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Gollum et le Double dans Tolkien

Gollum est présenté comme un personnage trouble qui se dédouble à travers plusieurs œuvres de Tolkien. Il est successivement le double de son ami Déagol, de Bilbo et de Frodo, incarnant une figure démoniaque et tentatrice. Le document analyse également la psychopathologie de Gollum et son statut de personnage borderline souffrant possiblement de schizophrénie ou paranoïa.

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Gollum et le Double dans Tolkien

Gollum est présenté comme un personnage trouble qui se dédouble à travers plusieurs œuvres de Tolkien. Il est successivement le double de son ami Déagol, de Bilbo et de Frodo, incarnant une figure démoniaque et tentatrice. Le document analyse également la psychopathologie de Gollum et son statut de personnage borderline souffrant possiblement de schizophrénie ou paranoïa.

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La question du double dans l'œuvre de Tolkien

…Du personnage de Gollum à l'identité de l'Anneau1).

BRUNO DELORME - DÉCEMBRE 2015


Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien
saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par
leurs auteurs.

Introduction
armi les personnages qui évoluent sur plusieurs ouvrages dans l'œuvre de Tolkien, notamment
du Hobbit au Seigneur des Anneaux, et au nombre desquels se trouvent Bilbo, Gandalf, les
nains, Saruman, Elrond…, on croise aussi la route du plus mystérieux et du plus inquiétant d'entre
eux : Gollum.
n le retrouve effectivement dans les chefs-d’œuvre tolkieniens où il occupe une place
prépondérante. Gollum est un personnage répugnant, d'allure sinistre, vivant en marge de toute
société, et qui fait songer à un sous-homme2). De fait, tout en celui qui, au début, fut un Hobbit
comme Bilbo ou Frodo, évoque un être qui n'a cessé de régresser vers des formes monstrueuses et
animales3). L'Anneau que Gollum a volé, plus encore qu'il ne l'a trouvé4), lui confère une incroyable
longévité, mais qu'il paye chèrement. Voué, en tant qu'esclave de l'Anneau, à une solitude totale et à
une vie plongée dans l'amertume, Gollum hante les lieux marécageux, humides et ténébreux. Il se
nourrit de chairs crues, a abandonné tout signe de civilité et d'humanité, est dépourvu de toute
morale et erre indéfiniment comme une âme en peine. Surtout depuis que Bilbo Bessac lui a dérobé
son précieux anneau5). Celui qui avait volé ce bien équivoque, qui détient les dons ambivalents de
longévité et d'invisibilité, s'est fait volé à son tour.
u-delà de sa quête infinie de l'Anneau, qui signera inéluctablement sa perte, on pourrait résumer
le personnage de Gollum par deux caractéristiques :
• la première est littéraire.
Elle situe le personnage de Gollum au centre d'un vaste champ narratif où les figures de doubles
apparaissent et se déploient successivement comme autant de manifestations d'un même modèle.
Lequel se divise ou se multiplie ensuite en « personnages », au sens étymologique du terme6), c'est-
à-dire en masques ;
• la seconde est d'ordre psychologique.
Le dédoublement de Gollum, que l'on va analyser plus loin, signifie aussi un aspect trouble de sa
personnalité. Dédoublée, celle-ci peut se définir soit comme une altérité inhérente à Gollum, un
autre que lui, mais inhérent à lui-même. Soit comme une altération de sa personnalité, c'est-à-dire
comme une schize.
Gollum apparaît alors, dans sa lente dégradation à la fois physique et psychologique, comme une
personnalité borderline, un personnage atteint d'une pathologie ou encore d'une psychose bien
identifiée: la schizophrénie. Et parallèlement à celle-ci, une autre maladie transparaît dans ses
propos souvent incohérents et qu'il tient essentiellement à lui-même, la paranoïa. Les deux
pathologies étant souvent conjointes, l'une apparaissant avec l'autre7).
Dans cet état pathologique, le peu d'humanité que conserve encore Gollum le présente comme un
personnage trouble, malsain et infréquentable. Mais c'est justement parce qu'il conserve encore un
peu de cette humanité, telle une lueur au fond de ses grands yeux égarés qui dissuadent Bilbo de le
tuer au moment de quitter la grotte fatidique où il l'a rencontré, que Gollum inspire la pitié8). C'est
d'ailleurs le seul sentiment humain que Gollum parvient à inspirer à ceux qui le rencontrent ou
encore aux lecteurs des ouvrages de Tolkien.
En ce sens, Gollum n'est pas un gobelin ou un orque qui, eux, ne suscitent aucune pitié et inspirent
le dégoût ou la peur. Cependant, au-delà de toutes les vicissitudes provoquées et rencontrées, le
propre de l'histoire tragique de Gollum est d'engendrer sans cesse, en lui et autour de lui, des
doubles.
Ainsi, Gollum est d'abord le double de son ami, Déagol, puis son meurtrier fratricide, geste criminel
qui le hantera jusqu'à sa mort. Il devient ensuite l'âme damnée de Bilbo qui lui volera l'Anneau, et
enfin, il poursuivra comme une ombre maléfique Frodo. Au cœur de toutes ces rencontres, Gollum
joue le rôle de double ou de jumeau damné. C'est cette fonction gémellaire que j'aimerais analyser
en cet article. Une autre figure, qui est presque un personnage dans l’œuvre de Tolkien, possède
cette capacité à susciter des doubles ou à se dédoubler: il s'agit de l'Anneau9). Au-delà de son
symbolisme légendaire, développé par l’œuvre elle-même, je tenterai de proposer une autre
interprétation de cet objet, de son influence néfaste et de ses métamorphoses.

I - Gollum et ses doubles


out au long de son périple, Gollum va apparaître successivement comme le double de trois
personnages différents. De son vrai nom, « Sméagol », et apparenté à son ami Déagol, Gollum
entre en conflit avec ce dernier lorsque celui-ci découvre par hasard l'Anneau au fond d'un étang10).
Le fait que les deux noms de ces hobbits consonnent nous met sur la piste d'une identité commune
et partagée par les deux personnages. Le meurtre de Déagol - qui fait immédiatement songer à celui
d'Abel par Caïn dans la Bible - pour de sordides raisons de jalousie, transforme à la fois l'assassin,
Sméagol qui va devenir Gollum, mais aussi la victime, Déagol. Celui-ci, bien que décédé, va
connaître une transformation en une fonction psychique qui hantera Gollum jusqu'à la fin de sa vie.
L'autre fraternel, aimé puis haï, va ainsi se métamorphoser en une altérité au sein de sa psyché qui
deviendra sa conscience morale. En langage psychanalytique, on pourrait parler de surmoi.
C'est le premier double auquel Gollum est confronté, en ayant été lui-même le double, d'abord,
fraternel et amical, puis fratricide, de Déagol.
e second personnage auquel il servira de double est Bilbo.
Celui-ci parvient à trouver par hasard l'Anneau, et le cache dans sa poche. Mais au lieu de le rendre
à son ancien propriétaire, il le conserve et l'emporte avec lui, laissant Gollum à son désespoir. Ce
geste, qui n'est pas anodin, représente un vol et n'est autre qu'une façon, symbolique, de se
débarrasser du second porteur de l'Anneau, Gollum11), lequel advient dans le récit après le premier
porteur, le roi Isildur12).
À cause du vol de l'Anneau, Bilbo va déclencher un triple malheur : d'abord, celui d'acquérir de
façon totalement imméritée une longévité étonnante13), une sorte d'éternité artificielle, conjointe
aux autres pouvoirs maléfiques de l'Anneau : invisibilité et aliénation psychique14)… Ensuite, celui
d'encourir la vengeance de Gollum qui s'est lancé à la poursuite de son voleur. Enfin, celui d'être
recherché par Sauron et ses sbires qui recherchent frénétiquement l'Anneau disparu15).
e troisième personnage dont Gollum sera le double damné est Frodo.
Mais du fait que celui-ci hérite de l'Anneau sans le dérober, puis le conserve, qui plus est sous la
garde vigilante de Gandalf, il sera en partie épargné par la malédiction de l'Anneau. Frodo portera
l'Anneau comme on porte un fardeau ou une charge, laquelle représente aussi une faute, c'est-à-dire
en langage chrétien, un péché16). En ce sens, l'Anneau représente peut-être le péché originel, celui
de toute communauté ou de toute société, mais aussi de tout homme naissant sur cette terre17). Quoi
qu'il en soit, Frodo portera cet Anneau jusqu'au bout, souvent malgré lui, et, dans son long et
douloureux périple, tel un pèlerinage expiatoire18), il ne cessera d'être poursuivi par Gollum, tel une
ombre ou un fantôme dont on ne se débarrasse pas facilement. Ainsi, le double de Frodo n'est pas
Sam, qui est son ami et son frère d'armes, mais bien Gollum.
elui-ci apparaît sous plusieurs formes différentes : comme un jumeau néfaste. C'est le cas dans
sa relation avec son ami, Déagol. Comme un fantôme ou un revenant, ce qu'il est sans doute du
fait de son statut d'être damné qui hante les cavernes des montagnes, et les lieux souterrains habités
par les morts et les démons. Comme une ombre inquiétante, qui suit Frodo partout. Mais aussi
comme un démon tentateur, une figure du mal, satanique, et qui finira par vouloir détruire Frodo en
un geste fratricide. L'acte final, où il coupe le doigt de Frodo portant l'Anneau19), peut s'interpréter
comme une castration symbolique20). D'ailleurs, la transformation de Frodo ira dans le sens d'une
transformation de sa personne, une sanctification finale, signe de sa mort héroïque, quoique
euphémisée par le roman. Il apparaît alors moins comme un hobbit ou un homme, que comme un
ange21).
En ce sens, Gollum est inséparable de Frodo jusque dans la mort. Et combattre Gollum revient en
fait, pour Frodo, à combattre ses propres tentations figurées par le harcèlement incessant de Gollum.
Tentations qui ne sont autres que ses propres démons intérieurs représentés par la figure
démoniaque, tentatrice, régressive, inhumaine et barbare de Gollum. Si Frodo devient enfin adulte
et quitte définitivement son statut inférieur de hobbit, c'est en assumant ce combat contre Gollum
qui le conduira à mourir symboliquement à lui-même et à son ancienne vie paisible, infantile et
irresponsable. Il y a là une leçon de morale très chrétienne où le héros abandonne son ancienne
identité pour en prendre une autre, plus spirituelle et plus élevée22).
II - La pathologie de Gollum
lusieurs exégètes ont pertinemment relevé que le personnage de Gollum empruntait à d'autres,
plus illustres.

Comme celui de Caïn dans la Bible23), ou de Grendel dans la mythologie scandinave et dans
Beowulf, voire du Golem, auquel Tolkien s'est peut-être inspiré pour créer son nom24). À moins que
celui-ci ne provienne du vieil anglais25). Quoi qu'il en soit, Gollum est un personnage malsain,
antipathique, qui s'autodétruit lentement malgré sa longévité, et parasite sans cesse les autres,
notamment Frodo et Sam dans Le Seigneur des Anneaux . Cependant, le fait qu'il parle de lui à la
troisième personne et s'adresse à lui comme à un autre26), en un dialogue faussé qui n'est qu'un long
monologue souvent délirant ou répétitif, indique sa schizophrénie27). On ne sait si Tolkien a conçu
ce personnage pathétique en songeant à cette pathologie mentale, mais les symptômes qui ressortent
de son comportement et de son verbiage l'assurent et vont en ce sens. Les seuls interprètes de
l’œuvre de Tolkien qui, à ma connaissance, signalent cette pathologie chez Gollum sont les
chercheurs qui ont travaillé sous la direction de Vincent Ferré dans son Dictionnaire Tolkien, lequel
reste, avec l'Encyclopédie du Hobbit, l'une des meilleures références en français sur ce sujet
complexe. Voici ce qu'écrit F. C. Caland dans son article sur Gollum :
« C'est un drôle de guide, en fait, puisque ce qui caractérise sa monstruosité, c'est sa
proximité avec la schizophrénie (au sens courant du terme) dont il manifeste les
premiers signes: altération de la personnalité, troubles du langage et de la pensée,
dédoublement28). »

es traits sont en effet caractéristiques d'une pathologie comme la schizophrénie.


Double fantomatique d'autres personnages de l’œuvre de Tolkien, Gollum est aussi un être double, à
la fois dans le sens de celui qui n'est pas fiable et qui est fourbe29), mais aussi dans le sens d'une
schize qui le divise en deux personnages fictifs, lesquels dialoguent et échangent entre eux à la
faveur de monologues quasi théâtraux.
Ces deux personnages ou ces deux faces d'un même individu signent la présence d'une instance
psychique, une conscience morale, qui a émergé dans l'esprit de Gollum juste après le meurtre de
Déagol. Ce surmoi qui interdit ou conseille sagement, et de façon juste et droite, est toujours
contredit par l'autre face négative, transgressive et cruelle, de Gollum. En lui dialoguent sans cesse
ces deux personnes ou ces deux instances, l'une bonne et juste, l'autre fausse et mauvaise. Jusqu'à ce
que cette dernière finisse par l'emporter en scellant le destin tragique de Gollum.
Ainsi, Gollum est-il prisonnier de ses doubles. De ceux qu'il porte en lui et qui le divisent et le
déchirent en des schizes inconciliables, à ceux qui sont représentés par les personnages dont il est le
double ou l'autre énigmatique et maléfique. Mais sans doute aussi indispensable. Car, grâce à lui,
ces derniers prennent conscience de ce qu'ils sont, et ils peuvent enfin apprendre à se connaître et à
combattre leur double monstrueux.

III - Risques interprétatifs et vérité de l'Anneau


our autant, et quel que soit le symbolisme sous-jacent aux personnages de l’œuvre de Tolkien, il
ne faudrait pas concevoir ces derniers et leurs relations uniquement sur un mode ésotérique.
Ainsi, Gollum et Frodo ne sont pas la transposition romanesque ou fantastique d'instances
psychiques opposées et/ou complémentaires, comme les instances masculine et féminine, ou de
symboles spiritualisés, tels l'animus et l'anima, qu'il faudrait décrypter grâce à la psychologie
jungienne.
n effet, les aventures fantastiques de ces personnages relèvent déjà de la légende et d'une
mythologie profondément retravaillée et revisitée par Tolkien. Elles ne nécessitent donc pas
d'être à nouveau interprétées par une grille de lecture mythologisante, qui surimpose des archétypes
sur des caractères appartenant a priori au légendaire et au registre du mythe. Car cette surimposition
inutile recouvre d'un voile mythique ce qui n'a nullement besoin de l'être. Et comme tout récit
fantastique et appartenant à l'univers de la Fantasy, ceux du Hobbit et du Seigneur des Anneaux se
doivent d'être démythologisés ou démystifiés pour livrer leur vérité, qu'elle soit romanesque, morale
ou politique30).
Celle qui court tout au long de l'aventure de Gollum et de ses doubles peut aussi s'appuyer sur les
travaux des mythologues qui mettent en avant le thème d'une confrontation toujours mortelle entre
des frères ennemis qu'aucune réconciliation ne saurait rapprocher ou apaiser. C'est d'ailleurs
lorsqu'ils sont trop proches et pas assez différents l'un de l'autre que tous deux souffrent et se
mettent à se détester mutuellement, en détestant l'autre pour ce qu'il est ou paraît être : un alter ego,
un autre soi-même. Malheureusement, celui-ci est encore plus soi qu'il n'est autre. Cette trop grande
proximité et cette trop grande similitude les poussent inexorablement l'un contre l'autre dans une
lutte fratricide31). Cette lutte, dans l’œuvre de Tolkien, prend la forme d'une quête pour un objet
fantasmatique : l'Anneau.
ans une interprétation de type girardienne, il serait possible de montrer que l'Anneau n'est rien
d'autre que ce que désirent, inconsciemment ou non, tous les protagonistes essentiels du Hobbit
et du Seigneur des Anneaux. Sans cesse, il est désigné par différents personnages32) - Sauron,
Isildur, les Elfes, Gandalf, Gollum… - comme étant à la fois un bien infiniment désirable et un objet
exécrable entre tous. Cette ambivalence marque l'Anneau du sceau du sacré, c'est-à-dire de ce qui
est la fois saint et maudit. Et il est ensuite désigné aux autres, qui ne le voient pas au début, puis, se
mettent fébrilement à sa recherche, avant de le prendre pour l'objet de tous leurs désirs33).
Ainsi, l'Anneau est d'abord le symbole d'un pouvoir hors norme, détenu par Sauron, avant d'être
dérobé par Isildur, lequel en fait un objet incomparable et unique. Le premier l'a désigné au second,
qui l'aurait ignoré sans ce geste de possession jalouse. Puis, il est désigné à Gollum par son ami
Déagol, et la jalousie l'enflamme à son tour, le poussant au meurtre. Ensuite, Gollum le désigne à
Bilbo, qui le conserve comme un trésor précieux, au détriment de sa vie et de celle des autres. Cette
passion néfaste contaminera en partie ensuite Frodo, et même Sam. Sauron et son entourage sont
littéralement obsédés par lui, et tous les personnages finissent par le désirer. Gandalf lui-même,
dans sa lucidité, sait qu'il ne pourrait résister à sa puissante attraction34). Et tous restent fascinés par
ce pouvoir magique de l'Anneau.
Pourtant celui-ci ne provient pas de l'Anneau lui-même, contrairement à ce que l'on pourrait croire.
Mais de ce qu'il est sans cesse désiré avidement par tous ceux qui le désignent comme étant le bien
suprême à acquérir et à posséder, quoique toujours au détriment de ceux qui en viennent à le
posséder. Car, à l'instar de tout objet désirable, l'Anneau perd aussitôt de son mystérieux attrait dès
qu'il est possédé.
n effet, c'est lorsqu'on ne possède pas l'Anneau que celui-ci apparaît comme particulièrement
fascinant et irrésistible. Mais dès qu'on le détient, il révèle sa négativité et détruit son porteur.
En ce sens, on peut affirmer que l'Anneau est essentiellement l'objet fantasmatique représentant le
désir ultime des personnages qui peuplent l’œuvre principale de Tolkien35). Celui-ci, en tant que
créateur omnipotent, l'a subtilement glissé dans son récit comme, jadis et dans un autre mythe non
moins célèbre, Dieu a introduit le fruit interdit dans l'Eden36). Et accompagné cet avertissement :
malheur à celui qui en goûte et tente de le posséder égoïstement. Il est toujours plus facile de
succomber à la tentation que de savoir y résister. Gollum, comme tant d'autres personnages, jusqu'à
Sauron lui-même, l'apprendront à leurs dépens.
n pourrait d'ailleurs se demander ce que serait au juste l'Anneau sans tous ceux qui le cherchent
obstinément et se lancent à sa poursuite, au péril même de leur vie. Quelle valeur pourrait-il
avoir et que représenterait-il exactement ? Sans chercheurs et sans porteurs de l'Anneau, existerait-il
seulement quelque chose comme un Anneau de pouvoir ? Et à quoi ressemblerait-il ? De plus,
l'Anneau, lui aussi, possède ou secrète des doubles37).
En réalité, l'Anneau n'a de pouvoir qu'à proportion des désirs que l'on projette sur lui. Et sans le
faisceau dense et sans cesse réactivé des désirs des personnages de l’œuvre de Tolkien, il est à
parier que celui-ci disparaîtrait de lui-même. C'est sans doute ainsi qu'il faudrait interpréter son
pouvoir d'invisibilité. Celui qui le possède peut devenir invisible, mais l'Anneau lui-même ne
devient visible que parce qu'il est au cœur des désirs des personnages, ou encore de leurs peurs et de
leurs angoisses, c'est-à-dire de leurs fantasmes, qu'il cristallise en lui. C'est cela le véritable pouvoir
de l'Anneau, lequel, en vérité, ne possède pas de pouvoir intrinsèque. Et c'est pourquoi il est aussi
imaginaire que maléfique.
enter de le détruire revient à vouloir détruire son propre désir, comme le constatent amèrement
des personnages comme Bilbo ou Frodo. Et lorsque ceux-ci parviennent enfin à se détacher de
cet objet qui, comme tous les autres Anneaux mais à un degré encore supérieur, a pour finalité
d'attacher ceux qui le possèdent38), il disparaît aussitôt avec eux.
Merveille du fantastique qui fait disparaître les êtres et les choses comme il les a fait apparaître!
Mais toujours pour en retirer une leçon fondamentale.
En conclusion
ette leçon est celle de l'histoire tragique de Gollum, de ses doubles et de leur vérité.
Et cette vérité, au sujet d'une relation de doubles — autrement dit de frères ennemis — réside dans
sa fonction réversible.
n effet, dans ce type de relations duelles, ce qui est valable pour l'un l'est aussi pour l'autre. Et
inversement. Ce jeu de miroirs inversés, où il devient de plus en plus difficile de distinguer les
différences propres à chacun, aggrave le caractère tragique des relations fraternelles qui en
deviennent fratricides. La similitude l'emportant sur les différences, elle fait basculer les rapports
fraternels dans une indifférenciation mortifère, c'est-à-dire criminelle.
Tous les couples de frères ennemis ou de jumeaux célèbres — de Caïn et Abel à Romulus et Remus
et tant d'autres — se heurtent à ce destin fatal qui engloutit, à leur tour, Gollum, Bilbo et Frodo.
e premier, après une vie d'esclavage, où l'Anneau a représenté pour lui une chaîne ou des fers,
périra dans un châtiment infernal. Le second, fasciné par un objet dont il ne sait que faire et qui
l'enferme dans un égoïsme possessif, se retirera dans une retraite ambiguë où son déclin physique
ne fera que s'accélérer39). Le dernier, après un temps d'épreuves, connaîtra une héroïsation céleste,
mais sans retour possible chez lui.
Tous finissent ainsi happés par la mort, qu'elle soit glorieuse ou infâme, en entraînant leur double,
ou en ayant été entraîné par lui. Et tous laissent quelque chose d'irréconciliable derrière eux. Et cela
pour une raison simple que l'aventure et le caractère de Gollum révèlent. À savoir qu'en tant que
double, et prisonnier de cette fonction, celui-ci est incapable de s'en défaire et d'accéder à une
individualité autonome.
'autre — qu'il soit l'inconnu, le frère, l'ennemi, l'ami… — lui est indispensable pour nourrir sa
haine inexpiable et alimenter sa jalousie infinie. En ce sens, et malgré ce que Tolkien a tenté de
faire après la parution de son oeuvre40), Gollum se révèle incapable d'accéder au pardon, à l'amour
pur, à la reconnaissance de l'autre et au désintéressement. Ayant fait le choix d'une existence
immorale, Gollum se repaît de sa haine et de son ressentiment dans un narcissisme total. L'autre,
qu'il prenne la figure de l'ami ou de l'ennemi, n'existe que pour le conforter dans son délire. Ce sont
ces passions néfastes et morbides qui l'ont fait régresser, et qui finiront par avoir raison de lui.
Passions qui tenteront aussi Frodo, mais auxquelles celui-ci ne succombera pas ou peu. Cette voie
vertueuse, de sainteté, à laquelle il se tiendra tout au long de sa pénible quête, le conduira vers un
sort opposé à celui de Gollum, et fera de lui une sorte de « bienheureux » chrétien dans un monde
fantastique quoique, en fin de compte, fort peu christianisé.

Sur Tolkiendil
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• La traversée des Mines de la Moria. Catabase et Anabase des personnages de la
Compagnie de l'Anneau : un exemple de traversée des Enfers dans « Le Seigneur des
Anneaux »
• Utilisation d’un thème mythologique dans « Le Seigneur des Anneaux » de Tolkien :
l’exemple de la bataille du Gouffre de Helm
Personnages, Delorme Bruno
1) J'avais déjà traité, dans un précédent article, de la question des doubles dans certains personnages
du Seigneur des Anneaux, comme Arwen et Éowyn, sans doute d'anciennes divinités de l'Aurore
celtique muées en personnages, ou les rapports entre les rois Aragorn et Théoden, ainsi que la
transformation de Gandalf qui connaît une forme de résurrection après un passage aux Enfers et la
traversée de la mort. Ici, j'aborde cette question plus directement et je l'analyse en profondeur.
2)Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, Paris, Christian Bourgois, 2012, p.80. Comme beaucoup de
personnages de Tolkien, Gollum n'a apparemment pas de sexualité, ce qui le situe dans un genre
infrahumain.
3)Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, Paris, Le Pré aux
clercs, 2013, art. « Gollum », p. 59-62. D. Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, Paris, Octopus
France/Hachette, 2002, art. « Gollum », p. 252. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, Paris, CNRS
Éditions, 2012, art. « Gollum », p. 249-251.
4)
Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 59. D.
Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, op. cit., p. 252.
5)Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p.77, 91-92. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot
(dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 31.
6) Cf. F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 2000, art. « persona: masque de
l'acteur, rôle, caractère, personne ».
7)Cf. R. Doron et F. Parot, Dictionnaire de psychologie, Paris, P.U.F., 2007, art. « Paranoïa », «
Paranoïde », « Schizophrénie ». E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris,
Fayard, 1997, art. « Paranoïa », « Schizophrénie ».
8) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p. 94. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op., cit., p. 250
9) Appeléaussi « Anneau Unique ». Voir, D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.),
L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 172-174. Et V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op., cit., p.
51-53.
10) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Paris Christian Bourgois, 1992, p. 69-72.
11) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., ch. V. Le mensonge accompagne le vol de l'Anneau, un
fait que Bilbo nie énergiquement dans Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 49.
12)Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 173.
En fait, chronologiquement, le premier porteur de l'Anneau est Sauron. Voir, J.R.R. Tolkien, Le
Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 68-69. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Anneau,
porteurs de l' ».
13) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 64.
14) Ibid., p. 47-49.
15) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sauron ».
16) Cf. R. Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, P.U.F., 2000, p. 22, 60.
17)Péché originel qu'il faut distinguer du péché des origines, celui commis par Adam et Ève. Voir, J.
Bur, Le péché originel, Paris, Le Cerf, 1988, p.17: « Le “péché des origines” (…), est celui que la
Bible appelle le péché d'Adam. C'est (…) l'acte peccamineux qui a inauguré l'histoire de notre
humanité pécheresse. Le “péché originel en nous” (…) a un tout autre sens. Il n'est pas un acte
personnel dont l'homme se rend coupable. Il désigne notre condition native en tant qu'elle ne
comporte pas en elle-même la participation à la vie amicale de Dieu. » Dit autrement, c'est un
péché: « contracté par chacun de nous, dès le premier instant de notre existence. » (p.17).
18)Cf. V. Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, p.
244-245.
19) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 1009.
20)Une semblable castration est intervenue auparavant lorsque Isildur a coupé le doigt de Sauron
qui portait l'Anneau. Voir, J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 69. V. Ferré (dir.),
Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sauron », p. 530.
21) C'est-à-dire un être désexualisé.
22)Selon le schéma paulinien de la conversion, où le croyant laisse derrière lui le « vieil homme »,
son ancienne identité païenne pour trouver son âme chrétienne. Voir, Épître aux Romains 6,6.
23) On peut aussi songer à Romulus qui tua Remus.
24) Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 62.
25) V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 250.
26) Ibid., p. 250.
27)Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 660-663, 680-681, 737-738. J.R.R.
Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p. 91-92.
28) p.250.
29) Cf. D. Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, op. cit., p. 252.
30) Cf. V. Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, op. cit., notamment ch. III.
31)Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1990, ch. VI: « Du désir mimétique au
double monstrueux ».
32) Lesquels jouent le rôle essentiel de médiateurs.
33) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 52-53.
34) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 78-79.
35) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 52 : « Véhicule du Mal, l'anneau exerce un
pouvoir sur ceux qui le portent (…). Mais l'Anneau est d'abord la Tentation incarnée en un objet : il
suscite la convoitise, il provoque chez ceux qui ne le possèdent pas encore le désir de s'emparer de
lui, et, au-delà, de s'emparer d'un pouvoir à la mesure de leur personnalité. »
36) Cf. Genèse, ch.3.
37) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Anneaux de pouvoir ».
38) Ibid., p. 50.
39) p. 54.
40) p. 250

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