destin. Le Créateur ne nous doit que la vie : il
nous l'a donnée. Nous ne saurions exiger autre chose.
Chaque fois, Chabha savait que ses yeux brillaient de
tristesse. Une tristesse exaltée, joyeuse pour ainsi dire.
Peut-être une joie particulière provoquée par un accès de
tristesse impuissante. Elle en était navrée et répondait :
- Ma tête et la tienne sont mes enfants". Je n'en veux pas
d'autres.
Elle devenait gaie, elle aussi. Une gaîté feinte, d'abord.
Puis c'était irrésistible. Ils en arrivaient au même état
d'âme. Leur malheur les rapprochait. Ils le supportaient
bien à deux. Au point qu'ils finissaient par reprendre espoir
le jour où elle se purifiait. Il apprenait toujours, à ce
moment-là, un remède inconnu à essayer, un rite
jusqu'alors négligé, une drogue à se procurer. Les deux
époux se soumettaient à une nouvelle expérience puis
attendaient le résultat avec la même confiance que dix
années de déception n'avaient pas réussi à détruire.
Ces ménages stériles, il y en avait tant au village, que
c'était après tout un sort supportable. Tous espéraient,
évidemment, et jalousaient les foyers bénis. Pour leur
consolation commune, il existait de pauvres mères qui
n'enfantaient que des filles. Trois, quatre, cinq, l'une
derrière l'autre. Voilà des femmes pitoyables et qu'on
plaignait effectivement. Mais on le sait très bien : de la part
Jles ^stériles», cela ne vient jamais du fond du cœur.
- Bon. Vous voulez des enfants ? Ayez des filles, tant et
plus. C'est bien fait. Cela nous rassure. Vous pouvez nous
envier en fin de compte.
C'est du dépit. Un jour, Slimane le dit bien à Chabha.
- Aie au moins une fille ! Qu'elle naisse et meure sur le
coup, ça m'est égal. Pourvu qu'on ne dise plus que nous
sommes incapables d'en faire.
- La vérité n'est pas ailleurs, mon mari. C'est toi ou
moi. Je ne sais.
- Alors c'est toi. Je suis sûr de mes moyens. Je peux
procréer.
ÎÏ9
- Je ne rentre pas dans les secrets de Dieu. Lui seul sait.
Il réserve à chacun une part !
- Oui, on n'en sort pas dès qu'on se met à discuter. Tu
peux attendre jusqu'à la mon, toi. Eh bien, attendons.
La vérité, c'est qu'on peut en sortir, si on veut. Ils y
pensent tous deux mais évitent d'aller trop loin, s'arrêtant
au bord de la véritable explication, de la franchise. La
solution, elle existe. Ils la connaissent. Il y a des exemples à
suivre, des gens se sont tirés d'affaire qu'il est possible
d'imiter. 11 faudra sans doute s'y résigner, après avoir
épuisé toutes les chances, songe parfois Chabha. Slimane
ne l'y acculera jamais, elle le connaît assez. Mais son désir
est si vif qu'il ne refusera pas d'y mettre le prix, un jour. Si
elle le veut.
La solution valable consiste pour l'homme à prendre
une autre femme. Les plus audacieux finissent toujours «par
le faire et renvoient généralement la première. Au reste, il
ne s'agit peut-être pas de courage mais de brutalité,
d'égoïsme et il faut, de toute évidence, que l'on n'ait
aucune espèce d'attachement pour se résigner à lâcher une
épouse. 11 existe encore d'autres facteurs car on ne saurait
les énumérer tous ou les imaginer. Parfois, on décide
brusquement qu'on ne peut plus garder l'infortunée. Sans
trop se demander pourquoi, on la répudie, quitte à la
regretter quand il est trop tard.
Le vieux Ramdane et ima Smina craignaient que
Slimane un beau jour, n'arrivât à pareille extrémité et
exhortaient leur fille à être soumise et avisée. Chabha se
moquait de leur inquiétude. Sa petite tête raisonneuse
menait le jeu avec une grande sûreté. Jusqu'au jour où le
cas de Hocine survint, troublant leur tranquillité et narguant
la résignation de Slimane.
Hocine-ou-Larbi s'était marié en même temps que lui.
Comme il se donnait beaucoup d'importance, il fut très
difficile dans le choix d'une épouse. Chabha connaissait
très bien sa femme. C'était une de ses compagnes
d'enfance, de quelques années plus vieille mais plus belle
aussi. Après cinq années de mariage, elle non plus n avait
Ï2Ô
pas d'enfant. Hemama, la femme de Hocine, lasse
d'attendre, prit chez ses oncles, sans cérémonies, la plus
laide et la plus insignifiante de ses cousines puis l'offrit à
Hocine qui, sur-le-champ, l'engrossa. Les gens du quartier
savaient exactement de quoi il s'agissait. Mais au dehors
Hemama pouvait passer pour une sorte d'héroïne se
sacrifiant à son «homme», l'obligeant à accepter le sacrifice
et réussissant en fin de compte à lui procurer ce rejeton
inespéré qui semblait venir d'en haut pour récompenser sa
belle âme. La réalité était banale. Slimane eut bien le temps
de s'en apercevoir. N'empêche que le jour de la naissance,
il se montra beaucoup plus morose que si cela fût arrivé
chez quelqu'un d'autre. Chabha dut lui expliquer la chose
car elle avait des détails.
-Ne fais pas la tête. Hemama n'est pas si extraordinaire
qu'on le pense.
- Tu es jalouse, peut-être.
-Oui, c'est le mot. Je la plains, la pauvre Fetta, moi. Et
ce dindon de Hocine qui sait tout juste faire le beau. Le
maître, c'est Hemama !
-C'est pour son propre plaisir qu'elle l'a marié à Fetta,
sans doute ?
-Je te dis que Fetta ne compte pas. J'ai eu leurs
confidences, de l'une et de l'autre ! Elle le lui a cédé la
première semaine. C'est tout. Hemama a attendu la fin du
mois. Son calcul était fait d'avance. Ou bien elle renvoyait
Fetta, ou bien elle la gardait pour produire l'héritier.
-Ce sont ses vantardises. Elle veut se donner de
l'importance.
-Si elle n'en avait pas, pourquoi Hocine aurait-il
accepté un fantôme comme cette pauvre Fetta ? Tu ne vois
pas que c'est calculé pour lé dégoûter des autres femmes,
pour qu'il voie, de ses yeux, la différence entre la belle
Hemama et une autre et qu'il mesure le prix de son
bonheur? Elle se croit fine, Hemama, mais c'est cousu de
fil blanc. Cela suffit pour les hommes. Nous autres femmes,
nous nous en rendons compte tout de suite. Je n'ai que faire
de ses confidences pour la comprendre.
Ï2Ï
-Tu lui ressembles assez. Sauf que tu n'as pas le
courage d'essayer.
- Non, je n'essaie pas. Marie-toi, si tu veux, je saurais
me tenir. Mais toi, tu ne ressembles pas à Hocine. Il est trop
bête et trop beau. Elle m'a dit, Hemama, que pendant cette
généreuse semaine qu'elle leur laissa, elle dormant dans la
soupente, eux par terre, se livrant à leur jeu quasi
clandestin, étouffé et timide, plusieurs fois, gonflée de
colère et de haine, elle aurait voulu descendre les étrangler
sur leur couche. C'était dans l'obscurité. Au moindre bruit,
elle toussait et grondait de rage au point qu'ils se tenaient
cois pendant qu'elle se réjouissait de leur embarras. Le
matin, quand de bonne heure elle dégringolait de la
soupente, Hocine s'échappait comme un voleur et la
malheureuse Fetta endurait le supplice de la honte sous les
sarcasmes de sa belle cousine. Tu dis que je n'ai pas de
courage ? Oui, c'est bien cela. On n'est pft méchant à ce
point. Fetta m'a dit que cette semaine fut interminable.
Mais, un beau jour, plus de mari pour Fetta ! Hemama fait
chauffer de l'eau, ferme la porte. Elles étaient toutes deux
seules à la maison.
- Tu me frotteras le dos. dit-elle à Fetta.
Elle se déshabille, prend des attitudes, lui fait admirer
sans pudeur ses jambes moulées, ses cuisses pleines, ses
épaules, ses bras. Après le bain, elle sort ses deux
meilleures robes, sa ceinture de soie, un foulard neuf, se
peigne et se parfume puis défend à Fetta de se changer.
Après s'être fait admirer de sa chétive rivale, elle reçoit
Hocine avec tous les effets de séduction» dont elle est
capable.
Elle prolongea son jeu de coquette toute la journée,
exigea qu'il la caressât en plein jour, devant Fetta. Ensuite
elle se fâcha et décida, le soir, de l'envoyer, lui, à la
soupente, seul, comme un Vjeuf..Mais à partir de ce jour,,
elle lui revint et Fetta grimpa dans son perchoir, avec une
vieille natte et' les plus mauvaises couvertures. Elle
aménagea sa couchette entre les jarres à provisions et
d'autres ustensiles fatigués.
ÏÏ2
- Mais, Chabha, son mérite reste réel cependant, avoue-
le. C'est sans doute qu'elle aime vraiment Hocine. D'être
obligée de le céder, même à une cousine, lui en a coûté. Ce
qu'elle a fait ensuite est une vengeance puérile. Fetta aurait
tort de lui en vouloir beaucoup.
- C'est possible, après tout, dit Chabha.
-C'est certain, car tu ne vas pas me dire que Hemama
n'est pas honnête ? On ne lui reproche rien. Elle n'a jamais
eu d'écarts.
-Non, elle se respecte assez pour cela. Mais elle aurait
pu s'épargner toute cette comédie. Seulement, elle a tenu à
lui prouver...
-Que veux-tu ? Avec vous, il faut toujours se méfier.
D'ailleurs, vous vous connaissez et vous êtes implacables
les unes pour les autres. Vous portez toutes l'esprit malin au
point que, tu le sais bien, la meilleure d'entre vous, au jour
du jugement, ne verra que le dos du Prophète.
- Ce sont les hommes qui le disent (Dieu me pardonne).
Il aimait les femmes, lui. Il en avait quatre.
- Oui, évidemment. Pour en revenir à 'Hemama, je la
trouve assez raisonnable, malgré tout.
- Trop raisonnable ! Si, à la fin du premier mois, il n'y
avait pas eu de grossesse probable, elle aurait renvoyé Fetta
purement et simplement. Hocine aurait été guéri de l'envie
de se remarier.
-Et sa terre serait devenue la proie des cousins. A sa
vieillesse, il risquait de se voir dépouillé comme il a
dépouillé lui-même son oncle Kaci. Mais là, vois les
desseins de la providence ! Kaci a bien un fils, cela n'a pas
empêché sa terre de s'en aller, tandis que Hocine risquait de
ne pas en avoir et voilà qu'il en a. Il faut croire qu'il a agi
sans malice avec Kaci.
-C'est différent. Vendre sa terre, la «mangen> de son
vivant, passe encore ! Mais mourir sans héritier...
-Comme moi, Chabha !
- Marie-toi, mon ami, puisque tu y reviens toujours.
- C'est toi qui m'y ramènes.
-Laisse-moi donc finir ! Hocine tient beaucoup à sa
Ï23
terre, Hernama à sa tranquillité. Elle ne savait pas sur qui
pesait la malédiction. Alors elle a tenté l'expérience.
L'expérience devait être concluante, d'une façon ou d'une
autre. Lorsqu'elle a compris que Fetta était enceinte, sa
position est devenue claire. Il n'a plus été question de céder
Hocine, puisque tout ce qu'on demandait à la fille c'était de
prendre la semence. Fetta a gardé son précieux dépôt sans
rien demander d'autre. Elle a été ménagée comme une
vieille jarre pleine d'huile. C'est tout. Et maintenant, le Bon
Dieu récompense la bonne âme de Hemama en donnant à
Hocine un héritier. Tout le mérite est pour Hemama, on en
• parlera dans le village. Toi-même, tu viens de le
reconnaître. Hocine la portera aux nues. Dieu seul sait
comment elle va s'arranger ensuite pour éliminer Fetta.
De fait, on parla beaucoup de cet événement. En
général, on félicita le bon Hocine de recevoir ainsi une
récompense méritée et on tint à dire une bonne parole à
Hemama qui reçut les éloges avec une modestie pleine de
grâces. Hocine était content, certes. Mais la joie d'avoir ce
rejeton était tempérée d'une tendresse émue à l'égard de
celle qui aurait dû le lui donner. Et cela au point d'oublier
tout à fait celle qui, sur sa couche souillée, était là, toute
stupide de douleur et d'étonnement. Fetta, en effet, était
écrasée par son bonheur. Elle n'avait jamais songé qu'il lui
serait donné de combler un désir si vif. Elle avait toujours
pensé qu'elle aurait une fille qui serait mal reçue et qui
deviendrait un second souffre-douleur pour un de ces époux
superbes devant qui elle trouvait normal de s'effacer.
L'idée ne lui vint pas de «relever un peu la tête», de se
donner de l'importance. Simplement, elle se crut autorisée à
quémander un peu de bienveillance avec le petit paquet
vagissant de chair rosé qu'elle tendait chaque fois. Elle se
faisait humble pour attendrir sa cousine, lui avouant sa sotte
ignorance, se ravalant en toute circonstance pour se faire
pardonner sa chance et tenter de pénétrer un peu dans
l'intimité conjugale.
Il devint évident pour tous les trois que le rôle de Fetta
.était
__ fini ou presque. Changer les langes, c'était le travail de
Hemama. S'expliquer avec la vieille qui avait donné les
premiers soins, c'était le rôle de Hemama. Fetta n'était
capable ni de retenir les conseils de la vieille, ni de
répondre aux félicitations, encore moins de défendre le petit
trésor contre le mauvais œil des visiteuses mal
intentionnées. Hemama était sûre d'elle-même. Son
assurance tranquillisait Hocine et confondait Fétta.
Le temps passa. Il n'est guère possible naturellement de
relater par le menu la vie quotidienne de ce ménage à trois,
la pitoyable existence de Fetta, ses renoncements, sa
misère. Chacun chez soi, malgré tout. Mais au bout du
compte rien ne demeure à l'ombre. Il n'y a pas de secrets
chez nous. On a beau être discret, distant, réservé, des
antennes mystérieuses renseignent tout le village qui se met
là chuchoter puis à ricaner par derrière et à critiquer en
•clignant de l'œil. Fetta n'avait pas de mère pour la
défendre. Elle n'avait qu'une marâtre. Le père, lui, voulait
surtout la paix et n'avait que d'obséquieuses paroles pour
Hemama, sa nièce. Par lâcheté gratuite, il l'engageait au.
contraire à plus de sévérité envers sa fille.
-Je l'ai mal élevée, je compte sur toi, Hemama, pour la
dresser !
Et comment! Aussi, le petit grandit-il en fils gâté de
Hemama. C'est une triste histoire que celle de Fetta. A
présent, tout le monde la connaît en détail. Lorsque certains
la racontent ils citent même des traits de cruauté sournoise
qui sont, peut-être, pure invention parce que. pour critiquer,
nous avons infiniment de ressources et cela ne coûte jamais
rien. Il y a des gens qui éprouvent ainsi beaucoup de plaisir.
Ce qui est dommage cependant, c'est que la rumeur
publique arrive généralement trop tard pour redresser le tort
qui a été fait. On peut imaginer et raconter ce que l'on veut,
dans ce cas précis, c'est tout à fait inutile : Fetta mourut,
laissant son bambin âgé de deux ans. L'orphelin n'était pas
bien à plaindre puisque sa vraie mère était Hemama, tandis
que l'autre, ses premiers balbutiements ne la désignaient
iéjà que sous le nom de Tata qui voulait ressembler à Fetta.
"'était ainsi. Il disait : ima, vava aux deux époux. Quant à
Î25
l'intruse, c'était Fetta pour lui aussi. Elle dut souffrir, bien
sûr, de constater qu'on lui prenait son fils, qu'on l'écartait
brutalement, mais il est peut-être exagéré d'accuser
Hemama jusqu'à dire qu'elle la tua par ses vexations de
toutes sortes.
Il existe un châtiment pour les mauvaises langues. Nous
savons que ceux qui disent du mal d'autrui courent le risque
de recevoir sur leurs épaules tous les péchés de leurs
victimes. C'est là la punition. D'habitude, quand on a fini
de médire sur le compte de quelqu'un, on conclut par un
dicton assez drôle :
«Que Dieu lui garde ses péchés !» Cette sage précaution
équivaut à ceci : si ma médisance est fondée, je ne suis pas
condamnable. Mais je ne garantis rien. Il n'est donc pas
juste que je sois chargé des péchés d'un autre. Qu'il
s'arrange avec le Bon Dieu, je me garde, moi, d'affirmer.»
Le tour est joué. Avec une telle formule, il est permis de
broder. C'est ainsi que chaque fois qu'on vous parlera de
Fetta avec une tristesse hypocrite, on terminera
invariablement par cette formule neutre faite de prudence et
de lâcheté : «Eh oui, telle est Hemama. Que Dieu lui garde
ses péchés.»
Quoi qu'il en fût, Chabha eut raison de vouloir réprimer
l'enthousiasme de Slimane qui, lors du remariage de
Hocine, ne cessait de louer Hemama. Il finit par savoir la
vérité, comme tout le monde, et cela le refroidit beaucoup.
Il déclara tout net qu'il n'était pas assez bête pour tolérer
qu'une femme en martyrisât une autre, à cause de lui,
jusqu'à la faire mourir à petit feu. Il cessa de songer au
«remariage». Puis ils se remirent tous deux aux médecines
des vieilles et à fréquenter avec la même assiduité
touchante les koubas de la région. Ils en étaient encore là,
lorsque Marie et Amer vinrent s'installer à Ighil-Nezman.

126
XVII

On chuchote ça et là que d'autres se


sont «arrangés» de façon plus radicale encore. Quand on
s'amuse, entre gens habitués à ne pas se fâcher facilement,
quelqu'un peut dire à Slimane : «Tiens, mon vieux, vois ce
gaillard ; une nuit avec ta femme et tu as un héritier.»
Slimane répond comme il peut. Ce sont propos grossiers,
évidemment. Mais c'est franc. On se gausse puis on parle
d'autre chose. En tout cas, voilà une solution. Elle est là, à
portée de la main. Comme le suicide. On peut s'offrir un
fils comme on peut se donner la mort.
La vieille Kamouma n'est pas de celles qui médisent par
passe-temps. Ima Smina non plus. Alors, elles se devinent
toujours. Elles se connaissent entièrement et sont
indulgentes l'une pour l'autre depuis qu'elles aiment à se
retrouver et à radoter. Ce sont des amies, si l'on peut dire,
Lorsque Madame les voit accroupies au soleil, sur la pierre
plate, devant le seuil, barrant le passage de leurs jambes
brunes : celles de Kamouma sèches comme deux bûches de
chêne, celles de Smina lourdes et enflées aux chevilles, elle
songe parfois à la bonne maman Garet radotant elle aussi,
devant son comptoir avec quelque client un peu gris et par
cela même complaisant et doux. Elle sait que l'image n'est
pas la même, mais l'impression d'insignifiance est
identique. Madame s'occupe de son ménage et les laisse
parler bien que si elle s'y intéressait, elle comprendrait le
sens de leur conversation. Parfois elle sort dans la petite
courette pour prendre du bois ou pour vider un ustensile.
Elle enjambe sans façon l'obstacle, à l'aller et au retour,
saisit un mot ou une phrase, constate qu'elle a vraiment
Î27
autre chose à faire que d'écouter.
Elles en ont à se dire, les vieilles, et sont toutes deux
r
préoccupées : l'une a sa fille, l'autre son fils.
- Il en sera selon la volonté de Dieu, Kamouma. Ma
fille est simple et honnête. Tu me connais assez : elle me
ressemble. Nous n'avons a attendre que de celui qui voit les
cœurs.
- Oui, il y en a qui peuvent. Nous les réprouvons bien
mais au fond y perdent-ils grand chose ? Voilà l'époque où
tout est permis, quand on est riche.
- Les Issoulah ? Ils ont su s'y prendre, en effet. Je les
admire, moi. Une femme comme Tassadit, il n'y en a plus
dans les nouvelles générations. Qu'en penses-tu,
Kamouma?
- Nous savons toutes qu'elle peut parler à la djema et
en remontrer aux hommes. Je ne lui jetterai pas la pierre
pour ce qu'elle a fait mais je sais que du vivant de Kaci, je
n'aurais pas agi ainsi avec mon fils. Kaci me dominait, tu
t'en souviens ? C'était une tête.
- C'est-comme moi. Ramdane m'enleva toute initiative,
dès le début. Il sait ce qu'il veut et entend qu'on se
soumette. Et puis notre tempérament, toutes deux,
s'accommode très bien de cette obéissance. Nous sommes
naïves et fidèles. Ma fille me ressemble.
-Je le crois. Tandis que Tassadit, elle, tout de suite, elle
a pris le dessus. Son mari était fils de veuve. Que veux-tu ?
C'était facile à dominer. Et cela d'autant plus qu'elle avait
plusieurs frères et que lui avait besoin d'un soutien.
- Il n'était pas pauvre, non. Esseulé. Ses cousins ne
l'aimaient pas. Il les craignait. Ils voulaient le dépouiller.
- Il a bien gardé sa terre. La meilleure du village. Eî
maintenant il est le plus riche.
- Il l'a gardée grâce à Tassadit et ses frères. Tu t'en
souviens, ils lui ont donné leur fellah. Et pendant trente ans
Salem a défriché, labouré, planté la terre de Hamid
Issoulah. Il paraît qu'il n'en faut pas tant pour avoir une
retraite chez les Français. Lui, il est pani dans sa gandoura,
usé comme une vieille charrue. Tu te rappelles ? Il était
fort. Un tronc de chêne et noir de même, laid à faire peur.
Et pourtant, plus d'une, secrètement, l'eût accepté. C'était
le mâle. Heureusement qu'il a quatre hommes à présent
pour soutenir sa vieillesse. Quatre hommes et pas une fille.
__
- Tu dis quatre pour ne pas dire huit. Elle en a quatre
aussi Tassadit et qui ressemblent à ceux de Salem. Nous en
avions jasé dans le temps : Hamid est blond, ses yeux sont
bleus. Mais c'est oublié, tout cela.
- Après avoir donné des héritiers au père, voilà qu'il en
donne au fils. Tassadit est une femme de tête. Je n'ai pas le
courage de l'en blâmer. Elle sauve son aîné des convoitises
de ses frères. Et il a du mérite, Mohand-ou-Hamid. Il a
beaucoup travaillé, aidant Salem ici, allant en France tout
jeune, conseillant ses frères à l'étranger, remplaçant petit à
petit son père aux réunions de la djema. Tassadit lui réserve
une place à part dans son cœur. Elle le maria tout jeune à la
fille d'un de ses frères pour lui faire avoir des enfants. Et
voilà quinze ans qu'elle attend^
- Ma foi, elle a bien fait. Elle a su organiser sa famille,
après tout. J'aime les gens qui savent ce qu'ils veulent.
- Moi aussi.
Mohand-ou-Hamid venait d'avoir un fils. C'était
merveilleux. Tout le monde en parlait. Et, ma foi, comme il
était estimé dans le village, c'était en apparence un
soulagement général. A la djema, au café, sur la
grand'route du cimetière on pouvait entendre des gens
parler de l'événement, dire par exemple : «Quand on sème
le bien, on le récolte» ou : «Celui qui attend de Dieu n'est
jamais déçu.» Et c'était à qui irait sans retard féliciter les
Issoulah.
Les Issoulah sont riches et Tassadit fort charitable. Sa
réputation est grande dans le village. Tous les pauvres
connaissent sa maison et sa bonté. C'est même un peu
..spectaculaire car, dit-on, il arrive à Hamid et Tassadit de
priver leurs brus pour faire l'aumône, ou bien de se gêner
considérablement pour éviter que des étrangers de passage
aillent demander l'hospitalité ailleurs. Depuis que les Aït-
Hamouche sont «tombés», comme nous disons, ce sont les
Issoulah qui prétendent détenir l'honneur du village ; ils
répondent de son renom : «A Ighil-Nezman, disent-ils, nul
voyageur ne doit passer la nuit dehors et sans manger.»
Voilà une bonne chose qui nous tranquillise tous parce que
notre cœur est toujours accueillant. Sans notre avarice ou
notre pauvreté, nous voudrions bien tous être hospitaliers. Il
faut dire aussi que c'est plutôt Tassadit qui règle en ce sens
la conduite de la maison, au point que parfois ses enfants et
Ï29
Hamid lui-même enragent de la voir si généreuse avec
d'autres tandis qu'elle n'accorde aucune libéralité aux
siens. C'est pour elle une question de principe, peut-être
même une douce manie. Nous ne l'en blâmons pas puisque
nous en bénéficions tous plus ou moins. Comme il lui faut
sa réputation d'excellente femme, nous disons que c'est une
sainte femme et ses deux grands péchés prennent à nos
yeux la valeur d'une action sagement exécutée qui domine
de loin le blâme des petites gens.
Dans notre esprit, Tassadit est une grande femme
comme un homme peut être un grand homme. Ce n'est pas
peu dire pour une Kabyle. Les gens la soupçonnent de
s'être fait donner ses quatre fils par son fellah Salem". Mis à
part ce soupçon qui peut lui reprocher quoi que ce soit dans
le village ? Personne. Elle est vieille, à présent. Aucun
ennemi. Une femme sage ! Non seulement on l'a excusée,
mais on a compris que Hamid n'avait pas été capable de
faire ce qu'à pu Salem. Pourquoi ne pas supposer,
simplement, qu'il n'était pas viril du tout et que Tassadit,
engagée avec un pareil mari, avait supporté stoïquement sa
disgrâce sans jamais en parler, ne prenant Salem que pour •
se créer une famille, sauver la terre, donner des hommes au
fils de la veuve, solitaire, chétif et haï des siens.
Le même calcul l'amena, sans doute, à utiliser, de
nouveaji Salem pour la femme de son fils, Ourdia, sa nièce.
Ourdia était une beauté. Elle éclipsait toutes ses belles-
sœurs : teint clair, cheveux noirs, grands yeux au long
regard de flamme. Lorsque Tassadit l'accompagnait aux
champs, qu'elle la laissait passer devant elle dans sa robe de
soie jaune frangée aux épaules et à la poitrine, elle la
couvait des yeux comme un trésor et songeait qu'elle était
ainsi dans sa jeunesse, remplissant de même, de ses formes
pleines mais harmonieuses et fermes, sa gandoura de satin
blanc, à l'ancienne mode. Elle s'avouait peut-être qu'elle
était brune et moins gracieuse, mais elle songeait surtout
que le sein de la malheureuse Ourdia était voué à rester
vide. Elle l'amena sans doute petit à petit à cette idée
d'accepter Salem. Elle dut exploiter le dépit de Ourdia, sa
jalousie de voir ses belles-sœurs accoucher, l'une après
l'autre. On peut supposer aussi que ne lui répugna
nullement l'idée de coucher avec un autre homme. Son
Mohand n'était pas beau. Et puis, ils se connaissaient
__
vraiment trop : des cousins qui avaient presque toujours
vécu ensemble, mangé à la même couscoussière. Ils étaient
rivés l'un à l'autre depuis la tendre enfance. Le mariage
n'avait rien changé à leur situation. Ourdia songea peut-être
bien des fois qu'un homme étranger pour elle serait une
révélation, un moment de paradis à passer. Mais elle savait
que c'était désirer l'impossible... Vraisemblablement, la
proposition de la tante dut être mal accueillie, car enfin
Salem n'était plus qu'un vieux chêne à moitié carbonisé. Et
imaginer Ourdia entre ses bras était difficile. Ourdia aurait
préféré n'importe qui. C'était sûr. Mais pas Salem. Sans
doute, Tassadit la raisonna-t-elle : elle n'avait que Salem
sous la main. Confiance absolue. Il ne pouvait pas parler.
Son mutisme pour les secrets de la famille durait depuis
trente ans, malgré les sujets de mécontentement qu'elle lui
avait donnés en le congédiant. Non, il n'avait jamais parlé !
Fallait-il prévoir le pire ? Mais même s'il parlait personne
ne le croirait. Ourdia, si jeune, si belle avec ce vieux
monstre ? Allons donc ! Autre argument : son grand âge. Il
était urgent de profiter de sa présence. Dans un an, un mois,
demain, peut-être, il s'en irait.
Les femmes au courant de l'affaire ne doutaient pas que
les choses se fussent passées de la sorte. Les jeunes, les plus
délurées, entre elles, se disaient qu'après tout ce n'était pas
si douloureux, puisqu'aussi bien il était aveugle. Il suffisait
de fermer soi-même les yeux, de se dire que tel beau jeune
homme était en train de vous étreindre... Pour ce qui était
de l'ardeur, on pouvait compter sur «le vieux chêne
carbonisé». L'âge ne dut rien y faire. De sentir entre ses
bras desséchés de la chair lisse et ferme, cela lui redonna
durant cinq minutes sa vigueur passée et comme un avant-
goût de ce que Mahomet lui réservait. Mais pour Ourdia, ce
ne fut pas mauvais non plus.
Du reste, ces questions-là ne se présentaient même pas à
l'esprit des vieilles comme Kamouma et Smina. Ce n'était
plus de leur âge.
- Je trouve scandaleux tout ce tintamarre. Bon, Mohand
a son héritier mais Tassadit devrait se montrer plus discrète.
Si elle a sauvé les apparences, elle sait qu'elle ne trompe
personne.
- Non, Kamouma. Il lui faut ça. Son aîné était désespéré.
Il était à plaindre et Ourdia aussi. Ils ont bien raison de faire
_
les choses en grand. Ils sont riches, c'est normal.
-Ils ont promis trois bœufs, dans trois Routes
différentes. Nous aurons le nôtre pour l'Achoura, la
meilleure charité s'exerce d'abord sur les siens, dit-on.
Nous aurons notre morceau de viande.
- Tu verras que chacun ira leur donner son coup de feu.
Nous aurons des you-you toute la semaine et, sous prétexte
d'inviter les fusils, tout le village mangera, vendredi
prochain, du couscous et de la viande.
- Eh bien. oui. Je te dis, moi, que c'est trop voyant tout
cela. Il faut comprendre qu'ils ont des choses à faire
oublier. Il y a entente tacite chez les Issoulah : il faut que
leur générosité tasse oublier le reste. Auront-ils le courage
de garder quelques jours l'aveugle, le père Salem ? Ne
serait-ce que pour la baraka?
- Ou même pour narguer. Ce serait trop visible, s'ils
l'oubliaient. Et même il se trouverait un malin pour attirer
leur attention sur le vieux serviteur, en toute innocence. Us
se garderont de l'oublier.
-Personne ne s'étonnerait de le voir là. 11 y a plus d'un
an qu'il recommence à aller chez eux. Ses fils le délaissent
un peu. Celle de ses petites-filles qui le guide, le promène
un peu partout pour recevoir des aumônes. Mais depuis un
an on le voit traverser la djema, aller dans l'autre quartier,
chez sa patronne Tassadit. Maintenant, c'est sûr, n'est-ce
pas ? Elle l'attirait, sans plus. Cela a dû se produire un jour
où toutes les brus étaient aux olives.
Les jours de grande sortie, c'est toujours Ourdia et sa
tante qui vaquent à la maison, tandis que les trois autres
s'en vont avec leurs maris. Mohand, lui, fait le marché.
Quant au vieux Hamid, il peut être n'importe où, pourvu
qu'il ait un auditeur capable de supporter son intarissable
bavardage...
Elles, non, ce n'était pas du bavardage, tout ce qu'elles
se racontaient. Elle est bien naïve, Madame, si elle accuse
leurs propos d'insignifiance.
Ima Smina se leva lourdement en gémissant. Ses traits
lourds et luisants restaient soucieux, ses grosses joues
pendaient de chaque côté sur son menton, tirées par deux
séries de rides profondes qui se rejoignaient en dessous
comme des élastiques. Ensuite elle s'épousseta le postérieur
machinalement tout en regardant son amie. Kamouma
_
amena ses genoux pointus vers sa poitrine, libéra le seuil
nais ne se dérangea pas davantage : elle était chez elle. Ses
reux brouillés ne cillèrent pas sous le regard placide de
smina.
- Que Dieu nous pardonne et leur garde leurs péchés. Je
n'en vais. Restez dans la paix. Bonjour, Madame.
- Va en paix. Tu es occupée ?
-Oui, je passe chez Chabha. Elle doit être rentrée du
:hamp. Slimane est parti au marché...
-Ne t'inquiète pas trop pour elle. Je l'aime comme ma
îlle, surtout depuis que je passe mes nuits chez eux. Elle
ne gâte, tu sais.
-Elle t'aime bien, elle aussi. Que Dieu te garde ton fils
:t lui donne sa part.
Kamouma sourit. C'est cette part précisément qui
jréoccupe Smina. Oh ! Elle a bien compris. Elle a répondu
:e qu'il fallait répondre. Les allusions se valaient de part et
l'autre. Entente complète, songe Kamouma en souriant
oute seule. Ce n'est pas un Salem quelconque qu'il faudrait
>our Chabha. Mais que dirait-elle d'Amer, par exemple ?
:lle est .pleine de naïveté et ne se doute de rien, la petite,
'ourtant, voilà Smina qui se mêle de deviner. C'est trop
'isible aussi. Slimane est de plus en plus renfrogné. Celui-
à est dangereux. Il ne faut pas qu'il comprenne. Chabha
levrait se tenir sur ses gardes. Elle affiche trop son
>enchant. Amer est plus malin. 11 a dû apprendre là-bas. 11 a
lompris, lui, mais il hésite. Pourtant, tout est là : sa sécurité
:n dépend. Chabha mène Slimane par le bout du nez. Il faut
[u'elle fasse des amis de ces deux hommes. Slimane ne
uminera plus sa gengeance. Je pourrai mourir tranquille et
e serai, moi-même, vengée de tous. Si ce projet pouvait
>rendre corps ! les Aït-Hamouche ne s'éteindraient pas
jrâce au sang de celle qu'ils ont reniée. Amer porterait le
emords d'avoir trompé le frère de celui qu'il a tué et, peut-
tre, regretterait-il de n'avoir pas épousé une Kabyle (me
irivant ainsi d'une situation que connaissent toutes les
'ieilles) après m'avoir oubliée et reniée à sa façon. Du
noins, je lui aurais évité une implacable inimitié avec le
'enîmeux cousin. C'est mon fils, après tout. Quant à
'intruse, elle aurait la preuve qu'elle ne tient pas son
lomme, toute blanche qu'elle soit et malgré ses belles
nanières. Ce n'est pas que je lui en veuille. Mais enfin c'est
Ï33
elle ou ses pareilles qui l'ont perdu, qui ont perdu Rabah,
qui ont fait mon malheur et celui de Kaci. Mon compte
avec les Françaises, il faudrait que Dieu s'en mêle pour que
je puisse le régler... Smina est soucieuse. Mais elle est
d'accord. Elle ne peut pas amener Chabha à essayer
discrètement n'importe qui. Elle a dû déjà lui proposer des
hommes ! Chabha est honnête, en effet, mais la tentation
sera plus forte qu'elle. Elle aime mon fils. Smina a de
l'espoir. L'exemple de Tassadit est là. Mais ce qui
l'inquiète, c'est que justement elle n'est sûre de rien : Amer
n'a pas d'enfants, Chabha non plus. Ils sont quatre en
cause. Où sont les deux bons ? Elle risque, en fermant les
yeux, de faire un faux pas à sa fille. Tant pis pour elle. Je ne
vais pas si loin. Mais tout de même, si Madame «prenait la
semence» ! Voilà qui nous comblerait et qui lèverait le
doute pour Smina. Et cela enhardirait sûrement Chabha. H
faut donc que Madame se soigne !

134
XVIII

Madame n'aime pas beaucoup


Hemama. Elle sait que Hocine est leur cousin mais elle
n'aime pas cette femme. Avec ses façons de l'appeler
Madôme, de s'admirer ostensiblement devant la glace fixée
au-dessus du lit, elle a un peu l'allure d'une jeune patronne
arrogante. Marie a toujours détesté les jeunes patronnes.
Elle la connaît maintenant. Chabha lui a parlé de Fetta et
l'image de Fetta, elle la retrouve dans ce chétif rejeton,
rebelle à tous les soins, poussant péniblement, pâlot et
pitoyable, à l'ombre étouffante du ménage.
- Il n'est pas beau, lui dit un jour Chabha. Il ressemble à
sa mère.
- Je l'aurais parié. Mais il est si gentil. Ça doit leur
rappeler la morte.
- Oh ! Ils la plaignent, à présent. Ils ne peuvent pas
prononcer son nom sans dire «Dieu lui pardonne». Elle ne
les a pas gênés.
- Et les remords ? Elle ne se reproche rien, Hemama ?
- Oh ! Elle est bien tranquille ! Le remords c'est quand on
n'a pas réussi ou, peut-être, à la dernière minute, avant de
mourir. Mais à ce moment-là, il n'y a ni remords, ni autre
chose. On perd conscience et on s'en va entre les mains de
Dieu.
- Tu as peut-être raison. Ce sont les mots qui me
manquent pour t'expliquer. Je ne connais pas bien le
kabyle. Vois-tu, ils savent quand même qu'elle a souffert,
pleuré en cachette. Qu'est-ce qu'ils en pensent maintenant ?
- Mais ils n'y pensent plus ! Ils veillent sur leur enfant.
Où vas-tu chercher tout cela ? C'est vrai que tu es instruite,
toi.
Chabha éclate de rire et Madame l'imite aussitôt. Puis
Ï35
elles se mettent à parler d'autre chose. Madame connaît à
peu près tout le monde dans le quartier. Elle ne s'est
attachée qu'à Chabha. Chabha est gaie, franche, forte. Elle
est brune et Marie la trouve belle. Elle est pleine de bon
sens et lui paraît intelligente. Elle se montre affectueuse et
bavarde, la renseigne sur tout le monde, l'intéresse à toutes
les histoires, tous les potins, et cela se termine toujours par
des rires et des bourrades familières.. Elle l'aime pour sa
simplicité et son insouciance. Elles sont inséparables.
Marie ne sort pas. Naturellement. Elle tient son rang.
Tout comme la femme de l'amin ou celles de tous les
marabouts du village. D'ailleurs il y a aussi des femmes
kabyles qui se cloîtrent. C'est ainsi que du vivant d'Ali, au
temps de leur opulent apogée, les Aït-Hamouche eurent
pour point d'honneur de ne laisser sortir que les vieilles et
les gamines. Et Kamouma se souvient de ce bon temps. Elle
aime le rappeler quand on l'oublie. D'autres encore purent,
au gré d'une fortune plus ou moins durable, connaître ce
privilège de rester à la maison et de ne plus se montrer aux
hommes qui vous connaissent bien pourtant. C'est, chez
nous, un titre de gloire. On peut se l'offrir à bon compte,
oui, à bon compte, au point que c'en est devenu ridicule aux
yeux des familles aisées de fellahs qui vivent constamment
chez eux. Les Issoulah, par exemple, ou les Aït-Abbès ne
cloîtrent jamais leurs femmes malgré le désir de ces
dernières qui voudraient prouver, tout de même, qu'on tient
à elles. Mais les Issoulah et les Aït-Abbès sont des gens rai-
sonnables qui ne sacrifient pas aux modes. Ils considèrent
qu'ils ne doivent imiter personne.
Qu'Amer tînt à enfermer sa femme pouvait s'admettre,
puisque la dame ne servirait à rien au dehors. Prendrait-elle
la hotte ou l'amphore? Impossible ! Autant par conséquent
la laisser à sa vaisselle que de la voir déambuler, les bras
ballants, sur nos sentiers étroits qui dégringolent des deux
côtés du village, vers le sud ou vers le nord. Mais il en est
qui n'ont pas le sens du ridicule. Ils sont bien visés, en tout
cas, par une foule d'épigrammes, de petits poèmes qu'ils
connaissent comme tout le monde mais qu'ils oublient
momentanément pour se les rappeler lorsqu'ils ne
s'appliqueront plus à eux.
Tout le monde connaît le petit poème de neuf vers qui
commence ainsi :
06
g uand il était en France
Ile fréquentait les ravins
A présent elle s'entoure de murs
II paie une bonne pour l'eau...
Il est vrai que certains manquent de retenue. Effectivement,
quand ils étaient en France, ils oubliaient tout, leurs femmes
étaient libres. Mais, dès leur retour, (ils se rattrapent
effrontément : beaux habits, gaspillage, prétention et femme
surveillée. Ils écrasent les autres de leur aisance, se hissent
à la première place, réalisent un rêve ancien et s'entêtent à
oublier les mauvais jours. Si cette attitude dure assez
longtemps, on finit par les prendre au sérieux, sinon ils
retombent, se retrouvent «le derrière dans la poussière» et
ricanent à leur tour en voyant ceux qui «montent». C'est
pour cela que les gens sensés préfèrent ne «monter», ni
«descendre». Ce sont nos bourgeois, si l'on peut dire. Nous
en avons des petits et des grands.
Slimane et Chabha sont de petits bourgeois. Chabha n'a
jamais été tentée de s'enfermer. Il y a les travaux des
champs (Slimane ne peut tout faire). Au reste, son humeur
ne peut s'accommoder d'une cage. Il lui manque des
enfants à élever ou tout au moins des voisins pour la
distraire. Or toute la ruelle est habitée par les Aït-
Hamouche. Les cousins ne sont pas tendres les uns pour les
autres, leurs femmes passent les heures de repos à se
chamailler. Eux-mêmes en viennent rarement aux mains
mais beaucoup ne se parlent pas et tous s'abordent avec des
mines renfrognées. Ils détestent Slimane qui le leur rend
bien, et Chabha leur réserve la plus dédaigneuse de ses
moues. Maintenant qu'elle a pris l'habitude de venir chez
ima Kamouma dès qu'elle en a le temps, elle les oublie tout
à fait. Les Aït-Larbi et les Aït-Hamouche ne sont pas du
même quartier ; traverser chaque fois la djema pour se
rendre visite n'est pas bien commode car ce serait trop
afficher une amitié toute nouvelle, appuyée sur des liens de
parenté peu solides, ces liens que Slimane, jusqu'alors,
avait visiblement coupés.
Mais il y avait un chemin plus discret : Slimane habitait
' la dernière maison du quartier ; la demeure de Kamouma
aussi se trouvait au bout de la ruelle des Aït-Larbi, de sorte
qu'on pouvait aller de l'une et l'autre à travers les petits
Ï37
jardins de cardons appartenant aux familles des deux
karoubas. Kamouma et Chabha préféraient ce passage mais
lorsque Slimane ou Amer se rendaient visite, ils traversaient
les rues et la djema, le chemin dérobé en effet ne convenant
qu'à des femmes.
Il arrivait de loin en loin à Marie de sortir, soit avec son
homme, soit avec Kamouma pour aller faire une visite. Elle
était considérée, on venait aussi'la voir. Chacun sut gré à
Kamouma de ne pas trop «lever la tête» et de prouver ainsi
qu'elle n'oubliait pas son dénuement d'hier. Mais, tandis
qu'auparavant on allait chez elle pour se ^distraire, comme
dans un lieu public, à présent c'était différent : on avait
affaire à quelqu'un de considérable et qui méritait
l'admiration. Toutefois, on savait qu'Amer n'était guère
commode, qu'il tenait à sa tranquillité, qu'il n'aimait pas
les femmes. (A preuve qu'il n'avait pas voulu d'une Kabyle
pour épouse.) Bref, les choses avaient changé et Kamouma
ne manquait jamais de le souligner. On ne lui en voulait
point, mais quelques délurées comprirent son attitude et
expliquèrent que le Bon Dieu avait jeté son regard sur la
vieille au point qu'elle n'avait plus besoin de personne.
Mais elle ne pouvait sans honte condamner définitivement
sa porte.
Madame ne se plaignait pas trop de toutes ces visites.
Pour elle, cela pouvait être une façon de vivre que de voir
des gens défiler tous les jours chez soi. De toute manière,
c'était sa seule distraction. Finalement elle s'aperçut que
cela coûtait cher : un café à celle-ci, un morceau de pain à
celle-là, un linge usé à une vieille, un bonbon à un gamin.
C'est tellement agréable de faire plaisir. Mais à la longue
certaines femmes devenaient insupportables, qui venaient
spécialement pour se lamenter : «Ah ! Madame, il faut que
tu saches...» comme si Madame, après avoir «su», pouvait
changer quelque chose à un malheur ou une misère ;
d'autres, au contraire, venaient pour se vanter, faire étalage
de richesses qu'elles n'avaient pas pour essayer de se
comparer à Marie. Celles-là se faisaient rabrouer carrément
par la vieille.
Kamouma regrettait ensuite d'avoir pris ouvertement le
parti de la Française et se gourmandait. Marie découvrait
beaucoup de petitesse, de méchanceté, de finesse mêlée à
de la bêtise, de la vraie sensibilité, de la gentillesse avec de
138
l'hypocrisie. Dans l'ensemble, c'était amusant. Elle était
spectatrice et s'oubliait un peu. Elle oubliait même qu'elle
voyait là ce qu'elle aurait pu voir ailleurs. Mais, à une autre
époque, elle n'avait pas eu le temps de s'en amuser, trop
occupée de chercher à vivre.
Elle apprit rapidement le kabyle puisqu'au bout d'un an
elle put bavarder et plaisanter avec ses amies. Elle ne parlait
le français qu'avec Amer et les gamins du quartier qui, pour
la convaincre de leur savoir, lui criaient, à travers les larges
interstices du vieux portail, un «bonjour» ou un «bonsoir
Madame», sans jamais se préoccuper de la formule qui
convenait à cette heure de la journée. Beaucoup de jeunes
filles du quartier recherchèrent son amitié. Au début,
naturellement, elle les aimait toutes parce qu'elles lui
étaient toutes indifférentes. Puis, quand elle les connut
davantage, elle modela son attitude, prit avec chacune le ton
et le masque qui convenaient et ce fut ainsi qu'elle s'initia à
la vie de chez nous. Elle avait bien compris qu'il fallait
mettre ce masque le jour où elle le découvrit sur tous les
visages. Si elle ne s'attacha qu'à Chabha, ce fut
précisément parce que Chabha vint à elle à découvert,- lui
sembla-t-il, et que cela lui permit à elle, Marie, de se
montrer aussi sincère.
Bien entendu Chabha, de son côté, se jugea un peu
hypocrite lorsqu'elle faisait au début toutes les avances.
Mais il fallait bien qu'elle offrît la petite compensation
qu'exigeait la morne attitude de Slimane. Slimane avait
peur, oui. Mais il ne pardonnait rien. Elle le savait.
Qu'Amer fut assez fin pour jouer à celui qui ne voit rien,
pour accepter de venir chaque fois au-devant de son oncle,
était habile. Mais il pouvait se lasser. Et puis, elle voulait
prouver aussi qu'elle était capable de générosité. En
somme, manœuvrer pour que les yeux se portent sur elle et
non sur Slimane, pour qu'on l'oublie, lui, qu'on ne tienne
compte que de son attitude personnelle. Elle réussit à se
faire aimer de la maisonnée. Amer finit par prendre avec
elle la même liberté qu'avec une sœur. Ils ne tardèrent pas à
rire et à plaisanter franchement.
- C'est toi qui a appris à Madame à rouler du gros
couscous ? Et bien, il est beau ton gros couscous. De la
crotte de chèvre. Je ne t'en félicite pas.
- Elle n'a pas voulu me laisser faire. Elle demandait des
Ï39
conseils seulement. N'est-ce pas, Madame, que c'est toi...
- Oh, il n'est pas si mal, dit Marie.
- Parfaitement. Il est trop beau pour Amer. Qu'est-ce
qui le prend de se montrer aussi exigeant. Il n'a qu'à
demander des plats français.
- C'est ainsi que tu me défends, Chabha? Tu voudrais
peut-être le marier, toi aussi ? dit Marie.
- Si tu acceptes, oui. A ce moment, il aura tous les mets
qu'il désire.
-Qu'en dis-tu, Amer ? Tu voudrais changer de
cuisinière? Tu en voudrais une comme Chabha?
- On peut s'arranger, dit Amer. Commençons par marier
mon oncle.
- A tout seigneur... Les jeunes ensuite.
- Bien dit ! Qu'en penses-tu, Chabha?
- Attendez. Consultons la vieille.
Kamouma leva sur eux un regard inexpressif et sa figure
fripée resta impassible.
- Vous savez bien, mes enfants, que mes jours sont
comptés. Si mon fils avait vécu normalement, il se serait
marié comme tout le monde. Mais je n'ai pas à pénétrer les
desseins de Dieu. Madame, tu es ma fille comme il est mon
fils. Je n'ai rien à désirer que vous ne vouliez.
- Allons, ima, nous plaisantons. C'est la faute au gros
couscous, dit Marie.
De retour chez elle, Chabha prend le grand plat, choisit
sa farine et se met à rouler du gros couscous. Le soir,
lorsque Slimane, revenu des champs, lui dit qu'il doit aller
chercher Kamouma, lui tenir la main parce qu'il fait noir,
elle lui présente un plat couvert d'un foulard jaune, tout
neuf.
- Vois, tu leur porteras cela.
- Quoi donc?
- Oh ! C'est simple ! Madame a essayé de faire du gros
couscous et ça n'a pas marché. Amer m'a dit que c'était du
crottin de chèvre. J'ai bien compris. Ce n'est pas qu'ils en
manquent mais cela leur fera plaisir. Qu'en dis-tu? Tu vois,
j'ai mis trois œufs durs dessus.
Elle soulève le foulard qui cache le plat.
- C'est bon ! Allons, donne vite, grogne Slimane.
11 saisit le plat avec brusquerie et sortit sans rien dire. Il
ramena Kamouma pour la nuit. Et Kamouma mangea chez
Ï4Ô
eux sa part de gros couscous avant de s'en aller dormir dans
sa chambrette. Elle ne manifesta, quant à elle, aucune
surprise... Elle savait ce qu'elle savait. Tout était confus
dans l'esprit de Slimane. Oui, ce plat de couscous, malgré
tout, il ne pouvait le reprocher à Chabha. Chaque fois qu'il
avait pensé à donner quelque chose, à faire un geste,
Chabha l'avait devancé. Pourtant, il avait un faible pour
Madame. Mais Chabha n'était pas obligée d'éprouver les
mêmes sentiments. Elle l'aimait bien, certes, mais cette
affection pour Madame n'allait pas sans calcul. Elle en
avait parlé franchement à son mari. Elle lui avait dit que du
moment qu'il ne pouvait se départir de son attitude fermée
et insolente, elle se chargerait de faire les avances. Mais
cela non plus n'expliquait pas tout. Elle avait beau
s'accuser d'une hypocrisie nécessaire il se méfiait :
l'hypocrisie n'a pas cette spontanéité. Chabha était
naturellement bonne, il le savait. Avec Kamouma et les
siens, elle se montrait très bonne. C'était assez clair. Sa
découverte l'embarrassait parce qu'il ne pouvait rien dire. 11
sentait que Chabha s'éloignait de lui. Il était assez fin pour
le comprendre mais il était sûr qu'elle ne comprenait pas
elle-même. Si la pente était mauvaise, était-il prudent'de
l'en avertir ? Ce serait, croyait-il, l'y précipiter pour de bon.
Comment fa'".^ d'ailleurs ? 11 y avait déjà beau temps qu'ils
ne s'entendaient plus sur un sujet où le raisonnement n'a
pas à intervenir. Il ne pouvait être question de discuter.
C'était trop vague. Pour être juste, il devait convenir que
Chabha n'avait pas attendu l'arrivée d'Amer pour...
«s'éveil 1 er » et lui donner de l'inquiétude. C'était ça : un
«éveil», à coup sûr. Mais il craignait maintenant que son
neveu ne fût à l'origine de cet éveil. Au début, il avait eu
confiance. Hypocrisie ? Peut-être. Mais n'était-elle pas
prise à son jeu ?
Parfois, il voyait- les choses différemment. C'était
vraiment trop grave, ce qu'il soupçonnait là. Il connaissait
bien sa Chabha. Elle savait ce qu'elle devait à Slimane. Ils
formaient un seul être. Ce serait inhumain si elle... Non. 11
fallait avoir confiance.
D'autre part, cet Amer qu'il ne pouvait aimer, était-il
bien dangereux ? Oserait-il bafouer son oncle après avoir
tue un autre oncle dont il avait épousé la fille, sans qu'on
sût au juste pourquoi ? Marie était plus belle et plus jeune
141
que Chabha. Amer s'en contentait. Voilà bien un an qu'il
était au pays. On l'aimait. Il savait se tenir. Les femmes
kabyles ne semblaient pas l'intéresser. On l'avait déjà jugé.
Il n'était pas de ces gens qui se postent aux carrefours pour
voir passer et regarder longuement les filles, de ces gens qui
aiment à rester seuls à l'affût, attendant leur gibier. Les
«coureurs», on les connaissait, on les détestait, on s'en
méfiait. Amer, lui, toutes les jeunes .filles lui parlent, lui
disent bonjour. Tout le monde le trouve gai et charmant.
Son regard n'est pas sournois. Quand ses yeux se posent sur
une femme, il la regarde tout naturellement, alors que
certains ont ce tic révélateur que nous connaissons tous : ils
détournent vivement la tête comme si leurs paupières
venaient de se brûler puis, ne pouvant plus se maîtriser, ils
lancent un autre regard en dessous, comme pour bien
conserver l'image désirée. Les gens avertis s'en amusent.
Ils savent ce que cela signifie. Aux jeunes, généralement,
on pardonne. Et s'ils rougissent, on sait que c'est par
innocence. Mais les «habitués» ne rougissent pas. Quand ils
lanoent leur regard d'affamés, ils se figurent que nous ne les
voyons pas parce qu'ils ont commencé d'abord par
détourner la tête. Mais nous les voyons tt nous les
détestons.
Amer justement n'est pas de ces gens. Passe qui voudra,
il regarde ou ne regarde pas : on sent que ça lui est égal.
Tout le monde dit que c'est un homme plein de sagesse, qui
a vécu longtemps en France, qui connaît la vie et qui est
bien marié. Il est considéré et les Aït-Larbi sont fiers de lui.
Il ne faut donc pas que Slimane se fasse des idées à son
sujet. Il est clair qu'il ne se gêne pas avec Chabha : il
plaisante et rit. Il n'a pas d'arrière-pensée. Avec son oncle,
il est toujours respectueux, quoi qu'il n'y ait pas une grande
différence d'âge entre eux... Que croire ?

142
XIX

C'était Slimane et Chabha qui


cultivaient Tighezrane et ramassaient les figues. Cela avait
été décidé dès la première saison, quand Amer s'était rendu
compte qu'il ne pouvait plus se remettre à piocher ou
labourer. Slimane était un bon fellah, comme feu son père.
La propriété d'Amer ne pouvait tomber en de meilleures
mains. Chabha le secondait bien, au point que Kamouma
reconnut elle-même qu'elle ne faisait pas mieux lorsqu'elle
était jeune.
Un jour, Amer et Madame firent une surprise aux deux
fellahs. Ils allèrent les trouver à Tighezrane. C'était par une
belle journée de labour. Tighezrane avait changé d'aspect.
La terre venait d'être remuée pour la deuxième fois dans la
saison. C'était beau à regarder. Les deux pans de la
propriété traversée par un ruisselet luisaient comme un
cœur gorgé de sang. Ce cœur était serti de cactus serrés et
vigoureux dont la ligne s'arrondissait vers le haut et se
bouclait en pointe vers le bas. On pouvait y pénétrer par un
petit sentier qui vous menait juste au bord du ruisseau qu'il
longeait ensuite à ^intérieur du champ. Au milieu de
Tighezrane, baignant leurs racines dans l'eau, des orangers
formaient un bosquet presque noir. Les orangers étaient en
fleurs et sentaient bon. Au pied de l'un d'eux, Slimane avait
élevé un petit gourbi couvert de chaume où il mettait son
fourrage. Il y avait une placette bien battue Bt Chabha y
lavait du linge au moment où les visiteurs arrivèrent.
Slimane était au haut du champ, il allait finir de labourer.
- Viens tracer le dernier sillon, Parisien, dit Slimane.
- Pourquoi pas ?
Il posa son burnous, se débarrassa de sa gandoura et
monta vers Slimane, s'enfonçant jusqu'aux chevilles dans
Ï43
la terre meuble et nette qu'il hésitait un peu à fouler.
- Avance sans crainte, tu ne fais pas mal à la terre.
I
- C'est tellement propre et bien fait ! Tu es vraiment
très fort.
- Les bœufs aussi. Viens voir.
Amer saisit le mancheron rugueux dans sa main grasse,
un peu molle. Il était ému et n'osait .pas élever la voix.
Marie et Chabha le regardaient, amusées.
Vas-y. Marche simplement... Sans te crisper. Non,
appuie... Tu penches trop la charrue. Voilà, c'est ça... Oh !
Les bœufs sont magnifiques. Ils t'apprennent le métier. Tu
n'as qu'à les suivre.
Mais pendant ce temps, lui-même suivait et veillait. Les
deux femmes purent admirer son assurance, lorsqu'au bout
du sillon il reprit la charrue pour le retour. Les bœufs furent
tout d'un coup plus à l'aise. Le bras de Slimane qui se
confondait avec le mancheron semblait fait du même bois
que la charrue. Il formait comme une pièce supplémentaire
destinée simplement à donner plus de poids sur le soc. Il
n'y avait aucun mouvement inutile, les bœufs allaient de
confiance. Une petite secousse leur fit comprendre qu'il
fallait passer encore une fois sous le figuier. Lorsque
Slimane planta tout droit son aiguillon dans la terre, et qu'il
arracha posément le soc enfoui, il n'eut pas besoin de
parler. Ils comprirent que c'était fini. Ils s'arrêtèrent pour
attendre qu'il dételât.
Les bœufs libérés dévalèrent vers le ruisseau. Ils étaient
altérés. Chabha abandonna son linge et courut au-devant
des bêtes pour les empêcher de boire. Elle les ramena vers
la placette, tout contre le gourbi, tandis que Madame,
apeurée, cherchait à se mettre à l'abri. Tout le monde se
trouva rassemblé là.
Chabha jeta' aux bœufs deux brassées de fourrage sur
lesquelles elle versa plusieurs poignées de glands. Elle leur
parlait et les caressait. Ils la connaissaient aussi. C'était une
belle paire toute blanche, deux bêtes nerveuses et pourtant
bien musclées, pas très grandes, absolument semblables.
«Une paire de bagues», dit-elle fièrement en regardant les
Parisiens.
- Vois-tu. Madame, leurs longs cils, leurs cornes bien
fines et bien recourbées ? Ils sont pleins de grâce, n'est-ce
pas ? On nous les envie dans le village.
_
- Et bien dressés, ajoute Slimane. Ils n'ont pas besoin
qu'on les mène par l'oreille. J'attelle le droitier, le gaucher
vient de lui-même se placer sous le joug.
- Le gandoura de femme ne les effarouche pas. Quand je
leur change la litière, je passe sous leur ventre. Ils me
connaissent : ils ont mangé dans ma main. Et les animaux,
tu sais, Madame, ce n'est pas comme nous. Ils ne mordent
jamais la main qui les nourrit ou qui les caresse.
Madame ne répondit rien mais admira le bon sens de
Chabha et comprit aussi, poor la première fois, pourquoi on
peut s'attacher non pas seulement à des chats, des chiens ou
des serins en cage mais aussi à de grands bœufs
dangereusement encornés. Surtout à de grands bœufs, car
les Kabyles ne s'attachent ni aux petits chiens, ni aux serins
mais aux bœufs. Les bœufs peinent pour que vive la
famille ; ils engraissent pour qu'on les vende avec bénéfice.
Les fellahs aiment leurs bœufs et les gâtent. L'homme, la
femme, les garçons disent : «notre paire», s'occupent de
leur «paire», en parlent avec amour et orgueil. Les bœufs
ont des colliers tressés par les filles ; les garçons les mènent
boire à la meilleure source, leur trouvent le meilleur endrqit
pour paître ; l'homme, à la charrue, ne ménage ni sa
science, ni ses muscles, il se réserve loyalement sa part
d'effort, il n'est tranquille que lorsqu'il se juge plus fatigué
que ses bêtes. Alors, il est sûr de les avoir ménagées et il est
content. La mère veille sur leur nourriture, à la maison, ne
leur laisse aucun répit, se lève la nuit pour tâter leurs
crèches. Nos femmes et nos hommes ont tous l'amour des
bœufs. Chabha et Slimane aussi. Peut-être davantage,
comme s'ils avaient chacun un excédent d'affection non
utilisée.
Le champ était bien travaillé, certes. Ils le revoyaient
après sa toilette, comme une personne bien rasée qui se
prépare à la noce. Une noce de printemps fleuri. Les
figuiers, qui ; avaient été iaiHés l'hiver^ faisaient jailjw des,
pousses vigoureuses, bien "brunes. Certains rejets avaient
une dizaine de feuilles larges, d'un vert sombre, le vert «de
santé», alors qu'auparavant il était pâle, presque jaune. Au-
dessus de chaque feuille, un petit renflement, un gros grain
de couscous, comme nous disons, promettait la figue de
juillet. On ne voyait plus aucun moignon en détresse.
aucune brèche dans les cactus ; les orangers étaient touffus,
Ï45
le vieux chêne couronné semblait décidé à revivre ; les
cerisiers qui, eux aussi, avaient été un peu abandonnés mais
qui avaient souffert davantage à cause de la fragilité de
leurs branches et de leurs fruits précoces volés par les
bergers, paraissaient heureux et rassurés. Leurs petites
cerises effaçaient déjà leur vert tendre, devenaient claires
sous les feuilles, se hâtaient de mûrir.
Il y a des signes qui ne trompent pas, qui sont évidents
mais qu'on ne peut pas expliquer : c'est l'accord entre les
gens et la glèbe. Amer sentait cet accord parfait entre
Tighezrane d'un côté, Chabha et Slimane de l'autre. Peut-
être qu'eux-mêmes ne s'en apercevaient point. Peut-être
songeait-il aussi qu'à la place de Slimane il aurait été bien
reçu. Pourtant, il avait l'impression que ni lui, ni Hocine
son cousin ne faisaient l'affaire de Tighezrane. Notre terre
est modeste. Elle aime et paie en secret. Elle reconnaît tout
de suite les siens : ceux qui sont faits pour elle et pour qui
elle est faite. Ce n'est pas seulement les mains blanches
qu'elle repousse, ni les paresseux ou les chétifs mais toutes
les mains mercenaires qui veulent la forcer sans l'aimer (il
n'y a qu'à voir la pitié des champs que les riches font
travailler par des journaliers). Elle ne veut même' pas de
mains qui prétendent l'embellir. Elle n'a que faire d'allées
bien droites et ratissées, de fleurs étrangères, de clôtures
rectilignes avec barrières de menuisier. Sa beauté, il faut la
découvrir et pour.cela il faut l'aimer.
Amer, le cœur serré, comprit qu'il aimait bien
Tighezrane mais que c'était fini : ils étaient étrangers l'un à
l'autre. Tighezrane ne lui en voulait pas. C'était Slimane
qui convenait, Slimane qui pouvait la travailler, l'entretenir
comme un amoureux, cueillir la récolte comme un avare, car
notre terre aime les fellahs rudes et avares. Lui, Amer,
aurait fait débroussailler, piocher, labourer et tailler. Le
travail n'aurait rien valu, les récoltes auraient été arrachées,
non cueillies. Il serait resté un maître orgueilleux et distant.
Tighezrane aurait été foulée par tous les mauvais fellahs
qu'on paye et qui bâclent leur tâche pour ne réserver leurs
soins qu'à leurs propres champs. C'était Slimane qu'il
fallait.
Mais avec un personnage comme lui, il ne pouvait être
question déjouer au maître. Ils n'étaient pas l'un le métayer
et l'autre le propriétaire. La susceptibilité de l'oncle était à
Ï46
fleur de peau si bien que les rôles étaient renversés et
qu'Amer devait chaque fois se faire petit, se taire, attendre
qu'on lui parlât de sa terre. Bref, il fallait que Slimane se
sentît le véritable maître du champ. C'était un trait à lui
passer, songeait philosophiquement Amer. Mais ni Chabha,
ni Kamouma n'acceptaient ce rôle pour Amer. L'une, parce
qu'elle détestait Slimane, l'autre, parce qu'elle admirait
Amer. Habituellement Marie ne prenait aucun parti, ne se
préoccupant guère de se formaliser pour ce genre de
subtilités, sachant une fois pour toutes qu'elle et son mari
avaient bel et bien payé Tighezrane de leurs économies.
Pour Amer, il faut le répéter, cette attitude de l'oncle ne
tirait pas à conséquence. Il comprenait parfaitement les
gens de chez lui et s'amusait beaucoup de leurs
particularités car il voyait chez la plupart d'entre eux ce
même côté superficiel des attitudes et des comportements :
un amour-propre illusoire, un entêtement bourru, une
logique simpliste, une méfiance hargneuse, sans compter la
jalousie et l'égoïsme et la crainte... De vrais enfants, quoi.
«Faciles à mener, en somme, mais qui boudent, qui boudent
tout le temps.» Il y avait peut-être les notables, quelques
usuriers, quelques vieux rusés : des gens prévoyants et qui-
savaient tendre leurs filets. Tout le reste était maniable
comme un troupeau. Il était fier de les deviner, parfois de
déjouer leurs calculs. Il se sentait «à la hauteur» ! Il était
devenu un habitué des réunions du village. Ces réunions
absolument anarchiques avaient lieu tous les quinze jours,
un vendredi. Elles se tenaient dans l'unique salle de la
mosquée, sur les lourdes nattes d'alfa qui recouvraient le
sol battu. La première réunion l'édifia par son désordre.
Tout le monde criait et parlait à la fois. Ce fut une
cacophonie endiablée, terminée comme une crise nerveuse,
une pétarade qui s'éteint ou une nuée d'étoumeaux qui
abandonnent un olivier. Les tamens de chaque karouba s'en
allèrent sans rien résoudre, laissant mijoter leurs projets
particuliers, s'entretenant par couples, cherchant à percer
les intentions du voisin, les desseins de / 'amin, les vœux de
l'usurier. Tout se passait en coulisse et les assemblées
générales n'avaient pratiquement pour résultat que de
permettre aux fellahs des karoubas traditionnellement
ennemis de se mesurer et de s'insulter, ou à tous les
moutons de crier leur indignation inconsciente et
Ï47
inorganisée. Nul d'entre eux en effet ne savait où passait
l'argent des amendes, des mechmels ou des sadakas. Les
corvées et les taxes leur étaient réclamées sans raison. Les
répartitions d'eau étaient mal faites, les règlements mal
respectés, les alliances de çofs renversées sans avis. C'était
un torrent impétueux de questions qui dévalait sur les
tamens souriants. Puis chacun rentrait chez soi, les chefs
avec leur sourire paternel, les autres rouges de colère, l'oeil
en feu mais fiers d'avoir osé parler et répétant tout en
marchant leur disque véhément qui retentissait une dernière
fois à l'oreille de l'épouse effarée : «Je suis un homme,
moi. Ce que je pense, je le crie.»
La réunion suivante débuta de la même façon. L'amin
ouvrit la séance et immédiatement rusèrent de toutes parts
les interpellations.
- Parlons au nom du Prophète !
- Non, attends, Ahmed, parlons au nom du Prophète !
- Alors écoutez-moi, je vous dis d'abord : parlons au
nom du...
C'était le tumulte inévitable, habituel. «Les forts en
gueule» finissent toujours par se faire entendre ainsi que les
patients qui savent profiter d'une accalmie ou d'une fatigue
générale pour placer leurs arguments. Il en est d'habiles qui
gagnent la partie, emportent la décision à peu de frais.
Amer sut profiter d'un bon moment. Il se leva posément
et sans se presser, sans prendre parti, se mit à expliquer
comment les ouvriers français organisent une réunion. Il ne
criait pas, ne se hâtait pas, expliquait avec conviction ce
qu'il avait trouvé de bon dans ces assemblées et comme il
ne prenait aucun parti, on l'écouta. C'était clair, ce qu'il
disait. Et chacun, au fur et à mesure qu'il parlait, pouvait
reconstituer en son imagination telle assemblée de sages
bonshommes vêtus de noir, assis devant un orateur correct,
écoutant attentivement, la main sur la joue et le coude sur le
genou. Oui, c'était cela les vraies réunions : un ordre du
jour, un président de séance, les orateurs qui se font inscrire
à l'avance et qui défilent l'un après l'autre devant un
auditoire courtois. Vote silencieux et honnête, levée de
séance très digne. Travail fructueux et agréable. Bien
entendu, on ne saurait exiger tout cela des ignares d'Ighil-
Nezman, mais on pouvait utilement retenir certains points
essentiels du procédé.

- C'est bien, tout cela, dit le premier tamen. Au nom du
Prophète, je demande, moi, qu'on dresse pour commencer
une liste, par karouba, de tous les hommes du village. Amer
détiendra la liste, la lira au début des réunions et on
flanquera une amende à tout absent non excusé.
- D'accord, cria l'amin, cela nous fera gagner du temps.
Il suffira de faire l'appel. Nous y penserons, un de ces
jours. Tu as raison, Amer.
- Je vous conseille aussi d'écrire tous les règlements
dans un cahier. C'est le code, on l'appelle ainsi en France,
ajoutav^mer.
- Oui, oui, nous verrons...
La réunion ne fut pas meilleure que les précédentes. Et
les suivantes n'y gagnèrent rien. Néanmoins, Amer en sortit
grandi et il vint s'en vanter à Marie qui trouva très bien
qu'Amer se mesurât aux plus puissants. Les Aït-Larbi,
qu'on commençait à négliger dans le village, se
découvraient un chef. Slimane, qui était détesté, avait un
neveu sur qui compter.
Chez Amer, il y avait un peu de vanité et aussi le désir
de montrer qu'il avait gagné, à avoir vécu si longtemps en
France, une expérience que d'autres n'avaient pas ; qu'il
avait acquis encore beaucoup de largeur d'esprit et assez
d'argent pour se passer de manières hypocrites. Ainsi il
s'était cru au-dessus de tous ces petits ridicules de la
minuscule cité et maintenant qu'on l'appelait à la direction
de cette cité, il redevenait tout à fait un enfant des Aït-
Larbi, neveu des Aït-Hamouche.
Douze mois avaient suffit pour qu'il oubliât son passé,
pour qu'il se sentît heureux comme il avait cru longtemps
ne pouvoir jamais l'être. Il chassait ses souvenirs chaque
fois qu'ils remontaient à son esprit et trouvait dans sa
nouvelle existence de quoi s'occuper entièrement. Et, à ce
compte, la vie lui parut simple, le bonheur accessible. Oh !
On ne peut guère être difficile à Ighil-Nezman. Est heureux
quiconque n'a pas de souci d'argent - car on a beau dire :
plaie d'argent est souvent plaie mortelle. Or, il savait
conduire son petit train. On ignorait quelles étaient ses
économies, mais il ne se privait pas. A intervalles réguliers,
on voyait entrer chez lui une balle de semoule ; il achetait
de la viande le vendredi, comme les gens riches ; il
rapportait du marché son couffin plein. Sa grosse carrure, sa
Î49
mine réjouie et optimiste, sa gandoura de tussor et son
burnous toujours propres, tout cela disait l'aisance. On
savait qu'il aidait son oncle Slimane. Quant aux Aït-Larbi,
qu'ils espèrent quelque chose s'ils ont secouru
Kamouma!...
L'opinion qu'on avait de lui et de Marie, ils la
connaissaient tous deux et il fallait l'entretenir. On leur
disait : «Vous êtes heureux.» Au bout d'un an, ils se
disaient à eux-mêmes : «Nous sommes heureux.» Un vieux
souvenir, la petite chambre de madame Garet ! Un affreux
cauchemar, tout le reste ! Chacun avait son lot, mais c'était
bien fini. Vivent les petits bourgeois kabyles au couscous
quotidien et au pot-au-feu hebdomadaire, ces hommes
favorisés qui boivent leur tasse de café chaque matin, qui
attendent les fêtes sans soucis et l'hiver sans effroi, ces gros
fainéants de paradis qui peuvent faire travailler leur champ,
paient une porteuse d'eau et achètent leur bois au lieu
d'abattre un arbre. Eh bien, oui. Amer et Marie se savaient
heureux parmi les autres car le bonheur est relatif. Amer
était débonnaire et tous les rappels de Kamouma sur ce
qu'elle avait enduré ne pouvaient en rien le faire changer.
De vieilles histoires, pour lui. Un tel ou un tel avait méprisé
sa mère, s'était réjoui de sa misère, bon, il promettait d'en
tenir compte et au besoin de se venger - mais il ne fallait
pas, aussi, qu'elle se mît dans la tête de lui faire haïr tout le
village ! Qu'au moins elle cessât de considérer Slimane
comme un ennemi irréductible. Sur ce point, il n'y avait
rien à faire, il ne voulait pas la suivre. Il trouvait Chabha
excellente femme et parlait d'elle à tout propos. Lorsque sa
mère assurait que Slimane était faux, il répondait que
Chabha était franche et Kamouma hochait la tête.

150
XX

Amer et Chabha s'entendaient bien.


Ce fut Chabha qui, tout de suite, chercha à plaire, sans autre
dessein que de se faire bien voir de cette Parisienne si belle
et de cet Amer qu'elle plaçait tout naturellement au-dessus
de Slimane. Plusieurs coudées au-dessus ! D'ordinaire, les
femmes qui se livrent au jeu dangereux de la coquetterie
savent s'arrêter au bon moment. Les nôtres, surtout,
comprennent parfaitement qu'elles ne peuvent aller trop
loin sur ce terrain et les plus sérieuses préfèrent ne jamais
s'y aventurer. Elles restent sur leur réserve, évitent de
regarder les hommes ou de plaisanter avec eux. Du mâle,-
elle n'attendent ni délicatesse ni retenue, et ne s'étonnent
jamais d'être provoquées sournoisement, lorsque par hasard
elles oublient de se surveiller. Bref, les femmes honnêtes
sont méfiantes.
Chabha n'était ni trop jeune, ni trop naïve. Elle
n'ignorait pas ces dangers. Slimane avait en elle une
confiance absolue jusqu'à ces derniers temps. Il la trouvait
même trop réservée.
Elle avait changé, bien sûr ; elle ne s'en était pas rendu
compte très clairement. Mais depuis qu'elle allait chez
Amer, elle trouvait beaucoup de plaisir à parler avec celui-
ci, à plaisanter, à lui être agréable tout comme à Madame.
C'était irrésistible. Toutefois, elle n'avait à ce sujet aucune
idée précise. D'abord c'était le fait qu'il la traitait comme
une sœur. Cela, simplement, la réjouissait, lui donnait
chaud. Elle ne rougissait jamais quand ils étaient ensemble
tous les trois (Kamouma ne comptait pas, avec ses yeux
sans cils de chèvre malade). Elle ne rougissait pas mais elle
se sentait bien. Tout ce qui était bon en elle remontait sur
son visage, la faisait sourire, faisait briller ses yeux. Ils
_ __
l'aimaient aussi, ces Parisiens, et cela la réconfortait. Quand
elle parlait, elle minaudait un peu sans y prendre garde, elle
avait des manières qui la rendaient charmante. Elle
parvenait à leur plaire et Amer ne s'en rendait pas compte.
Au début elle associait les deux époux dans le même élan
de sympathie, puis Amer l'emporta sur Marie. C'était là
une nuance que Î^Iarie ne sentit pas tout de suite mais que
Chabha essaya vainement de dissimuler. Non, chaque fois
qu'Amer était absent, elle montrait moins d'entrain,
devenait raisonneuse, douce et mélancolique. C'est ainsi
que la vieille, la première, pénétra son secret alors que
Chabha <-ne se posait pas encore de questions. Et quelles
. questions se serait-elle posées ? Ses intentions étaient pures.
Amer était sérieux, Marie jeune et belle. Elle ne se
reprochait rien, même lorsqu'elle comprît finalement
qu'Amer était pour elle non un ami ordinaire mais celui
qu'elle aimait, qui l'attirait, qui faisait battre son cœur sans
qu'il le sût. «Le saura-t-il jamais ?» se disait-elle. Ce
bonheur qu'elle prenait chez eux, qu'elle volait, lui
semblait-il, se lisait sur sa physionomie, s'exprimait dans sa
démarche, le ton de sa voix. Si elle se. lavait
méticuleusement c'était pour être propre, bien sûr, mais
aussi parce que c'était une manifestation spontanée de son
contentement intérieur. Si elle se changeait, c'était pour ne
pas paraître négligée mais aussi pour qu'il ia trouvât belle.
Avec Slimane, elle devenait indulgente et bonne. Nulle
hypocrisie d'ailleurs, elle ne se forçait pas. Pour Marie, elle
ressentait une tendresse particulière, un peu fantasque qui.
parfois, faisait rire aux éclats la Française. Lorsque cela se
produisait, Chabha prenait une moue piteuse que Marie
effaçait d'une caresse ou d'un baiser. Elle tentait de cacher
son amour à Amer et provoquait des critiques piquantes qui
la chatouillaient secrètement. Mais son habileté ne
l'empêchait pas de lui montrer chaque fois, avec une
délicatesse irréfléchie et touchante, l'élan passionné de son
cœur.
Parfois elle avait peur d'être réellement devinée. Elle
s'affolait, se croyait déshonorée, amoindrie à leurs yeux - à
ses yeux. Elle devenait morose, voyait tout en noir,
éprouvait honte et remords. Son imagination volait au loin,
plus audacieuse que ses plus insensés désirs : Amer la
_détestait, lui supposait tous les vices. D'autres fois, elle
était abattue parce que précisément elle se disait qu'il ne
comprenait pas, qu'il ne comprendrait jamais rien. Alors ce
bonheur, qui l'envahissait en secret, devenait aussi illusoire
qu'un mirage pour un malheureux égaré. Elle prenait son
air buté et mécontent. L'image d'Amer, elle s'efforçait de
l'examiner sévèrement et ne voyait en lui qu'un gros
homme épanoui, plein de chairs et d'assurance, qu'on peut
détester sans peine. Dame, il ne comprenait rien !
Mais elle changeait de sentiment dès qu'elle se trouvait
avec eux. Ses appréhensions s'en allaient : elle ne craignait
plus d'être devinée ou de ne pas se faire comprendre. Tout
lui paraissait clair et simple et beau. Ce que l'on pouvait
dire, ce que l'on faisait, ce que l'on comprenait ou non
importait peu. C'était comme si l'on répondait à son amour.
On savait qu'elle aimait, on l'y autorisait parce que ce
n'était pas une faute que d'aimer.
Certes, ils la devinaient bien, les Parisiens. d:<abha
amusait beaucoup Madame et son gros mari qui n'avait pas
été habitué à troubler les cœurs. Madame ne s'alarmait
guère. Le jeu était innocent. Il lui rappelait seulement
certains souvenirs. Son union avec Amer était raisonnable,
basée sur la confiance réciproque. Mais, au départ, cette
union était née de la nécessité et voulue par l'intérêt
commun de deux existences que le sort avait jusque-là
malmenées.
Marie avait perdu ses illusions. Elle était en avance sur
Chabha tout comme Paris était en avance sur Ighi-Nezman.
Non, Madame ne serait pas jalouse. Allait-elle oublier son
passé, donner dans ce rigorisme ridicule que sa mère
narguait si bien, que Marie n'envia jamais, bien qu'elle eût
souhaité une existence simple et droite après avoir eu
tellement le dégoût d'elle-même. Elle se trouvait ici choyée
et respectée, près d'Amer. Elle souhaitait que tout cela
durât. Rien de plus.
Bien des fois, le cas de Chabha la préoccupa tout de
même. Elle s'en voulait un peu de ne pas ressentir la plus
petite révolte, cet élan instinctif qui pousse le propriétaire
au-devant des rôdeurs, parce qu'ils menacent son bien et
qu'il n'est pas juste qu'on l'en dépouille. Mais Madame
comprenait bien Chabha. Elle la laissait à son rêve
charmant. Elle avait même un peu de sympathie inavouable
pour cette solide paysanne dont elle mesurait la soif et elle
Î53
songeait que si «cela» pouvait se réaliser, elle éprouverait
une certaine satisfaction à la savoir heureuse. Un moment,
une heure suffirait. C'était inavouable, bien sûr. Tout cela
au fond n'était pas si grave et, il fallait se le répéter, il n'y
avait pas de quoi s'alarmer.
- Vous faites de drôles de mariages, dit-elle un jour à
Amer. Slimane ne mérite pas Chabha. Elle a besoin
d'aimer, c'est visible !
I
- Mais il l'aime bien, tu sais ! Ils font bon ménage ! Tu
as de ces idées ! Et puis : pourquoi «drôles» ? L'appétit
vient en mangeant et il n'y a pas qu'ici que les
considérations d'ordre pratique priment le reste. Tu as bien
connu cela ailleurs.
- Bien entendu. Mais je la plains tout de même. Celui
qu'il lui faudrait, c'est quelqu'un dans ton genre...
- Ah ! Oh ! Elle t'en a parlé ? Tu ne vas pas être jalouse
à présent!
- Est-ce trop tard ?
- Trop tard, non. Ce n'est pas ton genre, comme tu dis.
Je ris, je plaisante avec Chabha. Mais elle est sacrée pour
moi. Le sang de Slimane, c'est le mien.
- Ne t'emballe pas, chéri, et laisse donc le' sang
tranquille, dit-elle en riant. La jalousie n'est pas pour moi,
en effet... Mais vois son trouble, tout de même...
- Elle nous aime autant l'un que l'autre. Elle est
expansive, à mon avis. Il ne faut pas lui prêter des
sentiments qu'elle n'a pas, ce serait injuste pour l'amitié
qu'elle nous porte.
- Tu t'entêtes à ne pas voir, mon ami. Je ne la blâme pas
et tu vois que je ne lui en veux même pas. Mais ce que je te
dis là, c'est simplement pour te mettre en garde contre elle.
- Nous y voilà : elle est déjà coupable !
- Je suis sûre qu'elle ne sait pas exactement où elle en
est. Elle est innocente, quoi !
- Première aventure ! C'est cela ?
- Parfaitement. Alors, Si tu tiens à son amitié, à «leur»
amitié, tu veilleras, toi. Tu feras en sorte que tout rentre
dans l'ordre, que ce sang dont tu parles si bien te reste
sacré, très précisément. Nous sommes d'accord ?
- Ne te moque pas de moi et laissons Chabha tranquille.
Elle n'est pas aussi compliquée que tu le supposes. Tu es en
train de devenir jalouse. C'est en pure perte. Je suis un
Ï54
homme... disons : rangé.
- Un notable d'Ighil-Nezman !
- Bien vêtu. Ne travaillant pas la terre...
- Ni quoi que ce soit, dit-elle, en souriant.
- Riche en apparence. Marié à une vraie dame. Famille
honorable...
- Comme toutes les autres. Un passé irréprochable...
- Comme celui de sa dame.
- Une réputation .solidement établie sur plusieurs mois
de bonne conduite. Écoute, Amer, nous avons bien fait de
venir. Cela nous change tellement de vivre ici. Essayons de
nous imaginer, là-bas, au numéro 4. Non, tout de même,
qu'elle est niaise, ma petite Chabha ! Je préfère que tu la
laisses tranquille, c'est-à-dire que tu la remettes à sa place.
Il ne faut pas de complications, ici. Je la plains un peu, mais
nous l'aimerons bien toujours.
Amer haussa les épaules et cela aussi était un de ses
arguments. Habituellement le dernier, celui qui mettait le
point final à toute discussion. Mais cette fois, il s'en alla
pensif. Le haussement d'épaules était pour Marie.
Il s'avoua d'abord que l'amour de Chabha le flattait.
Son cœur s'emplissait pour elle d'une espèce de tendre'sse
qui n'était ni de l'affection, ni de l'amour. Un sentiment
intermédiaire difficile à définir, qui lui donnait envie de
l'embrasser délicatement, de lui murmurer des paroles
émues, des mots qui sortiraient de son cœur. Des mots qui
seraient doux et feraient du bien à Chabha.
- Oh ! Ma petite sœur, tu es si gentille de m'aimer, si
intelligente de me trouver aimable, si belle à mes yeux de
me trouver assez beau ! Sais-tu que j'ai connu quantité de
femmes, des femmes étrangères qui n'en voulaient jamais
qu'à mon argent ? Sais-tu que tu es la première à vouloir
m'aimer pour de vrai, à m'aimer en cachette, sans espoir ni
marchandages ?
Il lui soufflerait cela et d'autres choses encore. Ce serait
une effusion désordonnée, confuse. Il déverserait son cœur
dans le sien.
Puis il se dit qu'après tout, le véritable amour c'est chez
soi qu'on le trouve. Il est normal qu'une fille d'Ighil-
Nezman sache aimer un garçon cl'Ighil-Nezman et que le
garçon goûte cet amour. Naturellement^ il n'était pas
question de préférer qui que ce fût à Marie, mais il lui
Ï55
manquait une expérience, et maintenant, cette expérience, il
était déjà en train de la vivre ; il ne ^'aurait pas attendue
longtemps. Il en éprouvait beaucoup de plaisir parce que,
pour lui aussi, c'était un réveil. Lui qui se croyait blasé
retrouvait un cœur d'enfant qu'un regard pouvait égayer,
qu'un sourire remplissait de joie ; un cœur attentif aux
petits riens d'un autre cœur qui lui ressemblait, prêt à capter
le moindre signal, à entendre le ptus faible appel, à
interpréter le geste le plus insignifiant. Cet homme
raisonnable, en passe de devenir l'un des sages de la djema,
se mettait à goûter secrètement en haussant les épaules, aux
douces émotions des jouvenceaux, biens inestimables, dont
il avait été frustré jusque-là. Son âme, par moments,
chantait de bonheur. Ce bonheur le transformait,
l'emplissait d'optimisme. Mais il fallait aussi que sa joie fut
égoïste, cachée, d'autant plus forte que les autres
l'ignoraient. Il était nécessaire que Marie ne se doutât de
rien, que Slimane ne soupçonnât rien. Somme toute, ce
bonheur était fragile, abstrait, presque irréel. C'était un
rêvé. Et au réveil, il se sentait léger, heureux. Il ne
souhaitait pas positivement que ce rêve devint réalité.mais
il serait devenu malheureux, par exemple, de constater qu'il
se trompait, que Chabha ne l'aimait pas comme il pensait
l'être.
C'est pourquoi, maintenant, d'une certaine manière, il
en veut un peu à Marie d'avoir parlé. Il lui en veut pour sa
franchise. Il était si tranquille, que diable !
Et le diable, justement, c'était elle. Qu'une autre bouche
lui révélât sa certitude, affermissait cette certitude. Mais en
même temps cela enlevait à l'aventure un peu de son
charme. Marie lui avait dit aussi qu'il fallait à Chabha
quelqu'un dans son genre. Elle était réaliste, Marie ! Ses
rêves, à lui, étaient un peu vagues. Il n'osait pas se
demander s'ils étaient réalisables. Il avait cru bêtement que
soa amour était différent des autres, mais c'est Marie qui
a¥aît faisan : Chabha est jeune, forte, têtue ; elle a des
besoins précis. Maintenant, à cause de Marie, il la découvre
différente. Mais tant pis si c'est ainsi que Chabha l'aime.
Lui aussi, il est prêt à la désirer...

156
XXI

- J'ai toujours pensé que Kamouma


avait ses secrets. Toutes tes médecines ne valent pas une
seule des siennes. Elle a réussi, n'est-ce pas ? dit Ramdane.
- Oui, Madame est enceinte. C'est Kamouma qui l'a
voulu car, sans elle, ils auraient attendu longtemps, les
Parisiens ! Tant mieux pour la pauvre femme. C'est une
orpheline, après tout. Amer aussi mérite son bonheur.
- Vois-tu, je l'estime bien ! Mais, tout de même, j'aurais
voulu que Slimane soit à sa place et notre Chabha bénie.
Mon Dieu, qu'ont-ils fait ces deux-là pour être ainsi punis ?
Pourquoi?
- Dieu ne nous écoute pas. C'est trop injuste. D'un côté,
Chabha et Slimane qui attendent depuis des années, qui ont
essayé tous les remèdes, visité toutes les koubas, laissé
combien d'offrandes. De l'autre ces deux incroyants qui
commencent seulement à vouloir un enfant et qui vont
l'obtenir tout naturellement. J'en suis jalouse, moi, mon
homme. Je leur en veux, à présent. Ce n'est pas juste. Et
avec cela Kamouma qui n'est pas contente ! Oh ! C'est bien
fait pour elle, si elle se met à regretter d'avoir soigné sa
bru !... dit Smina.
- La sais-tu, cette recette qui lui a réussi ?
- Tu te trompes, mon mari. Kamouma ne s'y connaissait
pas plus que d'autres. Elle a réussi, voilà tout. Je suis au
courant, moi.
- Eh bien, il n'y a qu'à réussir, toi aussi.
- Ah oui. Et toi, à quoi t'ont servi tes prières, tes
marabouts, tes derviches ? Tiens, ton Si-Mahfoud qui
voyait un mouton derrière Slimane ? C'est derrière Aper
1S7
qu'il viendra, le petit agneau bêlant ; il sera tout blanc et
mignon. Il a dû confondre, Si-Mahfoud. Vous lui avez
promis un mouton, un vrai : il ne l'aura pas, ça me console.
- Tu t'emportes, ma femme. Tu veux entrer dans les
desseins de Dieu. Es-tu bien sûre qu'elle n'a rien fait que tu
n'aies essayé avec Chabha ?
- Il y a eu la grande ventouse.
- Tu l'as vu faire ?
- C'est tellement simple ! Tout le monde sait comment
s'y prendre : trois jours à jeun, poser le pot sous la ceinture,
commencer par le côté droit, deux fois. Puis le côté gauche,
deux fois aussi. Rester allongée un bon moment. Ne
prendre toute la journée que de la tisane de forêt.
- Oui, je vois : un bourgeon terminal de toutes les
plantes qu'on rencontre dans les champs. Il y a de tout là-
dedans.
- C'est cela.
- Rien d'autre ?
- Non, mon mari. Crois-moi. Ce n'est pas Kamouma quj
va surpasser ta vieille Smina. Je n'ai rien négligé pour notre
Chabha. Il y a sûrement un sort qui dissimule ses clés ou
celles de Slimane. Si je pouvais l'acheter, ce petit-fils, le
sang de notre sang, je donnerais tous les jours qui me
restent à vivre pour le seul moment où je le verrais naître. ij
- Oui, je te crois capable de tout.
- Je ne parle pas des intestins de hérisson grillés que
Chabha mangea sept matins, dans du miel ; ni des crêpes
préparées par une étrangère et arrosées de lait de chienne ;
ni même de cette herbe des fous que pourtant peu de gens
peuvent distinguer. Toutes ces choses, je les ai procurées à
Chabha sans difficultés. Mais tout de même, cela ne se
ramasse pas sur les chemins. Je ne vois pas comment
Kamouma...
- Ce n'est pas sa fille.
- Madame a eu de la chance. Au reste, est-on jamais
sûre avec elle ? Qui pourrait dire qu'elle n'a jamais enfanté
comme notre fille ? Notre pauvre fille ! Qui sait ? Elle est
peut-être bien constituée, elle aussi. Je suis tentée de le
Î58
croire. Le remède infaillible, le plus difficile à trouver, je
l'ai eu, moi, ta femme.
Au prix de quelles prières, de quelles discussions...
- Sans compter ce que tu as dû payer, n'est-ce pas ?
- Oui, j'ai payé. C'est pour notre fille. Je n'ai pas
l'habitude d'agir dans l'ombre, tu me connais...
- Je croyais te connaître, ma vieille ! Quel est ce remède
infaillible ?
- Je défie qui que ce soit d'obtenir du vieux cheikh les
prépuces d'enfants circoncis.
- Tu en as eu?
- Trois, pas sept. Mais c'est suffisant.
- Malheureuse ! Ma fille a mangé de la chair humaine.
Tu es folle ! Pauvre Chabha ! Je la plains. C'est toi qui la
pousses aux excès. Il t'en sera tenu compte là-haut.
- Il en sera comme II lui plaira. Je n'ai fait aucun mal.
On m'a dit que le remède est radical et que si la femme ne
«prend» pas il ne faut plus rien chercher : c'est la faute du
mari. A présent, j'ai ma preuve.
- Tu es bien avancée, avec ta preuve !
- Certes, je l'aurais été si je n'étais pas honnête. Et je te
garantis qu'il ne faut pas plus de dix mois pour qu'une
autre, à ma place, fasse de sa fille et de son gendre...
- Quoi, elle l'aurait acheté ?
- Non, mon mari, tu me comprends. C'est la nuit. Dieu
nous voit. Il sait, Lui, à quel point je désire ce bonheur pour
ma fille. A quel point son sort me préoccupe. Elle n'aura
personne lorsque nous serons morts. De quel côté
tournera-t-elle ses regards ? Et nous, dans nos tombes,
nous cognerons en vain la tête contre les dalles. Tu seras le
témoin impuissant de sa vieillesse solitaire, misérable. Tu
regretteras de lui avoir donné le jour et tu trembleras sous
terre qu'elle vienne te demander des comptes. Tu ne penses
pas à la mort, mon mari.
- C'est toi, femme, qui n'y penses pas. Du moins
comme il convient. Nous disons bien que les morts
contemplent le spectacle des vivants. Peut-être aussi
veillent-ils sur eux, les protègent-ils. Je ne sais. Mais tout
Ï59
cela n'a pas beaucoup d'importance. En définitive, nous
nous rejoignons tous, nous nous retrouvons pour toujours. Il
n'y a plus ni parents, ni enfants. Point d'amour particulier,
haine ou gratitude. Il faut voir l'autre vie autrement que tu
ne l'imagines sinon alors, de fil en aiguille, nous
remonterions à l'ancêtre unique et ce serait lui qui
supporterait le poids de la révolte humaine ou de l'humaine
ingratitude. Non, ma femme, tu te figures que la vie
continue de l'autre côté. Tu ne sais pas ce que c'est que la
mort.
- Un beau raisonnement pour partir la conscience
tranquille ! Sois sûr qu'elle pleurera pourtant, ce jour-là,
l'âme éperdue, et que ses lamentations déchireront ton âme
de mort.
- Crois-tu que tes parents s'inquiéteront beaucoup de toi
au cimetière de Tazrout ?
- Je suis bien, moi ! D'ailleurs c'est égal. Je
n'abandonnerai jamais Chabha. Je serai toujours à ses côtés
et elle sentira toujours que je partage sa misère. O Dieu !
Pardonne-moi !
- Pour Lui, tout est réglé...
- Je n'ai pas dit mon dernier mot.
- Écoute, femme. Vous avez chassé Adam du paradis.
Voilà quarante ans que nous sommes ensemble. Nous avons
été heureux ou malheureux. Le doigt des gens ne nous a
jamais désignés. Nos forces ont diminué, ma vue baisse.
Bientôt je serai une loque et tu ne vaudras guère mieux.
Laisse-nous finir nos jours en paix. Que disais-tu des
femmes honnêtes et des autres ? Voudrais-tu regretter ? Un
désir trop vif est toujours malsain. Chabha est saine, c'est
ma fille ! Ne la pousse pas aux folies. Crains de salir mes
vieux jours. Non. Dieu n'a pas besoin des hommes, encore
moins des femmes, je te le répète. Considère ce qui se passe
chez nous. La famille c'est un peu comme un vieil arbre. Le
vieil arbre finit toujours par mourir. Je ne parle pas de la
hache. Il se dessèche par le sommet. C'est le centre du tronc
qui meurt le premier pendant que le pourtour et les basses
branches résistent. Vois toutes les familles du village qui
Ï6Ô
s'éteignent ! Ce sont les descendants directs qui périclitent,
les Aït-Hamouche, les Issoulah, les Aït-Litbi ! ... Ceux qui
ne comptaient guère, qu'on dédaignait, qui avaient tout
juste le droit au nom, ceux-là se multiplient, s'enrichissent,
deviennent forts. Et nous assistons, nous, à cette chose
stupéfiante qui fait cogner les crânes aux dalles comme tu
disais : ces rejetons de bas étage se hissent au niveau des
anciens, continuent la tradition des oncles, sont animés de
leur esprit, le nom ne déchoit pas grâce à eux tandis que les
propres enfants dégringolent et se laissent déconsidérer.*
Vois Hamid Issoulah, le fils de la veuve. Qui est-ce qui
parle des autres Issoulah, les fils de Ouachour qui était un
vrai lion?
- Oh ! Celui-là... Les temps ont bien changé aussi.
- Il n'y a pas que celui-là. Les Aït-Hamouche, les vrais,
s'éteindront avec Slimane, s'il en est décidé ainsi. Mais il y
a les cousins. Moi-même, je n'ai pas d'héritier mais mon
neveu, tout jeune, a déjà six enfants.
- Il n'attend que ta mort. Chabha peut dire qu'elle a en
lui un frère !
- Je n'ai rien à lui reprocher. Il est travailleur et honnête.
C'est le fils de mon malheureux frère. Il a du courage.
- Il montrera les dents quand il le faudra.
- Oui, tu n'aimes pas sa femme. C'est moi qui fréquente
la djema. Je suis content de l'y retrouver. Slimane et lui
sont toute ma famille. Il y a aussi Amer. Je l'ai aidé, jadis,
en France. J'ai gardé un peu de cette influence sur lui. J'ai
pu mettre la paix entre les deux.
-Moi aussi, je l'aime bien, ce garçon. Il n'est pas
sournois comme sa mère. Ne crois-tu pas que les gens
pourraient trouver à redire si Chabha fréquentait trop chez
lui ? Il m'est venu au bout de la langue l'envie d'en parler à
notre fille. Je n'ai pas voulu la contrarier.
- Il ne manquerait plus que tu sois méfiante vis-à-vis
d'Amer ou que Slimane en soit jaloux. Ce serait une insulte
pour lui et surtout pour notre fille.
- Oh bien, tu me rassures. Parce que, tu le sais, Slimane
est ombrageux et les gens sont méchants. Nous sommes
Î6Ï
d'une famille honorable.
- Oui, c'est cela, on ne soupçonne que les voleurs.
Le conversation se poursuivit pendant longtemps entre
Smina et Ramdane parce que c'était la nuit et qu'ils
n'avaient pas sommeil. Ils dormaient si peu et si mal. Pour
eux, les nuits étaient toujours longues, toujours
entrecoupées de veilles : ils étaient vieux. Ils aimaient à se
coucher tard, attendre la minuscule cafetière de fer-blanc
toute noircie, ne contenant pas plus de deux tasses. L'un ou
l'autre pouvait la surveiller, y mettre la dose de poudre
minutieusement mesurée, verser le café épais dans les deux
tasses craquelées et sans anses. Ils buvaient avec
précaution, reniflant les vapeurs, aspirant goutte à goutte et
faisant claquer la langue de satisfaction. Ils savaient qu'il
s'agissait d'un luxe et que ce luxe leur était accordé. Ils
n'en demandaient pas plus, eux qui avaient passé leur vie à
calculer et à travailler. Le résultat n'est pas très brillant,
bien sûr, ils se retrouvent seuls. Comme ils étaient seuls au
point de départ. Mais alors, ils avaient toute la vie devant
eux. Maintenant elle est en arrière et s'ils y pensent parfois,
la nuit, avant de se coucher, ce n'est ni pour regretter, ni
pour y puiser du réconfort. Ils savent que le passé
n'appartient à personne et l'avenir, ils ne le craignent plus.
Ramdane croit en Dieu. Il chante et prie. Il ne triche pas
avec le Créateur et ne souhaite que ce qu'il croit mériter. La
mort ne l'effraie pas, bien entendu, car, se répète-t-il, tout le
monde doit mourir, du plus courageux au plus lâche. Mais
au point où il se trouve, il a tout de même compris ce que
c'est que d'être seul.
.C'est justement cette solitude qu'il connaît à présent
auprès de Smina qui est, elle aussi, seule, et qui ne s'en
rend pas compte clairement. Elle veut s'attacher non pas à
lui mais à Chabha, leur fille, qui est jeune et forte, qui est la
vie, tandis qu'ils sont la mort. Et il la plaint. Il plaint Smina
qui lui survivra, peut-être, et qui sera malheureuse. Il plaint
aussi sa fille parce que Chabha sera orpheline et qu'elle
n'aura pas d'héritiers. Combien sont-ils, au village, qui ont
des fils et des filles, des brus, des gendres, des petits enfants
162
et qui, néanmoins, en sont au même point que lui, vivant
avec leur vieille dans la plus vieille des maisons, sur une
maigre ration servie par les fils, et dont la seule satisfaction
est de radoter à deux, devant la petite cafetière et les tasses
ébréchées ? Qu'ont-ils gagné, ceux-là, à être les pères de
toute une karouba ? Encore faut-il qu'ils ne s'acharnent pas
trop à vivre car les enfants sont toujours pressés de partager
l'héritage et les brus de donner libre court à leur inimitié.
Voilà pourquoi il voudrait, oui, que Chabha eût un garçon
et d'autres enfants encore. Mais son souhait ne l'empêche
pas de dormir ou de songer surtout à lui-même.
Quand II parle de cela auprès du kanoun avec Smina, il
n'y apporte aucune passion. Il est calme et comme
indifférent.
Ils sont là à la lumière rougeoyante des braises que
recouvre une laine de cendre. La petite maison est plongée
dans l'ombre. Il a l'impression de se trouver dans une
tombe où il n'y aurait de vivant que ce foyer qui décline et
meurt peu à peu à son tour. Ils ne parlent plus. Ramdane
oublie sa vieille carcasse fatiguée II se laisse fasciner par
une petite flamme qui danse entre deux braises, hésitante,
diaphane comme un voile de fantôme, pleine de mystère et
de caprice, car tantôt elle se précise, se dessine et enveloppe
avec gourmandise un reste de tison, tantôt ses vains efforts
ne produisent qu'une petite spirale de fumée et il constate
alors qu'il y a un peu plus de cendre sur les braises. Oui,
c'est bien cela la vie. Il y a des flammes qui jaillissent,
montent, illuminent tout. Il en est qui s'éteignent ou qui
fument désagréablement mais, en fin de compte, la cendre
laineuse recouvre les braises et, au matin, la ménagère
recueille une louchée de poussière blanchâtre et remplit de
bois sec son kanoun pour un nouveau feu, de nouvelles
flammes, une nouvelle cendre.
Smina était habituée aux silences de son vieux mari qui
succédaient toujours à n'importe quelle conversation. Elle
le laissait faire à sa guise. Bien souvent, en face de
Ramdane, lourdement assise sur son oreiller rond bourré de
vieux chiffons, elle s'est essayé à méditer, à accéder à une
Î63
de ces vérités éternelles auxquelles depuis quelque temps il
avait, lui, Part de se hisser. Mais elle n'y arrivait jamais.
Elle était trop lourde et rivée à son oreiller. Ses grosses
cuisses s'appuyaient sur le sol tiède, de chaque côté du
foyer. Ses joues retombaient comme d'habitude. Ses
réflexions semblaient fuir pour se réfugier dans son ventre
que la douce chaleur caressait. Le sommeil finissait par la
gagner. Elle se traînait vere la petite dalle de schiste fixée
sur la banquette donnant accès à la soupente. Elle y frottait
ses mains pour la dernière prière, récitait, assise, la sourate
du soir et rejoignait sa place sur la natte. Le lit, elle l'avait
préparé dès le crépuscule. Souvent d'ailleurs, c'était
Chabha qui venait, entre deux tâches de son propre ménage,
jeter sur la natte deux peaux de moutons, puis deux vieux
tapis sur lesquels elle plaçait les oreillers et les couvertures.
Smina prenait toujours son oreiller pour s'asseoir dessus.
Elle le remettait en plate quand elle avait expédié sa prière.
C'était elle qui dormait à côté du kanoitn. Ramdane dormait
non loin de la porte. Il ne pouvait en être autrement. 11 lui
suffisait d'enjamber le corps de sa femme pour se trouver
«chez lui». Un faux pas le ferait choir sur la chair molle de
Smina. Dans le temps, cela arrivait souvent et c'était alors
un prétexte pour certains jeux. Maintenant, il tombe aussi,
parfois. Ce n'est plus un prétexte. Il ne voit pas bien et
l'incident les faits maugréer tous les deux.
Sous les couvertures, Smina ronflait tout de suite, par
habitude aussi. Et quand Ramdane venait la rejoindre, elle
ne s'en apercevait même pas. Autrefois, ce ronflement
l'excédait, lui, et il la poussait du coude pour la réveiller.
Mais il avait fini par ,s'y habituer et c'était Smina, elle-
même, que cela réveillait à présent. Il lui arrivait d'ouvrir
brusquement les yeux en plein rêve et le rêve restait
inachevé, lui laissant selon les jours du regret ou de la
colère, rarement du plaisir. Quand il s'agissait d'un
mauvais rêve elle était contente de reprendre conscience
mais elle croyait aux songes mieux qu'aux derviches. Elle
savait les interpréter à son avantage. Elle était imbattable à
_ jeu. Elle triait avec assurance ceux qu'il fallait
ce
interpréter directement et ceux qui étaient sybillins, les
négatifs qui prévoyaient le positif et ceux qui ne
prévoyaient rien du tout. Elle n'était jamais embarrassée car
lorsque le rêve était embrouillé, inexplicable ou effrayant,
elle disait avec la même assurance : «C'est le bien,
Inchallah !», et n'y pensait plus.
Chaque matin, Ramdane écoutait avec patience le récit
de ces rêves. C'était le faible de Smina, il aimait lui faire
plaisir, l'encourager à préparer la petite cafetière. En
récompense, il recevait sa tasse au lit. Il la humait sans mot
dire, les coudes sur l'oreiller, comme un vrai pacha. Quand
Smina, pour terminer, disait : «Tout cela, inchallah, c'est le
bien», il répondait, imperturbable : «Inchallah !» Et c'était
tout.
Lorsque Smina sursaute sur un rêve inachevé, d'abord
elle ne comprend pas clairement ce qui lui arrive : elle
essaie de se rendormir pour le rattraper. Elle s'efforce de
poursuivre la dernière image et cela fuit. Puis elle se dit :
«Voyons, de quoi s'agit-il ? Je veux courir après mon rêve !
Bon, bon, allons-y.» C'est à ce moment qu'elle se réveille
tout à fait. Alors, souvent, elle enrage. Tout un morceau de
l'avenir lui échappe, qu'elle aurait pu connaître. Elle
déteste son ronflement et s'en plaint comme d'une maladie.
- Tu as toujours ronflé, lui dit Ramdane, à la tasse du
matin.
- Mais avant, ça ne me réveillait pas.
- Ça me réveillait, moi. C'est bien ton tour.
- Ne plaisante pas ; dis-moi, d'où cela peut-il venir ?
- C'est simple. Pour moi, c'est le songe qui te réveille et
non le ronflement. D'ailleurs, tes rêves sont toujours
mauvais à présent, mais tu les expliques à ta convenance.
- Je pense bien : le mal de la nuit, c'est le bien du jour.
- Eh bien, supporte-le jusqu'à la fin, ce mal ! C'est la
frayeur qui te réveille.
- J'ai vu les habitations des gens de Tazrout, sous terre.
J'ai vu tout le monde : ma mère, mon frère, ton père. J'ai
visité les maisons. J'ai sursauté quand ma grand-mère a
voulu m'enfermer dans une petite pièce pour s'amuser _:
«Ça c'est ta chambre me criait-elle.» Je t'ai dit : pour
s'amuser, tu vois, c'est le bien.
- Non, c'est la peur. Mais ne t'en fais pas, tous ces
morts que tu vas taquiner chez eux, bientôt t'appelleront.
- Ne plaisante pas, mon mari. Tu sais que mes rêves
sortent.
Ils «sortent» en effet, les rêves de toutes les vieilles
femmes kabyles. C'est d'ailleurs très simple : ceux qui ne
se réalisent pas sont oubliés aisément. Ce que Smina
raconte le matin à Ramdane reste lettre morte. On n'y pense
plus. Mais bien souvent, la bonne vieille se remémore un
songe après coup. Elle y trouve l'explication de ce qui lui
arrive.
- Oui, dit-elle à Ramdane, tout cela était prévu. Je l'ai
vu dans mon sommeil. J'ai hésité à te le dire. Tu es trop
incrédule et j'ai eu tort de me taire. Il ne faut plus en
douter ; mes rêves «sortent».
Depuis quelque temps, elle se dédouble, pour ainsi dire.
Il y a la grosse Smina bonasse, naïve et malicieuse à la fois,
dont la candeur et l'aménité ont conquis l'estn.ie apparente
de toutes les femmes parce que toutes, au fond, la savent
pleine de finesse et d'astuce. Et il y a une Smina nocturne :
celle qui rêve et qui ronfle. Pendant la nuit, Smina se
transforme. Pour commencer, elle ne s'en aperçoit pas. Elle
est dans un monde flou et absurde où tout est sensation. Les
formes vagues qui l'entourent finissent par l'imprégner, la
dissoudre et l'emportent dans un tourbillon. Elle vole, elle
plane allègrement pour prendre pied sur une autre terre qui
n'a rien de commun avec la nôtre et où elle fait pourtant,
sans aucune surprise, les rencontres les plus imprévues : des
morts, des vivants, ceux qu'elle aime ou déteste, des gens
qu'elle connaît ou qu'il lui semble connaître. Puis le rêve se
précise. Est-ce bien un rêve ? Elle évolue, toujours naïve et
malicieuse comme l'autre. Mais ses propos sont insensés
ainsi que son comportement. Elle ne se commande plus.
Cependant elle devine qu'elle déraisonne, elle se rend
compte de son impuissance à ne pas déraisonner, à éviter le
ridicule, la gaffe ou la sottise. Elle se dit : «Heureusement
Ï66 r
que je rêve...» Et cela continue. Puis elle entend, en
spectatrice, son propre ronflement... Elle se réveille. Plus ou
moins vite. Parfois c'est tout doucement qu'elle se sent
revenir, comme les petits avions de papier que lancent les
écoliers et qui se posent à terre délicatement après avoir
décrit une gracieuse parabole. Parfois aussi elle rêve qu'on
l'étrangle, elle étouffe, elle râle au lieu de ronfler et ouvre
brusquement des yeux affolés de frayeur. Ce n'est pas à ces
moments-là, bien sûr, qu'elle essaie de «rattraper son
rêve» ! Mais de toute façon, ce rêve, elle le poursuit à l'état
de veille. Son imagination travaille et alors elle raisonne,
redresse, arrange, introduit de la cohérence là où il n'y en a
pas, achève ce qui était ébauché. De sorte qu'au matin le
récit forme un tout complet dont l'évidence saute aux yeux.
Et même quand, par scrupule, prudence ou manque
d'imagination, elle présente un récit inachevé, elle ne laisse
en suspens que la réponse à la question, car la question est
toujours posée. Les songes de Smina ont tous un sens !
Naturellement, il faut que le rêve vaille la peine d'être
corrigé. Mais il en vaut toujours la peine car elle a le choix :
les nuits sont longues. Ses projets et ses espoirs forment un
tout qui se réalisera forcément pour assurer le bonheur de sa
fille.
Seule, Chabha, en effet, la préoccupe. La nuit, Chabha
est toujours présente. Elle la voit.- Parfois elle croit rêver
alors qu'elle imagine simplement. Elle ne saurait dire au
juste. Elle y pense trop depuis que Madame est enceinte.
Pourquoi sa fille ne le serait-elle pas aussi ? Et par les
«soins» d'Amer justement. Ce n'est qu'un vœu ! Elle sait
qu'elle n'a pas à intervenir auprès de Chabha qui refuserait,
lui cracherait son indignation. Chabha est_ honnête, comme
sa mère. Il ne faut rien hâter, préparer une occasion, tout au
plus. Elle revoit Kamouma, la fourbe, qui a mesuré son
désespoir et deviné son calcul.
- Oh ! Smina, Dieu a ouvert les portes. Réjouis-toi avec
nous. Tu es de notre foi, la jalousie n'est pas dans ton cœur.
Madame ne s'est pas «lavée» ce mois-ci. La grande
ventouse a opéré.
167
- Oui, ma chère, je m'en réjouis. Que Dieu ouvre les
portes pour les miens aussi !
- C'est de Lui qu'attendenî tout ceux qui n'ont rien. Tu
seras heureuse, tout comme moi. Veux-tu que je te dise ? Je
craignais qu'Amer fût malade. Il n'en est rien. La preuve
est faite, maintenant.
- C'est vrai-
Ces allusions, ces marques d'intérêt, ces confidences,
cette attitude amicale et confiante, lorsqu'elle les analyse
dans son demi-sommeil extraordinairement lucide, Smina
comprend que Kamouma est son alliée, qu'elle peut
compter sur son intervention discrète. Elles sont tout à fait
d'accord.
Dans l'obscurité et le silence, sous les couvertures, entre
Ramdane endormi et le kanoun refroidi où il n'y a plus que
de la cendre, tout est simple. Elle échafaude un tas de
projets, pulvérise tous les obstacles et glisse insensiblement
vers un autre somme que troublera un autre rêve...
"Les difficultés réapparaissent avec le jour, lorsque tout
le monde s'éveille, remue et crie. Elle n'est plus alors que
la bonne vieille Smina qui craint le scandale et qui adore sa
fille.

168
XXII

Ce soir-là. Amer rentra un peu tard. 11


y avait un beau clair de lune, les chemins et les rues étaient
secs, la soirée était fraîche, c'était plaisir de s'attarder et de
discuter d'affaires sérieuses sous la lumière indécise du
scintillement céleste. Quelques notables parlaient et
s'écoutaient parler debout devant la porte du café qui venait
de fermer. Ils flânaient avant de rentrer et terminaient leur
journée sur des paroles de sagesse qui sortaient tout
naturellement de leur bouche comme si elles eussent été
dictées par quelque divinité de cette nuit sereine. C'était,
somme toute, une bonne façon de se quitter.
Amer s'engagea dans la ruelle des Aït-Larbi, ayant
encore aux oreilles le son des différentes voix. Il était
«jeune notable» pour de bon. 11 avait saisi la manière, savait
trouver la bonne réponse, comprendre une allusion, y
répondre par une autre, citer la fable ou la parabole
moralisatrice, présenter un fait vécu ou vraisemblable
arrivait ainsi à susciter l'étonnement ou l'estime, faciles à
lire sur des visages faussement indifférents.
Il trouva sa mère couchée en boule, au pied du lit.
Madame l'attendait pour lui servir le couscous et dîner avec
lui. Les deux femmes ne se disaient rien. Lorsqu'il entra,
Marie avait un journal à la main, un journal plié avec lequel
elle éventait le couscous tout chaud qui fumait sur la table.
- Je suis en retard, dit Amer. Tu as sommeil, maman?
- Je m'installe, mon fils. Tu sais que je dors ici, ce soir.
Î69
- Ah î Très bien. Mais alors, dans la soupente, peut-
ëîre...
- Non. non, les Aït-Hamouche ne me chassent pas, j'y
retourne demain. C'est toi qui dois y aller aujourd'hui.
- Qu'est-il arrivé ?
- Rien de grave. Il n'y a personne chez eux, voilà tout.
- Slimane n'est pas rentré ? Ah, je comprends. Et
Chabha?
- Chabha dort chez ses parents. C'est tout à côté, bien
sûr...
- C'est loin, ce marabout que Slimane est allé
consulter ?
- Une journée de marche. 11 assiste à une séance de la
zaouia toute cette nuit. Et demain il revient. Il sera rentré le
soir.
- Grand bien lui fasse. Je ne sais pas à quoi lui serviront
tous ces pèlerinages.
- Il faut le plaindre, mon fils.
- Tu crois vraiment que je dois aller dormir là-bas ? Et
toi. Marie, qu'en penses-tu ?
- Oh moi... Ta mère prétend qu'il y a des voleurs dans
les parages.
- C'est évidemment une marque d'intérêt qu'ils
apprécieront, dit la vieille. Ramdane est bien vieux pour
garder la maison. J'ai suggéré que mon fils n'admettrait pas
que Ramdane soit obligé de prendre la garde.
- Tu as bien fait, ma mère. C'est entendu.
- C'est surtout pour la paire de bœufs. Les voleurs ne
convoitent rien d'autre : Mange, mon fils mange ! Et puis
va là-bas. Tu trouveras sûrement ton lit préparé par Chabha.
Tu dormiras par terre, cette nuit, mais Chabha aime la
propreté et ils ont beaucoup de couvertures. Tu ne seras pas
si mal, c'est ta mère qui te le dit. Naturellement, je ne crois
pas trop aux voleurs mais on ne sait jamais. Ils seront si
contents, vos amis ! Toi, Madame, ne soit pas plus
__ ,_
soucieuse que Kamouma ; je n'expose Amer à aucun
danger...
Amer se retrouva dans la ruelle vide qu'il remonta vers
la djema. L'ombre des maisons voilait les dalles, les
rigoles, les creux et les bosses mais ne parvenait qu'à mi-
hauteur de la rangée qui faisait face à la lune et c'était tout
contre cette rangée que marchait prudemment Amer
entraînant une grossière reproduction de son buste, en
ombre chinoise sur les murs. Quand il passa devant le
portail de son cousin Hocine, ce dernier par hasard se
trouvait sur le seuil. Amer passa sans rien dire parce qu'il
ne vit rien : la maison était dans l'ombre.
A la djema, il n'y avait pas un chat. Les bancs de pierre
sagement alignés semblaient goûter le repos. Des rayons de
lune miroitaient dé-ci, dé-là sur les dalles de schiste polies.
Cette impression de repos, Amer la ressentit d'aussi loin
qu'il vit la djema, mais lorsqu'il y arriva, il s'y mêla
quelque chose de lourd, de pénible et de triste. Et il pensa
malgré lui à tous ceux qui passèrent par là, qui eurent
l'habitude us s'y tenir, pour qui cette djema représenta
toute une vie publique : les anciens qui la bâtirent et ne
connurent ni le café-maure, ni l'émigration saisonnière ;
puis, plus près, les grands-parents qui n'avaient d'autres
distractions que d'aller s'y réunir après la journée
laborieuse. Pour ceux-là aussi, la djema était un noble lieu
où chacun avait la place et l'importance qu'il avait su
conquérir. Tous ces gens-là, qui étaient morts, dont on avait
perdu le souvenir, il les sentait sur les bancs, à leurs places
habituelles, invisibles. Leur présence l'étouffait. Ils
reprenaient possession de leur bien, ce bien qu'on
dédaignait un peu, à présent. Une multitude d'yeux le fixait
d'un regard courroucé. Il traversa la djema en s'efforçant de
garder la même allure mais en regardant droit devant lui.
Lorsqu'il eût dépassé la djema, il haussa les épaules et
retrouva son calme. Il les avait connues dans son enfance,
Î7Ï
toutes ces angoisses ridicules, ces frayeurs de filles
nerveuses ou de garçons simples d'esprit. Et voilà que ça le
reprenait, à son âge ! 11 lui avait donc suffi de deux années
pour redevenir tout à fait kabyle, comme s'il n'avait jamais
voyagé, ni côtoyé la mon. Les camps, la guerre, la mine,
tous ces souvenirs reviennent. Oui. la mine, la figure
écrasée de Rabah... - Cette nuit débute bien ! Et il doit
veiller, garder la maison de Slimane - de Rabah ! - II est
armé, Amer. Sa main descend machinalement le long de sa
cuisse et palpe le revolver dans la poche de son séroual. 1!
s'agit bien des voleurs !
- Bon. se dit-il, c'est tout simple. Je vais passer la nuit
dans la vieille demeure de mes oncles, de Slimane, de
Rabah. oui de Rabah, de mon grand-père aussi. Qu'ai-je à
me reprocher ou à craindre ? Imaginons plutôt ce lit que
Chabha a dû me préparer ? Recèlera-t-il un indice, une
marque d'attention ? Je suis sûr de trouver quelque message
intime et délicat comme une pensée tendre, quelque signe
que nul autre ne saurait remarquer, qui sera un appel discret
de son cœur.
Il heurta le vieux portail qui céda et s'ouvrit sans bruit.
En quelques enjambées. Amer se trouva devant la grande
pièce habitée par le ménage. Les deux autres chambres qui
fermaient la cour, en carré, étaient toujours closes, servant
de grenier et même de fenil. Pour donner une idée exacte de
la demeure, il faut imaginer que le carré n'est pas complet
et que l'une des maisonnettes laisse un petit couloir entre
son mur de pignon et la maison voisine. Ce couloir fermé
d'une claie en roseau servait discrètement de lieu
d'aisances pour les femmes. C'était bien conçu. Slimane
était au large, évidemment. L'habitation était son orgueil au
même titre que Takats, le clos en bordure de la route où les
Aït-Hamouche avaient leur café (cette vieille bâtisse en
ruines qui voisine avec le nouveau café, juste à l'entrée du
village). Slimane pourrait vendre une pièce ou même les
__
deux, cloisonner la cour. Il n'avait pas besoin de tant
d'espace. Mais il préférerait mourir de faim plutôt que de
vendre ! Ses cousins le comprenaient aussi et le narguaient
un peu avec leur air de dire, sûrs d'eux-mêmes :
- Veille bien sur tout cela. Tu fais bonne garde. Mais
c'est pour nous.
C'est ce qui le faisait rager. Ils avaient même essayé de
se rapprocher de Chabha. de lier partie avec elle car elle
entrait dans leur jeu en n'ayant pas d'enfants. Et dire du
bien de Chabha. la trouver excellente femme, autant
insinuer qu'on ne souhaitait pas le remariage. Slimane le
devinait et Chabha aussi. Elle sut répondre : elle prit ces
avances hypocrites du mauvais côté et finit par déclarer,
pour les narguer à son tour, qu'elle n'était pas l'épouse qui
convenait à Slimane et qu'un jour ou l'autre elle lui en
choisirait une qui leur ferait perdre en moins d'un an leurs
espoirs et leurs illusions. Slimane l'en aima davantage. Les
cousins virent qu'elle n'abandonnait pas son mari et ils se
mirent à la détester comme ils détestaient Slimane.
Chacun chez soi. C'était mieux ainsi. Surtout quand ce
chez soi est indépendant, qu'on a son propre portail et sa
cour bien close, vaste à faire loucher d'envie puisque
d'habitude nos courettes ne se traversent pas en quelques
enjambées mais d'une seule enjambée.
La porte de la maison était ouverte et Chabha, assise
près du foyer, sursauta en entendant marcher.
-Qui est là, cria-t-elle, agressive. Elle se retrouva face à
la porte, à deux mètres du kanoun, le cœur battant à se
rompre, les yeux agrandis par la peur, assez maîtresse
d'elle-même pourtant et essayant de reconnaître l'intrus
avant de crier au secours.
Le cœur d'Amer battait aussi fort. Il ne s'attendait pas à
la voir.
- Ne crains rien. Chabha. c'est moi. Amer.
-Oh ! Notre Amer, tu m'as fait peur avec le bruit de__ tes
souliers. J'attendais ma mère, je n'ai fermé ni porte, ni
portail. Mais je ne l'entends pas venir, elle, pieds nus. Entre
donc, Amer, qu'y a-t-il ?
- Comment ? Tu attends ta mère...
-Pour dormir. Slimane n'est pas là aujourd'hui. Et
Kamouma reste chez vous.
-Je sais. Ta mère doit venir dormir ici ?
- Oui, me tenir compagnie. Tu vois bien ? Je ne suis pas
courageuse.
-C'était donc entendu ? Elle sait que Slimane est
absent?
- Mais bien sûr, notre Amer.
- Ah bon. Je venais pour garder croyant que tu étais chez
tes parents. Tu comprends, on ne sait ce qui peut arriver. Il
y a les bœufs, les provisions. Et puis tu sais bien, mon oncle
Slimane avec les cousins et même avec d'autres... Enfin j'ai
pensé qu'il était prudent d'être là.
Amer parlait, s'embrouillait et rougissait de plus en
plus. 11 ne savait comment s'en tirer. C'était ridicule. Quand
il vit sur la figure de Chabha une moue piteuse et désolée, il
en voulut aux deux vieilles, son cœur déborda de tendresse
pour son amie. Il osa la regarder en souriant doucement.
Elle cligna des paupières et détourna la tête mais dans ce
mouvement brusque, les larmes qui emplissaient ses yeux
se répandirent sur son visage. Il eut le temps de les voir.
Alors il n'hésita plus :
- Écoute, Chabha, il faut que je te dise : c'est ma mère
qui m'envoie. Elle m'a engagé à venir. Elle a vu ta mère.
Elle l'a avertie. C'était décidé entre elles : je devais venir.
Ta mère savait n'est-ce pas que tu étais seule. Qu'attend-
elle pour te rejoindre ?
-Kamouma, ma mère ! Oh ! Les vieilles. Elles tiennent
du démon. C'est bien vrai.
-Bon. Il y a malentendu, je crois. Ta mère viendra
sûrement. Je m'en vais, Chabha. Viens fermer le portail, en
174
attendant.
-Non. Elle ne viendra pas. Va en paix, Amer. Tant pis,
je dormirai seule.
Cette fois elle le regarda bien en face de ses yeux
toujours mouillés mais qui lui lançaient un défi : c'était
bien un défi et en même temps une prière, une invitation à
s'élever avec elle, à être digne de son amour, de l'opinion
qu'elle avait de lui. La moue avait disparu. Un sourire
s'ébauchait, ne réussissant pas à se dessiner, par un reste de
méfiance. Le regard était éloquent, irrésistible. Amer
comprit. Il s'accrocha à ce regard, docile, fasciné,
inconscient. Cela dura peut-être longtemps. Ils ne purent
s'en rendre compte. Ils n'étaient plus là pour le savoir.
Amer se tenait dans l'embrasure de la porte qu'il
obstruait de sa masse, le béret touchant le cadre, les pieds
légèrement écartés dans une attitude indécise. Il restait
ébahi, les yeux rivés au visage de Chabha qu'il croyait
connaître et qui lui révélait maintenant des charrrïes
insoupçonnés sous cette pâle lueur de le petite veilleuse
tremblotante. L'expression de son visage changea plusieurs
fois reflétant successivement les sentiments contradictoires
qu'elle ressentait depuis l'apparition inattendue d'Amer.
Mais il trouva que ces changements la rendaient plus
gracieuse chaque fois. Elle était là, tout près de lui, le
dépassant un peu de la tête parce que l'intérieur de la
maison était surélevé. Ses yeux pouvaient la détailler, la
soupeser, la dévêtir de son unique gandoura de cotonnade
claire et piquée de fleurettes bleues, sans fouta, ni ceinture,
n'ayant que le petit ruban tressé pour maintenir sa robe
autour de ses hanches sinueuses. Puis il ne vit plus rien. Il
était perdu dans le regard de Chabha et ne se contrôlait
plus : son cerveau se troublait, des idées confuses,
insaisissables, entremêlées y bouillonnaient et y tournaient
en rond, son cœur renvoyait à coups précipités tout son
sang qui affluait vers ses tempes, ses grosses joues
Î75
s'animaient d'un tremblement rapide que. dans un éclair de
conscience nette, il jugea disgracieux mais qu'il tentait en
vain d'arrêter. L'idée de sa laideur l'épouvanta et s'imposa
soudainement à l u i . Ce fut comme s'il revenait de loin et
q u ' i l retrouvait ses esprits. Le charme disparut, il revit
Chabha telle qu'elle était ; indécise, tourmentée, apeurée
peut-être. Elle avait un bras sur le rebord de la soupente, de
l'autre main, elle triturait machinalement sa fine ceinture.
Ses doigts tremblaient. Il eut honte du spectacle qu'il venait
de lui offrir car. pensa-t-il, elle n'avait rien montré de
comparable : l'émotion ne l'avait pas défigurée.
Pourtant elle ne s'était aperçue de rien. Elle n'attendait
pas Amer. Lorsqu'elle l'avait vu devant la porte, elle s'était
troublée, bien entendu. Elle songea surtout que des raisons
sérieuses l'amenaient, ainsi, la nuit, et attendit une
explication valable. 11 serait ensuite parti, la laissant rêver à
son aise, le cœur plein de son image, du son de sa voix,
d'un amour impossible et jalousement secret. Et puis elle le
soupçonna de mauvais desseins et fut envahie de colère et
de tristesse : il osait profiter des circonstances pour tenter
de la déshonorer. Quand, enfin, elle entrevit le piège tendu
par les vieilles, elle regarda Amer en face pour bien
s'assurer qu'il avait compris lui aussi. Ce regard fut long,
limpide comme son cœur. Il rencontra celui d'Amer et ils se
dirent tout leur amour. Elle ne vit rien de lui pendant qu'il
tremblait.
-Suis-moi, mon bien-aimé. disait-elle, méprise ce piège
stupide et inutile. Méprise ta mère et la mienne. Oh ! Si je
pouvais les haïr et me précipiter dans tes bras. Le piège est
trop bien tendu. Va-t'en, j'ai peur. Laisse-moi. Je t'aime.
- Tu ne vas pas rester seule ici. tout de même ! Écoute,
ma sœur, viens avec moi. Tes parents sont tout près. Je
t'accompagne jusque-là et je reviens, moi. pour veiller.
- Mon. notre Amer, je ne peux pas la voir cette nuit.
C'est impossible. Et mon vieux père, que pensera-t-il, lui ?
Ï76
Non, je suis courageuse. Va en paix.
-Bon. il y a une autre solution. Nous allons chez moi.
Tu coucheras avec Madame et ma mère. Qu'en dis-tu ?
-C'est une idée, notre Amer, dit-elle au bout d'un
moment.
Pour sûr. songea-t-elle. Kamouma en sera toute surprise.
Et Madame aussi. Mais mon père, non. Il doit me supposer
chez toi en effet. C'est ce qu'elle a dû lui dire. Bien,
maman. Tu as dit vrai. Le vieux peut dormir tranquille,
malgré tes vilains calculs. Une qui ne se doute de rien
également, c'est Madame. Eh bien, j'irai chez elle et nous
dormirons côte à côte, bien sagement.
-Je vais t'arranger ta couchette, notre Amer. Ce sera
vite fait. Et nous partirons.
Amer sortit l'attendre dans la cour. Puis elle le suivit
avec empressement. Elle était dans un état d'exaltation
extraordinaire. Il lui semblait que son cœur était largement
ouvert et que tous ses sentiments s'étaient répandus à
travers son corps qui s'en trouvait tout imprégné. Tout son
corps vibrait, palpitait d'un mélange de joie et de tristesse,
de colère et de douceur. Elle avait envie de rire et de pleurer
à la fois. Elle se sentait en même temps légère et prête à
défaillir, à sombrer dans un engourdissement sans fin.
Ils marchaient silencieux comme leur ombre. Lorsqu'ils
traversèrent la djema, elle dut courir un peu. pour le
rattraper, et se plaça à côté de lui. Au moment de pénétrer
dans la ruelle des Aït-Larbi, elle passa la première et ce fut
lui qui la suivit. Ils avaient à descendre toute la ruelle.
L'ombre noyait les maisons et s'arrêtait d'un côté au ras
des tuiles. Tous les portails étaient clos. Les gens
dormaient. Chabha ralentit le pas. Il la toucha presque. Il ne
songeait à rien. lui. Elle s'arrêta, saisit de sa main brûlante
celle d'Amer et la porta à ses lèvres. Il n'eut pas le temps
de faire le plus petit geste : elle se jeta à son cou et
l'embrassa. Quand il se rendit compte de ce qui arrivait, il
répondit fougueusement à son étreinte passionnée et ils se
séparèrent tout tremblants, sans avoir prononcé une parole.
177
Juste à ce moment, le portail de Hocine qu'ils avaient
'dépassé de quelques mètres grinça avec une musique
bizarre qui pouvait évoquer un sifflement étonné, un rire
méchant ou un cri de stupeur. Ils se retournèrent vivement
mais ils eurent beau écouter : le portail resta immobile et ils
n'entendirent aucun pas.
-La foudre tombera, oh ! mon Dieu, murmura Chabha
qui avait ses deux mains sur sa figure.
-Qu'elle tombe ! répliqua-t-il d'une voix sourde et
résolue.
Ils arrivèrent devant la porte, l'un près de l'autre, évitant
de se regarder et de se toucher. Amer frappa, entra le
premier, déclara tout d'une haleine, appuyant sur les mots
et fixant ironiquement sa mère, au pied du lit :
-Voici Chabha. Elle n'était pas encore partie chez sa
mère. Elle préfère dormir ici.
11 tourna sur ses talons et disparut de nouveau.
11 passa une nuit de cauchemar qui n'en finissait plus.
Avant de se coucher, il resta longtemps à songer, accroupi
près du foyer, son paquet de cigarettes sur les genoux.
Comment dire tout ce qu'il imagina, tous les raisonnements
qu'il se tint, son repentir, ses colères, ses craintes, ses
scrupules d'homme sage, de notable du village ? Mais il y
avait aussi ce bonheur intense et fou qui l'envahissait, ce
désir aveuglant, impérieux qui s'était emparé de sa chair, de
son sang et que toute la logique du monde ne pouvait
apaiser. Cela lui donnait la fièvre, lui brouillait les idées. Il
rentra sous les couvertures tout habillé, souffla brutalement
la lampe et ferma les yeux.
Lorsqu'il les ouvrit dans le noir, il vit deux traits
parallèles de vague clarté qui s'infiltraient du dehors à
travers les interstices de la porte. Juste sur le seuil, dans ce
cadre de lumière fantasmagorique, à l'emplacement où il
s'était tenu tout à l'heure, son imagination surexcitée lui
imposa soudain une vision précise : Rabah-ou-Hamouche
immobile, vêtu de sombre, profilait en face de lui sa
puissante silhouette avec sa figure barbouillée de noir et son
œil blanc qui pendait...
Ï78
XXIII

Amer avait beau faire son examen de


conscience, se déclarer coupable, criminel, il n'arrivait pas
à se condamner sincèrement. Ni à condamner Chabha. 11 y
pensait sans cesse et souffrait. Mais cette souffrance, il la
voulait, il en avait besoin. Elle était différente de celle qu'il
avait connue jadis car celle-ci le réconciliait avec la vie. La
vie, c'était cela : le doute lancinant, le tourment, le remords
qui empêche de dormir ou qui vous réveille en sursaut. La
vie, c'était aussi l'image souriante et douce jusqu'aux
larmes ; l'image confiante et résolue de son amie.
Parfois, il essayait de raisonner froidement. Mais il ne
voyait pas clair en lui. I! n'était plus maître de ses idées.
Des arguments venaient, contradictoires. Ils venaient et s'en
allaient. A la djema, pendant qu'il parlait sur un sujet
quelconque, il songeait subitement que si les auditeurs
savaient, ils l'écouteraient peut-être avec mépris. Aux
réunions, tout en soutenant un point de vue plein de bon
sens, il lui venait à l'esprit qu'en réalité il n'avait pas à faire
de morale aux gens. Cela surgissait en un éclair, parfois au
moment même où il défendait l'honnêteté ou enseignait la
sagesse. Alors, malgré lui, il baissait le ton, faisait un peu la
moue et sa conclusion perdait toute intransigeance. Il se mît
aussi à écouter avec complaisance les racontars que l'on
colportait. De savoir que tel homme austère était coupable
le consolait et lui donnait de l'assurance. Il voyait donc agir
certains et les apparences ne laissaient rien deviner. C'était
à se demander s'ils étaient vraiment capables de se mal
comporter en cachette et montrer en d'autres occasions tant _
de simplicité, de naturel ! Us semblaient ignorer le remords.
Nulle voix intérieure ne murmurait en eux. Ou alors,
songeait Amer, c'était comme s'ils avaient totalement
changé de peau. 11 n'y avait rien de commun entre l'homme
à la djema et l'homme seul. Pourquoi n'arriverait-il donc
pas lui aussi à oublier tout à fait, à se sentir à l'aise au
milieu des autres puisqu'il les • savaient si peu
irréprochables? Était-ce une question d'habitude ? Il faut
un apprentissage en toutes choses. 11 est certain que
l'adultère déshonore l'homme comme il déshonore la
femme. Mais combien s'en sentent-ils réellement
amoindris ? Pourquoi demeurent-ils calmes et continuent-
ils à tenir avec arrogance un rôle qui ne leur revient plus ?
Chaque fois, il passait du doute à la certitude. La
certitude que sa conduite n'était pas réellement malhonnête.
L'essentiel était de bien dissimuler, de ne pas rendre son
oncle malheureux. Il suffisait que Slimane ne se doutât de
rien. Dans l'esprit d'Amer. Madame n'était nullement un
obstacle. Aucun remords de ce côté, car il se sentait
toujours à elle, entièrement à elle. Il n'aurait pas compris
qu'elle se plaignît. Il était tout au moins assuré sur ce
point : il savait qu'il ne l'oubliait pas, sa Madame, qu'il
n'était pas changé vis-à-vis d'elle. De quoi se plaindrait-
elle ? Non. Madame n'était pas à plaindre. H était d'ailleurs
possible d'imaginer que Chabha tenait au sujet de Slimane
un raisonnement identique. A force de rechercher ses
arguments, il finissait par s'embrouiller, par ne plus penser
qu'au moment de leur ivresse commune. Mais cette ivresse
passée, les idées lui revenaient toutes claires et à Chabha
aussi, sans doute.
Leur amour était moins beau, cènes, depuis qu'ils se
connaissaient, que leurs corps se connaissaient. Ils étaient,
l'un et l'autre, déçus, mais avec un attachement qui ne
diminuait pas. Au contraire. Au début, chacun craignit
d'avoir déçu l'autre et cela les rendit méfiants, insatisfaits.
Ensuite ils se comprirent mieux, découvrirent que leur
amour était fait aussi d'indulgence, d'affection,
d'aveuglement. Ils s'acceptèrent tels qu'ils étaient, heureux
Ï8Ô
même de se trouver des imperfections, des défauts, des
faiblesses. Entre eux, il n'y eut plus ni honte, ni pudeur
mais à partir de ce moment, ils ne songèrent plus à une
possible séparation, ni aux conséquences de leur conduite.
Il s'agissait de ruser avec les autres, de toujours se cacher
tout en multipliant les rencontres. C'était la vie ardente, la
folie, l'imprudence. Il lui fallait cela pour retrouver son
équilibre. Il n'avait rien connu jusque-là d'analogue.
Cependant ils allaient à l'aveuglette. Ils vivaient le
moment présent, pleinement. Et quand ils se séparaient,
rassasiés l'un de l'autre, ils savaient qu'un autre moment
viendrait, aussi heureux.
Ils ne manquaient pas de prudence, ni de finesse. Il en
fallait pour ne pas éveiller les soupçons. Ce n'est pas si
facile de passer inaperçu dans un pays où la méfiance est la
première manifestation de la sagesse. Amer et Chabha
pouvaient se voir chez elle, en l'absence de Slimane. La
jeune femme, dans certains cas, pouvait provoquer
adroitement une absence. Mais cela risquait de donner un
soupçon à son mari. Ils se rencontraient à Tighezrane. Très
imprudemment, car les champs bourdonnent de travailleurs,
les chemins sont toujours fréquentés. Amer n'était pas
précisément un fellah et Chabha n'était ni sa sœur, ni sa
femme. On pouvait les voir revenir d'un même endroit. Une
fois il n'y aurait rien à dire. Mais si cela se renouvelait, s'ils
feignaient l'indifférence ou si par précaution ils revenaient
l'un après l'autre, peu importe le temps qu'ils mettraient
entre eux : on commencerait à "comprendre. Il y avait ce
petit chemin, à travers les jardinets, derrière les maisons,
qui mène de la demeure d'Amer à celle de Slimane.
Chemin privé. Pendant la nuit, deux fous s'y rencontraient à
l'obscurité, s'y étreignaient, pleins de fièvre et d'angoisse.
Ils y échangeaient des baisers et des propos sans liens,
inachevés, des mots pressés de sortir parce qu'ils avaient
brûlé leurs lèvres toute la journée.
-Mon ami, j'ai peur. Nous sommes épiés. Hemama et
Hocine nous soupçonnent.
-Non, tu penses toujours au bruit du portail. Il n'y avait
181
personne, j'en suis sûr.
-I>« y a autre chose. Hocine me regarde drôlement
chaque fois que je le rencontre. Et moi, depuis que j'ai
remarqué ces mauvais regards, je passe sans lui dire
bonjour.
- Tu fais mal. Il va peut-être s'étonner. Il vaut mieux
rester naturelle.
-Non, je ne me trompe pas. Je le connais assez. Sa
fatuité lui fait croire que toutes les femmes veulent
secrètement de lui. Il pense que peut-être...
-Oh ! l'animal.
- Je sais ce que je dis. Il doit croire que maintenant je
suis devenue facile. Il n'a qu'à se montrer. Et alors, il se
montre.
- Il t'a manqué de respect ?
-Non. Mais voilà trois fois que je le rencontre seul sur
la route de Tighezrane. 11 a dû guetter mon passage.
-Je le surveillerai.
- Inutile, je peux me défendre. Mais tâche de savoir. I! se
mettra peut-être à parler.
- Nous verrons. Ne te tracasse pas.
- Je crains qu'il n'agisse auprès de Slimane. Il pourrait
s'arranger à lui donner l'éveil. Mais il attendra toutefois un
refus catégorique. Oh ! mon Amer, crois-tu que je ne
souffre pas assez comme cela ? Mais tant pis, je l'ai voulu.
Chut ! Ne parlons plus.
Elle se serrait longuement contre lui, prenait les bras
d'Amer qu'elle plaçait sur sa taille à la fois robuste et
délicate, une taille de jeune femme que les grossesses
n'avaient pas élargie, puis elle posait ses mains sur les
épaules de l'homme et approchait son visage. Sa prudence,
ses inquiétudes, ses repentirs se transformaient en un doux
murmure et s'en allaient dans un souffle.
C'était la cruelle réprobation qu'ils craignaient, plus que
le danger. Chabha était honnête. Elle l'était par habitude,
n'en tirait aucune vanité mais ne pouvait supporter
certaines femmes sur lesquelles on parlait. Elle ne les
plaignait jamais. Depuis qu'elle connaissait Amer et qu'elle
182
s'était donnée à lui, elle se figurait qu'elle ressemblait à ces
femmes. Elle en souffrait. Elle savait pourtant que le
bonheur qu'elle goûtait chaque fois pouvait se payer de
toutes les souffrances. Alors elle accepta de se mépriser :
elle réussit à faire disparaître l'espèce de répulsion
instinctive qu'elle éprouvait à côtoyer certaines femmes.
Elle ne les évita plus. Elle devint très douce avec Slimane.
Douce au point de l'étonner. Et comme il ne fallait pas qu'il
s'étonnât, elle dut se ressaisir et s'efforcer de retrouver son
naturel. Avec les femmes, à la fontaine, sur les chemins,
dans la rue, chez les voisins, on remarqua ce changement de
caractère. Chabha semblait peut-être plus sage, plus
raisonnable ou plus heureuse, mais on sentait bien ce que ce
bonheur tranquille cachait de mélancolie, de résignation, de
mystère. Ses yeux brillaient d'un éclat particulier mais se
*?3EËsaient trop souvent, ses sourires ne disaient pas sa joie
=2Ï5 quémandaient la sympathie. C'était manifeste : elle
voulait se faire bien voir.
Avec Marie, elle faillit tout gâter à force de
-prévenances. Dès le premier jour, elle se figura que -la
Française lisait à livre ouvert sur son visage. Elle se faisait
cumbie, n'osait plus plaisanter comme auparavant, se
troublait et rougissait dès qu'elle lui parlait d'Amer, évitait
de le rencontrer chez lui et s'éclipsait lorsqu'il survenait.
Amer était sûr de lui. Il ne se démontait pas, réussissait
à ne rien laisser paraître et la gourmandaft souvent pour
qu'elle sût se tenir. Cependant lui aussi, dans une certaine
mesure, ressentait ce besoin de se faire pardonner des gens
tout en n'étant pas dupe comme Chabha. Chabha se croyait
criminelle. Lui, non. 11 se disait qu'il ne valait pas plus cher
que tous les autres et qu'en définitive les gens étant tous
plus ou moins coupables, ils se devaient mutuellement
l'indulgence et qu'au lieu de condamner au nom d'une
justice théorique, les juges devraient chaque fois jeter un
regard sur eux-mêmes et se supposer à la place du
coupable.
Amer avait peut-être raison. Mais nous ne reconnaissons
.aucun droit aux amoureux clandestins. Ce sont _ des
tricheurs. Sans plus. On les surveille, on s'en méfie et s'il
arrive qu'on ne les condamne pas. on aime toutefois qu'ils
aient le courage de tenir tête, de regarder les gens en face.
Cela est juste après tout car ils seraient trop exigeants à
vouloir être heureux dans le mystère tout en continuant à
donner le change, à tromper les bonnes gens qui. dans leur
confiance aveugle, les laissent vivre sans s'occuper d'eux.
Un jour, cène confiance s'envole et tant pis pour les
amoureux : ils deviennent le point de mire. Rien n'échappe
de leurs faits et gestes. Habituellement, on constate, à partir
de ce moment, qu'ils sont aveugles à leur tour, soit parce
qu'ils narguent sciemment l'opinion, soit parce qu'ils sont
vraiment épris au point de se comporter comme des fous.
Voilà qu'ils se ridiculisent tout à fait et les bonnes gens en
rient à leur aise. Quelquefois aussi, lorsque des risques
sérieux les guettent, on se met à les plaindre, on tremble à
l'avance pour ce qui les attend tout en souhaitant au fond
que les craintes se justifient un jour et prouvent que l'on a
eu raison de prévoir un malheur.
Amer et Chabha se trouvèrent bientôt en plein champ
visuel de l'opinion, tels deux gibiers nocturnes sous un
brutal faisceau de projecteur. Ils eurent beau se serrer
peureusement l'un contre l'autre, il leur fallut crâner,
répondre à l'insulte et à la menace. Le scandale éclata.
Naturellement ce fut Hemama qui le provoqua. Chabha le
craignait dès le début, le sentait qui couvait, évitait de
contrarier cette femme dont l'indignation était au
paroxysme.
Dès leur jeune âge, Chabha et Hemama furent un peu
rivales et se supportèrent difficilement. Hemama s'est
toujours crue plus belle. En réalité, c'était la plus jalouse et
la plus orgueilleuse. Chabha. à la fontaine, inspirait plus de
sympathie à cause de sa simplicité, de sa franchise et aussi
de son insouciante gaîté. Elle avait des fidèles qui
recherchaient sa compagnie et lorsqu'elles revenaient toutes
ensemble à la maison, avec la cruche pleine sur le dos. son
groupe était toujours le plus animé. On plaisantait, on riait
jusqu'aux abords du village, on ne s'apercevait ni de la
184
charge, ni de la longueur du chemin ou de la rudesse de la
côte. Hemama était rarement de la bande : elle avait la
sienne.
Ce ne sont pas les disputes qui manquent, dans un lieu
public comme la fontaine. C'est même l'endroit idéal pour
toute explication : loin des hommes, en présence de toutes
les femmes. On vous démolit une réputation devant des
auditrices qui ne demandent qu'à croire pour répéter et on
rentre chez soi victorieuse, exaltée, populaire ! C'est à la
fontaine, comme de juste, que l'on étale «le linge sale» et
qu'on le piétine avec furie. Cependant, des échos finissent
toujours par parvenir aux hommes. Quelquefois cela va
loin. Mais bien souvent, la djema sanctionne les plus
excitées et leurs maris ressentent l'humiliation de verser en
public une amende infligée à leurs femmes. Une fois
l'amende payée, certains maris coléreux s'en vont tout droit
à la maison et. au bout de quelques minutes, leur épouse a
une idée approximative de la somme qu'ils viennent de
verser. Certaines femmes qui, pour ainsi dire, n'ont pas de
maître, soit qu'elles n'aient personne à craindre, soit
qu'elles dominent leur mari, sont vraiment redoutées. On
les ménage, elles se permettent de ne pas attendre leur tour
pour emplir l'amphore, ont leur franc-parler et régnent sur
les lieux. Elles sont de toutes les bagarres. Tels les
chevaliers de l'ancien temps, il leur arrive de prendre parti
uniquement pour défendre le faible, redresser un tort ou
dire quelque vérité qu'elles croient ignorée. Quant à leur
propre réputation, elles s'en moquent : leur dossier est
connu depuis longtemps et constamment mis à jour par une
adversaire de rencontre. Ce fut précisément l'une de ces
femmes qui redonna courage à Chabha :
-C'est de toi qu'elle parle. Tu ne comprends pas ?
-Je laisse aboyer. Elles est plus coquette que toutes les
femmes.
-Elle a dit que tu soignes ta toilette depuis quelque
temps. Il est question de Madame à qui tu voudrais
ressembler... De quoi s'occupe-t-elle, cette orgueilleuse ?
Tout le monde connaît Hemama._après _ tout. Elle
, ferait
_
mieux de te laisser tranquille.
- Oh ! Tu sais bien, je suis large comme la plaine. Je
n'ai aucun compte à lui rendre.
-Tu as tort de la craindre. Si elle s'en aperçoit, elle te
fera la chasse. J'en connais sur son compte, moi. Suis-moi,
c'est ton tour d'emplir. Tu prêteras l'oreille...
La fontaine ressemble à une petite kouba avec son dôme
tout blanc soutenu par trois piliers de briques. Elle a été
aménagée récemment. L'intérieur est cimenté et propre.
Deux gros robinets étincelants remplissent deux cruches à
la fois. Elle est située à quelques mètres du chemin ; un
petit sentier y mène, creusé en fossé, bordé de ronces,
ombragé de grands figuiers. La petite cour dallée de pierres
irrégulières est toujours pleine de femmes qui bavardent,
rient et se disputent en attendant leur tour. Des groupes se
forment et se disloquent sans cesse. Si la cour est
encombrée, on s'éparpille sur le sentier, on grimpe sur le
dôme de la fontaine, on se tasse, on s'assoit n'importe où,
on écoute, on parle, on crie. Une conversation sérieuse se
tient à côté d'une discussion sans aménité, des confidences
s'échangent à voix basse au milieu d'un groupe déluré, des
grossièretés se lancent à haute voix que des voisines
n'entendent guère. Chacune trouve son compte dans ce
tumulte indisciplinable : les femmes sérieuses parviennent à
parler raisonnablement, les amies ne sont pas gênées pour
se dire leurs propos, leurs espoirs, leurs soucis ; les parentes
qui s'y rencontrent dénichent toujours un coin où elles
peuvent se croire isolées ; les jeunes qui veulent se faire
valoir réussissent à faire la cour aux mères des jeunes gens ;
celles qui viennent pour s'amuser sont naturellement les
moins gênées et les plus bruyantes.
Dans pareille atmosphère, la dispute passe d'abord
inaperçue. Mais, d'ordinaire, on sent tout de même assez
vite qu'elle va dominer les papotages et les plaisanteries car
on connaît toujours plus ou moins les griefs des
antagonistes. Alors le spectacle commence : on reste à sa
place, on n'intervient pas, on est tout oreilles. Chabha
savait tout cela très bien, flemama était justement adossée à
_
un pilier, face aux auditrices. Chabha passa, suivie de sa
compagne. Les trois autres ricanèrent.
- Je suis pressée, mes sœurs, • dit Hemama,
ironiquement.
- Il t'attend?
- Oui, il m'attend.
- C'est pour lui que tu te changes ?
- Pour lui. mes sœurs. Ce que Hocine n'a pu faire,
j'espère qu'il le fera, lui. Ah ! S'il me donnait un héritier...
- Tu n'es pas sotte. Et Hocine ?
- 11 est d'accord. Nous sommes fatigués d'attendre.
- Le dépit achève la vieille, murmura Chabha à sa
voisine. Aide-moi à prendre la cruche.
- Qui t'a parlé ? Toi ! cria Hemama toute rouge.
- Ce n'est pas à toi qu'elle s'adresse. Tu la provoques,
dit la voisine.
- Je vois. Elle compte sur toi pour la défendre. Reste
tranquille, je t'en prie.
- Je n'ai pas à défendre Chabha. Nous la connaissons.
Ta jalousie ne lui enlèvera rien.
- Vrai, Chabha, tu prétends que je t'envie ?
- Moi non. dit Chabha, mais tout le monde voit ton
dépit. On lit ton âme sur ton visage.
- Pour ça. oui ! Je vis au grand jour, la tête haute. Je ne
me faufile pas la nuit quand les portails sont fermés. Bien.
Tout le monde me connaît. Mais toi, on ignore tes petites
saletés, n'est-ce pas, Chabha ? Du moins, tu le supposes. Il
te fait peur ce visage ? Regardez-moi toutes et comparez.
- Laisse les visages. Chabha aussi n'est pas laide, dit sa
nouvelle amie.
Hemama en voulait à Chabha et toutes le comprirent à
la voir refuser de répondre à sa compagne. On devina
qu'elle avait des révélations à faire, on s'installa pour
écouter. Chabha avait pâli. Elle était en face de Hemama et
avait sa cruche pleine sur le dos. Son amie avait fermé d'un
geste brusque le robinet et tiré entre ses jambes sa cruche à
moitié vide. Elle la tenait par les anses et écoutait comme
les autres. _
Chabha avait toute sa lucidité. Elle comprit que l'autre
irait jusqu'au bout, que son amour, sa tranquillité, son
honneur étaient menacés. L'espace de quelques secondes
son cœur connut la souffrance extrême, mesura à quel point
la méchanceté et la haine étaient des armes implacables
contre lesquelles il ne fallait pas opposer la lâcheté ou les
larmes. Toutes les fibres de son être furent secouées et se
révoltèrent. Alors elle redressa la tête et brava son ennemie.
Elle n'était pas en colère car elle sentit qu'il fallait rester
calme, froide, répondre sur-le-champ, ne rien avouer, ne
rien accepter.
- Que veux-tu dire ? Tu vois qu'on écoute. Parle !
- Tu ne m'en imposes pas avec ce ton. Mon mari m'a
interdit de te fréquenter. Tu as beau me chercher querelle,
je n'ai pas à t'écouter.
- Mais c'est toi qui cherches la querelle ! dit la même
femme. Chabha s'est tenue à l'écart, j'étais avec elle et
c'est d'elle que vous parliez toutes les trois.
- C'est cela, tu lui viens en aide. Vous vous valez. Je ne
dirai plus rien.
- Nous valons mieux que toi, outre enflée.
- Vous avez les mêmes secrets, je sais. Méfie-toi, elle
t'enlèvera tes amants.
- Ton mari n'est pas du nombre, ni tes frères, ni tes
bergers.
- Ils ne voudraient pas de vous. Mon mari est honnête.
- Tu peux le prétendre, lui dit Chabha posément.
Hocine ne lève jamais les yeux, surtout depuis la mort de
Fetta. Tu t'y connais pour veiller sur un homme. Tes
amants eux-mêmes, tu les enchaînes.
Il y eut quelques rires qui exaspérèrent Hemama. Sa
bouche se tordit de colère et elle se mit à crier :
- Venez toutes écouter Chabha-ou-Ramdane. l'amie
d'Amer-ou-Kaci. Elle veut salir une femme d'honneur,
voiler le soleil d'un tamis. Mais laisse-moi tranquille, au
nom de Dieu. Va le retrouver. On ne te le dispute pas. Nous
te le cédons toutes. Crois-tu que nous sommes amoureuses
de lui ? Calme-toi, calme-toi donc ! Personne ne s'occupe
__
de tes affaires. Attends qu'on te dise quelque chose pour
insulter les femmes d'honneur et leur coller des étiquettes
qui te reviennent...
Et cela sortait en flot bouillonnant qui ne voulait pas
s'arrêter. La bouche tordue, gesticulant, seule en face de
Chabha. Hemama se déchaîna comme une folle et raconta
par le menu ce qu'elle savait et ce qu'elle supposait. Toutes
écoutaient et attendaient que Chabha répondît. Mais
Chabha éclata de rire. Sous les grossièretés, elle retrouva
son sang-froid. Elle eut la conviction qu'elle valait mieux
que cette méchante femme, mieux que toutes ces curieuses
avides de scandale. Il lui sembla que les insultes qu'on lui
criait haineusement la purifiaient de sa faute et que ces
révélations qu'elle craignait comme la mon la soulageaient
d'un énorme poids ! C'était donc cela qu'elle craignait.
C'en était fait, sa faute était criée à qui voulait l'entendre.
Et pourquoi cet acharnement ? Qu'avait-elle fait à
Hemama ? C'était tout simple apparemment : on ne voulait
pas qu'elle fût heureuse. Son bonheur était interdit et cela,
il fallait le crier. Alors elle se mit à rire. Ce qui eut pour
effet d'arrêter net le flot impétueux qui déferlait sur sa tête.
- C'est tout ? dit-elle. Tu n'apprends rien à personne.
D'ailleurs, moi non plus je ne pourrais rien dévoiler sur ton
compte parce qu'il n'existe aucun voile à Ighil-Nezman. Tu
as perdu ton temps.
- Je n'ai rien à cacher.
- Moi non plus, tu vois bien. Amer est mon ami. On
nous a pris cent fois en flagrant délit. Je sors la nuit, laissant
Slimane - son oncle - dormir seul. De son côté, il
abandonne Madame qui est laide comme vous le savez. Il
se lève en gandoura et nous allons comme chien et chienne
nous poster précisément devant votre portail, ou bien nous
nous rencontrons le jour à Tighezrane : un champ isolé,
personne ne l'ignore. Et c'est Hocine, à coup sûr. qui nous
surprend. Hocine. son cousin, qui a fait tellement de bien à
Kaci et qui a rendu Tighezrane au fils ! Une bonne âme,
Hocine. tout comme toi.
- Tu persifles. Mais j'ai touché juste. _
- Au point que Madame ne peut plus me souffrir. C'est
toi qu'elle estime, n'est-ce pas ?
- Celle-là, je n'ai pas besoin de son amitié. Il l'a
ramassée Dieu sait où !
- Elle est laide aussi n'est-ce pas ?
- Ne raille pas. Je te surprendrai comme une voleuse et
j'ameuterai la karouba.
- Ne gesticule pas. Je suis chargée. •
- Pose ta cruche, je ne te crains pas !
- Nous allons voir.
D'une torsion rapide du bras, Chabha fit glisser
l'amphore sur sa cuisse puis la saisit des deux mains et la
déposa précautionneusement contre le pilier. Elle se
redressa les bras ballants, l'oeil en feu et avança hardiment
vers Hemama qui recula sans s'en rendre compte, fascinée
par ce regard résolu où elle lisait clairement sa défaite.
Quelques femmes raisonnables s'interposèrent, entourèrent
Chabha qui souriait, toute pâle, pendant que de plus jeunes
prenaient furtivement un caillou, crachaient dessus et le
déposaient, le côté mouillé contre terre, ainsi qu'.il est
d'usage lorsqu'on désire qu'une dispute s'envenime.
La dispute ne s'envenima pas car, au dernier moment,
Hemama perdit son aplomb et se montra lâche au point
qu'en leur for intérieur toutes la méprisèrent. Elle n'osa
plus rien dire et s'en alla, boudeuse, au fond de la petite
cour. Pendant ce temps deux vieilles calmaient Chabha.
- N'écoute pas de pareilles insultes. Qui pourrait les
croire ? Lorsque la colère parle, il n'y a que la folie pour la
-Comprendre. Nous ne sommes pas folles. Et toi, si
raisonnable...
f- Mais, je n'ai rien dit, moi. Pourquoi m'insulte-t-elle ?
- C'est le diable qui vous a retourné un caillou. Maudis-
le en ton cœur. Maudissez-le toutes deux et songez que les
hommes peuvent vous entendre. Que les choses peuvent se
compliquer...

190
XXIV

- Celle de Dieu, ô croyants ! chan-


tonna une voix cassée, un soir, au seuil du portail
entrouvert des Aït-Hamouche.
Chabha saisit la louché, l'emplit de couscous et s'en alla
rapidement porter au vieux mendiant la part de Dieu qu'il
demandait. Slimane par. désœuvrement et sans presque y
faire attention, la suivit dans la cour. 11 entendit le vieil
homme dire à sa femme ce qui était sans doute son habituel
remerciement : «Que Dieu éloigne de ta tête les
catastrophes, ma fille ! » Et ce fut un trait de lumière
brûlante pour lui. Toute la nuit, il resta éveillé, tantôt
prostré, figé comme un morceau de bois, tantôt incapable
de se maîtriser, se tournant et se retournant sur la natte,
ramenant ses genoux contre sa poitrine, s'allongeant de
toute sa taille, sur le dos, les yeux fermés et essayant de
s'imaginer sous terre, dans le trou étroit. Il s'agissait de
catastrophe, en effet. La catastrophe planait et il ne voulait
pas se l'avouer. La voix du vieillard tintait à ses oreilles
comme une voix surnaturelle ; il eut la certitude qu'il ne
l'oublierait jamais, qu'elle le torturerait sans cesse. Dans
l'obscurité, sous les couvertures, il se rapprocha de sa
femme et sentit son corps chaud et ferme contre le sien.
EJle lui tournait le dos mais, à ce moment précis, elle se
serra Mui dans son sommeil. «Elle est à moi», songea-t-il.
Il lui gli&sa la main sous les aisselles et la retourna. Il
l'entendit murmurer des mots d'adhésion inconsciente ; lui-
même s'oublia jusqu'au moment où elle s'éveilla tout à fait.
Il voulut alors rester lucide pour la surprendre. Tous deux
ne disaient rien. Il avait son idée. Ses mains qui la
caressaient continuellement montèrent des hanches à la
poitrine, puis à la gorge et au visage. Il lui posa les doigts
Ï9Ï
sur les yeux : ils sont fermés, se dit-il, et c'est à l'autre
qu'elle pense.
-J'allume ? souffla-t-il.
-Non. Tout à l'heure.
Il devint brutal, la serra à I"étouffer. Ah ! La détruire
comme, dans un accès de colère, on détruit un objet
précieux et cher ! Une destruction totale qui apaise l'âme. Il
ne réussit qu'à l'exciter. Il eut l'impression qu'elle se
révélait à lui, pour la première fois, qu'elle se donnait tout
entière. C'était ainsi qu'elle devait faire avec l'autre.
Lorsqu'ils allumèrent, elle répondit à son regard chargé de
haine par un regard de défi et une moue diabolique, une
moue irrésistible qui faillit le jeter sur elle une seconde fois.
De sa gandoura sans manches sortaient ses bras lisses aux
lignes pures. En haut du bras gauche, près de l'épaule, une
tache se dessinait, toute rouge.
-Ça bleuira demain, dit-elle en le frottant. Tu fais le
jeune homme, mon mari.
Ils reprirent leur masque, se sourirent hypocritement et
se préparèrent à se recoucher. Elle lui tourna de nouveau le
dos. le laissant à ses pensées. Il n'y avait pas si longtemps,
Chabha l'intriguait. Sans plus. Maintenant il était jaloux. H
savait qu'elle voulait Amer, qu'elle l'aimait et qu'elle le
recherchait. Et c'était un supplice pour lui de le savoir et de
continuer à douter. Pourtant il fallait bien qu'il doutât. Il
avait besoin de se dire que ce n'était pas possible que ni
l'un, ni l'autre ne pouvait le tromper. Ce qui le torturait
c'était de l'imaginer entre les bras d'Amer. Amer plus
grand, plus fort que lui, l'enveloppant, la caressant à la
meurtrir. Tous les avantages se trouvaient du même côté.
Lui, Slimane. n'était digne d'aucun ménagement : une bête
qu'on écrase ou qu'on méprise. Autrefois, il lui arrivait de
se prendre lui-même en pitié car il n'avait personne pour
l'aimer. Il était sûr du moins de l'affection de Chabha et à
eux deux ils avaient tenu tête. Maintenant, il se méprisait :
il était ridiculisé. L'affection de sa femme, il la sentait
toujours présente. Il n'en voulait plus. C'était fini, il se
voyait seul, absolument. L'idée de la mort le hantait et
survenait toujours lorsqu'il avait fini d'amasser ses sombres
pensées, comme en un ciel chargé survient une pluie
purificatrice. Et cette idée précisément purifiait de la même
manière son âme triste. Parfois il se disait qu'il n'y avait
_
rien de vrai dans tout cela, la seule vérité étant cette
conclusion inéluctable qui nous concerne tous. Il était
malheureux. Il n'aurait jamais la force de s'en aller, d'en
finir. Il faudrait le désespoir et non la tristesse. Il comprit
que le suicide n'était pas un acte de courage mais un geste
de fou qu'il pourrait peut-être faire un jour. Il fallait se
résigner à vivre avec Chabha, à toujours la soupçonner,
l'aimer, la haïr, sentir sa pitié affectueuse et parfois son
mépris. Il fallait aussi accepter l'amitié ostensible de l'autre
et son empressement hypocrite. Enfin supporter son sort
comme un malade qui renoncerait à chercher remède pour
attendre qu'une guérison vînt du dehors. Ce ne fut pas une
guérison qui lui vint ce soir-là, par la bouche du vieux
mendiant mais un remède à appliquer, une réponse
lumineuse à ses hésitations, à son incertitude et à son
trouble. Il s'agissait bien de catastrophe, en effet. Mais la
catastrophe, serait pour Chabha, pour Amer et pour lui.
Cela lui semble absolument logique. Quand il s'était
rapproché de Chabha, qu'il avait eu besoin de la toucher, il
était en train de la supposer morte aussi, son corps se
décomposant tout près de lui et pas loin d'Amer, sous les
larges dalles de Tazrout. La voix du vieillard était celle 'de
la justice, toute- simple, nette et étincelante comme un
poignard neuf.
Puis ses pensées prirent une autre voie. Il s'avoua que
tuer n'était pas facile. Ne valait-il pas mieux continuer à
douter et à trouver dans ce doute une âpre sensation, une
fougue à laquelle sa femme, en apparence froide, ne
résisterait pas ? Jouir d'elle et arriver à la mépriser à son
tour, petit à petit ? Attendre que tout rentrât dans l'ordre et
qu'elle lui revînt ? Malheureusement cela n'était pas
possible. Il ne tarda pas à s'en rendre compte. Il aimait se
gausser des autres ; lui, la plus mauvaise langue du village.
Il connaissait tous les dessous d'Ighil-Nezman. Il devina
bientôt que tous les trois, ils entraient dans la danse. Ses
soupçons étaient partagés. Mais pour certains il s'agissait
de certitudes. A la djema et au café, il avait bien vite repéré
un groupe de rieurs autour de Hocine. Toujours les mêmes.
Ils ironisaient en sa présence, parlaient souvent des cocus
consentants. C'était clair. Les allusions étaient pour lui. A
plusieurs reprises, à propos de choses banales, Hocine avait
sorti une sentence significative : «Que voulez-vous, le
Î93
monde est méchant, mais Dieu veille sur nos secrets et sur
les amants de nos femmes, comme dit le proverbe.»
Un jour, Hocine et Slimane s'expliquèrent un peu plus
franchement. Ils étaient seuls. .
-Ton neveu reprend goût à la terre. C'est visible, il va
souvent à Tighezrane.
- Tu t'intéresses beaucoup à lui, je crois.
-Je suis un Aït-Larbi, mais toi il t'aime beaucoup.
-Je n'ai besoin de personne pour bien vivre. Si tu te
figures que je tire grand profit de Tighezrane...
-De toute façon, c'est toi qu'il préfère. D'ailleurs le
champ est bien travaillé. Ta femme est toujours là-bas, à
nettoyer, un vrai jardin. Ne délaissez pas vos champs pour
Tighezrane ! Mais il est content, tout de même, Amer.
-Occupe-toi de tes affaires, Hocine. Tu sais qu'on ne
plaisante pas impunément avec moi.
-Ne t'emporte pas. Tant mieux, si vous vous entendez,
c'est mon frère, après tout.
-N'oublie pas que nous avons vécu ensemble à Ighil-
Nezman. Je t'ai connu enfant... hein ! Tu t'en souviens ?
Bon, maintenant je sais que tous les Aït-Larbi crèvent de
me voir renouer avec Amer. Et beaucoup d'autres avec eux.
Je le sais bien.
Les allusions et les sarcasmes troublaient beaucoup
Slimane, cependant. Il devenait têtu et répondait
hargneusement dès qu'il se sentait visé. Lui, Slimane n'était
sûr de rien. Il essaya. de se comporter comme si les
racontars ne pouvaient le salir. Il redressait la tête. C'était
conforme à son tempérament. Mai^-secrètement, il souffrait
beaucoup. Parfois il se disait que Tes gens s'acharnaient à
empoisonner son existence depuis le retour d'Amer. Ce
qu'ils pensaient et répétaient à présent n'était que calomnie
pour raviver sa haine, l'acculer à cette vengeance qu'ils
avaient tous espérée. Et alors il lui prenait envie de courir
chez Amer et Madame pour leur ouvrir son cœur, puis
d'engager Chabha à braver les mauvaises langues, à
fréquenter tête haute la maison de Kamouma, à parler
ouvertement à Amer, n'importe où : dans la rue, à la
maison, au champ. Il fallait redoubler d'intimité pour
répondre à ceux qui ricanaient de dépit. Invariablement,
lorsqu'il parvenait à ce point, il s'affolait. Il commençait
par s'effrayer à l'idée qu'en agissant ainsi il favoriserait
Ï94
peut-être les rencontres clandestines entre les deux
amoureux qui, les premiers, se moqueraient de lui tout en
profitant de sa naïveté. Alors il étouffait de colère*,
impuissante et détestait le genre humain. Ensuite il
imaginait qu'un jour ou l'autre il aurait sa preuve. Il ne
serait plus question de douter. Tout serait clair, comme la
foudre. Cela éclaterait sur eux trois. La catastrophe ! Les
gens en parleraient pendant une semaine. A leur façon. Ils
l'accableraient encore méchamment et il ne serait plus là
pour injurier, répondre du tac au tac, dévoiler leurs mauvais
secrets. Il n'y avait rien à faire, on voulait l'écraser. Tout
autour de lui il ne voyait qu'ennemis. Pour finir, il songeait
que son oncle Ali le recevrait bien, lui. Il l'accueillerait
dans l'autre monde en enfant chéri qui avait vengé -son
sang. L'opinion de son frère Rabah ou de son autre oncle
Slimane, le père de Kamouma, lui importait peu. Il les
oubliait. La seule âme d'Ali, il le sentait-bien, accueillerait
la sienne. De même qu'il ne faisait aucun cas .de l'opinion
des vivants, il dédaignait celle des morts. Il leur dirait leur
fait au besoin. Pour censurer estimait-il, fut-on mort ou
vivant, il fallait être sans reproche et à Ighil-Nezman, il ne
voyait personne dans ce cas. Pourtant, lorsque Chabha vint
lui parler de sa dispute avec Hemama, il se garda de hausser
les épaules.
- Tu voudrais peut-être que j'aille me battre avec
Hocine ?
- Je ne te l'ai pas demandé ?
- Heureusement ! Parce que, vois-tu, c'est plutôt
l'affaire de... l'autre. Je suis en dehors, moi.
- Mais tu deviens fou, mon mari.
- Non, ma femme. Je n'aime pas qu'on m'insulte et je
sais répondre. Pourquoi n'as-tu pas répondu, toi ? Elle n'a
rien d'une sainte, Hemama. Tu en avais à lui dire.
- Tu ne m'apprendrais rien là-dessus. Ne crains rien,
elle a eu son compte.
- Parfait. De quoi te plains-tu, alors ? Vous vous êtes
disputées, cela m'est bien égal. Mais tout de même, tu as
une idée de ce que pensent les gens ! Tu crois que le monde
n'a pas d'yeux ? Trop de familiarité étonne, surtout avec
celui qui est un ennemi.
- Un ennemi?
- Oui, un ennemi, ma femme !
Ï9S
- Ne crie pas, je t'en prie. Tes cousins peuvent entendre.
- Bien sûr, ils peuvent épier, ils apprendront tout ce
qu'ils voudront. Avec tes façons, on commence à nous
' montrer du doigt et bientôt nous serons la risée de tous.
- Quel mal ai-je fait, mon homme?
- On te le dit bien, à présent.
- Et tu le crois ? murmura-t-elle doucement, prise d'une
émotion subite.
- Pour qui me prends-tu ? Accepterais-je mon
déshonneur?
Chabha s'affala près du kanoun et se mit à pleurer. Elle
pleurait d'abord sans bruit, puis des sanglots rauques se
mirent à lui secouer les épaules par saccades. Elle avait
baissé la tête qu'elle tenait entre ses mains. Son foulard
était par terre, sa longue chevelure noire lui retombait
jusque sur les cuisses. 11 la contempla un moment, effaré,
puis il se trompa sur la cause de ces larmes. Son regard se
fit perçant, sa figure s'épanouit, il entrevit une belle
existence avec sa douce Chabha, innocente et calomniée.
Elle ne le voyait pas. Vite il réprima sa joie et dit d'un ton
bourru :
- Ce que je crois n'importe pas. Mais tu m'as donné
l'habitude de porter la tête haute et maintenant on nous
insulte. Réfléchis à ce qu'il faudrait faire.
Elle leva sur lui des yeux noyés de larmes, un visage
pitoyable où ne se lisait nul orgueil blessé. Son regard était
soumis et résigné. Il en ressentit de l'amertume. Sa joie
éphémère s'effaça sur-le-champ, la même tristesse accablée
l'envahit à son tour.

196
XXV

Kamouma et Slimane se ressemblaient


trop pour s'aimer. Ils échangeaient parfois quelques mots
quand ils ne pouvaient s'éviter. Ils se connaissaient
parfaitement et se méfiaient l'un de l'autre. Slimane sortait
tous les matins avant la vieille. Elle, de son côté, attendait
patiemment qu'il fût dehors pour quitter la petite pièce où
elle dormait. Chabha prit l'habitude de l'arrêter chaque fois
pour lui offrir une tasse de café. La jeune et la vieille
s'accoutumèrent à vivre côte à côte. Pour Kamouma,
Chabha aurait pu être sa belle-fille, elle n'en aurait jamais
souhaité une autre et dans son esprit, sachant «ce qu'elle
savait», elle la considérait un peu comme une bru. Une bru
qu'on estime : «il en existe».
C'est pourquoi elle fut bouleversée lorsque Chabha lui
raconta en détail sa dispute avec Hemama et son explication
avec Slimane.
- Il te soupçonne, ma fille ?
- J'en ai peur, nana Kamouma.
- Mais il est insensé î Toi, si honnête ! Et avec mon fils,
avec Amer que tout le monde estime, qui est si sage. Oh !
Hemama est criminelle. Elle sait qu'il suffit d'une étincelle
pour provoquer l'incendie et elle n'hésite pas à mettre
l'étincelle. Elle oublie mes bienfaits, mes conseils, ma
discrétion. Une ingrate que j'ai servie. Non, Chabha, je sais
que tu n'as rien fait. Ce n'est pas aux Aït-Hamouche qu'elle
en veut. C'est à nous. Hocine et Hemama ne peuvent
détacher leurs yeux de Tighezrane. Alors, vois-tu, ils
voudraient faire tuer Amer, puis reprendre son bien ! Ils ne
savent pas que Kamouma veille. Mais tu es sorte, toi, ma
fille. C'est cela qu'il fallait expliquer à Slimane. Tu n'as
rien fait, entends-tu ? Rien. Tu es innocente. Amer ait _ ton
frère. Mous le proclamerons bien haut. Redresse la tête. J'en
parlerai tout de suite avec ta mère.
Les vieilles tinrent conseil chez Smina. Il importait de
s'entendre.
- Je suis bien aise de te trouver seule, lui dit Kamouma.
- Qu'y a-t-il, ma sœur, sois la bienvenue, c'est le bien
n'est-ce pas ?
- Oui, Smina, avec moi, c'est toujours le bien. Le mal,
que Dieu le réserve à ceux qui nourrissent de mauvais
desseins. Sais-tu que notre Chabha a eu affaire à Hemama?
- A la fontaine, alors ? Elle n'est pas venue hier soir. Je
ne l'ai pas encore vue. Et pourquoi cette dispute ?
- Ta fille n'a pas eu tort.
- Elle n'a jamais tort, tu sais bien.
- Je sais. L'autre l'a provoquée, insultée devant toutes.
Elle lui a dit qu'elle était l'amie d'Amer.
- Oh ! Est-ce possible ? Qu'a-t-elle répondu ? Elles ne
vont pas la croire, toutes les autres. Hemama veut nous salir
à présent ! Elle ne tient pas compte des liens du sang. Je
suis de sa famille pourtant. Qu'avons-nous fait à Hemama ?
- C'est cela, pleurniche, toi aussi, comme ta fille. .
- Hein ? Je ne pleurniche pas. Je sais qu'elle est
d'accord avec toutes les Aït-Hamouche, les femmes de tes
cousins qui sont si jalouses de Chabha. Elles l'ont poussée,
c'est sûr. Je verrai son mari. Et au besoin j'étalerai le
dossier de Hemama dans la rue, à la djema. Oh ! non, il ne
faut pas qu'on touche à ma fille.
- Mais c'est vrai ce que tu dis là. Et je n'y pensais pas,
moi. Je suis naïve, Smina. Maintenant tout est clair. C'est
bien combiné, en effet.
- Quoi ?
- Nous sommes bonnes, ma sœur, et nous craignons
Dieu. Mais il y en a qui ne le craignent pas. Pendant que
nous nous préoccupons de l'au-delà en vieilles croyantes
qui attendent leur jour, on prépare un piège à nos enfants. Il
faut vite que tu en parles à Ramdane. C'est lui qui mettra en
garde mon fils et mon cousin.
- Tu me vois toute tremblante, Kamouma. Explique-moi
bien ta pensée. Tu m'effraies beaucoup.
- Je te conseille de veiller.
- Ma fille a été bien imprudente...
- Elle n'a rien fait, ta fille.
Ï98
- Je réponds d'elle comme de moi-même. C'est dans le
sang, cette retenue qui "nous caractérise. Nous pouvons
marcher tête haute, aller au marché...
- Ce n'est pas Kamouma qu'ii faut convaincre.
- Je sais. Ramdane est sûr de mus.
- Bon. Mais îî doit expliquer aux autres que les Aït-
Larbi d'un côté, les Aïî-Hsmouche de l'autre veulent un
scandale retentissant. Siimane est ombrageux et méchant
comme tous ceux de sa famille. Ils ne doutent pas qu'il
suffit de peu pour raviver toute sa haine. Et ce qu'ils ont
trouvé, ce n'est pas peu justement. Crois-tu qu'il supportera
que son honneur soit bafoué après avoir laissé «se perdre»
le sang de son frère ?
- Oui, tu as raison : il vont ruiner les deux maisons à la
fois. Et eux, ils hériteraient. J'ai toujours pensé que s'ils
pouvaient lui acheter la mort, ils la lui achèteraient, les Aït-
Hamouche. D'ailleurs. Siimane le dit, lui-même.
- Et Hocine-ou-Larbi, crois-tu qu'il n'y gagnerait rien ?
Nos enfants n'ont pas d'héritiers. Alors ?...
- Ma pauvre fille. A quoi est-elle réduite, mon Dieu I
Vois-tu, les soucis qu'elle me donne hâteront ma fin.
. - Voudrais-tu provoquer la sienne par ton indolence ? H
ne s'agit pas de se lamenter mais de lutter, de porter nos
coups à la tête du serpent. Oui, c'est la tête qu'on écrase.
Sans hésiter. Et après, on est tranquille : il ne siffle plus.
- Tes paroles redonnent le courage...
- Siimane ne doit pas savoir que ces explications
viennent de moi. 11 se méfierait. 11 ne m'aime pas.
- Tu te fais des idées. Un mauvais caractère, oui. Mais
tout ce que tu dis là est tellement clair. Nous avons vu le
dessous des choses, il suffira qu'ils y réfléchissent, ils
verront bien, eux aussi. Je pense qu'Amer ne fera pas mal
de parler à Hocine, les yeux dans les yeux. Cela pourra
calmer la femme de bien, son épouse.
- Tu sais que je ne petix pas en parler à Amer ?
-Et à Madame ? Celle-là aussi me fait peur. Moi, je ne
la trouve pas très commode. Espérons qu'elle aura un
héritier, elle au moins.
- Madame, je m'en charge. Quant à l'héritier, rien n'est
moins sûr... Les caprices du hasard.
- Mon estime pour toi sera décuplée.
- Nos enfants ont besoin de nous. Le piège est trop bien _
tendu pour qu'ils l'évitent d'eux-mêmes. Alerte tout de
suite Ramdane. Il voit beaucoup de choses, lui. Dis-lui que
je désire rester en dehors de tout cela. Je suis une vieille
thakhounith que les ruses du malin n'effraient pas et qui n'a
que la crainte du Très Haut.
-Oui, ma sœur, ta chance est grande de n'avoir pas de
filles.
-J'ai un fils, Sming ! Et dans cette affaire, c'est encore
lui qui risque le plus.
-Alors, il fallait empêcher...
- Empêcher quoi ? Tu deviens folle, ma sœur. En vérité,
tu ne te rends plus compte de ce que tu dis. Calme-toi, en
attendant Ramdane. Je me sauve, moi.
Quand le vieux Ramdane fut mis au courant, il se
contenta de hausser les épaules. Pour lui, ces affaires de
femmes ne pouvaient concerner les hommes. Il était sûr de
l'honnêteté de sa fille. «C'est toujours pareil, pensa-t-il, les
calomnies tombent d'elles-mêmes quand on a la sagesse de
ne pas s'en émouvoir.» Son mot favori était que la vérité
finit toujours par s'imposer. II ne se troubla pas.
^-Écoute, dit-il à sa femme, les hommes s'occupent de
leur faim. Ils peuvent, au fond du cœur, souhaiter la terre de
Slimane ou celle d'Amer mais ce que tu racontes n'est que
folie : ils pousseraient à un crime qui les salirait tous ? Ils
sont trop raisonnables pour songer à tirer partie d'une
malpropreté.
- Ah oui, ils hésiteraient ?
-Ils savent que Siimane n'est pas un enfant ou un
aveugle facile à conduire au gouffre. Ne répète pas de tels
propos. Les gens diraient que ta fable sert à cacher la
mauvaise conduite de ta fille. Elles se sont disputées ?
J'espère que Chabha a su lui répondre. Et maintenant, elles
se tiendront tranquilles. Elles ne se parleront plus. Tout cela
ne regarde pas les hommes, je te le répète.
- Je veillerai sur ma fille. Tu peux en être sûr.
Quelques jours plus tard, Ramdane dut s'apercevoir que
l'affaire regardait les hommes, tout de même. C'était un
vendredi soir, un soir de marché. Il s'acheminait tranquille
vers la djema appuyé sur son bâton d'oléastre qui ne le
quittait plus. Un jeune Aït-Hamouche gesticulait au milieu
d'un groupe : il avait perdu sa chéchia et son bumous. sa
chemise était ouverte, une bouteille se dandinait dans la
__
poche extérieure de son veston, il était ivre et arrivait du
marché. Dès que le vieux arriva près du groupe, les jeunes
gens s'écartèrent et il put voir. L'ivrogne s'élança vers lui
pour lui baiser la tête.
-Dada Ramdane, dit-il en hoquetant d'une voix
larmoyante, moi je t'aime beaucoup. Tiens, je le jure par
tous les saints du pays, il faut que je t'embrasse. Oui, oui,
Je suis un brave type, j'aime les vieux respectables. Mais,
dada Ramdane, excuse-moi. Oui je te demande des excuses.
D'avance. Tu as une chienne. Je dis bien : une chienne !
Ramdane changea de couleur et repoussa l'insensé.
- Il n'y a de pire chien que toi. Tu pues ie vin. Tu ne sais
ce que tu dis.
-Non, dada Ramdane. ne me pousse pas. Tu peux me
battre mais ne me pousse pas. Il faut que je te dise. J'en ai
le cœur gros. Nous sommes une bonne famille. La
meilleure famille du village. Il faut que tout le monde le
sache. Oui, cria-t-il, je veux qu'on m'entende. C'est ta fille
qui a décidé de nous salir. Savez-vous ce qu'elle fait avec
cette outre d'Amer ? Oh ! celui-là, je voudrais le tenir...
Ramdane perdit tout contrôle. D'un seul coup, il .fut
aussi ivre que l'autre, ivre de fureur. Il sentit- son cœur
battre avec force et son sang circuler à flots dans ses veines,
lui rendant sa vigueur de vingt ans. Les autres
s'interposèrent mais il les écarta sans peine et se jeta sur
celui qui osait l'insulter. Il voulut lui porter un coup de
bâton pour l'assommer. Le bâton fut happé par dix mains. Il
l'abandonna, saisit dans ses doigts la joue de l'insolent et la
déchira de ses ongles. Il s'écarta ensuite et se mit à ricaner
tandis que le jeune homme hurlait de douleur et se
tamponnait la joue. On maîtrisa dada Ramdane. Des enfants
accouraient, ameutant les grandes personnes. Le vieux à
son tour cria des injures à toute la famille des Aït-
Hamouche. Les gens raisonnables essayaient de le calmer et
cherchaient à savoir la cause de la querelle. Les premiers
témoins répétaient complaisamment ce qu'ils avaient vu :
Chabha venant à passer, elle avait été insultée par le jeune
cousin.
- Vous savez, elle a baissé la tête sans rien dire. Mais lui
s'est mis à crier. Dada Ramdane arrive juste à ce moment
pour être insulté à son tour. 11 a raison, le vieux. Ce ne sont
pas des paroles à dire.
2ÔÏ
-Quoi?
^C'est trop sale. Et encutu icz choses *e gâter-.i'».-- •
Amer-ou-Kaci survenait. Ce n'est pas à souhaiter.
-Ah bon. Et Slimane, donc?...
Cela circulait à mi-voix. Le jeune Aït-Hamouche
hoquetait et continuait à s'essuyer le visage. Il leva les yeux
sur la foule, s'en prit à des adversaires imaginaires : tous
ceux qui n'étaient pas contents ! «Car nous sommes une
bonne famille. Une mauvaise femelle ne peut nous
déshonorer. Les "femelles des autres nous les... Les nôtres,
nous les supprimons.»
Deux de ses frères, l'œil ardent, la bouche tordue,
fendirent le cercle et se jetèrent sur lui. On les laissa faire.
Ils le rossèrent consciencieusement et l'entraînèrent comme
un malfaiteur en jetant de mauvais regards sur l'assistance.
La bouteille, ils voulurent la lui casser sur la tête. Mais
finalement ils n'allèrent pas jusque-là. Celui qui la tenait
hésita une seconde. On attendit. Alors, il la brisa
furieusement sur une dalle. Puis la djema se vida et on s'en
alla en commentant ce nouveau scandale.
Il est bien vrai que les Aït-Hamouche tinrent conseil le
lendemain. A l'insu de Slimane, naturellement. Leur enfant
s'était mal comporté. L'affaire les préoccupait pour de bon.
Il fallait décider d'une attitude à prendre. Ils convinrent que
le mieux pour leur tranquillité était d'étouffer dans l'œuf
toute cette histoire. Ni vu, ni connu. «Que Slimane
s'arrange avec son neveu !» car toute publicité leur nuirait
de la même manière et finirait par les engager tous. Les
vieux savaient fort bien qu'en se bouchant les oreilles et en
fermant les yeux, ils n'agiraient que comme la plupart de
ceux qui se trouvaient touchés par de pareils écarts. Or,
existait-il dans le village une famille exempte
d'éclaboussures ? Ils se disaient aussi que de la part de
Slimane, cet enfant déchu et détestable, ce qui arrivait là
n'était pas étonnant. Qu'un jour il s'en rendit compte et que
la bonne fibre de la famille vibrât en lui, c'était à souhaiter
pour l'honneur du nom : ce nom serait alors lavé à bon
compte. Alors, ils décidèrent la quarantaine stricte. Oublier
tout à fait Slimane. Comme s'il n'était pas de la famille.
Mais éviter que le village s'en aperçût. La conduite à tenir
avec Amer-ou-Kaci devait être toute d'hypocrisie. Quant au
jeune homme, il présenterait au besoin des excuses.
202
-Non, il dira qu'il a bu avec Hocine-ou-Larbi. Et c'est
Hocine qui a médit, qui l'a excité. De cette façon qu'Amer
s'explique, lui aussi, avec son cousin. Il aura son ennemi
dans sa propre famille. Pour le reste, bonjour, bonsoir, sois
le bienvenu, quand vous le rencontrerez dans notre rue.
Slimane est son oncle. C'est le neveu de tous lès Aït-
Hamouche, ne l'oubliez pas. Mais nos femmes éviteront de
lui parler : il comprendra qu'il nous offense.
Il ne fut pas question de dada Ramdane. Ils avaient tous
le même mépris pour lui. Ce mépris datait de son alliance
avec Slimane, mais maintenant cela redoublait corrime si le
vieux était responsable de la conduite de sa fille. Lui
pourtant s'attendait à quelque consolation, quelques paroles
apaisantes.
Il était prêt à oublier l'affront. Lorsqu'il rencontra le
'plus vieux des Aït-Hamouche, ils se croisèrent sans se
saluer et le complot imaginé par sa femme s'imposa à lui
comme une évidence. Il hocha la tête tout seul, puis se jura
à son tour de défendre sa fille, d'éclairer Slimane et de
redoubler d'amitié pour Amer dont tout le monde était
décidément jaloux.
Amer, Madame et Kamouma surent avec détails ce 'qui
s'était passé à la djema. Il y eut entre eux une scène très
véhémente et embrouillée. Madame se mit réellement en
colère et fit peur à Kamouma qui comprit que sa bru avait
été renseignée par quelque voisine. Ils criaient tous les deux
en français et la vieille en kabyle. Puis les époux se
calmèrent mais ils se boudèrent toute la journée. Ils en
voulurent tous deux à Kamouma qui ne sut jamais ce qu'ils
se crièrent. Kamouma profita d'un moment où son fils était
sorti pour s'expliquer de son mieux avec Madame. Elle lui
fit comprendre à sa façon comment l'affaire avait été
montée, la supplia de se ranger du côté de son mari et de
Chabha pour ne pas donner prise à la calomnie et ne pas
éveiller la rage de Slimane.
-Tu sais qu'il doit ménager son oncle, ma fille. S'il était
resté en France, pour Kamouma il était perdu mais
personne ne serait allé lui demander son sang. Maintenant
qu'il est près du piège, tu dois veiller autant que lui. Tu
perdrais plus que moi, Madame Kamouma ne compte plus.
- Il ose tromper son oncle !
- C'est une fable, ma fille, Chabha est honnête.
203
- Il a trompé Chabha aussi.
- La crois-tu si légère ? Lui-même est raisonnable.
- Lui, je le connais.
- Tous les hommes sont ainsi. C'est à la femme de
pardonner.
- Ainsi tu avoues qu'il a...
- Non. Il n'y a rien eu. Tout cela est venu de Hemama et
Hocine.
- Ils n'auraient pas accusé s'ils n'avaient pas de preuves.
La fable, c'est ce que tu racontes, toi. Tu veux couvrir ton
fils. Je vois bien. Toutes les vieilles sont des filles du
diable ! Quant à Chabha, c'est cela le prix de son amitié.
Madame alla s'asseoir sur son lit et se mit à pleurer
abondamment. Elle pleurait malgré elle, ayant honte de ses
larmes mais éprouvant un grand plaisir à les laisser couler.
11 y avait longtemps qu'elle n'avait pas pleuré ainsi. A la
fin, elle se sentit légère, presque heureuse. Ce fiit d'abord le
sentiment de sa solitude et de son exil qui la fit s'apitoyer
sur elle-même car elle se vit sans défense, sans ami,
abandonnée dans cette société qui lui apparut soudainement
hostile. Puis ce fut la trahison de son amie et de son mari
qui lui fit mal, telle une injustice trop lourde à porter. Dans
ses larmes, elle songea qu'il n'y avait pas bien longtemps,
en d'autres lieux, ce qui lui arrivait là ne l'eût nullement
troublée. Pour avoir vécu sans reproche depuis deux ans,
dans des conditions particulières, primitives pour tout dire,
il lui sembla qu'elle avait retrouvé son ancienne simplicité.
Les larmes étaient venues toutes seules, lavant le triste
passé, la réhabilitant à ses propres yeux. Elle n'avait plus
rien de la fille humiliée qui supportait les mauvais garçons.
Au lieu de la colère, elle éprouva une certaine sympathie
pour Chabha sa rivale. Et aussi de la tristesse. Et elle décida
de lui cacher la première pour ne lui montrer que la
seconde. Mais elle savait qu'il suffirait de lire une égale
tristesse sur la figure de Chabha pour que la sympathie se
montrât sur la sienne...
Amer et Chabha «avaient été dans la bouche» des gens
pendant plusieurs jours. Puis on s'occupa d'autre chose. Du
moment qu'on était renseigné sur leur compte, on ne
demandait rien de plus. On les oubliait un peu. Chabha
souffrit beaucoup mais tint tête hardiment et parvint à croire
qu'elle restait victorieuse après toutes les insultes. Amer ne
204
souffrit pas : la colère qui bouillonnait en lui, il réussit à la
passer sur Hocine et il se calma à son tour. Ce fut à
Tighezrane qu'il s'expliqua avec son cousin. Il eut le
dessus. Ils ne se battirent pas mais il le domina. Hocine
baissa .les yeux devant lui. Ils étaient près de la source, sous
le plus gros des orangers. Hocine revenait de son champ qui
était situé un peu plus bas. Amer l'attendait pour
l'explication. Il entra directement dans le sujet.
- Voilà un mois qu'on-parle de moi au village. Je le dois
à ta femme !
Hocine changea de couleur et regarda dans le vague.
- A ta femme et à toi, Hocine !...
Hocine garda de cette journée un très mauvais souvenir.
Son hypocrisie ne lui servit guère. Il ne parvint pas à faire
croire à Amer que Hemama et lui-même avaient agi dans
un élan d'honnêteté scandalisée. Amer était trop déchaîné et
l'affaire trop sérieuse pour essayer un faux fuyant. Pendant
quelques minutes il eut devant lui un ennemi implacable et
il eut peur. Il s'en alla prudemment, le rouge au front, suant
la terreur ; il grimpa sans se retourner le sentier étroit qui
montait vers le village. Il avait hâte d'arriver chez lui pour
oublier Amer, Chabha, les menaces, le danger : il était
vaincu, las, triste. Il s'en voulait non d'avoir dit tant de mal,
mais de n'avoir pas réussi à faire figure, aux yeux d'Amer,
d'homme irréprochable qui se permettait de critiquer les
autres parce que justement il était sans reproches. Amer lui
avait dit qu'il était abject. C'était la vérité. Il se sentait
abject, en effet. C'était presque une révélation pour lui. Il
était habitué à donner le change mais il ne se doutait pas
qu'il se trompait sur son propre compte. Les poings crispés
d'Amer lui firent mal car il se sentit soudain coupable. Il
avait deviné la crosse du revolver dans la poche du
pantalon. Cela le troubla beaucoup, lui fit perdre toute
dignité ; son regard se fit doux, implorant. Lorsque son "
cousin lui montra le sentier, il se sauva presque.
Quand ils se virent le lendemain au village, ils ne se
parlèrent pas. Désormais, ils étaient des ennemis. Mais
Hemama et Hocine cessèrent d'épier et de médire. Les deux
époux devinrent très discrets. Hemama évitait Chabha et
Hocine fuyait Amer.
A partir de ce moment, tout s'arrangea le plus
simplement du monde. Chabha se remit à fréquenter
205
Madame sans arrière-pensée. Elle ne rougissait plus devant
Amer, lui parlait avec beaucoup de naturel, osait le
regarder, se permettait de plaisanter sans se croire épiée par
Madame et sans craindre de se faire prendre. Madame
l'épiait justement et s'étonna bientôt de ne rien découvrir
d'alarmant. Amer, de son côté, avait gardé sa liberté
d'allure et son oncle ne constata rien de louche. Depuis
quelque temps les coupables ne se voyaient pas en cachette
et, n'ayant rien à se reprocher, portaient fièrement sur leurs
visages cette innocence passagère. Leur amour s'était mué
en affection et cette affection se lisait dans leur regard, leur
donnait de l'assurance, leur permettait de rétablir la paix. Il
leur arrivait de résister d'un commun accord, sans s'être
concertés, à la tentation de se rencontrer. Chaque fois qu'ils
laissaient passer ainsi une occasion, ils éprouvaient le
même soulagement, chacun de son côté : ils s'aimaient
davantage et leurs yeux exprimaient de la reconnaissance.
Pour prouver que « la calomnie » n'avait pas de prise
sur eux, les trois familles resserrèrent encore leur intimité.
11 fallait habituer les indifférents, braver les mécontents et
ne plus craindre le scandale.

206
XXVI

Chabha enleva la théière de dessus le


. trépied et la déposa au bord du kanoun. Puis elle prit sur
l'étagère trois verres à thé, la boîte de sucre, plaça le. tout
devant Slimane :
- Vous pouvez servir, dit-elle.
Elle alla rejoindre Kamouma dans la petite pièce.
C'était la nuit. Slimane avait invité Amer et Ramdane. Ils
restèrent seuls après le couscous pour boire la tasse de thé.
-Donne ton avis, Amer, tu es notre neveu. C'est ma
seule vengeance.
-C'est faisable, en tout cas. Mais j'estime que vous êtes
jeunes tous deux. Tu peux regretter par la suite, avoir des
enfants...
-Non ! cria Slimane spontanément en fixant Amer d'un
regard pénétrant. Des enfants ? Trop tard... maintenant.
Amer battit des paupières comme s'il était touché et
répliqua tout doucement :
-Que diront les gens ? Ils penseront que tu as été
ensorcelé par des drogues, que tu as perdu la tête. Ce n'est
pas bien pour le nom. Tes cousins se croiront déshonorés...
Ne te fâche pas, je préfère te dire toute ma pensée.
-Tant mieux, s'ils en crèvent. Ils me veulent du bien,
eux, n'est-ce pas ? Et tu es bien malin de les défendre.
Hein, dada Rambane ? Ils verront que Slimane leur
échappe. Ce n'est pas ton avis, toi ?
-Je sais qu'ils attendent ta mort pour hériter mais il me
répugne de te pousser à te dessaisir de tes biens au profit de
ma fille...
_
-J'en ai assez de leurs pièges et de leur haine. Ils
n'auront rien et c'est de mon vivant qu'ils perdront tout
espoir. Je peux mourir subitement. Et alors, ils hériteront en
maudissant ma mémoire. Ta fille, ils te la renverront dans
sa gandoura, les mains sur la tête. Rien ! Elle sera
malheureuse.
-Je ne demande pas mieux, tu sais. Mais, moi aussi,
j'aurais voulu des petits-enfants...
-Oui, il peut mener loin, ce désir. C'est fini. Je
m'incline devant le Mektoub. C'est bien entendu, n'est-ce
pas Amer ? Il faut que cette affaire soit réglée. Je ne serai
tranquille qu'après.
Les deux autres évitèrent de discuter trop longtemps.
Slimane était dans un état d'exaltation qui ressemblait à de
la folie. Depuis quelques jours, il était passé de la
mélancolie à l'exubérance. Il affichait beaucoup d'amitié
pour Chabha, pour Amer, pour Madame et disait quelque
bonne parole à Kamouma elle-même. Il puisait son bonheur
dans la pensée qu'il n'y avait jamais rien eu entre son neveu
et sa femme et, pour se récompenser d'avoir abouti à cette
certitude, il voulut punir ceux qui le calomniaient. Il trouva
tout seul la combinaison : vendre d'abord ses biens à Amer,
une vente régulière avec acte de cadi puis Amer revendrait
le tout, en bloc, à Chabha son épouse avec acte authentique
également, les deux opérations devant se faire à un mois
d'intervalle. Les cousins seraient bien pris. Ils ne sauraient
rien. Et s'il venait à mourir, ils ouvriraient en vain leur
appétit de rapaces, ils viendraient expulser Chabha qui
exhiberait alors, narquoisement, son titre de propriété. Il
imaginait la scène. Il se voyait les regardant de dessous
terre et se réjouissant de leurs mines hargneuses de chiens
enragés.
L'affaire fut menée rapidement, en effet. Amer
accompagna Slimane en ville, chez le cadi et se résigna à
acheter. Dès qu'ils eurent apposé leurs pouces au bas de la
page écrite en arabe par le gros cadi en guennour, Slimane
devint mélancolique et ne chercha même pas à cacher sa
tristesse. Amer en perdit sa bonne humeur. Mais il constata
__
que ses brusqueries calmaient son oncle qui prenait chaque
fois, pour lui parier, un air accablé et soumis.
- Ne te fâche pas, Amer. Tout ceci est voulu de Dieu.
Ne crois pas que c'est de gaîté de cœur qu'un Ait-
Hamouche se résigne à «sauver» ses biens et à les placer
entre les mains d'une femme. Je te remercie de servir
d'instrument. Ne te fâche pas.
- Oui, j'ai voulu té faire plaisir. Et je te- yois tout
contrarié. Tu regrettes déjà ?
- C'est affaire entre le destin et moi. Tu ne voudrais
tout de même pas que j'en rie ?
- Bon, c'est ton affaire, en effet.
Ils revinrent à la maison mécontents l'un de l'autre.
Amer soupçonnait un manque de confiance à son égard. Il
avait hâte de restituer, d'être libre, de prouver qu'il méritait
cette confiance. Slimane vécut un mauvais mois. Ses
soupçons, ses craintes, ses idées noires revinrent et il en
perdait le sommeil. Une crainte dominait tout maintenant :
que Chabha fût enceinte ! Une preuve effroyable de son
malheur. Si le hasard choisissait justement son heure et
s'acharnait à lui donner un héritier qui ne serait pas de lui
au moment où il venait de se dépouiller ? Il était pressé de
voir ces règles qu'il détestait tant. Il se mit à épier sa femme
et Amer. Il se torturait à imaginer leurs rendez-vous puis
contrôlait adroitement l'emploi du temps de l'un et de
l'autre car il ne pouvait rester constamment avec sa femme.
Il cherchait à savoir combien de filles l'avaient devancée à
la fontaine, à quel moment elle avait rendu visite à ses
parents ou à Madame, si elle avait aperçu Amer chez lui.
Sur ce dernier aussi, il essayait de se renseigner. Il
interrogeait le cafetier pour savoir si son neveu avait joué
pendant longtemps aux dominos. Parfois il n'y tenait plus et
allait voir Madame qu'il réussissait à faire parler.
Un jour, Chabha était allé à Tighezrane laver leurs
gandouras. Il crut l'avoir surprise pour de bon. 11 revenait
d'un autre champ, lui, et trouva le portail fermé. Il alla
prendre là clé chez ima Smina et revint à la maison tout
bouleversé. C'était pourtant l'habitude pour les deux époux
209
de confier la clé à Smina pendant leur absence. Il courut
sans attendre chez Madame qu'il trouva dans la courette.
- Bonjour, dada Slimane, sois le bienvenu, dit-elle.
- Merci, je'viens voir Amer. Où est-il ? Au champ, n'est-
ce pas?
- Mais non ! Il est couché. Un peu fatigué. Rentre.
Slimane voulut se sauver mais elle le retint par son
burnous et l'obligea à entrer. Il se regardèrent le temps
d'une seconde : II lut dans les yeux de Madame de la
douceur et de la pitié. Sa gorge se serra. 11 fit la moue
comme un enfant. Il était sûr qu'elle compatissait à ses
misères et qu'elle voulait loi enlever ses doutes.
Il fut bien content de trouver Amer au lit. Ils
bavardèrent, burent le thé puis il s'en retourna épanoui.
Alors, de nouveau, il se calma... Il passait ainsi d'un
extrême à l'autre, se torturant sans raison puis se traitant de
fou et retrouvant 1a paix. Par moments il s'en voulait pour
sa méfiance, faisait intérieurement toutes les concessions,
allant jusqu'à accepter que ses craintes fussent fondées, se
disant qu'après tout cela ne valait pas la peine de tuerou de
se tuer pourvu que la chose fût tenue secrète. Il était
tellement rassuré qu'il leur permettait ce bonheur défendu
dont l'idée faisait son malheur.
Slimane et Chabha tiraient profit de Tighezrane. Ils se
figuraient que Hocine, les Aït-Larbi et les Aït-Hamouche en
étaient jaloux. C'était peut-être vrai. Ils recevaient d'autre
part plus qu'ils ne donnaient. Amer était heureux d'aider
son oncle, de lui prêter de l'argent, de le faire bénéficier de
la paire de bœufs. Slimane ne se sentait plus seul aux
réunions, à la djema. Les gens voyaient bien qu'il était
soutenu. Parfois cela exaspérait Slimane, fortifiait ses
soupçons, lui inspirait de la haine pour Amer et du mépris
pour lui-même. Il lui arrivait aussi d'y trouver une excuse
pour voler son neveu, pour profiter cyniquement de quelque
largesse, éviter de rendre un service. Quant à Amer, il
donnait l'impression de se laisser visiblement gruger et d'y
trouver plaisir. Alors Slimane imaginait que son neveu
pouvait chercher une compensation ailleurs et il lui en
_
voulait. Chabha, elle-même, à présent, lui paraissait
comprendre ce marché, il la sentait complice. Elle prenait
son parti contre Amer tout comme elle le prenait contre les
autres. Mais il n'était pas fier de la retrouver à ses côtés
dans des transactions aussi louches. Il eut préféré, par
exemple, qu'elle l'incitât à ne pas abuser de la confiance
que leur accordait Amer. Non, elle se taisait, faisait
semblant de ne rien voir, acceptait. Bien entendu : elle
devait payer. En cachette !
Amer fit venir le cadi au village. Et cela Slimane ne
l'aurait jamais obtenu du gros tabellion. Grâce à Amer, le
deuxième acte fut rédigé à Ighil-Nezman. Personne ne s'en
douta. On vit passer le cadi allant chez Amer mais on se
perdit en suppositions. Généralement, on pensa qu'il
s'agissait d'un prêt quelconque. Si les Aït-Hamouche
soupçonnèrent quelque chose, ce fut bien vague. Ils
estimèrent dédaigneusement que les affaires de leur cousin
ne les concernaient plus, surtout celles qui l'associaient à
Amer.
L'acte fut rédigé sur la table de Madame. Deux vieux
amis de Ramdane absolument sûrs servirent de témoins.
Puis on déjeuna tous ensemble. Amer supporta les frais du
repas. Ima Smina le combla de bénédictions, Chabha était
rayonnante et Madame très fière d'avoir à montrer ses
talents de cuisinière et sa belle vaisselle. Slimane se sentit
un peu en dehors de toute cette joie : les choses se traitaient
sans lui. Il n'était plus rien. Il comprit que la gravité
apparente de Ramdane cachait ce même triomphe qui se
lisait sur la figure bonasse de Smina. Seule Kamouma à son
gré était restée naturelle, n'ayant pas manqué l'occasion de
manifester sa mauvaise humeur et de dire clairement sa
pensée.
- Vous pouvez être contents, dit-elle au vieux. J'aime
bien votre fille, mais ce coup me va droit au cœur. Ils ne
doivent pas être fiers, nos parents, de ce qui t'arrive, n'est-
ce pas, cousin ?
- Toi, tu peux te taire, lui répondit Slimane ; tes
cheveux blancs sont des cheveux d'enfer. _
- Je ne suis pas encore morte ! Les filles ont droit au
tiers.
- L'usufruit, ma sœur. Et seulement celles qui n'ont pas
de foyer personnel.
- En tout cas, tu fais deux victimes, dit-elle en se
tournant vers Madame.
- Tu n'a droit à rien, entends-tu ? Rien. J'ai tout hérité
de mon oncle Ali. ILavait tout en main. Tu es prise, hein?
Ils se regardèrent méchamment. Leurs yeux sans cils,
brouillés de larmes, pareillement striés de fils rouges,
disaient leur colère et leur haine. Amer éclata de rire et tous
les autres se mirent à les exciter pour s'amuser de leur
dispute. Après déjeuner, les deux hommes accompagnèrent
le cadi jusqu'au café où il reprit son taxi. L'affaire était bel
et bien réglée.
Ce fut une sale journée pour Slimane. Le ciel était
sombre et poisseux comme son âme. 11 ne pleuvait pas mais
le temps était triste. Il s'ennuya à la djema et au café, rentra
de bonne heure à la maison. Chabha préparait son couscous.
Pour éviter de la regarder, il s'installa sur la natte, loin du
foyer, et somnola adossé au mur. La femme ne s'occupait
pas de lui ; elle s'activait trop fébrilement. C'était une
impression. Elle semblait avoir hâte d'en finir : il voyait
cela à quelques gestes d'humeur, à certaine précipitation
qu'elle mettait à ranger les ustensiles ou à attiser le feu. Il
crut comprendre qu'elle était pressée mais il ne se posait
pas de questions. Rien d'anormal, après tout. Mais quand
elle lui parla, il cessa de somnoler, eut comme une vision
fugitive de ce qui l'attendait et se mit à penser malgré lui au
vieux mendiant. De nouveau les paroles lugubres tintèrent
dans sa tête : «Que Dieu éloigne les catastrophes, ma

- Tu vois, dit Chabha, tout est prêt. Il n'y a plus qu'à


surveiller la couscoussière. mon homme. Tu la retireras
lorsque la vapeur commencera à monter.
- Tu t'en vas ?
- Oui, un saut chez ma mère pour lui faire le lit. Je
passerai peut-être chez Kamouma que je ramènerai.
2Ï2
Quelques minutes, vois-tu ? Hein ! Je m'en vais.
Elle trépignait et bredouillait. C'était alarmant. Elle
tremblait peut-être et rougissait dans la pénombre, il le
sentait. Et la voix du vieux vagabond ponctua les dernières
paroles de Chabha : «Dieu... la catastrophe... » Slimane se
vit seul devant la couscoussière juchée sur la marmite.
Il attendit, morose, que la vapeur commençât à sortir,
prit la couscoussière posément, la plaça de côté, recula les
tisons de dessous la marmite puis se leva machinalement et
sortit dans la cour où il resta indécis pendant un instant. Il
était las eî triste. Il eut envie de rentrer, d'allumer la lampe,
de s'allonger sur la natte, d'attendre qu'elle revînt. Ah ! Ne
pas voir passer cette vieille charogne de Kamouma pour
n'avoir pas à lui rendre son bonsoir... Une idée s'imposa à
lui : il fallait partir, les rencontrer dans la rue. Dans la rue, il
n'y avait rien. Il évita la djema, prit le petit sentier entre les
orties, le chemin des femmes, qui longe les murs d'enceinte
à travers les jardinets. C'était le chemin dérobé pour aller
chez Kamouma. Il y avait clair de lune mais le ciel était
toujours brouillé. Parfois le croissant imprécis et
boursouffic parvenait à percer entre deux nuages sales,
ensuite il se précipitait sur l'un d'eux pour s'y dissoudre
puis il reparaissait encore. Slimane parvint à longer les
orties sans difficultés. 11 connaissait son chemin.
Sous la maison d'Amer, il y avait une aire à battre.
L'aire appartenait aux. Aït-Larbi qui avaient accès par une
petite porte d'enceinte, à quelques pas de la maison
d'Amer. Depuis quelque temps, le jeune homme avait
commencé à déposer de la pierre sur l'aire. Il se préparait à
reconstruire sa vieille maison. Et c'était Slimane justement,
aidé d'un spécialiste, qui extrayait cette pierre pour son
neveu. Slimane avait la charge de surveiller le carrier et les .
porteuses. Il était payé comme le carrier. Amer comptait
beaucoup sur son oncle pour l'aider de ses conseils et de ses
bras car ce n'était pas une petite affaire que de construire.
Le tas de pierres était disposé géométriquement contre la
maison. Il s'élevait déjà à hauteur d'homme. Chaque jour,
Amer s'amusait à bien placer les pierres.
_
Lorsque Slimane déboucha sur l'aire, il resta frappé de
stupeur. Ils étaient dissimulés derrière le tas et parlaient
tranquillement, à voix basse. Il écouta, la bouche largement
ouverte, les yeux fixés dans leur direction. Il lui montait du
fond de la gorge un énorme éclat de rire, un seul éclat de
rire, comme la foudre, capable de les pulvériser et lui avec
eux, sa tête était vide, ses membres avaient la rigidité du
bois. C'était une statue inerte. Il n'y avait que ce rire
monstrueux qui emplissait sa poitrine et ne voulait pas
sortir. Il pouvait fermer les yeux, la lune pouvait se noyer
dans les nuages, il voyait clair tout de même. Il faisait jour
en lui. Un jour cruel, sans aucune ombre, sans équivoque,
une lumière glaciale et implacable. Instinctivement, il
recula de quelques pas. Ses pieds se rivèrent de nouveau. Il
ne vpulait pas s'en aller, la lui abandonner tout à fait. Il
restait, non pour en savoir plus, mais pour la protéger, pour
ne pas la donner tout entière puisqu'elle était à lui. Il se
figura que sa seule présence là, tout près d'eux, à leur insu,
gâtait leur amour, lui enlevait tout son sens. Ils étaient
absurdes tous les deux. Absurdes et lâche:.. Le maître,
c'était lui ! Il l'appela de toute son âme, aspira l'air
violemment, à pleine bouche, comme s'il pouvait la lui
arracher dans une bouffée. Puis il s'accroupit sur le sentier
et se dissimula entre les grandes tiges d'orties. Quelques
mots lui parvinrent nettement.
- Oui, la porte est ouverte, j'ai vérifié. Passe la première
pour prendre ma mère. Elle et Madame me supposent au
café. C'est du café que je rentrerai.
- Tu attendras que nous soyons sorties...
- Inutile, te dis-je. C'est du café. Je préfère vous trouver
toutes à la maison.
Ils s'en allèrent par la petite porte, l'un après l'autre, à
une minute d'intervalle. Slimane vit la grosse silhouette
d'Amer debout sur le seuil, attendant que la minute fût
écoulée. Il se mordit fort la paume de la main. Une cible !
L'occasion était belle. Il n'avait rien. Il fallut se résigner.
C'était peut-être mieux ainsi. Maintenant sa tête était lourde
et les idées se détachaient facilement, descendaient vers ses
214
lèvres qui remuaient pour ponctuer son raisonnement
intérieur. Les idées descendaient, c'était bien cela. Mais
rien ne montait du cœur. Il était lucide, calme, froid à son
tour, comme tout ce qui l'entourait. Il réfléchissait, discutait
mais ne sentait plus rien. Il se leva et s'en alla rapidement
pour arriver le premier chez lui. Il était plutôt tranquille. Ce
qui venait de se passer ne le concernait plus. C'était du
passé. Et le passé ne se rattrape pas. L'avenir était là,
devant lui, béant comme un gouffre. Ce gouffre était en lui,
pour lui et pour d'autres. Et encore une fois, il était le
maître. Le maître ? Quelle dérision ! Avant d'arriver chez
lui, il eut le temps de sentir sur ses épaules le poids
intolérable de l'accablement suprême. Il se retrouva dans sa
cour, voûté et faible. Ses coudes rentraient peureusement
dans ses côtes, sous le burnous ; il se plia en deux sous le
seuil-pourtant assez haut, et avança vers la natte, dans cette
attitude misérable d'animal battu, la figure ravagée, le cœur
serré, les mains tremblantes. Chabha le trouva à la place où
elle l'avait laissé. La couscoussière était posée par terre,
assez loin du foyer, la marmite était sur le trépied mais les
tisons étaient écartés du kanoun et s'étaient couverts de
cendres. Elle jeta sur tout cela un regard satisfait. Il s'était
occupé du ménage !
- Veux-tu me prendre un peu d'eau de la jarre, dit-elle.
J'ai les mains sales. Je servirai le souper ensuite.
Il lui remplit le vieux pot. Elle alla dans la cour se laver
les mains. Il fut pris de dégoût. Elle était souillée. Il
entendit le clapotement de l'eau. Elle se jetait de l'eau pour
se nettoyer. Lorsqu'elle rentra, elle parut deviner ce dégoût
dans ses yeux. Elle détourna la tête malgré elle mais ne se
douta de rien.
Il savait qu'il fallait rester naturel. Cependant son effort
se bornait à un froid mutisme. Il répondait d'un mot, d'un
grognement, d'un geste à toutes les questions. Elle voulait
le faire parler, essayait de le dérider pour bien terminer la
journée... Il ne put avaler la première cuillerée qu'il porta à
sa bouche. Alors il se leva pour sortir. Il prit en passant le
revolver suspendu dans la gaine aux ikoufanes et Chabha,

qui avait la tête baissée, n'y fit pas attention. Elle se figura
qu'il allait au mechmel, au bout du village, pour ses
besoins. Les hommes vont toujours au mechmel. C'est leur
lieu d'aisance. Ils y vont la nuit de préférence. Elle ne
s'inquiéta pas outre mesure. C'était bien de se trouver
seule, un moment. Elle fit le lit sur la natte et se coucha
tranquillement.
Slimane s'engagea dans la grand'rue du village. La nuit
était noire. Personne à la djema. Il s'assit sur une dalle. Des
images imprécises dansaient devant ses yeux : ses oncles,
son frère. Madame, Chabha, Amer. Cela passait à une
grande vitesse, se brouillait, s'estompait, revenait encore. Il
subissait ses visions sans pouvoir réagir, y mettre de l'ordre
par exemple, ou retenir à son gré l'une d'entre elles. Puis
l'aire à battre et le tas de pierres se dessinèrent dans
l'ombre. Et les voix tintaient dans ses oreilles, brisaient ses
tempes. Le vieux mendiant, « Dieu... La catastrophe... ma
fille ». Il se leva comme un somnanbule. Quelques minutes
plus tard, il se trouva devant le vieux portail de Kamouma.
Là, il s'éveilla. Il avait chaud à la poitrine et cette chaleur
coulait dans ses bras qu'elle animait d'une grande force. Il
étreignit son revolver puis le lâcha pour saisir les battants
de la. porte en introduisant ses mains dans les larges
interstices. Il tentait de la soulever de ses gonds rouilles. Il
eût pu l'arracher mais il se ravisa et resta immobile un
moment. Il se dit qu'il était fou et il se sauva. Il alla au
mechmel. Son ventre grouillait et lui faisait mal. Cela lui
passa dès qu'il fut sur place, mais il étouffait et n'avait
aucune envie de rentrer au logis. Il était déjà prisonnier de
son propre corps. Il lui fallait l'espace, le froid, l'air, non
les quatre murs de sa maison : cette tombe, avec Chabha
innocemment étendue sur la natte. Il fallait fiiir la prison. Il
alla sur la route et hâta le pas vers le cimetière. De nouveau
il étreignait son arme et n'avait d'autre idée que de
retourner chez Amer. Frapper au portail, attendre son neveu
sur le seuil, le voir sortir dans sa gandoura de tussor, la
lampe à la main, le gros ventre offert, en toute confiance. Et
cependant il courait presque, vers le cimetière.
2Ï6 ~~
Un brouhaha de marché l'arrêta net dès qu'il fut sur la
première tombe. Le cimetière était animé. Des milliers de
voix graves ou aiguës s'enchevêtraient. Il percevait des cris
véhéments, des appels désespérés, des chants doux et
tristes, des grognements, des sanglots, des ricanements. 11
resta pétrifié, la tête en l'air, les cheveux dressés, essayant
de deviner, d'entendre une phrase, un mot intelligible. Mais
il ne perçut rien de clair. Toute la chaleur qu'il avait en
dedans sortit d'un seul coup d'entre les épaules, une porte
sembla s'ouvrir dans son dos par laquelle pénétra un froid
inconnu, le froid de la mort. Il se mit à frissonner. Il maudit
le diable, leva son arme à hauteur de sa figure et regarda
devant lui. Cette fois ce fut très net, malgré l'obscurité, là-
bas, entre les tombes, une forme humaine venait de surgir
qui se dirigeait vers lui. Cela dura une seconde mais il vit
bien le fantôme faire quelques pas dans sa direction. Il n'y
avait pas d'erreurs. L'idée lui vint comme un éclair. C'était
son oncle Slimane, le grand-père d'Amer avec son vieux
turban, sa gandoura terreuse ceinte de la large courroie et
portant le sac de frêne exactement comme il le portait' de
son vivant. Un son inhumain sortit de la gorge de Slimane ;
il ferma les yeux, fit demi-tour et une force extraordinaire
l'emporta vers le village. Il se retrouva devant son portail,
tremblant comme une feuille, hagard, une sueur froide au
frond. Il rentra précipitamment, poussa le verrou et avança
au milieu de la cour. Là seulement, il s'arrêta pour
reprendre ses esprits. Il lui semblait sentir encore le
mouvement emporté de ses jambes. Alors il se rappela que
lorsqu'il fuyait, son angoisse était accrue par cette autre
impression : ses pieds remuaient dans le vide, ils ne
touchaient pas le sol et il n'avançait pas. Il respira un bon
coup puis alla vers la jarre, emplit le vieux pot, à son tour,
et se rafraîchit le visage. Chabha donnait, la petite lampe
fumant à côté d'elle.
Le lendemain matin, il put se moquer de ses terreurs
nocturnes. Mais le jour qui se levait pour lui était un jour
nouveau, comme si cette nuit qu'il venait de vivre formait
un écran définitif sur toute une existence. Tout lui semblait

subitement modifié, les gens avaient un visage suspect et
méchant, les choses lui criaient sa honte, partout il sentait
l'insulte, la raillerie, le défi et nulle part la pitié. Il était
acculé, obligé de faire face. Cette impression était si forte
qu'elle s'imposait comme une évidence et le remplissait de
révolte. Non, il n'était pas lâche. Il n'avait pas peur, ainsi,
eu plein jour mais la colère se faisait dense, se déposait au
fond de lui. Il avait besoin de réfléchir un moment, de toir
peser, de préparer son coup. De même que tout éta
transformé, il lui fallait être un autre devant l'hostilité qui i
cernait. Une fois de plus il se sentit maître de sa vie et c.
deux autres vies. Il était au bord du précipice mais il ten.
trois existences d'une main ferme.
- Ce matin, tu vas à la carrière ? lui dit sa femme.
Il la regarda froidement et lui répondit d'une voix rude
et un peu hautaine :
- Oui, femme, je vais à la carrière.

218
XXVII

La nouvelle s'était répandue avec rapi-


dité. On courait vers la carrière, le village entier était frappé
de stupeur. Une centaine d'hommes et d'enfants se tenaient
serrés au bord du cirque et suivaient attentivement des yeux
ceux qui étaient descendus et qui s'activaient au
déblaiement. D'autres survenaient sans cesse, le visage
anxieux ou enfiévré. Certains audacieux essayaient de
franchir le cercle pour descendre mais les autres les
repoussaient, scandalisés.
Il y avait une dizaine d'hommes à l'intérieur de la
carrière : l'amin, Lamara le mineur, Hocine des Aït-Larbi,
deux des Aït-Hamouche et quelques autres qui étaient
arrivés les premiers. Ils travaillaient tous en chemise et en
pantalon ; les burnous, les gandouras ou les vestes étaient
jetés en désordre sur les pierres. Ils avaient les pieds, les
mains et les visages souillés de terre mouillée. Les blessés
étaient placés côte à côte, on continuait à déplacer de gros
moellons ou à jeter machinalement une pelletée de terre
sans utilité, d'un endroit vers un autre, pour ne pas rester à
ne rien faire.
- Bon, bon, cria / 'amin, occupons-nous des hommes.
Hocine était assis à côté d'Amer et lui tenait la tête sur
les genoux. Il pleurait en se penchant sur son cousin. D'en
haut, on l'interpellait, on s'impatientait, on voulait
descendre. Les Aït-Hamouche se pressaient autour de leur
blessé.
-Faites apporter les claies ! ordonna l'amin aux
assistants. Deux jeunes gens se détachèrent du groupe et

2Ï9
coururent vers le village. Alors on s'occupa de sortir le
blessés de la carrière. On les remonta tout doucement et on
les coucha, toujours l'un près de l'autre, en attendant les
claies. Les gens firent cercle autour des deux malheureux.
Un peu à l'écart, un petit groupe entourait Lamara qui
parlait et les gens allaient de Lamara aux blessés et des
blessés à Lamara.
Ils n'étaient pas morts. Mais personne ne pouvait se
rendre compte de la gravité de leurs blessures. Amer avait
la figure barbouillée de terre et un gros caillot sur la tempe.
Il avait séjourné un moment sous un poids énorme; il avait
fallu l'extraire avec précaution. On avait déchiré sa
gandoura et sa chemise pour examiner son corps. Aucune
blessure apparente, mais sa poitrine était peut-être
défoncée. Il avait reçu un gros bloc qui l'avait couché sur le
dos, puis toute une avalanche de terre et de pierres l'avait
enfoui. La plaie de la tempe était due à un projectile, sans
doute. La mine lui avait éclaté à la face, à bout portant. Il
était mouillé, souillé de terre, de sang, de sueur qui le
rendaient affreux à voir. Il n'était pas mort, mais ses yeux
étaient clos. Le sang ne coulait plus de sa plaie. Une écume
rougeâtre lui sortait au coin des lèvres tandis qu'une narine
était obstruée. Un vieux marabout lui murmurait la
chehada, la bouche contre l'oreille, tout prêt du caillot noir.
Les gens hésitaient à le toucher, ils craignaient de l'achever.
Chacun hochait la tête en le regardant. Hocine, désespéré,
essayait de lui ouvrir les yeux et se penchait sur son visage
pour lui souffler dans la bouche,
Slimane semblait moins atteint. Aucune blessure
apparente. On l'avait ramassé, lui, sur un tas de cailloux, au
bord de la carrière. Sa chéchia était prise sous un bloc qui
avait dû tomber sur sa tête. Il respirait plus fort qu'Amer, et
ses yeux aussi étaient fermés. Quelqu'un lui tâta le sommet
du crâne et constata qu'il était mou comme celui d'un
nourrisson. Slimane émit un faible gémissement, entr'ouvrit
un œil qui se referma aussitôt puis sa main s'anima d'un
mouvement régulier de va-et-vient, le long de son corps.
Une seule main se promenait ainsi. Celle qui se trouvait du
_
côté où l'on venait de découvrir la fracture. On eût dit que
celui qui l'avait touché avait déclenché un mécanisme : les
doigts s'ouvraient tout à fait au bas de leur course, puis se
crispaient, semblaient tirer le bras qui remontait vers la
poitrine. Alors, le poing fermé se détendait en hésitant et
projetait brusquement le membre vers la cuisse. On resta
ahuri devant ce mouvement inexplicable. Lorsqu'on tentait
de l'immobiliser, on sentait que toute la force que pouvait
encore avoir le malheureux s'était concentrée dans ce bras.
Et de crainte de le faire souffrir davantage, on décida de le
laisser tranquille.
Lorsque les claies arrivèrent, on s'occupa d'abord de
Slimane. On le plaça sur les roseaux, la tête sur le burnous.
On lui passa un turban sur le ventre pour l'attacher à la
claie ; un autre turban lui maintint les pieds ; ses mains
furent laissées libres le long du corps. Mais son bras ne
cessait de se mouvoir et lorsqu'on le souleva pour partir, ce
bras avait l'air de donner aux porteurs le signal du départ et
semblait vouloir régler leurs pas.
Pendant qu'on s'occupait de Slimane, seuls Hocirie et le
vieux cheikh étaient restés penchés sur Amer qui mourait.
Le faible souffle qui lui sortait d'une seule narine
diminuait, sa poitrine s'affaissait, sa figure devenait jaune
très rapidement. Hocine constata que ses mains étaient
glacées. Pourtant au moment où il faisait cette constatation,
il vit son cousin ouvrir largement les yeux. Le marabout se
mit à réciter sa formule avec précipitation, comme s'il était
sûr de ce qui allait se produire ; il était fasciné par ce regard
de moribond. Les yeux restèrent ouverts quelques secondes,
fixés sur un point mystérieux, très loin au-delà du vain
empressement des hommes. D'un seul coup ils se
retournèrent, les pupilles se perdirent dans le fond des
orbites et il ne resta entre les paupières ouvertes que deux
globes blancs. En même temps les lèvres se gonflèrent et
lâchèrent dans un imperceptible souffle, la dernière bouffée
d'air qui forma au milieu de la bouche une dernière bulle
teintée de rosé. Le cheikh abaissa de deux doigts les
paupières relevées et pendant qu'il appuyait fortement pour
22Î
les tenir fermées, il répétait lentement sa formule : «II n'y a
de grand que Dieu. Mohamed est son Prophète.»
On installa le cadavre sur la seconde claie et les deux
cortèges se suivirent. C'étaient les plus forts qui
transportèrent le mort. 1ÎS se relayaient par groupes de
quatre sous la claie. Ceux qui suivaient chantonnaient la
mélopée lugubre que tout le monde connaît et qu'on ne peut
entendre sans tressaillir. Le sang dégoulinait à travers les
roseaux, du sang épais et noir qui s'était caillé sous les
habits, dans le dos et qui avait trouvé enfin une issue pour
s'échapper.
On arriva au village dans une contusion extrême. 11 y
avait foule dans les ruelles. Les femmes étaient venues à la
rencontre des hommes, les enfants se faufilaient entre les
jambes des grandes personnes. On psalmodiait, on criait, on
donnait des ordres. Les femmes des Aït-Hamouche et des
Aït-Larbi se lamentaient. Madame et Kamouma, Smina et
Chabha attendaient chez elles. Le gros de la foule s'arrêta
pourtant à la djema, se demandant s'il fallait suivre le mort
ou le blessé. Lamara, les yeux encore dilatés par l'émotion,
expliqua, une fois de plus, ce qui s'était produit :
- O croyants, c'était écrit ! Vous reconnaîtrez tous la
volonté divine. Nous voulions faire sauter le rocher à la
cheddite. Amer n'était pas là. C'était mon travail. Je creuse
ma mine à la barre, je la bourre de poudre : une triple dose.
C'était le milieu du jour ! Les porteuses étaient allées
déjeuner. Personne aux environs. Nous allumons et nous
courons nous abriter, Slimane et moi, derrière le gros frêne.
Ce fut tout. L'explosion ! Slimane se lève précipitamment.
Je n'ai rien entendu, mais lui, il a cru avoir discerné un cri.
Je le suis. Il vole à la carrière. Il y avait encore tant de
fumée que je ne distinguai rien tout d'abord. Slimane était
déjà à l'intérieur. J'arrive juste au bord pour voir se
détacher un énorme mœllon au-desssus de la tête du
malheureux. Un coup du sort, mes amis ! On le dirait lâché
par une main invisible, mais consciente, décidée, adroite. Il
y eut un grand fracas et Slimane ne put même pas esquisser
un geste. Lorsque tout se dissipa, je me mis à appeler à
222
l'aide sans me douter qu'Amer était pris sous l'éboulement
de pierres et de terre. Ce n'est qu'en descendant avec
Hocine, le premier arrivé au secours, que nous voyons les
pieds d'Amer remuer faiblement. Oh ! Mes frères, je
n'oublierai jamais ces pieds maladroitement plantés comme
des piquets tordus. Il n'y avait qu'eux. Tout le reste avait
disparu. Et ils parlaient, je vous assure, je les entendais
appeler, crier leur souffrance, s'accrocher à la vie. C'était
l'âme d'Amer qui s'y réfugiait et ne voulait pas s'en aller.
Sur le coup, j'oubliai Slimane qui était étendu, pas trop
loin. Nous l'oubliâmes tous les deux.. Il a fallu que les
autres arrivent pour s'en occuper. Et je leur criai de venir
m'aider pendant que j'arrachais la terre et les pierres,
comme un fou. Quelle journée ! Mon Dieu ! Pourquoi faut-
il que de pareilles catastrophes arrivent ?
- Comment se fait-il qu'il n'a pas entendu votre appel ?
Vous avertissez bien pourtant, chaque fois que vous
allumez les mèches ?
Lamara hésita une seconde. Puis il hocha la tête d'un air
accablé.
- Mais oui, bien sûr. Attention à la mine ! Attention à la
mine ! Hein ? Vous savez, n'est-ce-pas ? Notre signal ! Les
gosses se moquent de nous, quand nous passons, le soir :
attention à la mine ! Slimane se fâche quelquefois.
Attention à la mine ! Et l'écho répète longuement... Voyez-
vous, quand c'est écrit que pouvons-nous faire ?
A ce moment on vit arriver le père Ramdane, sortant de
chez sa fille. Il était grave et impassible. Il ne voyait
personne, mais il alla droit à Lamara et lui fît signe de
l'accompagner. Ils s'engagèrent dans la ruelle des Aït-
Hamouche. Devant le portail, Ramdane s'arrêta et regarda
Lamara.
- Tu es le seul témoin, avec Dieu. Parle !
- Je parlerai, dada Ramdane. Tu m'as trouvé en train de
parler. Mais à toi je dirai tout : j'arrivai le premier derrière
le frêne. Slimane était sur mes talons. Je m'accroupis. Il
était debout en face de moi et pouvait voir l'entrée du
champ. Et bien, voilà, il s'accroupit subitement, ses mains
223
tremblaient. Et ce fut avec ces i,.<uns tremblantes qu'il me
saisit la figure pour m'obliger à le regarder, il parlait
abondamment, bredouillait, se répétait :
- Vite, regarde mon œil, une poussière, enlève-la,
souffle dessus.
- Bon, doucement, lâche-moi, d'abord.
- Oh ! "Regarde bien, ça pique. Une poussière. Enlève-
la ! Souffle, souffle!
Ses mains, sur ses genoux tremblaient toujours. Il était
tout contre moi. Il parlait tout le temps. Plus question
d'avertir, de crier «attention à la mine».
- Regarde l'autre œil. Je me suis aveuglé. Regarde bien,
Lamara.
Puis tout d'un coup l'explosion ! Il se lève d'un bond,
me dit qu'il a entendu un appel et court sans plus se
préoccuper de ses yeux.
-Donc, tu penses qu'il a vu Amer déboucher près de la
carrière ?
- Oui, sur le sentier. Amer devait fatalement y entrer,
nous chercher, voir le travail de la demi-journée...
- C'est ton avis. Rien ne prouve...
- En effet, il y avait ces poussières dans l'œil, dans les
yeux je veux dire. Tout cela était écrit, voilà mon avis.
- C'est le mien aussi.
- Maintenant, dada Ramdane, tout ce que je t'en dis,
c'est entre nous, naturellement.
- Je pense que tes impressions, tu dois les garder. Ne
cherche pas à pénétrer les desseins de Dieu. Notre jugement
est si faible !
- Non, dada Ramdane, il n'est pas question de juger. Tu
as une fille, toi. J'en ai trois. Le mal qu'on sème, ce sont les
enfants qui le récoltent. L'un est mort, l'autre est entre les
mains du Très-Haut. Ce n'est pas juste d'empoisonner
l'existence des survivants...
Ramdane garda le silence, baissa les yeux et ils restèrent
ainsi un petit moment. Puis le vieux poussa le portail et
entra sans avoir invité Lamara à le suivre. Et Lamara
soucieux revint à la djema.
224
A la maison, les Aït-Hamouche entouraient leur blessé.
Ils étaient tous là, hommes et femmes. Ils étaient chez eux
et toléraient Ramdane. Slimane était couché au beau milieu
de la pièce sur le grand tapis rouge. C'était une vieille Aït-
Hamouche qui avait fait le lit. Elle avait pris d'autorité la
natte, deux peaux de moutons, les meilleures couvertures, le
tapis rouge, le grand oreiller. Elle avait disposé tout cela en
prévision des visites qu'on allait recevoir, sans s'adresser
une seule fois à Chabha. Elle ne s'était pas gênée pour
grimper à la soupente, tâter, regarder, inventorier. Elle était
chez elle. D'ailleurs toutes les autres faisaient les
empressées autour de leur «pauvre Slimane» et délaissaient
ostensiblement Chabha, effondrée dans un coin. Smina, de
son côté, ne s'occupait que de sa fille mais elle ne perdait
rien des allées et venues, et avait tout son sang-froid pour
comprendre la manœuvre des ennemies. Elle les voyait
s'emparer de la maison. Déjà ! Certes, c'était un affront
pour sa fille, mais dans cet affront, il leur fallait toutes deux
puiser le courage et la force. Le courage de supporter le
coup du sort, la force de s'opposer aux intruses, de tenir
tête. Et là, devant ce corps inanimé d'où la vie n'allait pas
tarder à s'échapper, elle éprouva une joie secrète en
songeant que la Providence avait, d'un coup de plume,
assuré l'avenir de sa fille stérile. Ils pouvaient bien ignorer
les deux femmes, les Aït-Hamouche, leur déception serait
grande, leur colère impuissante lorsqu'ils verraient leur
échapper la maison et la terre. Machinalement, elle attira sa
fille contre sa poitrine molle et flétrie et se mit à la bercer
tendrement. Elles étalent dans le coin le plus sombre. Et
pourtant, on les vit bien et on les insulta encore.
- Notre pauvre enfant, dit une Aït-Hamouche, seul tu as
vécu et seul tu mourras.
- Tais-toi, lui cria son mari. Nous sommes tous là,
autour de lui. Il n'a besoin que de ses frères.
Chabha se redressa, ferma les yeux, les pressa de ses
mains puis les ouvrit et regarda fièrement les cousins. Elle
se leva, écarta les bras de sa mère qui voulait la retenir, se
fit un passage entre tous, vint prendre place au chevet de
225
son mari. Comme deux femmes se levaient pour sortir, les
hommes, du regard, les ob .jè-ent à se rasseoir et le plus
vieux se retourna vers Ramdane qu'il eut l'air de découvrir
parmi tous les autres.
-Je ne pense pas qu'il passe la nuit, dit-il. Il y aura deux
enterrements demain.
- La volonté de Dieu sera faite.
Ce petit dialogue calma les autres. Ils comprirent qu'il
allait falloir se supporter.
-Ramdane, lui dit-il encore, il nous reste, nous Aït-
Hamouche, un devoir à remplir. Nous avons un blessé. Eux,
ils ont un cadavre. C'est à nous de rendre visite aux Aït-
Larbi. Mes frères, n'oubliez pas que Kamouma est notre
sœur et son fils notre neveu. Nous irons le voir, malgré tout.
Il promena un regard sur les hommes, personne ne
répondit. Mais ils avaient tous compris que la dernière
réticence était une insulte supplémentaire à l'adresse de
Ramdane.
- Amer est mort, répondit-il. Parlez à votre aise. Son
oncle ne tardera pas à le suivre. Regardez-le.
Ils avalèrent l'insulte, à leur tour et se penchèrent sur le
blessé. Son bras, maintenant, ne bougeait plus sous la
couverture. Son corps s'affaissait de plus en plus et
semblait gagner en longueur ce qu'il perdait en volume. Le
visage prenait une teinte cireuse et nul souffle ne soulevait
la pcitrine. Ce fut dans cet état qu'ils décidèrent de
l'abandonner.
- Dépêchons-nous, dit le plus vieux. Nous irons tous là-
bas. Hommes et femmes. Ramdane, tu voudras bien
demeurer auprès de ton gendre, attendre notre retour. Ta
fille doit venir, je pense. Les gens, à la djema, nous verront
passer en famille. C'est très important.
Ramdane ne répondit pas. Il regarda sa fille qui se leva
avec effort, s'éloigna de son mari et se dirigea vers la porte
pour passer la première. Elle savait que son père voulait la
garder. Mais une fois de plus elle releva le défi.
La maison de Kamouma était pleine de monde. Le
défilé des visiteurs avait commencé dès l'arrivée du corps.
226
Des gens venaient dire une parole de réconfort à Kamouma
et à Madame, s'approchaient à tour de rôle du mort, se
tenaient un moment sur le seuil puis cédaient leur place à
d'autres. Il y avait aussi tous les cousins et toute la karouba.
Certains étaient dans la cour. Ils recevaient, les premiers,
les condoléances et prenaient chaque fois une mine grave.
Ceux que le deuil touchait le moins s'empressaient de
répondre avec les -formules les mieux tournées comme pour
prouver à tout le monde et à eux-mêmes qu'ils étaient
affeciés Mais on savait fort bien que seules les deux
femmes étaient dignes de pitié et que le coup qui les
frappait ne touchait pas les Aït-Larbi. Pourtant les plus
raisonnables d'entre eux déploraient cette mort*prématurée
et songeaient que c'était une perte pour la famille. Cette
idée fut exprimée à haute voix par Hocine qui n'avait pas
honte de sangloter devant tous. Mais en ce qui concernait
Hocine il y avait peut-être autre chose. Ses larmes étaient
sans doute sincères, sa douleur était visible. Chaque fois
qu'un groupe de grandes personnes survenait, les cousins
ne manquaient pas d'attirer l'attention sur Hocine pour
souligner à quel point les liens de famille étaient solides
chez les Aït-Larbi.
Hemama se trouvait dans le lot des femmes qui se
lamentaient et ses cris dominaient tous les autres. Chaque
fois elle donnait le signal. Elle choisissait son moment pour
crier, les autres suivaient. Elle guettait les entrées, puis
quand un groupe important obstruait la porte, elle les
assourdissait de son bruyant désespoir.
Madame était assise sur la chaise, tournant le dos à la
porte, la tête dans ses mains, tout près de la tête d'Amer et
sanglotait tout doucement, sans arrêt. Elle était entièrement
à sa douleur et ignorait l'assistance. On voyait bien qu'elle
s'était détachée d'un seul coup de tout ce monde qui n'était
plus rien pour elle, que nul ne pouvait l'arracher à ce corps
inerte sur lequel elle posait un regard effaré chaque fois
qu'elle levait les yeux. Alors elle secouait la tête
nerveusement comme pour nier l'évidence, se pétrissait les
mains et baissait les épaules pour sangloter de plus belle.
~~~~~ 227
Kamouma tournait autour du lit dans le petit espace que
lui laissaient les gens. Elle s'était subitement ratatinée,
desséchée, tordue. Ses bras anguleux étaient passés sous la
ceinture et s'enfonçaient dans son ventre creux. Elle était
tout en arêtes, en lignes brisées. Il y avait dans sa démarche
quelque chose de dérisoire et de sinistre à la fois qui
empêchait d'inspiré/ la pitié. On la sentait toute pointue de
colère et de révolte, on la sentait qui accusait Satan, Dieu et
les hommes. On comprenait qu'elle ne pliait pas sous son
malheur, qu'elle l'empoignait à bras le corps, qu'elle se
mesurait avec lui.
Devant son fils mort, les Aït-Larbi la craignaient. Ils
redoutaient un éclat, des paroles irréparables qui pouvaient
compliquer les choses. Lorsqu'elle avait reçu le cadavre,
elle s'était jetée, hargneuse, sur Hocine en larmes et lui
avait crié sa haine devant tous.
-Tu es content, maintenant ! Tu me le rapportes sur une
claie !...
Les gens avaient feint de ne rien comprendre et le
cheikh lui avait parlé sévèrement.
- Crois-tu, mécréante, qu'il soit ton fils et non une
créature de Dieu ? 11 l'a voulu et te l'as repris. Incline-toi.
Tu es trop vieille pour blasphémer. T'imagines-tu capable
de changer le cours du destin par tes petits calculs ? Pleure
ton fils et soumets-toi car, peut-être alors, celui qui t'en
prive t'apportera la consolation. Lui seul le peut !
Le vieux marabout la tenait par les bras et la secouait de
toutes ses forces pendant qu'on plaçait le cadavre sur le lit.
Il l'obligea à l'écouter. Il avait touché juste, à son insu. Elle
fixa sur lui son regard de bête traquée puis elle détourna la
tête. A partir de ce moment, elle ne cria plus. Ses calculs
étaient déjoués. A qui s'en prendre maintenant? Qui avait
tué son fils ? Slimane ? Chabha ? Hocine et sa femme ?
Elle-même aussi, avec cette stupide Smina ? Ou bien
encore était-ce Amer qui était allé au-devant de la mort en
228 ]
hâtant par sa conduite l'échéance d'une inexorable dette ?
Une dette qui aurait pu être oubliée ! Le marabout a raison,
Dieu se moque de nos petits calculs. Il écrit, lui, il trace
pour chacun son chemin.
Lorsque les Aït-Hamouche arrivèrent, ils turent reçus
par les Aït-Larbi avec des marques de satisfaction non
dissimulée. De part et d'autre on se trouva à l'aise, on se
sentit uni par ce commun malheur qui, à la vérité, les
effleurait à peine. Leurs regards semblaient se féliciter de
sauver ainsi la face et de se tirer d'un mauvais pas sans
qu'il restât entre eux l'ombre de la plus petite inimitié. Ils
enterreront leurs morts qui seront vite oubliés et chacun se
sentira bien chez soi.
Les femmes des Aït-Hamouche mêlèrent leur concert à
celui des Aït-Larbi. Les lamentations qui emplirent la
maison atteignirent leur ampleur la plus grande. Mais
Kamouma comprit que ces lamentations proclamaient en
vérité leur accord.
La vue de Chabha arrivant en tête la troubla
profondément. Elle la détestait comme une ennemie et la
prenait en pitié. C'était la vivante image de sa douleur et de
sa faute. La jeune femme avançait comme un automate et
pourtant elle se virent bien toutes deux. Kamouma détourna
la tête, Chabha eut une grimace douloureuse et se dirigea
vers Madame. Kamouma contourna le lit pour la devancer.
Les trois femmes se trouvèrent réunies au chevet d'Amer.
Une vingtaine d'autres personnes se serraient autour
d'elles, criant, gesticulant mais attentives à ce qui allait se
passer. Les hommes étaient massés derrière et bouchaient la
porte. Juste à ce moment, un jeune Aït-Hamouche cria que
Slimane venait d'expirer. Chabha, l'épouvante dans les
yeux, se pencha lentement vers le lit et s'effondra ^ans
connaissance, contre les genoux de Madame. Il y eut une
grande mêlée. Kamouma se redressa. Pour elle la nouvelle
était bonne. Morts tous les deux ! Elle osa lever les yeux et
229
regarder les Aït-Larbi qui étaient là, les Aït-Hamouche qui
lui tournaient le dos pour s'en aller vers leur mort, tandis
que Chabha était toujours à ses pieds, oubliée de tous.
Soudain, Kamouma sentit que Madame lui prenait la main
pour la placer sur son ventre. Alors elle tressaillit.
- Il a bougé ? lui murmura-t-elle.
- Oui, quand Chabha est entrée.
- Dieu soit loué, ma fille. Nous aurons un héritier.
Puis elle se baissa pour relever la jeune femme
évanouie. Elle oublia un peu son fils, sa douleur et sa
colère.
- Demain, songea-t-elle, lorsqu'ils le prendront,
Madame jettera sur son mari sa ceinture de flanelle rouge.
Et le monde saura que son sein n'est pas vide ! ,

230
Repères biographiques

Mouloud Feraoun est né le 8 mars


1913 à Tizi-Hibel, commune mixte de Fort-National
(Feraoun est le nom donné par l'état-civil français, son nom,
Aït Chaabane, nom de sa Karouba).
En 1920, à l'âge de 7 ans, il entre à l'école de TiziHibel.
Boursier en 1928, il poursuit ses études à l'École Primaire
Supérieure de Tizi-Ouzou.
En 1932, il entre à l'École Normale de Bouzaréa. La
formation qu'il y reçut devait le marquer toute sa vie sur les
plans idéologique, esthétique et linguistique. C'est là qu'il
fait la connaissance d'Emmanuel Roblès. En 1932, il y avait
pour la section indigène 20 places pour 318 candidats et
pour la section européenne, 54 places pour 64 candidats.
En 1935, il est nommé comme instituteur à Tizi. Il
épouse sa cousine Dehbia (ils auront 7 enfants).
En 1946, il est nommé à Taourirt-Moussa.
En 1952, il est Directeur du Cours Complémentaire de
Fort-National. •
En 1957, il quitte la Kabylie pour l'École Nador au
Clos-Salembier (sur les hauts d'Alger) dont il est directeur.
En 1960, il devient Inspecteur des Centres Sociaux (à
Château Royal, entre Châteauneuf et Ben-Aknoun).
C'est là qu'il est assassiné avec 5 de ses collègues, le 15
mars 1962 par un commando de J'OAS.
231
Parallèlement à cette carrière presque sans surprise de
fonctionnaire de l'enseignement, Mouloud Feraoun suit ce
que l'on pourrait appeler une « carrière » d'écrivain tant la
régularité de ses écrits est frappante. Enseignement et
écriture sont en échange constant. Comme le montre
clairement la bibliographie qui suit, l'écrivain-instituteur a
toujours en train quelque chose.
Il aurait commencé à écrire Le Fils du Pauvre aux
vacances de Pâques de 1939. Il ne publiera le manuscrit
qu'en 1950, à compte d'auteur. La réédition au Seuil ne se
fera qu'en 1954 avec 70 pages en moins (en partie
redonnées dans l'édition posthume de L'Anniversaire).
C'est en 1951 que commence la correspondance avec
Camus. Il achève la rédaction de La terre et Le sang le 15
juillet 1951. En 1953, il obtient le prix populiste pour ce
roman comme il avait obtenu auparavant le Grand Prix
Littéraire de la Ville d'Alger pour Le Fils du Pauvre.
En 1957, Les Chemins qui montent paraissent également
au Seuil. La teinte fortement autobiographique de son
écriture se précise encore puisque dès 1955 il commence à
rédiger un Journal qui ne sera publié qu'après sa mort. Mais
c'est lui-même qui donne le manuscrit au Seuil en février
1962.
H publie aux Éditions de Minuit en 1960, la traduction
des poèmes de Si Mohand, poète kabyle.
Mouloud Feraoun a également publié des articles et des
manuels pédagogiques.

232
Écrits littéraires, autobiographiques,
pédagogiques de Mouloud Feraoun

Nous 'considérons la production de


l'écrivain comme un ensemble cohérent dont les parties se
nourrissent les unes les autres et dont les objectifs
(pédagogiques, littéraires, de traduction, d'explication dans
la presse) sont assez étroitement imbriqués : aussi
adoptons-nous un ordre chronologique des différentes
publications.
De plus, le texte feraounien étant aussi constitué par ses
occurrences dans les manuels scolaires, nous intégrons ces
dernières, du moins les extraits cités dans les manuels
algériens.
1950
- Le Fils du Pauvre, Cahiers du Nouvel Humanisme, Le
Puy. Réédition Le Seuil 1954 (amputée de 70 pages,
redonnées dans L'Anniversaire en 1972).
1951
- « L'instituteur du bled », Examen et Concours, Juin
avec des extraits du Fils du Pauvre (repris dans Jours de
Kabylie et Journal des Instituteurs d'Afrique du Nord, n° 3,
25 oct. 1952)
- « Le désaccord » (nouvelle), Soleil, Juin n° 6.
- « Le départ du père », Algéria, n° 22, Mai-Juin.
• - « Cœurs kabyles », La vie au soleil, septembre.
- « Les potines », Foyers ruraux, n° 8.

233
1952
- « Les rêves d'Imma Smina », Les Cahiers du Sud, 2eme
semestre, n° 316 (extrait de La Terre et Le Sang).
1953
- La Terre et Le Sang, Le Seuil.
- « La vache des orphelins » (conte), Algéria, n° 30,
Janvier-Février.
- « Douleurs de femmes », L'Effort Algérien, 27-3-53.
- « Une parisienne en Kabylie », L'Effort Algérien,27-3-
53.
- « Beauté de Kabylie », Les Nouvelles d'Algérie,
30-4-53.
- « Mon Village », Livre, mai (repris dans Jours de
Kabylie).
- « Ma Mère », Simoun, n° 8 (extrait des Chemins qui
montent).
- « Les beaux jours », Terrasses, n° 1, Juin (repris dans
Jours de Kabylie et dans L 'Anniversaire).
- « L'auteur et ses personnages », Livre, Juillet.
- 22-10-53 : réponse à une enquête des Nouvelles
Littéraires.
1954
- Jours de Kabylie, avec des dessins de Brouty, Alger,
Baconnier. réédité au seuil en 1969.
- publie à nouveau « L'auteur et ses personnages » dans
le Bulletin de l'Amicale des anciens élèves de l'École
Normale de Bouzaréa.
1955
- L'Action, n° 9, 20 Juin, un extrait des Chemins qui
montent.
- « La mort de la folle », Simoun, n° 19 (extrait des
Chemins qui montent.
- « Destins de femmes », Algéria, n° 44, Noël 55.
1956
_- « Un long voyage », Lettres Françaises,_ 2/8 Août _
•(extrait des Chemins qui montent).
- « Le beau de Tizi », Journal des instituteurs de
l'Afrique du Nordn0 4, 11 novembre.

1957
- Les Chemins qui montent, Le Seuil
- « Les écrivains musulmans », Revue française n° 91.
- Réponse à Maschino dans Démocratie, 1.4.57.
- Extraits de l'étude sur Si Mohand, Décembre,
Affrontements.
- « La littérature algérienne », Revue Française, 3e trim.
(repris dans L'Anniversaire).
1958
- Lettre ouverte à Camus, « La source de nos communs
malheurs », Preuves n° 91, Septembre.
1959
- « Images algériennes d'E. Roblès », Simoun, n° 30,
Décembre (repris dans L'Anniversaire).
1960
- Les Poèmes de Si Mohand, Éditions de Minuit.
- « Le dernier message », (hommage à Camus), Preuves,
n° 110, Avril. .
- « Au-dessus des haines », (Camus), Simoun, n° 31.
- Réponse à une enquête, Les Nouvelles Littéraires,
13.10.1960.
1961
- Conte en deux parties dans Algeria, « Mekkidèche
et l'Ogresse », n° 60 et 61 (Automne et Noël).
1962
- « Le voyage en Grèce », Revue Française, mai 1962
(repris dans L'Anniversaire).
• Journal, Le Seuil.
- L'Ami Fidèle, Cours Élémentaire 1èr" Année, 2e"16
Année, Cours Moyen 1e" Année et 2e"16 Année. (Série de 4*
manuels scolaires).
235
1969
- Lettres à ses amis, Le Seuil.
1972
- L'Anniversaire, Seuil (4 chapitres seulement du
roman portant ce titre, les autres textes étant des reprises).
A partir de 1965, Institut Pédagogique National,
manuels algériens pour le primaire, le moyen et le
secondaire.
Les livres de 3e, 4e, 5e et 6e années élémentaires
comprennent des extraits du Fils du Pauvre, de Jours de
Kabylie de La Terre et Le Sang et des Chemins qui
montent. (Depuis 1983, 2 nouveaux manuels où le texte
feraounien ne figure pas).
Première année moyenne, 9 extraits pris dans FP, JK et
TS.
Deuxième année moyenne, 6 extraits pris dans les 4
oeuvres.
Troisième année moyenne, 4 extraits pris dans FP et TS.
Quatrième année moyenne, 1 extrait pris dans JK et en
plus la lecture suivie et dirigée de La Terre et Le Sang.
(Dans le nouveau manuel de Première année moyenne,
Lecture suivie et Dirigée du Fils du Pauvre).
En première année secondaire - 1 extrait pris à La Terre
et Le Sang.
En Première Année Secondaire - 5 extraits pris au FP,
JK et Les Chemins qui montent et la lecture dirigée du Fils
du Pauvre (en 6 extraits).

236
L'histoire qui va suivre a été réellement
vécue dans un coin de Kabylie desservi
par une route, ayant une école minuscule,
une mosquée blanche, visible de loin, et
plusieurs maisons surmontées d'un étage.
On admettra sans doute qu'un cadre si
ordinaire ne soit le témoin que de banales
existences car les principaux personnages
dont l'histoire sera relatée n'ont r}en
d'exceptionnel. (Le lecteur doit en être tout
de suite averti). Tout au plus, pourrait-on
s'étonner que l'un d'entre eux soit une
Parisienne. Comment supposer, en effet,
qu'à I g h i l - N e z m a n , puisse vivre
cloîtrée une Française de Paris ?.
(...) C'est ainsi que débarqua, par un
après-midi de printemps, la Parisienne
qui mit en émoi tout le village.
(...) La belle dame leur souriait comme une
r e i n e c o n d e s c e n d a n t e . Elle dit à
son compagnon :«Tiens, voilà des Kabyles!».

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N.C / 02

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