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Seul Contre Tous

Ce dialogue oppose l'auteur à un Chœur sur la question de l'égoïsme. L'auteur défend l'idée que l'égoïsme est un instinct naturel chez l'homme, tandis que le Chœur conteste ce point de vue.

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Seul Contre Tous

Ce dialogue oppose l'auteur à un Chœur sur la question de l'égoïsme. L'auteur défend l'idée que l'égoïsme est un instinct naturel chez l'homme, tandis que le Chœur conteste ce point de vue.

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Seul contre tous

8 bonnes raisons de n’en faire qu’à sa tête


SEUL CONTRE TOUS
8 bonnes raisons de n’en faire qu’à sa tête

2
Índice

8 BONNES RAISONS D’ASSUMER SON EGOISME . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

1. L’égoïsme est un instinct naturel chez l’animal qu’est l’homme . . . . . . . . 8

2. Agir en égoïste, c’est donner libre cours à ses désirs . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

3. L’égoïsme vous met à l’abri des cons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

4. Etre égoïste, c’est échapper à l’emprise des marchands de morale . . . . . 25

5. L’égoïsme est le moteurdu progrès et de la créationde richesses . . . . . . 30

6. Rompre avec l’altruismeobligatoire, c’est retrouve la joie de vivre . . . . 37

7. L’égoïsme est le garantdu bien-être collectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

8. C’est l’égoïsme qui sauvera les hommes des menaces futures. . . . . . . . . . . 53

3
Il faut toujours croire en soi : cette pensée qu’on pourrait juger naïve m’a
accompagné toute ma vie. J’ai eu la chance de connaître un parcours pro-
fessionnel riche, au cours duquel j’ai été tour à tour ingénieur, professeur,
businessman, philanthrope… Sur le plan personnel, j’ai eu droit à toutes
les satisfactions auxquelles un homme peut prétendre, en tout cas à celles
qui ont comblé mes désirs ! Cette réussite, je ne le dois qu’à moi-même, à
ma volonté, aux rencontres que j’ai su provoquer, aux initiatives que j’ai su
mener jusqu’au bout.

A aucun moment je n’ai été aidé ni même encouragé par les partisans auto-
proclamés du bien, de l’entraide, du collectif ou de la religion. Au contraire,
ces gens n’ont fait que semer des obstacles sur ma route, quand ils n’ont pas
cherché à s’approprier les fruits de mon travail. Contre tous les confor-
mismes, tous les ennemis du bonheur humain, j’ai dû lutter pour affirmer
mon individualité.

J’en ai tiré plus qu’une devise, une leçon de vie que je m’efforce de partager
avec tous : être soi-même ne devrait jamais poser problème. Le corollaire
de cette devise, c’est une confiance absolue en moi-même. Je me méfie ins-
tinctivement des opinions d’autrui, des injonctions à me comporter de telle
ou telle manière, de toute forme d’intervention morale ou politique des
autorités, qu’il s’agisse de l’Etat, des religions, des ONG… Cette défiance
envers le jugement d’autrui a été l’un des plus puissants moteurs de mon
existence. Un moteur précieux car c’est en me désolidarisant des influences
néfastes que j’ai pu atteindre mes objectifs, à la fois au plan professionnel et
personnel. Ce qui ne veut pas dire que je me suis montré hermétique aux
opinions ou à la pensée des autres… dès lors qu’elles m’ont permis d’être un
homme plus libre, plus éclairé, plus accompli.

C’est une leçon que j’aimerais désormais porter à l’attention du plus grand
nombre : n’ayez pas peur de revendiquer votre égoïsme. Pensez d’abord à
vous avant de vous soucier des autres, de n’importe quel autre. A mes yeux,
c’est une des clés de la réussite et du bonheur.

Dit comme ça, la leçon peut paraître abrupte. Je suis sûr que certains d’entre
vous seront choqués par la formule. Défendre l’égoïsme, c’est défendre l’in-
défendable. Depuis des siècles, l’égoïste est moqué, condamné, vilipendé.

4
La liste des personnes que j’admire le plus au monde est remplie d’égoïstes de
première catégorie. Elle est faite d’ingénieurs devenus entrepreneurs tels que
Steve Jobs ou Elon Musk. De rappeurs à l’égo hypertrophié qui revendiquent
leur goût du luxe. D’écrivains comme Michel Houellebecq ou Edouard Li-
monov, dont les écrits dérangent. Un point commun les réunit : leur capacité
à mettre leur personnalité sur la table, de façon pleine et entière. Jamais ils
n’hésitent à proclamer à la face du monde leurs motivations égoïstes (l’ambi-
tion, la quête d’honneurs et de jouissances, le désir d’être les premiers dans
leur domaine), ce qui leur vaut des quolibets de la part des jaloux.

S’affirmer comme égoïste est considéré comme un vice, une tare, un scan-
dale. Les parents apprennent à leurs enfants à ne pas l’être. La morale ci-
vique condamne cette attitude au nom du respect et de l’égalité. Quant à la
religion, n’en parlons pas : dans les trois religions monothéistes, les égoïstes
sont promis à l’enfer. Sauf quand ils paient pour acheter leur salut, grâce à
l’argent qu’ils ont accumulé en véritables égoïstes !

Je suis convaincu au contraire qu’il faut défendre l’égoïsme comme une va-
leur naturelle, positive, comme la meilleure manière de conduire sa vie et
de respecter celle des autres. J’irais même plus loin en affirmant que cette
attitude qu’on présente comme un vice est un puissant moteur pour les
sociétés humaines. Un moteur qui vous anime déjà, lecteur et lectrice, mais
dont vous n’avez pas toujours conscience car il vous a été dissimulé par la
propagande en faveur de l’altruisme et du collectif.

Tel est l’objet de ce livre : donner à l’égoïsme les lettres de noblesse que lui
refusent les professeurs de vertu, les prêtres de toute obédience, y compris
les prêtres laïcs du moralement correct.

En huit courts dialogues qui visent à dénoncer les idées reçues sur le sujet,
j’aimerais vous livrer mes huit commandements en faveur d’un égoïsme
joyeux, bénéfique pour le monde .

Dans cette suite de dialogues, j’oppose mes convictions aux objec-


tions d’une partie non négligeable de la société, incarnée par le Choeur.
Un procédé emprunté au théâtre antique, où le Choeur était un groupe
d’interprètes sans individualité propre qui commentait l’action d’une voix

5
collective (une voix qui était parfois celle du peuple). En l’occurrence, on
peut voir dans le Choeur le porte-parole de mes adversaires favoris : la
gauche morale, le politiquement correct, les partisans du sacrifice de soi
au nom du «  bien commun  », un certain esprit du temps avide de bons
sentiments et de punitions collectives.

Comme je crois dans la sagesse des Anciens, le texte convoque certains


de mes auteurs favoris : Aristote, Epicure, Nietzsche… Ces penseurs
m’ont toujours été chers pour une raison simple : ils ont cherché à décrire
l’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Aux abstractions idéalistes,
ils ont toujours préféré le concret, la nature humaine, la façon dont chacun
d’entre nous peut agir pour améliorer sa vie.

Parmi ces influences majeures, trois auteurs qui me sont chers vont être
mis à contribution, jusqu’à prendre part aux échanges : Baruch Spinoza,
Bernard de Mandeville et Ayn Rand. Tous les trois sont de brillants pen-
seurs, des bienfaiteurs de l’humanité, qui ont contribué à forger ma percep-
tion du monde. Tous les trois avaient un point commun : celui de rejeter les
normes de leur temps, qu’il s’agisse de normes religieuses ou des croyances
sociales majoritaires. Assez en tout cas pour qu’on les qualifie de sulfureux,
qu’on les interdise, voire qu’on les persécute. Ce texte est aussi une occasion
de (re)découvrir leurs oeuvres. Croyez-moi : après avoir plongé dans cette
mer de sagesse, vous en ressortirez tonifié, l’esprit affuté, hermétique aux
ennemis innombrables du bonheur humain !

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8 BONNES RAISONS
D’ASSUMER SON EGOISME

1. L’égoïsme est un instinct naturel chez l’animal qu’est l’homme.

2. Agir en égoïste, c’est donner libre cours à ses désirs.

3. L’égoïsme vous met à l’abri des cons.

4. Etre égoïste, c’est échapper à l’emprise des marchands de morale.

5. L’égoïsme est le moteur du progrès et de la création de richesses.

6. Rompre avec l’altruisme obligatoire pour retrouver la joie de vivre.

7. L’égoïsme est le garant du bien-être collectif.

8. C’est l’égoïsme qui sauvera les hommes des menaces futures.

7
1. L’égoïsme est un instinct
naturel chez l’animal qu’est
l’homme

L’autre jour en faisant mon footing, j’ai été interpelé par une dizaine de per-
sonnes qui semblaient chercher leur chemin. Des gens de tous les âges, avec
l’air soucieux, vindicatif : c’étaient les membres du Choeur. La discussion s’est
engagée. Il s’est avéré qu’ils me connaissaient. Ils avaient lu mon blog. J’ai
compris qu’ils n’étaient pas là par hasard mais qu’ils cherchaient à débattre
avec moi. Ou plutôt à me faire des reproches.

Leur principale critique portait sur mon égoïsme revendiqué. J’ai compris
qu’à leurs yeux, cela faisait de moi un homme douteux, hautain, méprisable.
Comment osais-je proférer toutes ces idées sur la jouissance individuelle,
le souci de soi et le rejet de toute forme d’altruisme obligatoire alors que le
monde avait besoin de solidarité ?

Je leur ai exposé le premier principe que je tiens pour acquis : l’égoïsme est un
penchant par excellence chez l’être humain. Tous autant que nous sommes,
nous partageons cette caractéristique fondamentale qui fait que notre vie
compte plus que celle des autres. Comment est-ce que je le sais ? Parce que
c’est le cas de la mienne !

Vous me répondrez que cette leçon ne peut être généralisée à la terre entière.
Alors je vous dirais que je la tire de ma fréquentation des hommes. Même les
plus généreux, les plus désintéressés agissent pour des motivations égoïstes :
le prestige que leur procure leur bonté, la satisfaction narcissique que leur
apportent leurs bonnes actions, la place qu’ils croient y gagner dans le coeur
des autres humains ou dans le jugement de leur dieu. Ce qu’on appelle l’hu-
manité, la société, n’est en fait qu’on agrégat d’égoïstes forcés de composer avec
d’autres égoïstes.

Mais le Choeur n’était pas d’accord.

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Le Choeur : Nous contestons ce jugement. Ne dit-on pas de l’homme qu’il
est un animal social ? 

Vitaly : C’est ce qu’on dit en effet. Du moins, c’est ce que disait Aristote.
Mais il ne disait pas exactement cela puisqu’il parlait de zoon politikon,
ce qu’on pourrait traduire par «  animal politique  ». Cela signifie que les
individus humains, à la différence des autres espèces, sont impliqués au
quotidien dans diverses activités de communication, de coopération et de
commerce avec d’autres individus. Ces activités s’exercent dans le cadre de
la Cité, qui était alors la forme suprême trouvée par les hommes pour or-
ganiser leur vie collective.

Mais collectivité ne veut pas dire collectivisme. Et la socialisation dont il est


question chez Aristote a plus à voir avec les interactions interpersonnelles
qu’avec une forme primitive de communisme Mais depuis des siècles, cette
citation (volontairement ?) mal traduite est utilisée par tous ceux, dans la
lignée de Rousseau, qui voudraient nous faire croire que « l’instinct pre-
mier » ou la « pente naturelle » de l’homme est au partage, à l’entraide, à
la vie en commun. C’est vrai seulement dans certaines situations, qui sont
celles décrites par Aristote : quand il s’agit de défendre les siens, sa cité, sa
culture.

Le Choeur : Égoïsme et altruisme : les deux coexistent en l’homme. Qu’est-


ce qui t’autorise à penser que le premier préexiste à l’autre ?

Vitaly : Je veux bien faire cette concession au coeur au Choeur : les deux
dimensions sont présentes en chacun de nous, et dans des proportions va-
riées. Mais posez-vous la question : qu’est-ce qui est le plus instinctif chez
l’homme  ? Protéger ses intérêts particuliers ou, au contraire, se dévouer
aux autres de quelque manière que ce soit ? Je veux dire : ailleurs que dans
les contes de fées.

Pour moi, il n’y a pas photo : non seulement l’égoïsme fait partie de la na-
ture humaine, mais il en constitue une dimension essentielle, et même la
dimension primordiale. Je suis sûr qu’il serait possible de le démontrer au
plan scientifique, en passant du domaine de l’Histoire à celui de l’expérience
en laboratoire. Mais cela nécessiterait de manipuler les êtres humains :

9
je laisse ça à tous ceux qui veulent transformer l’homme pour le rendre
plus altruiste. Je remarque d’ailleurs que malgré les tentatives répétées de
créer un homme nouveau, 100% dédié à l’Autre, les altruistes intégraux ne
courent pas les rues !

Le Choeur : Rien ne te permet d’être aussi catégorique. Que fais-tu de ceux


qui vont jusqu’à sacrifier leur vie pour sauver d’autres individus ou au nom
d’une juste cause ?

Vitaly : Il existe des héros… comme il existe des poissons volants. Ces gens
ont beau être admirables, ils sont loin de représenter la majorité de l’espèce.
Gandhi, Mère Theresa, Nelson Mandela : exemples enviables mais mino-
ritaires, que les moralistes ont l’habitude d’invoquer pour faire valoir leurs
arguments. Mais ces modèles ne servent à rien pour les gens comme vous
et moi. Leurs actes ne vont pas changer notre manière d’être.

En outre, je note que vous parlez de sacrifice, bientôt de martyre, c’est bien
la preuve qu’à travers ces exemples, vous avez en tête quelque chose de
sacré, de supérieur… donc de mensonger.

Le Choeur : Pourquoi nous associer à la religion ? Nous sommes athées,


laïques et nous croyons dans l’Homme !

Vitaly : Vous croyez dans l’Homme avec un grand H ! Dans une nouvelle
idole. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir…

Restons-en à la question de l’instinct premier chez l’homme. Les actes hé-


roïques que vous invoquez sont des exceptions. Placés dans des situations
périlleuses , la plupart d’entre nous choisiront l’instinct de survie au sacri-
fice altruiste. Aux quelques saints laïcs que vous mettez en avant, j’oppose
les centaines de milliers de célébrités et d’anonymes qui ont renoncé tout
idéal pour sauver leur peau. Des gens réduits à en laisser tuer d’autres pour
vivre encore un peu… Les témoignages issus des camps, qu’il s’agisse des
camps nazis ou soviétiques, offrent plus d’exemples d’actes de survie que de
gestes héroïques.

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Je ne voudrais pas que les situations extrêmes soient le juge de paix de cette
discussion : on va encore dire que c’est le témoin traumatisé de l’Union
Soviétique qui parle ! Mais pour autant, je crois fermement qu’il existe en
première intention et en dernière instance un affect, une pulsion qui nous
poussent à nous préférer à n’importe qui d’autre. En ce sens, être égoïste
n’est rien d’autre que vouloir persévérer dans son être.

Le Choeur : Tu défends une vision pessimiste de l’Homme. Une vision avi-


lissante et morbide.

Vitaly : Au contraire, c’est une vision profondément vitaliste. Et quand je


parle de vitalisme, je ne parle pas d’un courant philosophique de mon in-
vention. Je parle d’une famille de pensée dont je me suis toujours senti
proche. Une famille dont le membre le plus éminent est Baruch Spinoza.
D’ailleurs, on pourrait lui demander ce qu’il en pense.

Baruch Spinoza (1632-1677)


Cet illustre philosophe hollandais reçut une éducation juive, mais,
après avoir étudié les œuvres de tous les philosophes notables du
judaïsme, du christianisme et de l’islam, il rompit pour toujours avec
les religions organisées. En avance sur son temps, il estimait que la
connaissance religieuse devait être strictement rationnelle, partir de
l’analyse des textes, et non pas de l’imagination d’un commentateur.
Il développa une théorie politique de la liberté qui devait influen-
cer toute la modernité. Selon elle, l’État est obligé de reconnaître la
liberté de religion, de pensée et de parole. Il justifiait cette idée par
le fait que « les hommes eux-mêmes ne parviennent pas à contrôler ce
qu’ils disent ».

(Débarquant sur scène avec ses outils de tailleur de verre, Spinoza se joint à
la conversation)

Spinoza : Vous dire ce que je pense de tout cela en quelques mots ? D’abord
que l’homme est un être de désir.

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Le Choeur : Ce désir qui le pousse la plupart des hommes à mal se com-
porter avec les femmes, jusqu’à se montrer violents avec elles ?

Spinoza : Ce n’est pas de ce désir-là que je parle. Ni de l’homme au sens


masculin. Si vous préférez, on peut parler de sujet conscient. Chaque sujet
conscient est entièrement déterminé par une pulsion vitale profonde et qui
vient du corps : c’est cela que j’appelle désir. Une puissance de vie qui nous
anime tous, hommes, femmes, animaux. C’est du désir que vient tout ce
que nous désignons communément comme une émanation de notre esprit.
Nos idées, nos comportements, nos volitions, nos rêves, ce qui nous iden-
tifie en tant que personne (c’est à dire notre identité) : tout cela est lié au
corps et non au libre décret de l’esprit. Croire le contraire est une illusion.

Comme je l’ai écrit quelque part, « l’homme n’est pas un empire dans un
empire ». Cela veut dire que personne n’est libre de choisir ses désirs. Subor-
donner le désir à la volonté de l’esprit ou au libre-arbitre est une impasse.
C’est le désir qui me détermine dans ce que je suis et non une substance
contenue dans mon esprit, encore moins une identité, un « ego » immuable
qui me pousserait à désirer telle ou telle chose. S’il n’y a pas d’identité du
moi, c’est que la seule chose qui nous définit vraiment c’est le désir. La puis-
sance qui nous anime et qui nous met en mouvement.

Vitaly : Pour moi, cette puissance, c’est l’autre nom de l’égoïsme. Il faut
comprendre l’égoïsme comme une force inscrite dans le corps, le biolo-
gique. Cette force s’enracine dans la chair et les substances produites par
l’organisme  : la cortisone, l’adrénaline, la testostérone… C’est en ce sens
que l’égoïsme est l’expression même de la nature. Par égoïsme, j’entends la
traduction en actes de ce que Spinoza appelle désir. C’est dans l’égoïsme que
le désir se manifeste, et, à ce titre, ce prétendu vice n’est que l’expression la
plus pure de l’essence de l’homme. Car le désir, du latin cupiditas, qui don-
nera en français cupidité, ce mot en vogue chez les catholiques, c’est dire
l’incompréhension qui en découle, le désir donc n’est pas un affect parmi
d’autres. Il est le premier dans l’ordre des démonstrations de Spinoza.

Spinoza (fronçant les sourcils) : J’ai écrit un volumineux traité pour ex-
pliquer tout cela de manière précise et détaillée1, mais disons que oui.
1 Voir L’Ethique, le grand livre théorique de Spinoza paru après sa mort en 1677.

12
L’égoïsme comme manifestation du désir, c’est un point qui me semble
acceptable.

Vitaly : Ce que je veux simplement dire, en m’inspirant de vous, cher


Spinoza, c’est que l’égoïsme n’est pas la défense de ses petits intérêts parti-
culiers ni la recherche forcenée de son plaisir. Ce n’est pas le désir d’avoir de
l’argent, d’être chef, de séduire les autres ou d’exercer sur eux une influence
quelconque. L’égoïsme véritable ne correspond pas à un « ego » qui ne pen-
serait qu’à lui-même, dans la mesure où l’ego est une fiction. L’égoïsme est
une volonté qui se veut elle-même. Elle veut son propre accroissement, son
intensification permanente, sentir toujours sa propre intensité. Les mora-
listes renvoient l’égoïsme à la satisfaction d’un moi, à un comportement
tout entier orienté vers cet objectif conscient, programmé. Mais puisqu’un
tel moi n’existe pas, il n’y a que des désirs à satisfaire.

Le Choeur : Voilà un tour de passe-passe rhétorique qui arrange bien


Vitaly. Mais nous autres, membres du Choeur, nous sommes animés par
des idéaux plus purs et plus sophistiqués que le simple désir ! Nous valons
mieux que ces pulsions qui font de nous des animaux !

Spinoza : Ce que dit Vitaly ne concerne pas seulement certains individus


mais la totalité de l’humanité, et même tous les êtres vivants. Je suis désolé
de vous décevoir, mais vous aussi, membres du Choeur, vous êtes animés
par vos désirs.

Vitaly : A commencer par le désir de me contredire pour vous croire mo-


ralement supérieurs, alors que vous ne faîtes que bêler avec le troupeau.

Le Choeur : Puisqu’elle est dite avec le sourire, nous ne relèverons pas cette
provocation. Quant à vos propos, Spinoza, ils sont hautement polémiques.
Que faire d’un désir qui porterait quelqu’un à la violence ? A la domination
sur autrui ?

Vitaly : Il n’y a pas de civilisation sans que s’exerce, à un moment ou un


autre, un acte de domination. Sur la nature. Sur tout ce qui résiste au pro-
cessus de développement. C’est ainsi depuis l’éternité.

13
Spinoza : Le Choeur introduit une dimension morale qui n’a pas sa place
ici. Ce que j’ai dit et écrit n’est ni moral ni immoral. Ma pensée est stric-
tement amorale. A priori, on ne peut pas considérer le fait de désirer telle
ou telle chose comme un vice ou une imperfection. Le désir n’est que l’ex-
pression de la nature. Le désir est. On n’a pas à le juger, ni à le déplorer.
Simplement à le constater.

Vitaly : Et à l’accomplir, à se laisser guider par lui, car c’est dans l’accom-
plissement du désir que l’homme trouve le bonheur. A l’inverse, le désir
non accompli mène au malheur, au néant, à la destruction. Comme le dit
le poète William Blake : « Plutôt tuer un enfant dans son berceau que de
nourrir un désir non accompli. »

(Spinoza acquiesce avant de retourner à son polissage de lentilles.)

Comme j’aime ce Spinoza, cet homme qui a souffert dans sa chair pour
avoir osé édicter des vérités toutes simples (même si la forme n’est pas tou-
jours facile d’accès) ! Il y aurait beaucoup à dire de son œuvre, notamment
de son rapport entre le désir, la connaissance et le bonheur, mais concluons
ceci de cette brève rencontre : l’égoïsme est une disposition naturelle chez
l’homme. Une disposition présente en chacun d’entre nous, nous qui ne
sommes rien d’autre que des enveloppes biologiques dénuées de cette in-
vention superstitieuse et superflue qu’on appelle l’âme. C’est précisément
parce que nous sommes vides de toute disposition fixe de l’esprit (donc
virtuellement libres) que nous sommes égoïstes. Il est naturel d’être animé
par la volonté de conserver sa propre vie, de persévérer dans son être et de
chercher à protéger ses intérêts propres. C’est ainsi qu’il faut comprendre
l’égoïsme. Celui-ci n’est que la manifestation d’affects propres à tout être
vivant et qui cherche à vivre. Et même à vivre du mieux qu’il peut.

14
2. Agir en égoïste, c’est donner
libre cours à ses désirs.
Le Choeur n’a pas eu l’air convaincu par mon argumentaire. Même sous le
haut patronage de Spinoza, l’association entre égoïsme et désir n’a pas trouvé
grâce aux yeux de ses membres. Mais peut-être ce constat venait-il contrarier
quelque chose en eux ?

Le lendemain, même heure, même endroit, je les ai à nouveau croisés sur le


chemin de mon footing. La discussion a repris là où elle s’était arrêtée, sur un
ton mêlé de bonhommie et de méfiance.

Le Choeur : Hier, tu as voulu nous démontrer que l’égoïsme était une chose
naturelle. A titre personnel, nous en doutons. Mais admettons que ce soit
vrai. Dans ce cas, c’est un argument bien pauvre en faveur de ce principe.
Le caractère naturel ou non d’un phénomène n’a jamais été un argument.
L’humanité est une espèce qui se définit par le dépassement des détermi-
nismes naturels.

Vitaly : A condition de ne pas sous-estimer l’importance de notre part ani-


male ! Mais puisque vous me demandez d’aller plus loin que l’éternel débat
entre nature et culture, je vous dirai à présent que l’égoïsme est une vertu.
Une valeur positive, bénéfique aussi bien pour l’individu que pour la socié-
té, que chacun doit cultiver précieusement car elle est source de bonheur.

Le Choeur : Il se trouve que certains parmi nous s’adonnent à la solidarité


envers les plus faibles. Ils y trouvent une forme d’accomplissement qu’on
oserait presque qualifier de bonheur, n’était la dose d’atrocités qu’ils af-
frontent au quotidien.

Vitaly : Quant à moi j’ai connu des égoïstes qui s’épanouissaient dans la
misanthropie.

Le Choeur : Tout de suite, tu te moques. Ce qu’on cherche à te dire, c’est


que le bonheur peut résider dans l’attention aux autres.

15
Vitaly : Si c’est le cas, grand bien vous fasse ! Aidez si vous voulez. Mais
admettez qu’on n’ait pas pour passion première le dévouement aux autres,
dès lors qu’ils ne font pas partie de ses proches…

Ce n’est pas la recherche du bonheur qui est ici en jeu. Aussi paradoxal que
cela puisse paraître, l’égoïsme n’a pas pour objet principal le bonheur. Pas
plus qu’il ne désire la liberté ou le pouvoir. C’est une force qui veut l’inten-
sification en tout, une volonté qui veut son propre accroissement, de même
que chez Spinoza, les créatures qui peuplent la Terre veulent toutes per-
sévérer dans leur être. Tous, nous ressentons de la joie lorsque nos forces
vitales s’accroissent et de la tristesse lorsqu’elles s’amenuisent.

L’égoïsme n’est pas à comprendre comme une intention consciente qui


vise un but lui aussi conscient. Il est aussi inévitable à notre survie que
l’air qu’on respire. L’égoïsme, c’est une force qui se déploie. Nous n’existons
vraiment que lorsque cette force vitale s’accroît en nous. Le bonheur n’est
qu’une conséquence de l’accomplissement de nos désirs, mais c’est une
conséquence inestimable.

Le Choeur : Où veux-tu en venir ?

Vitaly : A cet enseignement qui a m’a guidé depuis que je suis en âge de
comprendre ce genre de choses : à vouloir chercher absolument le bonheur,
l’homme n’est jamais sûr de l’atteindre. Mais en niant ses désirs égoïstes, il
est sûr d’être malheureux. C’est pourquoi on a plus de chances de parvenir
au bonheur en assumant son égoïsme. Car si mon désir ne trouve pas à
s’accomplir, je suis certain de vivre dans la tristesse, la peine, le renonce-
ment, bref de me replier sur moi-même et de m’éteindre à petit feu.

Le Choeur : Mais être égoïste, n’est-ce pas aussi se replier sur soi-même, au
risque de contempler le vide ?

Vitaly : Ici, vous confondez avec l’égoïsme avec le narcissisme. Quand


l’égoïsme est la manifestation de la nature en toute individu, le narcissisme
est le produit de certaines évolutions sociétales récentes. Du moins dans
le sens où l’entend l’historien et sociologue américain Christopher Lasch,

16
puisqu’il y a toujours eu des narcissiques, à commencer par le personnage
d’Ovide qui a donné son nom au concept. Dans La culture du narcissisme
(1979), Lasch écrit : « Le fait que les désordres du caractère soient devenus
la forme la plus marquante de la psychologie psychiatrique, entraînant une
modification de la structure de la personnalité tient à des changements tout à
fait spécifiques de notre société et de notre culture : à la bureaucratisation, la
prolifération des images, aux idéologies thérapeutiques, à la rationalisation
de la vie intérieure, au culte de la consommation et, en dernière analyse, aux
modifications de la vie familiale et des modes de socialisation ».

Autrement dit, l’individu narcissique, c’est celui qui refuse toute autori-
té, qui est soumis à une aliénation consumériste permanente et qui n’agit
qu’en fonction de son plaisir immédiat. Son comportement est sans cesse
influencé par les médias, dans lesquels il trouve un miroir pour s’admirer. Il
voit le monde à l’aune de sa propre image. Il ne s’intéresse aux événements
extérieurs que dans la mesure où ceux-ci sont susceptibles de l’atteindre
personnellement. Bref, le narcissisme selon Lasch, c’est la pathologie de
l’homme moderne.

Le Choeur : Une variante de l’égoïsme parmi les plus détestables, mais qui
n’épuise pas la catégorie.

Vitaly : Par paresse ou par ruse, on aime confondre les deux notions. Mais
à mon sens, elles n’ont rien à voir. L’individu narcissique se caractérise par
une fascination immodérée et finalement mortifère pour le Moi. L’égoïste
se fiche de ce Moi éternellement en mouvement : il n’est que le reflet de
ses désirs. La différence entre l’égoïsme et le narcissisme, c’est l’affirmation
d’une personnalité dans le premier cas, son effondrement dans le second.
Le narcissique reste passif devant ses désirs, quand l’égoïste cherche à en
faire quelque chose. A les porter à leur plus haut degré d’accomplissement.

Le Choeur : Tu te donnes le beau rôle. Qu’est-ce qui nous dit qu’il n’y a
pas un Narcisse en toi ? Tu aimes te montrer. Tu es présent sur les réseaux
sociaux. Tu joues les mannequins sur Instagram.

Vitaly : Croyez-moi ou non, mais si je fais tout cela, c’est dans une dé-
marche positive, de construction, d’édification continue de ma personnali-

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té désirante. Sans compter la dose de dérision qu’il y a derrière ces images.
Le happening permanent que j’aime entretenir autour de moi.

Le Choeur : « La personnalité désirante » : c’est beau comme du Deleuze !

Vitaly : Le Deleuze que j’aime. Le Deleuze spinoziste. Celui qui dit qu’il
faut tenir bon sur ses désirs ! Un programme que je m’applique au quoti-
dien. J’essaie d’échapper à toutes les « aliénations », pour parler comme les
gauchistes, afin de cultiver ma singularité. Et à la différence de l’individu
narcissique, qui a tendance à éprouver un mécontentement diffus, voire
une insatisfaction existentielle, je refuse de me laisser dominer par les pas-
sions tristes.

Le Choeur : Mais parfois ces passions vous submergent et vous n’y pouvez
rien. Toi, tu es riche. Tu as la vie facile. Mais pour 99% de l’humanité, le
monde n’est pas un terrain de jeu sur lequel on laisse traîner sa dérision.

Vitaly : Qu’en savez-vous de mes tourments ? Ce que je dis n’a rien à voir
avec l’argent, mais avec la tendance qu’ont certains, que vous avez, membres
du Choeur, à voir le monde uniquement comme un lieu de misère. Sans
doute aurons-nous l’occasion d’y revenir, mais j’y vois un héritage néfaste
de la religion. Quant aux passions tristes, l’indignation, la colère, la jalou-
sie, le ressentiment, elles naissent de la contrainte qu’on impose à nos dé-
sirs. Autrement dit des entailles qu’on fait nous-mêmes à notre égoïsme,
lequel ne demande qu’à être satisfait.

Mais vous m’acculez sans cesse à des arguments défensifs, alors que je suis
dans l’affirmation. J’affirme que l’égoïsme est une forme d’excellence car il
se nous invite à être fidèle aux capacités dont la nature nous a fait cadeau.
Etudier, créer, voyager, aimer… ou ne rien faire du tout et contempler le
monde : autant d’activités qui doivent être embrassées sans contrainte et
sans honte, dans la plus parfaite indifférence à ceux qui voudraient nous
en empêcher.

L’égoïsme, c’est aussi un formidable vecteur de liberté : écouter son désir


égoïste, c’est décider seul et sans contraintes du genre de vie qu’on souhaite
mener, sans but fixé à l’avance (c’est là que réside la vraie liberté), dans un

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processus de réinvention permanente. Etre égoïste, c’est être soi, rien que
soi, pleinement soi.

Le Chœur : Quitte à ce que cela se manifeste par une indifférence aux


autres, par un mépris à leur égard, voire par leur écrasement.

Vitaly : Je vous parle d’une attitude devant la vie censée maximiser vos
désirs, et par là les opportunités de bonheur, et vous me répondez domina-
tion, rapports de force… Votre pensée est viciée par le prétendu souci de
l’autre. Un souci permanent, obsessionnel et à mon sens hypocrite. Mais
là-dessus aussi, nous aurons l’occasion de revenir.

En attendant, sachez que mon égoïsme n’est pas celui du marquis de Sade.
Je n’appelle pas au meurtre de mes semblables pour mon bon plaisir. Pour
moi, il ne s’agit pas de jouir sans entrave, sans le moindre souci de l’intérêt
public, mais plutôt de penser l’égoïsme comme l’expression même du désir
et de la vie, en quoi c’est aussi le plus souhaitable pour la société. Parce qu’il
est la voie la plus sûre pour ne pas être livré au malheur, l’égoïsme doit être
valorisé, chéri, cultivé par tout un chacun, quoi qu’en disent les pisse-froids
et les jaloux. Pour le dire autrement, le surhomme est d’abord un égoïste, et
c’est cela qui le rend heureux.

Le Chœur : Voilà que tu recommences à établir des hiérarchies entre les


hommes2.

Vitaly : En l’occurrence non. Le surhomme, c’est l’individu qui dé-


passe les injonctions morales pour accomplir tout son potentiel
en tant qu’être humain. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Nietzsche.
Le Chœur : Celui qui a servi d’inspiration aux nazis ?

Vitaly : Chers amis, je vous laisse ! J’ai un corps à sculpter, et vos paroles
sans queue ni tête provoquent en moi une soudaine envie de solitude…

2 Le Choeur a sans doute lu mon petit livre intitulé L’égalité, une fiction dangereuse, en accès
libre sur mon site.

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3. L’égoïsme vous
met à l’abri des cons
Alors je suis rentré chez moi, où j’ai passé des heures à relire les philosophes
de l’Antiquité, alternant avec les séances de sport, la lecture des journaux et
la gestion à distance de mes diverses affaires - sans parler du temps consa-
cré à ma fille et à mon fils en bas âge !

Trois jours se sont écoulés avant que je mette à nouveau le nez dehors -
le temps de ma résurrection sociale ! Comme j’avais quelques courses
à faire, je me suis rendu au village le plus proche. C’était jour de mar-
ché. La place était pleine de monde. C’est là que je suis retombé sur les
membres du Choeur. Ils distribuaient des tracts en faveur d’une minori-
té opprimée, où je je ne sais quelle autre cause d’un altruisme larmoyant.
Cette fois, c’est moi qui ai lancé la discussion. Je voulais confronter le
Choeur à l’une de ses affirmations, à mon sens fallacieuse, qui avait résonné
en moi après notre dernière rencontre.

Vitaly : L’autre jour, vous avez prétendu que l’égoïsme se traduisait mé-
caniquement par une indifférence aux gens. Par le mépris. Par la volonté
d’écraser l’autre.

Le Choeur : C’est effectivement ce que nous pensons. Et ce constat nous


inspire non seulement de la réprobation mais aussi de la pitié pour l’indi-
vidu frappé d’égoïsme.

Vitaly : Vous en parlez comme d’une maladie.

Le Choeur : Pour nous c’en est une. Du moins dans ses effets. Parce qu’un
individu soucieux de son unique intérêt est voué à se retrouver tôt ou tard
dans une profonde solitude. La preuve : on te croise sur ce marché, et une
fois encore, tu es seul.

Vitaly : En homme déconstruit, c’est moi qui fais les courses ! Plus sérieuse-
ment : j’ai une famille. Des amis. Des gens que j’aime, d’autres que j’apprécie.
Mais il y a dans mes rapports avec eux une part d’égoïsme incompressible.

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Et je ne suis pas dupe sur le fait qu’eux aussi se montrent égoïstes dans
leurs rapports avec moi. Je ne doute pas que ma fille m’adore, mais quand
je rentre dans sa chambre et qu’elle est en train de lire Harry Potter, elle
me fait bien comprendre avec la brutalité dont est capable un enfant qu’elle
veut que je la laisse tranquille ! Tous nous sommes mus par l’égoïsme dans
nos rapports avec les autres. Non seulement l’égoïsme n’est pas incompatible
avec des relations humaines épanouies, mais c’est la condition sine qua non
pour que ces relations se déploient de façon optimale.

Le Choeur (ricanant) : Des égoïstes qui nouent entre eux des relations op-
timales ? Comment un tel miracle est-il possible ?

Vitaly : Il l’est parce que contrairement à vous, je réfute le concept d’Autre.


L’autre avec un grand A, l’autre abstrait, celui qu’on doit aimer d’un amour
inconditionnel quand on se proclame « ami du genre humain  ». Ou au
contraire détester en bloc si on est porté sur la misanthropie. Pour ma part,
je ne connais pas d’abstractions, je ne connais que des individus. Des indi-
vidus singuliers auxquels je choisis d’accorder plus ou moins d’attention en
fonction de leurs qualités.

Le Choeur : Et bien sûr, tu ne reconnais des qualités qu’aux gens comme


toi. Aux super-riches. Aux gagnants.

Vitaly : Là, vous fantasmez… Quand bien même ce serait le cas : qu’y a-t-il
de scandaleux à s’entourer de gens riches, beaux, de qualité ? Mais je suis
désolé de vous décevoir : mes amis, je les choisis en fonction de critères
qui vont au-delà de vos clichés. C’est une question d’humeur, d’affinités,
d’alchimie entre les êtres. Choisir d’accorder son amitié à quelqu’un, l’élire
en quelque sorte, c’est l’estimer digne de soi.

Cette relation fonctionne dans les deux sens. Quand Montaigne, parlant de
son amitié avec La Boétie, dit « parce que c’était lui, parce que c’était moi »,
la signification de ce « moi » ne fait aucun doute à mes yeux. Ce moi, c’est
la part unique, égoïste, de Montaigne qui trouve satisfaction dans son ami-
tié avec La Boétie. Et réciproquement. L’amitié, c’est toujours la rencontre
entre deux égoïsmes.

21
A contrario, quand rien survient entre deux êtres, à part l’hostilité ou l’in-
différence, c’est qu’il n’y avait aucune affinité entre les égos concernés. Ceci
n’est pas un drame ni un scandale. C’est l’ordre naturel des choses. C’est
pourquoi je pense qu’il faut être sincèrement, profondément égoïste pour
traiter les autres (et non pas « l’Autre ») avec respect, sans faux-semblants.

Le Choeur : Tout de même, il y a la famille, l’épouse, les enfants : autant de


relations qui impliquent des sentiments d’ordre supérieur.

Vitaly : Ou un attachement animal. Des liens d’ordre biologique. Il ne faut


pas sous-estimer cette part du programme de l’espèce qui nous fait préfé-
rer « le fruit de nos entrailles », comme on dit, à n’importe qui d’autre. Au
risque de passer pour rétrograde, cet attachement est parfaitement visible
dans la relation qu’entretiennent la plupart des mères (certes, pas toutes)
avec leur nouveau-né. Une relation qui pousse certaines femmes à des ré-
actions inouïes, de l’ordre du sacrifice altruiste que vous évoquiez l’autre
jour. Mais quelque chose me dit que ce genre de sacrifice et ces manifes-
tations de la puissance des femmes contreviennent à la doxa féministe, où
il est dit que la maternité est forcément une aliénation pour la femme…

Le Choeur : C’est toi qui le dis.

Vitaly : Si ça peut vous faire plaisir, ce lien biologique, je le ressens moi aus-
si en tant que mâle. Aussi mystérieux soit-il, ce lien me pousse à établir une
hiérarchie dans l’attention que j’accorde aux autres. Une hiérarchie au profit
de mes enfants. Si les circonstances l’exigent, je protégerai les miens avant
les autres, avant ma patrie. Je mets quiconque penserait le contraire au défi
de me prouver qu’il agirait différemment. Moi, mes enfants, mes ancêtres :
les liens de filiation constituent un phénomène puissant, incontournable
dans l’expérience humaine. Qui oserait contester la force de ces liens ?

Le Choeur : Celles et ceux qui ont subi un grave préjudice familial.

Vitaly : Si vous parlez de ces personnes en conflit ouvert avec leur famille,
vous savez bien que, souvent, elles ne pensent qu’à ça. Elles ressassent la
chose jusqu’à l’obsession. La haine vouée à leurs parents est un aspect es-
sentiel de leurs passions, de leurs désirs profonds, donc de leur égoïsme.

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Le Choeur : Pour résumer ta pensée : qu’on l’aime ou qu’on la déteste, im-
possible d’échapper à sa famille. C’est du tribalisme.

Vitaly : C’est une proximité naturelle avec les êtres qui vous sont le plus
proches par la filiation. Mais cette réalité biologique n’exclut pas ce que
vous appelez « des sentiments supérieurs ». Ces sentiments, je suis même
prêt à les appeler amour…

Le Choeur : Ton coeur parle ! Tu es donc humain !

Vitaly : … à condition de ne pas s’illusionner sur la part d’égoïsme que


contient cet amour. L’amour est aussi fugace, aussi fragile et aussi intéressé
que tout le reste.

Que se passe-t-il lorsqu’on tombe amoureux  ? Est-on amoureux d’une


personne ou des qualités qu’on souhaite puiser en l’autre par égoïsme ? Sa
conversation, son humour, sa beauté, ses faveurs sexuelles… De même,
quand je suis aimé d’autrui, est-ce moi ou mes qualités qui suscitent son
amour ? Souvent, l’amour de l’autre me donne l’impression que c’est « moi »
qui suis aimé. En ce sens, cet amour renforce mon ego et me donne le sen-
timent puissant d’exister. Mais là encore, c’est une illusion. Une illusion qui,
lorsqu’elle a cours, renforce mon plaisir et ma satisfaction. Mais quand elle
se dissipe, elle devient source de tristesse.

Le Choeur : Tu sous-entends que l’amour est une mauvaise chose ?

Vitaly : Ce que je dis, c’est qu’on peut aimer, mais en se gardant du men-
songe d’un amour pur et inconditionnel. Ce qui vaut pour une relation
conjugale vaut également pour la famille. Même en admettant la puissance
des liens familiaux, il ne faut pas s’illusionner sur les motivations égoïstes
qui existent au sein de cette entité. Il y a de l’égoïsme dans l’attitude que
vous adoptez envers vos enfants. La tendresse qu’ils manifestent vous
grandit, vous apaise, nourrit votre amour-propre. Si votre partenaire, si vos
enfants jurent qu’ils vous aiment (deux formes d’amour évolutives et de
nature différente), dites-vous que leur attachement comporte un degré im-
portant d’égoïsme. Cet égoïsme tient à la sécurité matérielle que vous leur
procurez, aux encouragements que vous leur prodiguez, à la perspective de

23
l’héritage, aux satisfactions en tout genre qu’offre l’appartenance au cocon
familial.

Le Choeur : Sauf si la toxicité des relations familiales vous pousse à prendre


du champ.

Vitaly : Dans ce cas, vous aurez écouté votre égoïsme. Et vous aurez bien
fait !

Le Choeur : Vision fataliste.

Vitaly : Vision réaliste. Dire que l’amour qu’on porte à ses proches contient
une bonne part d’égoïsme, ce n’est pas nier la force de cet attachement : c’est
introduire de la lucidité au sein d’une relation. C’est se donner la possibilité
de vivre cette relation sur un mode plus sain, plus serein. Reconnaître, à re-
bours de la fable de l’amour inconditionnel, que les relations affectives sont
mues par des motifs égoïstes, c’est s’éviter les désillusions, les souffrances
liée à l’alternance entre l’exaltation amoureuse et l’inévitable extinction du
désir.

Le Choeur : Si on te comprend bien, ce qui te lie aux autres est à la fois une
question d’affinités et de biologie. Mais quoi qu’il arrive, ce lien renvoie à
tes tourments intérieurs.

Vitaly : Bien résumé. En cela, je demeure spinoziste. Je tiens pour une


évidence que nous sommes tous déterminés. Et que la force désirante qui
nous attache à tel ou tel individu a pour nom égoïsme. C’est vrai pour ses
proches comme pour la société : on peut très bien vivre ensemble mais pas
avec n’importe qui !

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4. Etre égoïste, c’est échapper
à l’emprise des marchands
de morale
Le temps de faire quelques courses et je suis revenu à l’angle de la place. Là, j’ai
à nouveau croisé mes adversaires favoris du Choeur. Leurs tracts avaient tous
disparu, fourrés de gré ou de force dans les mains des passants. La plupart
s’empressaient de les jeter à la poubelle après y avoir jeté un bref regard.

Le Choeur (dépité) : Trois heures qu’on tracte et nous avons convaincu en


tout et pour tout deux donateurs.

Vitaly : Deux personnes qui ont obéi à ce que leur dictait leur coeur égoïste.

Le Choeur (retrouvant sa capacité d’indignation) : Ça n’a rien à voir ! La


cause que nous défendons est la bonne. Car c’est la plus morale.

Vitaly (dans un éclat de rire ) : Le grand mot que voilà.

Le Choeur : A lui aussi, tu opposes la toute-puissance de l’égoïsme ?

Vitaly : Et comment ! Dans le combat que je mène pour réhabiliter


l’égoïsme, je ne connais pas d’adversaire plus sournois que la morale.

Le Choeur : Et pourquoi donc ?

Vitaly : Parce qu’elle entraîne la culpabilité, la contrition, le remords, le re-


noncement à la joie. La morale est le frein à l’expression de toutes les choses
agréables provoquées par l’écoute de ses désirs. Aucun mystère à ce que les
moralistes condamnent l’égoïsme comme une valeur contraire à leurs prin-
cipes. Derrière tout cela, il y a toujours des intentions politiques, voire des
visées purificatrices. Nier le désir égoïste, l’étouffer en le culpabilisant re-
lève d’une entreprise de déconstruction de l’homme. Le tout au nom d’une
vision, non pas de ce qui est, mais de ce qui devrait être. Or, nous cessons
d’exister en tant qu’individus libres quand notre désir est nié, contraint,
affaibli par la morale.

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Le Choeur : Tu admettras qu’il y a des moments où il devient immoral de
revendiquer son égoïsme. Quand tu te prélasses sur une plage et que des
migrants débarquent en radeau… Quand tu viens d’acheter pour dix mille
euros de vêtements et qu’un mendiant te tend la main…

Vitaly : Qui vous dit que je ne lui donnerai pas cent euros ? La morale n’a
rien à voir avec ça.

Et d’abord, vous inversez l’ordre des choses : c’est la morale, phénomène


historique et social, qui est venue condamner l’égoïsme, phénomène natu-
rel. Souvenez-vous de ce qu’a dit Spinoza : le désir, donc l’égoïsme, n’a en
soi rien de moral ou d’immoral. Ce n’est qu’à la suite de pressions sociales
que certains désirs ont été catalogués comme un mal. C’est sous l’autorité
de mythologies créées par l’homme, tel le pêché originel, que le désir s’est
retrouvé inscrit sous le régime de la faute.

Il n’y avait aucune nécessité à cela. Il n’y avait aucune raison a priori pour
que l’égoïsme naturel des hommes se trouve domestiqué, comme un ani-
mal de compagnie. C’est pourtant ce qui s’est passé au fil des siècles. Et
dans ce vaste mouvement historique, aucune force n’a joué un rôle aussi
déterminant que la religion.

Le Choeur : De quelle religion parles-tu ?

Vitaly : De toutes ou presque ! Je ferais une exception pour les spiritualités


orientales, en particulier le bouddhisme, qui prend au sérieux l’existence
des désirs, même si c’est pour les annuler. Mais pour le reste, en particulier
les monothéismes auxquels je me suis particulièrement intéressé3, ils sont
tous à mettre dans le même sac. Tous fonctionnement selon le même prin-
cipe : un assujettissement de l’individu à la cause supérieure de la commu-
nauté de ceux qui croient en Dieu. Cause totalement fantasmatique, faut-il
le préciser, puisqu’il n’y a pas de Dieu. Pas plus qu’il n’existe d’arrière-monde
justifiant un assujettissement collectif aux divagations des prêtres.

Le Choeur : Qu’est-ce qu’une telle affirmation vient faire dans un débat sur

3 Voir mes ouvrages consacrés à la critique des monothéismes, dont Illusions Dangereuses
(en accès libre sur mon site)

26
l’égoïsme ?

Vitaly : C’est un point capital. Les religions monothéistes sont une vaste
machine à réprimer les désirs. Et pas seulement les désirs sexuels. Les re-
ligions n’ont eu de cesse de détruire chez l’homme ses instincts les plus
fondamentaux afin de le soumettre à leur interprétation du monde. C’est à
travers les religions, et notamment les monothéismes, que penser à soi, à la
satisfaction de ses désirs et au libre exercice de ses penchants, a commencé
à être considéré comme un mal, une abomination, un péché.

Par opposition, l’altruisme a été présenté par les prêtres comme une valeur
positive. Dans le christianisme, les riches (donc ceux qui ont écouté leur
désir de fortune) sont condamnés : on leur explique que dans la vie éter-
nelle, il seront les derniers. De même dans l’islam, où une bande d’illumi-
nés croit s’arroger les meilleures places au Paradis en tuant les infidèles au
nom du Coran. Attitude superbement égoïste, soit-dit en passant, puisque
tous aspirent à se sauver eux-mêmes, avant les autres. Tous, comme des
enfants, aspirent à jouir de l’amour exclusif de leur pseudo-créateur avant
de penser au sort du collectif. C’est parfaitement hypocrite.

Le Choeur : Peut-être… Mais tu nous parles de choses qui nous sont étran-
gères. Nous sommes athées, laïcs, enfants de l’humanisme et des révolu-
tions.

Vitaly : Pour moi vous n’êtes rien d’autre que des nouveaux curés !

Le Choeur : En quoi donc ? Rien de ce que nous professons n’a le moindre


rapport avec la religion.

Vitaly : Erreur. La morale dont vous vous réclamez en regorge. Vous parlez
de l’Homme comme en parlent les prêtres : comme d’une idole devant la-
quelle il faudrait se prosterner. Je pourrais citer la phrase de Chesterton sur
les idées chrétiennes devenues folles. Ou vous renvoyer une nouvelle fois à
l’oeuvre salutaire et définitive de Nietzsche.

Le Choeur : Encore ce nazi ?

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Vitaly : Personne n’est responsable de la récupération qu’on fait de ses
écrits… Lisez-le. Ensuite, on pourra discuter. Je note cependant que le
simple fait que vous identifiez Nietzsche au nazisme illustre la pertinence
de ses thèses.

Le Choeur : Et pourquoi donc ?

Vitaly : Parce que ce grand penseur de l’affirmation de soi avait anticipé le


triomphe de l’humanisme moralisateur. Cette morale qui nourrit une ob-
session pour le sort des victimes, en traquant (et en nazifiant) les méchants.
Cette morale prétendument élevée, mais au fond nihiliste, il l’appelait mo-
raline. Et la source de cette sensibilité qui domine aujourd’hui les sociétés
occidentales, il la trouvait dans le christianisme.

REPONSE A VOTRE QUESTION SUR LA MORALINE : Dans l’œuvre de


Nietzsche, à la morale chrétienne, la morale dominante et bien-pensante,
le suffixe -ine est accolé à « morale » pour suggérer une substance phar-
maceutique désignant un produit imaginaire permettant de donner une
bonne moralité. Nietzsche désigne ainsi une morale prétendument élevée
mais qui en réalité tend au nihilisme, qu’il s’agisse de conservatisme reli-
gieux ou de conformisme bourgeois. Cette forme dégradée de la morale
découlerait, selon Nietzsche, principalement du judéo-christianisme, qui
impose des règles formelles et un système culpabilisant au lieu de la res-
ponsabilité individuelle

Le christianisme a modelé la pensée qui s’écoule par flots continus des


écrans et des postes de radio. Prééminence du collectif sur l’individu. Dé-
testation du monde tel qu’il est au profit d’un monde idéal (équivalent du
Paradis chrétien, devenu Paradis des Travailleurs sous le communisme).
Priorité accordée aux faibles et aux victimes (les derniers) sur les esprits
forts et créateurs (les premiers). Et bien sûr, condamnation de l’égoïsme
comme une attitude contraire à l’empathie obligatoire. Tout ceci est le legs
du christianisme, et plus globalement des religions monothéistes.

Le Choeur : Admettons. Mais si ce que dit la morale nous paraît béné-


fique ? On s’en fiche de savoir si telle idée trouve sa source dans la religion,
du moment qu’elle est juste.

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Vitaly : Elle l’est seulement parce que vous avez choisi d’y croire. La mo-
rale, de même que l’altruisme, ne sont qu’une croyance parmi d’autres. L’al-
truisme présenté comme une valeur capitale, hier par les représentants des
religions, aujourd’hui par les associations humanitaires, est une construc-
tion historique. Derrière l’altruisme, il n’y a rien d’autre qu’une interpré-
tation. Or, qu’est-ce qu’une interprétation, sinon une voie empruntée par
certains démagogues pour assurer leur domination sur des forces concur-
rentes ? La morale altruiste est une arme destinée à faire taire ceux qui ne
pensent pas comme vous.

Le Choeur (cachant difficilement son courroux) : C’est tout ?

Vitaly : Non, ce n’est pas tout. Pour moi, l’altruisme est pire qu’une arme :
c’est une névrose ! Le fait de faire passer l’autre avant soi en toutes circons-
tances est une stupidité. C’est pour moi le véritable affront à la morale. L’ob-
stination à ne pas écouter ses désirs égoïstes, c’est cela qui constitue le crime
suprême contre la morale.

Le Choeur : Tu te réclames de ta morale. Nous de la nôtre. Comment faire


pour sortir de l’impasse ?

Vitaly : J’ai peur que ce soit impossible. On est là dans un conflit de valeurs.
Chacun croit dans son modèle. La différence, c’est que votre morale a été
inventée par des manipulateurs pour domestiquer les foules, là où celle
dont je me réclame est une émanation de la seule autorité que je recon-
naisse : la mienne !

29
5. L’égoïsme est le moteur
du progrès et de la création
de richesses
La chaleur grimpant, la discussion s’est transportée en terrasse, à l’ombre d’un
parasol. Le Choeur, je le voyais bien, restait insensible à mes arguments sur
le bonheur procuré par le libre exercice de son égoïsme. Encore moins à mes
incursions généalogiques, pour eux d’un relativisme inacceptable. C’est que
les membres du Choeur étaient d’abord animés par des passions politiques :
ce qui les intéressait, c’était non pas l’individu mais le collectif, la société dans
son ensemble, voire la planète entière. En cela, ils sont comme beaucoup de
nos contemporains, dressés pour faire passer leurs désirs, leurs intérêts et leur
individualité au second plan.

Sauf que la société telle qu’ils la conçoivent, elle me fait horreur. La seule so-
ciété dont je rêve, c’est celle où tout le monde se comporterait avec égoïsme, je-
tant par-dessus bord l’hypocrisie de l’altruisme obligatoire pour suivre l’influx
de ses désirs et oeuvrer à la pleine réalisation de ses ambitions, de ses capa-
cités. Au fond, je me dis que tout le monde le fait déjà ou rêverait de le faire,
mais que personne n’ose l’avouer, ou pire : se l’avouer à soi-même. Pourquoi ?
A cause du manque de réflexion, des conventions, des barrières morales, re-
ligieuses ou politiques (dont celles imposées par l’Etat et par certains médias)
qui contraignent les individus dans l’expression de leur égoïsme fondamental.

Mais imaginez un instant : que se passerait-il si les hommes étaient laissés


entièrement libres d’exprimer leur tendance naturelle à la satisfaction de leurs
désirs ?

Le Choeur : C’est tout vu. Cette liberté que tu assimiles au désir et à


l’égoïsme, elle ne peut conduire qu’à une société violente, inégalitaire et
invivable pour la plupart des gens. D’ailleurs c’est déjà le cas du système
néolibéral qui oppresse l’immense majorité des hommes. Un système que,
j’imagine, tu soutiens.

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Vitaly : Où ça ? En France ? En Europe ? Dans la partie du monde où la
part du budget redistribué est la plus élevée au monde ?

Le Choeur : Il suffit d’ouvrir les yeux. De voir le nombre de pauvres. La


misère qui s’accroît. L’explosion des inégalités.

Vitaly : Vous me faites penser à ces paysans aigris qui préfèreraient voir
mourir leur seule vache plutôt que d’accepter que leur voisin en ait deux.
En quoi cela vous gêne-t-il qu’il y ait des riches si la majorité en profite ?
D’après la Banque mondiale, le nombre de personnes vivant sous le seuil
d’extrême pauvreté (1,80 dollar par jour et par personne) a diminué d’un
peu plus d’un milliard en trente ans, passant de 1,7 milliard en 1988 à 660
millions en 2018. C’est d’autant plus impressionnant que la population
mondiale a augmenté de 2,5 milliards d’individus sur la même période.
Le taux d’extrême pauvreté a été divisé par quatre. Et cela, c’est essentiel-
lement lié au commerce. Le marché que vous conspuez tant, c’est à lui que
le monde doit tous les progrès les plus formidables des dernières décen-
nies : nouvelles technologies, médicaments, découvertes spatiales… Mais
puisque tu n’es pas d’accord, que proposes-tu, Choeur ?

Le Choeur : La générosité. L’entraide. La solidarité.

Vitaly : Quitte à vouloir changer la nature profonde des êtres humains ?


Quitte à instaurer un régime attaché à réguler dans le moindre détail les
relations entre eux ? On sait ce que ça donne ! Ce que tu proposes, Choeur,
reviendrait à construire un monde dans lequel tous les animaux sont égaux,
mais où certains le sont plus que d’autres. Un monde d’égalité dans la pau-
vreté. Tu devrais relire La Ferme des Animaux, une fable très instructive sur
ce qu’il advient quand on souscrit à ce genre de chimères.

Mais j’ai pour toi une autre histoire édifiante, dans laquelle il est aussi ques-
tion d’animaux. Plus exactement d’abeilles. Cette fable, ce n’est pas à La
Fontaine qu’on la doit, mais à un homme qui a vécu peu de temps après
lui. Cet homme c’est Bernard de Mandeville. D’ailleurs je le vois qui vient
à notre rencontre.

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Bernard de Mandeville (1670-1733)
Hollandais comme Spinoza (décidément, un grand peuple pour
l’égoïsme théorique !), d’origine française, et rapidement installé à
Londres, Mandeville porte en lui un certain état d’esprit : celui du
libéralisme politique tel qu’il s’est développé au XVIIème siècle. Le-
quel libéralisme, faut-il le rappeler, n’a rien à voir avec la version so-
ciétale qu’en propose aujourd’hui la gauche progressiste américaine,
mais professe la liberté des individus face à toute forme d’oppression
étatique ou religieuse. Esprit cosmopolite et curieux de tout, Mande-
ville a exercé la médecine avant de s’intéresser à la théorie politique.
Son ouvrage le plus célèbre, La Fable des abeilles, en fait l’un des
pères fondateurs du libéralisme économique.

(Arrive Mandeville avec sa pipe, son chapeau, et quelques livres sous le bras.
Il est suivi de près par un bourdonnement continu qui s’avère être une nuée
d’abeilles.)

Vitaly : Bernard, cher maître, pouvez-vous expliquer au Choeur comment


vous en êtes arrivé à vous intéresser à la question de l’égoïsme ?

Mandeville : Oh c’est très simple : par l’étude des hommes. Je suis médecin
de formation. C’est tout naturellement que je me suis intéressé au corps hu-
main et à la physiologie. Mes recherches m’ont conduit à faire ce constat : si
les hommes souffrent physiquement, c’est parce que leurs esprits sont sou-
mis, contraints par des carcans moraux, entre autres religieux. Des carcans
qui les empêchent de laisser libre-cours à leurs désirs. Dès lors, j’ai voulu
poser les conditions politiques et sociales d’une libération d’ordre général.
Une libération dont le mot d’ordre serait le suivant : il faut revaloriser le
désir et les passions liées au plaisir. J’ai toujours pensé que jouir n’était pas
un mal. Le vrai mal, c’est de souffrir de ses désirs non assouvis.

Vitaly : Là-dessus, je ne peux que vous rejoindre.

Le Choeur : Connivence masculiniste !

Mandeville : Attendez. Par plaisir j’entends non seulement le plaisir sexuel,

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mais aussi toutes les passions : l’appât du gain, le désir de connaissance, le
goût du pouvoir ou de la popularité… Ce sont ces passions qui constituent
le moteur de l’égoïsme, une tendance dont les répercussions sont éminem-
ment positives pour la société.

La thèse que je défends est la suivante : l’égoïsme est une lutte pour la sa-
tisfaction de ses intérêts, lutte qui débouche sur la concurrence, le progrès
et l’innovation. L’égoïsme est à l’origine de la croissance économique et du
développement humain. C’est en laissant libre cours à leur égoïsme que les
hommes parviendront à fonder un ordre social à la fois prospère et juste.
Prospère parce que la satisfaction des passions crée de la croissance. Juste
car fondé sur une anthropologie laissant toute leur part aux passions. En
valorisant l’égoïsme, on obtient donc un double bienfait : individuel et à
l’échelle du collectif  !

Vitaly : C’est une évidence si on pense à tous ceux (et j’en ai connu
quelques-uns) qui contribuent à faire avancer la société. Les découvreurs,
les artistes, les entrepreneurs-créateurs : tous ils ont agi pour l’argent, pour
la célébrité, pour faire plaisir à leurs parents ou pour séduire une femme
ou que sais-je, mais en tout cas ils l’ont fait par égoïsme. S’ils n’avaient pas
osé transgresser les valeurs qui prétendent le contraire, l’humanité en serait
toujours à l’âge de pierre ! Si Copernic n’avait pas osé penser contre l’Eglise,
on croirait toujours que le soleil tourne autour de la Terre. Peut-être était-il
pédant, orgueilleux, jaloux de ses confrères : au diable son caractère et ses
motivations, tant qu’on peut jouir de son génie créateur.

Mandeville : Et encore, cher ami, vous mettez en avant des figures consi-
dérées comme positives. Dans mes écrits, je vais plus loin en affirmant
que « les plus scélérats » font aussi quelque chose pour le bien commun. La
guerre, le vol, la prostitution, l’alcool, la pollution, le luxe, c’est à dire tout ce
qui caractérise les individus avides de pouvoir, égoïstes et sans morale, est
à encourager. Une société sans voleurs, sans malfaiteurs, serait une société
où les tribunaux, la police, mais aussi les écoles de droit et les universités
n’existeraient pas. Erostrate était un raté, un incapable qui a voulu devenir
célèbre en incendiant l’une des Sept Merveilles du Monde : geste inutile
et sacrilège, mais sans des gens comme lui, il n’y aurait ni pompiers, ni

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rénovateurs, ni journalistes pour relater ces faits d’armes ! De même, si les
commerces de luxe existent et font vivre des milliers de personnes, c’est
grâce aux égoïstes qui cherchent à montrer leurs paillettes, surtout si c’est
pour s’attacher les faveurs d’une future maîtresse !

Vitaly : Je connais ça…

Mandeville : Le vice produit la ruse, la ruse produit l’industrie, et l’indus-


trie pourvoie aux commodités de la vie.

Vitaly : Sans le désir des amants de copuler hors mariage, il n’y aurait pas
eu de préservatifs, lesquels ont inspiré par la suite l’invention des gants
chirurgicaux modernes.

Mandeville : Là où il y a dépense pour le plaisir, il y a des emplois, de la


création de richesse, de la croissance économique, donc de la prospérité
générale. Cette intuition, que dis-je, cette certitude, je la résume d’une for-
mule, qui est le sous-titre de ma Fable des abeilles : « Les vices privés font
la vertu publique ». 

Le Choeur : Quelle horreur ! Non seulement vous défendez l’égoïsme mais


en plus vous légitimez les pires débauches !

Mandeville : Ne vous laissez pas abuser par le vocabulaire que j’emploie : le


vice, à l’époque où j’écrivais, recouvrait tout ce qui vous empêchait de vous
consacrer entièrement au salut de votre âme. Fumer c’était déjà s’éloigner
de Dieu ! Faire du sport, soigner son corps, c’était tout aussi inconcevable
selon les critères de l’époque. J’ai cru comprendre que de là où vous parlez,
Choeur, le domaine des vices avait changé de territoire. Il paraît que man-
ger de la viande est devenu condamnable.

Vitaly : Ne vous moquez pas du Choeur : il est très à cran sur les questions
de morale.

Mandeville : Soit. Toujours est-il que je n’ai aucune intention d’inciter les
lecteurs à la débauche : je me contente de décrire des comportements qui
existent dans la nature. Prenez cet exemple : si on vole dix mille euros à

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un riche avare qui ne dépense presque rien, aussitôt que cet argent volé se
met à circuler dans le commerce, la société entière gagne à ce vol. Elle en
retirerait le même avantage que si la même somme avait été léguée par un
pieux archevêque. Vous voyez bien que le progrès permis par l’égoïsme (en
l’occurrence par le vol) est aveugle à la morale.

Le Choeur : On peut tout de même souhaiter une société plus vertueuse


que celle qui justifie l’existence de criminels dès lors qu’ils créent de la ri-
chesse.

Mandeville : Bon courage si votre but est d’extirper le vice des hommes !

Vitaly : Expliquez au Choeur ce qu’il adviendrait si les hommes renon-


çaient à leurs vices. S’ils renonçaient à se comporter de façon égoïste.

Mandeville : Oh c’est très simple : ce serait une catastrophe. La première


version de ma fable des abeilles, je l’avais appelée La ruche mécontente ou
les fripons devenus honnêtes. Dans ce texte, j’imagine ce qu’il adviendrait
si la société était soudain régie pas la vertu. Pour avoir succombé aux dis-
cours vertueux qui leur faisaient croire qu’il valait mieux vivre morale-
ment qu’égoïstement, nos abeilles s’enfoncent dans la misère et la honte,
lesquelles remplacent l’arrogance et le luxe. Une fois les abeilles devenues
honnêtes, l’ensemble de leur édifice social s’effondre ! A vrai dire, je ne vois
qu’une alternative en matière d’organisation politique : vivre égoïstement
mais dans la richesse, ou conformément à la vertu, mais pauvre.

Le Choeur : Au prix de la guerre de tous contre tous.

Vitaly : La guerre ? C’est insultant pour ceux qui meurent des conséquences
des vraies guerres. Disons plutôt la concurrence, la confrontation, termes
auxquels je préfère pour ma part le challenge, l’émulation. L’affrontement
des égoïsmes est inévitable dès lors que les individus vivent en société.
L’affrontement est inévitable, même au sein de chaque famille. Il n’est pas
forcément un mal du point de vue de la société elle-même, à partir du mo-
ment où les égoïsmes sont organisés de telle manière que chacun reçoive en
fonction de son mérite. Mais ceci est une autre question…

35
(Après voir levé son chapeau pour saluer l’assistance, Mandeville retourne
dans son cabinet de lecture, toujours suivi de ses abeilles.)

Un homme délicieux que ce cher Bernard ! Dire qu’à l’époque, on le traitait


de diable (Man-Devil), alors qu’il ne voulait que le bien de ses contempo-
rains. Dans son désir de promouvoir la jouissance pour tous, il en est venu à
associer l’égoïsme au progrès. La satisfaction de l’individu et la puissance de
la civilisation. L’enseignement qu’on lui doit constitue à la fois un programme
politique, une vision du monde et une anthropologie fondée sur l’égoïsme.

Son influence sur la pensée libérale est incommensurable. Les économistes


britanniques, à commencer par Adam Smith, se sont emparés de son intui-
tion maîtresse (en lissant ses aspects les plus scandaleux) pour développer une
théorie de l’individu face au marché qui devait aboutir à la notion d’homo
oeconomicus : un être égoïste, avant tout soucieux de maximiser son profit,
contribuant ainsi à l’accroissement général du niveau de richesses. Même si
un égoïste ne consomme qu’une partie de sa fortune, celle-ci, par le jeu des
actifs, se retrouve injectée sur les marchés où elle finance la création de nou-
velles richesses.

Qui peut nier les résultats d’un tel processus ? Prenez le cas des pays asia-
tiques. La Corée du Nord, qui a choisi le collectivisme et la négation de l’ins-
tinct de profit, a enchainé les famines et les pénuries, tentant ponctuellement
de changer la donne avant de voir son PIB retomber à celui d’il y a vingt ans
suite à de nouvelles initiatives désastreuses prises par Kim Jong-un. Non loin
de là, au Vietnam, c’est le chemin inverse qui a été suivi. Dans les années 90,
les dirigeants rechignaient à l’introduction des mécanismes de marché car
ils pressentaient (condamnant par avance le phénomène) que les plus riches
allaient devenir en proportion plus riches que les plus pauvres. Mais rapide-
ment, ils ont changé d’avis et le niveau de prospérité du pays s’en est trouvé
accru, au bénéfice de tous.

36
6. Rompre avec l’altruisme
obligatoire, c’est retrouver
la joie de vivre
Résumons. Tous autant que nous sommes, nous sommes mus par nos dé-
sirs. Ce qu’on appelle société n’est qu’un agrégat d’individus occupés à donner
corps à ces désirs. Tout ce qu’il y a de bon (et de mauvais) autour de nous
n’existe que par l’égoïsme créateur des artistes, par la quête d’enrichissement
personnel des commerçants, par la tendance naturelle des hommes et des
femmes à rechercher en tout leur plaisir ou leur intérêt.

Qui peut dire que le résultat n’en vaut pas la peine ?

Le Choeur, évidemment.

Quelques jours après notre dernière rencontre, alors que je me livrais tran-
quillement à des activités forcément égoïstes, j’ai entendu une voix plaintive
m’appeler au loin. Alors je me suis approché.

Le Choeur : Vitaly. Nous avons bien réfléchi à ce qu’a dit ton ami Man-
deville. Il y a un point qui ne passe pas. Un point qui tient à la façon dont
l’égoïste considère les autres individus : comme les simples instruments de
son plaisir. Un tel mépris pour les autres ne peut qu’amener à la domina-
tion sur autrui, à son exploitation, à sa destruction !

Vitaly : D’où tirez-vous une telle idée ? L’égoïsme est tout sauf un désir de
détruire, de tuer ou de nuire aux autres.

Le Choeur : Ton ami Mandeville a pourtant fait l’éloge des criminels. Dans
certains de ses écrits, il a même défendu la prostitution enfantine.

Vitaly : Mandeville écrivait à une époque où les moeurs n’étaient pas aussi
policées qu’aujourd’hui… En outre, il faut lui reconnaître un goût pour la
provocation, aspect qui me le rend sympathique. Mais sa pensée s’est raf-
finée avec le temps. D’autres l’ont précisée sur des points essentiels. Je pense
à une personne en particulier, dont l’éclairage nous serait utile. Comme on

37
dit dans Qui veut gagner des millions ? laissez-moi faire appel à une amie.

Ayn Rand (1905-1982)


Née à Saint-Pétersbourg l’année de la première révolution russe, Ayn
Rand deviendra l’une des principales inspiratrices de l’ultra-libéra-
lisme et de l’anti-communisme au moment de la guerre froide. Après
avoir quitté l’URSS en 1926, elle s’installe aux Etats-Unis où elle pro-
duit une oeuvre conséquente consacrée à la défense de l’individu.
Dans La vertu d’égoïsme, mais aussi dans ses romans, dont le plus
célèbre est La Grève, Ayn Rand s’efforce de redéfinir cette notion en
l’éloignant de tout réductionnisme moral pour en faire une vertu
rationnelle. Cette intellectuelle engagée à la fois contre le commu-
nisme et la morale judéo-chrétienne reste la grande inspiratrice du
courant libertarien.

(Arrive Ayn Rand, dans un claquement de portes. Une femme énergique, au


regard acéré, qui tient à la main son porte-cigarettes, indifférente aux injonc-
tions sanitaires contemporaines. )

Vitaly : Chère Ayn, expliquez donc au Choeur pourquoi l’égoïsme n’est pas
le déchaînement d’antipathie et de violence qu’il a envie d’y voir.

Ayn Rand : Pour une raison bien simple : l’égoïsme, tel que je le conçois,
n’est pas une passion narcissique mais bel et bien une option rationnelle.
L’intérêt propre de chacun (self-interest) implique forcément un rapport
aux autres organisé par les lois de la raison.

Vitaly : Une conception qui vous rapproche de Kant et de son impératif


catégorique : l’égoïste doit se comporter avec les autres comme il aimerait
que les autres se comportent avec lui.

Ayn Rand : Je n’aime pas beaucoup Kant, mais il y a de cela en effet. Mes
écrits ont toujours obéi à une idée forte, qui diffère du parti-pris initial
de Kant, lequel se soucie trop d’universel à mon goût : la vie de chaque

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homme (et de chaque femme) est une fin en soi. A partir de cet axiome,
j’ai essayé d’envisager une loi morale qui régulerait les égoïsmes, ou plus
exactement qui rendrait possible leur coexistence. Sans cette condition de
rationalité, l’égoïsme tendrait à la pure et simple provocation.

Vitaly : Ce qui ne serait pas pour me déplaire ! Mais je ne pense pas être
dans la provocation en me réclamant d’une vision, disons plus naturaliste :
je pense que l’homme est un loup pour l’homme. L’égoïste est celui qui,
ayant compris cela, admet qu’il y a dans chaque existence une part de com-
bat. Un combat dont il fera tout pour sortir vainqueur… si jamais on l’at-
taque.

Ayn Rand : Je dirais les choses différemment. Chacun a le même droit à


vivre en fonction de son égoïsme. Par conséquent, chacun doit respecter
le droit d’autrui à faire de même. Cette proposition suppose de ne jamais
initier la force contre les autres. Le contraire ne serait pas rationnel. De
ce point de vue, il est faux de confondre l’égoïsme rationnel avec le petit
privilège d’un seul à dominer les autres. L’égoïsme ne consiste pas à se ser-
vir d’autrui comme d’un moyen. Si on s’en tient à cette vision rationnelle,
les hommes sont libres de se soucier d’eux-mêmes sans pour autant nuire
aux autres. Ils peuvent chercher leur bonheur individuel tout en cohabitant
dans une société libre, pacifique, prospère, bienveillante et rationnelle. 

Le Choeur : C’est justement le genre de société dont nous rêvons !

Ayn Rand : Sauf que vous, vous voulez l’imposer par des moyens coercitifs.
Des moyens qui ne tiennent pas compte de la vraie nature des hommes. La
société dont je parle, elle passe nécessairement par le libéralisme et le mar-
ché. Les sociétés libérales sont les seules où les hommes peuvent prospérer
en adoptant des choix de vie qui leur appartiennent.

Vitaly : C’est aussi ce que je pense. Ce qui nous amène à la question de


l’Etat. D’après moi, tout Etat digne de ce nom doit viser un seul objectif :
créer les conditions qui favorisent la cohabitation harmonieuse entre les
égoïsmes. Pour ce faire, il s’appuie sur le droit. La loi est là pour donner à
chacun les chances de déployer ses désirs, protéger les individus, sanction-
ner les criminels.

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Le Choeur : Et redistribuer les richesses !

Ayn Rand (outrée) : Ah non, certainement pas ! La redistribution est le


pire crime contre la justice sociale. Je récuse l’idée que l’État soit investi
d’une quelconque mission de cet ordre. Ce serait une intrusion inaccep-
table du politique dans la sphère privée. L’amorce du totalitarisme.

Le Choeur : Mais même un égoïste forcené comme Vitaly l’a reconnu plus
haut : il y a un peu d’altruisme en chacun de nous. En quoi cela ne se tra-
duirait-il pas à l’échelle collective ? Celle qu’incarne justement l’Etat ?

Vitaly : Vous me donnez l’occasion de préciser ce que je pense sur ce point :


l’altruisme ne doit pas être confondu avec l’empathie, la pitié ou l’envie
ponctuelle d’aider les autres. Je n’ai pas pour habitude de citer Rousseau,
un homme que je méprise pour sa puérilité et pour sa naïveté, mais ce phi-
losophe voit dans la pitié l’un des sentiments fondamentaux de l’homme
face à autrui. Cela dit, quand il parle de la pitié comme d’un sentiment
naturel, il est moins question d’altruisme (la notion n’existait pas vraiment)
que de la faculté offerte à tout homme de ressentir une douleur qui n’est
pas la sienne. Laquelle peut l’entraîner à porter assistance à quelqu’un qui
souffre.

Le Choeur : En quoi cela est-il différent de l’altruisme ?

Vitaly : C’est une question de principe ! La notion d’altruisme a été inven-


tée par le philosophe français Auguste Comte dans son ouvrage Catéchisme
positiviste paru en 1852, aux prémices du mouvement ouvrier. Comte dé-
finit l’altruisme comme un sentiment exclusif d’amour pour les autres. Le
fruit instinctif des liens entre les individus d’une même espèce. Il dit qu’il
faut « vivre pour autrui ». Avoir « l’amour pour principe ». C’est de ça que
je parle quand j’évoque un discours de curé. Comte lui-même emprunte au
registre religieux en parlant de catéchisme.

Ayn Rand : L’altruisme, pour moi, est loin d’être la vertu à laquelle on ai-
merait nous faire croire. C’est un vice distillé dans l’esprit de l’individu par
l’intermédiaire de la morale obligatoire, héritage de la religion. Mais il me
semble que vous avez déjà évoqué ce point. Toujours est-il que je tiens

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l’État social pour la manifestation la plus dangereuse d’une tendance mo-
ralisatrice à la culpabilisation de la richesse ou du succès.

Vitaly : C’est loin d’être une nouveauté. Le phénomène, encore une fois,
prend racine dans le christianisme. L’altruisme est cousin de l’égalitarisme.
Il trouve sa source dans une volonté d’universaliser le genre humain, dont
chaque représentant est censé avoir la même valeur que n’importe quel
autre4. Le présupposé de l’altruisme, c’est que chaque homme vaut n’im-
porte quel autre et que ses intérêts valent bien les miens. L’expression la
plus célèbre (et la plus ridicule) de ce présupposé, c’est de promettre que
« les premiers seront les derniers », et inversement. Comme si un individu
stupide pouvait se transformer en génie d’un coup de baguette magique !

Ayn Rand : Un mensonge qui a ses partisans… Les esprits faibles et ceux
qui font carrière en promettant de les défendre. Dans leur monde idéal,
il est de bon ton de considérer autrui comme étant prioritaire. En cela, le
marxisme et ses avatars rejoignent le christianisme dans une même volonté
d’imposer la charité aux hommes. Le chrétien se doit d’aider ceux qui sont
dans le besoin ; l’individu soumis au marxisme se doit de se dévouer au
bonheur collectif. Chacun est censé venir en aide à l’autre et tous reposent
sur tous…

Mais ce monde-là est une illusion. L’amour du collectif, fable sur laquelle il
repose, restera toujours secondaire par rapport à l’égoïsme de chacun de ses
membres. Le communisme et tous les projets politiques assimilés échouent
assez vite, quand on constate que tous ne participent pas spontanément
au « glorieux projet altruiste ». Dans les faits, la plupart en profitent pour
servir leurs intérêts.

Vitaly : Tout en revendiquant la nécessité pour les autres de se montrer


généreux avec eux…

Ayn Rand : L’altruisme est la parfaite excuse pour vivre aux crochets d’au-
trui. L’altruisme revient à nier le mérite de ceux qui créent les richesses au
bénéfice de ceux qui n’ont rien produit, de ceux qui n’ont aucun mérite.
4 Voir mon livre L’égalité : une fiction dangereuse - En finir avec les illusions politiques qui
nous détruisent, disponible en accès libre sur mon site.

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Dans mon roman La Grève, paru en 1957, je mets en scène le personnage
de Ragnar Danneskjöld. Une sort de Robin des Bois inversé. Tel un pirate,
mon héros attaque des bateaux et vole leurs cargaisons de médicaments
destinés aux pauvres des pays du Tiers Monde afin de les vendre au marché
noir. Le produit de cette vente est ensuite changé en or qu’on redistribue
aux riches.

Le Choeur (horrifié) : Pourquoi ce Ragnar ferait-il une chose pareille ?

Ayn Rand : Parce que d’après lui (et d’après moi), la vraie justice est de
rendre les richesses à ceux qui les ont produites. Ceux qui n’ont jamais reçu
de subventions de l’État et qui doivent tout à leur travail, à leur talent, à
leur génie.

Cette démarche est cohérente avec le credo qui m’a toujours animée : re-
vendiquer mon droit inaliénable à vivre ma vie pour moi et pour moi seule.
Comme je l’ai écrit dans un de mes textes, je ne suis pas un moyen d’arriver
à une fin que d’autres voudraient atteindre. Je ne suis pas un instrument à
leur disposition. Je ne suis pas un baume pour leurs plaies. Je ne suis pas
un sacrifice pour leur autel. Je ne dois rien à mes frères. Je ne suis pas leur
créancier. Je ne demande à personne de vivre pour moi et je ne vis pas non
plus pour les autres. 

Le Choeur : C’est beau comme du Malkin. Qui se ressemble s’assemble !


Mais il y a une faille dans votre raisonnement. Vous faites comme si tout le
monde avait le talent, l’énergie, la volonté nécessaires pour s’épanouir dans
votre monde d’égoïstes. Il vous faut bien admettre l’existence de faibles, de
minoritaires, de persécutés, de gens qui ne s’en sortiraient jamais sans aide.
De gens pour qui la solidarité nationale peut être un appui, voire un se-
cours.

Vitaly : Tout dépend de ce qu’on entend par faible, minoritaire et persécu-


té. Une femme cadre parisienne qui lutte pour une plus juste répartition
des tâches ménagères peut-elle se prévaloir du même niveau d’oppression
que des femmes excisées en Afrique sahélienne?

Le Choeur : Remarque sexiste ! Qui es-tu pour dire à une femme ce qu’elle

42
doit ressentir ou non comme une oppression ?

Ayn Rand : Merci, Choeur, mais je suis une femme et je n’ai pas besoin de
vous pour me défendre.

Vitaly : Ma remarque porte sur le fond. Comme Ayn, je récuse toute idéo-
logie fondée sur une quelconque dette envers la société. Je ne me sens tenu
d’aucune responsabilité envers un groupe social que l’Etat ou la société au-
raient érigé en martyr. J’estime que les droits sociaux ne sont que des droits
champignons : ils poussent selon l’humeur du temps, les pressions popu-
laires, les revendications désordonnées de ceux qui crient le plus fort.

Ayn Rand : D’accord avec le camarade Malkin. A la question : faut-il aider


celui qu’on nomme (abusivement) son prochain ? Je réponds non si celui-ci
le revendique comme une obligation morale à laquelle je serais soumise.
Aider un individu qui n’a aucune vertu particulière, l’aider uniquement
parce qu’il souffre, c’est accepter que n’importe qui détienne une hypo-
thèque sur mon système de valeurs. Lui apporter une aide inconditionnelle
revient à cautionner les causes (pas toujours collectives) qui l’ont conduit
là où il est, à lui dénier son individualité, à minimiser ses capacités à s’en
sortir par lui-même.

Le Choeur : Votre égoïsme exclut toute forme d’empathie, toute possibilité


d’aider quelqu’un qui souffre. Cela revient à faire de l’homme un monstre
en puissance !

Ayn Rand : Vous ne m’avez pas comprise. Ce que je récuse, c’est l’idée de
venir en aide à n’importe qui, sans discernement, de manière systématique.
Ce que je réprouve, c’est la charité obligatoire. Si vous éprouvez de la com-
passion pour quelqu’un en particulier, si voulez aider un individu ou sou-
tenir une cause qui vous tient à coeur, faites ce que bon vous semble ! C’est
à cela que sert la philanthropie. Une chose utile, souvent efficace, préférable
à la captation par un Etat tentaculaire d’une générosité devenue aveugle et
contre-productive. Pour résumer ma façon de voir les choses : on peut tout
à fait porter secours à quelqu’un qui souffre sans pour autant placer les
intérêts d’autrui avant les siens.

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Vitaly : C’est là qu’on retrouve Mandeville. Si chacun est capable de pitié,
une pitié ponctuelle traduite par un don ou par une « bonne action », ce
n’est en aucun cas contradictoire avec l’instinct égoïste. Les philanthropes
sont des égoïstes comme les autres ! Pour être engagé dans le secteur cari-
tatif et dans le mécénat, je n’ignore pas les gratifications que cela procure. Si
j’ai pu améliorer la vie de quelques personnes en leur consacrant du temps
et de l’argent, c’est parce que ces personnes me semblaient dignes d’être
encouragées. Mais je l’ai aussi fait pour me donner une importance, le sen-
timent d’être utile, un rôle parmi les hommes.

Le Choeur : Un rôle de sauveur. Un rôle de démiurge.

Vitaly : Et alors ? Si c’est efficace ! Seul compte le résultat.

Le Choeur : Cela reste une forme de narcissisme. Un narcissisme contraire


à l’objectivité dans laquelle Ayn Rand dit vouloir ancrer son éthique de
l’égoïsme.

Vitaly : Peut-être, mais j’ai déjà exprimé ma divergence avec elle sur
d’autres points. Et moi au moins, j’assume ! Car sous couvert de généro-
sité, nombre de comportements altruistes dissimulent un profond narcis-
sisme. Combien de leaders de gauche qui dissimulent sous leurs slogans
une mégalomanie hors du commun ? Combien de politiques au grand
coeur qui pavanent sur les plateaux ? En dressant une généalogie, au sens
nietzschéen, de l’altruisme, on ferait remonter l’arrière-fond putride de la
morale des « bons sentiments ». On verrait que l’altruisme ne repose que
sur un fumier d’intérêts cachés, quand ce n’est pas une haine pathologique
de soi et des siens. L’égoïsme, lui, n’avance pas masqué.

Encore une fois, l’altruisme agit comme un instrument moral derrière le-
quel se cachent des intérêts bien moins nobles. Bizarrement, la société, du
moins une partie d’entre elle, a mis cette valeur sur un piédestal. L’égoïsme
naturel est quant à lui perçu comme une manifestation d’orgueil et de mé-
pris. Ne pas être altruiste, ne pas voir en « l’autre » abstrait une richesse,
c’est être rejeté comme hostile, sans coeur, bref comme étant de droite,
sinon fasciste. La vérité, c’est que l’injonction à se soucier des autres en
toutes circonstances est un enjeu de domination des faibles sur les forts : si

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vous ne répondez pas à l’appel de tous ceux qui souffrent, alors vous n’êtes
plus digne du nom d’être humain ! Sauf qu’un être humain, ça aime, ça
s’enthousiasme, ça s’irrite et ça déteste de façon sélective. Un être humain
peut être saisi à tout instant par des sentiments de pitié, d’admiration ou
d’indignation qui font qu’il s’engagera pour telle ou telle cause sans qu’il se
sente redevable du sort de l’humanité entière. Car encore une fois, un être
humain se définit par sa personnalité unique, la puissance de son indivi-
dualité, l’irrépressible envie de vivre de son moi souverain !

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7. L’égoïsme est le garant
du bien-être collectif
Cette discussion sur l’altruisme s’est poursuivie pendant de longues heures,
au cours desquelles furent échangés des exemples et contre-exemples dont je
vous passe les détails.

Comme la nuit a fini par tomber, et Ayn Rand par nous quitter, j’ai invité
les membres du Choeur à poursuivre la discussion chez moi, autour de bons
plats du terroir et des meilleurs crus.

Nous en étions à discuter des thèses d’Ayn Rand sur le rôle de l’Etat lorsqu’il
s’est produit un nouvel épisode digne d’être rapporté. Tout a commencé par le
sourire d’un des membres du Choeur, suivi d’un aparté au cours duquel j’ai vu
s’allumer dans l’oeil de mes convives une lueur de malice.

Vitaly : Pourquoi ce sourire ? Pourquoi cet air de triomphe ?

Le Choeur : Parce que avons mis le doigt sur une nouvelle contradiction
dans ta défense de l’égoïsme. Si tu t’affirmes égoïste, tu devrais juger insou-
tenable d’être soumis aux décisions d’un Etat. Quel qu’il soit. Comment
peux-tu passer du « moi » souverain à une identification avec un collectif
qui s’impose à ta volonté ?

Vitaly : Aucune contradiction. Simplement du réalisme. En l’occurrence,


je ne parle pas d’identification à l’Etat, encore moins de soumission, mais
d’un marché consenti : par calcul et par intérêt, je confie à l’Etat le soin de
garantir les conditions de mon égoïsme. En échange de quoi, j’accepte de
lui abandonner quelques pans ma liberté et de ma fortune, via l’impôt…
pourvu qu’il corresponde au strict nécessaire.

Le Choeur (incrédule) : Nous sommes curieux de voir comment tu vas


justifier un tel tour de passe-passe.

Vitaly : J’ai expliqué dans le dialogue précédent quel devait être à mes yeux
le rôle de l’Etat : préserver les conditions d’exercice de nos égoïsmes à tous,

46
dans une société libre, sûre, protectrice des droits individuels. Il se trouve
que des menaces venues aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur me-
nacent sans cesse ce fragile équilibre. C’est pourquoi l’Etat a un rôle à jouer
en matière d’ordre, de sécurité et de maintien de la paix. L’anarchisme, pour
moi, est synonyme de chaos. Il faut pouvoir compter sur une force légitime
pour défendre le citoyen, l’individu, le producteur, le consommateur dans
leur droit à la vie, à la liberté, à la propriété, au bonheur…à l’égoïsme !

Mais j’irais plus loin en affirmant qu’il existe un égoïsme national. Et que,
là aussi, c’est une chose naturelle et légitime.

Le Choeur : C’est profondément discutable… Mais d’abord, un point de


vocabulaire : nous étions en train d’évoquer l’Etat et toi, tu bascules sur la
nation. Pourquoi un tel mouvement ?

Vitaly : Parce que j’estime que la nation est la forme la plus achevée de
l’Etat. Celle à travers laquelle s’expriment la démocratie et la liberté des
peuples. L’équivalent de la Cité pour les Grecs.

Le Choeur : Mais la nation n’est-elle pas un concept à dépasser ? Par


exemple en se revendiquant de cet ensemble appelé Union européenne ?
Et d’ailleurs, de quelle nation parles-tu, toi le Russe qui vis désormais hors
de ton pays de naissance ?

Vitaly : Mon cas, ici, a peu d’importance. Je parle pour les individus en gé-
néral. Ces individus qu’on appelle citoyens quand ils ont la chance de vivre
dans un pays libre. En tant que citoyens, la plupart d’entre eux se sentent
d’abord et avant tout appartenir à une nation.

C’est un phénomène que l’émergence de l’Union européenne n’a modifié


qu’à la marge : il existe, par-delà le noyau familial, par-delà l’esprit de clo-
cher, un sentiment d’appartenance à un collectif supérieur. Et jusqu’à pré-
sent, ce sentiment ne s’est jamais mieux incarné que dans la nation. Pour
la plupart des citoyens nationaux, ce collectif prévaut sur tous les autres.

C’est pourquoi j’observe avec amusement les discussions sur cette machine
étrange et bancale qu’on appelle Union européenne. Chaque fois qu’il

47
est question de politiques européennes, il y a une expression qui revient
comme un stigmate : les « égoïsmes nationaux ». Comme si, pour un di-
rigeant politique ou pour un électeur, c’était un crime de penser d’abord
à son pays. in J’ai envie de dire : heureusement qu’un pays pense d’abord
à soi avant de penser aux autres ! Au début de la crise du Covid, on a pu
voir ces pays soit-disant solidaires se disputer pour avoir des masques, y
compris en rachetant les stocks des autres sur le tarmac des aéroports. Cela
n’avait rien de scandaleux à mes yeux.

Le Choeur : Mais l’égoïsme national, c’est l’autre nom du nationalisme, et le


nationalisme, c’est la guerre !

Vitaly : Que faut-il conclure d’une telle remarque ? Qu’un pays qui pense
à ses intérêts avant ceux des autres, un pays attaché à défendre la volonté
de ses citoyens, serait forcément un Etat fasciste et belliqueux ? La vérité,
c’est qu’il existe un bon et un mauvais nationalisme. Le nationalisme que je
défends est fondé sur une histoire, une tradition politique commune, des
principes qui doivent être accessibles à toutes les personnes qui vivent sur
un même territoire.

Quant à l’autre nationalisme, celui qui se fonde sur la force, la religion,


l’ethnie, ce n’est pas ma tasse de thé. Mais le fait est qu’il existe. Il est même
dominant parmi les Etats qui siègent au sein de cet organisme qu’on appelle
abusivement Nations Unies.

Le Choeur : C’est pourquoi il est urgent d’instaurer une diplomatie fondée


sur la paix et sur les droits de l’homme.

Vitaly : Et pourquoi pas un gouvernement mondial tant qu’on y est ? Un


gouvernement bienveillant qui dissoudra les expressions dissonantes dans
l’Empire du Bien… Peut-être cela se produira-t-il un jour mais j’en doute.
Et j’espère que non. En attendant, le choix est simple. Est-ce qu’on agit de
manière angélique face à des voisins potentiellement menaçants ? Ou est-
ce qu’on s’organise, à l’échelle de l’Etat, pour préserver les conditions d’exer-
cice de notre liberté et de notre prospérité ?

Le monde est un endroit hostile, dans lequel les démocraties libérales

48
courent le risque de pécher par naïveté. Si les démocraties ne se font jamais
la guerre entre elles, on ne peut pas en dire autant des régimes autoritaires.
On parle de plus en plus du retour des Empires, des visées impérialistes de
la Turquie, de la Russie, de la Chine. Certains n’hésitent pas à envahir leurs
voisins au mépris des traités. Dans ces conditions, si une nation cessait
d’être égoïste, elle disparaîtrait inévitablement sous les coups d’une autre
qui serait plus égoïste qu’elle, emportant du même coup la démocratie là
où elle existe ! Hobbes ne disait pas autre chose en assignant à l’Etat la
fonction de préserver la sécurité face aux risques de chaos. S’il faut affirmer
l’ego national, c’est pour mieux défendre la liberté des citoyens, leur garan-
tir la préservation de leurs droits, et le bonheur de vivre en paix, dans une
certaine continuité culturelle.

C’est pourquoi les Etats doivent agir avec détermination, en recourant si


besoin à des alliances et à la coopération internationale, mais en se rappe-
lant qu’à la fin des fins, un pays est toujours seul face aux périls de l’His-
toire. Je pense à Israël. Je pense aux pays d’Europe de l’Est, à la Pologne,
plusieurs fois rayé de la carte par ses puissants voisins. Ces pays savent
qu’ils sont mortels et qu’à la moindre manifestation de faiblesse, ils risque-
raient de disparaître. Alors ils agissent en conséquence. Ils font tout pour
préserver leur sécurité et leurs intérêts vitaux.

Le Choeur : Et donc acheter des armes. Et finir par les utiliser. Ce n’est pas
en agissant ainsi qu’on mettra fin aux guerres dans le monde !

Vitaly : Ce n’est pas en appelant à la paix universelle que vous allez


convaincre ceux qui vous veulent du mal… Le risque permanent de guerre
est une réalité qu’il faut admettre. Et c’est pour parer à ce risque qu’il est
bon d’entretenir l’égoïsme national, autre nom du patriotisme. C’est un
principe naturel, logique et parfaitement acceptable. Pour les habitants des
pays concernés, c’est même un impératif moral. J’ajoute qu’en dehors des
menaces de nature militaire, il faut tenir compte d’autres dangers. Notam-
ment d’un danger contre lequel, je le sens, les membres du Choeur vont
osciller entre l’indignation et le déni…

Le Choeur (pressentant ce qui va suivre) : A quoi penses-tu ?

49
Vitaly : Aux risques engendrés par une immigration massive et incontrô-
lée.

Le Choeur : Que viennent faire les immigrés dans cette histoire ? Ne sont-
ils pas eux aussi des individus égoïstes qui cherchent une vie meilleure en
rejoignant un endroit qui leur en offre la possibilité ?

Vitaly : Leur démarche est tout à fait compréhensible d’un point de vue
individuel. Mais elle soulève tellement de questions à l’échelle de la Cité !
Sans vouloir assimiler les immigrés à une armée d’invasion, j’estime que
le niveau et la qualité de l’immigration à laquelle l’Europe est aujourd’hui
confrontée fait courir de sérieux risques en matière de sécurité et de co-
habitation entre les personnes. Je ne vais pas dresser ici la liste des phé-
nomènes qui mettent en cause les beaux discours sur le prétendu « vivre
ensemble » : ghettoïsation, radicalisation religieuse, rixes entre des com-
munautés d’importation…

C’est un fait qu’un grand nombre d’immigrés qui s’installent aujourd’hui en


Europe le font en important des valeurs, un système de pensée contraires
à l’émancipation de l’individu. L’islam pour ne pas le nommer. En ce sens,
appeler au collectif régulateur qu’on appelle l’Etat ou la nation n’est pas in-
compatible avec l’égoïsme dont je me réclame. Dans un monde loin d’être
acquis aux valeurs de l’individualisme, il s’agit d’une limitation nécessaire
pour préserver les conditions de leur libre exercice. Je donnerai un seul
exemple : celui des quartiers à forte immigration musulmane, où se cristal-
lisent des pratiques moyenâgeuses, contraires à la conception européenne
des droits humains. Si des pays comme la Suède et le Danemark, présentés
comme des modèles de démocratie et de tolérance, ont fini par porter au
pouvoir des partis marqués à droite (pour ne pas dire plus), c’est en partie
pour en finir avec ce phénomène perçu comme menaçant.

Le Choeur (pris d’un rire sarcastique) : Donc toi le Russe de naissance, toi
qui vis désormais en dehors de ton pays d’origine, tu viens expliquer à ton
pays d’accueil qu’il doit contrôler l’immigration ?

50
Vitaly : Où voyez-vous une contradiction ? Il n’est pas rare que des immi-
grés de fraîche date réclament davantage de contrôle aux frontières quand
ils estiment qu’une immigration incontrôlée nuit à leur propre intégration.
Sans quoi, 30% des Latinos n’auraient pas voté pour Trump lors de la der-
nière présidentielle américaine, alors même qu’il tenait des discours incen-
diaires contre l’immigration venue du sud du Rio Grande !

Mais merci, Choeur, de soulever ce paradoxe apparent : tu m’offres l’occa-


sion de préciser ma pensée. J’ai dit plus haut que l’Etat était une nécessité
pratique pour le maintien d’une société libre. Cela n’exclut pas l’existence de
facteurs affinitaires. Quand je dis qu’un pays doit pouvoir choisir le nombre
et l’origine de ceux qui aspirent à le rejoindre, j’inscris mes propos dans la
logique de ce que j’ai défendu dans le troisième dialogue : l’égoïsme, c’est le
droit de choisir avec qui on veut vivre. Je crois savoir que mes hôtes et amis
français partagent mon opinion. Il n’y a qu’à voir les sondages, le succès des
formations politiques engagées dans la réduction de l’immigration pour
constater que c’est un discours majoritaire en Europe.

Le Choeur : Un discours qui traduit le racisme plus ou moins latent de


ceux qui s’en réclament.

Vitaly : Je reconnais bien là les méthodes du Choeur : sous couvert de dé-


noncer un prétendu racisme, il n’a de cesse d’asséner son chantage à l’al-
truisme…

Mais là encore, soyons réalistes : à quoi ont abouti les procès en racisme
conduits ces dernières années, à part faire monter les formations les plus
radicales en matière de lutte contre l’immigration ? Lesquelles formations
se trouvent souvent être porteuses d’un agenda liberticide… Regardez du
côté de la Hongrie, où les libertés individuelles, dans de nombreux do-
maines, sont remises en cause par un gouvernement hyper soucieux d’iden-
tité, sans qu’on puisse, à ce stade, parler d’autoritarisme. Mais demain ? Et
dans le reste de l’Europe ? Vous serez bien avancés, membres du Choeur, le
jour où vous réaliserez que vous avez provoqué, par bonne conscience, par
bêtise ou par aveuglement, l’arrivée au pouvoir des gouvernements les plus
hostiles à vos belles valeurs altruistes ! Quant à moi, je pleurerai avec vous
(et malgré vous) l’arrivée au pouvoir d’ennemis potentiels de la liberté…

51
Ouvrez les yeux : l’égoïsme national est une réalité pour des millions d’indi-
vidus qu’on ne peut guère soupçonner de racisme. Cet égoïsme correspond
à la liberté de se distinguer des autres peuples, de fuir toute tentative d’uni-
formisation politique et d’homogénéisation culturelle. Il ne s’agit pas d’un
rejet des autres. Simplement de la nécessité, pour un Etat, de protéger les
intérêts de sa population, de sa culture au sens large en s’inscrivant dans un
temps long (parfois millénaire) et in fine de préserver l’avenir de la nation.

Le Choeur : On sait à quoi conduit ce genre de discours. Aux heures les


plus sombres de l’Histoire !

Vitaly (en aparté) : Je ne sais pas pourquoi je continue à débattre avec des
représentants du parti altruiste. Pour eux, tout défenseur de l’idée nationale
est un fasciste. Comme tout égoïste est un nazi en puissance. Tant de mo-
raline me désespère…

52
8. C’est l’égoïsme qui sauvera
les hommes des menaces futures
Non, décidément, je ne sais pas pourquoi je continue à débattre avec des re-
présentants du parti altruiste. Aucun de mes arguments ne semble percer leur
carapace de vertu, laquelle procède en fait d’un lavage de cerveau.

Et pourtant, la discussion, ce soir-là, s’est prolongée jusque tard dans la nuit.


Il faisait doux sur la terrasse, la mer en contrebas brillait sous la pleine lune,
et le vin coulait à flots et portait à élever la voix.

Un peu après minuit, j’ai fait ouvrir une bouteille de Médoc. Un cru délicieux
et rare devant lequel le Choeur n’a rien eu à dire, sinon à savourer les fruits de
mon acharnement égoïste à vivre ma meilleure vie. Je n’ai décelé chez aucun
de mes hôtes la moindre condamnation morale, la moindre gène à profiter
des largesses de leur voisin oligarque. Mais après tout, je ne les juge pas : ce
serait contraire à mes principes que de condamner leur aptitude égoïste à
profiter du moment.

Du moins c’est ce que je pensais. Car très vite, ce plaisir partagé a débouché
sur une nouvelle polémique.

Le Choeur : Nous ne sommes pas dupes. Nous voyons le piège dans lequel
tu essaies de nous entraîner. Nous inviter dans cette villa, au bord de ta
piscine, à boire ce vin hors de prix… Quand la nature crie à l’aide. Quand
la planète souffre d’un abus de ressources… Tu cherches à nous piéger !

Vitaly : Pas du tout. Je vous invite simplement à jouir des bienfaits procurés
par la nature. Puisque vous l’aimez tant, vous devriez la célébrer sans honte.

Le Choeur : Justement non. Et il nous semble qu’on touche ici à un point


aveugle de ta défense de l’égoïsme. Tu nous parles d’accroissement des ri-
chesses. Tu agites la peur de la guerre, de l’immigration. Bref, tu te posi-
tionnes sur les sujets classiques des gens de droite.

53
Vitaly : Des libéraux. Des individualistes. Des malkiniens dont je suis le
seul et unique représentant.

Le Choeur : Pour nous, c’est la même chose. Mais admettons. Notre point
est le suivant : qu’as-tu à dire sur des sujets tels que l’écologie, plus particu-
lièrement le changement climatique ?

Vitaly : Je n’en nie pas l’importance. J’ai une formation scientifique. Je sais
lire un rapport du GIEC.

Le Choeur : Alors que fais-tu de ton bel égoïsme dans un situation aussi
grave ? Si les individus, comme tu le souhaites, restent livrés à leurs appétits
égoïstes, rien n’arrêtera la catastrophe en cours.

Vitaly : L’égoïsme ne signifie pas la voracité. Face aux défis que vous soule-
vez, il appartient à chacun de rechercher la maîtrise et l’équilibre. Ce vin en
est la meilleure preuve. On peut le boire en quantités limitées pour éprou-
ver du plaisir.

Avec la crise climatique, je vois monter des comportements nouveaux, du


moins en Occident. Un mélange de sobriété ostentatoire (laquelle devient
pénible quand elle vire à la dénonciation du « voisin qui pollue ») et de
sagesse épicurienne (laquelle est d’abord une école de la maîtrise de soi et
de ses envies). Ce n’est pas forcément le cas, je vous l’accorde, chez tous les
gens de mon âge. Mais dans les générations suivantes, c’est un mouvement
qui grandit.

Le Choeur : La preuve que l’esprit altruiste est en train de se répandre sur


le monde à la faveur de la crise environnementale.

Vitaly : Je pense tout le contraire. Si les gens adaptent leurs comporte-


ments, c’est en grande partie par égoïsme. D’abord à cause des incitations
diverses liées au marché, à la nécessité de renoncer à certaines choses au
profit d’autres, un mouvement qui peut être orienté par des mesures éco-
nomiques intelligentes.

En outre il y a le sentiment, chez les plus sensibles à la cause écologique,

54
de participer, chacun à son échelle, à l’amélioration d’une situation mal
engagée. Cela engendre chez eux une forme de satisfaction morale, équiva-
lente à celle du pécheur qui s’achetait une place au Paradis à l’époque où le
christianisme dominait l’Europe.

Mais par-dessus tout, il y a une justification égoïste par excellence, qui


semble motiver beaucoup de ceux qui embrassent un mode de vie plus
sobre. Pour les plus jeunes, il s’agit de vivre dans un monde habitable ;
pour les plus âgés, de laisser à leurs enfants un monde meilleur, selon leurs
critères. Je précise : à leurs propres enfants, en premier lieu et avant ceux
des autres.

Bref, je suis convaincu que s’il se produit un changement massif des com-
portements face au changement climatique, ses motivations auront peu à
voir avec le désir abstrait de « sauver la planète » ou d’épargner des souf-
frances à une « humanité » abstraite.

Le Choeur : Là-dessus, nous ne serons pas d’accord. Quoi qu’il en soit, le


changement que tu évoques est progressif, individuel, basé sur la bonne
volonté de quelques-uns. Mais la Terre, elle, n’attend pas. La gravité de la
situation rend nécessaires des mesures draconiennes. Il faut provoquer un
électrochoc, une prise de conscience mondiale, des transformations radi-
cales. Seules des politiques fortes pourront changer les choses !

Vitaly : C’est là ma vraie crainte pour l’avenir. Que les gauchistes éternels
profitent de ce défi posé par la nature pour recycler leurs vieilles recettes.
Quand j’entends les militants de la décroissance prôner le partage des res-
sources et la sobriété dans la joie, tout ce que je vois, ce sont des mesures
punitives, impopulaires, dictées d’en haut par un Etat converti à l’autorita-
risme vert. Qu’a-t-on à y gagner, si pour éviter l’enfer climatique, on bas-
cule dans l’enfer collectiviste ?

Le Choeur : Toujours ce sens de la nuance… Mais puisque tu sembles


avoir la solution : que faire ?

Vitaly : Comme d’habitude : tout miser sur l’intelligence humaine. Dans

55
vos analyses catastrophistes et malthusiennes, vous oubliez deux facteurs
décisifs : la science et la technologie. Ces deux expressions du génie de l’es-
pèce qui ont toujours permis à l’homme de dépasser les défis posés par la
nature.

Le Choeur : Sauf que la technique est justement ce qui a conduit l’homme à


détruire la planète. Ça et la croyance dans la toute puissance de la science…
Ou dans le culte de la raison… Il est temps de changer de paradigme.

Vitaly : Et de s’en remettre au pouvoir des sorcières ? Allez dire ça aux mil-
lions d’êtres humains dont la santé, le confort et l’espérance de vie ont été
accrus par les progrès de la science… Si je voulais être encore plus provo-
cateur, je dirais que c’est que l’exploitation des énergies fossiles qui a permis
la plus spectaculaire élévation du niveau de vie que l’humanité a jamais
connue.

Mais des savants, partout dans le monde, ont compris que ce modèle n’était
pas durable. Ils travaillent désormais à des solutions pérennes et non pol-
luantes en matière d’énergie. Et d’après vous, quelles sont les motivations de
ces inventeurs qui ouvrent la voie à un monde décarboné ?

Le Choeur : Le souci de la planète ?

Vitaly : L’égoïsme, chers amis ! L’appétit pour la gloire et les prix Nobel. La
volonté inconsciente ou non de briller auprès de leur vieille mère, ou de
se confronter à la figure du père. La compétition avec d’autres chercheurs.
L’envie de rester dans l’histoire comme celui ou celle qui aura trouvé la
solution pour écarter un péril imminent… La leçon de Mandeville est plus
que jamais pertinente : ce qui pousse les innovateurs à se dépasser est tou-
jours réductible à des motivations personnelles, donc égoïstes.

Le Choeur : Mais pourquoi vouloir tout ramener à une poignée d’indivi-


dus prétendument géniaux ? Ne crois-tu pas que la solution au problème
climatique, comme à tous les problèmes qui se présentent aux hommes,
passe par l’intelligence collective ? Par la capacité des individus à s’organi-
ser en équipe autour de projets communs ?

56
Vitaly : Si c’est pour dire que des solutions variées aux problèmes liés au
climat viendront sans doute de plusieurs centres de recherche, je suis d’ac-
cord. Mais si c’est pour prêter à je ne sais quelle « intelligence collective »
plus de capacités qu’au chercheur le plus doué dans son domaine, alors c’est
une bêtise sans non. L’intelligence collective, ça n’existe pas. Derrière ce
thème à la mode, je vois l’évolution sans fin du mouvement égalitaire, dans
lequel chacun réclame toujours plus de considération, même s’il n’a pas les
compétences pour se faire entendre5. L’intelligence collective est un mythe
forgé pour minimiser l’importance des hommes et des femmes de talent,
lesquels sont toujours mus par l’égoïsme. Vous vous souvenez de mon amie
Ayn Rand ?

Le Choeur : Comment oublier une femme aussi terrible ?

Vitaly : Une femme puissante, vous voulez dire ! Qui vaut bien davantage
que ses milliers de contempteurs. Dans son roman La Grève, elle imagine
ce qui se passerait si les gens d’esprit (scientifiques, entrepreneurs, artistes,
travailleurs consciencieux) venaient à se retirer du monde. Le résultat est
le même que pour les abeilles devenues vertueuses dans la fable de Mande-
ville : la misère, le chaos, le retour à l’âge de pierre.

Le message d’Ayn Rand est clair : en l’absence de ceux qui soutiennent le


monde (tel le légendaire titan Atlas, qui inspire au livre son titre original :
Atlas Shrugged), la société s’écroule. En cela, ce livre traduit l’une de mes
croyances fondamentales : la source du progrès n’est pas à chercher dans la
démocratisation imaginaire des capacités. Elle se trouve dans l’épanouis-
sement, dans la sélection des plus doués, à qui la société doit donner les
moyens d’exercer leur talent au bénéfice de tous, en leur offrant la place qui
leur est due.

Le Choeur : La sélection ? Ce n’est plus de l’égoïsme, c’est de l’eugénisme !

Vitaly : Non, c’est la meilleure façon pour la société de profiter du génie


humain, lequel s’exprime à travers des personnalités d’exception. Des per-
sonnalités dont nous devrions louer l’existence plutôt que de vouloir les
brimer ou les enfermer dans je ne sais quelle procédure d’intelligence col-
5 Voir le livre L’égalité, une fiction dangereuse, en accès libre sur mon site.

57
lective aux résultats hasardeux… Un lion n’est pas fait pour concourir avec
des chats et des souris !

Laissez-moi vous dire quelle forme d’intelligence collective résoudra les


problèmes auxquels l’humanité fait face : la puissance du marché ! Trouver
des solutions pour limiter le réchauffement climatique et gérer au mieux
ses conséquences est un défi qui va nous occuper pendant des décennies.
L’enjeu réclame qu’on y consacre des moyens considérables, intellectuels,
matériels et financiers. C’est là un formidable terrain de jeu pour tous les
Elon Musk de la terre, tous les inventeurs, les businessmen, les investis-
seurs, les mégalomanes de génie.

Le Choeur : Des types comme le milliardaire du film Don’t Look Up, qui
préfère son profit à la sauvegarde de la planète…

Vitaly : Un film sympathique, mais qui regorge d’idées reçues puisées à


la source du parti altruiste. Le personnage auquel vous faites référence est
présenté comme un individu cupide, infantile et capricieux, par opposition
aux gentils scientifiques altruistes et lanceurs d’alerte… Vision naïve, en-
fantine et parfaitement inadaptée aux défis qui se présentent à nous.

Le Choeur : Malgré la gravité des faits, tu sembles accueillir l’avenir avec


optimisme. Presque avec gourmandise.

Vitaly : Oui car je pense que la vie est belle, quoi qu’il arrive. Et qu’au-
cun défi n’est trop grand pour la force de l’imagination, de la raison et de
l’intelligence humaine. Autant de choses qui livrent tout leur potentiel à
condition qu’on laisse libre cours à l’égoïsme qui nous habite tous. Telle est,
je crois, la seule alternative qui s’offre aux hommes d’aujourd’hui comme à
ceux d’hier et de demain : l’égoïsme créatif ou la misère universelle !

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Nous nous sommes quittés à l’aube, épuisés par un débat sans accord ni
conclusion possibles. Le Choeur restait accroché à ses préceptes (à son caté-
chisme), et moi, j’essayais en vain de leur communiquer la joie procurée par
une vie dégagée des tourments de l’altruisme, cette notion aussi inefficace que
mensongère.

La discussion, je le crains, ne sera jamais close. Elle dure depuis des siècles.
Malgré l’énorme propagande altruiste, malgré le surgissement ponctuel de
figures survalorisées telles que Jésus ou Mère Theresa, 99,9% de l’humanité
continue de vivre selon des motivations égoïstes. Et tout est fait pour nier
ce phénomène. Des moyens intellectuels considérables sont déployés chaque
jour dans le but de le condamner.

Les objections du Choeur, teintées de naïveté et d’idéalisme, m’ont fait com-


prendre à quel point la pensée altruiste était ancrée, légitime, sûre d’elle-
même. En contemplant les débris de la soirée, j’ai été pris d’une mélancolie
soudaine à l’idée que, face à un tel concentré d’assurance vertueuse, l’égoïsme
théorique serait toujours sur la défensive, acculé, forcé de se justifier.

Peut-être faut-il travailler sur le vocabulaire ? Adam Smith, s’inspirant de


Mandeville, avait fait le choix de remplacer le mot « vice », pourtant présenté
sous un angle positif, par un champ lexical de l’amour de soi (self-love). Voilà
un beau programme, qui revient à dire la même chose, avec des mots que tout
le monde peut s’approprier !

Car le bonheur réside dans l’amour, ou pour le dire d’une manière moins exal-
tée, dans le respect de soi. Dans l’acceptation de ses propres désirs. Nous ne
sommes rien d’autre qu’un chaos qui désire tout et n’importe quoi, sans cesse,
et sans but. Une force qui emporterait tout sur son passage sans rien com-
prendre ni d’elle-même, ni du monde dans lequel elle vit, portée par un élan
vital, une volonté de puissance sans fondement ni perspective. Nous sommes
tous cette force que rien ni personne n’a le droit de juger. Nous sommes tous
des égoïstes.

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