LEÏLA SLIMANI
LE PAYS
DES AUTRES
rom a n
GALLIMARD
Du même auteur
Aux Éditions Gallimard
Dans le jardin de l’ogre, roman, 2014 (« Folio » no 6062). Prix littéraire
de la Mamounia 2015.
Chanson douce, roman, 2016 (« Folio » no 6492, « Écoutez-Lire »). Prix
Goncourt 2016, prix des Lecteurs Gallimard 2016, Grand Prix des lectrices de Elle
2017 et Grand Prix des lycéennes de Elle 2017.
Aux Éditions de l’Aube
Le diable est dans les détails, 2016.
Simone Veil, mon héroïne, illustrations de Pascal Lemaître, 2017.
Comment j’écris. Conversation avec Éric Fottorino,
2018.
Aux Éditions Les Arènes
Paroles d’honneur, dessin de Laetitia Coryn, 2017.
Sexe et mensonge. La vie sexuelle au Maroc, 2017.
le pays des autres
LEÏLA SLIMANI
LE P A Y S
D ES AUTRES
première partie
La guerre, la guerre, la guerre
roman
Gallimard
Page 11 : Édouard Glissant, L’intention poétique. © Éditions Gallimard,
1997.
© Éditions Gallimard, 2020.
À la mémoire d’Anne et d’Atika
dont la liberté ne cesse de m’inspirer.
À ma mère adorée.
La damnation de ce mot : métissage, inscrivons-la
en énorme sur la page.
édouard glissant ,
L’intention poétique
i
La première fois que Mathilde visita la ferme, elle
pensa : « C’est trop loin. » Un tel isolement l’inquiétait.
À l’époque, en 1947, ils ne possédaient pas de voiture
et ils avaient parcouru les vingt-cinq kilomètres qui les
séparaient de Meknès sur une vieille trotteuse, conduite
par un Gitan. Amine ne prêtait pas attention à l’incon-
fort du banc en bois ni à la poussière qui faisait tousser
sa femme. Il n’avait d’yeux que pour le paysage et il se
montrait impatient d’arriver sur les terres que son père
lui avait confiées.
En 1935, après des années de labeur comme traduc-
teur dans l’armée coloniale, Kadour Belhaj avait acheté
ces hectares de terres couvertes de rocaille. Il avait
raconté à son fils son espoir d’en faire une exploitation
florissante qui pourrait nourrir des générations d’enfants
Belhaj. Amine se souvenait du regard de son père, de
sa voix qui ne tremblait pas quand il exposait ses pro-
jets pour la ferme. Des arpents de vignes, lui avait-il
expliqué, et des hectares entiers dévolus aux céréales.
Sur la partie la plus ensoleillée de la colline, il faudrait
15
construire une maison, entourée d’arbres fruitiers et de
quelques allées d’amandiers. Kadour était fier que cette
terre soit à lui. « Notre terre ! » Il prononçait ces mots
non pas à la manière des nationalistes ou des colons, au
nom de principes moraux ou d’un idéal, mais comme un
propriétaire heureux de son bon droit. Le vieux Belhaj
voulait être enterré ici et qu’y soient enterrés ses enfants,
que cette terre le nourrisse et qu’elle abrite sa dernière
demeure. Mais il mourut en 1939, alors que son fils
s’était engagé dans le régiment des spahis et portait fiè-
rement le burnous et le sarouel. Avant de partir sur le
front, Amine, fils aîné et désormais chef de famille, loua
le domaine à un Français originaire d’Algérie.
Quand Mathilde demanda de quoi était mort ce
beau-père qu’elle n’avait pas connu, Amine toucha son
estomac et il hocha la tête en silence. Plus tard, Mathilde
apprit ce qui était arrivé. Kadour Belhaj souffrait, depuis
son retour de Verdun, de maux de ventre chroniques,
et aucun guérisseur marocain ou européen n’était par-
venu à le soulager. Lui qui se vantait d’être un homme
de raison, fier de son éducation et de son talent pour les
langues étrangères, s’était traîné, honteux et désespéré,
dans le sous-sol qu’occupait une chouafa. La sorcière
avait tenté de le convaincre qu’il était envoûté, qu’on lui
en voulait et que cette douleur était le fait d’un ennemi
redoutable. Elle lui avait tendu une feuille de papier pliée
en quatre qui contenait une poudre jaune safran. Le soir
même, il avait bu le remède dilué dans de l’eau et il était
mort en quelques heures, dans des souffrances atroces.
La famille n’aimait pas en parler. On avait honte de la
naïveté du père et des circonstances de son décès car le
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vénérable officier s’était vidé dans le patio de la maison,
sa djellaba blanche trempée de merde.
En ce jour d’avril 1947, Amine sourit à Mathilde et il
pressa le cocher, qui frottait ses pieds sales et nus l’un
contre l’autre. Le paysan fouetta la mule avec plus de
vigueur et Mathilde sursauta. La violence du Gitan la
révoltait. Il faisait claquer sa langue, « Ra », et il abattait
son fouet contre la croupe squelettique de la bête. C’était
le printemps et Mathilde était enceinte de deux mois.
Les champs étaient couverts de soucis, de mauves et de
bourrache. Un vent frais agitait les tiges des tournesols.
De chaque côté de la route se trouvaient les propriétés
de colons français, installés ici depuis vingt ou trente
ans et dont les plantations s’étendaient en pente douce,
jusqu’à l’horizon. La plupart venaient d’Algérie et les
autorités leur avaient octroyé les meilleures terres et les
plus grandes superficies. Amine tendit un bras et il mit
son autre main en visière au-dessus de ses yeux pour se
protéger du soleil de midi et contempler la vaste étendue
qui s’offrait à lui. De l’index, il montra à sa femme
une allée de cyprès qui ceignait la propriété de Roger
Mariani qui avait fait fortune dans le vin et l’élevage de
porcs. Depuis la route, on ne pouvait pas voir la maison
de maître ni même les arpents de vignes. Mais Mathilde
n’avait aucun mal à imaginer la richesse de ce paysan,
richesse qui la remplissait d’espoir sur son propre sort.
Le paysage, d’une beauté sereine, lui rappelait une gra-
vure accrochée au-dessus du piano, chez son professeur
de musique à Mulhouse. Elle se souvint des explications
de celui-ci : « C’est en Toscane, mademoiselle. Un jour
peut-être irez-vous en Italie. »
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La mule s’arrêta et se mit à brouter l’herbe qui pous-
sait sur le bord du chemin. Elle n’avait aucune inten-
tion de gravir la pente qui leur faisait face et qui était
couverte de grosses pierres blanches. Furieux, le cocher
se redressa et il agonit la bête d’insultes et de coups.
Mathilde sentit les larmes monter à ses paupières. Elle
essaya de se retenir, elle se colla contre son mari qui
trouva sa tendresse déplacée.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Amine.
— Dis-lui d’arrêter de frapper cette pauvre mule. »
Mathilde posa sa main sur l’épaule du Gitan et elle le
regarda, comme un enfant qui cherche à amadouer un
parent furieux. Mais le cocher redoubla de violence. Il
cracha par terre, leva le bras et dit : « Tu veux tâter du
fouet toi aussi ? »
L’humeur changea et aussi le paysage. Ils arrivèrent
au sommet d’une colline aux flancs râpés. Plus de fleurs,
plus de cyprès, à peine quelques oliviers qui survivaient
au milieu de la rocaille. Une impression de stérilité se
dégageait de cette colline. On n’était plus en Toscane,
pensa Mathilde, mais au far west. Ils descendirent de
la carriole et ils marchèrent jusqu’à une petite bâtisse
blanche et sans charme, dont le toit consistait en un vul-
gaire morceau de tôle. Ce n’était pas une maison, mais
une sommaire enfilade de pièces de petite taille, sombres
et humides. L’unique fenêtre, placée très haut pour se
protéger des invasions de nuisibles, laissait pénétrer
une faible lumière. Sur les murs, Mathilde remarqua de
larges auréoles verdâtres provoquées par les dernières
pluies. L’ancien locataire vivait seul ; sa femme était ren-
trée à Nîmes après avoir perdu un enfant et il n’avait
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jamais songé à faire de ce bâtiment un endroit chaleu-
reux, susceptible d’accueillir une famille. Mathilde,
malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. Les projets
qu’Amine lui exposait la remplissaient d’inquiétude.
Le même désarroi l’avait saisie quand elle avait atterri
à Rabat, le 1er mars 1946. Malgré le ciel désespérément
bleu, malgré la joie de retrouver son mari et la fierté
d’avoir échappé à son destin, elle avait eu peur. Elle avait
voyagé pendant deux jours. De Strasbourg à Paris, de
Paris à Marseille puis de Marseille à Alger, où elle avait
embarqué dans un vieux Junkers et avait cru mourir.
Assise sur un banc inconfortable, au milieu d’hommes
aux regards fatigués par les années de guerre, elle avait
eu du mal à retenir ses cris. Pendant le vol, elle pleura,
elle vomit, elle pria Dieu. Dans sa bouche se mêlèrent
le goût de la bile et celui du sel. Elle était triste, non
pas tant de mourir au-dessus de l’Afrique, mais à l’idée
d’apparaître sur le quai où l’attendait l’homme de sa vie
dans une robe fripée et maculée de vomi. Finalement
elle atterrit saine et sauve et Amine était là, plus beau
que jamais, sous ce ciel d’un bleu si profond qu’on aurait
dit qu’il avait été lavé à grande eau. Son mari l’embrassa
sur les joues, attentif aux regards des autres passagers. Il
lui saisit le bras droit d’une façon qui était à la fois sen-
suelle et menaçante. Il semblait vouloir la contrôler.
Ils prirent un taxi et Mathilde se serra contre le
corps d’Amine qu’elle sentait, enfin, tendu de désir,
affamé d’elle. « Nous allons dormir à l’hôtel ce soir »,
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annonça-t‑il à l’adresse du chauffeur et, comme s’il vou-
lait prouver sa moralité, il ajouta : « C’est ma femme.
Nous venons de nous retrouver. » Rabat était une petite
ville, blanche et solaire, dont l’élégance surprit Mathilde.
Elle contempla avec ravissement les façades art déco des
immeubles du centre et elle colla son nez contre la vitre
pour mieux voir les jolies femmes qui descendaient le
cours Lyautey, leurs gants assortis à leurs chaussures
et à leur chapeau. Partout, des travaux, des immeubles
en chantier devant lesquels des hommes en haillons
venaient demander du travail. Là des bonnes sœurs
marchaient à côté de deux paysannes, portant sur leur
dos des fagots. Une petite fille, à qui l’on avait coupé les
cheveux à la garçonne, riait sur un âne qu’un homme
noir tirait. Pour la première fois de sa vie, Mathilde
respirait le vent salé de l’Atlantique. La lumière faiblit,
gagna en rose et en velouté. Elle avait sommeil et elle
s’apprêtait à poser sa tête sur l’épaule de son mari quand
celui-ci annonça qu’on était arrivés.
Ils ne sortirent pas de la chambre pendant deux jours.
Elle, qui était pourtant si curieuse des autres et du
dehors, refusa d’ouvrir les volets. Elle ne se lassait pas
des mains d’Amine, de sa bouche, de l’odeur de sa peau,
qui, elle le comprenait maintenant, avait à voir avec l’air
de ce pays. Il exerçait sur elle un véritable envoûtement
et elle le suppliait de rester en elle aussi longtemps que
possible, même pour dormir, même pour parler.
La mère de Mathilde disait que c’était la souffrance
et la honte qui ravivaient le souvenir de notre condi-
tion d’animal. Mais jamais on ne lui avait parlé de ce
plaisir-là. Pendant la guerre, les soirs de désolation et
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de tristesse, Mathilde se faisait jouir dans le lit glacé
de sa chambre, à l’étage. Lorsque retentissait l’alarme
qui annonçait les bombes, quand commençait à se faire
entendre le vrombissement d’un avion, Mathilde cou-
rait, non pas pour sa survie, mais pour assouvir son
désir. À chaque fois qu’elle avait peur, elle montait dans
sa chambre dont la porte ne fermait pas mais elle se
fichait bien que quelqu’un la surprenne. De toute façon
les autres aimaient rester groupés dans les trous ou dans
les sous-sols, ils voulaient mourir ensemble, comme des
bêtes. Elle s’allongeait sur son lit, et jouir était le seul
moyen de calmer la peur, de la contrôler, de prendre
le pouvoir sur la guerre. Allongée sur les draps sales,
elle pensait aux hommes qui partout traversaient des
plaines, armés de fusils, des hommes privés de femmes
comme elle était privée d’homme. Et tandis qu’elle
appuyait sur son sexe, elle se figurait l’immensité de ce
désir inassouvi, cette faim d’amour et de possession qui
avait saisi la terre entière. L’idée de cette lubricité infinie
la plongeait dans un état d’extase. Elle jetait la tête en
arrière et, les yeux révulsés, elle imaginait des légions
d’hommes venir à elle, la prendre, la remercier. Pour
elle, peur et plaisir se confondaient et dans les moments
de danger, sa première pensée était toujours celle-là.
Au bout de deux jours et deux nuits, Amine dut
presque la tirer du lit, mort de soif et de faim, pour
qu’elle accepte de s’attabler à la terrasse de l’hôtel. Et
là encore, tandis que le vin lui réchauffait le cœur, elle
pensait à la place qu’Amine, bientôt, reviendrait com-
bler entre ses cuisses. Mais son mari avait pris un air
sérieux. Il dévora la moitié d’un poulet avec les mains et
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voulut parler d’avenir. Il ne remonta pas avec elle dans
la chambre et s’offusqua qu’elle lui propose une sieste.
Plusieurs fois, il s’absenta pour passer des coups de
téléphone. Quand elle lui demanda à qui il avait parlé
et quand ils quitteraient Rabat et l’hôtel, il se montra
très vague. « Tout ira très bien, lui disait-il. Je vais tout
arranger. »
Au bout d’une semaine, alors que Mathilde avait passé
l’après-midi seule, il rentra dans la chambre, nerveux,
contrarié. Mathilde le couvrit de caresses, elle s’assit sur
ses genoux. Il trempa ses lèvres dans le verre de bière
qu’elle lui avait servi et il dit : « J’ai une mauvaise nou-
velle. Nous devons attendre quelques mois avant de
nous installer sur notre propriété. J’ai parlé au locataire
et il refuse de quitter la ferme avant la fin du bail. J’ai
essayé de trouver un appartement à Meknès, mais il y a
encore beaucoup de réfugiés et rien à louer pour un prix
raisonnable. » Mathilde était désemparée.
« Et que ferons-nous alors ?
— Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la
situation ridicule, hilarante. Comment un homme
comme Amine, un homme capable de la posséder
comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire
qu’ils allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis,
pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa
femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol
en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
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Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant
précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une
femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine
était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait
les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les
frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance.
En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un
homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle
l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait
servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine
était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de
Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours
des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui
encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était
la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mol-
lets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau
des fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine
des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au vil-
lage, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta
ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait
bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus
sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau
qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une
illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le profes-
seur de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son
cousin Alain qui mettait sa main sous sa robe et volait
pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais arrivée ici,
sur sa terre à lui, elle se sentit démunie.
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Trois jours plus tard, ils montèrent dans un camion
dont le chauffeur avait accepté de les conduire jusqu’à
Meknès. Mathilde était incommodée par l’odeur du rou-
tier et par le mauvais état de la route. Deux fois, ils s’ar-
rêtèrent au bord du fossé pour qu’elle puisse vomir. Pâle
et épuisée, les yeux fixés sur un paysage auquel elle ne
trouvait ni sens ni beauté, Mathilde fut submergée par la
mélancolie. « Faites, se dit-elle, que ce pays ne me soit
pas hostile. Ce monde me sera-t‑il un jour familier ? »
Quand ils arrivèrent à Meknès, la nuit était tombée et
une pluie drue et glacée s’abattait contre le pare-brise
du camion. « Il est trop tard pour te présenter ma mère,
expliqua Amine. Nous dormons à l’hôtel. »
La ville lui parut noire et hostile. Amine lui en expliqua
la topographie qui répondait aux principes émis par le
maréchal Lyautey au début du protectorat. Une sépa-
ration stricte entre la médina, dont les mœurs ances-
trales devaient être préservées, et la ville européenne,
dont les rues portaient des noms de villes françaises et
qui se voulait un laboratoire de la modernité. Le camion
les déposa en contrebas, sur la rive gauche de l’oued
Boufakrane, à l’entrée de la ville indigène. La famille
d’Amine y vivait, dans le quartier de Berrima, juste
en face du mellah. Ils prirent un taxi pour se rendre
de l’autre côté du fleuve. Ils empruntèrent une longue
route en montée, longèrent des terrains de sport et tra-
versèrent une sorte de zone tampon, un no man’s land
qui séparait la ville en deux et où il était interdit de
construire. Amine lui indiqua le camp Poublan, base
militaire qui surplombait la ville arabe et en surveillait
les moindres soubresauts.
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Ils s’installèrent dans un hôtel convenable et le récep-
tionniste examina, avec des précautions de fonctionnaire,
leurs papiers et leur acte de mariage. Dans l’escalier qui
les menait à leur chambre, une dispute faillit éclater car
le garçon d’étage s’obstinait à parler en arabe à Amine
qui s’adressait à lui en français. L’adolescent jeta à
Mathilde des regards équivoques. Lui qui devait fournir
aux autorités un petit papier pour prouver qu’il avait le
droit, la nuit, de marcher dans les rues de la ville nou-
velle en voulait à Amine de coucher avec l’ennemie et
de circuler en liberté. À peine eurent-ils déposé leurs
bagages dans leur chambre, qu’Amine remit son man-
teau et son chapeau. « Je vais saluer ma famille. Je ne
tarderai pas. » Il ne lui laissa pas le temps de répondre,
claqua la porte et elle l’entendit courir dans l’escalier.
Mathilde s’assit sur le lit, ses jambes ramenées
contre son torse. Que faisait-elle ici ? Elle ne pouvait
s’en prendre qu’à elle-même et à sa vanité. C’est elle
qui avait voulu vivre l’aventure, qui s’était embarquée,
bravache, dans ce mariage dont ses amies d’enfance
enviaient l’exotisme. À présent, elle pouvait être l’objet
de n’importe quelle moquerie, de n’importe quelle tra-
hison. Peut-être Amine avait-il rejoint une maîtresse ?
Peut-être même était-il marié, puisque, comme son père
le lui avait dit avec une moue gênée, les hommes ici
étaient polygames ? Il jouait peut-être aux cartes dans
un bistrot à quelques pas d’ici, se réjouissant devant ses
amis d’avoir faussé compagnie à sa pesante épouse. Elle
se mit à pleurer. Elle avait honte de céder à la panique,
mais la nuit était tombée, elle ne savait pas où elle était.
Si Amine ne revenait pas, elle serait complètement
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perdue, sans argent, sans ami. Elle ne connaissait même
pas le nom de la rue où ils logeaient.
Quand Amine rentra, un peu avant minuit, elle était
là, échevelée, le visage rouge et décomposé. Elle avait
mis du temps à ouvrir la porte, elle tremblait et il crut
que quelque chose s’était passé. Elle se jeta dans ses bras
et elle tenta d’expliquer sa peur, sa nostalgie, l’angoisse
folle qui l’avait étreinte. Il ne comprenait pas, et le corps
de sa femme, accrochée à lui, lui sembla affreusement
lourd. Il l’attira vers le lit et ils s’assirent l’un à côté de
l’autre. Amine avait le cou mouillé de larmes. Mathilde
se calma, sa respiration se fit plus lente, elle renifla plu-
sieurs fois et Amine lui tendit un mouchoir qu’il avait
caché dans sa manche. Il lui caressa lentement le dos
et lui dit : « Ne fais pas la petite fille. Tu es ma femme
maintenant. Ta vie est ici. »
Deux jours plus tard, ils s’installèrent dans la maison
de Berrima. Dans les étroites ruelles de la vieille ville,
Mathilde agrippa le bras de son mari, elle avait peur de
se perdre dans ce labyrinthe où une foule de commer-
çants se pressaient, où les vendeurs de légumes hurlaient
leurs boniments. Derrière la lourde porte cloutée de
la maison, la famille l’attendait. La mère, Mouilala, se
tenait au milieu du patio. Elle portait un élégant caftan
de soie et ses cheveux étaient recouverts d’un foulard
vert émeraude. Pour l’occasion, elle avait ressorti de
son coffre en cèdre de vieux bijoux en or ; des bracelets
de cheville, une fibule gravée et un collier si lourd que
son corps chétif était un peu courbé vers l’avant. Quand
le couple entra elle se jeta sur son fils et le bénit. Elle
sourit à Mathilde qui prit ses mains dans les siennes et
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contempla ce beau visage brun, ces joues qui avaient
un peu rougi. « Elle dit bienvenue », traduisit Selma, la
petite sœur qui venait de fêter ses neuf ans. Elle se tenait
devant Omar, un adolescent maigre et taiseux, qui garda
les mains derrière son dos et les yeux baissés.
Mathilde dut s’habituer à cette vie les uns sur les
autres, à cette maison où les matelas étaient infestés de
punaises et de vermine, où l’on ne pouvait se protéger
des bruits du corps et des ronflements. Sa belle-sœur
entrait dans sa chambre sans prévenir et elle se jetait sur
son lit en répétant les quelques mots de français qu’elle
avait appris à l’école. La nuit, Mathilde entendait les
cris de Jalil, le plus jeune frère, qui vivait enfermé à
l’étage avec pour seule compagnie un miroir qu’il ne
perdait jamais de vue. Il fumait continuellement le
sebsi, et l’odeur du kif se répandait dans le couloir et
l’étourdissait.
Toute la journée, des hordes de chats traînaient leurs
profils squelettiques dans le petit jardin intérieur, où
un bananier couvert de poussière luttait pour ne pas
mourir. Au fond du patio était creusé un puits dans
lequel la bonne, ancienne esclave, faisait remonter de
l’eau pour le ménage. Amine lui avait dit que Yasmine
venait d’Afrique, peut-être du Ghana, et que Kadour
Belhaj l’avait achetée pour sa femme sur le marché de
Marrakech.
Dans les lettres qu’elle écrivait à sa sœur, Mathilde
mentait. Elle prétendait que sa vie ressemblait aux
romans de Karen Blixen, d’Alexandra David-Néel, de
Pearl Buck. Dans chaque missive, elle composait des
aventures où elle se mettait en scène, au contact de
populations indigènes tendres et superstitieuses. Elle se
décrivait, portant bottes et chapeau, altière sur le dos
d’un pur-sang arabe. Elle voulait qu’Irène soit jalouse,
qu’elle souffre à chaque mot, qu’elle crève d’envie,
qu’elle enrage. Mathilde se vengeait de cette grande
sœur autoritaire et rigide, qui l’avait toute sa vie traitée
comme une enfant et qui avait si souvent pris plaisir à
l’humilier en public. « Mathilde l’écervelée », « Mathilde
la dévergondée », disait Irène sans tendresse et sans
indulgence. Mathilde avait toujours pensé que sa sœur
avait échoué à la comprendre et qu’elle l’avait tenue pri-
sonnière d’une affection tyrannique.
Quand elle était partie pour le Maroc, quand elle
avait fui leur village, les voisins et l’avenir qu’on lui
avait promis, Mathilde avait éprouvé un sentiment de
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victoire. Elle écrivit d’abord des lettres enthousiastes où
elle décrivait sa vie dans la maison de la médina. Elle
insistait sur le mystère des ruelles de Berrima, en rajou-
tait sur la saleté des rues, le bruit et l’odeur des ânes qui
transportaient les hommes et leurs marchandises. Elle
trouva, grâce à une des religieuses du pensionnat, un
petit livre sur Meknès où étaient reproduites des gra-
vures de Delacroix. Elle posa sur une table de nuit le
livre aux feuilles jaunies et elle voulut s’en imprégner.
Elle apprit par cœur des passages de Pierre Loti qu’elle
trouvait si poétique et elle s’émerveillait en pensant
que l’écrivain avait dormi à quelques kilomètres d’ici
et qu’il avait posé les yeux sur les murailles et le bassin
de l’Agdal.
Elle raconta les brodeurs, les chaudronniers, les tour-
neurs sur bois assis en tailleur dans leurs boutiques
creusées en sous-sol. Elle raconta les processions des
confréries sur la place El-Hedim et le défilé des voyantes
et des guérisseurs. Dans une de ses lettres, elle décrivit
sur près d’une page la boutique d’un rebouteux qui ven-
dait des crânes de hyènes, des corbeaux desséchés, des
pattes de hérisson et du venin de serpent. Elle pensa
que cela ferait forte impression sur Irène et sur son père
Georges et que, dans leur lit, à l’étage de leur maison
bourgeoise, ils l’envieraient d’avoir sacrifié l’ennui à
l’aventure, le confort à une vie romanesque.
Tout dans le paysage était inattendu, différent de ce
qu’elle avait connu jusqu’alors. Il lui aurait fallu de nou-
veaux mots, tout un vocabulaire débarrassé du passé
pour dire les sentiments, la lumière si forte qu’on vivait
les yeux plissés, pour décrire la stupeur qui la saisissait,
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jour après jour, devant tant de mystère et tant de beauté.
Rien, ni la couleur des arbres, ni celle du ciel, ni même
le goût que le vent laissait sur la langue et les lèvres, ne
lui était familier. Tout avait changé.
Dans les premiers mois au Maroc, Mathilde passa
beaucoup de temps derrière le petit bureau que sa
belle-mère avait installé dans leurs appartements. La
vieille femme lui vouait une déférence touchante. Pour
la première fois de sa vie, Mouilala partageait sa maison
avec une femme instruite et, lorsqu’elle voyait Mathilde
penchée sur son papier à lettres brun, elle ressentait
pour sa belle-fille une immense admiration. Elle avait
interdit, dès lors, qu’on fasse du bruit dans les couloirs et
elle obligea Selma à ne plus courir entre les étages. Elle
refusait aussi que Mathilde passe ses journées dans la
cuisine car elle pensait que ce n’était pas la place d’une
Européenne capable de lire les journaux et de tourner
les pages d’un roman. Alors Mathilde s’enfermait dans
la chambre et elle écrivait. Elle y prenait rarement du
plaisir tant, à chaque fois qu’elle se lançait dans la des-
cription d’un paysage ou dans l’évocation d’une scène
vécue, son vocabulaire lui semblait limité. Elle butait
sans cesse sur les mêmes mots, lourds et ennuyeux, et
elle percevait alors, de manière confuse, que le langage
était un champ immense, un terrain de jeux sans limites
qui lui faisait peur et qui l’étourdissait. Il y avait tant à
dire et elle aurait voulu être Maupassant pour décrire le
jaune qui recouvrait les murs de la médina, pour rendre
vivante l’agitation des jeunes garçons qui jouaient dans
les rues où les femmes glissaient comme des fantômes,
enveloppées dans leurs haïks blancs. Elle convoquait un
30
vocabulaire exotique qui, elle en était certaine, plairait à
son père. Elle parlait de razzias, de fellahs, de djinns et
de zelliges de toutes les couleurs.
Mais ce qu’elle aurait voulu, c’est qu’il n’y ait aucune
barrière, aucun obstacle à son expression. Qu’elle puisse
dire les choses ainsi qu’elle les voyait. Décrire les gosses
au crâne rasé à cause de la teigne, tous ces garçons qui
couraient d’une rue à l’autre, qui criaient et qui jouaient,
se retournaient sur son passage, s’arrêtaient, et qui d’un
regard sombre, d’un regard plus vieux qu’eux, l’obser-
vaient. Elle eut la bêtise, un jour, de glisser une pièce
dans la main d’un petit en culotte courte qui n’avait
pas cinq ans et portait un tarbouche trop large pour sa
tête. Il n’était pas plus grand que les sacs de jute pleins
de lentilles ou de semoule que l’épicier posait devant
sa porte et dans lesquels Mathilde avait toujours fan-
tasmé de plonger le bras. « Achète-toi un ballon », lui
avait-elle dit et elle s’était sentie toute gonflée d’orgueil
et de joie. Mais le petit avait crié et des enfants avaient
surgi de toutes les rues adjacentes et ils s’étaient jetés sur
Mathilde comme un essaim d’insectes. Ils invoquaient le
nom de Dieu, ils disaient des mots en français mais elle
ne comprenait rien et elle avait dû courir, sous les yeux
moqueurs des passants qui pensaient « Ça lui apprendra
à faire bêtement la charité ». Cette vie sublime, elle
aurait voulu l’observer de loin, être invisible. Sa haute
taille, sa blancheur, son statut d’étrangère la mainte-
naient à l’écart du cœur des choses, de ce silence qui fait
qu’on se sait chez soi. Elle goûtait l’odeur du cuir dans
l’étroitesse des rues, celle du feu de bois et de la viande
fraîche, l’odeur mêlée de l’eau croupie et des poires trop
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mûres, de la bouse des ânes et de la sciure de bois. Mais
elle n’avait pas de mots pour ça.
Quand elle était lasse d’écrire ou de relire des romans
connus par cœur, Mathilde s’allongeait sur la terrasse
où on lavait le linge et où l’on mettait la viande à sécher.
Elle écoutait les conversations de la rue, les chansons
des femmes dans ces coulisses qui leur étaient dévolues.
Elle les regardait, comme des funambules, passer parfois
d’une terrasse à l’autre et manquer de se rompre le cou.
Les filles, les bonnes, les épouses criaient, dansaient, se
faisaient des confidences sur ces toits qu’elles ne déser-
taient que la nuit ou à midi, quand le soleil tapait trop
fort. Cachée par un petit muret, Mathilde répétait les
quelques insultes qu’elle connaissait pour parfaire son
accent et les passants levaient la tête et l’insultaient en
retour. « Lay atik typhus1 ! » Ils pensaient sans doute que
c’était un petit garçon qui se moquait d’eux, un che-
napan dévoré d’ennui à force de traîner dans les jupes
de sa mère. Elle avait l’oreille toujours à l’affût et elle
absorba le vocabulaire avec une rapidité qui prit tout le
monde de court. « Hier encore elle ne comprenait rien ! »
s’étonna Mouilala et, dès lors, on fit attention à ce qu’on
disait en sa présence.
C’est dans la cuisine que Mathilde apprit l’arabe. Elle
finit par s’y imposer et Mouilala accepta qu’elle s’assoie
pour regarder. On lui lançait des clins d’œil, des sourires,
on chantait. Elle apprit d’abord à dire tomate, huile,
eau et pain. Elle apprit le chaud, le froid, le lexique des
1. « Que Dieu te donne le typhus ! »
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épices, puis vint celui du climat : sécheresse, pluie, gel,
vent chaud et même tempête de sable. Avec ce voca-
bulaire, elle put aussi dire le corps et parler d’amour.
Selma, qui apprenait le français à l’école, lui servait d’in-
terprète. Souvent, lorsqu’elle descendait pour le petit
déjeuner, Mathilde trouvait Selma endormie sur les ban-
quettes du salon. Elle grondait Mouilala qui se fichait
que sa fille s’instruise, qu’elle ait de bonnes notes et
qu’elle soit assidue. Elle laissait la petite dormir comme
un ours et n’avait pas le cœur de la réveiller tôt pour
l’école. Mathilde avait tenté de convaincre Mouilala que
Selma pourrait gagner, par l’éducation, son indépen-
dance et sa liberté. Mais la vieille femme avait froncé
les sourcils. Son visage, d’habitude si affable, s’était
assombri et elle en avait voulu à la nassrania1 de lui
faire la leçon. « Pourquoi la laissez-vous rater l’école ?
Vous mettez son avenir en péril. » De quel avenir cette
Française pouvait-elle bien parler ? s’était demandé
Mouilala. Quelle importance si Selma passait la journée
à la maison, si elle apprenait à farcir des intestins puis à
les recoudre plutôt que de noircir les pages d’un cahier ?
Mouilala avait eu trop d’enfants, trop de soucis. Elle
avait enterré un mari et plusieurs bébés. Selma était son
cadeau, son repos, la dernière occasion que la vie lui
offrait de se montrer tendre et indulgente.
Pour son premier ramadan, Mathilde décida de jeûner
elle aussi et son mari la remercia de se plier ainsi à leurs
rites. Tous les soirs, elle but la harira dont elle n’aimait
pas le goût et elle se leva avant le soleil pour manger
1. La nazaréenne, terme utilisé pour désigner les chrétiens.
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des dattes et boire du lait caillé. Pendant le mois saint,
Mouilala ne quitta plus la cuisine et Mathilde, gour-
mande et velléitaire, ne comprenait pas qu’on puisse se
priver de nourriture et passer ses journées dans les effluves
de tajines et de pain. Les femmes, de l’aube jusqu’à la
tombée de la nuit, roulaient des pâtes d’amandes, trem-
paient des gâteaux frits dans le miel. Elles pétrissaient la
pâte imbibée de graisse et l’étiraient jusqu’à ce qu’elle
devienne aussi fine que du papier à lettres. Leurs mains
ne craignaient ni le froid ni la chaleur et elles posaient
leurs paumes à même les plaques brûlantes. Le jeûne
les rendait pâles et Mathilde se demanda comment elles
résistaient, dans cette cuisine surchauffée, où l’odeur de
la soupe montait jusqu’à vous étourdir. Elle, pendant
ces longues journées de privation, ne pouvait penser à
autre chose qu’à ce qu’elle allait manger quand la nuit
tomberait. Elle faisait rouler la salive dans sa bouche, les
yeux fermés, allongée sur une des banquettes humides
du salon. Elle combattait son mal de tête en se figurant
des tranches de pain fumantes, des œufs frits à la viande
boucanée, des cornes de gazelle trempées dans le thé.
Puis quand l’appel à la prière retentissait, les femmes
disposaient sur la table une carafe de lait, des œufs durs,
le bol de soupe fumante, les dattes qu’elles ouvraient avec
leurs ongles. Mouilala avait une attention pour chacun ;
elle farcissait des raïs de viande et ajoutait du piment
dans celles de son fils cadet qui aimait que sa langue lui
brûle. Elle pressait des oranges pour Amine dont la santé
l’inquiétait. Debout sur le seuil du salon, elle attendait
que les hommes, le visage encore froissé par la sieste,
rompent le pain, qu’ils épluchent un œuf dur, qu’ils se
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laissent aller contre un coussin pour enfin rejoindre la
cuisine et se sustenter. Mathilde n’y comprenait rien. Elle
disait : « C’est de l’esclavage ! Elle cuisine toute la journée
et elle doit encore attendre que vous ayez mangé ! Je n’ar-
rive pas à y croire. » Elle s’offusquait devant Selma qui,
assise sur le rebord de la fenêtre dans la cuisine, riait.
Elle cria sa colère à Amine et elle la répéta après l’Aïd
el-Kébir, fête qui donna lieu à une dispute terrible. La
première fois, Mathilde resta silencieuse, comme pétri-
fiée par le spectacle des bouchers aux tabliers couverts
de sang. Depuis la terrasse, sur le toit de la maison, elle
observa les ruelles silencieuses de la médina dans les-
quelles se déplaçaient les silhouettes de ces bourreaux
et puis de jeunes garçons qui faisaient des allers-retours
entre les maisons et le four. Des ruisseaux de sang chaud
et bouillonnant coulaient de maison en maison. Une
odeur de chair crue flottait dans l’air et, sur des crochets
de fer, on pendait la peau lainée de la bête aux portes des
habitations. « C’est un bon jour, avait pensé Mathilde,
pour commettre un assassinat. » Sur les autres terrasses,
dans le domaine des femmes, on s’activait sans relâche.
Elles coupaient, évidaient, écorchaient, écartelaient. Dans
la cuisine, elles s’enfermaient pour nettoyer les entrailles,
débarrasser les intestins de l’odeur de merde avant de
les farcir, de les coudre, et de les faire revenir longtemps
dans une sauce piquante. Il fallait séparer la graisse de
la chair, mettre la tête de la bête à cuire car même les
yeux seraient mangés par le fils aîné qui planterait son
index dans le crâne et en retirerait les globes luisants.
Amine, quand elle vint lui dire que c’était « une fête de
sauvages », « un rite de gens cruels », que la viande crue et
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le sang la dégoûtaient au point de vomir, leva au ciel ses
mains tremblantes et s’il se retint de les écraser contre la
bouche de sa femme, c’est parce que c’était un jour sacré
et qu’il devait à Dieu d’être calme et compatissant.
À la fin de chaque lettre, Mathilde demandait à Irène
de lui envoyer des livres. Des romans d’aventures, des
recueils de nouvelles qui auraient pour décor des pays
froids et lointains. Elle n’avoua pas qu’elle ne se rendait
plus à la librairie, dans le centre de la ville européenne.
Elle avait en horreur ce quartier de commères, femmes
de colons et de militaires, elle se sentait prête à tuer dans
ces rues où elle avait tant de mauvais souvenirs. Un jour
de septembre 1947, alors qu’elle était enceinte de sept
mois, elle s’était retrouvée sur l’avenue de la République
que la plupart des Meknassis appelaient simplement
« l’Avenue ». Il faisait chaud et ses jambes étaient enflées.
Elle s’était dit qu’elle pourrait aller au cinéma Empire
ou se rafraîchir sur la terrasse du Roi de la Bière. Deux
jeunes femmes l’avaient alors bousculée. La plus brune
s’était mise à rire : « Regarde celle-là. C’est un Arabe qui
l’a engrossée. » Mathilde s’était retournée et elle avait
saisi la manche de la jeune femme, qui s’était dégagée
dans un sursaut. S’il n’y avait pas eu ce ventre, si la cha-
leur n’avait pas été si harassante, Mathilde l’aurait pour-
suivie. Elle lui aurait fait la peau. Elle aurait rendu tous
les coups qu’elle avait reçus au cours de sa vie. Petite
fille insolente, adolescente lubrique, épouse indocile,
elle avait essuyé les gifles et les brimades, la rage de ceux
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qui voulaient faire d’elle une femme respectable. Ces
deux inconnues auraient payé pour la vie de domestica-
tion que Mathilde endurait.
Aussi étrange que cela paraisse, Mathilde ne pensa
jamais qu’Irène ou Georges puissent ne pas la croire
et encore moins qu’ils puissent venir un jour lui rendre
visite. Quand elle s’installa à la ferme, au printemps 1949,
elle se sentit libre de mentir sur la vie de propriétaire ter-
rienne qu’elle y menait. Elle n’avoua pas que l’agitation
de la médina lui manquait, que la promiscuité, qu’elle
avait un temps maudite, lui semblait à présent un sort
enviable. Souvent, elle écrivait « J’aurais voulu que tu me
voies » et elle ne mesurait pas que se trouvait là l’aveu
de son immense solitude. Elle s’attristait de toutes ces
premières fois qui n’intéressaient personne à part elle,
de cette existence sans spectateurs. À quoi bon vivre,
pensait-elle, si ce n’est pas pour être vue ?
Elle concluait ses missives par « Je vous aime », ou
« Vous me manquez » mais elle ne fit jamais part de son
mal du pays. Elle ne céda pas à la tentation de leur dire
que les vols de cigognes, qui arrivaient sur Meknès au
début de l’hiver, la plongeaient dans une intense mélan-
colie. Ni Amine ni les gens de la ferme ne partageaient
son amour des animaux et quand, un jour, elle évoqua
devant son mari le souvenir de Minet, le chat de son
enfance, celui-ci leva les yeux au ciel devant tant de miè-
vrerie. Elle recueillit des chats, qu’elle apprivoisa avec du
pain trempé dans du lait et quand les femmes berbères
la regardaient, trouvant que ce pain donné au chat était
gâché, elle pensait : « Il faut rattraper l’amour perdu, ils
ont tellement manqué. »
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LEÏLA SLIMANI
Le pays des autres
En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend
d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée
française. Après la Libération, le couple s’installe au
Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tan-
dis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine
constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde
se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc.
Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle
souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étran-
gère et du manque d’argent. Le travail acharné du
couple portera-t-il ses fruits ? Les dix années que couvre
le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable
des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à
l’indépendance de l’ancien protectorat.
Tous les personnages de ce roman vivent dans « le
pays des autres » : les colons comme les indigènes, les
soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes,
surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans
cesse lutter pour leur émancipation. Après deux romans
au style clinique et acéré, Leïla Slimani, dans cette
grande fresque, fait revivre une époque et ses acteurs
avec humanité, justesse, et un sens très subtil de la
narration.
Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’auteure de
deux romans parus aux Éditions Gallimard, Dans le
jardin de l’ogre («Folio» no 6062) et Chanson douce
(«Folio» no 6492), qui a obtenu le prix Goncourt 2016
et le Grand Prix des lectrices de Elle 2017.
LEÏLA SLIMANI
LE PAYS
DES AUTRES
rom a n
Le pays des autres
GALLIMARD
Leïla Slimani
Cette édition électronique du livre
Le pays des autres de Leïla Slimani
a été réalisée le 27 janvier 2020
par les Éditions Gallimard
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072887994 - Numéro d’édition : 364184)
Code Sodis : U31711 - ISBN : 9782072888007.
Numéro d’édition : 364185