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Cf36 La Pensee Ecologique Et Lespace Litteraire Complet

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Directeur(s) :

David, Sylvain; Vadean, Mirella

Titre du cahier :
La pensée écologique et l'espace littéraire

Type de publication :
Cahiers Figura

Volume de la publication :
36

Date de parution :
2014

Résumé :
Que peut la pensée écologique? Une ressource insoupçonnée de la pensée écologique
se révèle lorsqu'on lui fait quitter le domaine scientifique du constat pour l'ouvrir à la
sensibilité poétique.

Pour citer ce document, utiliser l'information suivante :

David, Sylvain et Mirella Vadean (dir.). 2014. La pensée écologique et l'espace littéraire.
Cahier Figura. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain.
<http://oic.uqam.ca/fr/publications/la-pensee-ecologique-et-lespace-litteraire>.
Consulté le 12 juillet 2021. Publication originale : (2014. Montréal, Université du Québec à
Montréal : Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, coll. Cahier Figura,
vol. 36, 176 p.).

L’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC) est conçu comme un environnement de recherches et de


connaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des résultats
de recherche et des strates d’analyse afin de déterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiquer
avec l’équipe de l’OIC notamment au sujet des droits d’utilisation de cet article : oic@labo-nt2.org

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La pensée
écologique et
l’espace littéraire

Sous la direction de
Mirella Vadean
et Sylvain David
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives
nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Vedette principale au titre :


La pensée écologique et l’espace littéraire
(Collection Figura; no 36)
Textes présentés lors d’une journée d’étude tenue à l’Université
Concordia, Montréal, le 17 mai 2013.
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-923907-34-5
1. Écocritique - Congrès. I. Vadean, Mirella, 1968- . II. David,
Sylvain, 1972- . III. Université du Québec à Montréal. Centre de
recherche Figura sur le texte et l’imaginaire. IV. Collection : Figura,
textes et imaginaires ; no 36.
PN98.E36P46 2013 809’.9336 C2014-941635-0

Figura remercie de son soutien financier le Fonds québécois de recher-


che sur la société et la culture (FQRSC).

Illustration de la couverture : The County Archives in Sogn og


Fjordane, 1910
Mise en page : William S. Messier
Révision / correction : William S. Messier
Maquette de la collection : Julie Parent (Studio Calypso)

Diffusion / distribution : Presses de l’Université du Québec (www.


puq.ca) et Prologue (www.prologue.ca)

Dépôt légal :
Bibliothèque et Archives nationales du Québec • 2014
Bibliothèque et Archives Canada • 2014
La pensée
écologique et
l’espace littéraire
Sous la direction de
Mirella Vadean et Sylvain David

CENTRE DE RECHERCHE SUR


LE TEXTE ET L’IMAGINAIRE

Collection Figura numéro 36 • 2014


Table des matières

Mirella Vadean et Sylvain David


« La pensée écologique et l’espace littéraire »..........................9

Stéphanie Posthumus
« Écocritique et ecocriticism.
Repenser le personnage écologique ».......................................15

Anaïs Boulard
« La pensée écologique en littérature. De l’imagerie
à l’imaginaire de la crise environnementale »..........................35

Julia Holter
« “Mon mode de résistance s’appelle poésie.”
Pensée écopoétique de Michel Deguy »....................................51

Pierre-Alain Gouanvic
« Conscience et nature après l’Affaire Sokal »...........................65

Sylvain David
« Cosmo/logos. Sorties littéraires de la modernité ».................83

Christian Guay-Poliquin
« La fin, la fin et la fin. Sociocritique de l’imaginaire
écologique chez Antoine Volodine ».........................................97

Philippe Handfield
« Le sublime chez Michel Houellebecq. De la domination
à la réconciliation dans notre rapport avec la nature »............119
Gabriel Vignola
« Pierre Perrault et la parole de la nature.
Écocritique du direct ».............................................................139

Mirella Vadean
« L’esprit comme milieu des idées. Une inspiration
écologique à partir des écrits de Marie Darrieussecq ».............161
Mirella Vadean
Sylvain David
Université Concordia

La pensée écologique
et l’espace littéraire
Oui, il y a une méthode écologiste, qui n’est ni prophétie, ni
militantisme, ni bourrage de crâne. C’est le dégel d’une pensée
assommée et le réveil de sensations anesthésiées, c’est la conversion
des consciences à un monde familier auquel on ne faisait plus
attention, qu’on ne voyait plus à force d’habitude. […] [Il s’agit d’]un
mouvement poético-politique […] parce que ceux qui ne savent
plus rêver le monde ne savent pas non plus le changer1.

L’
Serge Moscovici
De la nature
écologie est un thème clé de la pensée actuelle. Bien que
la pensée en lien avec ce domaine s’éveille dès l’Antiquité,
c’est Montaigne qui semble le mieux en exprimer la teneur
à travers son discours sur la nature. La « mesme nature », principe
unificateur des choses les plus disparates, entre tout ce qui est
humain et non-humain, s’estompe toutefois quelques décennies après

1. Serge Moscovici, De la nature. Pour penser l’écologie, Paris, Métaillé, 2002,


p. 31, 72.
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE ET L’ESPACE LITTÉRAIRE

la mort de l’essayiste. En se séparant de l’homme, la nature n’offre


plus un savoir tiré de l’observation des animaux et des plantes en
lien direct avec les mœurs ou la morale. Les efforts de Spinoza pour
s’opposer à cette séparation, sa plaidoirie pour la compréhension
du comportement humain comme phénomène réglé par le
déterminisme universel, sont vains. La nature s’affranchit, devient
domaine ontologique autonome, objet à exploiter, champ d’enquête
et d’expérience qui intéresse notamment la pensée scientifique dont
nous demeurons, en ce début du XXIe siècle, tributaires2. Ainsi, elle
se fait Nature et entre dans une relation particulièrement complexe
avec la Culture, relation dont la pensée écologique se fait le fin
psychologue.

Quelle est la signification de la pensée écologique aujourd’hui?


Comme toute pensée, la pensée écologique ne peut pas s’exprimer
d’elle-même, elle a besoin d’un langage et surtout d’une
représentation. Pour l’entendre, nous lui prêtons l’espace littéraire,
afin qu’elle s’y manifeste, qu’elle le traverse et qu’elle le dépasse.
Pourquoi l’espace littéraire? Car l’intuition sensible demeure l’un
des modes de connaissance les plus en mesure d’abolir la distance
entre sujet et objet. Depuis l’espace littéraire, la pensée écologique
nous regarde bien plus directement, elle nous interpelle différemment
à l’aide d’outils qui lui permettent de se faire plus rapidement
présence dans notre esprit. Également, dans l’espace littéraire,
les contraintes, les valeurs qui semblent impossibles à partager se
réunissent et se réconcilient plus facilement3, ouvrant ainsi la voie à
d’autres horizons que le terrain scientifique ne saurait couvrir.

Une telle approche comporte un certain nombre de précédents.


Les théories anglo-américaines de l’ecocriticism, des green studies ou
de l’environemental imagination tentent de définir une écopoétique.

2. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 640 p.


3. Alain Suberchicot, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée,
Paris, Honoré Champion, coll. « Unichamp Essentiel », 2012, 280 p.

10
MIRELLA VADEAN ET SYLVAIN DAVID

En s’appuyant sur le concept de l’ecological work4, des chercheurs


français ont analysé l’écriture littéraire comme travail écologique,
notamment pour réinscrire la nature dans le texte littéraire5. Dans son
tout dernier ouvrage, Alain Suberchicot plaide pour une écocritique
comparée où des expériences littéraires américaines, françaises et
chinoises se rencontreraient. Ces contributions suggèrent que l’accès
à la pensée écologique demeure de moins en moins le monopole d’un
savoir scientifique. À présent, des collaborations inédites se créent
pour puiser dans l’art de nouvelles perspectives et de nouvelles
façons d’interpréter le monde. On cherche même à alimenter une
pratique de gestion créative et durable dans le milieu de l’entreprise
à partir du savoir des arts6. Les sciences humaines se voient donc
davantage investies par la compréhension de la pensée écologique.

Nous souhaitons porter notre contribution à l’élaboration de cette


pensée depuis l’espace littéraire en privilégiant une interrogation
clé : de quelle manière la pensée écologique restitue-t-elle l’une
des caractéristiques essentielles qui la définissent, soit la relation au
milieu7? L’interaction de l’espace littéraire et de la pensée écologique
ne se fait pas sous le signe de l’enfermement, de l’emprisonnement,
mais de l’ouverture, de la libération. À l’ordinaire, c’est la controverse
et non l’accord qui paie le prix de cette libération, de cette traversée
disciplinaire, à cause de l’ébranlement causé aux catégories usuelles

4. Jonathan Bate, Romantic Ecology: Wordsworth and the Environmental Tradition,


Londres, Routledge, 1991, 144 p.
5. Nathalie Blanc, Thomas Pughe et Denis Chartier, Littérature & écologie : vers une
écopoétique, http://www.projetcoal.org/coal/wp-content/uploads/2012/06/
Litterature-et-ecologie.pdf (2 avril 2014).
6. Paul Shrivastava, « The Art of Sustainable Development. Concordia-France
Research Collaboration Appeals to Emotions to Heal the World », Concordia
Now, http://www.concordia.ca/now/what-we-do/research/20121022/the-art-
of-sustainable-development.php (22 octobre 2012).
7. Ernst Haeckel définit l’écologie comme relation des vivants et de leur milieu.
« Écologie », dans Encyclopédie Larousse, http://www.larousse.fr/encyclopedie/
divers/écologie/45580 (2 avril 2014).
11
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE ET L’ESPACE LITTÉRAIRE

du savoir8. Dans notre cas, nous plaidons pour la souplesse9 comme


modèle d’interaction entre la pensée écologique et l’espace littéraire.

Ayant pour principe la traversée disciplinaire à partir de l’espace


littéraire, les travaux réunis dans ce collectif cherchent, comme
le dirait Michel Serres, à repenser le « contrat naturel10 » sur de
nouvelles bases. Stéphanie Posthumus s’appuie ainsi sur la notion
fondamentale de « personnage écologique » pour mettre en lumière
certaines divergences entre écocritique anglophone et pensée
écologique française, le tout en s’appuyant sur les travaux de Félix
Guattari. Anaïs Boulard s’intéresse, pour sa part, à l’imagerie qui
découle de l’inquiétude écologique contemporaine et, surtout,
à son appropriation par la littérature, laquelle la transforme en
imaginaire. Julia Holter propose une lecture attentive de l’œuvre
de Michel Deguy, articulée autour de la « préoccupation noétique »
à lui être centrale, pour révéler comment poésie, philosophie et
écologie s’y entrecroisent pour former une « pensée écopoétique »
originale. Pierre-Alain Gouanvic part, quant à lui, du film Avatar11
pour rappeler en quoi la rupture contemporaine entre sujet et
environnement est, notamment, le fait des orientations spécifiques
conférées en toute connaissance de cause aux outils théoriques et
conceptuels de la science du dernier siècle.

À la suite de ces réflexions écologiques et écocritiques, Sylvain


David lance l’hypothèse comme quoi l’imaginaire de l’« après »,
observable dans la littérature française récente, serait peut-
être un symptôme précurseur d’une sortie de la « cosmologie des
modernes ». La contribution de Christian Guay-Poliquin s’inscrit
dans une continuité thématique en soulignant comment, chez

8. Denis Duclos (dir.), Pourquoi tardons-nous tant à devenir écologistes? Limites de


la postmodernité et société écologique, Paris, L’Harmattan, 2006, 282 p.
9. Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit. Tomes I et II, Paris, Seuil, 1995,
645 p.
10. Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Flammarion, 1992, 191 p.
11. James Cameron, Avatar, États-Unis, 2009, 162 min.
12
MIRELLA VADEAN ET SYLVAIN DAVID

Antoine Volodine, la catastrophe sociale, politique et écologique


fait office de « paradigme d’intelligibilité » pour comprendre
l’univers contemporain. De même, Philippe Handfield observe sous
quelle forme, dans les romans de Michel Houellebecq, une voie
de réconciliation avec une nature dominée par la science se voit
proposée au travers d’un retour à l’idée philosophique et esthétique
du « sublime ».

Cette réflexion générale sur le rapport au milieu aboutit à la


contribution de Gabriel Vignola, qui réfléchit, à partir des œuvres
de Pierre Perrault, à la manière dont les représentations du territoire
contribuent à façonner l’imaginaire et, dès lors, l’identité. Cette idée
trouve un écho inversé dans la réflexion de Mirella Vadean où, par
le biais d’une lecture de Marie Darrieussecq, l’« esprit » se voit pensé
comme « milieu des idées », tout particulièrement en ce qui a trait à la
lecture littéraire et au processus figural. À l’instar de la littérature et
des modes de connaissance du monde offertes par celle-ci, l’écologie
paraît, à l’issue de ces diverses interventions critiques et théoriques,
un savoir qui permet de saisir non seulement l’univers et les êtres
qui y évoluent, mais aussi le lien et l’interaction dynamique entre
diverses catégories de la pensée.

13
Figura no 36 - 2014
Stéphanie Posthumus
Université McGill

Écocritique et ecocriticism.
Repenser le personnage
écologique

P
our définir le sujet écologique, Verena Andermatt Conley
décrit un nombre d’actes associés à une vie plus écologique :
prendre son vélo, marcher, prendre le transport en commun,
recycler du papier, réutiliser du plastique, parmi bien d’autres1.
Mais elle ajoute que de tels actes ne vont pas au cœur de ce qu’est
le sujet écologique qui, selon elle, se construit autrement que les
sujets précédents; ceux de l’ère classique, de l’ère romantique et
de l’ère moderne. D’après Andermatt Conley, le sujet écologique
est fondamentalement différent parce qu’il se construit comme un
ensemble de rapports et d’interactions plutôt que comme une entité
individuelle et isolée. Pour faire un portrait de ce nouveau sujet

1. Verena Andermatt Conley, « Eco-Subjects », dans Peter Conley et Verena


Andermatt Conley [dir.], Rethinking Technologies, Minneapolis, Minnesota
University Press, 1993, p. 77-91.
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

contemporain, Andermatt Conley s’appuie sur la pensée d’Hélène


Cixous, de Michel de Certeau et de Félix Guattari, des figures bien
connues dans le paysage intellectuel français du XXe siècle, mais
qui ne sont pas nécessairement associées à l’écologisme2. Dans le
présent article, je me propose de suivre l’exemple d’Andermatt
Conley pour monter une approche écocritique centrée sur la pensée
écologique, d’une part, et sur le personnage écologique, d’autre part.
Pour ce faire, je montrerai que l’écocritique inspirée de la science
écologique dans le monde anglophone a quelque peu délaissé le
concept de personnage écologique, choisissant plutôt un sujet dissolu
dans son environnement, ou ce que j’appellerai un (non-)sujet
environnemental. En mettant ainsi en dialogue l’écocritique
anglophone et la pensée écologique française, j’inviterai mon lecteur
à réfléchir sur les différences culturelles qui influencent nos manières
de penser, d’imaginer et de discuter des problèmes écologiques.

Depuis son émergence au début des années 90, l’écocritique


se donne comme objectif principal d’analyser le rapport entre
la littérature et l’environnement3. Malgré sa grande diversité de
méthodologies et de théories, l’écocritique se distingue d’autres
approches littéraires de par son insistance sur le rôle du monde non-
humain dans les textes littéraires, artistiques, cinématographiques,
enfin, dans tout texte compris au sens large du terme. L’écocritique
aborde le texte culturel selon une perspective politique qui décentre
l’être humain pour mieux se recentrer sur l’environnement. Mais
un tel objectif, celui d’écarter l’humain, a suscité une objection
importante de la part des critiques littéraires : comment analyser
la littérature où il est avant tout question de drames humains, de
culture humaine, de comportement humain, de mœurs humaines,

2. Il est vrai que l’œuvre de Guattari et plus particulièrement son livre Les Trois
écologies (Paris, Galilée, 1989, 72 p.) a un lien beaucoup plus clair avec la pensée
écologique. J’y reviendrai.
3. Cette définition est tirée de l’introduction de Cheryl Glotfelty à la collection
The Ecocriticism Reader: Landmarks in Literary Ecology, Cheryl Glotfelty et Harold
Fromm [dir.], Athens/London, Georgia University Press, 1996, p. xv-xxxvii.

16
STÉPHANIE POSTHUMUS

si l’on est avant tout intéressé par le monde non-humain? Dans


son livre The Environmental Imagination, Lawrence Buell offre une
réponse possible en affirmant la valeur des textes où il est avant tout
question du monde non-humain, à savoir le genre intitulé nature
writing. Pour Buell, il est essentiel, face à la crise écologique globale,
de remettre en lumière les textes qui pourraient nous orienter vers un
rapport plus harmonieux avec l’environnement4. L’étude du nature
writing représente d’ailleurs un moment clé dans le développement
de l’écocritique, lui donnant de la validité institutionnelle. Or,
ce choix de corpus a quelque peu limité l’écocritique aux textes
caractéristiques d’une tradition littéraire en particulier, c’est-
à-dire anglo-américaine. Par ailleurs, la nature, comme lieu très peu
modifié par les êtres humains, n’existe presque plus, voire nulle part
si l’on pense à l’effet global du réchauffement de la planète5. Dès le
début des années 2000, l’écocritique commence en effet à passer de
l’idée de la nature à celle de l’environnement qui comprend des lieux
post-industriels tout comme des lieux champêtres6.

En plus d’élargir son corpus, l’écocritique revient sur la question de


l’humain, non pas pour embrasser de nouveau un anthropocentrisme
aveugle, mais pour insister sur le fait que l’humain et le non-
humain restent intimement reliés. Des approches comme la justice
environnementale, l’écologie sociale, l’écocritique postcoloniale et
l’écologie queer, entre bien d’autres, montrent que toute étude de
la nature et de l’environnement dans le texte doit nécessairement
inclure l’étude de la construction identitaire comme « genre », « race »
et « classe ». Sans pour autant m’aligner sur une de ces nouvelles
approches, je suis d’avis que l’écocritique doit penser l’humain et

4. Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and


the Formation of American Culture, Cambridge, Belknap Press, 1996, 600 p.
5. Bill McKibben, The End of Nature, New York, Anchor Books, 1989, 226 p.
6. Voir par exemple Karla Armbruster et Kathleen Wallace, Beyond Nature
Writing: Expanding the Boundaries of Ecocriticism, Charlottesville, Virginia
University Press, 2001, 372 p., et Michael Bennett et David Teague, The Nature
of Cities: Ecocriticism and Urban Environments, Tucson, Arizona University Press,
1999, 312 p.
17
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

le non-humain ensemble. Dans ce cas-ci, il sera question de faire


appel à la pensée de Félix Guattari dont la description du processus
de subjectivation sera très utile pour commencer à construire
la notion de personnage écologique. Si une telle construction me
semble importante, c’est que l’écocritique, en prenant appui sur les
modèles de la science écologique, a réduit le rôle du sujet à celui
d’observateur neutre et a écarté par là même tout un ensemble
de textes littéraires où il n’est pas nécessairement question de la
nature. Mon étude se situe donc dans ce cadre critique qui cherche
à ouvrir l’écocritique vers d’autres perspectives culturelles, d’autres
traditions intellectuelles et d’autres genres littéraires.

Alliance instable entre l’ecocriticism


et la science écologique
Bien avant les années 90, l’écocritique anglo-américaine s’appuie
sur les concepts et idées de la science écologique pour développer
de nouvelles approches littéraires. En 1978, William Rueckert publie
« Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism », article
dans lequel il se sert de termes et de concepts tels que la symbiose,
l’organisme, l’échange d’énergie et la biosphère, pour analyser le
rapport entre les poèmes et le lecteur7. D’après Rueckert, les poèmes
donnent de l’énergie au lecteur de par leur charge de créativité et
d’imagination. Le lecteur partage et redistribue cette énergie par la
suite, participant au réseau d’êtres vivants dans l’environnement.
En plaçant le texte littéraire dans un contexte écologique, Rueckert
cherche à construire le lien nécessaire entre le monde immatériel des
idées, des images et des mots, et le monde matériel de l’énergie, des
organismes vivants, etc. On peut certes rejeter l’idée un peu naïve que
les poèmes agissent dans l’écosystème comme des plantes vertes, mais
l’analyse de Rueckert met bien en évidence l’emploi métaphorique
de termes scientifiques pour repenser la fonction du texte littéraire.

7. William Rueckert, « Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism »,


The Iowa Review, vol. 9, no 1, 1978, p. 71-86.

18
STÉPHANIE POSTHUMUS

Par ailleurs, il n’est pas question chez Rueckert d’éliminer l’être


humain de son analyse même s’il est question d’adopter une certaine
pensée scientifique. Certes, Rueckert s’intéresse au lecteur et non pas
au personnage, mais il offre un premier modèle pour penser le sujet
écologique dans le domaine littéraire. Pour Rueckert, « see[ing]
even the smallest, most remote part in relation to a very large whole
is the central intellectual action required by ecology and […] an
ecological vision8 ». Autrement dit, le principe d’interrelation est au
cœur de sa vision écologique de la littérature.

Dans Philosophy of Ecology, David Keller et Frank Golley font


une distinction importante entre l’écologie comme science et une
vision écologique du monde. D’après Keller et Golley, les deux ne
vont pas nécessairement ensemble : « Having an ecological outlook
does not mandate embracing the lessons of scientific ecology; nor
do scientific ecologists necessarily have “ecological worldview”9 ».
Cette confusion entre les deux sens du mot « écologie » caractérise
l’étude de Rueckert où il est question de faire appel à la « vérité » de
l’écologie comme étant à la fois science et prise de position politique.
Si l’on remonte aux origines du mot « écologie », il est clair que
l’inventeur du mot, le zoologiste allemand Ernst Haeckel en 1866,
se référait à « la totalité de la science des relations de l’organisme
avec l’environnement comprenant au sens large toutes les conditions
d’existence10 ». Née comme science, l’écologie s’est vue par la suite
affiliée avec une pensée et une politique écologistes. On peut soulever
l’objection que toute science contient un certain biais politique, mais
dans le cas de Rueckert il était question de confondre en quelque
sorte l’écologie (donc la science) et l’écologisme (donc le parti pris
politique). L’alliance entre l’écocritique et la science écologique qui

8. William Rueckert, « Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism »,


dans Cheryl Glotfelety et Harold Fromm [dir.], The Ecocriticism Reader:
Landmarks in Literary Ecology, Athens, Georgia University Press, 1996, p. 108.
9. David Keller et Frank Golley [dir.], The Philosophy of Ecology. From Science to
Synthesis, Athens/London, Georgia University Press, 2000, p. 3.
10. Cité par Pascal Acot, Histoire de l’écologie, Paris, Presses universitaires de
France, 1994, p. 5.
19
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

a commencé sur le plan de la métaphore et de l’analogie est, tout


compte fait, quelque peu instable11.

On peut d’ailleurs se demander en quoi l’emploi de modèles


scientifiques pour analyser les textes littéraires aurait limité la
portée de l’écocritique. Pour le critique littéraire Glen Love, la
science écologique offre non seulement une vision juste des rapports
entre le monde humain et le monde naturel, mais également une
façon plus rigoureuse d’analyser ces rapports dans le texte littéraire.
D’après lui, les sciences biologiques sont « our best human means
for discovering how the world works12 ». En s’inspirant des sciences
biologiques ainsi que des principes évolutionnistes, Love pose les
jalons de son approche littéraire qui est certes plus contemporaine
que celle de Rueckert, mais qui révèle également un certain nombre
de problèmes. En se servant des sciences biologiques pour « tester »
ou « mesurer » la fidélité du réel dans le texte littéraire, le critique
littéraire passe à côté de la fonction principale de la littérature comme
mise en cause de la réalité sociale. Il est vrai que bien des textes
littéraires n’adhèrent pas strictement dans leur description du lieu à
la flore et à la faune de tel ou tel écosystème. Mais ces « erreurs » ne
représentent qu’une infime partie de ce que le texte littéraire peut
révéler à son lecteur. En acceptant la science comme voix autoritaire
dans son exploration de la littérature, l’écocritique ignore une partie
bien plus importante de ce qu’elle peut contribuer à la discussion, à
savoir l’analyse de ce que Jean-François Chassay appelle l’imaginaire
scientifique ou la manière dont le texte littéraire construit à sa façon
des personnages, des idées, des lieux, des scientifiques13. Plutôt que
de se cantonner aux textes sur la nature pour voir en quoi les lieux
sont décrits « correctement », l’écocritique pourrait se pencher sur

11. Pour une analyse approfondie de cette alliance instable, voir Dana Phillips,
The Truth of Ecology: Nature, Culture, and Literature in America, Oxford, Oxford
University Press, 2003, 320 p.
12. Glen Love, Practical Ecocriticism: Literature, Biology, and the Environment,
Charlottesville, Virginia University Press, 2003, p. 8.
13. Jean-François Chassay, « D’une fausse incompatibilité », Québec français,
148, 2008, p. 30-32.
20
STÉPHANIE POSTHUMUS

un plus grand nombre de textes où il est question de mettre en scène


le savoir scientifique plus généralement.

Par ailleurs, les approches écocritiques fondées sur les théories


scientifiques ont tendance à écarter non seulement l’humain dans
le texte littéraire, mais également le critique littéraire comme
sujet humain. Il semble quelque peu étrange de vouloir construire
une analyse scientifique de la littérature (voir par exemple les
travaux du darwinisme littéraire de Joseph Carroll) après la fin
des études formalistes et structuralistes. Pourtant, les travaux de
Love, qui prennent appui sur le darwinisme littéraire de Joseph
Carroll, soulignent l’importance d’une perspective scientifique
dans le domaine littéraire. Ceci me ramène encore une fois à ce
que l’écocritique sacrifie en s’alliant avec la science : elle tourne
le dos à l’élément très humain de son objet d’étude et de sa propre
approche. Sans pour autant mettre fin à tout rapport avec la science,
l’écocritique ne pourrait-elle pas revenir sur la manière dont les
différentes sciences conçoivent le sujet humain? L’exemple de Love
serait révélateur à cet égard, car il est question de reconstruire
jusqu’à un certain point le modèle universel de la nature humaine
dans son appel aux principes de la théorie de l’évolution pour
expliquer le comportement des personnages dans le texte littéraire.
Une telle approche semble écarter les processus de différenciation
et d’individuation, voire de subjectivation pour reprendre le terme
de Guattari. Tout compte fait, la science écologique ne servira peut-
être pas de meilleur point de départ pour imaginer et construire
d’autres rapports plus écologiques avec le monde vivant14. Il est
temps de se pencher sur la pensée écologique pour voir en quoi elle
offre un cadre théorique pour monter une approche écocritique qui
accorde une plus grande place au sens de devenir sujet humain dans

14. Dans sa critique de l’alliance entre la science écologique et l’écocritique,


Dana Phillips fait une remarque très judicieuse en notant que « the success of
our efforts to discover whatever we can about the ecological character of the
natural world does not hinge on the right representation of nature » (Dana
Philips, op. cit., p. xi).
21
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

un contexte plus large du social, du mental et de l’environnemental,


pour reprendre les trois écologies de Guattari.

Alliance possible entre l’écocritique


et la pensée écologique
Commençons par revenir à l’étymologie du mot « écologie » et au
concept de oikos qui veut dire « habitat ». Le discours sur le rapport
entre les êtres humains et leurs multiples habitats précède de beaucoup
la naissance de la science écologique, voire de la science tout court.
On peut citer Aristote, Lucrèce, Héraclite entre autres, comme
premiers penseurs d’une longue tradition philosophique portant sur
le rapport entre les êtres vivants et les lieux. Mais pour parler de la
pensée écologique comme inquiétude causée par l’état biologique,
économique et social de la planète, il faudrait délimiter une période
de temps plus récente. Les années 60 et 70 voient l’émergence et
l’élan de mouvements écologiques dans le monde occidental. C’est
en 1962 que Rachel Carson publie son livre Silent Spring15 aux États-
Unis et attire l’attention de toute la nation sur le problème de l’emploi
de pesticides. C’est en 1972, lors du voyage d’Apollo 17 vers la lune,
que l’Occident voit pour la première fois la « bille bleue » dans toute
sa beauté et toute sa fragilité, donnant naissance à une conscience
écologique plus globale. Aux États-Unis, la pensée écologique suit
deux voies importantes : d’une part, celle de la philosophie et de
l’éthique de l’environnement (environmental philosophy, environmental
ethics) et d’autre part, celle des mouvements, des associations, des
organisations non gouvernementales environnementalistes.

Comme l’ont déjà constaté plusieurs philosophes français, la


philosophie de l’environnement n’a pas eu une telle reconnaissance
en France16. D’après Catherine Larrère, le livre de Luc Ferry, Le nouvel

15. Rachel Carson, Silent Spring, Houghton Mifflin Harcourt, New York, 2002
[1962], 378 p.
16. Voir Catherine Larrère, « Éthiques de l’environnement », Multitudes, vol. 1,
no 24, 2006, p. 75-84 et l’introduction de Hicham-Stéphane Afeissa à son livre
l’Éthique de l’environnement — Nature, Valeur, Respect, Paris, Vrin, 2007, 384 p.

22
STÉPHANIE POSTHUMUS

ordre écologique, publié en 1992, joue un rôle important dans cette


histoire17. En assimilant trop rapidement écologisme et fascisme, le
livre de Ferry fait de l’éthique de l’environnement un domaine à
éviter à tout prix pour les philosophes français qui ne veulent pas
voir leur pensée marginalisée voire rejetée comme anti-humanisme.
Or, ce retard dans le domaine de la philosophie de l’environnement
ne veut pas dire que les questions écologiques sont restées sous
silence en France. Au contraire, la pensée écologique existe bel et
bien depuis plusieurs années en France, mais elle prend la forme
plus souvent d’écologie politique telle que développée par André
Gorz, Serge Moscovici, Edgar Morin, Michel Serres et Bruno Latour,
notamment. Selon Kerry Whiteside, l’écologie politique française est
fondamentalement différente de la philosophie de l’environnement
anglophone : celle-là représente un écologisme non-centré qui ne
sépare pas les problèmes de la planète d’autres problèmes sociaux
et considère donc l’humain et le non-humain comme intimement
reliés, alors que celle-ci cherche à se fonder comme biocentrisme
ou écocentrisme, insistant sur les valeurs inhérentes du monde non-
humain18. Si l’on accepte la conclusion de Whiteside, l’écologie
politique française, et plus généralement la pensée écologique
française, se prêterait mieux à une approche écocritique voulant
réintroduire le sujet humain et plus précisément le personnage
écologique dans ses analyses littéraires.

Pour la présente étude, je me servirai de la pensée écologique


de Félix Guattari, même si ailleurs j’utilise beaucoup la philosophie
de la nature de Michel Serres et son concept du contrat naturel
pour développer une approche écocritique aux textes littéraires
français19. Premièrement, Guattari, en tant que psychanalyste, passe

17. Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes »,


Cahiers philosophiques, no 127, 4e trimestre, 2011, p. 67-68.
18. Voir Kerry Whiteside, Divided Natures: French Contributions to Political
Ecology, Cambridge, MIT Press, 2002, 335 p.
19. Voir par exemple mes articles « Vers une écocritique française : le contrat
naturel de Michel Serres », Mosaic, a journal for the interdisciplinary study of
literature, vol. 44, no 2, 2011, p. 85-100, et « Translating Ecocriticism: Dialoguing
23
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

beaucoup de temps à réfléchir sur la manière dont l’être humain agit


et interagit avec d’autres êtres dans un processus de subjectivation
et désubjectivation continu. Deuxièmement, son œuvre commence à
attirer l’attention des écocritiques de ce que Lawrence Buell appelle
« la deuxième vague20 », c’est-à-dire des écocritiques moins fixés sur
le nature writing pour qui il est nécessaire d’adopter une approche
poststructuraliste pour examiner les enjeux de la « nature-culture ».
Par exemple, le concept du rhizome chez Deleuze et Guattari suscite de
l’intérêt comme modèle anti-dualiste et anti-essentialiste pour penser
les lieux naturels et urbains dans des textes littéraires21. Pourtant,
le lien entre les processus de subjectivation, tels que décrits par
Guattari, et la représentation littéraire de personnages écologiques
n’a pas encore fait l’objet d’analyse approfondie bien qu’il représente
un point de départ très utile22. C’est qu’il n’est pas question chez
Guattari de définir l’écologiste ni l’environnementaliste, mais de
décrire un ensemble de processus donnant naissance à différentes
subjectivités au pluriel et non pas au singulier.

Dans Les Trois écologies, publié en 1989, il est question de


développer une théorie de ce que Guattari appelle l’écosophie. Mais
on trouve également ce terme dans les écrits de Arne Naess, penseur
écologiste norvégien que Guattari ne mentionne nulle part dans son
livre, comme le note Gary Genosko23. Les deux écosophies semblent

with Michel Serres, » Reconstruction, vol. 7, no 2, 2007, http://reconstruction.


eserver.org/072/posthumus.shtml (2 avril 2014).
20. Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism, London, Wiley-
Blackwell, 2005, 206 p.
21. Voir par exemple l’article de Dianne Chisolme, « Rhizome, Ecology,
Geophilosophy », Rhizomes, no 15, 2007, http://www.rhizomes.net/issue15/
chisholm.html (2 avril 2014), et l’article de Adam Dickinson, « The Weather of
Weeds: Lisa Robertson’s Rhizome Poetics », Rhizomes, no 15, 2007, http://www.
rhizomes.net/issue15/dickinson.html (2 avril 2014).
22. John Tinnell souligne toute l’importance de la pensée de Guattari pour une
approche écocritique, mais dans son analyse des processus de subjectivation,
il ne fait pas le lien avec le personnage écologique. Voir John Tinnell,
« Transversalising the Ecological Turn: Four Components of Felix Guattari’s
Ecosophical Perspective », The Fibreculture Journal, no 18, 2011, p. 35-64.
23. Gary Genosko, Felix Guattari: A Critical Introduction, New York, Pluto, 2009,
p. 86.
24
STÉPHANIE POSTHUMUS

d’ailleurs avoir très peu en commun : pour Naess, il s’agit d’une


« philosophie d’harmonie ou d’équilibre écologique24 », alors que
pour Guattari, il s’agit de la « lutte émancipatrice selon les trois
types de praxis écologiques25 ». Naess insiste sur un modèle holiste
des interactions entre organismes et environnement, tandis que
Guattari insiste sur l’hétérogénéité et la différence dans sa vision des
interactions sociales et écologiques. Malgré ces différences, Guattari
et Naess sont tous les deux très critiques de la société capitaliste,
ou de ce que Guattari appelle « le capitalisme mondial intégré »,
et proposent un nouveau paradigme pour répondre aux enjeux
de la société contemporaine. Dans le cas de Guattari, il s’agit de
développer une écosophie qui comprend trois volets : l’écologie
environnementale qui anticipe les pires catastrophes ainsi que
les meilleures évolutions et qui ne se limite donc pas à la défense
de la nature passée, mais qui envisage plutôt la création future
de nouvelles espèces vivantes26; l’écologie sociale qui condamne
l’idée du système capitaliste comme seul mode de valorisation et
qui n’hésite pas à utiliser les moyens informatiques pour créer de
nouveaux groupes-sujets27; et enfin l’écologie mentale qui s’appuie
sur un modèle éthico-esthétique inspiré en partie de textes littéraires
où il est question de processus de subjectivation28. Les trois volets
sont essentiels à l’articulation de l’écosophie de Guattari non pas
parce qu’ils font voir le portrait d’un tout (il n’est nulle part question
d’holisme chez Guattari), mais parce qu’ils font voir les multiples
vecteurs, assemblages et agencements formant et reformant les
microluttes politiques contre le système capitaliste. Alors que Naess
envisage un monde prémoderne où le sujet se fonde dans le Sujet
plus large qu’est le monde, Guattari pose des principes d’une pensée

24. Pour la définition complète de l’écologie profonde de Naess, voir Alan


Drengson et Yuichi Inoue [dir.], The Deep Ecology Movement: An Introductory
Anthology, Berkeley, California University Press, 1995, p. 8.
25. Félix Guattari, op. cit., p. 43.
26. Ibid., p. 68-70.
27. Ibid., p. 62-68.
28. Ibid., p. 50-57.
25
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

écologique qui fait de la place pour les processus de subjectivation,


la technologie, l’évolution et le futur. Par ailleurs, Guattari cherche
de nouveaux modèles dans les littératures et les arts, signalant les
limites des modèles scientifiques pour monter une nouvelle praxis et
éthique écologique.

Passage du sujet environnemental


au personnage écologique
L’écocritique n’a pas toujours su quoi faire des personnages
humains dans les textes littéraires à part de réduire leur importance
afin de mieux affirmer une perspective non-anthropocentrique. Dans
ce sens, le sujet environnemental dans le texte littéraire était souvent
un non-sujet, c’est-à-dire un sujet qui ne voulait pas être sujet. Dans
les textes du genre nommé nature writing, le narrateur donne souvent
l’impression de vouloir disparaître devant la beauté de la scène de
la nature, de trouver les mots si justes que le texte s’autogénère, de
façon spontanée, grâce à une sorte de symbiose entre les mots et les
objets observés. Dans son livre, Alain Suberchicot s’attarde sur le
rôle très réduit des personnages dans ce qu’il appelle la « littérature
à vocation environnementale29 ». Il explique : « Ces textes spécialisés,
à force de diriger l’attention vers les territoires et les écosystèmes,
voient un homme sans substance, effacé30 ». Alors que Suberchicot ne
trace pas les origines philosophiques du « déficit identitaire31 » d’un
tel non-sujet, l’écocritique Timothy Morton s’engage à déconstruire
l’illusion de ce qui appelle l’ecomimesis dans le nature writing qui tente
de faire disparaître la séparation entre sujet et objet en décrivant
avec autant de détails que possible les lieux, la nature, la flore et
la faune32. De telles descriptions reposent, explique Morton, sur un

29. Alain Suberchicot, Littérature et Environnement. Pour une écocritique comparée,


Paris, Honoré Champion, 2012, 280 p.
30. Ibid., p. 46.
31. Ibid., p. 49.
32. Timothy Morton, Ecology without Nature. Rethinking Environmental Aesthetics,
Cambridge/London, Oxford University Press, 2007, 264 p.

26
STÉPHANIE POSTHUMUS

paradoxe important : plus le narrateur tente d’attirer l’attention sur


les détails du monde naturel, plus il a recours au langage et donc
moins il peut faire disparaitre l’acte d’écrire. Morton consacre tout
un chapitre au contexte culturel et historique qui a donné naissance
à un tel (non-)sujet environnemental33. Pour sa part, Morton préfère
une pensée écologique sans nature qui met en avant le rôle du sujet,
du langage, de la perception et de la représentation.

Le processus de subjectivation chez Guattari peut servir de modèle


pour développer l’idée de « personnage écologique » en opposition
avec cet autre sujet dit environnemental dans le texte littéraire. En
fait, Guattari se réfère lui-même à l’œuvre de Proust, Joyce, Beckett,
entre autres, pour expliquer le processus de subjectivation dans le
cadre de ses réflexions sur l’écologie mentale. D’après le philosophe,
c’est le paradigme éthico-esthétique et non pas scientifique qui
fournira les modèles pour imaginer de nouvelles modalités de
subjectivation et de singularisation. Il évite d’ailleurs les approches
phénoménologiques34 et parle plutôt de « refrains existentiels »
qui, comme le souvenir de la madeleine chez Proust, reviennent en
série pour créer les conditions d’existence comme processus partiel,
répétitif et singularisé. Guattari termine son livre en insistant sur « une
hétérogenèse, c’est-à-dire le processus continu de resingularisation »,
qui fait que les êtres humains deviennent « à la fois solidaires et
de plus en plus différents35 ». Par là même, il signale la nécessité
de revenir au pouvoir de l’imagination et de la créativité dans les
textes littéraires où il est question de personnages écologiques, c’est-
à-dire, de nouvelles subjectivités qui gardent leur singularité tout en
s’ouvrant du côté du socius et du côté du cosmos36.

33. Ibid., p. 79-139.


34. Or, l’approche phénoménologique a beaucoup d’adeptes parmi les
écocritiques dans le monde anglophone (voir entre autres le livre du philosophe
américain David Abrams, The Spell of the Sensuous, New York, Vintage, 1997,
352 p.; c’est un passage tiré du livre d’Abrams que Morton critique le plus
sévèrement dans son analyse de l’ecomimesis dans Ecology without Nature).
35. Félix Guattari, op. cit., p. 72.
36. Ibid., p. 71.
27
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

Pour mieux saisir tout l’intérêt de ce passage du sujet


environnemental au personnage écologique, je me servirai du roman
Le pays37 de l’auteure française contemporaine Marie Darrieussecq.
Dans un premier temps, il faut signaler que Le pays n’est un exemple
ni de nature writing ni de texte environnemental. Le roman de
Darrieussecq ne développe pas de problématique écologique même
s’il est question ici et là de mentionner la centrale nucléaire dans
le pays où habite le personnage principal38, car ce dernier n’adopte
jamais de position politique vis-à-vis de cette centrale nucléaire. À
ces égards, le roman ne présente que très peu d’intérêt pour une
approche écocritique à la recherche de thèmes, images, messages
soutenant la cause écologiste dans le texte littéraire. Mais si l’on
revient aux trois écologies de Guattari, il devient très clair que
Le pays met en scène un personnage écologique en prise avec les
rapports sociaux, mentaux, environnementaux au cœur du processus
de subjectivation.

Ce qui frappe tout de suite le lecteur du roman de Darrieussecq,


c’est le doublement de voix narratives pour raconter les pensées,
événements, mémoires de Marie Rivière, le personnage principal
du roman. Une police de caractères est utilisée pour la narration à
la troisième personne et une autre pour la narration à la première
personne; pourtant, la reprise de commentaires, observations et
idées fait en sorte que les deux voix se fondent, se mêlent et se

37. Marie Darrieussecq, Le pays, Gallimard, « Folio », 2005, 256 p. Pour une
analyse plus complète de ce roman selon une perspective écocritique, voir mon
article « Writing the Land/scape: Marie Darrieussecq’s Le Pays », French Literary
Studies, 30, 2012, p. 103-117.
38. Ce pays, qui s’appelle Yuoangui dans le roman, ressemble beaucoup à la
région où est née Darrieussecq, à savoir le Pays basque. D’après Darrieussecq,
Le pays est son seul texte d’autofiction (Marie Darrieussecq, « Je est unE autre »,
dans Écrire l’histoire d’une vie, Annie Oliver [dir.], Rome, Edizioni Spartaco,
2007, 142 p.). Le personnage principal, Marie Rivière, est également une
romancière en train d’écrire un roman intitulé Le pays. Analyser les enjeux de la
mise en abyme serait une autre façon d’aborder les processus de subjectivation,
de doublement et de fragmentation dans le roman.
28
STÉPHANIE POSTHUMUS

confondent39. Lorsque Marie raconte ses propres expériences à la


première personne, il n’est pas question de fonder son identité sur
un centre fixe, mais d’explorer l’excentrisme de son « moi » qui ne se
connaît que lors de ses interactions avec les autres, son corps et les
paysages. Lorsque le narrateur reprend les idées et les expériences
de Marie, il est question de faire voir les mêmes processus de
subjectivation et de désubjectivation, mais sous d’autres angles,
comme si le lecteur voyait le personnage à travers un prisme où les
images se multiplient et se réfractent sans jamais former un tout
complet et cohérent. Un texte réaliste, où il était question de décrire
aussi fidèlement que possible les expériences des personnages,
aurait de la difficulté à faire voir aussi clairement le personnage
écologique comme (dé/re)subjectivation. Expérimentant avec les
formes narratives, le roman de Darrieussecq révèle les processus et
forces qui traversent et transforment les subjectivités toujours en
formation et déformation.

Si l’on reprend chacune des trois écologies chez Guattari, il


devient clair que le personnage de Marie s’avère écologique (non
pas écologiste) dans ses interactions multiples avec le social, le
mental et l’environnemental. Sur le plan de l’écologie sociale, Marie
suit plutôt le processus de désubjectivation que de subjectivation.
C’est qu’elle rentre « chez elle » après s’être fait une vie à Paris,
sans pour autant retrouver les siens. Son rapport avec le socius reste
tout compte fait assez restreint; son mari, son fils et le nouvel être
dans sa matrice semblent prendre toute la place dans sa vision du
monde social. Bien que romancière, Marie ne s’identifie pas avec
les autres auteurs qui embrassent la nouvelle cause politique (à
savoir l’indépendance récemment acquise de ce pays). Il n’est donc
pas question d’organiser de nouvelles pratiques microsociales et

39. Comme l’explique Simon Kemp, Darrieussecq s’intéresse bien plus à


reproduire les processus de la pensée qu’à construire des personnages bien
développés, bien faits, à la Balzac (Simon Kemp, « Darrieussecq’s Mind », French
Studies, vol. LXII, no 4, 2008, p. 429-441).
29
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

micropolitiques, pour reprendre la description de l’écosophie sociale


chez Guattari. Il existe pourtant une voie par laquelle Marie semble
s’engager vers une nouvelle subjectivation dans ce domaine. En
écrivant un roman intitulé Le pays, elle pose la problématique des
petits pays dans un monde global et globalisé40. C’est ainsi que Marie
pourrait représenter une certaine forme de resubjectivation sociale
sans pour autant poser cette nouvelle identité sur la formation de
nouveaux « groupes-sujets » comme les appelle Guattari. Elle reste
prise en quelque sorte par son désir d’écrire sur le pays sans pour
autant réduire son texte à un livre « du pays ».

Quant à l’écologie mentale, le roman met en scène plusieurs


moments très marquants où Marie cherche à réinventer son rapport
au corps, au temps et à l’espace, de sorte que les concepts, affects
et percepts restent complémentaires et non pas exclusifs41. Il existe
un rapport très instable entre sujet et objet dans les descriptions
que Marie fait de ses paysages préférés. Regardant par le hublot de
l’avion en route de Paris vers « le pays », Marie note : « Mon corps
a pris une étrange densité : un corps léger qui flotte en halo, et un
corps présent, une agitation de molécules, un petit monde dans lequel
circulent des avions, des cumulus, des corpuscules... J/e suis ici42 ».
L’emploi de ce « j/e » signale que le personnage écologique reste
divisé, scindé à cause de son ouverture au cosmos, aux choses dans
leur matière moléculaire. C’est une même sensation qui est décrite
lorsque Marie se trouve face à la mer une fois arrivée au pays :

Ce que vous êtes à l’intérieur se retrouve à l’extérieur.


Vos molécules se mélangent au ciel et à l’eau, la solitude

40. Darrieussecq explique en partie cette problématique du petit pays dans un


contexte global : « Le paradoxe du Pays c’est que c’est un livre universaliste
quant aux petits pays. Ce n’est pas du tout la défense d’une patrie. C’est un
livre très utopiste qui imagine une planète faite de petits pays » (Entretien
avec Thomas Pierre, « Marie Darrieussecq. Écrivain », http://www.euskonews.
com/0549zbk/gaia54903fr.html [2 avril 2014]).
41. Félix Guattari, op. cit., p. 22-27.
42. Marie Darrieussecq, Le pays, op. cit., p. 38-39.

30
STÉPHANIE POSTHUMUS

se diffuse. Les mots et les choses s’écartent, la pensée ne


suit plus, les signes se désamorcent ; et le moi devient une
grande béance pleine d’eau salée 43.

Pour reprendre la description de l’écosophie environnementale chez


Guattari, il est évident que Marie cherche à penser « transversalement »
les interactions entre l’écosystème, le social et l’individu44. Loin de
retrouver les paysages de son enfance et célébrer le retour « chez
elle » (et encore moins le retour « à la nature »), Marie découvre
son incapacité de se resituer dans « son » pays même si elle sait
que ce sont les paysages qui font en quelque sorte ce pays. Dans ce
sens, le personnage écologique n’est pas un personnage « enraciné »
comme le veulent certains écocritiques lorsqu’ils parlent de textes
environnementaux, où le narrateur redécouvre son lien à la terre,
à un lieu bien local, délimité. Si Marie trouve un sens d’orientation
dans ce processus de subjectivation, c’est dans l’image de poupées
gigognes où son corps serait emboîté dans un plus grand corps tout
en emboîtant le corps de son enfant à naître45. Mais cette sensation
d’emboîtement ne lui vient qu’au moment de se retrouver dans
la piscine. Donc il n’est guère question du corps comme récipient
étanche, mais bien plutôt d’un flux, d’un échange entre corps poreux
où molécules, matières et mouvements s’échangent et se forment.
Ainsi, le roman montre que le personnage écologique reste un
« foyer existentiel partiel » où se croisent des « vecteurs potentiels
de subjectivation et de singularisation46 ». Mais ce personnage ne
saura servir de modèle pour fonder une praxis écologique, car il
est né des variables sociales, mentales et environnementales, qui
sont spécifiques à l’univers du roman de Darrieussecq. Même s’il
est question de personnages écologiques dans d’autres romans de
Darrieussecq (je pense en particulier au Bref Séjour chez les vivants47),

43. Ibid., p. 84.


44. Félix Guattari, op. cit., p. 34.
45. Marie Darrieussecq, Le pays, op. cit., p. 165-166.
46. Félix Guattari, op. cit., p. 37.
47. Marie Darrieussecq, Bref Séjour chez les vivants, Paris, P.O.L. Éditeur, 2001,
320 p.
31
Figura no 36 - 2014
ÉCOCRITIQUE ET ECOCRITICISM

la structure narrative change d’un texte à l’autre de sorte qu’il faudra


parler ensemble d’éco-logique et d’éco-poétique.

Vers une écocritique française?


J’aimerais revenir aux termes « écologie » et « environnement »
pour voir en quoi leur emploi révèle des différences sur le
plan culturel et linguistique. Comme je l’ai montré ailleurs, le
terme « environnement » garde des traces de son passage par le
monde anglophone dans les années 60 et 70 lors de l’émergence
des mouvements environnementalistes, alors que les termes
« écologie » (comme écologie politique) et « écologisme » (comme
activisme) reflètent mieux la réalité sociohistorique d’une telle prise
de conscience en France48. Par ailleurs, dans le monde anglophone,
les termes « ecology » et « ecological science » se font remplacer par
les termes « environment » et « environmental sciences », d’après les
données terminologiques de l’EcoLexicon49. Si j’ai choisi de parler de
sujet environnemental en opposition avec le personnage écologique
dans le présent article, c’était en partie pour insister sur ces différences :
le sujet environnemental vient en partie du modèle des sciences,
tandis que le personnage écologique se rapporte au modèle d’une
pensée écologique. Sans pour autant aller jusqu’à affirmer qu’il s’agit
d’un modèle anglophone dans le premier cas et d’un modèle français
dans le deuxième, il est vrai que l’écocritique qui commence à voir
le jour dans le domaine des lettres en France ne cherche pas du
côté des sciences écologiques pour construire son approche au texte
littéraire. Pour certains littéraires, il est question de rester bien ancré
dans l’approche littéraire en analysant les qualités formelles des
textes en question. Par exemple, les Américanistes Thomas Pughe,

48. Voir mon article « Penser l’imagination environnementale française sous le


signe de la différence », Raison publique, no 17, 2012, p. 15-31.
49. On peut consulter la base de données disponible en ligne gratuitement
(http://ecolexicon.ugr.es/en/index.htm). On peut aussi utiliser le Google Ngram
Viewer pour comparer les occurrences des termes « ecology » et « environment »
en anglais dont le graphique suit une courbe bien différente de celle des termes
« écologie » et « environnement » en français (https://books.google.com/
ngrams).
32
STÉPHANIE POSTHUMUS

Michel Granger, Yves-Charles Grandjeat, et François Specq mettent


en lumière l’acte d’écrire qui est à l’origine de la représentation du
monde naturel dans le nature writing50. Les chercheurs dans d’autres
domaines, comme les géographes Nathalie Blanc et Denis Chartier,
qui s’intéressent également à une approche écocritique, parlent
quant à eux d’« une voie alternative permettant la constitution
d’un “imaginaire environnemental”, d’une nouvelle écriture
environnementale qui ne serait plus dictée par les sciences de
l’environnement51 ». Ils choisissent d’ailleurs le terme « écopoétique »
au lieu d’« écocritique » afin de mieux saisir « le travail contemporain
poétique d’énonciation, la performance poétique et les pratiques qui
y sont associées52 ». Pour ma part, je préfère le terme « écocritique »
(tout en reconnaissant que l’écocritique doit également être une
écopoétique) parce que les principes politiques et éthiques d’une
approche écologique à la littérature ne devraient pas être éclipsés par
les éléments littéraires et esthétiques. Quoi qu’il en soit, les différents
exemples d’une approche écologique dans le monde français sont
tous très prometteurs dans le sens où ils ne cherchent pas du côté des
sciences de l’environnement pour construire leur cadre théorique; ils
prennent appui plutôt sur des traditions intellectuelles des sciences
humaines et sociales. Ainsi, ils montrent clairement que l’humain
et le non-humain restent inséparables. En fin de compte, on ne
devrait pas se plaindre du temps que l’écocritique met à prendre
pied en France parce que ce retard lui permet de développer ses
propres pistes de réflexion, de poser ses propres jalons théoriques, et
d’adopter ses propres méthodes de recherche.

50. Voir les articles parus dans Revue française d’études américaines où il est
question de présenter le genre nature writing au lectorat français (vol. 106,
no 4, 2005).
51. Nathalie Blanc, Thomas Pughe et Denis Chartier, « Littérature & écologie :
Vers une écopoétique (Introduction) » dans Écologie & politique, no 36, 2008,
p. 5.
52. Ibid., p. 11.
33
Figura no 36 - 2014
Anaïs Boulard
Université d’Angers

La pensée écologique en littérature.


De l’imagerie à l’imaginaire de la
crise environnementale1

Le monde est-il en danger? Une imagerie de la

L
crise écologique contemporaine
e monde est-il en danger? Cette question semble habiter les
esprits contemporains. En effet, la possibilité de la fin de
notre ère est bien souvent évoquée et génère un discours
public anxiogène. Cette obsession pourrait apparaître comme un
héritage du XXe siècle dont la violence a considérablement ébranlé
l’optimisme et la quiétude des hommes, qui ont compris, comme

1. Cette étude est tirée d’une thèse de littérature comparée en cours intitulée
« Poétiques de l’environnement et l’imaginaire de l’écologie dans la littérature
contemporaine en France et en Amérique du Nord (États-Unis, Canada) »
commencée en 2012 à l’Université d’Angers, sous la direction de Madame Anne-
Rachel Hermetet.
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

Paul Valéry l’a formulé dès le début du XXe siècle, que « nous autres
civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles2 ».

L’Homme, à l’issue de ce siècle sanglant, sent venir sa fin. Un


sentiment eschatologique émerge alors, et entraîne avec lui une
réflexion sur ce qui nous entoure : si nous connaissons notre aptitude
à l’autodestruction, devons-nous aussi nous porter responsable
de la destruction de notre monde? Le sentiment eschatologique
s’accompagne en effet désormais d’une crainte environnementale :
le théoricien littéraire Christian Chelebourg résume d’ailleurs sans
demi-mesure : « La Terre est en danger, l’homme est en péril, telle
est la nouvelle histoire que les sociétés industrielles se sont […]
donnée en partage3 ». Suite au désenchantement causé par un siècle
traumatisant, les inquiétudes grandissent face au réchauffement
climatique, à la pollution de notre air, ou encore à la fonte des glaciers.
L’Homme prend progressivement conscience des conséquences de
ses actes et modes de vie sur le monde. L’inquiétude qui naît est à la
fois écologique (elle concerne l’oikos , la « maison », le cadre vital des
hommes) et eschatologique (on s’imagine que l’état de déréliction
du monde n’offrira plus de porte de sortie, et qu’un point de non-
retour a été atteint). La philosophe Catherine Larrère, dans son
ouvrage Les philosophies de l’environnement, revient sur la prégnance
contemporaine de l’inquiétude écologique et l’explique par une
prise de conscience subite de la responsabilité environnementale de
l’Homme :

La crise environnementale, c’est d’abord la manifestation


de choses qui, jusque-là, semblaient aller de soi […] : l’air
que nous respirons, l’eau que nous buvons, […] tout cela
semblait devoir être toujours là, ressources inépuisables,
sur lesquelles nous avions peu de pouvoir. La découverte
que nous avions ce pouvoir fut, en même temps, celle de
leur fragilité, et de la nécessité de s’en préoccuper 4.

2. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 11.


3. Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles,
Les impressions nouvelles, coll. « Réflexion faites », 2012, p. 7.
4. Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, Presses
universitaires de France, 1997, p. 12.
36
ANAÏS BOULARD

Cette inquiétude contemporaine semble s’affirmer dans le discours


public à travers une imagerie. En effet, nous constatons qu’elle se
manifeste par la production et l’exploitation d’images visuelles
marquantes donnant l’impression d’un climat de « crise » générale.
Et le mot « crise », terme à la mode que nous employons à dessein,
illustre bien la peur sociétale et un peu vague d’un déclin écologique
en marche.

Il semble donc que notre ère contemporaine vive avec l’idée d’un
monde en danger. Dans les médias, il serait difficile de recenser
le nombre de couvertures de journaux sensationnalistes montrant
l’ampleur des dégâts des catastrophes naturelles qui ponctuent notre
histoire contemporaine. Pour n’en donner qu’un exemple, suite
au séisme japonais de 2011, le journal français Libération a choisi
d’illustrer sa une du 12 et 13 mars par une photographie du séisme
au moment de sa formation, titrant simplement « “J’ai cru à la fin
du monde”5 ». Ces unes inquiétantes et très visuelles se multiplient
et enrichissent l’imagerie médiatique de la crise environnementale.

Et de nombreux artistes semblent s’être inspirés de cette imagerie


afin de la transformer en art. À Angers, le musée Jean Lurçat abrite,
par exemple, le magnifique « Chant du monde », tapisserie de Lurçat
faisant état d’un monde dévasté par la puissance nucléaire6. Si cette
exploitation du thème écologique est un peu datée, on peut penser
plus récemment à l’artiste américain contemporain Alexis Rockman
qui a notamment peint « Hollywood » (2005), tableau où l’on peut
voir les célèbres lettres de la ville américaine éponyme complètement
détruites, symbole d’un désastre advenu et d’une défiguration du
paysage environnant. Au cinéma, nombreux sont les exemples
d’œuvres relatant la préoccupation quant à l’état instable à la fois de
notre environnement et de notre humanité. Chelebourg montre bien,

5. « Séisme d’une magnitude de 8,9 a frappé le Japon : “J’ai cru à la fin du monde” »,
Libération, no 9277, samedi 12 et dimanche 13 mars 2011.
6. Jean Lurçat, « Le chant du monde », 1957. La tapisserie fait écho à « La
tenture de l’Apocalypse », autre tapisserie exposée à Angers qui fut réalisée à la
fin du XIVe siècle et qui illustre « l’Apocalypse » biblique de Saint Jean.
37
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

en citant des dizaines d’œuvres cinématographiques (qui sont des


fictions ou des documentaires), le grand nombre de films exploitant
cette crainte écologique et eschatologique. À la télévision, outre les
reportages florissants sur l’état avancé de la dégradation de notre
planète, on constate que les séries télé (notamment américaines)
semblent vouloir épuiser le sujet de l’inquiétude écologique. Cette
« boîte à images » illustre bien un ébranlement de l’équilibre du
monde et contribue autant qu’elle répond à une angoisse générale
réelle. On note cependant qu’en investissant le champ des arts,
l’imagerie se transforme en imaginaire, en ce qu’elle invoque des
images fictives, même si le support qui les éveille est toujours visuel.

Les médias, les arts et le cinéma se sont donc appropriés cette


inquiétude contemporaine. Mais qu’en est-il de la littérature?
Lawrence Buell, chercheur influent du mouvement de l’écocritique
(l’étude de l’environnement en littérature), affirme en 2001 que la
littérature se doit « d’écrire pour un monde en danger » (Writing
for an Endangered World7), soulignant la nécessité de faire entrer la
littérature dans ce débat mondial et pluridisciplinaire. Or, on observe
en Occident (notamment aux États-Unis) une percée littéraire dans le
domaine de l’environnement et de l’écologie, tant dans la publication
d’œuvres que dans la critique littéraire.

La littérature en tant qu’art des mots ne peut cependant participer


à l’imagerie visuelle que nous avons décrite. Mais elle peut en
revanche être créatrice d’un imaginaire littéraire qui apporterait
un nouveau regard sur la crise écologique. On pourrait donc se
demander comment cette inquiétude écologique intervient en
littérature8, comment l’imagerie se transforme en imaginaire, et
quelles sont les fonctions que recouvre cette transformation. Pour

7. Lawrence Buell, Writing for an Endangered World: Literature, Culture, and


Environment in the United States and Beyond, Harvard University Press, 2001,
365 p.
8. Cette étude s’attardera sur un corpus nord-occidental et n’a pas la prétention
de présenter un état des lieux mondial du traitement de la crise écologique en
littérature.
38
ANAÏS BOULARD

cela, nous observerons d’abord le dynamisme du champ littéraire


de l’écocritique, avant de nous interroger sur la prise en charge du
motif écologique par la littérature, en proposant notamment un
recensement de quelques tendances et thèmes littéraires de la crise
écologique. Nous nous concentrerons sur un corpus à la fois nord-
américain, parce que cette zone géographique est la plus prolixe
en matière d’œuvres environnementales, mais également français,
afin de mettre en relief des possibles différences et convergences
dans l’écriture de la crise environnementale, et pour permettre de
dépasser un cadre géographique qui pourrait sembler réducteur.

Des liens entre littérature et pensée écologique


Il est intéressant de constater que la littérature ne s’est pas
toujours activement interrogée sur la question de l’environnement,
ou du moins pas en tant que sujet problématique. Car si la nature et
la description des paysages sont des leitmotiv littéraires importants,
celui de la réaction humaine face un environnement menacé pourrait
paraître moins commun et plus récent. Il paraît donc important de
revenir sur les modalités de l’insertion de la littérature dans le débat
écologique afin d’en asseoir la légitimité, mais également de se
demander dans quelle mesure la littérature peut modifier ou enrichir
le discours actuel sur l’écologie.

On peut d’abord s’interroger sur la présence de la littérature


dans un domaine qui paraît réservé aux champs de recherche tels
que les sciences naturelles, la géographie ou l’ethnographie. Selon
le chercheur canadien Neil Evernden, il est en fait important,
voire absolument nécessaire, de combiner l’approche des sciences
« exactes » à une approche esthétique et créative pour répondre aux
questions écologiques contemporaines. Il affirme d’ailleurs, non sans
humour, la faiblesse d’une approche scientifique qui ignorerait un
regard artistique et littéraire :

Il n’est pas sans ironie de constater que la société, quand


enfin elle détecte une dissonance dans le monde qui

39
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

l’englobe, se tourne vers la science pour la solution. Ainsi


l’écologiste continue d’avancer […] en prétendant que la
découverte imminente d’un nouveau pansement miracle
et sa diffusion restaureront l’harmonie de la Biosphère.
Cela ne servira à rien d’imputer la responsabilité aux
écologistes — l’environnementalisme implique la
perception des valeurs, et les valeurs sont la devise des
arts. Sans l’esthétique, l’environnementalisme n’est rien
de plus que de l’aménagement régional9.

La littérature, en apportant son regard esthétique, compléterait


donc l’approche des autres domaines scientifiques. Chelebourg va
jusqu’à observer une influence de la littérature sur les disciplines
scientifiques : « la science n’a la capacité de nous préserver d’un
environnement cosmique dangereux qu’à la condition de s’affranchir
des tentations de la force pour se faire rêveuse, imaginative, j’aurais
presque envie de dire poétique10 ». La littérature peut donc s’investir
dans le domaine de l’écologie afin d’y apporter le pouvoir créatif et
poétique nécessaire au surpassement de l’inquiétude qu’il génère.

Le champ disciplinaire de l’écocritique, ou « critique


environnementale », mouvement académique particulièrement
dynamique depuis les années 90, tend justement à répondre à
cette nécessité de l’étude littéraire de la crise écologique. Ce
champ littéraire, qui regroupe les associations ASLE (Association
for the Study of Literature and Environment, États-Unis), ALECC
(Association for Literature, Environment and Culture in Canada)
et EASLCE (European Association for Study of Literature,
Culture and Environment), crée une émulation mondialisante de
chercheurs intéressés par la question de l’écologie en littérature.
Et si l’écocritique ne se consacre pas spécifiquement à l’inquiétude
environnementale, on constate cependant qu’elle évolue en ce sens.

9. Neil Evernden, « Beyond Ecology: Self, Place, and the Pathetic Fallacy », dans
Cheryll Glotfelty et Harold Fromm [dir.], The Ecocriticism Reader. Landmarks in
Literary Ecology, Athens/Londres, University of Georgia Press, 1996, p. 103, cité
et traduit dans Nathalie Blanc, Thomas Pughe et Denis Chartier, « Littérature &
écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, n° 36, février 2008, p. 7.
10. Christian Chelebourg, op. cit., p. 127.

40
ANAÏS BOULARD

En effet, dans un article de 201111, Buell évoque les différentes


« vagues » du mouvement de l’écocritique, constatant un glissement
des sujets abordés : lors de la « première vague » délimitée par
le chercheur américain (de 1990 au début du XXIe siècle), il était
question de l’écriture des espaces ruraux et sauvages plutôt que
des espaces urbains. La « deuxième vague » (des années 2000 à
aujourd’hui) intègre en revanche l’espace urbain, considérant que la
main humaine s’est déjà posée sur tout territoire (c’est ce que Buell
appelle « human reshaping12 »). Or, cette considération de l’espace
urbain et de l’influence humaine sur l’environnement tire vers
celle de l’inquiétude écologique. Ursula Heise confirme dans « The
Hitchhicker’s Guide to Ecocriticism » que depuis l’émergence récente
du champ disciplinaire de la justice environnementale (environmental
justice, qui s’intéresse aux liens entre environnement et inégalités
sociales), le mouvement de la critique environnementale a porté
plus d’attention aux inégalités entre les hommes, notamment dans
leur accès aux ressources naturelles et leur exposition aux risques
naturels, chimiques, technologiques et écologiques13. L’écologie
est alors à concevoir dans son aspect problématique à caractère
« urgent ». Ainsi l’écocritique tend-elle à dépasser l’étude des paysages
pour aborder l’inquiétude générée par une déperdition possible de
l’environnement, et de ce fait, de l’homme. Nous le voyons donc,
la littérature semble avoir trouvé une place au cœur de la pensée
écologique. Mais comment s’approprie-t-elle spécifiquement la crise
écologique contemporaine?

Elle doit pour cela opérer une « mise en littérature » de


l’inquiétude écologique à travers un processus de « fictionnalisation ».
Pour Chelebourg, les œuvres littéraires investissant le champ de
l’écologie, qu’il appelle « écofictions », ont le mérite de transformer

11. Lawrence Buell, « Ecocriticism: Some Emerging Trends », Qui parle, vol. 19,
no 2, Spring/Summer 2011, p. 87-115.
12. Ibid., p. 93.
13. Ursula K. Heise, « The Hitchhicker’s Guide to Ecocriticism », PMLA, vol. 121,
no 2, 1er mars 2006, p. 503-516.
41
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

le réel en diégèse : « Les données s’organisent en scénarios et par là


même elles se fictionnalisent […]. Le point de départ reste vrai, mais
l’interprétation qu’il inspire, l’image qu’il suscite, le diégétisent14 ».
Selon lui, l’intérêt des œuvres dites « environnementales » est bien
d’offrir au monde pragmatique « son expertise en matière d’analyse
des langages, des signes et des symboles, sa capacité à débusquer le
sens des imaginaires dont la circulation façonne les mentalités15 ».
Il n’est donc plus question d’imagerie de la crise, mais bien
d’imaginaire. Nathalie Blanc, géographe française, affirme dans
son article « Littérature et écologie : vers une écopoétique » que
la représentation de la nature par le récit et le mythe consisterait
à offrir « une voie alternative permettant la constitution d’un
“imaginaire environnemental” » indépendante des autres sciences
qui permettrait « d’éviter la menace d’un écocide16 ».

Voici donc l’intérêt et l’importance d’une littérature de la crise


écologique : elle ne fait pas que l’évoquer, elle la « fictionnalise » et
transforme l’imagerie populaire contemporaine en imaginaire, un
réseau d’images cérébrales invoquées par une littérature prolixe,
pluridisciplinaire et hybride.

Diversité des œuvres environnementales


Pour comprendre cette littérature écologique, il semble
intéressant de s’intéresser aux œuvres elles-mêmes. Celles-ci,
parfois appelées « œuvres environnementales », sont hybrides en
ce qu’elles ne se revendiquent pas systématiquement comme telles.
Elles peuvent effectivement faire explicitement référence à la crise
environnementale contemporaine, ou simplement s’en inspirer, sans
que cette inspiration ne soit consciente, explicite ou voulue. On devra
donc admettre dans notre corpus un grand nombre d’œuvres diverses
pouvant potentiellement être analysées à la lumière de l’écocritique.

14. Christian Chelebourg, op. cit., p. 8.


15. Ibid., p. 11.
16. Nathalie Blanc, op. cit., p. 5.

42
ANAÏS BOULARD

Nous proposons de ce fait une ébauche de « classification » des


types d’écritures environnementales qui aiderait à comprendre la
variété et la pluridisciplinarité de celles-ci. Par ailleurs, il faut noter
d’avance le déséquilibre du corpus, dans la mesure où les exemples
anglophones sont plus nombreux que les exemples francophones.
C’est parce qu’il apparaît que la littérature francophone, comme
Stéphanie Posthumus le résume dans son article « États des lieux de
la pensée écocritique française », atteste d’un certain « retard » en
matière d’« écriture environnementale17 ».

La littérature occidentale contemporaine pose d’abord, nous le


remarquons, un regard nostalgique sur le temps « d’avant-crise ».
Il se manifeste en effet par un regard vers le passé, qui serait une
forme de déni de la crise contemporaine, un retour en arrière vers
une époque non problématique. Il pourrait d’abord apparaître
comme la description d’une nature « encore belle ». C’est presque
un retour vers la notion américaine de la wilderness, comme un
héritage de la vision subjective des paysages dans le romantisme
et le transcendentalisme. L’auteur américain Cormac McCarthy, par
exemple, relate dans All the Pretty Horses18 les aventures fictives d’un
jeune Texan, John Grady Cole, qui chevauche du Texas jusqu’au
Mexique, rencontrant des paysages vierges à la beauté saisissante.
L’histoire est au passé, puisque les faits ont eu lieu en 1949. On
peut donc imaginer alors qu’à l’époque, la nature était en effet bien
plus belle et moins menacée qu’elle ne l’est au moment de l’écriture
du roman (1992), et le roman s’attarde à de nombreuses reprises
sur la beauté des paysages du sud des États-Unis19. De la même

17. Stéphanie Posthumus, « États des lieux de la pensée écocritique française »,


Ecozon@, vol. 1, no 1, 2010, p. 148-154.
18. Cormac McCarthy, All the Pretty Horses, New York, Alfred A. Knopf, 1992,
320 p.
19. Il faut cependant noter que la « Border Trilogy » dont cette œuvre constitue
le premier roman glisse lentement vers l’éveil de la conscience d’une crise
environnementale. En effet The Crossing, deuxième œuvre de la trilogie, se
termine sur l’évocation subtile, mais précise de la lumière aveuglante et
artificielle de l’essai nucléaire « Trinity » qui a eu lieu en 1945 au Nouveau
Mexique. Dans The Road, l’aspect ravageur du nucléaire est cette fois-ci décrit
43
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

façon, l’auteur français Jean Loup Trassard évoque dans Territoire20


une nature non problématique. Dans ce recueil, Trassard alterne de
courts textes suivis de photographies prises dans son département
natal français, la Mayenne. La simplicité des paysages atteste
d’une quiétude certaine. Dans ces cas de figure, la crise écologique
n’est donc pas évoquée. On y préfère la description de ce qui est
« toujours beau ». L’écriture la plus accomplie du genre serait celle de
l’utopie écologique, où on envisage une civilisation humaine vivant
dans l’harmonie la plus totale avec la nature. C’est ce qu’imagine
Ernest Callenbach dans sa fiction Ecotopia21. Il y décrit comment
la région fictive de la Cascadie (située dans l’Ouest américain) a
formé son propre pays, Ecotopia, qui ne fonctionnerait que sur le
principe du respect de l’environnement. Nous retrouvons l’idéal d’un
environnement préservé, qui a échappé à la main destructrice de
l’homme. Outre cette approche apaisée, on note celle de la référence
systématique au savoir ancestral. Dans ce cas de figure, on assiste à
une conscientisation de la disparition des savoirs, c’est-à-dire qu’on
fait référence à des coutumes et des techniques « anciennes » qui
fonctionnaient en harmonie avec l’environnement. Encore une fois,
il s’agit d’une problématique plus facile à identifier aux États-Unis.
En effet, dans son anthologie, Bill McKibben22 remarque que les
États-Unis sont fondés sur une population pour laquelle la nature est
le centre du monde. Il s’agit des Indiens d’Amérique, dont la figure
est récurrente dans le thème des savoirs ancestraux. Dans l’œuvre
de l’auteure américaine Linda Hogan, People of the Whale23, on voit
par exemple se dégrader la vie communautaire d’une tribu indienne
de Washington pour qui les baleines sont sacrées. Seulement, les

explicitement (voir Cormac McCarthy, The Crossing, New York, Alfred A. Knopf,
1994, 432 p., et The Road, New York, Alfred A. Knopf, 2006, 287 p.).
20. Jean Loup Trassard, Territoire, Cognac, Le temps qu’il fait, 1989, 56 p.
21. Ernest Callenbach, Ecotopia. The Notebooks and Reports of William Weston,
Berkeley, Banyan Tree Books in association with Heyday, [1975] 2004, 176 p.
22. Bill McKibben, American Earth, Environmental Writing Since Thoreau, New
York, Literary Classics of the United States, 2008, 900 p.
23. Linda Hogan, People of the Whale, New York, W.W. Norton & Company,
2008, 312 p.

44
ANAÏS BOULARD

pratiques ancestrales, presque magiques, de la tribu sont mises


à mal à la fois par la lointaine guerre du Vietnam, qui réussit à
s’immiscer jusqu’au cœur de la vie des habitants, et par l’invasion
d’un capitalisme irrésistible. On voit, chez Hogan, la douloureuse
transition entre un monde passé où les savoirs ancestraux tels que
la chasse de la baleine (respectueuse, presque religieuse) sont en
phase d’être oubliés, et le monde contemporain marqué par la folie
belliqueuse ou l’obsession consumériste (le seul motif d’abatage des
baleines est la vente de leur viande au Japon). En ce qui concerne
les œuvres françaises, on pense à Nicolas Vanier qui, dans Solitudes
blanches24, imagine le périple de Klaus dans le Grand Nord canadien
pour retrouver son ami Plug devenu fou. Il est accompagné de ses
chiens de traineau, mais aussi et surtout d’Ula, une jeune indienne.
Dans ce récit, on remarque que la décadence du monde moderne
n’est nullement évoquée, si ce n’est que dans le prologue. Tout le
reste est une ode à la nature et à la beauté des espaces vierges du
nord du Canada25. Larrère note ce regard nostalgique26 et rappelle
Aldo Leopold imaginant dans L’Almanach d’un comté des sables le
temps harmonieux des indiens vivant dans le Wisconsin : « Cette
époque des prairies à foin fut un âge d’or pour les habitants des
marais. Hommes et bêtes, plantes et sols vivaient dans une tolérance
mutuelle, pour le bénéfice de tous27. » Il s’agit donc d’un regard qui
a tendance à admirer le passé. Il est parfois porté sur le présent,
mais alors avec une impression qu’il s’agit d’un monde révolu. En
tout cas, on ne présente pas un contexte de crise, et la situation
environnementale semble « non problématique ».

24. Nicolas Vanier, Solitudes blanches, Paris, Actes Sud, 1994, 196 p.
25. Il faut en revanche signaler, à la suite directe du roman, l’insertion par
l’auteur d’une véritable lettre vindicative de 1854 d’un chef indien au président
des États-Unis qui souhaite leur acheter des terres. L’engagement de l’auteur est
donc signifié immédiatement après la fiction.
26. Catherine Larrère, op. cit., p. 65.
27. Aldo Leopold, « Élégie des marais », Almanach d’un comté des sables, traduit
de l’américain par Anna Gibson, Paris, Aubier, 1995, p. 132.
45
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

Ce n’est pas le cas du deuxième regard porté par la littérature


sur la crise écologique. Celui-ci est en effet celui de l’engagement
et de la dénonciation des abus humains sur l’environnement. Il
s’agit en général d’œuvres offrant un regard critique sur la situation
environnementale actuelle, héritières du nature writing américain
(on pense à Silent Spring28 de Rachel Carson, qu’on considère parfois
comme élément déclencheur d’une « littérature environnementale »,
et dont la réception a poussé le président Kennedy à réguler
l’utilisation des pesticides DDT aux États-Unis). Edward Abbey,
influence notoire de la littérature américaine, semblait déjà donner
le ton dans son roman The Monkey-Wrench Gang29, véritable
célébration de « l’éco-sabotage », où les personnages s’activent pour
défendre l’environnement. On constate qu’il existe dans la littérature
occidentale contemporaine un certain nombre de romans mettant en
scène des activistes dont le seul but est de protéger l’environnement.
Dans All Over Creation30 de Ruth Ozeki, par exemple, est abordé le
problème des manipulations génétiques sur les pommes de terre de
l’Idaho (le berceau de la culture des pommes de terre aux États-Unis).
Dans ce roman émerge un groupe de personnage saboteurs, « Seeds of
resistance », qui réalisent des performances militantes et des actions de
sabotage. On retrouve un écho de cette problématique dans le roman
français Le Parfum d’Adam31 de Jean Christophe Rufin, où une agence
privée essaie de démanteler une association d’activistes ou d’« éco-
terroristes » qui souhaitent protéger l’équilibre environnemental en
injectant une nouvelle souche du choléra dans les pays du Tiers-
Monde, afin d’opérer une décroissance démographique. Cette écriture
est celle qui met en scène les « monkey-wrenchers », pour reprendre
l’expression d’Abbey. Il s’agit d’une littérature consciente de l’état
critique du monde qui écrit en réaction à celui-ci. Nous notons

28. Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 2002 [1962], 400 p.
29. Edward Abbey, The Monkey-Wrench Gang, New York, Harper Collins, [1975]
2006, 480 p.
30. Ruth Ozeki, All Over Creation, New York, Penguin Books, 2004, 432 p.
31. Jean-Christophe Rufin, Le parfum d’Adam, Paris, Flammarion, 2007, 538 p.
46
ANAÏS BOULARD

toutefois que si les auteurs évoquent un engagement politique, ils ne


sont pas systématiquement eux-mêmes engagés (c’est le cas d’Ozeki,
par exemple). Ici, la crise écologique est palpable et sert de support
narratif.

Enfin, le dernier regard littéraire que nous évoquerons ici est


un regard anticipateur, futuriste. C’est celui des romans de science-
fiction, mais aussi des dystopies post-apocalyptiques. Cette fois-ci, la
démarche consiste à porter l’inquiétude écologique à son paroxysme,
et le plus souvent, à puiser dans ce que Christian Chelebourg nomme
« le réservoir des thèmes horrifiques32 ». On note que ce que l’on
pourrait appeler les « éco-distopies » fait apparaître un imaginaire
précis et des thèmes récurrents tels que celui de l’abandon de la
planète, de la destruction et du ravage, du vestige, de la modification
génétique et biologique des Hommes, ou de l’extrême modernisation
du monde. C’est l’écho littéraire aux films post-apocalyptiques qui
sont actuellement très populaires au cinéma. En Amérique du Nord,
les exemples sont multiples. Par exemple, dans Oryx and Crake33,
de Margaret Atwood, le narrateur, qui s’est rebaptisé Snowman,
est le dernier homme sur Terre. Il est entouré de clones aussi naïfs
qu’ignorants. Il se souvient du monde qui préfigurait cette fin, et dans
lequel l’environnement était déjà détruit et « mis en quarantaine »
(ils vivaient dans des sortes de sphères aseptisées), et où le clonage
était monnaie courante. En France, bien que les exemples soient
moins nombreux, on pense à Michel Houellebecq qui, dans La
Possibilité d’une île34, alterne le point de vue contemporain de Daniel1,
humoriste pathétique, obsédé sexuel et véritable égoïste, et celui
de Daniel25 et de Daniel26, ses clones, parlant depuis une époque
future où il n’existe plus que des clones et quelques « sauvages »
sortis du processus général de clonage. Le monde dans lequel les

32. Christian Chelebourg, op. cit., p. 27.


33. Margaret Atwood, Oryx and Crake, Toronto, McClelland and Stewart, 2003,
378 p.; Le dernier homme, traduit de l’américain par Michèle Albaret-Maatsch,
Paris, Robert Laffont, 2005, 397 p.
34. Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, 485 p.
47
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

clones évoluent est lui aussi détruit, ravagé par des inondations,
des séismes, des bombes nucléaires et autres catastrophes non
nommées. On retrouve donc dans la littérature contemporaine un
goût prononcé pour le récit post-apocalyptique, ou du moins pour la
fiction dystopique futuriste à caractère environnemental.

Cette présentation non exhaustive des différentes approches


littéraires de la crise écologique permet de remarquer la
diversité générique, géographique et temporelle des œuvres qui
s’intéressent à l’environnement : aussi semble-t-il possible d’évoquer
l’environnement d’autant de façons qu’il existe d’auteurs ou d’œuvres.
Le motif de la crise environnementale est ainsi imprévisible et divers.

Quand les mots s’en mêlent : une mise à


distance de la crise écologique par
son écriture?
Nous constatons donc que la littérature a réellement investi la
question écologique dans les dernières décennies. Le mouvement de
l’écocritique s’adapte pour mieux comprendre désormais l’écriture
d’une angoisse, d’une « crise », et pas seulement d’un sentiment lié
au paysage. La littérature environnementale se permet d’explorer les
possibles en se faisant pluridisciplinaire : elle n’hésite pas à invoquer
les sciences exactes et les sciences humaines, sans lesquelles elle ne
peut efficacement explorer le thème de l’écologie contemporaine.

Aussi, la « prise en charge » d’une inquiétude contemporaine par


l’écriture semble avoir plusieurs fonctions. La lecture des œuvres
dites environnementales recouvre d’abord une fonction de plaisir
et de divertissement qui ne doit pas être négligée. Se pose alors la
question du style et de la poétique de l’écriture environnementale.
Car que ce soit dans la description d’une usine qui explose, d’une
terre vierge de toute influence humaine, ou d’une planète épuisée
par celle-ci, il y a souvent dans l’écriture environnementale une
qualité esthétique qui la rend appréciable. L’exploration des
possibles a quelque chose de beau, tel que le remarque Chelebourg :
48
ANAÏS BOULARD

« L’écologisme est un réalisme panique, une angoisse de l’avenir qui


vient opposer la “réalité” présente de la planète à l’idéal lénifiant
entretenu par la contemplation de sa beauté35 ».

En créant un imaginaire écologique, la littérature permet


également de mieux comprendre et identifier les inquiétudes de
notre ère contemporaine. Chelebourg affirme d’ailleurs que
« L’écofiction […] est une manière d’entrer en résonnance avec
l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par
un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de
déclin36 ». Et le lecteur trouve précisément un confort dans la lecture
en ce qu’elle met à distance une crise écologique contemporaine
omniprésente et anxiogène. En effet, en mettant en scène l’angoisse
écologique, la littérature offre au lecteur une porte de secours, une
lecture exutoire. Elle lui permet de mettre à distance l’angoisse (ou
la culpabilité) écologique qui le saisit en l’envoyant dans un contexte
fictionnel rassurant, ce qui crée un effet cathartique. Chelebourg,
analysant les films-catastrophe récents, comprend d’ailleurs que
« le plaisir que procurent ces films tient un peu de celui de l’enfant
qui renverse en riant son jeu de construction37 ». Il en est de même
pour le lecteur. On prend un certain plaisir, on se distrait en lisant
l’histoire de notre propre déclin. C’est pour cela que le genre de
la dystopie futuriste est apprécié : parce qu’il met le lecteur face à
un possible qui l’intrigue, qui le terrifie autant qu’il le fascine. La
lecture est le moyen de rendre palpable un possible qu’on ne peut
que fantasmer.

Et c’est très exactement ce que permet la littérature : le


déroulement de fantasmes que la science ne s’autorise pas toujours
à développer (car ces hypothèses ne sont pas « sérieuses »). Et en
offrant des nouveaux modèles de réponse, même les plus délirants,
on peut penser que cette littérature environnementale un peu

35. Christian Chelebourg, op. cit., p. 10.


36. Ibid., p. 229.
37. Ibid., p. 133.
49
Figura no 36 - 2014
LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE EN LITTÉRATURE

hybride, et parfois un peu timide (notamment en France) s’affirme là


où les sciences exactes n’oseraient s’avancer. La littérature va encore
au-delà d’un compte-rendu des solutions possibles : elle invente, elle
crée. Elle insuffle de la créativité au cœur d’une angoisse de mort. En
ce sens, il semble que la science-fiction ait eu une longueur d’avance
en intégrant très tôt les motifs écologiques. Jean-Marc Ligny évoque
d’ailleurs les auteurs de science-fiction en affirmant que « c’est vers
eux qu’on se tournera […] pour apporter à l’humanité ce dont elle
a désespérément besoin : un rêve, un projet, une nouvelle raison de
continuer, de lutter, d’avancer38 ». La littérature environnementale
permet donc d’offrir à la crise écologique un apaisement par
l’invention d’ailleurs poétiques.

On comprend ici comment le glissement de l’imagerie des médias


à l’imaginaire, l’insufflation d’images non visuelles et d’idées, est la
fonction ultime du traitement littéraire de l’inquiétude écologique :
la crise, en se transformant en imaginaire, tend à devenir une
résolution de la crise.

Tel que l’affirme Chelebourg, l’écriture de la crise écologique


contemporaine n’est donc pas un motif de désenchantement, mais
bien une réaction positive de l’homme face à son néant futur, auquel
il peut envisager de résister :

Les écofictions travaillent à élever les citoyens des sociétés


industrielles au rang de Surhommes capables de remédier à
leurs nuisances, de nettoyer les océans, de maîtriser l’effet
de serre […], autrement dit de renverser ou du moins de
ralentir le cours de l’évolution39.

En ce sens, la pensée écologique en littérature devient nécessaire :


d’images en idées, elle permet de mettre à distance des craintes
contemporaines et de faire un pas de plus vers la résolution de
celles-ci.

38. Jean-Marc Ligny, « Petits hommes verts : La science fiction, littérature


du présent », http://www.cndp.fr/savoirscdi/index.php?id=1564#contenu,
(6 janvier 2014).
39. Christian Chelebourg, op. cit., p. 227.

50
Julia Holter
Université de Washington

« Mon mode de résistance s’appelle


poésie ». Pensée écopoétique
de Michel Deguy

M
algré l’engagement de Michel Deguy autour de thèmes
plutôt en vogue (l’écologie et le déclin culturel), sa
pensée reste assez peu connue du public nord-américain1.
Sa poésie, quant à elle, est encore peu traduite en anglais2, et ceci
en dépit de la place importante qu’occupe Deguy dans le paysage

1. Citons toutefois le travail d’Adélaïde Russo, notamment son projet de recherche


The Perspicacity of Michel Deguy: Poetry and Moral Paradox, ainsi que ses articles :
« Donner lieu : dialogue de circonstance : Gleize/Rimbaud/Deguy », dans
Contemporary French and Francophone Studies: Sites, vol. 11, no 4 (October 2007),
p. 463-473; « “La Poésie limitrophe”: Michel Deguy’s Gisants », dans Special
Issue of Dalhousie French Studies « De Duras et Robbe-Grillet à Cixous et Deguy »,
Michael Bishop [dir.], no 17 (Fall-Winter 1989), p. 117-134; « Penser l’exception
selon Michel Deguy », dans Contemporary French and Francophone Studies, vol.
14, no 3 (2010), p. 279-287.
2. Signalons la traduction de Clayton Eshleman, Given Giving: Selected Poems of
Michel Deguy, Berkeley, University of California Press, 1984, 144 p.
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

poétique contemporain francophone, au milieu des plus grands, tels


Yves Bonnefoy ou Philippe Jaccottet. Parmi les critiques qui se sont
intéressés à la dimension écopoétique de l’œuvre de Michel Deguy
figure Marielle Macé, dont un article dans la revue Critique intitulé
« Écopoésie » développe une réflexion profonde, d’une grande acuité,
sur cette thématique et en souligne les enjeux principaux3.

Or, pris isolément, le terme d’« écopoésie » semble faire


l’économie de la préoccupation noétique, centrale pour Deguy,
autant philosophe que poète. Il nous semble important de réfléchir
ici à la façon dont les trois domaines qui lui sont chers, la poésie, la
philosophie et l’écologie, fonctionnent ensemble, s’entrecroisent et
se complètent, au sein d’une véritable pensée écopoétique. Toutefois,
nous n’entendons pas figer ou fixer cette pensée, car elle se poursuit
et nous attendons la parution des Écologiques II et de Théorèmes, deux
ouvrages aujourd’hui en préparation, pour savoir comment elle va
évoluer.

L’axe écologique (La Fin dans le monde (2009), N’était le cœur


(2011) et Écologiques (2012)) présente le développement le plus
récent, même si la réflexion écologique traverse déjà les œuvres
précédentes dans lesquelles la philosophie et la poésie se trouvent
déjà articulées. Ces deux approches restent fondamentales; Deguy
prend soin de réitérer leur articulation dans les ouvrages écologiques
récents. Ainsi, selon La Fin dans le monde, à l’intérieur de ce qu’il
appelle « Philopoésie4 », la philosophie et la poésie, ces deux arts
du langage, divergent à partir de leur centre commun historique
et affectif, à savoir le logos, compris comme l’amour et le désir de
nommer et de saisir ce qui existe, ce qu’il y a. Si la philosophie
démontre, généralise, procède par exemples (soit en les acceptant,
soit en les réfutant), la poésie, cet « empirisme perçant », montre

3. Marielle Macé, « Ecopoésie [Michel Deguy, Écologiques, La Fin dans le monde] »,


Critique, Paris, no 68, 2012, p. 754-765.
4. Michel Deguy, La Fin dans le monde, Paris, Hermann, 2009, p. 202. Désormais,
les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la
citation, précédées de la mention FM.
52
JULIA HOLTER

(« c’est comme ça »), et montre l’exemple (FM, p. 202). Le poème,


quant à lui, ne définit pas, mais il fait voir, cristallisant « sa pensée »
sur le coup. Procédant métonymiquement, il montre le « tout » à
travers le particulier, l’exemple « monte au paradigme », tout en
prolongeant à l’infini son énigme5.

Pour le poète, cette vision « paradigmatique » est une hygiène


de vie, un mode d’habitation6. Avec l’écologie, qui veut dire logie
de oikos, une logie de l’habitacle, l’habitation poétique reçoit chez
Deguy une urgence nouvelle, son vecteur plus radical.

En effet, au fil des années, l’écologie est venue s’ajouter tout


naturellement chez lui à une pensée poétique déjà combattante,
illustrée par des thèmes apocalyptiques tels que la sortie du logos
(une métamorphose du logos en logiciel et la banalisation de la
langue comme un médium parmi les autres, voire au service des
autres, plus puissants que lui : image publicitaire, photographie,
expression corporelle), l’homonymie (l’effacement de la différence
entre ces concepts homonymes où le même nom se trouve attribué
à des concepts qui ne sont plus les mêmes : le mot « image », par
exemple, désigne à la fois une représentation religieuse des siècles
lointains, c’est-à-dire image rare, et la photo publicitaire, image de
marque, multipliée en milliards d’exemplaires) et, bien sûr, le culturel7
(la conceptualisation du remplacement de la culture authentique
défunte par une culture light, l’art que l’on cache sous l’étiquette
du patrimoine national, que l’on « encage » dans les musées comme
des animaux sauvages dans les parcs zoologiques). Ainsi, « dans
l’écologie, on peut entendre l’étymologie, le colere latin, celui de

5. Michel Deguy, Écologiques, Paris, Hermann, 2012, p. 185. Désormais, les


références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation,
précédées de la mention É.
6. Voir Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine,
Seyssel, Champ Vallon, 1995, 279 p.
7. Voir notamment son pamphlet consacré à la question du culturel intitulé
L’État de la désunion. Que dire à l’Unesco, Paris, Galaade Éditions, 2010, 40 p.
53
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

l’agricole, celui du culte et de la culture, que son devenir culturel a


entièrement vampirisé dans l’homonymie » (É, p. 103).

Pour Deguy, c’est la poésie qui fait voir. Elle signale le danger
de ces mutations en cours, fonctionnant par les hypallages
clairvoyantes, qui sont comme les « voyants », indicateurs lumineux
qui se mettent au rouge. L’écologie s’avère « affine8 » à la poésie par
cette même qualité d’être clairvoyante. Les deux assument ensemble
la responsabilité politique d’un combat contre la mondialisation et
contre la croissance économique, en contre-point de l’écologisme
des partis politiques.

Deguy aimerait que l’écologie cultive davantage l’attachement


à sa maison, l’habitation terrestre — dont le logos fait partie
intégrante —, mais constate qu’il est trop tard pour l’espérer; l’homme
disparaîtra, comme ont déjà disparu les Inuits et les Indiens :

l’omelette de la mondialisation ne se fait pas sans


casser les œufs ici et là, Grand Nord, Amazonie, tribus
indiennes, quel dommage! Mais ne généralisons pas, dit
la Gouvernance. Or non seulement il s’agit de généraliser,
mais plus proprement encore, d’y voir ce qui est montré :
la dissolution de l’humain, de ce qui fut la vie des hommes.
La mort des Inuits montre ce qui se passe partout, sous une
forme ou sous une autre. Nul n’est épargné. […] Vous ne
croyez pas à une mutation « sans précédent »? Tant pis;
tant pis pour vous — et pour nous (FM, p. 27).

Le poète voit la mondialisation comme une mauvaise soupe


à laquelle « la terre se refuse » en retirant ses banquises (FM,
p. 29) et en se vengeant par des tsunamis et des éruptions : « Il est
plus clair qu’un jour de mars / Que la terre tectonique, la vieille
réfractaire / Se rétracte et vomit notre cuisine nucléaire » (É, p. 7).
La terre secoue ce monde qui continue à « mondialiser », contre
vents et marées (noires). La terre ravage son monde qui ravage la

8. L’adjectif « affine » désigne en science la ressemblance sans qu’il y ait


nécessairement des liens de parenté (É, p. 103).

54
JULIA HOLTER

terre. Pour Deguy-philosophe, ce combat entre la terre et le monde


est un sujet tout autant poétique que philosophique, à consonance
heideggérienne. Le mot écologie contient la « logie », ce même logos
partagé par la poésie et la philosophie, les deux étant les fruits de
l’imagination logique (FM, p. 29). L’imagination logique poétique
prête à l’écologie son trait intuitif, alarmant, parce que l’imagination
est sensible à ce qu’elle voit (à savoir ces voyants passés au rouge).

Son mauvais double est une imagerie aveuglante (publicité,


marketing) propagée par la mondialisation. Relisant Kant
et Heidegger, Deguy interroge le paradigme inédit de cette
mondialisation, du géocide en cours. Si l’on considère la phrase de
Heidegger : « Il ne s’agit pas principalement de l’homme », pour
Deguy, il ne s’agira plus jamais de l’être, mais de la technique et de
la dévastation (É, p. 23). L’écologie — radicale, indispensable — est
donc la « bifurcation destinale » (É, p. 105); l’engagement nécessite
une « écologie radicale », au sens où l’ultimatum qu’elle pose dépasse
largement le simple environnement (Umwelt) et la pensée « débile »
du care (É, p. 210), s’appliquant à la mutation de la condition
humaine en phase terminale. Son but est d’aller au fond, aux racines
de la question, ce que lui permet sa démarche philopoétique9. Même
si dans les livres La Fin dans le monde et Écologiques, la pensée ne
se fait plus en poème, mais en prose, son caractère fragmentaire
et empirique, qui prête également très grande attention au style
(métaphores, néologismes, oxymores) nous permet de suggérer qu’il
s’agit d’un espace également poétique où la prose permet d’expliciter
ou de compléter les « choses de choses » de la poésie et ses intuitions.

Face à ce que j’appelle tout le dispositif d’extraterrestration10,


par lequel l’homme tend à s’éloigner de la condition

9. Deguy n’est pas un philosophe classique. Son mode d’exposition n’est pas
l’enchaînement des raisons mais la logique associative propre au poétique : il
pratique le fragment, le jeu de mots, la néologie, renouvelant le langage dans
une conscience constante des sonorités et des étymologies verbales.
10. L’écologie deguienne proteste contre « l’extraterrestration » qui veut
dire le manque d’attachement à l’habitation terrestre. (On retrouvera le mot
« attachement » dans la définition de l’écologie chez Bruno Latour.)
55
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

humaine — en prolongeant la vie indéfiniment ou en


renonçant à la diversité des langues, je réagis, j’essaie de
tenir. C’est cela que veut dire l’attachement […] : tenir
à la condition terrestre, rester attaché à la beauté, à la
poésie 11.

Deguy réagit, en figures et en métaphores, à la menace de disparition


de l’habitus commun. Il pense, en poème et en prose (car « une
poétique est une pensée12 »), des stratégies de survivance à l’époque
du « capitalisme culturel ». Avec le titre de cet article, prélevé dans
le livre La Fin dans le monde, « Mon mode de résistance s’appelle
poésie » (FM, p. 46), nous avons voulu amorcer la réflexion sur
certains moyens poétiques de résistance contre la dévastation du
monde et de la culture par la technoscience. Afin de suspendre le
soupçon et le pessimisme qui accompagnent inévitablement une
telle réflexion, il nous a fallu nous demander si, selon Deguy, la
poésie pourrait réellement « être transformatrice, aider à l’invention
de transcendance moderne » (FM, p. 101), autrement dit changer
véritablement les choses.

Poète face à la fin dans le monde


Que fait le poète face à l’inquiétante réalité et au devenir du
monde? Sensible aux formes dans la poésie comme dans la vie, y
compris les formes des mutations en cours, il en prend la charge.
Il pense en poème, pense avec le « comme » et le « comme si »
permettant à « la raison poétique » de rapprocher les choses et de les
dire autrement. Il peut ainsi « sauver les phénomènes » en ralentissant
leur engloutissement par le culturel, cette culture devenue spectacle
et image publicitaire. Il pratique la palinodie, ou la sauvegarde
des pépites (reliques) de la culture authentique, non pas en les
enfermant dans le patrimoine historique, mais par un mouvement
catachronique, c’est-à-dire par une action visant à les « tirer » jusqu’à

11. Entretien avec Julia Holter, « À propos des Écologiques de Michel Deguy »,
French Forum, University of Nebraska Press, vol. 38, nos 1-2, 2013, p. 159-172.
12. Michel Deguy, La Pietà Baudelaire, Paris, Belin, 2012, p. 116.

56
JULIA HOLTER

nous, à réemployer les citations et les phénomènes anciens, en les


transposant à notre temps. Il s’agit de perpétuer le bel usage de la
langue, la poésie, activité qui, depuis des millénaires, faisait partie
du mode de vie authentique de l’humanité. « L’œuvre baudelairien,
poème et pensivité, comment le faire servir à notre usage? »,
demande Deguy13. Par la reprise de cette question aujourd’hui, par
le transfert des vers baudelairiens, par l’ajout de « ses théorèmes à
nos anxiétés14 » du XXIe siècle :

– « Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse 15? »


– « Le monde va finir16 »; « le monde est devenu
inhabitable 17 ».

En faisant pénétrer, percoler dans le tissu de sa poésie des vers de


Hölderlin et de Baudelaire, Deguy fait resurgir ce versant constant
et non variable de l’art qui rend cet art infaillible, atemporel (par
exemple, ces vers de Baudelaire qui traduisent aujourd’hui notre
anxiété écologique). D’autres vers lui semblent mal vieillir et perdre
leur pertinence, comme certains propos romantiques de Hölderlin :
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » ou « poétiquement
l’homme habite le monde18 » — parce que « le monde est devenu
inhabitable ».

Face à l’irréversible, le poète adopte donc plusieurs stratégies de


résistance : d’une part, il peut jouir de son essence en tant qu’être

13. Ibid., p. 21.


14. Ibid., p. 22.
15. Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »,
Les fleurs du mal, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961,
p. 95.
16. Charles Baudelaire, « Fusées, XV », Journaux intimes, dans Œuvres complètes,
op. cit., p. 1262.
17. Charles Baudelaire, « Pauvre Belgique », Sur la Belgique, dans Œuvres
complètes, op. cit., p. 1319 (le passage se lit en fait « le monde est devenu pour
moi inhabitable »).
18. Invité le 17 novembre dans l’émission de Raphaël Enthoven, Michel Serres
fait usage des mêmes citations de Hölderlin pour illustrer la volonté croissante
de changement qu’il croit être proportionnelle à l’augmentation du risque
écologique.
57
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

parlant, parlant dans sa langue, mais aussi donnant à entendre cette


langue en tant qu’elle est belle; d’autre part, il peut s’ouvrir aux
choses dans le monde de telle façon que son ouverture au monde
soit plus grande et plus profonde, parce qu’il a accès non seulement
aux choses perceptibles, avec des contours délimités, mais aussi à ce
que Deguy appelle « les choses de choses », comme les merveilleux
nuages de Baudelaire, ces nuages matériels qui se transforment
en « nuages de nuages », nuages littéraires, sans référent. Il s’agit
d’une opération poétique qui, grâce aux tropes, au pouvoir lexical,
syntaxique et métaphorique de la langue, permet de métamorphoser
les choses, d’une élévation baudelairienne (nous y reviendrons) qui
transperce en quelque sorte l’impossible, s’élevant pour passer de
« l’autre côté », vers les solutions qui jusqu’ici restaient inconnues.

Contrat écopoétique
Stéphanie Posthumus, qui traduit depuis plusieurs années la
thématique environnementale de la littérature française en termes
écocritiques nord-américains, a déjà souligné l’importance capitale
du style et de la métaphore dans la pensée écologique de Michel
Serres. En reprenant cette question de l’importance du style, je me
permets d’établir, avec toutes les précautions d’usage, un parallèle
entre le contrat social de Jean-Jacques Rousseau, le contrat naturel19
de Michel Serres, autre philosophe de la nature, et l’écopoésie de
Michel Deguy. Chez ces trois auteurs, on discerne, me semble-
t-il, une même tradition rhétorique mitoyenne de l’éthique, celle
d’accuser l’homme pour attirer son attention, pour le séduire afin
de réveiller sa conscience, si on veut parler comme Jean Starobinski
dans Accuser et séduire, livre récent où le critique présente Rousseau
comme un prédicateur du changement moral qui accuse le mal pour
mieux séduire avec le remède20.

19. Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Flammarion, 1992, 191 p.


20. Jean Starobinski, Accuser et séduire : essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris,
Gallimard, 2012, 336 p.

58
JULIA HOLTER

Il semble évident que sonner l’alarme sur la condition du monde


ne se fera pas sans interpellation et ni éloquence. Dans un tel discours,
la prérogative du style ne se présente pas comme une décoration
esthétique superflue (obsolète), mais comme un témoignage de la
poétique et de l’usage de la langue maternelle comme pratiques
fondamentales de l’homme. Le style est inséparable du contenu
moral et politique des discours éthiques.

Chez les trois penseurs, l’accusation, implicite et explicite, porte


sur les hommes en société (Rousseau) devenus, à l’époque de la
société du spectacle (Guy Debord), parasites (Serres), téléspectateurs
et extraterrestres21 (Deguy). Il s’agit donc d’accuser l’Homme
sempiternellement coupable de la corruption morale, mais aussi
de le séduire en lui faisant croire à un changement possible de son
cœur22, pour reprendre une formule de Deguy. C’est que Rousseau,
Deguy, Serres, et bien d’autres, plaident au fond toujours la même
cause, écrivent en réaction au même fléau, à savoir le fait qu’à un
âge poétique, où régnaient l’imagination et le goût pour les lettres,
a succédé un âge de la science calculatrice, du cartésianisme et du
raisonnement utilitaire. Ce changement de paradigme nous conduit
à la sortie hors du logos; hors de la condition humaine (Deguy).

21. Chez Deguy, l’Homme qui se détache de la terre devient « extraterrestre ».


On trouvera le même propos chez Michel Serres : l’Homme « ne vit plus en
compagnie des vivants, n’habite plus la même Terre, n’a donc plus le même
rapport au monde. Il ou elle ne voit que la nature arcadienne des vacances,
du loisir ou du tourisme » dit-il dans son discours du 1er mars 2011 en séance
solennelle de l’Académie Française sur le thème « Les nouveaux défis de
l’éducation » (Michel Serres, « Petite Poucette. Les nouveaux défis de l’éducation »,
http://www.academie-francaise.fr/petite-poucette-les-nouveaux-defis-de-
leducation (7 avril 2014)). Il y dit adieu aux pratiques géorgiques : « En 2010, la
France, comme les pays analogues au nôtre, ne compte plus qu’un pour cent de
paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus immenses ruptures de l’histoire,
depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture change. »
Deguy, quant à lui, dit adieu aux Géorgiques de Virgile : « Les Géorgiques et les
Bucoliques sont encore sur notre chevet de vieux lettrés? Peut-être. Mais ce que
réclame l’imminente “fin dans le monde” c’est des Écologiques ». (É, p. 208)
22. Voir dans le poème « Magnitude » cité supra : « Il faut changer […] le cœur
qui sombre/en cœur de sauveteur nippon » (É, p. 7).
59
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

Le poème « Magnitude » est un message de Cassandre à cette


humanité qui vient de survivre à Fukushima, mais comme à l’avant-
dernière syllabe de son récit terrestre :

À l’échelle des magnitudes


La pénultième a frappé
Une fois encore au Soleil levant

Non! « Là où croît le danger »…


…Ne croît pas ce qui sauve
Mais la perte (É, p. 7)

Le vers de Hölderlin (« Là où croît le danger »…) est le point divergent


des deux philosophes au même prénom, nés la même année, soit en
1930. Michel Deguy, à propos de Michel Serres, évoque le « grand
leibnizien » qui « hérite du Maître de la Raison suffisante le profond
optimisme ». Il lui reproche son optimisme aveugle à l’irréversibilité
du mal fait et sa foi dans le retour de « l’ancien paysage » revêtu
« du manteau d’Arlequin paysan-écologiste », autrement dit dans
un retour à l’esprit des Géorgiques de Virgile (ou des géorgiques
originaires, ces « travailleurs de la terre »).

Toutefois, au fil des vers de « Magnitude », le pessimisme foncier


de Deguy s’atténue au moment de réclamer le changement de notre
séjour terrien et le retour de notre cœur sur terre. Dans leur esprit,
ces vers rejoignent pour un instant l’espérance de Michel Serres :
« Il faut changer / Éole en éolienne / Hélios en panneaux / Et le cœur
qui sombre / En cœur de sauveteur nippon » (É, p. 7). Deguy semble
poser cet impératif presque malgré lui, puisque les moyens suggérés
du sauvetage (éoliennes, panneaux solaires) font partie de ceux
« volés » aux dieux (Éole, Hélios… Hermès) et servent à l’homme
pour se mettre à leur place. Le seul moyen pour ainsi dire « propre »,
qui ne soit pas compromis dans l’ambition d’accéder au pouvoir,
reste la marginale poésie, le poétique et la métaphore.

« Pour Serres », écrit Stéphanie Posthumus, « le style est ce


qui permet de créer du nouveau23 ». De fait, pour Serres comme

23. Stéphanie Posthumus, « Vers une écocritique française : le contrat naturel

60
JULIA HOLTER

pour Deguy, la possibilité de créer « du nouveau » reste une source


d’énergie inépuisable et une stratégie de combat et de résistance
par excellence. Si nous ouvrons La Pietà Baudelaire, le dernier livre
de Michel Deguy qui contient une version élargie de sa conférence
sur Baudelaire donnée au Collège de France, nous y trouverons ce
distique baudelairien qui ponctue en leitmotiv le livre : « Plonger au
fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu’importe? / Au fond de l’inconnu
pour trouver du nouveau24! ». Avec ces vers baudelairiens, le poète
contemporain scelle son propre contrat, contrat (éco)poétique, si
l’on ose le nommer ainsi, assurant un prolongement de la poétique
baudelairienne fidèle à la fois à Dante et à l’apostasie25, dans ce
distique qui renvoie à la Divine Comédie et au thème deguien de
la déposition de la foi. Deguy assume ainsi la responsabilité de
« répondre à [l’]âme pieuse » de ses semblables, de nous répondre à
nous, donc, et à nos questions de non-croyants qui se trouvent face
à la dévastation écologique et culturelle. « Plonger […] au fond de
l’inconnu pour trouver du nouveau » est l’impératif : l’avenir sera
poétique, répète-t-il, ou il ne sera pas.

Pour Deguy, « trouver du nouveau » veut dire, nous semble-


t-il, aussi bien « renaissance en poésie » qu’« arche de Noé26 » qui
embarquera les figures, ces « comme » et « comme si » des poètes,
capables de dire encore la différence entre l’authentique et le toc, au
milieu de la confusion ubiquiste entre les deux (l’homonymie). Ces
figures sont comme ces espèces qui doivent entrer dans l’arche pour

de Michel Serres », Mosaic: a Journal for the Interdisciplinary Study of Literature,


University of Manitoba, vol. 44, no 2, 2011, p. 89.
24. Charles Baudelaire, « Le voyage», Les fleurs du mal, dans Œuvres complètes,
op. cit., p. 127.
25. Michel Deguy, La Pietà Baudelaire, op. cit., p. 11.
26. Pour une analyse plus ample de l’arche salvatrice, voir l’article « Écopoésie »
de Marielle Macé qui juge cette image poétique « qui s’avance et s’aggrave »
d’un livre à l’autre, capitale pour le programme écopoétique de Deguy. Cette
arche est chargée « non des souvenirs mais des forces : des rapports, des pensées,
des possibles », bref, de toutes ces figures qui possèdent l’énergie et les capacités
du jugement différentiel, à la fois lucides et inédits, qui pourraient changer
les choses. (Marielle Macé, op. cit., p. 762.)
61
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

rétablir l’habitation terrestre mise aujourd’hui en question. Comment


exactement? Quand le poème est réussi, il transcende, sa pensée voit
juste dans son « empirisme perçant », trouvant, comme le dit Deguy,
« les vérités prises dans les circonstances, qui se risquent sur des
augures exemplaires à interpréter ce temps, notre temps27 ». Or, il
s’agit de pratiquer ce mouvement, penser et traduire la multiplicité de
cette pensée et des langues, dans la tradition du translatio studiorum.
« Le mouvement de pensée et la locution qui l’assume » doivent
« faire passer de l’autre côté » (FM, p. 29), non du côté préconisé ou du
côté échappatoire hors de la terre, mais du côté d’une transcendance
paradoxale qui est « élévation » poétique permettant de rester sur
terre, de s’attacher à la terre. Il s’agit pour Deguy de réinventer, de
renouveler entièrement la transcendance, « un très vieux, très grand
mot de l’Occident dans son emploi moderne », non religieux ni
métaphysique (FM, p. 114). Dans le contexte du « capitalisme culturel »
qui s’est propagé partout (FM, p. 26), et du culturel qui est un
« phénomène social total », selon Marcel Mauss, lié à notre économie
mondialisée (É, p. 104), la réparation viendra selon Deguy d’une
élévation (titre d’un poème de Baudelaire), au-delà, vers l’emploi,
dans la théorie et l’action, de l’imagination, cette « reine des facultés »,
vers l’engagement radical des « forces imaginantes de notre esprit »
(Bachelard). Seul le logos, parole-pensée de l’imagination (et non du
corps) est capable de transporter, comme dans une arche, d’élever au-
delà de la cupidité (consommation, « parce que je le vaux bien »), de
faire traverser la crête de l’impossible. Quel impossible précisément?

À une époque où même les socialistes continuent à défendre le


« pouvoir d’achat » et la croissance, c’est-à-dire l’idée d’aller toujours
plus haut dans le développement économique, dans le progrès et
dans l’émancipation tout en persévérant dans la conviction « que la
technoscience sera plus forte, à coups d’OGM et de nanotechnologies,
que toutes les contre-finalités28 qui ravagent la terre » (É, p. 105),

27. Michel Deguy, N’était le cœur, Paris, Galilée, 2011, quatrième de couverture.
28. Les contre-finalités en philosophie définissent les substances devenant leurs
propres fatalités, par exemple des technologies que nous produisons et qui vont
nous tuer.
62
JULIA HOLTER

l’écopoésie de Deguy préconise la sortie de la croissance économique


et le retour de l’homme « sur terre ».

Une telle formalisation de la pensée écologique semble être


requise aujourd’hui dans l’écocritique en quête de chemins pratiques
et de désambiguïsations. L’écopoésie paraît capitale pour une pensée
écologique autre qu’environnementaliste29. Comprise comme praxis
et action radicale du logos, la poétique évite à cette pensée de rester
seulement théorique : « Je dis hominicide, comme on dit génocide
ou géocide. Lorsque j’utilise le mot hominicide, je dis l’humanité en
tant qu’elle est tueuse d’elle-même, qu’elle est suicidaire30. »

La façon de Deguy d’être radical dans les mots consiste à recourir


à des expressions néologisantes qui peuvent faire entendre cette
radicalité. Cette dernière résiste au langage : les mots sont devenus
faibles, hors d’usage. Et c’est pourquoi Deguy aime les modifier
avant de les réinjecter dans le circuit. Il aime aussi extrémiser les
contraires, oxymoriser, comme quand il parle d’« omnipotence
paralysée » pour dire que les hommes se mettent dans la position
de dieux tout-puissants et qu’en même temps ils sont totalement
impotents, ce qui est une autre façon d’être radical par la langue.

Il existe un autre procédé, fondamental, qui est la comparaison,


la métaphore poétique — cet être-comme qui préserve la différence
dans l’être. Comme l’a souligné Stéphanie Posthumus, il est question
(chez Serres, comme, je crois bien, chez Deguy) de faire exister une
nouvelle réalité du monde par la métaphore : « Dans le meilleur
des mondes, cette métaphore transformera notre conception de
l’humanité et de la terre31 ». La radicalité importante de la pensée
écopoétique réside dans la non séparation entre la philosophie, la
poésie et l’écologie. La discursivité « matérielle » des tropes et des

29. Pour Deguy, l’environnementalisme, le « développement durable » est


une sorte de « placebo », une forme « allégée » de la « croissance pérenne et
maximale » (É, p. 67).
30. Entretien avec Julia Holter, op.cit., p. 166.
31. Stéphanie Posthumus, op. cit., p. 93.
63
Figura no 36 - 2014
« MON MODE DE RÉSISTANCE S’APPELLE POÉSIE »

figures désengage la polarisation entre la théorie et la praxis, dans


ce que l’on peut appeler avec Jean-Claude Pinson une poéthique32.
Logos/logie/poésie pense et parle (ne prend pas de photos), c’est-
à-dire témoigne d’un attachement à ces rares entités que les êtres
parlants ont en commun, à savoir oikos et logos.

Il existe bel et bien en France une tradition du « J’accuse » dont


la pérennité semble se manifester dans la pensée de Michel Deguy.
Jean Starobinski, à la fin de son livre Accuser et séduire, demande
à Jean-Jacques Rousseau « de continuer à nous inquiéter33 ».
Ne faut-il pas aussi écouter Michel Deguy qui continue de nous
« inquiéter » en dénonçant toutes les « précautions » politiques et
« environnementalistes », des hypocrites « Grenelle de ceci et
cela » (É, p. 67), en nous rappelant que la fin du monde tel que nous
l’avons connu et aimé n’est autre que le résultat de notre propre
bêtise, de notre intégrisme et de notre voracité?

32. Jean-Claude Pinson, Poéthique, Seyssel, Champ Vallon, 2013, 336 p.


33. Jean Starobinski, op. cit., p. 305.
64
Pierre-Alain Gouanvic
Université Concordia

Conscience et nature
après l’Affaire Sokal

P
armi les plus grands succès du box-office mondial, Avatar1
occupe une place particulière parce que l’expérience qu’il
fait vivre aux millions de spectateurs et celle vécue par le
protagoniste sont fusionnées pour produire l’expérience de l’évasion
dans l’imaginaire la plus enveloppante — à grand renfort de 3D
— qui soit (selon les adeptes du film). Les spectateurs accourant
pour vivre cette délicieuse paraplégie2, où vont-ils? Dans la nature.
Ainsi, le réalisateur qui avait fait chavirer les salles de cinéma et
la civilisation avec son Titanic3 récidive, cette fois avec un propos
positif et écologique. Du côté du littéraire, les réactions sont un

1. James Cameron, Avatar, États-Unis, 2009, 162 min.


2. Le héros est paraplégique, comme le spectateur le temps du film, et s’engouffre
dans un autre monde tout comme lui.
3. James Cameron, Titanic, États-Unis, 1997, 194 min.
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

peu plus tièdes. Écologique, Avatar? Bien au contraire, les plus


récentes technologies du cinéma, et Avatar en est le porte-étendard,
concourent à produire une irrésistible « technologie de l’imaginaire »,
qui, dans ce cas précis, comble du scandale, table sur l’écologisme
pour mieux attirer les spectateurs-cyborgs et leur argent-sève, tant et
si bien que le monde humain devient irréalisé, désécologisé :

Ce que le cinéma donne à voir, ce n’est pas seulement un


autre monde, celui du rêve et de l’irréel, mais notre monde
lui-même devant un mixte de réel et d’image-cinéma, un
réel hors-cinéma passé au moule de l’imaginaire-cinéma 4.

En bref, ce qui, dans le littéraire, peut constituer une trame


théorique (ou anti-théorique, etc.), devient dans les technologies de
l’imaginaire un message suffisant et univoque, une perception du
monde prête à consommer.

Avatar emboutit une théorie dans un récit au potentiel


expressif et onirique au-dessus de la moyenne. Tout
comme la publicité vend des concepts en même temps que
les produits, le cinéma « vend des perceptions du monde »
en même temps que ses images 5.

Or, « ce qui fait la force d’une œuvre de fiction, c’est la théorie qu’elle
contient et à laquelle elle tente de donner une vraisemblance6 ».
Alors, cette histoire, n’est-elle qu’une autre histoire de cowboys et
d’indiens de l’ère Greenpeace à la sauce hippie?

La boîte de Pandora
Plutôt qu’un mal, Avatar fut un symptôme, pas le plus déplaisant,
d’une crise de l’imaginaire qui trouve sa source dans une rupture
théorique qui s’est produite dans le monde de la science de la nature

4. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Écran global : culture-médias et cinéma à


l’âge hypermoderne, Paris, Seuil, 2007, p. 336, cité dans Juremir Machado da
Silva, « La magie technologique d’Avatar », Sociétés, vol. 2, no 112, 2011, p. 138.
5. Juremir Machado da Silva, op. cit., p. 138.
6. Ibid., p. 142.
66
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

et a rongé, comme un cancer, imaginaire et théorie. Si désormais la


société passe par les technologies les plus immersives pour éprouver
une communion avec la nature et avec elle-même7, c’est peut-être
qu’une crise s’est produite non pas simplement dans notre rapport
à la nature — avec l’industrialisation — mais dans notre rapport
à ces outils qui donnent un accès d’ordre théorique, idéel, voire
perceptuel à la nature.

Que nous disent les hippies et leurs alliés autochtones de Pandora


et d’ailleurs? Que nous sommes tous connectés, entre nous et avec
la nature. Qu’il existe un lien intime entre toutes choses. Ou encore,
dans les termes du physicien Alan Sokal, dans son canular :

Third, the postmodern sciences overthrow the static


ontological categories and hierarchies characteristic of
modernist science. In place of atomism and reductionism,
the new sciences stress the dynamic web of relationships
between the whole and the part; in place of fixed individual
essences (e.g. Newtonian particles), they conceptualize
interactions and flows (e.g. quantum fields). Intriguingly,
these homologous features arise in numerous seemingly
disparate areas of science, from quantum gravity to chaos
theory to the biophysics of self-organizing systems. In this
way, the postmodern sciences appear to be converging
on a new epistemological paradigm, one that may be
termed an ecological perspective, broadly understood as
« recogniz[ing] the fundamental interdependence of all
phenomena and the embeddedness of individuals and
societies in the cyclical patterns of nature » [...]8.

7. Dans Avatar, l’Arbre des Âmes de Pandora, que les habitants de cette planète
utilisent pour entrer en contact avec l’ensemble de la nature (par une connexion
filaire assurée par un appendice de la tête), est tout à la fois le lieu d’une grande
messe panpsychiste, un réseau social, une salle de cinéma bondée et un cerveau.
L’homologie avec notre monde technologique, qui n’a échappé à personne, rend
le contact fantasmatique avec cette nature particulièrement troublant — ou
révulsant, pour les critiques de l’écran global.
8. Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative
Hermeneutics of Quantum Gravity », Social Text, no 46/47, printemps/été 1996,
p. 228.
67
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

Sokal avait réussi à faire publier ce genre de prose dans la revue


Social Text, selon les éditeurs parce qu’il avait été malhonnête et
eux, trop généreux, et selon Sokal parce que la French Theory était
si abstruse qu’il était impossible de distinguer le canular du « vrai ».
Le procédé était ingénieux. Sokal part de déclarations Pandoriennes
comme

When we speak of the picture of nature in the exact science


of our age, we do not mean a picture of nature so much
as a picture of our relationships with nature. [...] Science no
longer confronts nature as an objective observer, but sees
itself as an actor in this interplay between man [sic] and
nature9.

et

Planck’s discovery of the elementary quantum of action [...]


revealed a feature of wholeness inherent in atomic physics,
going far beyond the ancient idea of the limited divisibility
of matter 10.

Celles-ci sont, comme il le signale, des paroles d’Heisenberg et


Bohr, respectivement (rien de plus respectable, sinon vénérable).
Elles aboutissent à un bombardement de tout ce que le champ de
la critique littéraire « postmoderne » a pu spéculer sur la science, la
nature et leurs relations réciproques : Irigaray, Haraway, Harding,
Deleuze/Guattari et Derrida, leurs émules américains et
postcoloniaux, le classique de la contre-culture américaine, The
Tao of Physics11, l’incontournable Feyerabend, et plus encore. La
conclusion est, on l’aura deviné, limpide :

Thus, a liberatory science cannot be complete without a


profound revision of the canon of mathematics. […] We
can see hints of it in the multidimensional and nonlinear
logic of fuzzy systems theory [...]; but this approach is still
heavily marked by its origins in the crisis of late-capitalist

9. Ibid., p. 219.
10. Ibid., p. 220.
11. Fritjof Capra, The Tao of Physics: An Exploration of the Parallels between

68
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

production relations. Catastrophe theory [...], with its


dialectical emphases on smoothness/discontinuity and
metamorphosis/unfolding, will indubitably play a major
role in the future mathematics; but much theoretical work
remains to be done before this approach can become a
concrete tool of progressive political praxis [...]. Finally,
chaos theory — which provides our deepest insights into
the ubiquitous yet mysterious phenomenon of nonlinearity
— will be central to all future mathematics12.

Dans la préface de Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou


compagnons de route?, Jean Bricmont expliquera en termes percutants :
les non-scientifiques qui rêvent d’une science libérée (et ne savent
pas faire la différence entre ce texte de Sokal et de la théorie) feraient
mieux de se préoccuper de l’usage réel, technologique, de la science
dans l’oppression des peuples. Ce sont les bombes, les missiles et
les détecteurs13 qui sont des menaces à la liberté, pas un manque de
travail théorique mathématique émancipé de la crise des relations
de production typique des stades tardifs du capitalisme.

Quant à la présumée redéfinition du couple nature-conscience


amenée par la physique, Bricmont et Sokal concluent par un
« Plaidoyer pour un réalisme scientifique modeste14 » qui articule
deux notions, celle d’échelle et celle d’émergence. De l’infiniment
petit à l’infiniment grand, des quarks aux galaxies, chaque échelle
requiert un modèle théorique, modèle qui émerge de l’échelle plus
fine, plus fondamentale. Pour reprendre les termes du faussaire :
les « frontières » n’ont pas à être « transgressées » — y compris les
frontières professionnelles.

Modern Physics and Eastern Mysticism, Boston, Shambhala, [1975] 2010, 368 p.
12. Alain Sokal, op.cit., p. 231.
13. Jean Bricmont et Alan Sokal, Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou
compagnons de route?, traduit par Barbara Hochstedt, préface de Jean Bricmont,
Paris, Odile Jacob, 2005, 224 p.
14. Jean Bricmont et Alan Sokal, op. cit., p. 163-200.
69
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

Origines inavouables de l’écophobie


Mais une question demeure : que penser de ces primitifs à la
pensée floue et holiste, contemplant passivement les oppositions...
d’un Max Born, par exemple, grand apologue de la première physique
quantique :

The thesis « light consists of particles » and the antithesis


« light consists of waves » fought with one another until
they were united in the synthesis of quantum mechanics.
[...] Only why not apply it to the thesis Liberalism (or
Capitalism), the antithesis Communism, and expect a
synthesis, instead of a complete and permanent victory
for the antithesis? [...] In fact, this thesis and antithesis
represent two psychological motives and economic forces,
both justified in themselves, but, in their extremes,
mutually exclusive. [T]here must exist a relation between
the latitudes of freedom df and of regulation dr, of the
type df*dr=p. [...] But what is the « political constant »
p? I must leave this to a future quantum theory of human
affairs 15.

Un certain nombre de frontières sont transgressées ici. Lacan ou


Born? Qui pourrait le deviner? Et que dire de cette déclaration de
Wolfgang Pauli, l’enfant terrible, sur la très redoutable « conscience
de la physique quantique »?

I would like to make an attempt to give a name to that


which the new idea of reality brings to my mind: the idea
of reality of the symbol. […] It contains something of the
old concept of God as well as the old concept of matter (an
example from physics: the atom. The primary qualities of
filling space have been lost. If it were not a symbol how
could it be « both wave and particle »?). The symbol is
symmetrical with respect to « this side » and « beyond »...
the symbol is like a god that exerts an influence on man16.

15. Cité dans Mara Beller, « The Sokal Hoax: At Whom Are We Laughing? »,
Physics Today, 1998, vol. 51, no 9, p. 29.
16. Cité dans Mara Beller, op. cit., p. 29.

70
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

Cette déclaration davantage New Age et d’autres, non moins


surprenantes, ont été colligées dans « The Sokal Hoax: At Whom Are
We Laughing? ». De qui se moque-t-on exactement?

À l’époque où Sokal concoctait son mélange (publié en 1996


dans Social Text), Bricmont, dans un colloque sur les échanges entre
philosophie et science, dissipait les nuées entourant la physique
fondamentale. Montrant que les plus grands « paradoxes » de la
physique (est-ce une onde ou une particule? Est-ce? Qu’y a-t-il si je ne
regarde pas? etc.) étaient levés à condition de se renseigner sur une
théorie concurrente mais peu connue, la théorie de de Broglie-Bohm,
il tendait la main : « Pourquoi cette théorie [...] est pratiquement
universellement ignorée est une énigme que les historiens des
sciences des siècles futurs auront à résoudre17 ». Attardons-nous à
cette énigme — racontons une histoire. Sans d’autres prétentions
que littéraires.

À ce « vaste spectacle philosophique mû par le désespoir18 »;


cette excroissance kierkegaardienne19 qui s’insérait si bien, volens
nolens, dans le décadentisme de l’époque; cette anti-théorie qui allait

17. Jean Bricmont, « Contre la philosophie de la mécanique quantique », texte


d’une communication faite au colloque « Faut-il promouvoir les échanges entre
les sciences et la philosophie? », Louvain-la-Neuve, 24 et 25 mars 1994, http://
cortecs.web.gresille.org/wp-content/uploads/2010/12/CorteX_Bricmont_
contre_philo_quantique.pdf (24 janvier 2014).
18. « Philosophical extravaganza dictated by despair » : paroles de Shrödinger,
père du fameux chat paradoxal, cité dans Mike Towler, « An introduction to
pilot-wave theory », diaporama du cours « De Broglie-Bohm pilot-wave theory
and the foundations of quantum mechanics », University of Cambridge, 2009,
http://www.tcm.phy.cam.ac.uk/~mdt26/PWT/lectures/bohm1.pdf (22 janvier
2014).
19. « De fait, grâce à Hoffding, Bohr a été pénétré de l’œuvre de Kierkegaard.
Et il est certain qu’elle présente un type de pensée souvent analogue à celui
de Bohr. Kierkegaard n’insistait-il pas sur les discontinuités, l’incompatibilité
et les “sauts” nécessaires pour passer du registre de l’esthétique à celui de la
science puis de la morale? Il dénonçait aussi l’objectivité du savoir et affirmait
qu’on ne pouvait parvenir à la vérité qu’en incorporant le subjectif. » Bernadette
Bensaude Vincent, « L’évolution de la Complémentarité dans les textes de Bohr
(1927-1939) », Revue d’Histoire des Sciences, 1985, vol. 38, no 3, p. 248.
71
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

précipiter le suicide de Paul Ehrenfest20; cette orthodoxie qui allait


déclencher la crise dépressive de son bagarreur Wolfgang Pauli, qui
cherchera les soins de Carl Jung (avec les résultats qu’on a vus ci-
dessus : « the symbol is like a god that exerts an influence on man »);
cet instrumentalisme forcené qui allait créer un Oppenheimer
brahmanique21, il existait donc une solution de rechange.

Ce n’est qu’en 2009 que le Conseil Solvay de 1927, moment


présumé du couronnement de l’interprétation de Copenhague, s’est
révélé être une rencontre animée durant laquelle l’hermétisme
postmoderne n’avait nullement triomphé — sur un plan strictement
argumentatif, pas publicitaire — et où l’ébauche de la théorie
défendue par Bricmont (et d’autres), dite de l’onde-pilote (de de
Broglie), avait longuement fait débat, bien plus que la légende le
disait22. Bohm, qui a poursuivi le travail de de Broglie après-guerre,
a dû quitter les États-Unis en raison de ses sympathies communistes
(son distingué collaborateur, Einstein, put rester), ce qui permit à
l’hégémonie de l’ignorer sciemment (Oppenheimer, décidément
très doué pour faire disparaître des choses : « Si nous ne pouvons
pas réfuter Bohm, nous devons nous entendre pour faire comme s’il
n’existait pas23. ») et, comble de l’ironie, s’est vu bloquer l’accès à

20. « In recent years it has become ever more difficult for me to follow
developments [in physics] with understanding. After trying, ever more enervated
and torn, I have finally given up in DESPERATION. », cité dans Louisa Gilder,
The Age of Entanglement: When Quantum Physics Was Reborn, New York, Vintage
Books, 2009, p. 147. J’ai expliqué tout le contexte du drame, qui comporte des
éléments personnels tragiques, sur la page biographique Wikipédia du physicien.
21. Dans le documentaire The Decision to Drop the Bomb (Fred Freed et Len
Giovannitti, NBC, 1965, 82 minutes), Oppenheimer déclare, s’inspirant de la
Bhagavad Gita, « Now I am become death, the destroyer of worlds ».
22. Guido Bacciagaluppi et Antony Valentini, Quantum Theory at the Crossroads:
Reconsidering the 1927 Solvay Conference, Cambridge, Cambridge University
Press, 2006, p. 553.
23. Oppenheimer, cité dans Mike Towler, « Not even wrong. Why does nobody
like pilot-wave theory? », diaporama du cours « De Broglie-Bohm pilot-wave
theory and the foundations of quantum mechanics », University of Cambridge,
2009, http://www.tcm.phy.cam.ac.uk/~mdt26/PWT/lectures/bohm7.pdf (22
janvier 2014).
72
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

la revue Nature en raison des intrigues d’un militant marxiste24 et


proche allié de Bohr qui voyait dans ces polarités stériles une preuve
de la dialectique25.

Peut-être bien que Sokal (celui du canular) avait raison après


tout, au sujet de la crise des relations de production typiques des
stades tardifs du capitalisme (et de tout ce qui en découle).

Plus clairement, Sokal est la farce après la tragédie de Solvay.


Entre la montée de l’irrationnel prouvé scientifiquement en 1927, et
la montée de l’irrationnel réfuté scientifiquement en 1996, c’est une
pensée originale qui tente de se former dans les marges, et qui ne
le peut car elle est en effet transgressive, surtout en tant que pensée
radicalement écologique.

Conseil de Solvay. Wolfgang Pauli, rangée du haut à droite, trop préoccupé


par de Broglie pour regarder le photographe26.

24. « Interview with Dr. Basil J. Hiley by Olival Freire at Birkbeck College,
London, England, January 11, 2008 », Niels Bohr Library & Archives, http://
www.aip.org/history/ohilist/33822.html (22 janvier 2014).
25. Anja Skaar Jacobsen, « Léon Rosenfeld’s Marxist defense of complementarity »,
Historical Studies in the Physical and Biological Sciences, 2007, vol. 37, supplément,
p. 3-34.
26. « Congrès Solvay », http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Solvay_
conference_1927.jpg (25 avril 2014).
73
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

La théorie de deBroglie-Bohm accorde aux particules une forme


de conscience. Elle rend pensable que les molécules à haute énergie
produites par la photosynthèse, dans les végétaux, cheminent
dans une harmonie pandorienne, chacune étant consciente de son
environnement, des obstacles à éviter pour arriver, ensemble, au site
de leur conversion en nutriments27. Ce phénomène est relativement
transgressif dans le schéma néo-aristotélicien des sphères
d’interprétation emboîtées de Bricmont et Sokal. Ces capacités
sont censées appartenir à la sphère inviolable du laboratoire du
physicien (et aux durées infiniment courtes), la nature étant bien
trop « désordonnée ».

Des particules du cerveau — puisqu’il est question de


protoconscience — pourraient bien, elles aussi, arborer un
comportement coordonné, selon le physicien Roger Penrose
et l’anesthésiste Stuart Hameroff. Dans ce domaine, la notion
d’émergence, articulée par Sokal et Bricmont, ferait consensus
actuellement : la conscience est une fonction émergente de la
complexité à l’échelle des cellules du cerveau, que l’humain a en
grandes quantités. Or, l’anesthésiste a indiqué qu’à une échelle
plus fine encore (dans le squelette des cellules, le cytosquelette) se
produisent des phénomènes d’organisation analogues à ceux qui
organisent la photosynthèse — ce qui transgresse bien entendu la
frontière entre humains et les autres êtres vivants, mais rend aussi
les pseudo-mystères quantiques pertinents à l’échelle du cerveau et
de son épiphénomène (nous, les êtres conscients qui en résultons).
Il s’agit des régions affectées par les produits utilisés par les
spécialistes dont le métier est d’abolir la conscience, c’est-à-dire les
anesthésistes28.

27. Pour une illustration saisissante de cette sorte de protoconscience, voir


cette démonstration (à 23:30) : Antoine Suarez, « Nonlocality at Detection,
Quantum Life, and Consciousness », conférence donnée au 14th International
Interdisciplinary Seminar, IESE Business School, Barcelone, 5 Janvier 2012,
https://www.youtube.com/watch?v=l35HWhFif68 (22 janvier 2014).
28. Nikola Danaylov, « Stuart Hameroff on Singularity : Consciousness is More
than Computation! », entretien réalisé par Nikola Danaylov pour le weblog
Singularity 1 on 1, https://www.youtube.com/watch?v=YpUVot-4GPM (22
janvier 2014).
74
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

En somme, l’imaginaire noble, celui qui, armé de sa seule


introspection, résiste à l’envahisseur Hollywoodien surmilitarisé
d’images et en extrospection totale, est un imaginaire qui condamne
la recherche du sens hors de l’humain. Il respecte l’interdit édicté par
Copenhague. C’est également un imaginaire dont le récit fondateur
est la perte des illusions à l’égard du savoir, capable de produire
la Bombe, la destruction du globe. Tout est à construire. Tout est
construit.

L’imaginaire populaire cherche l’unité, on le sent tenté par le


simplisme, voire le fascisme. À mesure que le temps passe, il avance
davantage dans un passé mystique et surnaturel, peuplé de symboles.
Et comme si ce n’était pas assez grave, certains scientifiques, dont
des physiciens, viennent alimenter l’infantilisme général.

Le logos de l’oikos, par-delà le « Tu ne sauras


point »
Comment en sommes-nous arrivés là? Ce survol historique a
voulu évoquer certaines tendances avec quelques licences poétiques.
S’il existe une conscience écologique de l’émancipé, elle est avant
tout consciencieuse à l’égard du grand domicile à habiter et
entretenir, l’oikos. C’est une tâche domestique. L’autre conscience
écologique, celle des masses aliénées, est moins préoccupée par
l’oikos que par le logos, elle cherche le sens dans le monde. Entre
ces deux classes sociales, l’interdit tu ne sauras point (ou alors
ça n’aura pas d’importance) est une forme d’imaginaire unique,
corrosif, que nous pouvons désormais approcher courageusement,
sans crainte démesurée de crise dépressive, de suicide ou de délire
d’interprétation orientaliste.

Notre physique dite quantique a ceci de particulier qu’elle peut se


résumer à une expérience conçue par le physicien Thomas Young en
1802 et qui a été plusieurs fois adaptée aux questions du moment.
Feynmann la décrivait comme suit : « A phenomenon which is

75
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

impossible [...] to explain in any classical way, and which has in


it the heart of quantum mechanics. In reality, it contains the only
mystery [of quantum mechanics]29. (Ce à quoi on imagine Prince
de Broglie répondre : « Impossible n’est pas français. ») L’expérience
des fentes de Young présente, littéralement, les deux voies devant
lesquelles tout physicien, toute personne souhaitant y comprendre
quelque chose, se trouvera, comme le héros qui dans sa quête aboutit
devant deux portes et une énigme.

L’expérience, comme celle d’Archimède, peut commencer dans le


bain. Si deux mains tapent sur l’eau en même temps et avec la même
force, les ondes, quand elles se rencontreront, pourront s’additionner,
mais aussi s’annuler. Là où les crêtes de vagues rencontrent les creux
de vagues, le deux ondulations s’annulent. Sur les bords du bain,
nous verrons des zones anormalement calmes (en C, D, E, F, sur
l’image).

Croquis de Thomas Young inspiré de l’observation de vagues sur l’eau30.

Partant de cette constatation, Young montre que la lumière est


une onde car elle se comporte de la même manière. Évidemment, il
est impossible de faire « clapoter » deux sources de lumière analogues

29. Richard P. Feynman, Robert B. Leighton et Matthew L. Sands, The Feynman


Lectures on Physics, Reading, Mass., Addison-Wesley Pub. Co., 1963, p. 37.1.
30. Thomas Young, « Croquis », http://en.wikipedia.org/wiki/File:Young_
Diffraction.png (25 avril 2014).

76
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

en synchronie (pas avec les moyens du moment en tous cas). Young


se sert donc de la même source de lumière qu’il fait passer par
deux voies, deux « fentes » (slits — plus précisément, des trous). La
merveille se produit : sur le mur (les bords du bain de lumière, si on
veut) apparaissent des zones anormalement calmes — sombres.

Un siècle plus tard, avec Planck et Einstein, la lumière est décrite


comme des paquets (quantas), et non comme une onde (explication
de l’effet photoélectrique par la notion de photon, qui valut à Einstein
le Nobel de physique de 1921)31. C’est devant cette contradiction en
apparence insoluble que les tenants de Copenhague ont décidé de
s’adonner à la philosophie orientaliste dite de la complémentarité,
qui est encore enseignée dans les universités32 et qu’une revue comme
Science et Vie33 présente à grand renfort de points d’exclamation
devant cette « réalité quantique » qui « mélange » corpuscules et
ondes. L’imaginaire de la nature à l’échelle des particules est d’une
absurdité assumée. Selon le physicien Mike Towler, de l’Université
de Cambridge, il s’agit désormais d’une industrie de l’étrange
(« weirdness industry34 »).

Pour revenir au bain de lumière, ce qui était une prédiction a


maintenant été observé : si la lumière est envoyée par paquets de
plus en plus petits, voire un photon à la fois, les impacts sur les parois

31. L’article Wikipédia sur cet effet n’est pas trop hermétique : http://
fr.wikipedia.org/wiki/Effet_photo%C3%A9lectrique (22 janvier 2014).
32. Un exemple parmi d’autres : le professeur d’un cours de premier cycle de
physique affirme « I do not believe that Quantum Mechanics is understandable,
at least for the usual meaning of the word understand » et enchaîne sur une
collection de dualités (masculin/féminin, actif/passif, particule/onde, yang/
yin), pour terminer sur le son d’une main qui applaudit. (David M. Harrison,
« Complementarity and the Copenhagen Interpretation of Quantum Mechanics »,
http://www.upscale.utoronto.ca/GeneralInterest/Harrison/Complementarity/
CompCopen.html (22 janvier 2014).)
33. « Temps, matière & Espace », Science et Vie, « Hors Série », no 260,
7 septembre 2012.
34. Mike Towler, « Bohmian metaphysics: the implicate order and other arcana »,
diaporama du cours « De Broglie-Bohm pilot-wave theory and the foundations
of quantum mechanics », University of Cambridge, 2009, http://www.tcm.phy.
cam.ac.uk/~mdt26/PWT/lectures/bohm8.pdf (22 janvier 2014).
77
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

seront ponctuels, certes, mais ces points accumulés, telles les pièces
d’un casse-tête, finiront par dessiner la figure d’interférence décrite
ci-dessus lorsque la lumière semblait être une onde35. C’est parce
que le monde quantique est étrange et incompréhensible par nature,
pour l’initié qui a compris. Personne n’a compris les explications de
Bohr et personne ne sait s’il se comprenait lui-même.

Ou alors notre monde semble étrange parce qu’il existe d’autres


mondes. Selon la théorie des univers multiples de Hugh Everett,
si nous observons des figures d’interférence avec des particules
uniques, c’est tout simplement que « la même expérience » se
produit dans de multiples univers et que ces univers interfèrent les
uns avec les autres. Expulsez la compréhension du monde, et il en
naît des myriades! Tout s’explique, et, avantage non-négligeable,
l’industrie de l’étrange peut se recycler en industrie de l’imaginaire :
tous les univers imaginables existent. Il en existe un où nous avons
des super-pouvoirs, un autre où la vie n’est pas apparue, un où
l’humanité n’est pas menacée d’annihilation, un où Wonder Woman
est blonde et l’autre où elle est brune. La culture geek a suivi avec
grand sérieux l’épique saga de DC Comics, Crisis on Infinite Earths (et
ses suites)36, une apothéose de multivers qui a eu l’effet d’harmoniser
les différentes histoires discordantes de superhéros, le tout dans un
cadre démontré scientifiquement. En effet,

we do not need deep theories to tell us that parallel


universes exist — single-particle interference phenomena
tell us that. What we need deep theories for is to explain
and predict such phenomena: to tell us what the other
universes are like, what laws they obey, how they affect
one another […]37.

35. Voir la collection d’animations sur la page Wikipédia « Dualité onde-


corpuscule », http://fr.wikipedia.org/wiki/Dualit%C3%A9_onde-corpuscule
(22 janvier 2014).
36. « Crisis on Infinite Earths », http://en.wikipedia.org/wiki/Crisis_on_Infinite_
Earths (25 janvier 2014).
37. David Deutsch, The Fabric of Reality, London; New York, the Penguin Press,
1997, p. 51.
78
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

De plus, la grande littérature avait prophétisé cette réalité — ou ces


réalités : Borgès, en 1944, n’avait-il pas écrit l’histoire de multivers
Le Jardin aux sentiers qui bifurquent et ainsi relancé le genre de la
« philosophie-fiction38 »? Ne confirme-t-il pas que les littéraires,
armés de leur seule capacité spéculative, peuvent découvrir le monde
dans toute son étrangeté avant les scientifiques?

Peut-être aussi véhiculent-ils sous forme fantasmée les erreurs


de ceux qui s’occupent de la réalité. Actuellement, les scientifiques
repeuplent leur propre imaginaire, décimé par Copenhague, éreinté
par Everett. « La vie secrète des photons a été révélée39 », sans
qu’on les dérange, en violation de l’interdit de Copenhague voulant
qu’observateur et observé forment une polarité indépassable. À en
juger par l’étonnante similitude entre les trajectoires observées et
celles prédites par Bohm et collègues, c’est cette « vie » que Bohm
décrivait. Dans l’expérience de Young, si les particules ont un
comportement ondulatoire, c’est qu’elles disposent d’informations
sur leur environnement. Un champ de forme (l’in-form-ation,
sur l’environnement) « pilote » les particules et peut à l’occasion
interférer avec lui-même. Cette information dite « active » ne perd
pas sa force avec la distance et peut guider des phénomènes partout
dans l’univers. Elle a les attributs de l’idée, du symbole40.

Retours technologiques du refoulé


Le citoyen de la société du savoir instantané peut faire apparaître
tout et n’importe quoi à sa conscience à volonté, est connecté avec
d’innombrables « amis » en continu, voit disparaître toute notion
de pensée originale à mesure que se pressent les idées des autres,
dans une crise démographique des consciences pas si désagréable,

38. Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, coll. « folio » 1983, 185 p.
39. Tushna Commissariat, « The Secret Lives of Photons Revealed », New
Scientist, 3 juin 2011.
40. F. David Peat, « Active Information, Meaning and Form », http://www.
fdavidpeat.com/bibliography/essays/fzmean.htm (24 janvier 2014). Peat,
physicien et vulgarisateur prolifique, est le biographe de Bohm.
79
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

car fusionnelle, et va, enfin, vivre rituellement cette existence dans


une fausse nature. Mais, il n’est pas une simple annexe posthume à
l’œuvre de Guy Debord.

Une société qui a prohibé la philosophie de la nature pour


s’engager dans l’instrumentalisme radical produit des machines à
communion et des cieux platoniciens de synthèse, faute de pouvoir
les faire parvenir à la conscience en tant que faits de nature. L’Internet
rêve l’« information active » de Bohm, les symboles et archétypes
vivants de Pauli et Jung, les champs morphiques de l’infréquentable
Sheldrake41, les idées platoniciennes d’Hameroff et Penrose, tous
ces contenus théoriques homologues censurés et ridiculisés par
les Sokal de ce monde. Pourtant, ils s’inscrivent dans la lignée de
Spinoza, Leibniz, Bergson. Le panpsychisme demeure une posture
philosophique viable et nécessaire, dans une culture philosophique
largement dominée par un émergentisme qui ne donne pas ses
arguments42.

Cette culture qui a érigé les niveaux de complexité imbriqués d’où


émanent ou émergent toutes sortes de choses, dont la conscience,
construit l’ordinateur ultime qui se nourrira à même toutes les idées
du monde — sans le consentement des principaux intéressés —

41. Le consortium TED a récemment décidé de censurer Rupert Sheldrake peu de


temps après avoir reçu des plaintes de défenseurs autoproclamés de la science. À
la suite de cette décision, la conférence du biologiste a été consultée sur d’autres
plates-formes de visionnement plus d’un demi-million de fois et le débat sur la
censure scientifique a atteint d’importantes proportions. La justification donnée
par TED, barrée d’un long trait typographique, et la réponse de Sheldrake (qui
porte notamment sur le dogme d’une nature dépourvue de conscience) sont sur
le blogue de TED. TED conclut que Sheldrake « semble » avoir franchi la frontière
qui sépare la science de la pseudoscience et que c’est une raison suffisante de
l’écarter. (Équipe de TED, « Open for discussion: Graham Hancock and Rupert
Sheldrake from TEDxWhitechapel », http://blog.ted.com/2013/03/14/open-
for-discussion-graham-hancock-and-rupert-sheldrake/ (24 janvier 2014).)
42. William Seager et Sean Allen-Hermanson, « Panpsychism », Stanford
Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/entries/panpsychism/
(24 janvier 2014).
80
PIERRE-ALAIN GOUANVIC

espérant faire surgir quelque chose comme un dieu de synthèse43,


un dieu jaloux à n’en point douter44. C’est la nouvelle nature vierge
à exploiter.

Lorsque le héros d’Avatar, au terme de l’aventure, se sert d’une


technologie immersive de pointe pour accomplir sa migration
définitive dans le monde panpsychique de Pandora — où une
semence avait prophétisé sa venue, où les âmes voyagent d’un corps
à l’autre et communiquent d’une espèce à l’autre — il n’abandonne
pas l’univers technologique. Il en choisit un autre, pas éloigné de
celui que nos romantiques ont entrevu furtivement, avant que les
craintes de Victor Hugo se concrétisent :

Il n’y a pas de surnaturalisme. Il n’y a que la nature. La


nature existe seule et contient tout. Tout Est. Il y a la
partie de la nature que nous percevons, et il y a la partie
de la nature que nous ne percevons pas. Pan a un côté
visible et un côté invisible. Parce que sur ce côté invisible,
vous jetterez dédaigneusement ce mot surnaturalisme, cet
invisible existera-t-il moins? X reste X. L’Inconnu est à
l’épreuve de votre vocabulaire. Nier n’est pas détruire.
Le surnaturalisme est immanent. Ce que nous apercevons
de la nature est infinitésimal. Le prodigieux être multiple
se dérobe presque tout de suite au court regard terrestre;
mais pourquoi ne pas le poursuivre un peu? Toutes
ces choses, spiritisme, somnambulisme, catalepsie,
biologie, convulsionnaires, médiums, seconde vue, tables
tournantes ou parlantes, invisibles frappeurs, enterrés de
l’Inde, mangeurs de feu, charmeurs de serpents, etc., si
faciles à railler, veulent être examinées au point de vue
de la réalité. Il y a là peut-être une certaine quantité de
phénomènes entrevus. Si vous abandonnez ces faits, prenez
garde, les charlatans s’y logeront, et les imbéciles aussi.
Pas de milieu : la science, ou l’ignorance. Si la science
ne veut pas de ces faits, l’ignorance les prendra. Vous

43. Le programme de surveillance de la NSA ne peut pas s’appuyer sur


l’intelligence humaine pour traiter une telle masse de données.
44. C’est évidemment un programme ayant pour objectifs l’omniscience et
l’omnipotence.
81
Figura no 36 - 2014
CONSCIENCE ET NATURE APRÈS L’AFFAIRE SOKAL

avez refusé d’agrandir l’esprit humain, vous augmentez la


bêtise humaine. Où Laplace se récuse, Cagliostro paraît.
De quel droit, d’ailleurs, dites-vous à un fait : Va-t’en.
De quel droit chassez-vous un phénomène? De quel droit
dites-vous à l’inattendu : je ne t’examinerai pas? De quel
droit raturez-vous une des données du problème? De quel
droit mettez-vous la nature à la porte? Huc usque recurret45.
La science peut commettre des iniquités. Fermer les yeux,
c’est une mauvaise action. Le télescope a une fonction; le
microscope a des devoirs. La cornue doit être impartiale,
l’alambic doit être intègre, le creuset chauffe pour tout le
monde. Il faut que le chiffre soit honnête homme. Un déni
d’expérimentation est un déni de justice. Et savez-vous
ce qui arrive? L’absurde se greffe sur le vrai; c’est votre
faute; vous avez manqué à vos deux lois, bienveillance et
surveillance; vous créez l’empirisme 46.

45. Il s’agit probablement d’une référence à Horace : « naturam expellas furca,


tamen usque recurret » (« chassez le naturel, il revient au galop »).
46. Victor Hugo, « Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie », Œuvres
complètes, tome « Critique », Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985,
p. 703.
82
Sylvain David
Université Concordia

Cosmo/logos. Sorties littéraires de


la modernité

L
a cosmologie des modernes serait, selon l’anthropologue
Philippe Descola, en train de montrer des signes d’usure, si
ce n’est de carrément « vaciller1 ». Une cosmologie est, je le
rappelle, une manière de connaître un monde, ou, plus précisément,
de répartir et ordonner les éléments qui le constituent. Dans le cas
des modernes, ce partage et cette catégorisation reposent sur une
distinction tranchée entre une nature, universelle et partagée, et la
culture (ou civilisation), strict apanage de l’humain. Cette vision
du monde, qui se veut fondamentale et absolue, demeure pourtant
circonscrite dans le temps et l’espace : elle accompagne la pensée
des Lumières et se cristallise dans la seconde moitié du XIXe siècle;
production à l’origine occidentale, elle se distingue radicalement
des autres conceptions de l’univers défendues jusque-là, lesquelles

1. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 253.


COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

reposent toutes sur l’idée d’un continuum dynamique liant être et


environnement (et ce, y compris lors du Moyen-Âge européen, qui
suppose un monde rempli d’analogies significatives, où tout demeure
imbriqué). De ce découpage du monde en catégories stables et
hétérogènes naît l’ontologie des modernes :

Le dualisme de l’individu et du monde devient dès lors


irréversible, clé de voûte d’une cosmologie où se retrouvent
en vis-à-vis les choses soumises à des lois et la pensée
qui les organise en ensembles signifiants, le corps devenu
mécanisme et l’âme qui le régit […], la nature dépouillée
de ses prodiges offerte à [l’humain] qui, en démontant ses
ressorts, s’en émancipe et l’asservit à ses fins 2.

Or, selon Descola, l’époque contemporaine, où l’environnement dit


« naturel » porte irrémédiablement l’empreinte humaine — que l’on
pense au réchauffement climatique, au clonage ou aux organismes
génétiquement modifiés — porte à mal de telles catégories tranchées
et invite à penser, comme le suggère le titre de son ouvrage, « par-
delà nature et culture ».

Le sociologue des réseaux et anthropologue des sciences et


techniques Bruno Latour va encore plus loin en avançant, par le
biais d’un autre intitulé efficace, que « nous n’[aurions] jamais été
modernes ». Plus précisément, à l’instar de ce que l’on observe dans
les sociétés traditionnelles ou archaïques, des hybrides entre nature
et culture — ou, selon son lexique, entre humain et non-humain —
auraient toujours existé en Occident. La singularité de ce qu’il nomme
la « constitution des modernes » aurait toutefois été de distinguer
ou « purifier », en théorie, ce qui demeure lié dans la pratique.
En effet, « “La” nature […] n’était justement jamais stable, mais
toujours en train de servir de pendant à l’irrémédiable éclatement du
monde social et humain3. » D’où la nécessité, à laquelle répondent
ses travaux, de repenser les « modes d’existence » et d’interaction

2. Ibid., p. 98.
3. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en
démocratie, Paris, La découverte, [1999] 2004, p. 94.

84
SYLVAIN DAVID

des êtres et des choses, pour en arriver à une meilleure conception


et distribution des éléments multiples et hétérogènes à peupler
l’univers, démarche qu’il nomme, à la suite d’Isabelle Stengers,
« cosmopolitique ».

Que l’on n’ait jamais été moderne où qu’on ne le soit, tout


simplement, plus, le constat final demeure le même : la cosmologie
en place, et ses dualismes structurants, s’avère insuffisante pour
rendre compte de la complexité contemporaine. Comme le souligne
Latour : « La nature et la société ne sont pas deux pôles distincts, mais
une seule et même production de sociétés-natures, de collectifs4. » Le
dépassement de la distinction rigide entre nature et culture appelle
ainsi à la remise en question d’une série d’autres oppositions : entre
loi naturelle et relativisme culturel; entre sujet agissant et objet (ou
environnement) passif; entre substance (ou matière) et essence (ou
esprit); et, de manière plus générale, entre humain et le reste du
vivant. On passe ainsi d’un univers connu, ordonné, rigide, à un
monde de la multiplicité et de la reconfiguration, où tout — à en
croire Latour ou Descola — reste à faire, à repenser.

D’une fin à l’autre


Pareille table rase intellectuelle ne va pas sans rappeler les
autres manifestations de l’« après » à émailler l’univers occidental
contemporain : « fin de l’histoire », ou prise de distance par rapport
au mythe du progrès (soit du sujet qui transforme l’objet par sa
force productive); « fin des grands récits », ou remise en question
des idéologies structurantes (et valorisation, par le fait même, de
la perspective singulière); « fin du politique », ou contestation
des procédés de représentation en place (et volonté conséquente
d’inclusion sur de nouvelles bases); « fin de l’homme », ou
dépassement des caractéristiques traditionnellement associées à une
telle créature (et de la somme d’idées, de valeurs et de représentations

4. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie


symétrique, Paris, La Découverte, [1991] 1997, p. 191.
85
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

— l’humanisme — à lui être associée); et j’en passe. On a beaucoup


pensé la littérature actuelle à l’aune de ces multiples ruptures
propres à ce qu’on a pu nommer « l’ère du post » : est-il possible —
et pertinent — de faire de même à partir du constat, posé par Latour
et Descola, d’une fragilisation, si ce n’est d’une décomposition, de la
cosmologie des modernes?

Aborder la question de la cosmologie par l’entremise de la


littérature a ceci de potentiellement intéressant que la culture, dans
son acception moderne, se définit en opposition à la nature. Cette
dernière constitue en effet, selon Descola, « cette partie d’eux-mêmes
et du monde que les humains actualisent et au moyen de laquelle ils
s’objectivent5 ». Dans une telle perspective, un déplacement de la
conception de la nature — comme celui auquel convient les travaux
de Latour ou Descola, qui mettent l’accent sur l’hybridité — appelle
en principe à une modification, ou évolution, de la définition de
la culture. En même temps, comme la nouvelle conceptualisation
de la nature cherche précisément à éviter la polarisation de celle-ci
face à une hypothétique culture, cette dernière ne se reconfigure pas
forcément en fonction des changements apportés dans la saisie de son
référent négatif. Débuterait plutôt, comme l’envisage Descola, « une
phase de recomposition ontologique […] dont nul ne saurait prédire
le résultat6 ». De ce fait, si l’on accepte ce postulat d’une sortie de
la cosmologie des modernes, nature et culture ne se délimitent plus
réciproquement, mais s’entrecroisent dans une dynamique des flux.

Une ultime précision s’impose par ailleurs : associer culture


et littérature, dans une perspective anthropologique, joue sur la
polysémie du premier terme, lequel renvoie autant à la civilisation
en général qu’à certaines manifestations pointues de l’imaginaire
au sein de celle-ci. De ce point de vue, penser la cosmologie au
travers de la fiction implique moins de saisir les rapports entre
nature et culture en eux-mêmes que d’explorer leur représentation

5. Philippe Descola, op. cit., p. 15.


6. Ibid., p. 277.

86
SYLVAIN DAVID

problématique dans une part restreinte et singulière de la culture.


On serait donc en présence d’une culture qui se thématise elle-même
dans son rapport dynamique (et conflictuel) à la nature, soit une
culture au second degré (définition qui correspond, cela dit, plutôt
bien à la fonction généralement reconnue à la littérature).

Une perspective littéraire


Ces multiples précisions théoriques et contextuelles posées —
inévitables pour une réflexion de ce type —, entrons dans le vif du
sujet : que peut — ou qu’apporte — la perspective cosmologique
pour l’étude de la littérature contemporaine? Pour ne pas trop
éparpiller mon propos, je m’en tiendrai ici à des exemples tirés de
la production hexagonale : les deux anthropologues cités — soit
Latour et Descola — étant eux-mêmes français, on demeurera ainsi
dans un imaginaire homogène. De même, là encore par souci de
cohérence et de clarté, je m’en tiendrai à la fiction romanesque. Une
fois ces balises posées, reste néanmoins suffisamment de matière
pour discourir à l’infini. Comme l’espace m’est ici restreint, je me
limiterai à deux aperçus ponctuels : un rapide retour sur l’évolution
du genre au cours des deux derniers siècles; et un tout aussi bref
commentaire d’un exemple appliqué : soit l’œuvre d’Éric Chevillard.

En un premier temps, donc, un bref survol de l’invention de la


littérature moderne — laquelle demeure indissociable de l’avènement
de la cosmologie du même nom — permettra de mieux situer les enjeux
de la réflexion. Il est bien connu que l’essor du genre romanesque,
au XIXe siècle, est conséquent à la révolution politique et scientifique
des Lumières : le héros est un sujet autonome, agissant, qui use de
la technique pour dominer la nature (mais aussi ses semblables),
le tout selon les préceptes de la pensée du progrès; l’intrigue est
présentée de manière (qui se veut) objective, « réaliste », en accord
avec les principes de l’observation scientifique. Il n’est, à ce sujet,
qu’à rappeler que le réalisme de Balzac, et le découpage de la réalité
qu’il implique, s’inspire directement des naturalistes Cuvier et
Buffon (« il existera […] de tout temps des Espèces Sociales comme
87
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

il y a des Espèces Zoologiques7 »), pour se faire, de manière encore


plus explicite, « histoire naturelle et sociale », ou « naturalisme »,
chez Zola. On est donc ici, par cette saisie (supposément) objective
du réel empruntée aux sciences de la nature alors en plein essor,
aux fondements de la cosmologie des modernes, comme le diraient
Latour ou Descola.

L’évolution subséquente du roman, marquée, entre autres,


par un investissement de l’intériorité et un retrait conséquent du
monde, paraît toutefois se détourner d’une telle weltanschauung.
Je poserai ici au contraire l’hypothèse comme quoi il s’agit plutôt
de sa manifestation la plus exacerbée, au point où celle-ci s’avère
rapidement intenable. En effet, si la psychologie proustienne — qui ne
dédaigne pas, comme on le sait, les références à l’entomologie ou à la
botanique — trouve parfois refuge dans une nature rassurante, quasi
enchantée, qui doit beaucoup aux fantasmes d’évasion romantiques,
une telle posture littéraire n’en cède pas moins rapidement le pas à
ce qu’on a pu nommer l’« absurde ». Or, il convient de ne pas perdre
de vue que la production romanesque associée à cette tendance, tout
particulièrement La nausée et L’étranger, ne met pas en scène une
raison en roue libre (ce que fera par ailleurs le théâtre de Beckett ou
Ionesco), mais bien des esprits rationnels face à un monde qui leur
échappe. Qui plus est, le constat de cette scission intellectuelle se fait
— de manière fort révélatrice — par le biais d’un contact direct avec la
nature : la racine de marronnier (« au-dessous de toute explication8 »),
pour Roquentin; et le soleil (« inhumain et déprimant9 »), pour
Meursault. À force de distinguer à tout prix entre nature et culture,
celles-ci — telles que représentées dans les textes — sont désormais
pleinement autonomes, et ce, jusqu’à laisser le sujet entièrement
isolé, coupé de toute possibilité d’objet.

7. Honoré de Balzac, « Avant-Propos », La comédie humaine, Tome 1, Paris,


Gallimard, « La Pléiade », 1976, p. 8.
8. Jean-Paul Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1938, p. 185.
9. Albert Camus, L’étranger, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1942, p. 27.
88
SYLVAIN DAVID

Cette survalorisation de la vision du monde moderne sera, par


la suite, érigée en dogme par Alain Robbe-Grillet, lequel renversera
toutefois la perspective pour ne s’intéresser plus qu’au monde
froid et désincarné — de son point de vue — des objets. L’essai
« Nature, humanisme, tragédie » vante d’ailleurs la pure extériorité
du monde et reproche à Sartre et Camus d’avoir cédé — peut-être
inconsciemment — à des métaphores anthropomorphistes dans
leurs écrits, ce qui aurait pour effet de réinscrire le sujet dans son
environnement immédiat. D’où un vaste programme de purification
(comme le dirait Latour) des textes et des esprits : « Refuser notre
prétendue “nature” et le vocabulaire qui en perpétue le mythe, poser
les objets comme purement extérieurs et superficiels […]. [R]ien ne
doit […] être négligé dans l’entreprise de nettoyage10. » Il me paraît
toutefois symptomatique, dans l’optique qui nous intéresse ici, que
cet ultime avatar du récit moderne plombera le genre romanesque en
France — du moins aux yeux du public — pour une bonne vingtaine
d’années… Il est par ailleurs tout aussi révélateur de rappeler que,
dans le vide ainsi créé, se sont imposées massivement les sciences
humaines nouvelle mouture, dont l’anthropologie structurale de
Claude Lévi-Strauss, qui redonne leur noblesse aux autres manières
de concevoir le monde (soit une apologie raisonnée de la « pensée
sauvage »), et le poststructuralisme de Gilles Deleuze et Félix
Guattari, qui s’applique à retisser patiemment les liens du monde,
systématiquement défaits au cours des deux derniers siècles.

L’œuvre d’Éric Chevillard


Ceci nous ramène à la question de la littérature contemporaine,
laquelle fera l’objet de mon second exemple appliqué. La sortie de la
cosmologie des modernes peut donner lieu à deux grandes réactions
possibles : soit la fuite en avant, qui consiste à assumer pleinement
l’hybridité du monde contemporain (les narrateurs posthumains de
Michel Houellebecq en sont le parfait exemple); soit le pas de côté

10. Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », Pour un nouveau


roman, Paris, Minuit, 1961, p. 52.
89
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

— si ce n’est le retour en arrière — qui consiste à emprunter à des


savoirs archaïques ou traditionnels des moyens de réinventer un
monde désormais vidé de sa substance (les envolées « chamaniques »
d’Antoine Volodine s’avèrent, à cet égard, emblématiques). Mais,
comme il est question de ces deux auteurs ailleurs dans les pages de
ce collectif, je m’intéresserai ici plutôt à un autre cas significatif de
la littérature française actuelle : l’œuvre d’Éric Chevillard.

Celle-ci présente le grand intérêt, dans le contexte qui nous


intéresse, de reposer sur les mêmes dynamiques d’hybridité et de
reconfiguration que les récits d’un Houellebecq ou d’un Volodine,
mais sans verser dans les registres fantastique ou science-fictionnel
qui caractérisent ces auteurs. Au contraire, toute la force de l’œuvre
de Chevillard réside dans le fait d’introduire une stimulante étrangeté
dans le plus plat des quotidiens, sans pour autant que la routine
de celui-ci ne paraisse pour le moins remise en cause ou troublée.
Ainsi, les romans La nébuleuse du crabe et Un fantôme rapportent,
par fragments juxtaposés, diverses séquences du parcours existentiel
d’un dénommé Crab. Or, non seulement ces multiples tranches de
vie ne s’avèrent-elles pas compatibles entre elles — le personnage
peut, par exemple, mourir ou être gravement blessé dans l’une, et
réapparaître intact dans la suivante — mais encore, les attributs
physiques et moraux de Crab demeurent en constante mutation
(il est ainsi tour à tour question de « sa dangereuse instabilité, sa
laideur effrayante, sa nostalgie rancunière, sa bêtise impénétrable,
sa lucidité tranchante, son intégrité morale et physique, la beauté
régulière de ses traits11 »); le tout sur un ton comique — si ce n’est
clownesque — qui invite à une lecture ludique des apparentes
contradictions recensées. De ce fait, comme le précise l’incipit de la
Nébuleuse, « Crab est insaisissable, ni fuyant ni dérobé, plutôt flou,
comme si sa myopie native avait peu à peu rongé tous ses tissus12. »

11. Éric Chevillard, Un fantôme, Paris, Minuit, 1995, p. 11.


12. Éric Chevilllard, La nébuleuse du crabe, Paris, Minuit, 1993, p. 7.
90
SYLVAIN DAVID

Dans un même ordre d’idées, Palafox suit les mésaventures d’une


étrange créature, laquelle paraît en constante métamorphose ou
mutation, revêtant ainsi aléatoirement des attributs aussi divers que
contradictoires. Son cri, déjà, s’avère indéfinissable :

comment dire, une espèce de piaillement, ou plutôt


de miaulement, ou plutôt d’aboiement, ou plutôt de
mugissement, nous y sommes presque, de rugissement, ou
plus exactement de barrissement, oui, c’est le mot, une
espèce de piaillement 13.

Il en va de même pour son apparence, dont l’incongruité


provoque de vifs débats classificatoires au sein de la communauté
scientifique :

Les quatre hommes font cercle autour de la cage de verre


où l’animal exposé se tient enfin tranquille. Zeiger examine
ses yeux, ses naseaux, son aigrette, Camberlin son flanc
droit, Baruglio sa croupe, Pierpont sa main gauche, on
tourne, Pierpont examine ses yeux, son groin, sa barbiche,
Zeiger son bras droit, Camberlin son dard, Baruglio son
aile gauche, on tourne, Baruglio examine ses yeux, son
bec, ses antennes, Pierpont sa nageoire droite, Zeiger sa
queue aplatie en truelle, Cambrelin son flanc gauche, on
tourne, Camberlin examine ses yeux, ses barbillons, ses
cornes, Baruglio son ouïe droite, Pierpont ses rectrices,
Zeiger son bras gauche, on se regarde, certes, il faudrait
pour bien faire disséquer Palafox 14.

On est dès lors loin du roman réaliste moderne : alors que celui-
ci explorait un possible parmi des options existantes, la prose de
Chevillard — qui s’inscrit manifestement à l’encontre de ce que la
narration de la Nébuleuse nomme « la loi qui oppose à chaque chose
son contraire et permet de la définir par antithèse15 » — épuise son
sujet en cumulant les incarnations hétérogènes, voire incompatibles,
de celui-ci. Les récits de l’auteur mettent ainsi en application, à leur

13. Éric Chevilllard, Palafox, Paris, Minuit, 1990, p. 15.


14. Ibid., p. 22.
15. Éric Chevilllard, La nébuleuse du crabe, op. cit., p. 111.
91
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

manière, ce qu’on a pu nommer la logique du « tiers inclus » ou de


la disjonction inclusive, dans laquelle « la réciproque est toujours
vraie16 ».

Pareille approche de l’écriture est hautement significative


ici dans la mesure où le travail de Chevillard — représentatif en
cela d’une tendance forte du roman français contemporain, lequel
serait, selon Dominique Viart, hautement informé par les sciences
humaines — témoigne d’un intérêt certain pour l’anthropologie et ses
thématiques dérivées. Préhistoire évoque, par exemple, la question de
la représentation, des grottes du paléolithique jusqu’à aujourd’hui.
Du hérisson se heurte à l’altérité absolue que constitue cet animal
« naïf et globuleux ». Oreille rouge17 traite de la question du choc des
cultures au travers de la suffisance, étonnamment imperméable aux
événements, d’un écrivain européen invité en Afrique. Sans l’orang-
outang18 spécule sur la reconfiguration dynamique des espèces à la
suite de la disparition de ce grand singe. Choir, plus parabolique,
retrace le mythe de fondation d’une curieuse île autarcique; ce
dernier texte contient d’ailleurs la sentence tranchée : « La nature a
tout prévu, hormis toutefois la culture19 ».

Il ne paraît dès lors pas déplacé de prendre en compte un tel corpus


dans le cadre d’une réflexion sur la cosmologie actuelle. L’auteur
semble lui-même y inviter, à l’occasion de multiples remarques à
portée métatextuelle, dont un passage révélateur de Préhistoire :

la logique déchaînée est une forme supérieure du lyrisme,


un feu de vertèbres, une folie sauvage et déductive qui
ordonne tout sur son passage et ne s’apaise qu’une fois
parvenue au terme de son implacable démonstration20.

16. Éric Chevillard, Choir, Paris, Minuit, 2010, p. 69.


17. Éric Chevillard, Oreille rouge, Paris, Minuit, 2005, 158 p.
18. Éric Chevillard, Sans l’orang-outang, Paris, Minuit, 2007, 187 p.
19. Éric Chevillard, Choir, op. cit., p. 253.
20. Éric Chevillard, Préhistoire, Paris, Minuit, 1994, p. 41.
92
SYLVAIN DAVID

Le jeu constant de Chevillard avec les possibles — et ce, par-delà les


catégories reconnues, autorisées par la culture occidentale — entre
ainsi en résonance avec l’appel au décloisonnement et à l’ouverture
de l’anthropologie contemporaine. L’auteur s’applique en effet à
« court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, […] [à] créer du réel
ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres,
[à] élargir le champ de la conscience, en somme21 ». « Et alors »,
comme le souligne, non sans jubilation la quatrième de couverture
de Palafox (signée E.C.), « nos certitudes vacillent ».

Cosmologie et virtualité
Mais la littérature est-elle véritablement significative, dans un tel
contexte? La position de Philippe Descola, à cet égard, est ambiguë.
D’une part, à la toute fin de Par-delà nature et culture, il déclare
péremptoirement que les fantaisies narratives contemporaines
n’auraient d’autre fonction que de « secouer un moment le fardeau
d’un réel trop prévisible22 »; d’autre part, toutefois, dans une note de
bas de page de l’article « La fabrique des images », paru peu après,
il avance que les toiles cubistes — avec les perspectives multiples
qu’elles permettent sur un même objet — permettent de « discerner
avec le plus d’anticipation les signes d’un effritement de l’ontologie
naturaliste, lequel n’est devenu perceptible que bien après dans
d’autres domaines23 ». Bruno Latour, quant à lui, se montre en faveur
d’une approche narrative pour suivre adéquatement la constitution
de liens et de relations entre êtres et choses — invitant, par le fait
même, à « faire passer au premier plan la médiation même du
texte24 » — mais n’évoque pas (à ma connaissance) le cas de la pure

21. Éric Chevillard, Du hérisson, Paris, Minuit, 2002, p. 80.


22. Philippe Descola, op. cit., p. 535.
23. Philippe Descola, « La fabrique des images », Anthropologie et Sociétés, vol.
30, no 3, 2006, p. 175.
24. Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, traduit de l’anglais
par Nicolas Guilhot et révisé par l’auteur, Paris, La Découverte, [2005] 2007,
p. 181.
93
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

fiction, telle que pratiquée par Chevillard. Je considère, pour ma


part, la littérature comme un révélateur — si ce n’est un catalyseur
— de l’imaginaire social. Alors qu’il demeure peu évident de saisir
et d’analyser son propre système de valeurs, la fiction narrative
présente l’avantage d’en offrir — parfois — un aperçu étrange,
décalé, qui permet ainsi une ténue mise en perspective. La littérature
se ferait ainsi la chambre d’écho, voire la caisse de résonance, des
mutations diverses qui agitent la pensée et la représentation : elle
leur donnerait amplitude et diffusion sans forcément les comprendre
ou les situer pleinement.

Suivant cette idée, je conclurai en posant une ultime hypothèse,


plus hardie celle-là : les écrits d’Éric Chevillard auraient le
grand mérite de donner à voir un glissement, dans l’imaginaire
contemporain, du réalisme à la virtualité. Non pas du point de vue
d’une « société de l’écran », comme c’est souvent le cas par ailleurs,
mais plutôt dans un nouveau rapport à l’environnement, ou, si l’on
veut, à la nature. En effet, l’un des grands défis de l’art et de la pensée
du moment est de « réenchanter » le monde, ou, à tout le moins, de
lui réinsuffler cohérence et substance. Or, cette quête d’existence —
et non de simple présence — ne peut faire fi des avancées critiques
de l’ère moderne : la pensée analogique du Moyen-Âge (ou « grande
chaîne de l’être25 »), même si elle demeure souvent en filigrane de nos
réflexes associatifs, nous est désormais impossible, voire interdite,
par la somme de savoirs depuis accumulée. Une possible solution à ce
dilemme réside dans la volonté d’assumer jusqu’au bout les nouvelles
perspectives ainsi ouvertes sur le monde. Dans cette optique, tant
le développement des sciences (comme la physique quantique ou
la biologie moléculaire) que celui des communications (dont, bien
évidemment, Internet) ouvrent à l’idée d’une permutation et d’une
reconfiguration constante d’éléments de base, eux-mêmes modulables
et interchangeables. Les figures polymorphes de Chevillard
(« forme de génération spontanée, délibérée26 ») constitueraient ainsi

25. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 282.


26. Éric Chevilllard, La nébuleuse du crabe, op. cit., p. 111.
94
SYLVAIN DAVID

une incarnation — ou une modalité de visualisation — d’une telle


dynamique.

La pensée contemporaine a recours au concept de « virtuel » pour


qualifier un tel jeu d’actualisation des forces latentes d’un champ ou
d’un univers. Comme le précise Pierre Lévy :

Le virtuel n’est pas du tout l’opposé du réel. C’est au


contraire un mode d’être fécond et puissant, qui donne du
jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse
des puits de sens sous la platitude de la présence physique
immédiate 27.

Dans cette optique : « L’actualisation est création, invention d’une


forme à partir d’une configuration dynamique de forces et de
finalités28. » Vu ce qui a été exposé précédemment, il ne me paraît
pas innocent que cette idée, telle que développée notamment par
Gilles Deleuze, trouve sa source dans la scolastique médiévale.
Si l’on pousse un tel rapprochement jusqu’au bout — et qu’on
accepte, j’en conviens, de délirer un peu — il serait éventuellement
possible d’avancer que, alors que la pensée du Moyen-Âge voit un
univers mystérieux mais cohérent, qui appelle au déchiffrement et
à l’interprétation, la cosmologie postmoderne, telle qu’elle semble
se reconfigurer aujourd’hui, conçoit plutôt un monde de flux et
de champs de forces, à actualiser diversement selon sa position et
sa perspective du moment. Si un tel univers nous est déjà courant
et familier, par la fréquentation répétée du cyberespace, il semble
qu’une certaine part de la littérature actuelle — dont les œuvres
de Chevillard — nous invite à transposer, si ce n’est à projeter,
cette démarche, désormais apprivoisée, sur l’environnement réel,
concret. D’où les figures protéiformes de Crab ou de Palafox, avatars
apparemment infinis d’une même substance inépuisable (« [Crab]
sera théière s’il le décide, il n’a qu’à le vouloir pour être ours. Il est
un nid plein d’œufs. Il est une étoile, un arbre, une vieille pierre, un

27. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, Paris, La Découverte, 1998, p. 10.
28. Ibid., p. 15.
95
Figura no 36 - 2014
COSMO/LOGOS. SORTIES LITTÉRAIRES DE LA MODERNITÉ

étang, rien ne l’en empêche29 »). Le monde se fait ainsi, de manière


éminemment ludique, un vaste champ de dynamiques hétérogènes à
agencer momentanément, créant ainsi, au passage, une multitude de
formes aussi éphémères que contradictoires, aux frontières et limites
instables, mouvantes.

Pareille hypothèse, fort rapidement formulée, j’en suis bien


conscient, trouve écho dans la conclusion du livre de Pierre Lévy sur
le virtuel, laquelle constate l’émergence d’une sensibilité inédite :

Nombre de recherches esthétiques contemporaines font


retour à des pratiques archaïques consistant à donner une
consistance, à prêter une voix à la créativité cosmique.
Il s’agit alors moins pour l’artiste d’interpréter le monde
que de permettre à des processus biologiques actuels ou
hypothétiques […] de prendre directement la parole.
L’art ne consiste plus ici à composer un « message » mais
à machiner un dispositif permettant à la part encore
muette de la créativité cosmique de faire entendre son
propre chant. Un nouveau type d’artiste apparaît, qui ne
raconte plus d’histoire. C’est un architecte de l’espace des
événements, un ingénieur de mondes pour des milliards
d’histoires à venir. Il sculpte à même le virtuel 30.

Dans une telle perspective, le virtuel — tel que nous y convient


les œuvres de Chevillard — aurait pour avantage de réenchanter
le monde, vidé de sa substance par deux siècles de modernité, en
en dévoilant, non pas les aspects merveilleux, irrémédiablement
sapés par la pensée rationaliste, mais les puissances latentes, à la
fois présentes et invisibles; tout en faisant — et c’est là l’essentiel —
l’économie de la croyance, option qui demeure, si séduisante soit-elle
pour une ère postmoderne saturée de savoir critique, éternellement
taboue, hors de portée.

29. Éric Chevillard, Un fantôme, op. cit., p. 148.


30. Pierre Lévy, op. cit., p. 145.

96
Christian Guay-Poliquin
Université du Québec à Montréal

La fin, la fin et la fin.


Sociocritique de l’imaginaire
écologique chez Antoine Volodine
Quelque chose a changé en moi autant qu’ailleurs. Les
rues se sont vidées, il n’y a presque plus personne dans les
villes, et encore moins dans les campagnes, les forêts. Le
ciel s’est éclairci, mais il reste terne. […] En été, il arrive
que l’obscurité du dehors soit transparente. On reconnaît
les étendues de débris où, pendant un temps, des gens ont
essayé de cultiver des plantes. Les seigles ont dégénéré.
Les pommiers fleurissent tous les trois ans. Ils donnent
des pommes grises 1.
Antoine Volodine
Des anges mineurs

C
ette citation, tirée du premier texte que l’on retrouve dans
Des anges mineurs, résume très bien l’univers crépusculaire
dans lequel évoluent les personnages d’Antoine Volodine.

1. Antoine Volodine, Des anges mineurs, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points »,
1999, p. 7-8.
LA FIN, LA FIN ET LA FIN

D’emblée, ce narrat2 met en scène un personnage énigmatique


faisant simultanément le constat des dérèglements de son organisme
et de l’état navrant du monde. Ainsi, bien qu’il se désole du spectacle
de sa survie cartonneuse dans ce décor stérile, ce dernier ne parvient
pas à pleurer. Certaines morts l’attristent encore, mais plus rien ne
l’afflige réellement. Étrangement insensible à l’égard de l’avenir
collectif tout comme à l’endroit de son propre sort, il décide de se
rendre chez le « régleur de larmes3 ». Devinant fort bien que celui-ci
lui dira qu’il est désormais trop tard pour espérer la possibilité d’une
guérison, le protagoniste de Volodine apporte dans son sac quelques
trésors bien de chez lui qui pourraient convaincre le régleur de
larmes à conjurer son sort : un éclat de vitre et quelques « pommes
grises ».

Si l’œuvre d’Antoine Volodine s’avère pertinente pour illustrer


une filiation entre l’espace littéraire et l’imaginaire écologique
c’est qu’elle est concurremment déconcertante et révélatrice.
Déconcertante parce que l’univers post-exotique mystifie tous les
repères historiques, géographiques et temporels de façon à plonger
le lecteur dans un monde fictif qui lui est néanmoins étrangement
familier. Révélatrice parce que cette mystification permet de mettre
de l’avant, à partir de ce monde parallèle marqué non seulement
par la déroute des idéaux du passé, mais surtout par les lendemains
de leur péremption, de nouveaux paradigmes d’intelligibilité de
notre histoire passée, présente et à venir. Autrement dit, c’est à
partir de la catastrophe, conçue dans ses balises politiques, sociales
et écologiques, que se donne à penser l’édifice littéraire d’Antoine
Volodine. Alors que le désastre forme le cadre énonciatif de ses
œuvres, et que le présent y est historicisé par l’anticipation, tout

2. « J’appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j’appelle


narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un
conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C’est une
séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes
de l’action comme pour les lecteurs. » (Antoine Volodine, « Prière d’insérer »
dans Des anges mineurs, op. cit., p. 7.)
3. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 7-8.

98
CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN

porte à croire que l’histoire, les paysages et les habitants de l’univers


post-exotique décrivent un imaginaire de la fin qui nous permet de
mettre en relief la physionomie de notre présent.

Réfractions du post-exotisme
Rappelons d’emblée qu’Antoine Volodine est le pseudonyme
d’un prolifique auteur français ayant également publié, entre
autres, sous les noms d’Elli Kronauer, de Manuela Draeger et de
Lutz Bassmann. Opérant un constant brouillage des repères et des
référents traditionnels, Antoine Volodine forme à lui seul tout un
corpus d’auteurs réunis sous la bannière du post-exotisme. Décrivant
les affres d’une société sous l’emprise d’une économie capitaliste à
la fois chaotique et triomphante, l’univers post-exotique est habité
par des personnages se revendiquant d’un héritage égalitariste
déchu dont ils sont les derniers dépositaires. Néanmoins, bien
qu’ils soient indéniablement vaincus, emprisonnés ou mourants, les
protagonistes volodiniens demeurent toujours désirants. Ils incarnent
ainsi une résistance qui s’exprime davantage par l’espérance et
la remémoration que par des coups d’éclat ou des revendications
musclées. Ils ruminent, ils marmonnent, ils se souviennent, ils
déforment aussi parfois, les promesses d’un passé suranné afin
d’en réactiver les possibilités. Malgré une indubitable défection de
l’avenir, les rapports ambivalents que les personnages du corpus
post-exotique entretiennent avec le temps et l’histoire démontrent
le besoin irrépressible de sauver quelque chose du passé assignant
à un avenir qui fait défaut au présent. En somme, dans cet univers,
on retrouve une pluralité de personnages qui, bien qu’ils vivent dans
l’ombre, n’arrivent jamais à taire leurs espérances. Dans Dondog,
on retrouve d’ailleurs Bartok, ce vieillard qui, dans la péniche sur
laquelle Dondog s’était réfugié lors de la deuxième extermination
des Ybürs, « avec des sifflements de centenaire, près du poêle éteint,
ruminait [d]es anathèmes gauchistes, mais il ne les énonçait pas4 ».

4. Antoine Voldine, Dondog, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 90.


99
Figura no 36 - 2014
LA FIN, LA FIN ET LA FIN

En fait, tel que l’indique l’auteur dans Le post-exotisme en dix


leçons, leçon onze, la tâche que s’assignent ses personnages consiste
précisément à faire fleurir l’utopie égalitariste « bien au-delà de
son naufrage5 », c’est-à-dire à en assurer la pérennité au-delà des
déceptions anticipées de l’avenir.

Bien que l’appellation « post-exotique » puisse sembler prégnante


autant dans sa dimension littéraire que dans son appréhension
conceptuelle, mentionnons toutefois que cette dernière, lors
de ces premières occurrences, n’était pas pourvue d’un a priori
théorique. En effet, avec ce terme, Volodine ne souhaitait pas tant
établir les jalons d’un projet à la fois esthétique et idéologique,
mais essentiellement inscrire ses œuvres en décalage avec les
catégories littéraires existantes. Nonobstant, l’expression s’est
étoffée avec le temps. Plusieurs théoriciens ont d’ailleurs relevé avec
enthousiasme le large spectre de sa portée significative. Ainsi, selon
Sylvie Servoise, le terme post-exotique, en marge des taxinomies
génériques traditionnelles, ferait référence à un monde dans lequel
la mondialisation aurait accompli son œuvre, c’est-à-dire un monde
où la notion d’exotisme serait devenue obsolète, un monde dès lors
sans ailleurs, homogène6. Dans ce monde sans alternative, subsistent
néanmoins quelques rares virtualités structurantes issues de la
pensée égalitariste déchue. Ainsi, les murmures des protagonistes
volodiniens explorent et maintiennent la mémoire dysfonctionnelle
d’une pensée du commun qui a également marqué notre histoire.
C’est en ce sens que l’on peut dire avec Lionel Ruffel, qui a d’ailleurs
signé la première monographie consacrée au travail d’Antoine
Volodine, que

[d]ans cette œuvre, c’est le vingtième siècle comme


substance, comme matière temporelle et spatiale des

5. Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard,


1998, p. 70.
6. Sylvie Servoise, Le roman face à l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2011, p. 205.
100
CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN

constructions imaginaires; le vingtième siècle, comme


affolement de l’histoire, et notamment de l’histoire
politique; le vingtième siècle des guerres, des révolutions,
des camps, dont le post-exotisme décrit l’histoire fantasmée
et l’histoire de tous les fantasmes. Un siècle, parce qu’il
nous précède exactement, qui se situe au cœur de tous les
enjeux intellectuels et politiques actuels. Un siècle enfin,
dont l’héritage nous constitue et nous apparaît en miroir,
déformé bien sûr, dans l’univers post-exotique 7.

En prenant appui de la sorte sur nos propres référents historiques,


le corpus post-exotique se donne donc à lire comme un monde
qui est à la fois autre et nôtre. Cette technique de brouillage des
pistes, de défamiliarisation, constituerait le tour de force opéré par
Volodine. Qu’il s’agisse de Dondog, où, dans un décor fait de ruines
et de décombres, un protagoniste éponyme, tout juste sorti des
camps, se remémore avec difficulté les événements précédant son
emprisonnement afin de donner consistance à un puissant désir de
vengeance, de Lisbonne dernière marge8, où Ingrid Vogel, une résistante
condamnée à l’exil pour échapper au triste sort que lui réservent les
autorités, anticipe le roman qu’elle écrira afin de survivre moralement
à ce qui l’attend, ou encore de Des anges mineurs évoqué plus tôt,
ensemble de narrats racontant la destinée de personnages hallucinés
dont la voix s’élève au-delà de la dégénérescence de l’humanité, les
œuvres de Volodine semblent construites à partir de ce que Lionel
Ruffel nomme la dérive référentielle. Ce procédé consisterait ainsi
à déréférentialiser tous les points d’ancrage de l’univers fictionnel
de leur contexte initial, c’est-à-dire de notre histoire, sans que cela
écarte pour autant leur potentiel réflexif.

Alors que l’ancrage référentiel fait signe vers une


attestation historique, la dérive référentielle fait signe
vers une souveraineté de la fabulation comme mode
d’accès privilégié à une réalité. Pratique qui vise au final

7. Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007,


p. 12.
8. Antoine Volodine, Lisbonne dernière marge, Paris, Minuit, 1990, 244 p.
101
Figura no 36 - 2014
LA FIN, LA FIN ET LA FIN

l’autonomie absolue de l’univers créé, parallèle à notre


histoire, à notre monde 9.

De cette façon, la dérive référentielle permettrait de mettre en


place un dispositif fictionnel autonome dont l’historicité prendrait
toutefois toute sa consistance lorsqu’elle serait mise en relation
avec les modes d’appréhension du passé et du futur de notre propre
présent historique. Enfin, dans ce monde où « les idéaux et les luttes
d’autrefois sont pervertis par une société qui érige la défaite du
passé en valeur10 », tel que le propose Sylvie Servoise, la résistance
des protagonistes volodiniens prend la forme d’une insubordination
désespérée qui n’est pas étrangère à la survivance des idéaux
modernes d’émancipation. En fait, c’est à partir de cette position
inactuelle que les personnages post-exotiques sont invariablement à
la recherche de consignes pour l’avenir, aussi incertain soit-il. C’est
pourquoi, si les œuvres post-exotiques « sont des livres construits sur
ce qui reste quand il ne reste rien11 », tel qu’il est dit dans Des anges
mineurs, c’est donc qu’il reste et restera toujours quelque chose.
L’apparente désaffection de l’avenir, constamment mise en scène
dans l’univers post-exotique, tendrait ainsi à restituer une certaine
conscience historique à partir d’un espoir s’acharnant à redonner
un sens aux idéaux communautaires. C’est ainsi qu’un pommier qui
fleurit une fois tous les trois ans au milieu d’un champ de débris peut
symboliser le gage de survivance de l’humanité espérante.

Le temps, la mémoire et l’histoire forment en ce sens les matériaux


privilégiés d’Antoine Volodine. Ils sont articulés, dans l’ensemble de
son œuvre, de manière à submerger le lecteur dans un univers où
les opposés se recoupent sans cesse, tel que les notions d’avant et
d’après, d’ici et d’ailleurs ou encore d’humanité et d’animalité, afin
d’instituer une historicité singulière qui, en prenant des détours
inattendus, nous parle principalement de notre propre rapport à la

9. Lionel Ruffel, op. cit., p. 48.


10. Sylvie Servoise, op. cit., p. 113.
11. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 215.
102
CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN

mort, au temps, à l’histoire. Autrement dit, cette œuvre nous renvoie


invariablement une image déformée, déformante, de notre manière
d’habiter l’espace, d’observer le décor et, enfin, de vivre avec les
autres. À partir de ce renversement, par lequel Volodine nous fait voir
le monde à travers la camera obscura de l’esthétique crépusculaire
et de l’attente de la « fin », la suite de cette réflexion se scinde en
trois thématiques concernant respectivement l’historicité, l’habitat
et l’humanité post-exotiques. Trois points de mire où se mesurent
les traces fraîches d’une poétique de la fin à la fois singulière et
contemporaine.

Historicité de la fin
Dans le premier volet de son triptyque Temps et récit, Ricoeur
avance que « [l]e temps devient humain dans la mesure où il est
articulé de manière narrative; en retour le récit est significatif dans
la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle12 ».
Autrement dit, en proposant une herméneutique fondée sur la
correspondance entre récit et expérience de temps, Ricoeur insiste
sur l’importance du langage narratif pour rendre intelligible, donc
transmissible, le temps humain. Dans Revenances de l’histoire, Jean-
François Hamel avance d’emblée qu’à cette réciprocité « il paraît
légitime d’indexer l’historicité des pratiques narratives, c’est-à-
dire leur variabilité dans le temps et l’espace, à l’historicité des
formes de l’expérience temporelle13 ». Plus précisément, poursuit-il,
« [l]’invention de nouvelles configurations narratives constituerait la
conséquence vraisemblable, sinon nécessaire, d’une transformation
de l’expérience temporelle14 ». Ainsi, les textes littéraires révèlent
parfois, aux yeux du chercheur qui télescope les dispositions

12. Paul Ricoeur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du
Seuil, 1991 [1983], p. 11.
13. Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité,
modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 26.
14. Ibid., p. 27.
103
Figura no 36 - 2014
LA FIN, LA FIN ET LA FIN

temporelles d’une fiction vers celles qui semblent caractériser une


époque, certains symptômes de l’ère du temps. C’est pourquoi, afin
de décrypter les rapports au temps et à l’histoire générés par les
pratiques narratives, il faut forcément mettre en regard l’historicité
narrative des textes et l’historicité sociale des différentes expériences
temporelles de l’histoire. Toutefois, rappelons que les textes littéraires
entretiennent des rapports complexes, voire ambivalents, avec
l’histoire et l’expérience du temps de leur époque. Comme l’indique
Hamel, l’art du récit participe à l’élaboration de temps nouveaux,
inédits, qui « bousculent non seulement le passé et sa mémoire,
mais l’avenir15 ». Pour cette raison, on ne peut réduire à de simples
analogies l’évolution des pratiques narratives et le renouvellement
des paradigmes temporels dans l’histoire; mais on peut par contre
observer leur interdépendance. Dans l’optique où tout récit peut se
donner à lire comme une médiatisation de l’expérience humaine
du temps, les œuvres du corpus post-exotique, parce qu’elles sont
construites à partir des thématiques coextensives de la mémoire, du
temps et de l’histoire, présentent des dispositions particulièrement
intéressantes pour se prêter à une telle lecture.

L’esthétique crépusculaire de l’univers post-exotique met en scène


un monde de la « fin ». Fin de l’histoire, fin des idéologies, fin de la
modernité, nombreux furent les lecteurs qui ont démontré que ces
dernières, chez Volodine, se chevauchent et s’entremêlent de manière
à affirmer l’avènement d’une fin qui les embrasse toutes : celle du
politique. En racontant les histoires de personnages qui, aux prises
avec les mécanismes d’une société futuriste aux accents totalitaires,
luttent pour leur survie, les textes de Volodine mettent en place une
poétique de l’histoire qui dénonce avec énergie les égarements du
passé et qui anticipe avec lassitude les écueils de l’avenir. Comme
si la fin du monde avait déjà eu lieu, comme si elle faisait depuis
longtemps partie du décor, les personnages post-exotiques ne cèdent
ni à la fascination ni à la panique. En fait, chez Volodine, la « fin »

15. Ibid., p. 7.

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ne semble pas soulever les passions. Les personnages ont déjà


tourné leur regard vers « ce qui adviendra après », attribuant du
coup une suite, une continuité à une situation qui pourtant semble
terminale. À ce sujet, on retrouve, dans Onze rêves de suie, un passage
particulièrement révélateur.

— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta la femme.


— C’est à moi que tu parles ? demanda l’éléphante.
— Oui, murmura la femme avec effort.
— C’est la fin, dit Marta Ashkarot.
— Quelle fin ? murmura encore la femme.
— Je ne sais pas, dit l’éléphante. La fin du monde. Il y
aura plus rien ensuite. Plus rien. Ni souvenirs à dire, ni
souvenirs à entendre.
Ils se turent tous les trois. S’ils essayaient de se représenter
quelque chose, ce n’était pas la fin du monde, qui leur
était déjà très familière. C’était ce qu’il y aurait après16.

Le temps de la fin, chez Volodine, semble principalement vécu


comme un temps de l’après, c’est-à-dire un « au-delà de » qui confère
à la fin une qualité insoupçonnée : la transparence. C’est pourquoi,
la « fin » est aussi une « non-fin », elle ouvre sur la suite des choses
plutôt qu’elle ne marque un terme. Soulignons ici que les éléments
antithétiques, dans le corpus post-exotique, sont abordés de manière
à confondre toute catégorisation cartésienne. Tel que l’écrivain
l’indique lui-même dans, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze,

[le post-exotisme] repose entièrement sur une conception


des contraires où les contraires se confondent les
antagonismes sont clairement définis, mais à l’intérieur
d’un système intellectuel en oscillation ou en boucle, qui
modifie la nature des oppositions et en résumé, ne leur
attribue aucune importance17.

16. Manuela Draegger, Onze rêves de suie, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010,
p. 168.
17. Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op, cit., p. 39-40.
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De cette façon, l’avenir dans cet univers semble dépourvu des attributs
avec lesquels on le qualifie habituellement. Certes, il fait partie du
futur, mais il n’attise ni crainte ni réelle espérance. Il est informe. La
seule chose qu’il semble susciter, c’est un sentiment d’épuisement,
de fatigue. Néanmoins, les protagonistes volodiniens ne cessent de
vouloir assigner un passé à celui-ci, aussi improbable soit-il. Ainsi,
c’est de façon paradoxale que l’avenir léthargique chez Volodine
est investi par la conscience historique des personnages. C’est donc
par opposition, voire négativement, que le post-exotisme affirme la
survivance des idéaux du passé au-delà de la consécration de leur
défaite. C’est en se remémorant ces derniers que les protagonistes
de Volodine historicisent et politisent la fin en assurant un avenir au
passé dont elle sonne le glas.

Dans ce sillon, il est possible de considérer la pensée du désastre,


dont la sourde présence se fait sentir à travers l’ensemble du corpus
post-exotique dans sa dimension agonistique, c’est-à-dire, selon
l’étymologie de agốn (αγων), comme l’objet d’une lutte, d’un péril ou
encore par extension, d’un « moment critique18 ». Dans cette optique,
on peut remarquer que, dans l’ensemble du corpus post-exotique, la
catastrophe est protéiforme et omniprésente. Elle a marqué le passé
du sceau de l’oubli, elle a réduit le présent à la survivance et, surtout,
elle condamne tous lendemains. Ainsi, ce n’est qu’à partir de cette
catastrophe, qu’il est question de l’échec de la Révolution mondiale
dans Dondog, de la lente agonie du monde dans Onze rêves de suie,
du bombardement dans Les aigles puent19 ou encore de l’envahissante
tropicalité mondiale dans Un navire de nulle part20, qu’il est désormais
possible d’envisager l’avenir. À cet égard, il semble que l’historicité
des œuvres de Volodine s’appréhenderait à partir d’une conscience
pointue de la catastrophe et de ses conséquences. En outre, on
pourrait dire que la « fin », dans ce contexte, est à la fois le problème

18. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Librairie Hachette, 1901,


p. 9-10.
19. Lutz Bassmann, Les aigles puent, Lagrasse, Verdier, 2010, 150 p.
20. Antoine Volodine, Un navire de nulle part, Paris, Éditions Denoël, 1986, 182 p.
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et l’antidote. Du moins, serait-ce là l’essence du catastrophisme en


puissance dans l’œuvre de Volodine.

Rappelons ici que les catastrophes de tout acabit ont toujours


occupé une place importante dans l’imaginaire occidental. Cette
prégnance relève non seulement du paradigme terminal, mais surtout
de l’idée de rupture avec un ordre existant. Dans cette mesure, la
catastrophe semble pourvue d’une force de changement qui confère
à la fin tous les attributs d’un début autre. De l’Apocalypse de
Jean aux frayeurs nucléaires de la Guerre froide, en passant par le
tremblement de terre de Lisbonne de 1755 qui, selon Adorno, aurait
guéri Voltaire de la théodicée leibnizienne21 et par les horreurs de la
première moitié du XXe siècle sous lesquelles semble avoir succombé
l’enthousiasme historique suscité par le projet des Lumières, la
catastrophe, qu’elle soit réelle ou fictive, se présente comme une
posture interprétative. Toutefois, contrairement aux modèles
eschatologiques et historicistes qui se saisissaient de l’imaginaire
de la fin de manière à octroyer un sens à l’aventure humaine, le
catastrophisme s’impose comme un véritable module de résignation
basé sur la conviction de l’arrivée prochaine de cataclysmes et de
jours obscurs auxquels aucune initiative ne peut nous soustraire.
De cette manière, le catastrophisme du post-exotisme concorderait
avec une certaine crise de l’avenir qui ne consisterait pas tant
en « l’effacement de la notion de futur qu[’en] l’émergence d’un
futur vide désarticulé de l’idée de progrès, [et qui] n’est plus
promesse ou principe d’espérance, mais incertitude et plus encore,
menace22 ». Si, par le passé, le genre dystopique s’est acharné à
démontrer radicalement la dislocation entre rationalité collective et
émancipation des individus, la catastrophe qui fonde le drame du
post-exotisme est plus diffuse, plus imprécise et plus généralisée.
Non pas que les frayeurs liées aux dérives systémiques des régimes
politiques soient évacuées, au contraire, mais on retrouve dans

21. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Éditions Payot, 1979, p. 20.
22. À ce sujet, voir Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir » dans Sur l’histoire,
Paris, Gallimard, 1999, p. 233-262.
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le corpus volodinien une historicité qui subsiste à la « fin ». Cette


étonnante survivance se donne ainsi à lire à la fois comme agonie
et comme résistance. Dans cette perspective, deux paradigmes
semblent se détacher particulièrement du lot. D’un côté, il y a le
monde compris comme un habitat, un décor et une flore. De l’autre,
il y a l’être, c’est-à-dire l’humain et l’animal, bref la faune qui peuple
les contrées inquiétantes de l’univers post-exotique.

Paysages de la fin
Les paysages post-exotiques se poursuivent en nous, bien après
la lecture, comme des images oniriques ou de lointains souvenirs de
voyage. À la fois incongrus et inquiétants, parfois chargés, parfois
déserts, ils forment un décor fascinant qui nous est, encore une fois,
étrangement familier. Villes abandonnées ou reconstruites à la hâte,
déserts jonchés de déchets, forêts inhabitées, camps de concentration
en ruines, édifices envahis par la jungle, océans corrosifs, étang de
bitume, les lieux chez Volodine sont marqués par le dérèglement,
le changement et le déséquilibre. Les murs s’effondrent, la nature
s’étiole. Tout subsiste, mais, à l’image du pommier cité en exergue,
rien n’est ce qu’il était.

De tous les paysages désolés et équivoques que parcourent


ou habitent les personnages post-exotiques, une image semble
spécialement tentaculaire. Celle du désert. L’appauvrissement de la
vie organique est, chez Volodine, un thème récurrent. Dans Onze
rêves de suie, par exemple, « [l]a forêt s’était appauvrie en bêtes, sans
parler des hominidés et des singes qu’elle n’y rencontrait plus jamais.
Dans le monde semi-aquatique comme ailleurs, la vie maintenant se
faisait rare23. » Dans le corpus post-exotique, l’imaginaire écologique
ou, en d’autres termes, les représentations de la nature, se donne à
lire comme un vaste espace marqué par la désolation.

Pour se rendre d’une ville à l’autre il était nécessaire


souvent de marcher au milieu de la désolation pendant

23. Manuela Draegger, op. cit., p. 130.

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des années entières. Comme au début de l’humanité, les


distances n’étaient pas à échelle humaine. […] Je sentais
sous moi la steppe vide, jonchée d’absence, sans insecte ni
bétail, ni fourrage, une terre morte qui ne communiquait
plus avec rien24.

La désolation aurait ainsi comme effet d’uniformiser les différents


espaces, c’est-à-dire d’en faire des lieux, des décors, proprement post-
exotiques où même les régions lointaines sont dépourvues de toute
caractéristique inédite. C’est pourquoi on retrouve souvent, dans les
œuvres de Volodine, des expressions faisant allusion à des mondes
disparus. Par exemple dans Dondog, « c’était avant ou après l’année
où les tempêtes ont réduit l’Amérique du Nord à l’âge de pierre25 »,
ou encore « comme sur les marchés de Pékin, au temps où Pékin
existait encore26 » ou alors, dans Des anges mineurs « comme autrefois
les hippopotames, dans le temps où il y avait l’Afrique27 ». Ce genre
d’affirmations abondent dans le corpus post-exotique. Cependant,
les disparitions qu’elles indiquent ne semblent pas tant signifier la
disparition physique ou encore géographique de ces « lieux-mondes »,
mais bien la disparition des singularités fondant leurs identités et,
par conséquent, la désintégration de la mémoire et de l’imaginaire
qui leur correspondent.

Bien qu’il ne fasse aucun doute que le processus irréversible de


la désertification soit à l’œuvre chez Volodine, il faut noter que
ses représentations ne sont pas toujours univoques. On retrouve
d’ailleurs, dans cette caractéristique, l’originalité déroutante de notre
écrivain. Car l’environnement post-exotique n’est pas toujours désert
et la nature n’y est pas nécessairement moribonde. Par exemple,
dans Onze rêves de suie,

[d]epuis le siècle précédent, la végétation avait renoncé


à des couleurs franches et elle évoluait plutôt entre des

24. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 199.


25. Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 271.
26. Ibid., p. 277.
27. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 59
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jaunes fades et des gris douteux, mais cela mis à part,


elle ne paraissait pas malade. Au contraire des organismes
vivants plus évolués et des animaux, elle avait trouvé
en elle les ressources pour s’adapter aux modifications
moléculaires de l’atmosphère et de la terre. Le paysage,
dans ce coin de campagne, continuait à jouer son rôle, à
produire de la tranquillité et de la beauté28.

Précisons que, dans ce passage, si la nature n’est pas mourante,


elle n’est pas non plus luxuriante. Survivante, elle croît alors que
les mammifères les plus évolués ont déjà été victimes des dérives
sociétales. Néanmoins, quelque chose en elle n’est plus, car elle porte
aussi les stigmates du dérèglement du monde. Dans l’écosystème
post-exotique, aucun élément ne reste indemne.

L’image du désert ne s’arrête point là, devant cette végétation


incertaine, vivotante. Il existe dans le corpus post-exotique des
formes de désert qui nous propulsent encore plus loin dans le
territoire du paradoxe. Dans certains des premiers textes parus sous
le nom d’Antoine Volodine, notamment dans Un navire de nulle part,
on retrouve une nature dense, une nature débordante, une nature
reine qui, étonnement, possède toutes les qualités des grandes
étendues désertiques.

[Partout], le spectacle était le même : des constructions


effondrées dont on voyait mal à quoi elles avaient
ressemblé du temps de leur splendeur, et des maisons
aux fenêtres éclatées, remplies de terre, par lesquelles
sortaient des touffes méchantes, exubérantes, des buissons
et des lianes 29.

Bien que l’agent opérant la désertification ait changé, le résultat est


toujours le même, car, dans un cas comme dans l’autre, plus rien
de l’ancien monde ne perdure réellement dans celui-ci. Si, dans Un
navire pour nulle part, la jungle et la mangrove ont proliféré partout,
si les villes sont enfouies sous la tropicalité mondiale et si, à cause

28. Manuela Draegger, Onze rêves de suie, op. cit., p. 165.


29. Antoine Volodine, Un navire de nulle part, op. cit., p. 65.

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de cela, la vie sociale n’est plus qu’un simulacre d’elle-même, c’est


que la végétation est venue recouvrir, tel un désert, le désastre
de l’entreprise l’humaine et sa déréliction morale. Autrement dit,
les paysages du post-exotisme, qu’ils soient dévastés, déserts ou
dangereusement luxuriants ne font pas qu’indiquer les conditions
de vie des habitants de ces contrées, sinon le rappel symptomatique
que le dysfonctionnement du monde est d’origines historiques et
politiques.

Enfin, si ce sont les diverses représentations de la fin qui forment


l’étonnant point de départ des œuvres post-exotiques, c’est que
les situations crépusculaires qu’on y retrouve initient, chez les
protagonistes, davantage un mouvement de résistance qu’elles ne
signalent un achèvement. La nature dans l’univers post-exotique se
donne à lire dans la même optique, c’est-à-dire comme un indicateur
de l’histoire passée, présente et à venir, et non pas comme un simple
décor post-apocalyptique servant de théâtre à une refondation du
monde tel que nous le connaissons. En d’autres termes, ces paysages
désolés, qu’ils soient composés de sable, de cendres ou de lianes,
instituent néanmoins un nouveau rapport au monde. Ainsi, cette
« terre des pauvres, décrite dans Des anges mineurs, dont les richesses
appartiennent exclusivement aux riches, [cette] planète de terre
écorchée, de forêt saignée à cendre, [ce] champ d’ordures30 »
représente l’un des principaux moteurs de la persistance du rêve
égalitaire. En fait, ce n’est pas la désolation de l’écosystème qui est
le plus dramatique pour les personnages de Volodine, ces derniers
semblent au contraire bien s’accommoder des grands espaces
exsangues, des déchets, des villes en ruines, de la solitude désertique
et des forêts impénétrables. Plus encore, le désert en tant que tel
n’est pas réellement problématique aux yeux des protagonistes post-
exotiques. Par contre, le désert en tant que lieu saccagé au profit
du capital, en tant que preuve des injustices du passé, lui, ravive
invariablement les vieilles pulsions révolutionnaires, les idéaux
égalitaristes et la mémoire de leurs défenseurs disparus.

30. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 45.


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Habitants de la fin
En mettant en scène des personnages évoluant entre des ossatures
décharnées de l’époque industrielle, des décombres, des cités
désertées et des rivages goudronneux, Volodine nous parle davantage
de l’agonie de la société que de l’état détraqué du monde naturel.
Pourtant, l’un et l’autre se répondent, se complètent. Alors que les
représentations de la nature évoquent les multiples dérèglements du
monde, les protagonistes post-exotiques luttent, survivent et surtout
s’adaptent à ces conditions de vie particulières. Ainsi, dans Les songes
de Mevlido, Volodine décrit une humanité en pleine transformation
qui touche simultanément à sa fin et, au-delà, à sa métamorphose.

Au niveau zoologique, le monde a changé de base [...] le


statut de l’humanité n’a cessé de se détériorer. On peut
toujours, aujourd’hui, dénicher ici ou là des individus qui
possèdent encore assez de langage pour expliquer qu’ils
descendent d’une lignée d’hominidés, mais, en réalité, le
règne humain est terminé 31.

Le post-exotisme se donnerait donc à lire comme une fabulation de


l’histoire où la parole, bien que mutilée, représenterait le dernier
élément gage de l’existence d’une communauté. De la même manière,
dans Des anges mineurs, Volodine avance qu’on « touchait déjà à une
époque de l’histoire humaine où non seulement l’espèce s’éteignait,
mais où même la signification des mots était en passe de disparaître32. »
L’étiolement progressif du langage et la dégénérescence des champs
lexicaux ne seraient donc pas étrangers à cette nouvelle configuration
du monde. Le renouveau ontologique des êtres, la perte des référents
traditionnels et l’appauvrissement généralisé de l’expérience humaine
entraîneraient des effets contraignants. Plusieurs personnages post-
exotiques entretiennent ainsi des relations alambiquées avec le
langage allant de la mystification de l’identité narrative jusqu’aux
morcellements des conversations en passant par la déclamation de

31. Antoine Volodine, Les songes de Mevlido, Paris, Éditions du Seuil, 2007,
p. 445.
32. Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 173.
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discours-fleuves hétéroclites. Cependant, si d’un côté leur élocution


est souvent laborieuse, voire labyrinthique, certains d’entre eux se
lancent parfois dans de longues énumérations où ils déclinent sans
fin des noms d’arbres, de plantes, de champignons ou d’insectes.
Par contraste, ces longs inventaires mettent inévitablement en
perspective une désolation dont aucun de ces acteurs n’ignore les
causes et les conséquences.

En aval de ces considérations, il n’est point besoin d’insister


pour avancer que le peuple post-exotique est largement associé au
règne animal. Dans Des anges mineurs, dans Dondog ou encore dans
Lisbonne dernière marge, pour ne nommer que ceux-là, les masses
sont constamment comparées à des populations d’insectes affolés ou
à des meutes indistinctes qui errent ou se cachent pour subsister.
Derrière ces représentations, on retrouve surtout une humanité
rampante, bestiale et démunie qui, à défaut de pouvoir persister avec
ses qualités originelles, est contrainte de régresser pour survivre.
En fait, comme le suggère Lionel Ruffel : il y a dans l’univers
post-exotique « une sorte de fascination pour l’animalité, comme
contre-modèle positif de l’humanité. Là où les humains échouent,
les animaux, eux, réussissent33 ». À maintes reprises, l’univers post-
exotique nous renvoie à l’indétermination, à l’indifférenciation entre
l’être humain et la bête. D’un côté, cette accointance pour le moins
déstabilisante élargit les possibilités des populations post-exotiques :
l’être hybride étant mieux disposé à survivre. D’un autre côté
toutefois, ce rapprochement incessant entre le règne animal et l’être
humain tend à reléguer le peuple post-exotique du bord des vaincus,
des indésirables, des parias. Ainsi, l’animalité chez Volodine est
simultanément une catégorie de l’exclusion et de la résistance. Par
exemple, dans Dondog, Volodine tisse de nombreux rapprochements
entre le personnage éponyme et une blatte. Suggérant la perte
radicale de l’historicité de son protagoniste, l’auteur renvoie dans
un même élan l’humanité à ses origines animales, primitives. Mais

33. Lionel Ruffel, op. cit., p. 256.


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on peut également retourner cette proposition, car les animaux et


les insectes possèdent cet avantage : ils ne distinguent nullement
les ruines et les déchets du reste. Pour eux, le désastre n’a aucune
signification, il constitue simplement leur habitat. Contrairement à
l’être humain, l’histoire ne représente aucunement, pour eux, une
déception ou une contrainte; ils sont naturellement dispensés de cet
embarras.

Animaux pourvus d’attributs humains ou hominidés hybrides,


encore une fois chez Volodine, deux catégories opposées se fondent
l’une dans l’autre de manière à exclure non seulement les formes de
vie et les modes d’être préexistants, mais aussi toutes possibilités de
classification. Cette obsession systémique pour l’ordre et les méthodes
de classement représente d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle on
pressent, dans le monde post-exotique, une sorte d’aversion envers
l’humanité accomplie. Conséquemment, dans Le nom des singes,
Volodine accorde à un type d’araignées « une intelligence supérieure
et des aptitudes à la vie collective [car] elles mettent en place des
utopies plus révolutionnaires et plus réussies encore que celle de
nous autres34 ». Enfin, la présence des animaux et des insectes, dans
l’univers post-exotique, met en relief les faiblesses, les insuffisances
et les dépendances de l’humanité. Par exemple, l’éléphante Marta
Ashkarot que l’on retrouve dans Onze rêves de suie sait très bien
« qu’avec les hominidés il faillait toujours entretenir un espoir,
même sous une forme banale et artificielle, surtout quand l’absence
de tout espoir était criante35 ». Animalité et sous-humanité, classe à
part, peuple exclu, les protagonistes post-exotiques sont sans cesse
dépeints en décalage avec l’humanité. Ils en représentent souvent
un avatar quelconque, dont l’hybridation mentale ou physique leur
permet de s’adapter et de survivre. C’est ainsi que Wong, l’éléphant
de Nos animaux préférés,

[m]ême s’il devait affronter le désagrégement d’une


mauvaise rencontre, [...] était curieux de découvrir quel

34. Antoine Volodine, Le nom des singes, Paris, Minuit, 1994, p. 136.
35. Manuela Draegger, Onze rêves de suie, op. cit., p. 165.

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genre de personnes, après tout ce temps, avaient survécu


dans la forêt. Quelle catégorie coriace de personnes
humaines 36.

La raison fondamentale de l’ensemble des hybridations insolites et


nombreuses, que l’on retrouve non pas dans chaque livre, mais bien,
tel que l’avance Lionel Ruffel, à chaque page écrite par Volodine37,
relève, entre autres, de l’origine identitaire des narrateurs post-
exotiques, de leur ontologie particulière. Un extrait du Post-exotisme
en dix leçons, leçon onze s’avère ainsi très pertinent pour expliquer
cette distanciation progressive entre les protagonistes de cet univers
fictif et l’humanité.

Parce que nous avions parcouru un très long chemin


d’isolement, de rumination, nous avions de plus en plus
de mal à nous persuader que notre groupe de gens de
l’extérieur appartenait à la même communauté. Sur le plan
génétique, il nous semblait qu’un décalage s’était produit.
Nous nous sentions étrangers aux populations humaines38.

Chez Volodine, non seulement les notions « d’espèce » et de


« communauté », faisant respectivement référence au règne
animal et aux sociétés humaines, ne comportent plus beaucoup de
subdivisions, mais, plus largement, elles deviennent coextensives.
Ainsi, on retrouve dans l’univers post-exotique des communautés
d’êtres hybridés avec des oiseaux, des poissons, des insectes ou encore
des crustacés. Invariablement, ces dernières s’acharnent à vivre et,
en refusant de se résoudre à la fin ou à l’échec, elles nous rappellent
que le « monde est un enfer pour les humains aussi bien que pour
les animaux39 ». En somme, si les écrivains post-exotiques racontent
« un monde de la fin », ces derniers ne consacrent aucunement
« la fin de ce monde ». Hybrides, mutilés, mourants, ils continuent
de dire leur monde, de lui inventer une histoire, de lui fabuler une

36. Antoine Volodine, Nos animaux préférés, op. cit., p. 9.


37. Voir Lionel Ruffel, op. cit., p. 257.
38. Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 71.
39. Ibid., p. 52.
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communauté, tant il est vrai de dire, avec Gilles Deleuze, que « la


fabulation a pour fonction d’inventer le peuple qui manque40 ». En
refusant d’abandonner les espérances du passé et la possibilité d’un
avenir « autre », ils représentent la survivance d’un monde qui les
précède et les dépasse. Désemparés, mais résistants, déchus, mais
convaincus, les personnages de Volodine semblent tout mettre en
œuvre, c’est-à-dire leur parole, pour nommer cette carence d’avenir
qui caractérise l’ensemble de l’univers post-exotique.

En prenant à revers l’expression de Lawrence Buell, on pourrait


ainsi dire que Volodine « n’écrit pas pour un monde en danger41 ».
Son entreprise, au contraire, n’apporte ni certitude ni confirmation.
Les œuvres post-exotiques se donnent plutôt à lire comme des
témoignages où l’ampleur du drame dépasse largement l’exigence
de crédibilité de la parole racontante. Ainsi, alors que la pensée
écologique contemporaine vise étrangement à « réenchanter la
nature42 » en ravivant un imaginaire exotique à mi-chemin entre
la nostalgie de l’ère préindustrielle et la fascination naïve pour
le monde rural et les contrées sauvages, les textes de Volodine,
définitivement plus ambigus et plus déstabilisants, concourent
autant au déploiement qu’au renversement de ce qu’on pourrait
nommer « l’exotisme écologique ». En réalité, l’univers post-exotique
ne nous permet pas de penser directement les bouleversements
climatiques pressentis pour les temps à venir, il met plutôt en lumière
l’irréductible dialectique qui existe entre nature et culture, c’est-
à-dire entre le devenir de l’écosystème et le devenir humain. Ainsi,
il existe chez Volodine, un lien fondamental reliant catastrophe
écologique et catastrophe sociale ou, en inversant la proposition, un
rapport irréductible entre possibilité de la communauté et qualité de

40. Cité dans Lionel Ruffel, op. cit., p. 247.


41. Voire à ce sujet Lawrence Buell, Writing for An Endangered World: Literature,
Culture, and Environment in the U.S. and Beyond, Cambridge, Harvard University
Press, 2001, 384 p.
42. Voir à ce sujet Serge Moscovici, Réenchanter la nature : entretiens avec Pascal
Dibie, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002, 65 p.

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l’environnement. Et cette relation capitale est mise en perspective,


voire même déterminée, chez Volodine, par une poétique de la fin
proprement post-exotique. Alors que les référents traditionnels se
disloquent et s’emboîtent à nouveau pour affirmer simultanément et
paradoxalement l’autonomie et l’engagement de cet édifice littéraire,
Volodine déploie un imaginaire de la fin bien particulier. Ce dernier
prend corps à travers des rumeurs, des voix et des mémoires qui,
bien que multiples, tordues et contradictoires parfois, restent
néanmoins sans équivoque sur le constat du désastre de l’aventure
humaine. Il s’agit d’ailleurs là d’une grande prouesse dans le registre
des imaginaires de la fin contemporains : évoquer la fin du monde
afin de mieux assurer sa continuité, sa transformation, sa poursuite,
enfin tout, sauf la répétition de son histoire. Si cette politisation de
la fin prend forme dans un décor inédit, elle ne va pas sans rappeler
un vieux trait d’esprit de Fredric Jameson selon lequel il semble
généralement « plus facile d’imaginer une catastrophe totale qui
mettra fin à toute la vie sur terre que d’imaginer un réel changement
dans les rapports capitalistes43 ». Enfin, tout porte à croire que « les
pommes grises » de Volodine ne sonnent pas le glas du monde, au
contraire, elles sont le précieux gage de sa survivance au-delà de sa
fin annoncée et le rappel, dans le présent, que la crise écologique
est avant tout la résultante d’une longue catastrophe politique et
historique.

43. Fredric Jameson cité dans Slavoj Zizek, Vivre la fin des temps, traduit par
Daniel Bismuth, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 450.
117
Figura no 36 - 2014
Philippe Handfield
Université Concordia

Le sublime chez
Michel Houellebecq.
De la domination à la réconciliation
dans notre rapport avec la nature

L
e paradigme cybernétique modélise aujourd’hui notre vision
du monde, de l’homme, de notre corps et de notre existence.
La cybernétique réduit l’Être à la transmission d’informations,
elle se caractérise par la volonté de communiquer sans cesse, de
devenir transparent et ouvert, avec une efficacité et une rapidité
toujours plus accrues. Devant la seconde loi de la thermodynamique,
qui détermine l’accroissement constant de l’entropie dans l’univers,
Norbert Wiener, mathématicien et père de la cybernétique, conçoit
l’information comme une résistance au désordre. Dès 1957,
le mathématicien américain soumet l’idée d’une cartographie
informationnelle de la vie, d’une maîtrise et d’une manipulation du
« code » que serait l’humain. Les intuitions de Norbert Wiener se
concrétisent en quelque sorte par le projet Génome humain, complété
en 2003, qui alimente cette vision réductrice et unilatérale d’un
monde « mécaniste » constitué d’une unité primaire : l’information.
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

Et cela n’est pas sans conséquence sur l’art romanesque. Pour Michel
Houellebecq, la construction de personnage consiste aujourd’hui
en un « exercice un peu formel et vain », car là où l’explication
cybernétique règne, la profondeur psychologique qu’implique la
notion même de personnage devient obsolète : la personnalité et
les émotions deviennent le produit d’échanges hormonaux, simples
paramètres de calibration, interprétables et manipulables comme le
serait une base de données et d’informations.

Sans nul doute, le XX e siècle restera comme l’âge du


triomphe dans l’esprit du grand public d’une explication
scientifique du monde, associée par lui à une ontologie
matérielle et au principe de déterminisme local. C’est
ainsi que l’explication des comportements humains par
une liste de paramètres numériques (pour l’essentiel, des
concentrations d’hormones et de neuromédiateurs) gagne
chaque jour du terrain1.

Or, dans Les Particules élémentaires2 et La Possibilité d’une île3,


les narrateurs houellebecquiens, historiens posthumains ou
humoristes néo-balzaciens cernant l’humain à travers des catégories
sociologiques, attestent toutefois que les « artistes authentiques »
leur demeurent insaisissables : ils sont uniques, incommensurables.
Daniel, dans La Possibilité d’une île, « observateur acerbe des faits de
société, [...] balzacien medium light » (LPI, p. 151) ne sait comment
entrevoir Vincent. Cet « immense artiste » (LPI, p. 412) le mystifie,
n’entre dans aucune classe assimilable avec laquelle il pourrait
calibrer sa vision du monde. Jed Martin, protagoniste peintre de La
carte et le territoire, constate lui-même son état solitaire, jusqu’à « se
demander s’il appartenait au genre humain4 ». Artiste encyclopédiste

1. Michel Houellebecq, Interventions, dans Aurélien Bellanger, Houellebecq


écrivain romantique, Paris, Éditions Léo Sheer, p. 67.
2. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998,
393 p.
3. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, 485 p.
Désormais, les références de ce texte seront indiquées entre parenthèses à la
suite de la citation, précédées de la mention LPI.
4. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010, p. 64.

120
PHILIPPE HANDFIELD

des « types » humains qui existent, il échoue lui aussi dans sa tentative
de capter la figure de l’artiste.

Ces dix dernières années, j’ai essayé de représenter des


gens appartenant à toutes les couches de la société, du
boucher chevalin au PDG d’une multinationale. Mon seul
échec, ça a été quand j’ai tenté de représenter un artiste
[...]. Enfin j’ai aussi échoué dans le cas d’un prêtre, je
n’ai pas su comment aborder le sujet, mais dans le cas de
Jeff Koons c’est pire, j’avais commencé le tableau, j’ai été
obligé de le détruire 5.

Selon François Filleul, l’utopie dans Les Particules élémentaires est


beaucoup plus audacieuse qu’une simple anticipation d’une société
eugéniste dominée par la technoscience et la « génétique-quantique » :
ce dernier considère l’épilogue du roman comme la « mise en place
d’une vision poétique du monde6 ». Filleul postule que le texte de
Houellebecq est un roman à thèse esthétique, où le personnage de
Michel incarne cette vision.

[I]l est plausible que l’auteur, s’avouant incapable d’intégrer


la poésie en tant que forme dans son écriture prosaïque,
ait choisi d’en faire un personnage, de conceptualiser, de
métaphoriser son apport au roman. Puisque le clonage
et l’immortalité instaurés dans « Illimité émotionnel »
[l’épilogue des Particules élémentaires] prétendent rétablir
un idéal d’indistinction où se fondent objet, sujet et
monde, la poésie, créatrice d’illimitation, s’impose comme
son mode d’expression privilégié 7.

Michel, poète-scientifique, est lui aussi en marge du genre humain.


« Tu n’es pas humain8 » affirme Bruno à propos de son frère. De fait,
l’artiste chez Houellebecq, à l’instar du prophète scientifique Michel

5. Ibid., p. 173.
6. François Filleul, « L’“Illimité émotionnel” dans Les Particules élémentaires
de Michel Houellebecq. Anticipation nostalgique et utopie poétique » dans
Montserrat Serrano Manes, La philologie française à la croisée de l’an 2000 :
panorama linguistique et littéraire, vol. 1, 2000, p. 88.
7. Ibid., p. 90.
8. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 225.
121
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

Djerjinski, est constamment solitaire, il se positionne en décalage


avec le genre humain : en périphérie, il n’éprouve aucun sentiment
d’appartenance ou de solidarité avec les gens de son espèce.

Plateforme aussi évoque la particularité existentielle de l’artiste.


Son narrateur Michel, à la suite de sa lecture d’un roman d’Agatha
Christie, cerne l’autoreprésentation de l’auteure britannique, qui a
selon lui soulevé toute l’ambiguïté tragique de la condition d’un
créateur.

L’intérêt du Vallon [d’Agatha Christie] […] se situait […]


dans la souffrance spécifique qui s’attache au fait d’être
artiste : cette incapacité à être vraiment heureu[x] ou
malheureu[x]; à ressentir vraiment la haine, le désespoir,
l’exultation ou l’amour; cette espèce de filtre esthétique
qui s’interposait, sans rémission possible, entre l’artiste
et le monde. […] [L]’artiste, mis en quelque sorte à part
du monde, n’éprouvant les choses que de manière double,
ambiguë, et par conséquent moins violente, en devenait
par là même un personnage moins intéressant9.

En raison de leur singularité, parce qu’ils ne peuvent entrer dans une


définition prédéterminée selon des paramètres « biocybernétiques »,
ni subir la fatalité cybernétique, nous croyons, à l’inverse de
ce qu’invoque le narrateur de Plateforme, que les personnages
d’« artistes authentiques » des romans de Michel Houellebecq sont
les êtres les plus incommensurables de la diégèse. Ceux-ci semblent
s’inscrire en marge, voire à l’encontre de l’uniformisation sociétale
logocentriste dont l’œuvre houellebecquienne devient le miroir.
Nous les considérons comme les points de fuite de la vision poétique
de l’écrivain français. Car pour ce dernier,

le roman est le lieu naturel pour l’expression de débats ou de


déchirements philosophiques. C’est un euphémisme de dire
que le triomphe du scientisme restreint dangereusement
l’espace de ces débats; l’ampleur de ces déchirements. [...]
Le roman, prisonnier d’un comportementalisme étouffant,

9. Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 103-104.


122
PHILIPPE HANDFIELD

finit par se tourner vers sa seule, son ultime planche de


salut : « l’écriture »10.

Pour Michel Houellebecq, l’art poétique permet de s’extirper


du scientisme prégnant, il permet même de participer à la quête
philosophique de la vérité. « L’émotion abolit la chaine causale; elle
est seule capable de faire percevoir les choses en soi; la transmission
de cette perception est l’objet de la poésie11. » Selon l’auteur,
l’art et la poésie, au détriment du logos, manifestent le pathos : la
contemplation pure n’active aucunement l’entendement.

Dans En présence de Schopenhauer, court traité esthétique que


Michel Houellebecq a publié sur Internet quelques mois avant la
parution de La carte et le territoire, le romancier émet certaines
considérations sur le philosophe de la volonté, avec lequel il avoue
avoir une filiation littéraire. Selon Houellebecq, l’auteur du Monde
comme volonté et représentation a transcendé les limites imposées par
la philosophie rationaliste. À l’assertion wittgensteinienne « sur ce
dont je ne peux parler, j’ai l’obligation de me taire », Schopenhauer
choisit d’écrire justement sur « ce dont on ne peut parler », passant dans
le champ du romancier en interrogeant l’amour, la mort, la tragédie
et la douleur. « Il va tenter d’étendre la parole à l’univers du chant [à
savoir de la poésie] […] [S]a première décision, au moment d’entrer
dans ce nouveau domaine, sera d’utiliser l’approche, très inhabituelle
pour un philosophe, de la contemplation esthétique12 ». Ce « chant »
naît d’une « contemplation limpide — à l’origine de tout art […],
faculté de perception pure qu’on ne rencontre habituellement que
dans l’enfance, la folie, ou dans la matière des rêves13 ». Tranchant
entre discours littéraire et discours de vérité, Houellebecq considère
la poésie comme une contemplation paisible « détachée de toute

10. Michel Houellebecq, Interventions, op. cit., p. 67.


11. Michel Houellebecq, Rester vivant, Paris, Liber, p. 25.
12. Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, http://blogs.mediapart.
fr/edition/bookclub/article/280810/en-presence-de-schopenhauer-55 (9 juillet
2012).
13. Ibid.
123
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

réflexion comme de tout désir, de l’ensemble des objets du monde14 ».


C’est dans la pensée de Schopenhauer que l’écrivain français retient
les concepts esthétiques hérités de Kant.

Le sentiment du sublime provient de ce qu’une chose


directement défavorable à la volonté devient l’objet d’une
contemplation pure, qui ne peut être maintenue qu’en se
détournant avec constance de la volonté et en s’élevant
au-dessus de ses intérêts15.

Dans cette réflexion esthétique, Houellebecq privilégie le sublime,


état de contemplation, dissonance entre perception et entendement.
Inspiré de la philosophie de Schopenhauer, il croit que l’art véritable
ne l’est que lorsqu’il est le produit d’une contemplation n’invoquant
pas l’entendement. En ce sens, il est intéressant de porter un regard
sur le motif du sublime dans l’œuvre romanesque de l’auteur.
Mais d’abord, il importe de consolider théoriquement cette notion
esthétique.

Considérations sur la notion


esthétique de sublime
Selon l’étymologie, le terme sublime, du latin classique sublimis,
est la conjonction problématique de sub, signifiant un mouvement
d’élévation et de limis, qui renvoie soit à « oblique, de travers », soit à
« limite ». Le sens de cette notion esthétique a considérablement évolué
à travers l’histoire de la philosophie. Le premier traité esthétique sur
le sublime remonte au XIVe siècle. Du Sublime, attribué à Pseudo-
Longin et traduit par Nicolas Boileau au XVIIe siècle, fournit les
prémisses à la définition de ce concept. En effet, ce traité en est plus
un de rhétorique que d’esthétique, où le sublime désigne un discours
très éloquent provoquant le pathos, un discours tant pléthorique que
pathétique : d’un côté, la grandeur d’une élocution, le plethos, « la
multitude des paroles »; de l’autre, le sentiment tragique, le « grand

14. Ibid.
15. Ibid.
124
PHILIPPE HANDFIELD

frisson », le pathos. Associé à l’expérience esthétique, le sublime,


l’immensité engendrant la passion, désigne alors rapidement un
sentiment provoqué par la contemplation de la Nature. La Nature,
selon Pseudo-Longin, « a engendré dans nos âmes une passion
invincible pour tout ce qui nous paraît de plus grand et de plus divin
que nous-mêmes16 ».

Edmund Burke, le premier philosophe à avoir traité des différences


entre beau et sublime, s’est interrogé sur les causes et origines de ce
dernier sentiment : il désigne chez lui un plaisir négatif devant le
terrible et le douloureux, notamment la mort.

Whatever is fitted in any sort to excite the ideas of pain


and danger, that is to say, whatever is in any sort terrible,
or is conversant about terrible objects, or operates in a
manner analogous to terror, is a source of the sublime; […]
When danger or pain press too nearly, they are incapable
of giving any delight, and are simply terrible; but at
certain distances, and with certain modifications, they may
be, and they are, delightful, as we every day experience 17.
[nous soulignons]

Souffrance et satisfaction sont paradoxalement conjointes dans


le sublime, mais l’extase ne peut être provoquée que par une
contemplation à bonne distance de la puissance qui l’engendre. Tout
comme Burke, Emmanuël Kant a établi les distinctions entre beau et
sublime dans sa Critique de la faculté de juger. Les choses belles selon
lui nous procurent un sentiment agréable, nous donnant un espoir
de vivre dans un monde harmonieux. Le sublime, à l’inverse, rompt
cet espoir : il s’inscrit devant des phénomènes transcendant notre
entendement et notre imagination à cause de leur nature démesurée.
L’harmonie entre raison et perception est alors troublée. Submergé
par le sublime, le sujet ressent son insignifiance et sa finitude, il

16. Longin, Le traité du sublime, http://www.remacle.org/bloodwolf/erudits/


longin/sublime.htm (1er mai 2014).
17. Edmund Burke, On the Sublime and Beautiful, vol. XXIV, partie 2, The Harvard
Classics, New York, P.F. Collier & Son, 1909–14; Bartleby.com, 2001. http://
www.bartleby.com/24/2/ (12 juillet 2012).
125
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

réalise que ces éléments naturels à la puissance grandiose peuvent le


dévaster, provoquant autant d’admiration que d’effroi, un « plaisir
négatif ». Issu de la puissance naturelle, le sublime kantien insuffle
paradoxalement chez le sujet de nouvelles ambitions de résistance
face à cette puissance.

Des rochers se détachant audacieusement et comme une


menace sur un ciel où d’orageux nuages s’assemblent et
s’avancent dans les éclairs et les coups de tonnerre, des
volcans en toute leur puissance dévastatrice, les ouragans
que suit la désolation, l’immense océan dans sa fureur,
les chutes d’un fleuve puissant, etc., ce sont là choses qui
réduisent notre pouvoir de résister à quelque chose de
dérisoire en comparaison de la force qui leur appartient.
Mais si nous nous trouvons en sécurité, le spectacle est
d’autant plus attrayant qu’il est plus propre à susciter la
peur; et nous nommons volontiers ces objets sublimes,
parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de
l’habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un
pouvoir de résistance d’un tout autre genre, qui nous
donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-
puissance de la nature18.

Le sublime de Kant se caractérise donc par la posture dominatrice


du sujet sur la nature. Car, le sublime délie les limites sensibles de
l’imagination, il est un passage du sensible au suprasensible, il est
« une activité sérieuse de l’imagination19 ». Le sentiment sublime
ne réside donc pas en l’objet contemplé, mais dans l’esprit du sujet
contemplant, il est mouvement tumultueux de sa pensée.

D’un point de vue esthétique, soit le discours philosophique sur


les questions du Beau, le sublime est une catégorie de jugement
relativement récente. Certes, nous avons identifié sa source
étymologique chez Longin, mais sa théorisation est inhérente au
développement de la discipline philosophique de l’esthétique durant
le XVIIIe siècle. La dialectique entre « beau » et « sublime », qui

18. Emmanuël Kant cité dans Theodor Adorno, Autour de la Théorie esthétique,
Paris, Klincksieck, 1976, p. 112.
19. Ibid., p. 112.
126
PHILIPPE HANDFIELD

assure son autonomisation en tant que catégorie esthétique à part


entière, ne s’effectue qu’avec les Lumières. Rappelons brièvement
que les Lumières renvoient à ce processus historique durant lequel la
« Raison » s’illumine, se saisit elle-même, et fait reculer le mythique
et l’irrationnel sur la nature. « Le sublime, comme l’Aufklärung, sont
compris comme des victoires sur la peur ou la terreur suscitées par
la nature en tant que pouvoir20 ». L’Aufklärung, comme processus
de rationalisation de la nature, a transformé notre perception de la
nature, désormais « monstrueuse, fruste, plébéienne » selon Theodor
Adorno, entité que nous devons démystifier, voire contrôler. Cette
perception influence alors le jugement esthétique : au « Beau », comme
forme de contemplation ordonnée de la nature, comme catégorie
esthétique a priori essentialiste, statique, transcendantale, répond le
sublime qui instaure une résistance chez le sujet contemplant.

L’homme est de plus en plus dominé par l’idée de Descartes


d’être « maître et possesseur de la Nature », et son influence sur
cette dernière est désormais indéniable, ne serait-ce que par la
grandeur de ses traces. Le sublime s’est ainsi associé à l’expérience
technologique au cours du XXe siècle. Les technologies permettent
une expérience sublime inédite, le « sublime technologique21 ». De
l’électricité à la métropole en passant par la base de données, la
vastitude des réseaux de notre monde contemporain engendre un
sentiment d’impuissance ou de surpuissance, car l’être humain ne
peut plus les cerner à l’aide de son entendement seul. Pour revenir
au paradigme cybernétique, la technologie est plus à même que la
nature de moduler notre vision du monde, plus à même de nous
faire prendre conscience de notre finitude et de notre insignifiance,
mais, à l’inverse, est aussi susceptible d’alimenter cette sensation de
pouvoir et de domination que décrivait Kant. En ce sens, elle devient
un objet sublime.

20. Daniel Dumouchel, « La dialectique du beau et du sublime : l’héritage


kantien d’Adorno », Philosophiques, vol. 23, no 1, 1996, p. 38.
21. Jos de Mul et France Grenaudier-Klijn, « Le sublime (bio)technologique »,
Diogène, 2011, vol. 1, no 233, p. 47.
127
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

Dans un monde où l’ordinateur est devenu la technologie


dominante, tout — gènes, livres, organisations —
devient une base de données relationnelle. Les bases
de données transforment tout un ensemble d’éléments
(re)combinatoires. Elles sont ainsi devenues la forme
culturelle dominante de notre époque. Les ordinateurs
sont des « machines ontologiques » qui influencent
et déterminent autant notre univers que notre vision
du monde. À ce titre, la base de données, [voire la
cybernétique,] transforme le sublime autant que notre
expérience du sublime 22.

Combinée au traitement de l’information, la génétique libère


aussi des pouvoirs terrifiants : les potentialités de modification du
vivant, fascinantes et effrayantes à la fois, encourent elles aussi une
transformation du sentiment sublime, cette fois « biotechnologique23 ».
Ainsi, à l’instar de la Nature, immensité incontrôlable inquiétante
et fascinante, chez Pseudo-Longin, Burke ou Kant, la technologie
est de plus en plus appréhendée soit comme une force qui nous
contrôle et nous menace, soit comme une nouvelle projection de
notre domination. Le posthumain, en tant que potentielle maîtrise
consciente de notre évolution biologique, provoque donc le
sentiment sublime entre fascination et effroi. Il est sans doute l’une
des manifestations les plus radicales du sublime technologique. Nous
avons donc pu mettre en lumière que le sublime est une catégorie
du jugement esthétique apparue en même temps que l’Aufklärung,
que l’illumination de la Raison, qu’il provoque un sentiment
de domination de la nature, sentiment qui s’est perpétué et s’est
radicalisé dans l’horizon de la fin de l’espèce humaine par les voies
technologiques. Or, certains théoriciens, notamment ceux de l’École
de Francfort, ont adopté une perspective critique face aux effets des
Lumières et à cette posture de domination sur la nature.

Selon Max Horkheimer et Theodor Adorno, le projet de


l’Aufklärung, qui se voulait émancipateur et promoteur de bonheur

22. Ibid., p. 52.


23. Ibid., p. 52.
128
PHILIPPE HANDFIELD

par le progrès de la raison, a été trahi, voire « oublié », en se renversant


dans son contraire, l’asservissement. La Raison s’est retournée en
« raison instrumentale » à travers des processus socio-économiques
réifiant l’individu.

L’individu est réduit à zéro par rapport aux puissances


économiques. En même temps, celles-ci portent la
domination de la société sur la nature à un niveau jamais
connu. Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil
qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par
cet appareil même. L’élévation du niveau de vie des
classes inférieures, considérables sur le plan matériel et
insignifiantes sur le plan social, se reflète dans ce qu’on
appelle hypocritement la diffusion de l’esprit. Son véritable
intérêt serait la négation de la réification elle-même. Mais
l’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien
culturel et distribué à des fins de consommation. La marée
de l’information précise et d’amusements domestiqués,
rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle
les abêtit 24.

Horkheimer et Adorno croient que la domination sur la nature initiée


par la prise de conscience de la Raison, les Lumières, s’applique
désormais sur la nature même des humains, à travers notamment
des moyens socio-économiques et politiques de contrôle, par la
répression de ce qui est « naturel » dans l’homme. Les biotechnologies
et l’informatique, au sein la société de l’information, se sont greffées
aux dynamiques sociales et ont le potentiel d’asservir les individus
(ce que Houellebecq a représenté avec La Possibilité d’une île). Déjà,
dans leur étude critique du capitalisme, Horkheimer et Adorno ont
prétendu que la logique de la raison instrumentale est l’unification,
ce qui n’est pas sans rappeler la monadologie cybernétique du « tout
est information ».

A priori, la Raison ne reconnaît comme existence et


occurrence que ce qui peut être réduit à une unité; son
idéal, c’est le système dont tout peut être déduit. […]

24. Max Horkheimer, Théodor Adorno, La dialectique de la raison, Paris,


Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 17.
129
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

[Sa] logique formelle fut la grande école de l’unification.


Elle offrait aux partisans de la Raison le schéma suivant
lequel le monde pouvait être l’objet d’un calcul. […]
[L]e nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. […] La
société bourgeoise est dominée par l’équivalence. Elle
rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant
à des quantités abstraites. Pour la Raison, ce qui n’est
pas divisible par un nombre, et finalement par un, n’est
qu’illusion25.

Or, Adorno et Horkheimer projettent une voie de dépassement de


la raison instrumentale, celle de l’anamnèse, pour produire « le
souvenir de ce qui est nature dans le sujet », qui déroge de la Raison
totalisante. Ils nomment « mimétique » cette dimension humaine
aux aspirations non-rationnelles, lui permettant de s’extirper de la
réification, conséquence de la raison instrumentale et de retrouver
son origine naturelle. « La “mimèsis”, ici, assure l’identification avec
le non-identique, avec ce qui est irréductible à la rationalité pure et
simple. C’est dans cette mesure qu’elle est le lieu de ce “souvenir de
la nature dans le sujet”26 ». Pour les penseurs de l’École de Francfort,
c’est dans l’art que réside la mimèsis, cette résistance à la Raison par
la voie de la réconciliation avec notre état de nature.

Adorno a exprimé ses inquiétudes sur la dégénérescence


esthétique, notamment causée par l’évolution sociale et technique,
qui « vise cette position aporétique du sujet artistique entre la
nécessité imposée par l’évolution technique et la liberté créatrice
qui diminue au fur et à mesure que la technique progresse de
manière autonome27 ». L’hermétisme des avant-gardes est perçu,
chez Adorno, comme une résistance langagière et esthétique :
ces artistes manifestent par l’ambiguïté et la singularité de leur
création, une subjectivité que refuse en quelque sorte l’ordre social.
Adorno insiste sur la négativité du langage poétique, qui, opposé au

25. Ibid., p. 25.


26. Ibid., p. 41.
27. Pierre V. Zima, La négation esthétique : le sujet, le beau et le sublime de Mallarmé
et Valéry à Adorno et Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 137.

130
PHILIPPE HANDFIELD

langage commun, nie les stéréotypes, les ragots, les lieux communs
et les idéologèmes (unité fonctionnelle du discours). L’art est pour
Adorno « une énigme », et se refuse à la circoncision rationnelle
du monde, se refuse à la définition, c’est-à-dire qu’il ne comporte
aucune réflexivité raisonnable. Car l’art ouvrirait à la dialectique
que les systèmes logocentristes, mathématiques, voire cybernétiques
tendent à inhiber.

L’esthétique d’Adorno en est donc une de réconciliation entre


l’homme et la nature, par delà le rapport de domination qu’avait
décrit Kant dans sa Critique de la faculté de juger. Toutefois, l’art
ne peut offrir qu’une apparence de cette originelle conciliation, ce
qu’Adorno appelle « la dialectique de l’apparence esthétique28 ».
L’art ne donne accès à la vérité que dans l’apparence : la
représentation d’un originel état réconcilié est alors impossible. Or,
« l’art possède la vérité en tant qu’apparence de la non-apparence.
[…] Paradoxalement, l’art doit témoigner de l’irréconcilié et tendre
cependant à la réconciliation29 » entre l’esprit et la nature. Les effets
du sublime kantien se caractérisent par la posture dominatrice
sur la nature que le sujet contemple, celui-ci s’en inspirant pour
représenter la transcendance et entrer dans les sphères conceptuelles
pour se faire une idée de l’infini. À l’inverse, le sujet adornien réagit
au sublime naturel par une adaptation réconciliatrice, inhérente
à la mimèsis que chérit Adorno. « La puissance de la nature n’est
pas considérée comme une provocation de la puissance subjective.
Le sujet reconnaît plutôt à quel point il fait lui-même partie de la
nature30. » Le sublime pour Adorno, devient alors une sorte de remède
esthétique contre la domination du sujet sur la nature.

28. Daniel Dumouchel, op. cit., p. 38.


29. Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klinksieck, 1974, p. 178, 179
et 224.
30. Pierre V. Zima, op. cit., p. 144.
131
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

Le sublime chez Michel Houellebecq


Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq a lui-même
avoué sa fierté d’avoir incorporé et insubordonné la poésie au
genre romanesque. Au contact de l’art et de la poésie, le néohumain
Daniel25 choisit de s’extirper de sa condition posthumaine et de se
lancer dans l’exploration des espaces naturels, hors de son cloître
et de sa société numérisée. Conscient que son départ annonce son
suicide, Daniel25 fuit « la communauté abstraite, virtuelle des néo-
humains » (LPI, p. 466). Cette décision est l’issue de sa correspondance
avec Marie23, néohumaine sensible, au tempérament artistique, qui
l’initie à la fois à l’art et à la poésie. Rappelons que c’est à cause
d’elle que Daniel24 accède aux ultimes écrits poétiques de Daniel1,
sorte d’apologie de l’amour, « possibilité d’une île » paisible au sein
d’une existence où règne la violence du désir et la souffrance qui
lui est conséquente. Le néohumain refuse « cette routine solitaire,
uniquement entrecoupée d’échanges intellectuels » (LPI, p. 439), une
vie vouée à l’entendement et la raison, qui lui apparaît désormais
insoutenable. La lecture du récit de vie de son prédécesseur humain,
et ultimement de sa poésie, l’entraîne à véritablement regretter
l’ambivalence de la condition humaine, « à envier la destinée
de Daniel1, son parcours contradictoire et violent, les passions
amoureuses qui l’avaient agité » (LPI, p. 440). Progressivement,
son retour à l’état de nature, hors des enclaves sécurisées de la
néohumanité, lui fait découvrir, sommairement, l’émotion. « L’aube
se leva, humide, sur le paysage des forêts, et vinrent avec elle des
rêves d’une douceur, que je ne parvins pas à comprendre » (LPI,
p. 441). Il prend conscience de la volonté schopenhauerienne de la
vie, alors que son compagnon postcanin, Fox, retrouve ses instincts
de chasseur et dévore les entrailles d’un petit animal. « Ainsi était
constitué le monde naturel » (LPI, p. 441) reconnaît alors Daniel25.
De fait, le personnage prend conscience de la dualité du monde,
ne subissant plus l’endoctrinement et l’isolement logocentriste de
la néohumanité : la souffrance lui apparait comme inéluctable,
tout autant que son corollaire, le désir et le plaisir. Les tentatives

132
PHILIPPE HANDFIELD

technoscientifiques et spirituelles pour l’inhiber n’ont pour résultat


qu’une stase indéfinie et morose, la réplication constante du Même.
Le néohumain réalise que « c’est au contraire la tristesse, la
mélancolie, l’apathie languide et finalement mortelle qui avaient
submergé nos générations désincarnées » (LPI, p. 440). À l’extérieur
de la communauté néohumaine, où ne se véhiculent que des préceptes
d’alanguissement du sensible et le mythe technoprophétiste de
l’avènement des Futurs, Daniel24 apprend l’amour. « À l’issue […]
de ces quelques semaines de voyage [dans la nature], jamais je ne
m’étais senti aussi près d’aimer, dans le sens le plus élevé du terme;
jamais je n’avais été aussi près de ressentir personnellement “ce que
la vie a de meilleur”, pour reprendre les mots utilisés par Daniel1
dans son poème terminal » (LPI, p. 449). Se révèle alors la portée
sublime du poème La Possibilité d’une île dans le récit, qui semble
incarner la représentation de l’imprésentable, réduisant l’écart entre
l’idée de cette sensation d’apothéose et sa sensation même. Pour
Houellebecq,

le sentiment du sublime provient de ce qu’une chose


directement défavorable à la volonté devient l’objet d’une
contemplation pure, qui ne peut être maintenue qu’en se
détournant avec constance de la volonté et en s’élevant
au-dessus de ses intérêts31.

Durant ses pérégrinations dans la nature, le néohumain erre en


contemplant, laissant sa perception le submerger au détriment de
son entendement. Car Daniel25 refuse la volonté de la survivance
et choisit lui-même sa mort, tout en se détournant de celle-ci pour
porter son regard, de façon limpide, sur les choses du monde.
« J’étais parvenu à l’innocence, à un état non conflictuel et non
relatif, je n’avais plus de plan ni d’objectif, et mon individualité se
dissolvait dans la série indéfinie des jours; j’étais heureux » (LPI,
p. 450). Cette dernière scène rappelle d’ailleurs la condition
lumineuse et sereine des posthumains des Particules élémentaires, qui
adoptent une posture existentielle contemplative.

31. Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, op. cit.


133
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

L’épilogue de La Possibilité d’une île semble ainsi révéler que,


pour Houellebecq, la faculté de jugement esthétique persiste dans
le néohumain. Malgré la dégénérescence des institutions culturelles
et civilisationnelles, voire de l’humanité, le sentiment esthétique
subsiste, et permet à ces êtres de résister à leur état d’existant, décrit
comme misérable. Devant un phénomène naturel sublime, même les
néohumains, malgré leur froideur et leur rationalité conséquente
à quelques siècles de conditionnement sociétal et de rectification
génétique, délaissent l’entendement et se laissent porter par cette
incarnation de l’infini dans le fini. « [M]es premiers prédécesseurs
néo-humains, tels Daniel3 et Daniel4, soulignent cette sensation
d’ironie légère qu’ils éprouvent à voir des forêts denses, peuplées
de loups et d’ours, gagner rapidement du terrain sur les anciens
complexes industriels » (LPI, p. 454). Daniel25, quant à lui, ressent
qu’il fait partie intégrante de la nature tout en prenant conscience
de sa finitude. « [R]etrouvant le monde originel, j’avais la sensation
d’être une présence incongrue, facultative, au milieu d’un univers où
tout était orienté vers la survie, et la perpétuation de l’espèce » (LPI,
p. 457). Nous reconnaissons encore dans ce dernier passage l’influence
de la philosophie d’Arthur Schopenhauer, fondée sur le concept de
« vouloir-vivre », conçu comme le fondement non seulement de
l’humain, mais de toute l’existence. Daniel25 remarque de manière
flegmatique qu’il n’existe que pour la « reproduction indéfinie de
[ses] gènes » (LPI, p. 477), Houellebecq traduisant la philosophie de
l’auteur du Monde comme volonté et représentation à l’aide des récents
savoirs génétiques. Mais, Daniel25 ne se délivre pas aussi facilement
de la philosophie matérialiste et logocentriste de la néohumanité :

Notre existence dépourvue de passion était celle des


vieillards; nous portions sur le monde un regard empreint
d’une lucidité sans bienveillance. Le monde animal était
connu, les sociétés humaines étaient connues; tout cela ne
recelait aucun mystère, et rien ne pouvait en être attendu,
hormis la répétition du carnage. (LPI, p. 466)

Pourtant, Schopenhauer croyait que l’homme pouvait s’échapper


de cette volonté par la contemplation esthétique, ce que traduit la
diégèse de Houellebecq.

134
PHILIPPE HANDFIELD

Certes influencé par le Romantisme, l’écrivain français ne réactive


toutefois pas le mythe du salut artistique, car le néohumain ne crée
pas : il propose plutôt les conditions, chez le posthumain, d’une
« contemplation limpide », hors de la volonté schopenhauerienne
de la perpétuation de l’existence, qui apaise l’être en le délivrant
momentanément de la souffrance et de la violence du monde. Durant
ses jours de contemplation paisible, lorsqu’il se laisse bercer par de
longues observations du ciel, Daniel25 avoue d’ailleurs percevoir
que « l’univers était enclos dans une espèce de cocon ou de stase,
assez proche de l’image archétypale de l’éternité » (LPI, p. 481). Ce
personnage néohumain, à la toute fin du roman, est littéralement
saisi par la splendeur de l’océan : ce paysage le subjugue, l’empreint
du sentiment sublime, qui lui permet de se résoudre sur l’insuffisance
de sa condition. Sa froide cartographie rationnelle du monde est
alors rompue.

Un matin, juste après mon réveil, je me sentis sans raison


perceptible moins oppressé. Après quelques minutes de
marche, j’arrivai en vue d’un lac largement plus grand que
les autres, dont, pour la première fois, je ne parvenais pas
à distinguer l’autre rive. Son eau, aussi, était légèrement
plus salée. C’était donc cela que les hommes appelaient la
mer, et qu’ils considéraient comme la grande consolatrice,
comme la grande destructrice aussi, celle qui érode, qui
met fin avec douceur. J’étais impressionné, et les derniers
éléments qui manquaient à ma compréhension de l’espèce
se mirent d’un seul coup en place. Je comprenais mieux,
à présent, comment l’idée de l’infini avait pu germer dans
le cerveau de ces primates; l’idée d’un infini accessible,
par transitions lentes ayant leur origine dans le fini. Je
comprenais, aussi, comment une première conception
de l’amour avait pu se former dans le cerveau de Platon.
Je repensai à Daniel, à sa résidence d’Almeria qui avait
été la mienne, aux jeunes femmes sur la plage, à sa
destruction par Esther, et pour la première fois je fus tenté
de le plaindre, sans l’estimer pourtant. Je compris, alors,
pourquoi la Sœur suprême insistait sur l’étude du récit
de vie de nos prédécesseurs humains; je compris le but
qu’elle cherchait à atteindre. Je compris, aussi, pourquoi
ce but ne serait jamais atteint. J’étais indélivré. […] Je

135
Figura no 36 - 2014
LE SUBLIME CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

me baignais longtemps, sous le soleil comme la lumière


des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère
sensation obscure et nutritive. Le bonheur n’était pas un
horizon possible. Le monde avait trahi. […] Le futur était
vide; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de
présences émotives. J’étais, je n’étais plus. La vie était
réelle. (LPI, 485)

Sous l’effet de l’immensité naturelle, Daniel25 est empreint de


l’émotion sublime. Toute raison, toutes connaissances s’estompent,
au profit d’une perception nue et limpide. Le devenir s’inscrit dans
la montagne, l’ambivalence de la subjectivité entre être et non-être
se révèle. Le paysage devient révélation. Daniel25 subit les effets du
sublime, ce sentiment contradictoire provoquant une tension entre
la conscience et un phénomène insaisissable. Le sublime lui permet
de rompre avec le paradigme logocentriste de la néohumanité et de
devenir pure conscience individuelle. Il semble dévoiler à Daniel25
qu’il est partie intégrante de la nature, au-delà même de toutes
les injonctions civilisationnelles et technoscientifiques qui l’en ont
abstrait. Sa lecture du récit de vie de Daniel1, ultimement du poème
de ce dernier — possible mise en abîme de l’acte de lecture pour
Houellebecq — l’extirpe du paradigme logocentriste de sa société.
Daniel25 choisit de sortir du cycle de réincarnation infini. Le suicide
volontaire de ses gènes s’explique par l’éveil d’un certain désir de
retrouver une vie plus humaine, plus « naturelle », d’accepter qu’il
fait partie prenante de la nature, ce à quoi le roman et la poésie ont
d’abord su l’amener.

Se réconcilier avec la nature


L’épilogue de La Possibilité d’une île contraste ainsi avec l’ensemble
du roman en décrivant les pérégrinations et le retour à la nature de
Daniel25. D’inspiration romantique, cette section réactive la part
« naturelle » chez le posthumain, laisse place à « la contemplation
limpide » du monde de ce personnage. À l’inverse des Particules
élémentaires, où Michel Houellebecq use du même procédé narratif,
soit l’insertion d’un épilogue renversant la diégèse, La Possibilité d’une

136
PHILIPPE HANDFIELD

île ne résout pas les problèmes dépeints tout au long du récit de ses
personnages. Les posthumains du premier roman sont, rappelons-le,
le produit technoscientifique de la résolution des inégalités des
sociétés libérales occidentales. L’épilogue consiste en un passage
bénéfique vers une posthumanité utopique : celle de La Possibilité
d’une île emploie le chemin inverse. Le posthumain, à la suite d’une
révélation artistique, souhaite retrouver un état naturel, retourner à
un état plus « humain » : les frontières entre l’homme et un possible
successeur se brouillent, ce qui est soulevé par la mise en scène d’une
sensibilité esthétique sublime, atavique.

Le sublime chez Houellebecq nous semble donc être une


tonalité esthétique, que ce soit sous forme conceptuelle, comme
détermination narrative structurelle ou comme figure romanesque :
ce critère esthétique semble matriciel à la mise en place de son
œuvre. Le sublime acquiert une originalité propre pour devenir le
catalyseur d’une vision personnelle de l’homme et de l’art, et devient
espace de résistance contre le devenir logocentriste culminant en
la posthumanité, contre ce désir de l’homme d’être « maître et
possesseur » de la nature. Au sein de la diégèse, le sublime vient
renverser les rapports de pouvoir entre l’homme et la nature : c’est
par le sentiment sublime que le néohumain de La Possibilité d’une
île ressent les échos de la nature, qu’il comprend qu’il en est une
partie inhérente, malgré le fait qu’il soit le produit d’une création
technoscientifique voulant la surpasser.

137
Figura no 36 - 2014
Gabriel Vignola
Université du Québec à Montréal

Pierre Perrault et la parole


de la nature. Écocritique du direct

D
ans La Politique des États et leur géographie, Jean Gottmann
pose la problématique des relations internationales à partir
de cette hypothèse : « On peut se demander si l’humanité
habitant une “boule de billard” aurait été divisée en autant de
groupements différents que les États de notre planète1. » L’auteur
suppose ici l’influence sur le développement des sociétés humaines
de la diversité climatique et biologique de la planète. En effet, un
des enjeux fondamentaux des relations internationales est l’accès
aux ressources. Or, les différents États à la base du système mondial
actuel ne sont pas toujours délimités en fonction de frontières
naturellement inscrites sur le territoire, pas plus que les limites ainsi
imposées ne peuvent prétendre à séparer deux peuples de façon

1. Jean Gottmann, La Politique des États et leur géographie, Paris, Éditions du


Comité des travaux historiques et scientifiques, 2005 [1952], p. 1.
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

efficace. Si Gottmann établit un lien entre « la variété de l’espace


qui sert d’habitat à l’humanité2 », la géographie et la politique,
confronté à la question de l’arbitraire et de la porosité des divisions
entre États, il considère qu’il « faut en effet qu’un ciment solide lie
les membres de la communauté qui acceptent la cohabitation sous
la même autorité politique. […] C’est ainsi que les cloisons les plus
importantes sont dans les esprits3. »

En d’autres mots, les cloisons entre États seraient avant tout le


fruit de différenciations culturelles, linguistiques et ethniques. Ces
éléments sont de nos jours au fondement du nationalisme, conception
de la communauté politique qui a émergé en Occident avec la
modernité et qui s’est ensuite diffusée de par le monde. Comme le
souligne Silviu Brucan, dans « les études internationales, le concept
d’État ne se concrétise et ne prend vie que si l’on incorpore sa
composante nationale4. » Il ne suffit donc pas d’explorer les formes
institutionnelles qui caractérisent un pays pour comprendre son
attitude à l’égard du monde extérieur. Il est également nécessaire de
prendre en considération la nationalité et la culture que celle-ci sous-
tend. Depuis le début des années 80, plusieurs analyses, notamment
celles de Benedict Anderson et Eric J. Hobsbawm, ont révélé que
le nationalisme repose en réalité sur un imaginaire5. Or, et c’est ce
dont il sera question dans les lignes qui suivent, un tel imaginaire
véhicule des représentations du territoire, représentations qui ont
une influence sur la façon dont une communauté conçoit son identité
et sa relation à l’environnement.

2. Ibid., p. 2.
3. Ibid., p. 226.
4. Silviu Brucan, « L’État et le système mondial », Revue internationale des sciences
sociales, Paris, vol. XXXI, no 4, 1980, p. 811.
5. Dans Imagined Communities, Benedict Anderson définit la nation ainsi :
« it is an imagined community — and imagined as both inherently limited and
sovereign […] It is imagined because the members or even the smallest nation
will never know most of their fellow-members, or even hear of them, yet in the
minds of each lives the image of their communion […] The nation is imagined
as limited because even the largest of them, encompassing perhaps a billion
140
GABRIEL VIGNOLA

La littérature me semble être un objet culturel clé dans l’étude


de cette dimension de l’imaginaire national, puisqu’elle en est non
seulement un vecteur important6, mais aussi parce qu’elle ouvre
un espace critique permettant de faire entrer l’analyse dans un
rapport dynamique à la subjectivité. Dans cet ordre d’idées, le texte
« Discours sur la parole » de Pierre Perrault — publié à l’origine dans
la revue Culture vivante en 1966, et repris en 1985 dans le recueil
d’essais De la parole aux actes7 — est d’un vif intérêt. L’auteur y
retrace en effet comment il en est venu au cinéma. Ce faisant, il
élabore les bases formelles de la poétique qu’il a développée par
la suite dans son œuvre littéraire. Son approche de l’écriture pose
d’emblée la question de l’autonomie culturelle et du nationalisme.
En confrontant cet imaginaire à la parole populaire mise en valeur
dans son cinéma, Perrault fait toutefois émerger dans « Discours sur
la parole » une conception plus dynamique de l’identité, capable de
rendre compte du caractère complexe des relations entre nature et
culture.

Fleuve, symbole de la nation


Les voies de communication sont au centre de l’analyse des
rapports entre géographie et institutions politiques de Jean Gottmann,

living human beings, has finite, if elastic, boundaries, beyond which lie other
nations […]. It is imagined as sovereign because the concept was born in an
age which Enlightenment and Revolution were destroying the legitimacy of
the divinely-ordaines, hierarchical dynastic realm […]. Finally, it is imagined
as a community, because, regardless of the actual inequality and exploitation
that may prevail in each, the nation is always conceived as a deep, horizontal
comradeship. » (Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres, Brooklyn,
Verso, 2006 [1983], p. 6-7.)
6. « Il semble en effet que le discours romanesque et poétique soit ordinairement
en avance sur celui des idéologies et des sciences sociales, ce qui en fait un
témoin précieux de l’évolution culturelle du Nouveau Monde, un confident de
ses ambiguïtés, de ses angoisses et de ses réorientations. » (Gérard Bouchard,
Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée,
Montréal, Boréal, 2001, p. 27.)
7. Pierre Perrault, De la parole aux actes, Montréal, Éditions de L’Hexagone, coll.
« Essais », 1985, 431 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées
entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention DPA.
141
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

déjà cité en introduction. L’auteur identifie deux forces à l’œuvre


dans la genèse du cloisonnement territorial de l’État moderne, soit
une opposition entre des systèmes de mouvement et des systèmes de
résistance au mouvement. Les « systèmes de mouvement forment
tout ce que l’on appelle circulation dans l’espace; les systèmes
de résistance au mouvement sont plus abstraits que matériels8 »
et résident dans l’iconographie, système symbolique à la base du
nationalisme. « La circulation permet […] d’organiser l’espace
et c’est au cours de ce processus que l’espace se différencie9. »
Au centre de la structuration de l’espace par la circulation, l’auteur
place le carrefour dont la fonction est « de centraliser. Autour de lui
se dessinent des orbites, une circonscription10 », une aire d’influence.
Or, pour Jean Gottmann, si la circulation était seule à l’œuvre dans
l’organisation politique du monde, l’autorité se serait multipliée
à l’infini, s’installant à chaque carrefour. C’est là qu’intervient le
système de résistance au mouvement, l’iconographie, ce ciment de
la communauté sur lequel l’autorité vient s’asseoir, permettant dès
lors l’organisation et le cloisonnement du territoire en une série de
carrefours hiérarchisés constituant l’État.

En un sens, on peut considérer que l’opposition entre système


de circulation et système de résistance est au cœur de « Discours
sur la parole », opposition reposant sur un fleuve à la fois voie de
circulation et représentation symbolique.

Pourquoi, je n’en sais rien, mais je me souciais outre


mesure d’un fleuve dont j’étais privé faute de mots.
Fleuve exclu des écritures. Et tout ce discours, chargé de
mer, goûtant le varech, m’introduisait par la porte d’une
ancienne cérémonie sur le point de disparaître avec les
derniers officiants, en plein fleuve enfin braconné par le
discours : ce jour-là, j’ai pris la parole en la donnant, me

8. Jean Gottmann, op. cit., p. 214.


9. Ibid. p. 215.
10. Ibid., p. 218.
142
GABRIEL VIGNOLA

libérant du risque de l’universalité, la grande obsession


des écrivains qui pensent que le tirage justifie l’écriture.
(DPA, p. 30)

Le fleuve dont il est question ici est bien entendu le Saint-Laurent,


cours d’eau qui traverse de part en part la partie habitée de
la province de Québec et qui a donc agi en tant que vecteur de
développement économique et culturel depuis les premiers temps de
la colonisation française. En effet, Jacques Cartier espérait trouver
un passage vers les Indes en le remontant, espoir qui s’est buté sur les
rapides de Lachine. Ce sont sur ses berges que s’établirent plusieurs
des premières colonies de peuplement françaises en Amérique. Dans
cette foulée, Montréal s’est vite imposé comme un carrefour central
liant l’intérieur du territoire canadien à la France, puis, suite à la
conquête de 1763, à la Grande-Bretagne11.

Le fleuve Saint-Laurent en est ainsi venu à occuper une place


essentielle dans l’imaginaire national canadien-français, comme en
témoigne la Déclaration de souveraineté du Québec, document rédigé
par Gilles Vigneault, Marie Laberge, Fernand Dumont et Jean-
François Lisée à l’approche du Référendum sur l’indépendance du
Québec de 1995. Ce texte évoque des pionniers implantés en terre
québécoise,

une terre défrichée, labourée, arpentée, creusée, protégée


et aimée, une terre traversée et abreuvée par le fleuve
St-Laurent. Ici, on retrouve l’idée de la terre et de l’eau
comme ingrédients primaires de structuration de la nation
inaliénable 12.

11. Dans le même ordre d’idées, Donald Creighton considère que le Canada
s’est développé grâce à l’existence « of a vast trading network, based on the
St. Lawrence River and the Great Lakes, which linked the interior of British
North America to the markets of Europe. » (Charles Taylor, Radical Tories,
Toronto, House of Anansasi Press, 1982, p. 29.) L’auteur sous-estime toutefois
l’apport des communautés francophones dans ce développement.
12. Jocelyn Létourneau et Anne Trépanier, « Le lieu (dit) de la nation : essai
d’argumentation à partir d’exemples puisés au cas québécois », Canadian Journal
of Political Science/Revue canadienne de Science politique, vol. 30, no 1, 1997,
p. 71. Pour consulter l’intégrale du document, voir : Déclaration de souveraineté
du Québec, Bibliothèque et archives nationales, http://bibnum2.banq.qc.ca/
bna/actionnationale/src/1995/05/05/1995-05-05.pdf, (9 janvier 2014).
143
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

Ce document, bien que publié trente ans après « Discours sur la


parole », montre bien l’importance attribuée au fleuve dans la culture
québécoise puisqu’en tant qu’affirmation forte du nationalisme, il
repose sur des figures ayant une valeur symbolique centrale dans
l’imaginaire national de cette communauté. Or, ce texte tend à
réduire « the land to a highly selective ideological construct13 », c’est-
à-dire qu’il gomme quelque peu les réalités diverses vécues par les
habitants de la vallée du Saint-Laurent, répondant en quelque sorte
à la tendance centralisatrice du carrefour, celle-ci s’affirmant ici non
seulement au niveau économique et politique, mais aussi au niveau
de l’imaginaire en une forme d’homogénéisation forcée ou, pour
reprendre les mots de Daniel Laforest, en un idéal synthétique. D’une
entité géographique partie prenante d’un système de circulation, le
fleuve Saint-Laurent semble avoir été récupéré en tant qu’élément
symbolique participant à un système de résistance.

On constate qu’une telle représentation du territoire implique une


certaine conception de la généalogie typique de la nation. Comme
l’affirme Benedict Anderson à propos des nationalismes européens et
américains, « [for] different reasons and with different consequences,
the two groups thus began the process of reading nationalism
genealogically — as the expression of an historical tradition of serial
continuity14. » Ainsi, la Déclaration de souveraineté du Québec fait
du Saint-Laurent le symbole de la terre où s’est historiquement
développée la tradition québécoise, construisant encore une fois une
image unitaire de cette tradition reposant sur un lien essentiel entre
un peuple et le territoire que celui-ci occupe.

De telles représentations ont non seulement un impact sur la


conception de l’identité d’une communauté politique, mais aussi sur
la façon dont ses membres perçoivent le monde physique. Comme

13. Lawrence Buell, The Environmental Imagination. Thoreau, Nature Writing, and
the Formation of American Culture, Cambridge, Londres, The Belknap Press of
Harvard University Press, 1995, p. 32.
14. Benedict Anderson, op. cit., p. 195.
144
GABRIEL VIGNOLA

Lawrence Buell l’affirme dans Writing for an Endangered World, citant


en cela les propos de l’architecte de paysage Alexander Wilson :

Today, if not always, « our experience of the natural world,


[…] is always mediated. It is always shaped by rhetorical
constructions like photography, industry, advertising, and
aesthetics, as well as by institutions like religion, tourism,
and education »15.

Entre rupture et continuité


Lorsque Perrault affirme se soucier d’un fleuve exclu des
écritures, il s’inscrit donc dans un rapport virtuel aux lieux, le poète
cherchant avant tout à saisir le territoire par la médiation de l’écrit.
Or, justement, ce que Perrault affirme, c’est l’impossibilité d’une
telle médiation et, par extension, la dimension problématique de la
relation au territoire développé par l’imaginaire national québécois.
On pourrait d’emblée voir cette impossibilité comme le résultat
de l’incomplétion de ce que certains considèrent comme le destin
manifeste du Québec, c’est-à-dire l’indépendance de la province
face au Canada. Toutefois, le fait que le fleuve soit, pour l’auteur,
repoussé hors des écritures ne peut être compris à l’intérieur du
simple spectre des tensions entre francophones et anglophones.
En effet, une problématique beaucoup plus vaste est ici à l’œuvre,
problématique qui se joue dans ce rapport particulier à l’héritage
français qui caractérise la culture québécoise, surenchère d’un passé
qui couperait la littérature québécoise du territoire habité. À propos
d’un poème de Félix-Antoine Savard, Perrault écrit : « Savard a
introduit Alexis le trotteur dans le poème grec. Il restait à donner
au poème la couleur d’Alexis pour reconquérir l’imagerie. Comment
faire porter la toge romaine ou la jupette athénienne à un peuple
de bûcherons? » (DPA, p. 13) Cette citation laisse entendre que le

15. Lawrence Buell, Writing for an Endangered World. Literature, Culture, and
Environement in the U.S. and Beyond, Cambridge, Londres, The Belknap Press
of Harvard University Press, 2001, p. 72. Contient une citation de Alexander
Wilson, The Culture of Nature: North American Landscape from Disney to the
« Exxon Valdez », Cambridge, Blackwell, 1992, p. 12.
145
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

fleuve innommable de Perrault serait avant tout le résultat d’une


inadéquation entre les référents culturels des auteurs canadiens-
français et ceux de la population à laquelle ces textes sont censés
s’adresser.

D’où provient cette inadéquation? Si le nationalisme québécois


affiche certaines constantes, il n’en reste pas moins qu’il s’est
développé selon différentes phases de continuités et de ruptures.

Le premier modèle est celui de la reproduction à l’identique


[…]. Dans ce cas, la collectivité neuve entend se constituer
comme une réplique de la mère patrie […]. L’autre position
limite est celle de la reproduction dans la différence […].
Ici, la collectivité neuve affirme son autonomie et tourne
le dos à la mère patrie dont elle rejette la tradition16.

Pour Gérard Bouchard, ces concepts agissent comme des idéaux types
autour desquels se construit le discours du nationalisme au Nouveau
Monde. Celui-ci porte toujours une part d’équivoque dans la mesure
où chaque culture, à chaque moment de son histoire, comporte des
traits de continuités et de ruptures qui se développent en parallèle.

Si l’invasion de la Nouvelle-France par les Britanniques fut suivie


par une phase de rupture culminant avec la Rébellion des Patriotes
en 1837-183817, l’échec de cette révolte, suivi du rapport Durham, a
entraîné un retournement. Dès lors, le

discours, mobilisé principalement par l’avenir culturel de


la nation, a fait une place prédominante à ce que nous
appellerons la matrice de la survivance. Mais surtout,
la référence (en forme de dépendance) française s’y est
accentuée, imposant sa norme dans tous les domaines de
la production intellectuelle18.

C’est dans la lignée des écrits de l’historien François-Xavier


Garneau qu’une telle vision du Canada français s’est développée. Au

16. Gérard Bouchard, op. cit., p. 24.


17. Ibid., p. 93-98.
18. Ibid., p. 99.

146
GABRIEL VIGNOLA

niveau littéraire, la référence aux modèles français s’avérait alors


hégémonique, et ce autant dans les textes à caractère conservateur
des régionalistes et du roman du terroir — qui faisaient l’apologie
de la vie rurale et des valeurs catholiques — que dans ceux qui
affichaient une apparente rupture, les exotiques en tête, mais qui, en
se réclamant d’un universalisme, ne faisaient que se rapprocher de
l’exemple de la mère patrie19.

De nombreux intellectuels sont toutefois restés en marge de la


matrice de la survivance, celle-ci étant de plus en plus contestée
à partir des années 30. La figure de rupture la plus éclatante de
l’époque est sans doute le botaniste Marie-Victorin qui « se plaisait
à observer que la différence canadienne-française s’inscrivait
même dans la géographie, comme l’attestait l’existence d’une
Flore laurentienne (1935)20 », tout en faisant la promotion d’une
autonomisation du discours scientifique et littéraire. Dans un texte
intitulé « L’étude des sciences naturelles », publié en 1917 dans la
Revue canadienne, Marie-Victorin écrit : « On croira peut-être que,
placés à un point de vue trop technique, nous exagérons les torts
de nos hommes de lettres envers l’histoire naturelle, et donc envers
la vérité et la couleur locale21. » Cette critique s’adresse à plusieurs
poètes nationalistes canadiens-français, entre autres à Louis-Honoré
Fréchette, et souligne leur incapacité à parler de la faune et de la
flore québécoise sans se référer sans cesse à un vocabulaire issu de la
vieille France, faisant ainsi cohabiter les platanes avec les Iroquois,
la bruyère ou la luzerne avec le désert québécois, représentation
absurde d’une terre peuplée par une végétation étrangère.

Marie-Victorin voyait là le signe d’une population elle-même


étrangère au territoire occupé. Le botaniste a exprimé encore plus
radicalement de tels soucis dans un autre texte, publié dans Le Devoir
en 1925 :

19. Ibid., p. 130.


20. Ibid., p. 134.
21. Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation. Textes choisis et présentés par
Yves Gingras, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1996, p. 43.
147
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous


cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers, des
experts étrangers, des intellectuels étrangers : qu’à l’heure
où nous serons maîtres par la connaissance d’abord, par la
possession physique ensuite des ressources de notre sol, de
sa faune et de sa flore22.

Cette méconnaissance du territoire, de la faune et de la flore par le


peuple québécois, loin d’avoir un effet que sur la culture, serait ainsi
un enjeu important de par son impact négatif sur le développement
économique et national des Canadiens français. On constate que,
malgré l’amour réel du botaniste pour la nature, celui-ci tend
à considérer le rapport politique au milieu physique dans une
perspective instrumentale où développement économique et science
fonctionnent de pair en tant que levier favorisant l’autonomie
nationale.

Si, pour Perrault, l’indicibilité du fleuve sous-tend la question de


l’autonomie de la culture québécoise, un tel discours instrumental
lui est totalement étranger. La représentation tronquée de la terre
québécoise historiquement endossée par beaucoup de poètes
québécois est, pour lui, avant tout le résultat d’une

mythologie. Une mise en marché de l’image pour raffinés.


Le courage serait de fracasser le moule inventé ailleurs
pour donner libre cours à la vie. À ce qui reste de vie, car
nous somme sur le point d’occulter toutes les différences,
de porter tous le même triste costume pour l’amour de Love
Story, de penser le même Pepsi, puisque la mythologie
de notre époque appartient au marchand et à la mise en
marché (DPA, p. 13).

Il apparaît ici que la question de l’autonomie culturelle se pose de


façon beaucoup plus complexe pour Perrault. S’il rejette lui aussi
la nécessaire référence européenne imposée par l’élite littéraire, il
ne voit rien de plus constructif à simplement la remplacer par un
autre modèle, américain celui-là, soit celui des multinationales et
de la culture de masse. Il s’agit, pour l’auteur, d’arriver à se dégager

22. Ibid., p. 67-68.

148
GABRIEL VIGNOLA

des références étrangères pour construire de nouveaux moules —


locaux — capables de résister à l’homogénéisation conséquente au
capitalisme, capables de mettre de l’avant les particularismes de la
culture québécoise.

Il importe pour Perrault de résister : « ou alors me noyer dans


l’océan de papier journal qui m’inocule désespérément une image
pour qu’un jour j’en arrive à ressembler à toutlmonde et à personne »
(DPA, p. 13) ou encore « d’abandonner pour ainsi dire l’écriture aux
romanciers, ces notaires de l’âme. » (DPA, p. 28) Par ces affirmations,
Perrault exprime bien plus qu’une volonté d’autonomie radicale de
la culture québécoise, il écorche du coup un autre moule qui, comme
nous l’avons vu précédemment, manifeste aussi des tendances à
l’homogénéisation : celui du nationalisme.

Dire le fleuve en direct


Pour bien mettre en perspective la radicalité de la pensée de
Pierre Perrault, il importe d’abord de revenir sur la question de
l’autonomie nationale. En effet, si Marie-Victorin écrit depuis une
époque dominée par une vision continuiste du fait français en
Amérique, ce n’est absolument pas le cas pour Pierre Perrault. Ainsi,
avec la Seconde Guerre mondiale, le discours nationaliste québécois
prend un nouveau tournant. Il en vient à se dégager de la matrice
de la survivance, affirmant une volonté de rupture qui a culminé
avec la Révolution tranquille. L’élite canadienne-française, devenue
québécoise, redécouvre alors la culture populaire de la province.
Moins

mobilisée par les impératifs du continuisme, et aussi parce


qu’elle vivait à sa façon les urgences de la nationalité et de
la survivance, la culture populaire entretenait un rapport
plus direct et plus spontané avec l’environnement nord-
américain. On le voit à la grande capacité d’adaptation
et de métissage qu’elle a su démontrer en assimilant les
modes du continent sans rompre vraiment avec des assises
importantes de la tradition francophone23.

23. Gérard Bouchard, op. cit., p. 152.


149
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

Dans l’ensemble, Gérard Bouchard évoque une forme de réconciliation


entre l’élite et son américanité24, réconciliation qui se traduisait,
dans l’art et la littérature, par une modernité nouvelle reposant entre
autres sur l’usage de la langue populaire.

Perrault s’inscrit indéniablement dans cette dynamique : « Et si


toute réflexion sur l’homme devait débuter par une mise en question
de l’écriture, ce monarque un peu trop absolu de l’intelligence, par
une remise en liberté de la parole analphabète comme source de tout
langage? » (DPA, p. 13) Rejetant la culture intellectuelle, Perrault se
tourne donc vers la langue populaire, vers le discours de ces gens
« oubliés par les images, négligés par les littératures » (DPA, p. 10)
et découvre ainsi une expression « chargée de mer » et « goûtant le
varech », capable de donner des mots au fleuve.

Or, l’auteur fait cela avec une telle radicalité qu’il en vient à
questionner les mécanismes du nationalisme. En effet, comme je l’ai
évoqué plus tôt, en rejetant les forces homogénéisatrices à l’œuvre
dans les journaux et dans le roman, c’est la dynamique même de
l’imaginaire national qu’il conteste. Pour Benedict Anderson,
l’émergence du nationalisme au XVIIIe siècle est intimement liée au
développement de ces formes d’écrits. « For these forms provided the
technical means for ‘re-presenting’ the kind of imagined community
that is the nation25. » Le capitalisme naissant s’affirmant dans le
développement de l’imprimé en Europe à partir de la Renaissance a
fait en sorte de jeter les bases de la nation moderne en entrainant,
d’une part, une homogénéisation linguistique permise par la
production et la diffusion de textes écrits en langue vernaculaire.
Les États européens étaient alors caractérisés par une grande
hétérogénéité linguistique. L’expansion du marché de l’imprimé
obligeait donc à écrire de façon à rendre les textes compréhensibles
par le plus grand nombre, imposant en cela certaines normes qui,

24. Ibid., p. 161.


25. Benedict Anderson, op. cit., p. 25.

150
GABRIEL VIGNOLA

à terme, vinrent régulariser les différentes langues présentes sur le


Vieux Continent.

D’autre part, la montée en popularité du roman et des journaux,


permise par le développement de marchés de l’écrit en langue
vernaculaire, a considérablement transformé la façon dont la
population européenne concevait la communauté politique. En effet,
la capacité du roman à tisser des liens fictifs entre des personnages
sans que ceux-ci ne soient à priori interconnectés, ainsi que la façon
dont la presse construit l’information comme un récit en juxtaposant
arbitrairement certaines nouvelles déployées dans le temps selon
la date de publication du journal et s’adressant à une masse de
lecteurs liés par le fil de l’actualité, firent en sorte de jeter les bases
d’un nouvel imaginaire politique où les consommateurs de ces
imprimés se concevaient liés par un devenir commun. Comme le
souligne Benedict Anderson, « [the] idea of a sociological organism
moving calendrically through homogeneous, empty time is a precise
analogue of the idea of nation, which also is conceived as a solid
community moving steadily down (or up) history26. »

Perrault, en refusant de se noyer « dans l’océan de papier journal »,


en considérant le romancier comme « un notaire de l’âme », rejette
en quelque sorte les moyens mêmes permettant l’émergence d’un
imaginaire capable de rassembler de grands groupes d’individus
autour de récits communs. Or, cette prise de position n’est pas le
fruit du hasard, mais bien le résultat de la rencontre entre la pensée
politique et la pensée esthétique perraultienne. Cette rencontre,
Daniel Laforest l’articule autour du concept de direct : « Le direct n’est
pas un art de la représentation. Même s’il est constitué en premier lieu
par une parole collective, il n’a jamais montré la réalité d’un peuple,
ni de quelque autre entité unifiée dans un idéal synthétique27. »
C’est bien entendu du cinéma direct dont il est question ici, cette

26. Ibid., p. 26.


27. Daniel Laforest, L’archipel de Caïn. Pierre Perrault et l’écriture du territoire,
Montréal, les Éditions XYZ, coll. « Théorie et littérature », 2010, p. 51.
151
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

forme d’art que Perrault à lui-même contribué à développer et qui


cherche fondamentalement à rendre compte de l’expérience, ou
plutôt à reconstituer l’expérience par le biais du montage. Dans sa
version nord-américaine, cette forme cinématographique

a eu tendance à se replier vers les frontières internes de la


nation, mettant en exergue des manifestations collectives
en des endroits souvent excentrés par rapport aux pôles
urbains, au sein desquelles se brouillaient les catégories
usuelles d’appartenance, ou alors étaient déconstruits les
mécanismes constitutifs du pouvoir politique. Le direct, en
ce sens, pouvait être révélateur de la discontinuité interne
de la nation28.

Or, pour Perrault, le matériau de base du cinéma-direct n’est


pas l’image, mais bien le son, le langage, la parole : « J’avais à me
dépouiller d’une écriture trop lourde à porter. [...] Les livres ne
pouvaient rien pour moi. [...] Les gens de l’île m’ont remis dans le
droit chemin, grâce au magnétophone. » (DPA, p. 30) On comprend
qu’entre le magnétophone et la caméra légère, deux technologies
apparues dans les années 50 et qui ont ouvert la voie au cinéma-
direct, Perrault a vite fait son choix. Recherchant un rapport plus
direct à la parole populaire, l’auteur-cinéaste a découvert avec
l’enregistrement un moyen permettant ce renouveau, une technique
capable d’ouvrir une place aux laissés pour compte de la littérature et
de la politique. Pour lui, « l’écriture a tout simplifié à outrance. Elle
a surtout été le privilège de quelques-uns. Une sorte d’impérialisme.
[…] L’analphabète pouvait parler dans sa chaumière, personne
n’entendait sa voix. Pourtant il parlait pays et il parlait humanité. »
(DPA, p. 30) C’est toute la question du centre et des périphéries,
du carrefour et du réseau de communication, du mouvement et de
la résistance, selon le modèle de Gottmann, qui réémerge ici. En
effet, ce qui est mis en perspective par le travail de Perrault est la
possibilité qu’en cherchant à se doter d’une forte cohérence interne

28. Ibid., p. 53.

152
GABRIEL VIGNOLA

capable de rompre le lien de subordination culturel au nom de


l’autonomie politique, le récit postcolonial québécois « implique
à son tour de fermer l’œil sur la possibilité [...] [d’]une nouvelle
dynamique de centralité et de périphérie, mais s’illustrant cette fois-
ci à l’interne29 ».

Évitant de la sorte la simplification outrancière de l’écrit, c’est-


à-dire les idéaux synthétiques tels que promus par l’imaginaire
national, Perrault est poussé vers les limites, les périphéries de
la nation et y découvre la parole, la poésie orale de ceux qui ont
« appris à vivre / en vivant » (DPA p. 10). Cette attention particulière
pour le langage est non seulement à la base de son approche
cinématographique, mais l’a aussi amené à aborder l’écriture de
façon à y inclure un rapport direct à cette même parole.

C’est le dispositif poétique de Perrault qui s’élabore ainsi,


à l’instar du cinéma. [...] Ses éléments constitutifs sont la
citation comme principe de composition, l’interdiscursivité,
et la structure oppositionnelle des discours qui à partir de
En désespoir de cause créent à eux trois l’ossature définitive
de la poétique perraultienne 30.

« Discours sur la parole » est en ce sens un texte avant-coureur


de cette esthétique présente autant dans l’œuvre essayistique que
poétique de l’auteur.

On y voit déjà apparaître une citation clé de son œuvre, citation


tirée de Pour la suite du monde, film où Léopold Tremblay prononce
ces mots : « nous autres / icite à l’île aux Coudres / on est des
insulaires. » (DPA, p. 16) Ce pléonasme circonscrit une relation au
fleuve bien différente de celle évoquée plus tôt. Dans la bouche de
Léopold Tremblay, cette étendue d’eau n’est soudainement plus une
immensité symbolique emblème de la nation. Elle est au contraire
l’immédiat d’une île. Elle est porteuse d’un mode de vie particulier,

29. Ibid., p. 54.


30. Ibid., p. 85.
153
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

se jouant dans une relation intime au territoire. C’est ainsi un


autre rapport à l’identité qui apparaît ici, un rapport étranger au
nationalisme puisque Léopold Tremblay définit les habitants de l’île
non pas en fonction des institutions politiques, de la nationalité,
mais plutôt en fonction d’un habitat. C’est en ce sens que Perrault
découvre un fleuve « enfin braconné par le discours », puisque le
dispositif du direct lui permet de rendre compte de propos s’érigeant
en marge du discours nationaliste dominant. Ce n’est donc pas du
cœur battant de la nation dont il est question ici, mais d’une marge
qui n’est pas un refoulé, mais une communauté excentrée qui possède
une parole elle-même porteuse d’une manière de vivre intimement
liée au territoire habité31.

Cette marge, Alexis Tremblay, le père de Léopold, la décrit de la


sorte :

nous autres
icitte
à l’île...
tous les gens de l’île...
i nous appellent les marsouins
à première vue
on peut penser que c’est par rapport
à la pêche à marsouins
pas pour moé...
[…]
nous sommes isolés...
nous sommes sur une île
nous sommes tout le temps sur l’eau (DPA, p. 20-21)

Ces paroles du patriarche explicitent ce qui est latent dans la citation


de Léopold Tremblay précédemment commentée, c’est-à-dire la

31. À propos des questions d’identité politique, de la marge et du refoulé du


nationalisme, voir : Homi K. Bhabha, « DissemiNation: time narrative, and
the margins of the modern nation », dans Homi K. Bhabha [dir.], Nation and
Narration, New York, Routledge, 1990, p. 291-322.

154
GABRIEL VIGNOLA

relation intime qui peut se tisser entre identité, mode de vie et


habitat. Une telle relation est pour certains écologistes, dont Pierre
Dansereau, l’une des caractéristiques fondamentales de la culture. En
effet, pour le scientifique québécois, la culture est avant tout un trait
comportemental humain qui permet l’adaptation à l’environnement.
Cela passe avant tout par la perception, l’appréhension sensorielle
permettant « l’identification d’objets naturels individuellement
perçus32 », puis, dans un deuxième temps, l’utilisation de ceux-
ci en tant que ressource favorisant la survie. Ainsi, l’adaptation
des communautés humaines à leurs habitats reposerait
fondamentalement sur certains savoirs spécifiques, construits au fil
des générations, et transmis par la culture : « Chaque culture a de la
sorte quelque foyer privilégié qui lui permet d’ajuster sa vision à son
environnement matériel33. »

Or, comme le souligne René Audet :

L’adaptation à l’environnement, admet Dansereau, se


fait souvent grâce à des réponses symboliques plutôt que
techniques ou matérielles. Ces données, il est impossible
de les illustrer sur […] [un schéma]. D’où l’importance
d’analyser les perceptions, les valeurs et les croyances sur
l’environnement, c’est-à-dire les « représentations sociales »
de l’environnement — le paysage intérieur [(inscape)] 34.

Ce dernier concept s’inscrit dans un rapport de continuité avec le


paysage extérieur (landscape).

En fait, je considère la relation intérieure/extérieure


comme un processus dans un cycle. L’homme, depuis les
temps magdaléniens jusqu’à nos jours, a eu une perception
sélective du monde qui l’entourait et, à son tour, une façon
très sélective de modeler le paysage à l’image de sa vision
intérieure 35.

32. Pierre Dansereau, La Terre des hommes et le paysage intérieur, Ottawa, Éditions
Leméac, 1973, p. 20.
33. Ibid., p. 11.
34. René Audet, « L’écologie humaine de Pierre Dansereau et la métaphore du
paysage intérieur », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, no 1, 2012, p. 37.
35. Pierre Dansereau, op. cit., p. 9.
155
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

La relation identitaire entre nature et culture que tissent Léopold


Tremblay et son père peut être considérée comme une manifestation
de ce paysage intérieur, de la valeur symbolique que les habitants
de L’Isle-aux-Coudres accordent à certains traits caractéristiques de
leur mode de vie.

Le paysage intérieur est ainsi constitué par certaines


représentations sociales qui sont elles-mêmes transmises par la
culture. Cette filiation du savoir accumulé au fil des générations,
Alexis Tremblay la décrit de la sorte :

[...] mon grand-père!


surtout mon arrière-grand-père
moé
je les dis plus intelligents que nous autres
parce qu’ils avaient rien
ils avaient pas de science comme aujourd’hui
rien pour se diriger
pis i s’dirigeaient quand même
rien que par c’qu’i voyaient
[…]
i s’amusaient pas
à jouer avec une machine
[…]
i s’amusaient
à regarder les choses de la nature
pour s’approfondir sur ce qui était
[…]
i voyaient / l’accouplement du marsouin
durant c’que nous on r’garde pas ça!
[…]
i suivaient ça eux autres
[…]
je dirais même mieux que...

156
GABRIEL VIGNOLA

la grande science du jour


ensuite
ces vieux là ont eu
les sauvages avant eux autres (DPA, p. 34-35).

On constate que pour le patriarche, le savoir des anciennes générations


était avant tout le fruit d’un travail de la perception. Ce gros bon sens
de la parole analphabète n’est pas sans rappeler Claude Lévi-Strauss
qui considère « que l’homme s’est d’abord attaqué au plus difficile : la
systémisation au niveau des donnés sensibles, auxquelles la science a
longtemps tourné le dos et qu’elle commence seulement à réintégrer
dans sa perspective36. » Dans cet ordre d’idées, on pourrait voir à
l’œuvre ici une forme de « pensée sauvage », une pensée reposant sur
une observation et une interprétation précise et rationnelle des faits
laissés à la disposition des sens par la nature.

On constate qu’encore une fois l’identité collective exprimée


par les paroles d’Alexis Tremblay s’érige en marge des institutions
officielles, de la « science du jour », du développement technique,
du discours nationaliste. Le savoir qu’elle porte repose ici sur une
filiation qui a son origine non dans la vieille France, mais chez les
Amérindiens, témoignant en cela du rapport spontané, de la capacité
d’adaptation et de métissage que la culture populaire a su développer
au contact de l’Amérique, d’une autonomie depuis longtemps
acquise, mais aussi du peu de place qui lui a été historiquement
accordée. C’est sans doute pour cela que Perrault écrit avoir « un
peu compris, ce jour-là, que la mémoire importe plus que le sang et
que l’esprit est plus héréditaire que la couleur des cheveux. » (DPA,
p. 35) Mais ce qu’Alexis Tremblay exprime, avec peut-être plus de
fureur, c’est sa peur de voir, dans l’avenir, s’éteindre cet héritage,
de voir disparaître tout le savoir contenu dans cette culture orale,
Perrault le rejoignant en cela en considérant le patriarche comme le
« dernier officiant d’une cérémonie sur le point de disparaître ».

36. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Éditions Pocket, coll. « Agora »,
1990 [1962], p. 24.
157
Figura no 36 - 2014
PIERRE PERRAULT ET LA PAROLE DE LA NATURE

Une po-éthique de l’habitabilité


En avouant se soucier « outre mesure d’un fleuve » dont il est
« privé faute de mots ». En considérant que ce fleuve est « exclu des
écritures », Perrault soulève de profondes interrogations quant à la
notion d’identité et au type de relation que celle-ci peut nouer avec
le territoire et avec la nature. On constate ainsi que le nationalisme,
cette forme d’identité politique centrale à la modernité, tend à
s’appuyer sur une idéalisation du territoire, idéalisation s’incarnant
dans certains lieux, certaines entités géographiques ayant une valeur
symbolique. L’imaginaire qui se dégage de ces représentations
constitue ce que Jean Gottmann appelle un système de résistance,
par opposition au système de circulation. Un tel imaginaire sert en
quelque sorte d’appui, confère une certaine légitimité au pouvoir en
place au sein d’un État, permettant ainsi la cohésion interne du pays.

Or, comme en témoigne « Discours sur la parole », cette


idéalisation entraîne une certaine forme d’homogénéisation, ou
plutôt, tend à gommer la variété des modes de vie, l’hétérogénéité
des communautés et les particularités culturelles se déployant au
sein du territoire national. En fait, selon Daniel Laforest, cette
critique du nationalisme constitue un souci constant dans l’œuvre
de Perrault, poussant celui-ci à explorer le système de circulation,
jusqu’à se rendre au bout du chemin, jusqu’à y découvrir l’altérité.
Le rapport au territoire de l’auteur-cinéaste, par le truchement d’une
poétique du direct, est alors souvent médiatisé par le discours de
l’autre, un peu comme si l’énonciation de Perrault devenait une
parole collective, une parole sans cesse habitée par autrui. La poésie
ainsi constituée devient en quelque sorte porteuse de l’expérience
sociale de l’auteur, expérience qui est elle-même porteuse d’un
rapport collectif et identitaire au territoire qui s’érige en marge du
discours officiel de la nation, en marge des institutions étatiques.
Ce procédé fait en sorte que la poétique perraultienne développe
une tout autre relation au territoire et à la nature, une relation qui
dessine un « paysage intérieur » fondé sur l’expérience directe du
réel, soulignant en cela le caractère adaptatif et pluriel de la culture.
158
GABRIEL VIGNOLA

Mais, ce faisant, la poétique de Perrault soulève une autre


question, que Pierre Dansereau pose de bien belle façon :

Quelle est la vision intérieure? En quoi l’inscape correspond-


il au landscape? Cette dimension est évidemment très
importante parce que, pour répéter une phrase qui me
vient souvent à la bouche : « toutes nos faillites sont des
faillites de l’imagination »37.

On constate qu’entre l’idéal synthétique de l’imaginaire national


et la sagesse populaire portée par un mode de vie séculaire, un
grand nombre de positionnements sont possibles, soulevant en
cela un questionnement éthique sur la qualité de notre relation à
l’environnement, sur l’acuité de notre perception ainsi que sur la
hiérarchisation du savoir et de la culture.

37. Pierre Dansereau, « Les forces de la nature : les réponses de la culture », Vie
des Arts, vol. 35, n° 141, 1990, p. 19.
159
Figura no 36 - 2014
Mirella Vadean
Université Concordia

L’esprit comme milieu des idées.


Une inspiration écologique à partir
des écrits de Marie Darrieussecq

P
eut-on comprendre, à la lumière du savoir écologique, l’esprit
comme milieu des idées? Quel serait, depuis cette perspective,
le rapport entre l’esprit et l’entendement, ces deux grandes
catégories de la pensée? Il a été montré que « l’entendement ne connaît
rien par ses seules forces ». Les opérations logiques sont conduites par
lui, « mais à la condition que la sensibilité lui fournisse les éléments
sur lesquels [l’entendement] travaille1 ». Cette sensibilité s’installe
dans notre cas, grâce à la littérature. Aujourd’hui, la pensée littéraire
ne rivalise plus avec la pensée scientifique, cela en dépit du fait que
la pensée littéraire soit la pensée qui favorise le plus l’abstraction
mentale, ce que toute forme de savoir exige, en fait. La figuration
comme activité de l’imaginaire et de la créativité, le symbole, dont

1. Jean-François Mattéi, L’énigme de la pensée, Nice, Les éditions Ovadia, coll.


« Chemins de pensée », 2006, p. 21.
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

le rôle est d’établir le lien entre des présences et des absences, entre
ce qui se montre et ce qui se cache, sont des outils par lesquels la
littérature exprime ce qu’autrefois on appelait « l’esprit ».

Mon étude se propose d’explorer des voies possibles, d’indiquer


des chemins qui devront être approfondis selon une approche
renouvelée de l’analyse du processus figural lié à la lecture littéraire,
compris à l’aide de la philosophie de l’esprit ou philosophy of mind.
Le mot mind (plus intellectuel que spirituel) explique l’esprit comme
activité mentale. En dépit de cela, mon objectif ne sera pas d’analyser
la lecture comme acte cognitif (les endroits du cerveau stimulés par
la lecture, etc.), mais de saisir l’esprit comme interaction, relation
entre les idées occasionnées par la lecture littéraire. Saisir cette
interaction idéique tient de l’écologie, en ce qu’elle repose, avant tout
et surtout, sur le concept de lien, de relation au milieu et de survie
dans ce milieu2. Deux univers imaginaires engendrés à la manière
d’une fractale, par le même élément naturel, la mer et son relief, me
serviront de dispositifs pour la mise en place d’une expérience de
pensée, à la fois littéraire et écologique. Le premier, l’univers marin,
s’édifiera comme suite à la lecture du récit Le Mal de mer3 de Marie
Darrieussecq, alors que le deuxième, l’univers spectral se construira
grâce à la lecture du récit White4, de la même auteure.

Les idées et leur espèce


Jusqu’à la fin du Moyen-âge, le latin idea, issu et utilisé de manière
indifférente avec eidos qui signifie « forme », se conserve en ancien

2. Bateson montre que l’écologie n’est autre chose que l’interaction et la survie
des idées. (Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit. Tomes I et II, Paris,
Seuil, 1995, 645 p.)
3. Marie Darrieussecq, Le Mal de mer, Paris, POL Éditeur, 1999, 128 p. Désormais,
les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la
citation, précédées de la mention LMDM.
4. Marie Darrieussecq, White, Paris, POL Éditeur, 2003, 224 p. Désormais, les
références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation,
précédées de la mention W.
162
MIRELLA VADEAN

français pour donner le mot idée et pour préserver « cette référence à


la forme d’un objet intelligible ou sensible qui permet de l’identifier
dans sa singularité ou de le rapprocher de ce qui lui est semblable,
jusqu’à constituer une espèce5 ». Puisque les idées sont en mesure de
former des espèces, il est légitime de se demander dans quelle mesure
elles entrent dans un processus d’interaction, voire de sélection qui
pointe celles qui vivent plus longtemps que d’autres. Car, cela tient
de l’évidence, l’esprit ne manie pas de la même manière les idées
émergentes et celles qui ont survécu à un usage répété. Comme le
montre Bateson, la formation d’habitudes opère un tri, sélectionne les
idées et forme des catégories. Il y a des idées qui ont fait leur preuve,
des idées dont la fréquence de l’utilisation assure leur survie, raison
pour laquelle elles sont constamment disponibles pour un usage
immédiat et quasi inconditionnel. Elles se voient même exemptes
d’un réexamen conscient. De nombreuses études ont fait voir que
les idées qui survivent le plus facilement sont les idées abstraites,
celles qui tendent à devenir prémisses, qui tendent à devenir rigides.
Ce type d’idées appartient au champ théorique. Il faut donc savoir
manier la théorie avant qu’elle ne raidisse trop la pensée littéraire,
avant qu’elle ne nous transforme en un simple réceptacle d’idées
peu nombreuses et fixes, fixées d’avance. Comment évoluent de
nouvelles idées dans l’environnement théorique? Sont-elles en
mesure d’entrer dans un processus de sélection qui fonctionne sur
le principe de la souplesse et non plus sur celui de la violence,
soit le mécanisme propre à toute sélection? Je crois qu’il est plus
qu’approprié de se poser ces questions. La souplesse est importante,
car elle change quelque part le paradigme de notre pensée. Depuis
toujours, nous préférons les interdictions aux exigences positives.
Par conséquent, c’est par la loi (la théorie, la discipline) que nous
luttons contre les idées variables et conquérantes qui tentent
de s’imposer. Néanmoins, redisons-le, un vrai travail littéraire
ne se contente pas de la reconnaissance d’une théorie et de son
application. Il a été amplement montré que le fait d’appliquer des

5. Michel Narcy, « Idée », Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, CNRS


Éditions, Michel Blay (dir), 2007, p. 388 [je souligne].
163
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

théories ne mène pas nécessairement à la production de bons textes


de critique en littérature. Autrement dit, aujourd’hui cela ne suffit
plus. Dans cette étude, j’aimerais saisir la manière dont de nouvelles
idées, celles qui gravitent autour des prémisses déjà bien assises,
envahissent ces dernières, agissent pour les modifier, à la lumière du
savoir écologique. Car interdire tout envahissement est bien, mais ce
serait encore mieux « d’encourager la pensée de prendre conscience
de sa propre liberté et souplesse de façon à ce qu’elle en use plus
souvent6 ».

Le mental marin. Un abyme de type fractal


Dans Le Mal de mer, Marie Darrieussecq imagine la fugue d’une
femme qui quitte son quotidien parisien devenu insupportable. Elle
va « nulle part », vers le sud, vers le soleil, vers la mer, en emmenant
sa petite fille. Elle s’affranchit d’un cadre urbain et institutionnel :
la ville, son travail, son mariage, pour se livrer à la nature et à sa
propre nature, dans l’espoir de comprendre ce qu’elle doit faire. Si
cette femme semble s’imposer comme personnage principal de ce
récit, elle n’est dissociable, en fait, de toute une parenté au féminin :
sa fille et sa propre mère à elle, deux autres femmes avec lesquelles
elle se confond parfois, qu’elle englobe. Ainsi, grand-mère, mère,
jeune fille, délibérément exprimées par un « elle » à caractère
généralisant, dessinent trois perspectives temporelles agglutinées
dans un présent qui se constitue face à la mer, une mer dominatrice,
une mer salvatrice aussi. Le passé et le futur ne sont pas disponibles
par rapport à l’histoire, seul le présent l’est, offrant ainsi une
temporalisation au personnage central de la femme qui réunit les
autres temps en elle. C’est un présent qui flotte, qui ondoie, qui offre
un relief à ses affects, comme des vagues qui font ondoyer la mer. En
face de ces trois femmes, un seul homme à trois visages : mari, père,
gendre. Inquiet, il engage un détective pour localiser sa femme et sa
fille. Il les trouve, se déplace au bord de la mer, récupère la petite et

6. Gregory Bateson, op.cit., p. 262.

164
MIRELLA VADEAN

laisse derrière lui sa femme qui puisera dans ses dernières économies
et s’embarquera pour l’Australie, en quête d’une vie nouvelle.

Je ne m’attarderai pas ici sur le fonctionnement du récit comme


territoire en mutation dont le relief change au fur et à mesure que les
personnages se dirigent du Nord vers le Sud. Je ne m’attarderai pas
non plus sur les catastrophes naturelles — qui peuvent apparaître
notamment par un glissement de la côte cédant au pouvoir de
l’océan, à son flux et reflux — qui figurent la crise humaine en
train de se profiler. Certes, l’écriture exceptionnelle de Darrieussecq
soutient des effets contrastants d’attraction et d’abandon pour
répondre à cette dynamique marine, par des parties qui refluent, qui
semblent vouloir se retirer et tout gommer du sable du récit, suivies
par des parties qui, telle une « mer cannibale » mordant la falaise,
envahissent l’espace textuel pour le creuser et dire que le monde
s’articule par des jointures très fragiles. Non seulement l’auteure
arrive ainsi à mettre les vagues en mots, mais elle dessine aussi des
croquis de la mer dans les êtres, à partir des mots7. Mon propos vise
à comprendre, depuis la perspective de la lecture, la manière dont
les idées indissociables des éléments de la nature prennent forme
dans notre esprit de lecteurs en suivant cette fugue au féminin.

La mer s’ouvre, dès le début du récit, telle « une bouche plus


grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en
deux » (LMDM, p. 9). C’est une bouche mythique qui avale tout,
un ventre immense qui ne cesse de gonfler. Elle nous introduit, à
travers un univers marin, dans un univers amniotique qui offre,
certes, une polysémie évidente au mal de mer et au mal de cette mère
qui fuit, centre et périphérie dans le récit. Essentiellement féminine,
l’eau de la mer symbolise l’immensité de l’Inconscient, tout comme
elle symbolise la mère nourricière. Élément de l’origine, l’eau de la

7. À lire aussi l’ouvrage de Marie Darrieussecq, Précision sur les vagues, Paris, POL
Éditeur, 2008, 48 p. Cet ouvrage a pris naissance suite à l’écriture du roman Le
Mal de mer où l’économie du récit n’a pas permis à l’auteure de décrire à volonté
la façon dont les vagues se forment, leur sens.
165
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

mer, semblable au liquide amniotique grave dans notre mémoire


première les souvenirs de la vie. La psychanalyse montre que la mer
est l’eau dans laquelle nous nageons librement, aisément, lorsque
nous sommes en accord avec notre Inconscient. Mais la mer est
aussi l’endroit où l’on se noie, si notre personnalité est victime des
comportements inconscients qui échappent à notre contrôle. Sirène,
Darrieussecq séduit progressivement ses lecteurs et les entraîne dans
une lecture de la métamorphose des profondeurs pour qu’ils plongent
dans leurs propres abysses. Elle-même psychanalyste, l’auteure parie
sur un phénomène mental qui s’installe dans l’esprit de ses lecteurs.
Je l’appelle le mental marin. Comme le récit nous situe sur une côte,
je vois ce mental se déployer sous la forme d’une mise en abyme
dont le dispositif est celui d’une fractale8. Celle-ci tisse l’espace-
temps qui spatialise la narration partant d’un motif (pattern) :
l’idée de la mer. La fractale se développe, à la fois, sur le plan
horizontal (l’espace linéaire du récit) et sur le plan vertical (du récit
vers l’imaginaire du lecteur). Sous cette forme multidimensionnelle,
elle assure une profondeur, une mise en abyme et en abysse qui n’est
pas une occurrence, un instant ou un lieu ponctuel dans le récit,
mais qui s’étend tout au long du récit, du début à la fin.

C’est par la lecture que tout commence, la lecture que la mère


fait de l’expression de l’étendue de la mer sur le visage de la petite.
Lecteurs, nous lisons exactement ce que la narratrice nous raconte
au sujet de ce que la femme voit. Ainsi, nous décrivons un niveau
supplémentaire de profondeur de cette fractale dont l’échelle forme
quatre niveaux : la fille, la femme, la narratrice et le lecteur. Le
mental marin émerge dans l’esprit de la petite et se réitère de
manière identique tout au long de cette échelle pour décrire l’esprit
de la mère, de la narratrice et finalement le nôtre, celui des lecteurs.

8. La fractale est un objet, une surface qui se forme par la réitération à des
échelles variables d’un motif de base (pattern), selon des lois déterministes.
Bien que le phénomène soit connu depuis longtemps, la notion de fractale a été
introduite par le mathématicien Benoît Mandelbrot dans les années 70, suite à
l’observation du relief de la côte maritime de Bretagne. Voir Benoît Mandelbrot,
Les objets fractals, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1975, 190 p.
166
MIRELLA VADEAN

Son visage [de la petite] en est comme lavé, détendu,


élargi, et cela […] on le voit sur le visage des gens […]
qui ont vu la mer et ceux qui ne l’ont pas vue : ceux qui ont
dû accueillir l’étendue de la mer dans leurs yeux [cognant
jusqu’au fond de leur crâne et d’une certaine façon les
vidant]; et ceux qui ont pu la rêver seulement, à partir
d’images ou des mots, ceux qui ont essayé, confondant la
mer et l’infini, de rajouter toujours un peu plus à l’image…
(LMDM, p. 11)

Dans l’espace d’un jour, la mer traverse la petite (et implicitement


les autres instances narratives décrites par la fractale), pour faire
place à un silence liquide qui envahit son cerveau (celui de la mère,
de la narratrice et du lecteur) :

Le bruit de la mer monte, comble ses trous de l’espace où


ne sonnent plus ni oiseaux ni insectes. Pourtant ce qu’elle
entend est comme une exagération du silence, un silence
liquide, matériel; sous la minuterie du sang dans son crâne
(LMDM, p. 25).

La fractale est l’outil par excellence pour nous permettre de voir


la synthèse du temps en un seul instant, le présent, le seul qui est
repérable. Le passé s’efface complètement, se dilue, l’avenir est
imperceptible. Aussi, la fractale nous permet de voir le changement
de phase de la matière associé à cette évasion, tout ce qui avant était
du solide devient liquide. Le présent s’empare de tout, et le présent,
c’est la mer et la mère.

La mer a tout envahi : l’eau noire a coulé dans les cratères


de sable, les nids d’insectes, les sillons des racines [… elle
a] inondé la nuit. L’air se retire à chaque inspiration de
la mer, puis revient, avant que l’eau ne gonfle à nouveau,
prenant toute la place; si bien que respirer n’est possible
qu’à petites goulées, entre deux mouvements énormes de
la mer, entre deux secousses du ciel : en hoquetant, joues
ruisselantes, un goût d’huître et d’algue dans la bouche
(LMDM, p. 29).

La mer se fait idée qui s’étale au long de la narration. Au fur et à


mesure que la narration avance, l’idée de la mer envahit également

167
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

l’esprit de la grand-mère. Le modèle fractal se confirme une fois de


plus comme synthèse du temps. Dans le « elle » englobant de ce récit,
la grand-mère figure le passé qui est ramené au présent, celui de la
femme et de la fille. C’est une mise à jour. Partie à leur recherche, la
grand-mère opère un lien avec sa fille et sa petite fille grâce à la mer
qui coule dans sa tête et métamorphose ses pensées sous la forme
d’un rêve. C’est un rêve qui devient matrice de la filiation, une sorte
de filiation liquide qui déverse devant nous les Inconscients de ces
femmes incarnées toutes par la mer.

Elle [la grand-mère] s’endort dans le bain, les algues se


défont dans l’eau de mer chauffée, cuisent, épaississent,
elle ne sent plus ses jambes sous les longs fils gluants;
ses mains sont des coraux, ses bras des anguilles mortes,
et ses seins des poissons lune, qui flottent lâches, sous le
filet errant de sa peau […]. Ses pensées tourbillonnent
[…] devant son gendre elle a été capable de reconstituer
toute la dernière après-midi passée avec la petite jusqu’à
l’arrivée de sa fille […]. Les souvenirs la démembrent […]
f[ont] une tumeur de temps… (LMDM, p. 103, 104, 106)

Le mental marin en abyme fractal illustre le fait que nous nous


trouvons dans une situation où les phénomènes mentaux dépendent
des phénomènes physiques, décrivant une survenance dans la théorie
de l’imaginaire, une véritable « théorie de la survenance9 ».

Survenir. Avoir l’intentionnalité de la mer


Causé par un ensemble des phénomènes naturels, par
l’écosystème océanique et celui de l’Inconscient, le mental marin

9. Selon l’héritage cartésien, le dualisme des substances montre que le corps


est une chose (matérielle) et l’esprit une autre (immatérielle et infinie). La
philosophie de l’esprit rejette ce dualisme et prend la part du monisme (qui
s’efforce de réunir le corps et l’esprit), sans qu’elle définisse néanmoins avec
clarté quelle forme prend ce monisme. Une forme reconnue du monisme est par
exemple le physicalisme (qui admet que tout ce qui existe dans le monde est de
nature physique, tient de la matière). Grâce à ce physicalisme se développe ce
qu’on appelle la « théorie de la survenance » : les phénomènes mentaux dépendent
des phénomènes physiques. Jérôme Dokic, « La Philosophie de l’esprit »,
http://jeannicod.ccsd.cnrs.fr/docs/00/05/33/96/PDF/ijn_00000278_00.pdf
(9 janvier 2014).

168
MIRELLA VADEAN

est notre survenance, une survenance globale. Du point de vue


de la mécanique de l’imaginaire, la survenance nous permet
« d’avoir l’intentionnalité ». L’intentionnalité est la « propriété des
états mentaux de présenter ou représenter des objets et des états de
choses — de les viser ou d’être dirigé vers elles10 ». Au début du XXe
siècle, le philosophe autrichien Franz Brentano, dont l’œuvre a donné
naissance à deux grandes traditions philosophiques : la tradition
phénoménologique et la tradition analytique, fait de l’intentionnalité
la marque du mental. Dans son ouvrage L’intentionnalité.
Problèmes de philosophie de l’esprit, Pierre Jacob retrace le parcours
étymologique et sémiotique du terme, ce qui nous permet de
comprendre l’association faite par Brentano entre intentionnalité et
représentation. En effet, selon Brentano « avoir l’intentionnalité »
signifie représenter, d’où notre intérêt pour l’imaginaire issu de
la lecture littéraire. Avant de poursuivre, une précision d’ordre
terminologique s’impose. Ordinairement, les termes « intentionnel »,
« intentionnalité », « intentionnellement », dérivent du mot
« intention ». C’est un terme qui, dans son sens premier, relève
d’une charge juridique11. Mais, dans le sens de la philosophie de
l’esprit, l’intentionnalité est la caractéristique de l’esprit humain qui
lui permet de former des représentations. L’étymologie même du
mot appuie ce dernier sens. Le mot « intentionnalité » est dérivé
du latin intentio (tension), ou du verbe intendere (tendre). Donc,
avoir de l’intentionnalité signifie être tendu vers quelque chose,
ou viser quelque chose. Force est de reconnaître la distinction qui
s’impose entre intentionnalité et intention (en dépit de leur famille
linguistique commune). Une intention est un état mental particulier,
une disposition mentale distincte de celle produite lorsque nous
percevons quelque chose, nous formons un jugement ou une
croyance, nous redoutons ou nous nous souvenons de quelque

10. Ibid.
11. Au tribunal les juges s’interrogent si un acte est intentionnel ou commis
non intentionnellement pour calibrer la peine, pour décider si le coupable
est responsable ou non de ses actes. Pour plus de détails voir Pierre Jacob,
L’intentionnalité. Problème de la philosophie de l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2004,
299 p.
169
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

chose12. L’idée de l’intentionnalité ne peut se définir qu’en fonction


d’un objet intentionnel. Selon Brentano, les objets intentionnels sont
intérieurs, « immanents à l’esprit ». Autrement dit, ces objets existent
dans l’esprit13.

La mer est l’objet intentionnel du récit de Darrieussecq, nous avons


vu qu’elle est intériorisée à tous les niveaux de la fractale, y compris
au niveau du lecteur. Elle nous emporte pour nous faire vivre sur
ses vagues, en équilibre précaire, prêts à tomber à tout moment,
pour nous bercer continuellement jusqu’à ce que l’angoisse du vide
s’empare de nous. Car, comme le dit Darrieussecq, « c’est exactement
cela le mal de mer, la peur du vide et de l’abandon, l’inquiétude
diffuse des uns, l’inquiétude imaginative des autres14 ». Avoir
l’intentionnalité de la mer à partir de ce récit, c’est renouveler de
manière écologique l’espace littéraire et donner une issue au mental
marin qui est « survenu » dans nos esprits. Puis, avoir l’intentionnalité
de la mer, c’est faire l’expérience de la liberté, être un instant en
fuite, avec cette femme qui quitte son quotidien accablant, s’évader
avec elle et suivre jusqu’à la fin du récit un véritable changement
de phase de la matière (physiquement parlant). Car le mouvement
imaginaire amorcé descendant vers l’abyme du récit et l’abysse de
l’Inconscient change brusquement de direction, devient ascendant et
s’élève à la fin de l’histoire. La mer se fait air, l’introspection se fait
décision, la crainte se fait espoir. Les éléments de la nature évoluent,
le mental marin s’écume, s’aère, le liquide devient gaz, la matière
se fait idée, l’abysse se fait voûte, l’obscurité se fait clarté pour ce
personnage cumulatif au féminin et pour nous, lecteurs. La femme
laisse derrière elle la falaise escarpée qui a modelé sa fuite, cette
falaise qui était perpétuellement sur le point de s’effondrer pour la
noyer à jamais. Elle décide de s’élever au-dessus du danger de la côte
et de sa fractale :

12. Pierre Jacob, op cit., p. 50.


13. Ibid., p. 52.
14. Voir « Marie Darrieussecq », http://darrieussecqweb.arizona.edu/fr/propos-
de, (9 janvier 2014).
170
MIRELLA VADEAN

La ville semble un réseau de pistes d’atterrissage, de


centaines de pistes intriquées, droites, clignotantes, un jeu
de jonchets lumineux […]. L’embarquement a commencé
(LMDM, p. 123, 126).

Le mental spectral. Un précipice de type fractal


Les mêmes thèmes de la fuite, de l’abandon d’une vie, puis de
l’élévation de l’esprit causé par la mer, se lisent dans le roman White
de la même auteure. « Avoir l’intentionnalité » de la mer dans ce cas
signifie « intérioriser » la mer sous sa forme solide, de banquise, à
l’aide d’un autre motif fractal, le fantôme, qui relie le récit à l’abyme
de l’imaginaire du lecteur.

White est l’histoire de deux scientifiques ratés : la Française Edmée


Blanco et l’Islandais Peter Tomson, qui décident de fuir leur quotidien
après que leur a été refusée une mission d’exploration de la planète
Mars. Ainsi, sans se connaître, ils acceptent chacun de leur côté une
mission de quelques mois au Pôle Sud, où elle sera standardiste et
lui chauffagiste dans une base d’exploration scientifique. L’action
se passe dans un futur proche. Certes, pour les deux personnages,
l’intérêt de leur mission n’est pas scientifique, mais plutôt intime.
Ils fuient le monde pour se débarrasser de leur propre passé qui ne
passe pas, pour se libérer de leurs névroses, de leurs souvenirs, de
leurs propres fantômes. Il est peut-être intéressant de noter que la
mythologie aborigène (patagonne) situe les esprits au Pôle Sud, le
dernier continent découvert. On dit que les fantômes s’y rendent
pour se reposer, avant de réenvahir le monde. On dit également
que les gens qui vont au Pôle Sud sont des gens qui fuient15.
Or, ce sera exactement le cas de ces deux personnages. White nous
permet de suivre leurs traces sur la banquise, une terre vierge au
bout du monde où tout peut recommencer, où tout peut glisser,
s’effondrer à tout moment.

15. Comme l’avait affirmé l’auteure dans une entrevue, il y a plusieurs années.
171
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

Comme dans le premier récit, Le Mal de mer, le mouvement de


la pensée littéraire suit le même mouvement de descente vers les
profondeurs de l’être. La mer, devenue ici calotte glaciaire, se fait
idée et terre des fantômes.

Nous nous attardons, nous aimons à prendre et à distendre


notre temps […]. Nous sommes peu mobiles, il en faut
pour nous mouvoir. Contrairement aux idées reçues, il en
faut pour nous mouvoir. Nous ne nous déplaçons pas pour
rien. Nous qui cadastrons les continents. Qui arpentons à
plat des éternités de neige. Des pans d’espace sans emploi.
La neige en cristaux, le ciel, en suspension — nous, à
absorber le temps. Le temps absorbé là, sur place. Ça nous
convient. (W, p. 81)

Nous, lecteurs, nous nous laissons envahir par ces fantômes, nous
comprenons l’histoire grâce à eux. « Ils [nous] ouvrent les bras. Ils
[nous] attendaient. Ce que [nous voulions] savoir, ils vont [nous]
l’apprendre » (W, p. 155). En édifiant un espace-temps qui dépasse
le moi, ils décrivent la fractale en traçant à travers et à partir du récit
l’esprit d’Edmée :

Nous avons toutes les peines du monde à […] ramener


Edmée ici, où nous prenons naissance. C’est d’où elle pose
ses pieds que nous pouvons, peut-être, la faire glisser
ailleurs, car la dérive des continents mentaux est notre
affaire. (W, p. 63-64)

Ou celui de Peter :

Une forme blanche, seule, se tient debout. Peter avance


vers elle. Voilà ce qu’on risque à laisser ses traces dans la
neige […]. Des formes l’entourent, chuchotent. Elles se
dissipent si Peter bat des mains, s’effilochent, se reforment
plus loin […]. Une attaque de fantômes — comme il y a des
attaques cardiaques, des crises de nerfs, des dérèglements
climatiques et des tempêtes solaires, loi des séries et prix
à payer. (W, p. 154-155)

La fractale déploie son motif spectral du blanc de la banquise au blanc


de notre propre imaginaire, en permettant aux fantômes d’inscrire
dans le récit notre propre esprit de lecteur. À l’instar d’Edmée et
172
MIRELLA VADEAN

de Peter, nous n’échappons jamais aux traces, car « dès qu’il y a du


vivant, il y a trace16 ». Avoir l’intentionnalité des fantômes, c’est
avoir l’intentionnalité de l’esprit. Non seulement l’intentionnalité
nous engage dans une relation verticale entre le sujet et l’objet
visé, mais elle nous place aussi sur une ligne franche de séparation
qui apparaît entre ce qui est extérieur et intérieur. Car, à leur tour,
les fantômes, êtres de l’intérieur, montrent que les phénomènes
mentaux « surviennent », étant une fois de plus dépendants des objets
extérieurs. Les idées ne se dissocient plus du continent blanc et nous
invitent à accepter « l’effacement, la disparition irrémédiable, non
par accident, mais comme l’horizon qui rend l’inconscient possible17 ».
Les fantômes espacent un lieu qui est l’Inconscient d’Edmée ou
celui de Peter tout comme ils procèdent à un remplacement de ces
Inconscients dans l’espace de la Vie. La lecture est ici expérience de vie,
avec tout ce que celle-ci présuppose, surtout avec l’interdit qui apparaît
dans la Vie.

Envoûtants, séducteurs, les fantômes confrontent Edmée et Peter


à l’interdit. Ils les obligent à le regarder, à l’assumer, à le dépasser.
Les fantômes se veulent le pont entre ces personnages et leur monde
laissé derrière, leur monde « ordonné, régulé avec des lois, des
cycles… des saisons… des inconnus, des anonymes, des rues… » (W,
p. 220). En dépit de leur état éthéré, les fantômes semblent être des
ponts solides. Sauf que, tout pont est soumis au danger du collapse,
de l’effondrement sur lui-même, aussi solide soit-il. Dans White, les
fantômes ne peuvent plus se soutenir au Pôle Sud, ils ne peuvent
plus compenser leur gravité par une force contraire. Ils s’écroulent.
Peter et Edmée cèdent à l’amour naissant qui sera destructeur et
édifiant à la fois. D’un côté, en faisant l’amour, ils oublient leurs
tâches et la centrale thermique explose en forçant l’abandon

16. « Le concept de trace est coextensif à l’expérience du vivant en général : dès


qu’il y a renvoi à l’autre ou à autre chose, il y a trace ». (Jacques Derrida, Trace
et archive, image et art, Paris, Éditions INA, 2002, p. 127.)
17. Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967,
p. 339.
173
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

immédiat de la base scientifique. De l’autre, en faisant l’amour, une


nouvelle vie prendra forme dans le ventre d’Edmée, une vie qui fera
basculer toute leur existence d’avant la mission, qui confirmera le
recommencement mentionné en lien avec le Pôle Sud. Si on revient
du Pôle Sud, on ne revient jamais le même. Le retour au Même est
impossible. Les responsables de cette régénération sont les fantômes,
associés encore une fois au présent, seulement. Les fantômes rendent
possible un autre présent qui efface tout passé, qui ne se soucie guère
de l’avenir, un présent qui concentre en lui toute l’essence du temps
et de l’amour.

Indispensables à Edmée et Peter, les fantômes le sont aussi pour


nous. Car notre pensée littéraire dépend beaucoup des fantômes.
Associés aux traces, responsables des traces, comme on l’a vu, les
fantômes nous inscrivent, nous lecteurs, dans White et nous placent
devant notre propre différance : « La trace, différance ou écriture en
général, est la racine commune de la parole et de l’écriture18 ». La
logique du spectre est de se dérober sans cesse, tout comme notre
pensée le fait. Lecteurs nous faisons l’expérience d’une hantologie,
car, comme on le sait, la pensée est impossible sans la hantise. Il
faut qu’une idée se fasse fantôme, nous agace, nous exaspère, nous
hante, pour que notre esprit s’incline devant elle, sinon la pensée ne
s’enclenche pas. Avec White, nous, lecteurs, nous construisons dans
les fuites, les fantômes de notre propre pensée, à travers un nouveau
mental, le mental spectral. Nous acceptons et assumons le risque à
prendre que le spectre puisse nous abandonner à tout moment au
seuil du voir.

Les fantômes, qui dessinent toujours à la manière d’une


fractale ce mental spectral, relèvent de l’écologique, car ils nous
forcent à nous interroger sur notre propre seuil d’acceptabilité,
d’adaptabilité. Jusqu’où laissons-nous ces fantômes nous habiter?

18. Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967,


p. 109.
174
MIRELLA VADEAN

Quel est notre degré d’hospitalité pour les accueillir? Finalement,


qu’est-ce qu’ils changent en nous? Comment produisent-ils une
diversité? Car, comme l’affirme Bateson, l’écologie prouve que
l’esprit est un ensemble des parties en interaction, une interaction
déclenchée par la diversité19. Cet attribut écologique des traces
s’éclaircit si on fait intervenir la symbolique, la métaphysique. Du
point de vue métaphysique, le topos noetos est le monde des idées,
l’intelligible, le spirituel, et le topos horatos le monde matériel,
le sensible, le mondain, le périssable. Depuis un certain temps,
nous avons bien appris à séparer, à créer une division, jorismos,
entre ces deux topoi. C’est ainsi que l’ontologie dualiste sépare
depuis de nombreux siècles, la réalité et la conscience humaine.
Nous nous attachons encore avec conviction à des oppositions
qui engagent notre tradition occidentale de la pensée en général
et ses catégories (esprit/matière, intelligible/sensible, âme/corps,
ciel/terre)20. La philosophie de l’esprit se situerait à première vue du
côté pragmatique, du côté de la matière, mais en réalité sa position
n’est pas aussi déterminée. En la faisant travailler à travers l’espace
littéraire et à la lumière du savoir écologique, cette philosophie
montre, à l’aide de l’intentionnalité, qu’elle est apte à supprimer
le jorismos, la division entre le sensible et l’intelligible, qu’elle peut
concilier les contraires. Ainsi, elle ne perd pas la richesse ontologique
de ce rêve ancien d’une existence unificatrice.

Pour conclure, les mentaux marin et spectral ont supprimé


le jorismos, devenu symbole de la division entre la narration et
l’imaginaire dans l’espace littéraire, en reliant les idées (notamment
l’idée de la mer) à un milieu théorique dont elles dépendent et qui
les engendre, en restituant les idées à leur propre espèce. Ces deux
mentaux, qui ont façonné de manière fractale notre imaginaire de

19. « La différence est un phénomène non matériel auquel on ne peut assigner


de place dans l’espace ou le temps ». Gregory Bateson, Nature et pensée, Paris,
Seuil, 1984, p. 98.
20. Pour plus de détails, voir José Antonio Antón « Symbolique et métaphysique »,
un article traduit et adapté par Jean-Luc Spinosi pour la revue Symbolos, no 1,
http://symbolos-fg.com/vanton_cret.htm (9 janvier 2014).
175
Figura no 36 - 2014
L’ESPRIT COMME MILIEU DES IDÉES

lecteurs, nous ont permis de vivre une expérience moins prévisible


qu’évènementielle. Ils ont confirmé une fois de plus que la pensée
littéraire est toujours à la limite. D’un côté, nous avons vu que la
survenance de ces deux états mentaux a été tributaire de la nature,
de ses éléments, principalement de l’eau, saisie dans plusieurs états
physiques : liquide, vapeur ou solide. D’un autre côté, nous avons
montré que l’intentionnalité a été le fondement d’une expérience
de pensée sur la pensée littéraire, une sorte de métapensée. Bien
qu’élargie, déplacée au croisement de la philosophie de l’esprit et
de l’écologie, cette nouvelle pensée nous a convoqués en tant que
littéraires toujours. L’idée de la mer a survécu sous la forme d’une
fractale pour se frayer chemin vers nos esprits en tant que perception
du rêve, de l’Inconscient, ou du fantôme. Néanmoins, cette fractale
n’a pas opéré un véritable frayage21. En effet, elle n’était pas condition
de violence, de rupture, d’un combat permanent entre résistance et
permissivité. Bien au contraire, la fractale a modelé notre imaginaire
en souplesse, en permettant aux idées nouvelles de graviter autour
des prémisses bien assises dans l’orbite de la théorie.

21. La notion freudienne se voit reprise par Derrida dans L’écriture et la différence,
op. cit., p. 317 et suiv.
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Collection « Figura »
Directeur : Bertrand Gervais

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texte littéraire, no 4, 2001.

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Les voies de l’évolution. De la pertinence du darwinisme en littérature,
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lieu, no 34, 2013.

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Politiques de la littérature. Une traversée du XXe siècle français, no 35,
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littéraire, no 36, 2014.

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