Michel - Berges - Machiavel, Un Penseur Masqué
Michel - Berges - Machiavel, Un Penseur Masqué
Michel - Berges - Machiavel, Un Penseur Masqué
tous les peuples ont toujours t et sont encore anims des mmes
dsirs, des mmes passions[] On voit revenir en tous temps les
mmes maux et les mmes rvolutions
140
.
paratisme machiavlien :
citoyens pauvres
151
.
voir, qui, au dbut, firent semblant de faire le bien, avant dafficher leurs
147
Ibidem, p. 430.
148
Ibidem, p. 431.
149
Ibidem, p. 462.
150
Ibidem, p. 463.
151
Ibidem, p. 462.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 105
vritables intentions
152
. Et surtout pas de magistrature ayant pouvoir de freiner
ou darrter les affaires de ltat
153
!
En contradiction avec les passages des Discours flattant les qualits du peuple,
Machiavel insiste sur son ignorance, sur la facilit le tromper, plus dans les
affaires gnrales que dans les questions particulires (par exemple, le choix des
magistrats dans les hautes charges). La faiblesse des rpubliques ? Elle rside
souvent dans lobscurantisme et la crdibilit du menu peuple . On retrouve les
passages du Prince sur le sujet :
Le peuple, tromp souvent par de fausses apparences de bien, dsire
sa propre ruine ; et, si ce qui est bien et ce qui est mal ne lui est pas
inculqu par quelquun en qui il ait confiance, la rpublique se trouve
expose aux plus grands dangers
154
.
Ltat connat un dfaut de confiance. Machiavel, qui dfend le peuple contre
des historiens anciens comme Tite-Live, en opposant la multitude rgle par des
lois , prudente, constante, reconnaissante, la populace effrne , ajoute dans
les Discours, sur ce problme redondant des lumires du peuple :
Si lon veut savoir ce quil est facile ou difficile de persuader un
peuple, il faut faire cette distinction : lentreprise dont tu as le
persuader prsente au premier abord soit un profit soit une perte, et
parat ou lche ou magnanime. Lui apparat-elle comme magnanime et
profitable, rien de plus ais que de le persuader, mme si la ruine de la
rpublique se cache sous cette apparence. Rien de si difficile au
contraire sil y voit lchet ou perte possible, quand bien mme le salut
rel de ltat en dpendrait []. Le moyen le plus facile de ruiner une
rpublique o le peuple a du pouvoir, cest de lui proposer des
entreprises brillantes ; car, ds quil a de lautorit, il en use dans ces
occasions, et lopinion contraire de qui que ce soit ne sera pas en tat
de larrter ; mais si ces entreprises sont la ruine de ltat, elles le sont
encore plus srement de ceux qui les conduisent
155
.
152
Ibidem, p. 480.
153
Ibidem, p. 487.
154
Ibidem, p. 491.
155
Ibidem, p. 492-494.
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Habitu observer des dlibrations publiques, le secrtaire de la Rpublique
florentine sait que lopinion est versatile, quelle gobe souvent la politique de
lapparence. Il crit encore, tirant les leons de son exprience dans le livre
second des Discours :
quel point peut souvent se tromper lopinion dans la cit, seuls
peuvent lavoir vu et le voient encore ceux qui assistent des
dlibrations : celles-ci, bien souvent, quand elles ne sont pas
conduites par des hommes suprieurs, aboutissent labsurde : des
hommes suprieurs, dans les rpubliques corrompues, et surtout dans
les moments de tranquillit, sont en butte la haine, et lon adopte
ainsi des avis dicts par lerreur rgnante ou par quelque citoyen plus
soucieux de flatter lopinion que de la servir. On ne reconnat lerreur
que dans ladversit, et alors on se rejette dans les bras de ceux mmes
quon avait ddaigns dans la prosprit []. Certains vnements se
prsentent dailleurs de telle faon quils trompent les hommes qui
nont pas une exprience consomme de la politique, car ils leur
proposent lerreur sous de telles apparences de vrai quils laccueillent
aisment
156
.
Le scepticisme du Florentin ne se retourne-t-il pas l contre son idal de la
rpublique, dfendu dans les Discours ? La lecture des auteurs de lAntiquit qui
ont analys lordre politique lui permet dtablir une distanciation par rapport
ses propres valeurs, lidal rpublicain quil dfend. Son ralisme, inform par
ses fonctions administratives de lgat, lui permet de dissquer les mcanismes de
pouvoir et la longue volution dune multitude de formes gouvernementales. Mais
lauteur des deux traits nen nglige pas pour autant la rflexion sur les moyens
conditionnels pour assurer, contre la nature mauvaise des hommes, la vertu et la
ralisation du bien.
Machiavel nest pas simplement politologue. Malgr son pessimisme, il
redevient un moraliste marqu par le dualisme chrtien. Dans les Discours comme
dans Le Prince, il donne des conseils pratiques aux gouvernants, tirant maintes
leons de ce quil a observ dans le laboratoire explosif de Florence et de lItalie,
comme dans les exemples tirs bon escient de lAntiquit. Le rapprochement
des deux espaces-temps, problmatique en soi, rvle les postulats naturalistes et
fixistes de sa pense. Pour elle, lhomme a toujours t aussi mchant. Et sa bont
156
Ibidem p. 574.
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phmre. Mais il y croit encore, en rpublicain raliste qui a assist de vivo des
sances enflammes des conseils Florence mme.
Par del le bien et le mal :
le retour de lidal
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Afin de rejoindre sa thorie de lquilibre politique, des princes vertueux et
des rpubliques dfendant le bien commun, le Florentin, peut-tre pour tenter de
rsoudre les contradictions de son systme, avance dabord, la faon dAristote
dans Les Politiques, la thorie dune fusion des formes de gouvernement. Les
lgislateurs prudents ont toujours su mler les diverses formes de rgimes :
Quand, dans la mme constitution, vous runissez un prince, des
grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs surveille
les autres
157
.
Il cite alors les textes fondateurs de Sparte, dAthnes, de Rome. La
combinaison de trois pouvoirs (sic) aurait rendu les institutions de ces cits
parfaites. Surgit nouveau une thorie des moyens.
Lauteur du Prince examine les conditions susceptibles de vaincre la loi
naturelle et humaine de la corruption de lordre politique. Il faut dabord valoriser
et respecter les hommes de bien et lhonorariat de la cit, essentiels dans la
ralisation de lintrt public. Puis refuser clientlisme et favoritisme qui
gangrnent tous les rgimes sous la forme de factions et de partis. Enfin, tablir la
dictature de la loi, renforcer le pouvoir des magistrats, assurer un ordre moral sur
le modle des rpubliques antiques.
Dabord, il est indispensable de respecter la qualit des hommes de bien
susceptibles de guider et dclairer le peuple en ses dfauts. Comment disposer
des gens de valeur dans une rpublique ? En temps de tranquillit, on fait peu
157
Ibidem, p. 387.
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cas deux. On les place sous les ordres de gens indignes et infrieurs
(Machiavel pense-t-il l son exprience de secrtaire ?). Ces hommes peuvent
en prouver un ressentiment, et donc susciter des troubles, rallumer des guerres
au dtriment de la chose publique . Deux moyens pour y remdier :
Le premier serait de maintenir les citoyens dans un tat de pauvret
tel que la richesse et labsence de la virt ne corrompent ni les uns ni
les autres. Le second consisterait se prparer si bien la guerre que
lon ft toujours tout prt la faire, et que lon et un besoin continuel
des gens de valeur
158
.
Certaines actions de notables en vue paraissent bonnes. Mais, inspires parfois
par les voies secrtes du clientlisme partisan, elles reclent un principe de
tyran
nie dangereux pour une rpublique, ainsi prsent :
Un tat rpublicain ne peut subsister ni se bien gouverner sil na
pas quelques citoyens minents ; mais [] dun autre ct la
considration quils acquirent conduit parfois ltat la servitude.
Pour prvenir cet inconvnient, la rpublique doit rgler ses
institutions de manire que lon parvienne cette considration par des
voies conformes ses intrts, sa libert, et qui ne puissent lui
devenir prjudiciables. Elle doit aussi faire attention aux dmarches
des citoyens pour arriver ce but : elles ne peuvent tre que publiques
ou secrtes. Publiques lorsque lon se fait un nom en servant bien sa
patrie par ses conseils, mieux encore par ses actions. On doit accorder
de tels services, cette envie de sillustrer, un tel prix quil honore et
satisfasse celui qui lobtient. La rputation quon acquiert par des
moyens aussi francs et aussi simples ne peut tre dangereuse pour
ltat. Mais elle expose la rpublique de grands prils, et lui devient
trs pernicieuse quand on lobtient par des voies secrtes. J e nomme
ainsi les services rendus des particuliers, en leur prtant de largent,
en mariant leurs filles, en les soutenant contre lautorit des magistrats,
et en leur donnant dautres preuves dobligeance qui attirent des
partisans. De l naissent ensuite les coupables projets de corrompre les
moeurs et de faire violence aux lois. Une rpublique bien rgle doit
donc laisser la voie libre ceux qui cherchent publiquement ses
faveurs, et la barrer ceux qui le font dans le secret
159
.
158
Ibidem, p. 658.
159
Ibidem, p. 681-682.
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La Rome rpublicaine, afin dviter le clientlisme secret et les factions
partisanes, inventa les triomphes et le systme des honneurs pour les premiers.
Elle autorisa les accusations publiques contre ceux briguant faveurs et crdits,
poursuivies en cas de besoin, tant le peuple peut tre aveugl par de belles
apparences , par linstitution dun dictateur disposant dun bras royal afin de
contenir lambition dans les bornes du devoir .
Labsence dintgrit, gnralise en rgime de clientles, de factions, de
partis, loigne du bien commun
160
. Machiavel insiste sur la dissolution de divers
tats de son temps, dabord lItalie, mais aussi, dans une mesure moindre, la
France et lEspagne. LItalie ? Il donne lexemple de la corruption croissante
Florence, dans les Histoires florentines. La jeunesse, plus indpendante, fit des
dpenses excessives en vtements, en festins, en dbauches. Oisive, elle se
consacra aux jeux et aux femmes. Mondaine, elle cultiva le langage et les bons
mots. Ces vilaines moeurs (sic) saccrurent lors de larrive du duc de Milan
dans la cit . Au moment du Carme, tout le monde mangea de la viande. Un feu
dartifice dans une glise dclencha un incendie. Bref, des moeurs de cour, peu
dignes dune rpublique
161
!
Seule, aux yeux dun Machiavel rigoriste, lAllemagne offrait un exemple
dintgrit et de religion, notamment au niveau du paiement de limpt
162
.
Partout o pullulent chtelains et gentilshommes, espces dhommes
dangereuses , ennemis naturels de toute police raisonnable vivant sans rien
faire et accaparant les terres, la rpublique devient impossible raliser
163
.
trangement, semblant fuir sa thorie de la prquation des deux ordres
composant lquilibre de Rome, le Florentin ajoute encore que si de bonnes lois
sont en vigueur, il ne peut y avoir de factions et de partis . Il rejette
explicitement le pluralisme partisan institu, avec des chefs. Machiavel nest point
un dmocrate moderne ! Il crit par exemple au sujet dune cit quil connat bien,
loppos donc de toute conception populiste, nen dplaise J ean-J acques
Rousseau :
160
Ibidem, p. 496.
161
Histoires florentines, livre VII, chapitre XXVIII : Corruption croissante
Florence .
162
Discours, p. 496.
163
Ibidem, p. 497.
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Les difficults qui se sont opposes dans Florence ltablissement
de la libert sont les mmes quprouvent les villes qui ont commenc
comme elle ; et, quoique bien des fois le suffrage public et libre des
citoyens y ait donn quelques citoyens le pouvoir le plus tendu pour
rformer les lois, jamais ils nont eu pour but lutilit commune, mais
seulement celle de leur parti, et ces prtendues rformes nont amen
que de nouveaux dsordres
164
.
La multitude peut tre calme par des hommes qui ont du poids , comme
Florence lors de la lutte entre deux factions, les Fratesques (partisans de
Savonarole) et les Enrags (les Arrabiati). Elle crie en parole, mais se disperse et
se divise vite !
Dans le livre VII des Histoires florentines, Machiavel prcise sa conception
lantique de la rpublique :
Parmi les nombreuses rivalits qui agitent les tats rpublicains, les
unes leur nuisent, les autres leur sont utiles. Les premires sont celles
qui enfantent des partis et des partisans ; les secondes sont celles qui se
prolongent sans prendre ce caractre. Le fondateur dune rpublique ne
pouvant donc y empcher les rivalits, doit du moins les empcher de
devenir factions. Il faut pour cela observer que les citoyens ont dans
cette forme de gouvernement deux manires de se faire un nom et
dacqurir du crdit, ou par des moyens publics, ou par des moyens
particuliers. On y arrive par des moyens publics, ou par des moyens
officieux : en gagnant une bataille, en faisant la conqute dune place,
en sacquittant dune mission avec zle et habilet, en donnant la
rpublique des conseils sages et suivis dun heureux succs. Le second
moyen dy arriver est de rendre service lun et lautre, de protger
de simples citoyens contre lautorit des magistrats, de leur donner des
secours dargent, de les pousser des honneurs quils ne mritent pas,
et de capter la faveur populaire par des largesses et des jeux publics.
De l naissent les factions et lesprit de parti. Autant la considration
acquise par ces moyens-ci est prjudiciable, autant elle est utile
lorsquelle est trangre aux factions, parce qualors elle est fonde sur
le bien public et non sur lintrt personnel. Certes, on ne peut
empcher de natre certaines haines, et des plus violentes, entre les
grands citoyens dun tel tat ; mais faute de partisans qui les suivent,
ils ne peuvent nuire ltat ; ils sont au contraire obligs, pour
triompher de leurs ennemis, de servir ltat, de travailler sa grandeur,
164
Ibidem, p. 485-486.
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et tous sobservent les uns les autres afin que nul ne dpasse les limites
de ses droits
165
.
Aprs de telles positions, peut-on considrer que nous sommes en prsence
dun penseur rpublicain de la modernit pluraliste, croyant en la lgitimit des
partis et des factions, comme le suggrent certains politologues la recherche de
modernes prcurseurs
166
?
Fuyant les contradictions logiques rencontres dans son objet comme dans le
droulement de son analyse, lie lusage multiple des sources de lAntiquit, la
raison politique machiavlienne se tourne vers le pass. Elle fait merger, dans
une logique contradictorielle opposant lidal la ralit, une problmatique
ancienne du pouvoir, qui repose sur la prdominance holiste du bien commun, du
tout sur les parties. Le Florentin reste un thoricien du monisme politique. Il
carte le dualisme ou le pluralisme. Il ne se situe point dans une pistm
individualiste considrant, comme ce sera le cas partir de Mandeville ou
dAdam Smith, que lintrt gnral peut natre de la convergence des intrts
particuliers scells par le monde de lconomie contribuant la richesse dune
nation.
Avec lauteur du Prince, on se maintient aussi dans la religion de la Loi
abstraite au-dessus des hommes et en dehors de toute thorie de la personne et du
respect des droits individuels. Le pouvoir qui dfend le bien public ne se partage
pas. Il est collectif, rpressif, indivisible, sacralis. Il ne peut se rduire des
affaires prives et partielles. Chacun doit se dpasser et se soumettre quelque
chose de suprieur : lidal du bien commun de la cit. La guerre intrieure des
ambitions des deux ordres composant toute rpublique reste le moteur du
fonctionnement de la politique. Mais cela ne produit pas de grands desseins pour
un pays.
Entre les ambitions et les intrts, doivent se dresser des hommes de bien qui
sl
vent au-dessus de leur propre camp. condition que le clientlisme partisan
ne les minent pas. Il faut aussi que la Loi rgule lensemble, avec des moyens
165
Histoires florentines, livre VII, p. 1288.
166
Cf. Marc Sadoun, J ean-Marie Donegani, La Dmocratie imparfaite. Essai
sur le parti politique, op. cit., p. 99-100, Paris, Gallimard, coll. Folio
Essais , 1994.
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adquats, mme les plus extrmes. Ceux dune dictature temporaire par exemple.
Sinon la corruption politique sera annonciatrice dune corruption plus gnrale.
Conception morale, hroque du pouvoir, que celui-ci soit prince ou collge
rpublicain. Machiavel, plus quune thorie cynique de la Raison dtat, dfend le
sens de ltat lancienne, de faon platonicienne ou quasi chrtienne. Le bien
commun, cest la forme transfigure dun Dieu cach, inaccessible, situ au-
dessus des simples mortels. Seule llite des hommes moralement bons et
courageux peut lassumer en affichant des qualits et une vertu fragiles, sans
cesse menaces par le mal.
la suite dAristote et aprs cette dmonstration moralisatrice, voici ftichis
le rgne de la Loi et de la constitution. Pour tre juges bonnes, celles-ci doivent
sinscrire dans la longue dure (de 400 800 ans comme Athnes ou Rome !).
Cette machine politique (terme utilis une seule fois dans toute loeuvre)
assume, au-dessus des corps de la cit, la rgulation de lensemble social. Elle
soumet les hommes et leurs passions, canalise leurs humeurs. Son bon
fonctionnement dpend de la toute-puissance de gouvernants lus qui servent le
bien dans une intgrit absolue. J usqu la mort. La leur, mais aussi celle des
dviants de toute sorte quil faut condamner.
Cette vision no-romaine (Machiavel place Rome au-dessus des autres
modles, tout en admirant Sparte) se retrouve exprime chez Cicron. Dans son
Trait des devoirs, ce dernier dressait des magistrats ce portrait :
Que ceux qui sont destins gouverner ltat sen tiennent deux
prceptes de Platon. Le premier veut quils veillent sur lintrt des
citoyens, de telle sorte que, quoi quils fassent, ils le rapportent cet
intrt, en oublient leurs propres avantages. Le second, quils aient
soin de tout le corps de ltat en se gardant, tandis quils veillent sur
une partie, dabandonner les autres. Comme la tutelle en effet,
ladministration de ltat doit tre excute dans lintrt de ceux qui
lui ont t confis et non pas de ceux qui elle a t confie. Or ceux
qui soccupent dune partie des citoyens et en dlaissent une partie,
introduisent dans la cit la chose la plus funeste : la division et la
discorde ; il arrive ainsi que les uns paraissent favorables au peuple,
dautres soucieux de llite, mais peu de lensemble. De l Athnes,
de grandes discordes et dans notre cit non seulement des divisions,
mais mme de ruineuses guerres civiles. Ce sont des choses quun
citoyen srieux, courageux et digne, dans ltat, de la premire place,
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vitera et dtestera ; il se donnera tout entier ltat et ne recherchera
pas les richesses ou la puissance, il veillera sur ltat tout entier, de
telle sorte quil soccupera de tous. Il nattirera pas non plus sur
personne, par des accusations mensongres, la haine ou lenvie et
sattachera en tout la justice et la beaut morale, quitte, en les
respectant, heurter aussi durement que lon voudra, et soffrir la
mort plutt que dabandonner ce que jai dit. Absolument lamentables
sont lambition et la rivalit pour les honneurs
167
.
La prfrence du Machiavel humaniste, cest bien ce rigorisme et ce lgalisme
lantique dont limage hantera lOccident jusqu son mimtisme outrancier
sous la Rvolution. Cette rpublique rinvente reposait finalement chez le
tragique Cicron (qui finira dcapit) sur une morale du dpassement humain plus
que sur une transcendance extrieure aux hommes. En tout cas, fascin par ce
modle qui constitue implicitement comme une Rpublique de Platon ou une Cit
idale refoules, lauteur des Discours rejeta les principauts et rpubliques de son
temps, organises autour des intrts particuliers, frivoles et peu durables.
Au nom de cet idal, Machiavel, qui reconnat sans insister les quilibres des
monarchies franaise et espagnole entoures de contrepoids institutionnels liant le
roi ses sujets, dnigre aussi les gentilshommes fodaux et autres chtelains qui
en sont le support. Il admire surtout la Suisse et ses milices de citoyens arms, de
mme que lintgrit de lAllemagne, o les communes solidaires, frugales,
galitaires, organises, tiennent tte aux princes et lempereur
168
. Dans son
intime conviction, il carte comme modle politique le pouvoir dun seul, que ce
soit la monarchie, la seigneurie ou lempire. Comment faire de lui, lorsquon lit
les Discours et pas seulement son opuscule de circonstance Le Prince, le
dfenseur univoque de labsolutisme ?
Nous sommes en prsence dune thorie qui a pens les moyens concrets de
laction politique dans chaque configuration gouvernementale. Peut-on concevoir
une politique sans sen donner les moyens ? Peut-on sparer la fin des moyens,
poser une morale sans sintresser aux modalits pratiques de sa ralisation ?
Existe-t-il une politique sans morale ?
167
Cicron, De Officiis, livre I, XXV, 85, 86, 87, Paris, Les Belles Lettres,
1965, p. 147-148.
168
Rapport sur les choses dAllemagne, De Natura Gallorum, Rapport sur les
choses de la France, p. 128-149.
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En homme qui observe la mort en face, Machiavel rpond. Il dtaille les
usages les plus nobles de la politique et ses moyens ignobles. Lhumaniste,
homme de lettres et de thtre, valorise la ruse, principalement la guerre, quil
spare nettement de la tromperie. Il carte de ses rfrences personnelles,
lignominie, la tratrise, la violence pure, celle des spadassins comme des mauvais
princes. Il prfre toujours, dans ses crits politiques majeurs comme dans ses
lettres publiques et prives, les instruments lgaux, honorables mais fermes et
collectifs, aux moyens illgaux, secrets et insidieux. Il sinsurge contre les
drapages de la calomnie, contre la violence des factions qui salimentent les unes
les autres, contre le favoritisme. Il rejette aussi, on la vu, les guerres inutiles.
Il sagit dun humaniste chrtien tourment par la morale antique,
cicronienne et stocienne. Si la fin justifie les moyens, jamais les moyens ne
constituent des fins. Il y a les moyens des bons chrtiens ou des hommes de
bien , et il y a les autres. Certes, la vie relle le montre : un bon moyen peut
servir une mauvaise fin, et un mauvais moyen, une bonne. Cela dans toutes les
formes dtat. Mais il y a toujours un bien et un mal. Sil tente de saisir le mal au
collet, Machiavel parle au nom du bien commun, et du bien tout court. Le bien
commun, cest un bien qui nest pas rductible aux moyens de pouvoir, la
puissance, qui, elle, est une des manifestations du pouvoir humain comme la
dcadence et la corruption. Il ne sagit donc pas dune confusion des moyens
politiques. Le bien reste un principe fondateur, aussi mystrieux que lorigine de
la Loi chez Aristote. La Loi lointaine, punitive et abstraite comme Dieu, est le
fondement de lordre politique. Cette fin suprme dans ses principes, au-dessus
des humbles, atteinte uniquement par les hommes de bien, dpasse les formes de
rgimes qui lincarnent, principats ou rpubliques. La loi morale se situe en
dehors des institutions humaines. Extrieure aux mortels, elle constitue le grand
Mystre du Florentin.
Au-del de ces apories, surgissent cependant dans lanalyse machiavlienne
cert
rompu par le dchanement des passions
aines contradictions intellectuelles que lon doit soulever. Celles qui opposent
lidal reconstruit et le rel observ. Un prince peut se montrer vertueux, une
rpublique corrompue. Une chose est ternelle. Tout change sans cesse. Le temps
reste le vritable matre des choses. Le monde de lintrt public est orchestr
autour de la thorie des deux pouvoirs. Puis surgit une autre typologie, une thorie
de la dgnrescence de tous les rgimes, sans exception, o le bien commun est
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Machiavel oppose-t-il les Anciens et les Modernes ? Les premiers vivant une
sorte dge dor, les seconds un monde corrompu ? Non. Le modle de la Rome
rp
onnat
plu
n miroir les deux faces du
pol
ravers le temps
et l
t, entre les diffrents langages qui forment un corpus
stra
valeurs entrechoques, dides htroclites. Ces blocs pulsionnels, plaques
ublicaine aussi a connu la dcadence, rpond-il. Et lItalie contemporaine est
peut-tre capable de sursaut et dorganisation, la suisse ou lallemande.
Il sest expliqu lui-mme longuement sur le sujet dans lavant-propos du
livre Second des Discours. On ne peut pas que louer le pass, que lon c
s mal, et dnigrer le prsent, que lon prouve trop. Mais dans lItalie de son
sicle, les vices apparurent aussi clatants que le soleil. Son rpublicanisme
autoritaire se rvolta en fait devant la corruption gnrale quil ressentit, infiltre
jusquau sommet du pouvoir, mme de celui de lglise chrtienne. Son prsent ?
Il noffre, lance-t-il ses contemporains, rien qui les ddommage de leur
extrme misre, et de linfamie dun sicle o ils ne voient ni religion, ni lois, ni
discipline militaire, et o rgnent des vices de toute espce ; et ces vices sont
dautant plus excrables quils se montrent chez ceux qui sigent pro tribunali, qui
commandent tous, et qui veulent tre adors
169
.
La raison politique machiavlienne, contemporaine de cette crise de
civilisation, branle par elle, reflte bien comme u
itique : lordre et le dsordre, rptant ainsi des dualismes hrits de penses
antrieures. La corruption, cet gard, constitue limage inverse du monde du
bien commun. Au lieu de voir des contradictions, pourrait-on parler plutt de
complmentarit entre les deux regards ? Machiavel, sourcilleux sur ce point,
aurait refus de considrer ce ddoublement comme un non-sens.
Les inconsquences apparentes entre la thorie de lquilibre et celle du
dsquilibre, lopposition entre la nature naturante, conjugue t
es cycles de retour, celle de la socit du bien commun ou de la corruption,
celle de lhomme capable du meilleur comme du pire, nous plongent au coeur de
nouvelles ambivalences.
Machiavel semble parl par un autre discours qui tisse sa toile lintrieur
de son oeuvre. L appara
tifi, la fonction unificatrice de son imaginaire. Il sagit, plutt que de
mtaphores ou demprunts conscients, dun rservoir dimages, dun systme de
169
Discours, livre Second, p. 511.
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techtoniques, remontent la surface, un peu comme chez Menocchio, le meunier
frioulan dterr par lhistorien Carlo Ginzburg dans Le Fromage et les vers
170
.
Ils surgissent subrepticement entre les modles den haut et ceux den bas. Le
Florentin, pris entre les modles culturels de lpoque, bricole. Comment ces
savoirs multiples se faufilent-ils en creux dans sa pense ?
De ces strates discursives superposes et sdimentarises sur le premier texte
rationnel, la mode aristotlicienne, sourd alors, volcan surgi de leau, un arrire-
monde. Dj a-t-on pu saisir dans la partie politique de loeuvre un mlange qui
con
, un univers fantastique, plus difficile
d
Les hommes sont-ils
vra
, sous les coups de grisou du popolo des balia. Dans
un
cernait lItalie de 1500, mais relevait aussi dune lecture de lAntiquit. On
devine maintenant, un niveau infrastructurel, la pousse de forces cosmiques, la
ralit de puissances au-dessus des mortels.
Voici la pense magique de la Renaissance. Et, incontournable en ce temps-l,
mme masque, la prsence de Dieu. De celui des chrtiens dalors. Enfin, de
derrire les fagots, monte, comme une fume
chiffrer. Trois discours, trois textes, trois sources, trois formats de pense, qui
court-circuitent et clairent les analyses machiavliennes.
La question nest pas mince. Elle dborde la pense pour atteindre lobjet lui-
mme quelle aborde avec sa problmatique contradictoire. La raison no-
aristotlicienne est-elle autonome ou sous dpendance ?
iment matres de leur destin ? Leur vertu comme leur fin, ou leur volont,
seraient-elles ballottes par la Fortune, par Dieu, par le Destin ? Les actions
humaines dpendraient-elles de choses imperceptibles loeil nu ? Obissent-
elles aux lois de la Nature ?
Quelle vision du monde habite donc en profondeur le rpublicain pur et dur ?
Lui qui a cuit ses conceptions politiques dans les conseils enfivrs de la cit aux
lys rouges, lors des complots
chaudron o toutes les corporations et les classes sociales se jalousaient. O
lon trahissait. O lon torturait. O lon flattait larme des misreux avec des
processions, des ftes, des cavalcades de chars reprsentant des scnes de
lAntiquit, des distributions de pain et des faux sermons. O lon promenait des
cardinaux arms sur des nes, accompagns de masques et de gais lurons. O lon
170
Cf. Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. Lunivers dun meunier du
XVIe sicle, Paris, Aubier, coll. Histoires , 1980.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 117
dfenestrait les opposants. O, en criant et en riant aux clats, lon tirait dans les
rues, avec la corde qui les avait pendus, les cadavres des vaincus des conjurations,
avant de les jeter, puis de les regarder flotter et couler dans lArno
Tout cela, avec pour bruit de fond, en plus des pas, du brouhaha des marchs,
des cris, des bavardages incessants qui rsonnaient entre les rues troites et les
places rverbrantes, les trompettes de la Seigneurie des grandes occasions, le
claquement des gonfalons aux vents, le cliquetis des armes et le galop des
chevaux.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 118
DEUXIME
PARTIE
LIMAGINAIRE
MACHIAVLIEN
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Machiavel ? Un homme du XVe sicle. Il est toujours difficile, nous souffle
Lucien Febvre, de connatre le vrai visage dun homme. Dans son tre. En ses
valeurs. Loin dtre homogne, la vision des contemporains, plus particulirement
des lites culturelles europennes de la priode, se composa, dans sa diversit, de
modes de raisonnement, de structures idelles, de cadres sensibles particuliers et
de croyances. Le ralisme suppos du Florentin est prendre avec des
pincettes. Le rel quil observe est filtr travers une grille particulire. Par des
yeux de 1500. Lesquels ?
En gnral, les intellectuels du XVe et du XVIe sicle, furent, renchrit
Lucien Febvre, assigs par le Mystre . Nous dcouvrons, ajoute lhistorien
culturaliste, des hommes qui se colletaient dun bout de la vie lautre avec
lInconnu et pensaient lunivers non point, la faon de leurs fils du XVIIe sicle,
comme un mcanisme, un systme de chiquenaudes et de dplacements sur un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 119
plan connu mais comme un organisme vivant, gouvern par des forces secrtes,
par de mystrieuses et profondes influences
171
.
Machiavel sest-il confront, et comment, ce Mystre ? Tout en dissertant,
lors de ses heures de loisir, sur le destin des principats et des rpubliques, il ne
cessa dagiter en lui les deux entits relevant de cet inconnu.
La question de Dieu tout dabord. Comment est-il chrtien, contrairement ce
qui sest dit au cours de la bataille interprtative du machiavlisme ?
Celle de la Nature ensuite, extra-humaine et humaine. En haut, la Fortune, les
Puissances du ciel. Dans les rgions infrieures, lAnimal qui est en lHomme.
Cette Nature ambivalente dirige-t-elle les destines individuelles et historiques ?
Comment dicte-t-elle ses formes et ses contenus au politique ?
Deuxime partie :
Limaginaire machiavlien
LE CHRISTIANISME
DE MACHIAVEL
Machiavel et Savonarole
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Que na-t-on fait de Machiavel, ce baptis, un Antchrist ! Comment dfinir le
rapport de cet homme du XVe sicle au christianisme ? la lecture de tous ses
crits, on saperoit quil fut porteur dune religion bien lui, de Florence et de
son temps. Mais nexagrons rien. Il ne fut ni le Martin Luther de sa cit natale, ni
Savonarole. Ni un dvot.
Lui, un incroyant ? Certains, mal intentionns ou aveugles, ont affirm par
exemple quil avait crit dans le livre VII des Histoires florentines quun vrai
171
Lucien Febvre, Le Problme de lincroyance au XVIe sicle. La religion de
Rabelais, Paris, Albin Michel, coll. Lvolution de lHumanit , 1988
(1942), p. 18.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 120
prince ne devait pas sembarrasser dun chapelet. En fait, il na jamais prtendu
cela. Dans le passage en question, issu dun ouvrage, rappelons-le, commandit
par un cardinal futur pape de la dynastie des Mdicis, le Florentin rapporte
simplement au sujet de Cosme lAncien, enterr en grande pompe dans lglise de
Saint-Laurent, linhumation catholique duquel toute la ville assista :
Quelques citoyens lui disant, aprs son retour dexil, que ctait gter
la ville et offenser Dieu que den chasser tant de gens de bien, il
rpliqua que mieux valait une ville gte quune ville perdue ; que
deux ou trois aunes de drap rouge suffisaient pour faire un homme de
bien ; quon ne dirigeait pas ltat le rosaire entre les doigts. Propos
qui permit aux calomniateurs de laccuser de prfrer son intrt
celui de la patrie, et de prfrer le monde dici-bas lautre
monde
172
.
Ceux qui dnigrrent Machiavel, autrement dit, prirent pour argent comptant
les propos des calomniateurs de Cosme et les attriburent celui qui les
rapportait. Ce Mdicis respectueux de la religion navait-il pas fait aussi
reconstruire Florence couvents et glises (Saint-Marc, Saint-Laurent, le
monastre de Saint-Verdiane, San Girolamo, lglise des frres mineurs dans le
Mugello), ou dcorer somptueusement plusieurs chapelles (Santa Croce, Agnoli,
San Miniato) ?
La postrit chrtienne ne pardonna pas au Florentin ses critiques sur lglise,
puissante en temporel , cest--dire sur la Seigneurie de certains papes
politiciens qui ses yeux avaient perdu lItalie. Peut-on oublier que lauteur des
Histoires florentines montra tout de mme quelque respect envers certains
papes
173
?
Le plus important dans les accusations reste ce que, impossible incroyant, il
crivit concernant le fonctionnement amoral du pouvoir et aussi les fonctions de
172
Histoires florentins, livre VII, p. 1297.
173
Le Prince, p. 324. Est crit dans un passage peu cit par les tenants de la
thse du dnigrement machiavlien de la doctrine chrtienne : Sa Saintet
le pape Lon a trouv cette Papaut fort puissante, duquel on espre que, si
les autres lont faite grande par les armes, lui par sa bont et autres vertus
infinies la fera trs grande et digne de vnration .
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 121
la religion en gnral. Certains en ont dduit que pour lui, celle-ci ntait, la
catholique comprise, quun moyen politique comme un autre. Ni plus ni moins.
Dans le chapitre XI du Prince, Machiavel admire la vnration pompeuse des
hommes pour les seigneurs ecclsiastiques, mme mauvais, fondes sur la
grande anciennet qui est dans les institutions de la religion, lesquelles sont si
puissantes et de telle nature, que leurs princes restent en place, de quelque sorte
quils se comportent et quils vivent [].
Il ajoute :
Seules donc ces Principauts sont sres et heureuses. Mais comme
elles sont gouvernes par raison suprieure quoi lesprit humain ne
peut atteindre, je laisserai den parler ; car, tant leves et maintenues
par Dieu, ce serait un tour dhomme prsomptueux et tmraire den
discourir
174
.
Les tats pontificaux, puisque cest de cela que Machiavel parle en termes
prudents et voils, chappent aux lois de la gravitation politique. On les acquiert
eux aussi par vertu ou par Fortune. Mais, mme sans effort particulier, on les
conserve par tradition. Parce que lglise est respecte. Et elle est respectable : en
chrtien de lpoque, le Florentin ajoute quun simple mortel ne peut pntrer les
desseins de Dieu. Ce serait trop os ! De toute manire, lInquisition aurait t l
pour soccuper de lui
Cependant, Machiavel ne se retient pas de critiquer le pape, qui est ses yeux
un potentat ordinaire. Tenue par les barons romains (les Orsini et les Colonna),
rarement la papaut a fait preuve de courage ( lexception de Sixte IV). Il ne
fallait pas laisser entrer des troupes trangres en Italie ! Les papes nont pas
toujours eu le savoir politique adquat pour branler ces factions romaines qui
enserraient le systme politique italien, et dont ils dpendaient dans leur lection.
Laction dAlexandre VI fut dunir la Romagne, daffaiblir les barons de Rome et
dabolir les factions, mais aussi de senrichir. J ules II, poursuit Machiavel, qui
nest pas tendre son gard, voulut touffer les Vnitiens et chasser les Franais.
Il y russit, mais nbranla pas le pouvoir des factions, mme si celles-ci ne
disposaient plus de cardinaux de complaisance comme avant. En tout cas, la
174
Le Prince, p. 322.
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papaut nest quune puissance temporelle, en proie la logique des influences
externes, des guerres, des calculs, des stratgies et de la Fortune. Les cardinaux,
par rapport ce formidable enjeu que reprsentait pour les puissants llection
dun pape, furent en fait les responsables de tous les tumultes internes et externes
de lItalie. Machiavel le dit explicitement :
Ce sont eux qui entretiennent, et Rome et au dehors, lesprit de
faction, les seigneurs tant contraints de les dfendre ; ainsi par
lambition de ces Prlats, les discordes et troubles sourdent entre les
barons
175
.
Excusons lauteur du peu ! Cette glise, qui aurait d ntre mene que par la
bont (celle quil accorde Lon X) et les desseins cachs de la Providence,
fabrique en ralit dans sa machinerie interne toutes les dissensions politiques de
lItalie ! Le Sacr Collge nest quun parti politique comme un autre ! Inimitable
Florentin
La religion des Romains est traite quant elle avec gard. Elle permit aux
lgislateurs de faire accepter des lois exceptionnelles des esprits ports la
superstition . Prise en gnral, elle reste un moyen politique de maintien du
pouvoir. Tant dans les principats que dans les rpubliques. Cela est aussi valable
pour notre religion , ajoute-t-il, cest--dire le christianisme qui, hlas, a
relch ses principes. Machiavel retrouve soudain, malgr la rserve prcdente,
des accents critiques :
Si dans les commencements de la rpublique chrtienne la religion
se ft maintenue daprs les principes de son fondateur, les tats et les
rpubliques de la chrtient seraient bien plus unis et bien plus
heureux quils ne le sont
176
.
Mais elle a dgnr, fulmine-t-il. Ce nest pas la longue lutte entre les papes
et les empereurs lie au dualisme chrtien, la vente des indulgences ou lattitude
des prlats politiss qui peut contredire ce constat sur le plan des faits. Plus on se
rapproche de la cour de Rome, poursuit le critique ironique, moins on trouve de
175
Ibidem, p. 324.
176
Discours, p. 415.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 123
sens chrtien, de pit, de religion. Do raisonnement logique en acte partout
des vices plus que de la vertu. Tombe alors cette sentence contre une glise qui a
divis lItalie et les Italiens en raison de ses alliances extrieures catastrophiques
et de sa corruption intrieure :
Lglise et les prtres [] nous ont privs de religion et dots de
tous les vices
177
.
Des papes irresponsables, une politique dsastreuse pour lunit italienne, de
mauvais prtres, une cour de Rome qui aurait corrompu, si on lavait transporte
au milieu de la Suisse, semporte-t-il, le peuple europen le plus proche de la
discipline militaire romaine ! Quoi de plus pour ne pas tre prudent et
souponneux ?
Cette ide que lglise nest plus vraiment chrtienne, beaucoup dItaliens en
gn
J e ne serais pas tonn du tout quavant un an [le Turc] donne
Dans une lettre du 4 aot 1513, le mme ajoute :
J e crains bien que Dieu ne veuille nous chtier, nous autres
ral, de Florentins en particulier, la partagent au moment o crit Machiavel.
La Rforme protestante serpente larve dans toute lEurope. Pas simplement dans
les pays germaniques de lEmpire. Ainsi, dans une lettre son ami Nicolas
Machiavel, Franois Vettori, ambassadeur de Florence la cour papale, crit au
tournant dune phrase, le 27 juin 1513 :
infortuns chrtiens, et que, tandis que tous nos princes semportent les
uns contre les autres sans quon parvienne les rconcilier, le nouveau
souverain des Turcs ne tombe sur nous, et par terre et par mer,
narrache nos prlats leur papelardise et le reste des hommes leur
mollesse. Et plus tt ce sera, et mieux cela vaudra, car vous ne
pourriez concevoir la nause que minspire toute cette prtraille. J e ne
177
Ibidem, p. 416.
178
Lettres familires et officielles, t. II, p. 348.
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parle pas du pape qui, sil ntait prtre, serait un grand prince [].
Que Dieu vous aide
179
.
Critiquer lglise du temps nest pas un acte antichrtien. Ces ides
dcapantes ne sont pas lapanage dun esprit athe ou libertin. Autre indice ?
Parmi cent, voici une lettre des Huit de pratique de la Seigneurie adressant, le 11
mai 1521, ces instructions au lgat Machiavel en relation avec des demandes du
pape, concernant les frres mineurs de Carpi :
Nicolas, tu te rendras Carpi, et tu feras en sorte dy tre rendu sans
faute jeudi prochain dans la journe. Aussitt aprs ton arrive, tu te
prsenteras devant sa Rvrence le Pre Gnral et les dfiniteurs de
lordre des Frres mineurs qui tiennent dans cette ville leur chapitre
gnral, et tu leur remettras notre lettre de crance. Tu exposeras
ensuite de notre part leurs Rvrences quelles doivent tre
persuades que cette cit a t, est, et sera toujours porte favoriser
les lieux pieux et ecclsiastiques, comme le prouve cette quantit
dhpitaux, de monastres et de couvents btis par nos anctres,
oeuvres saintes auxquelles rien ne les a plus ports autrefois que les
exemples difiants de moeurs et de doctrine que donnaient sans cesse
les religieux dont la conduite, si puissante sur les mes, excitait nos
aeux les exalter et les secourir. Que, parmi tous ceux qui ont t
lobjet de laffection de notre rpublique et qui ont reu delle le plus
de bienfaits, on distingue surtout les frres de leur ordre, parce que
lhonntet et la saintet de leur vie le mritaient. Il est
malheureusement vrai que depuis un certain temps il a sembl, et il
semble encore aux meilleurs et aux plus vertueux dentre nos citoyens,
que les frres ont laiss perdre cet esprit qui seul les mettait en bonne
odeur, et que les laques de leur ct ont manqu de cette ardeur de
charit qui les portait rpandre leurs bienfaits sur les frres ; que,
cherchant do cela provenait, nous avons vu sans peine quon ne
pouvait lattribuer quau relchement qui sest introduit dans la
discipline ; et quayant cherch un remde ce mal, nous avons pens
que leur ordre ne pouvait recouvrer son ancienne rputation que si lon
faisait du domaine de Florence une province part, car, ce faisant, les
frres se connatraient plus facilement, ils finiraient par se rformer et
ils craindraient davantage de faillir
180
.
179
Ibidem, t. II, p. 353.
180
Ibidem, t. II, p. 441.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 125
Beaucoup de Florentins se montrrent persuads que lglise devait se
rformer et corriger ses relchements dus au manque de discipline du clerg.
Guichardin lcrira son tour. Et bien dautres. Machiavel pouse la mme ide.
Son scepticisme quant lefficacit de lglise est vident. Il respira lui aussi lair
du temps.
Dautant quil avait connu, durant sa jeunesse tudiante, la rvolte orchestre
Florence par le prtre dominicain Savonarole qui dj, lui aussi, affirmait
vouloir transformer de lintrieur lglise pervertie par la Curie romaine. Il ny a
donc pas l de quoi faire de lui un incrdule, un cerveau brl. Il fut simplement
marqu par la faon religieuse dont le prtre dominicain posa les problmes de la
politique.
Les liens entre Machiavel et Savonarole sont ambigus. Lauteur du Prince,
trop g pour tre un fanciullo (ces jeunes de cinq dix-huit ans embrigads dans
les enfants du frre pour corriger les Florentins, jusqu leurs voisins et leurs
propres parents !), ne fut pas un partisan direct, un fratresco (un ami du frre).
Cependant, il a lui-mme prononc des sermons. Au moins un, qui len rapproche
subrepticement, nglig par la majorit des commentateurs et surtout des
dtracteurs. Il sagit dune exortation religieuse non date (place dans les
proses diverses par ldition de La Pliade), adresse de vnrables pres
et confrres . Machiavel les appelle mes pres et mes chers frres . Ces
propos (peut-tre prononcs lors de la mission prcite auprs des frres de Carpi
en 1521 ?) montrent quil se dclara chrtien devant des hommes dglise. Les
seigneurs de la cit lui avaient demand de sadresser une confrrie. Le
document commence par cette information :
Afin de me conformer aux ordres de mes suprieurs qui mont
charg ce soir de madresser votre charit et de vous dire quelques
mots sur la pnitence []
181
.
Machiavel avait cout par ailleurs de vivo et avec attention Savonarole en
personne. Il vibra ses intonations lors de ses harangues politiques
182
. Dans
181
Exhortation la pnitence ou Discours moral, p. 151.
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certains de ses crits, il se montre marqu par lidologie moralisatrice du prtre
du couvent de San Marco, empli de Dieu. Fut-il vraiment imprgn par la
problmatique de ce prdicateur des dshrits, par son manichisme
apocalyptique, par sa thorie du pch et de la pnitence, thme de son propre
sermon devant ses frres ? En tout cas, il a connu les ides politiques du
prtre.
coutons brivement ce dernier dans cet extrait de son Trait sur le
gouvernement de Florence (titre que reprendra presque Machiavel dans son
Discours sur la rforme de ltat Florence
183
) :
Lespce humaine tant trs encline au mal, surtout lorsquelle est
sans loi et sans crainte, il a t ncessaire de trouver la loi pour
rfrner laudace des hommes mauvais, afin que ceux qui veulent
vivre bien soient en sret, surtout parce quil nest pas danimal plus
mauvais que lhomme sans loi. Aussi voyons-nous lhomme gourmand
incomparablement plus avide et insatiable que tous les autres
animaux : tous les mets et toutes les faons de les cuisiner que lon
trouve au monde ne lui suffisent pas et il cherche satisfaire non la
nature mais son dsir effrn. Et, semblablement, il dpasse tous les
animaux dans la bestialit de la luxure, puisque, contrairement aux
btes, il nobserve ni les temps ni les faons convenables, mais quil
fait mme des choses qui, y penser ou, pis encore, les entendre,
sont abominables et quaucune bte ne fait ou nimagine. Il les dpasse
galement en cruaut ; les btes surtout lorsquelles sont de la mme
espce ne se font pas entre elles des guerres aussi cruelles que les
hommes, qui etiam, trouvent diverses armes pour sagresser et diverses
faons de se torturer et de se tuer. Outre ces choses, les hommes ont en
eux superbe, ambition et envie
184
.
Ne dirait-on pas du Machiavel ? Des passages de ce trait sont consacrs au
mauvais gouvernement du tyran. Lauteur du Prince se serait-il souvenu de ceux-
ci ? ce propos, Savonarole ne mche pas ses mots.
182
Cest ce que montre une lettre du 8 mars 1498 Ricciardo Bechi ( tous
propos que jai ous de mes oreilles, et dont je vais vous rapporter
brivement quelques-uns ).
183
Lettres familires et officielles, t. II, p. 431-441.
184
Savonarole, Sermons, crits politiques et pices du procs, traduction,
prsentation et annotations de J ean-Louis Fournel et J ean-Claude Zancarini,
Paris, Le Seuil, 1993. p. 143.
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Aprs avoir reconnu, reprenant le De regno de saint Thomas, que la royaut
peut tre un excellent rgime, mais que le gouvernement civil des Optimates est
meilleur pour Florence, il sattache dnigrer ainsi la tyrannie :
Comme le gouvernement dun seul est le meilleur de tous lorsquil
est bon, il sensuit quil est le pire de tous lorsquil est mauvais [].
Quand tout le bien commun se ramne un seul homme, il ne reste en
aucune faon un bien commun, au contraire, il devient, en tout point
un bien particulier.
Le tyran ? Il est orgueilleux, envieux, capricieux, anxieux. Pour fuir ses vices,
il se rfugie dans la luxure. Cela le rend avare et voleur. Il a tous les pchs du
monde . Il veut se maintenir cote que cote au pouvoir et pervertit toute la cit.
Il a peur dtre renvers. Savonarole poursuit :
Sa mmoire se souvient toujours des offenses, et il cherche se
venger, et il oublie vite les bienfaits de ses amis ; il utilise toujours son
intellect pour fomenter fraude, tromperies et autres mfaits ; sa volont
est pleine de haine et de dsirs pervers, son imagination de
reprsentations fausses et mauvaises ; et tous ses sens extrieurs, il les
utilise mal, pour ses propres concupiscences ou pour faire tort son
prochain et le tourner en drision, parce quil est plein de colre et de
mpris []. Il est comme le diable, roi des orgueilleux, qui ne pense
jamais quau mal
185
.
Le tyran organise le secret dans le gouvernement. Il sme la discorde parmi
les citoyens et cherche abaisser les puissants qui lentourent, faisant tuer ou
ridiculisant les riches, les nobles, les savants. Il interdit les associations, de peur
des conjurations. Il effarouche les humbles. Il a en tout lieu, des informateurs et
des espions , jusque dans les familles. Il impose de lourds impts, fait diversion
par des ftes et des spectacles. Il prfre sallier avec des trangers, restant cach
dans son gouvernement. Il fait semblant dtre religieux, se montre lglise,
donne des aumnes Mais cest un simulateur qui gte la religion . Il se
substitue la justice. Il accrot les impts pour se payer une garde personnelle de
protection ou jouer la guerre. Il construit des palais et entretient les arts afin
daccrotre sa gloire Il encourage les hommes mauvais, qui en se dfendant le
185
Savonarole, Sermons, ibidem, p. 157-159.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 128
protgent, et rcupre les hommes bons en se mfiant deux. Il sapproprie tous
les postes de la cit de faon arbitraire et intresse. Il fait attendre les citoyens
aux audiences. Savonarole, qui semble viser les Mdicis (Machiavel,
opportuniste, se montrera plus indulgent), termine ce terrible portrait en des
termes qui rappellent certains passages des Discours ou du Prince :
En somme, sous un tyran, il nest rien de stable, car toute chose est
rgie selon sa volont, qui, elle, nest pas rgie par la raison mais par
la passion
186
.
Savonarole prne videmment un gouvernement fonctionnant selon les
principes du bien-vivre chrtien , nourri par le respect non pas tant des
crmonies, mais de la religion. Le problme, ajoute-t-il, cest quil faut avoir de
bons et saints dvots. Il demande de chasser les mauvais prtres et religieux
qui gtent le culte divin. Sinon, Dieu punira la cit de tous les maux. Pour mriter
un bon gouvernement, il est ncessaire de respecter le culte divin, de prier, mme
collectivement, de prendre des dcisions pures, de sunir, de suivre la justice et les
lois. Bref, dappliquer au gouvernement civil une loi morale
Machiavel, qui sattachera montrer quun prince, qui nest pas non plus un
tyran, peut gouverner de faon positive la cit, aura retenu certaines leons de ce
discours no-thomiste. La-t-il entendu pendant des sermons ?
Pourtant, dans les Histoires florentines, rdiges dans la priode mdicenne
plus de vingt ans aprs les faits, il dnigrera Savonarole. Il crit de faon dtache
que vers la fin, Florence fut fatigue et ennuye de ses prophties
sinistres
187
. Dans diverses lettres familires, prudemment, aprs llimination
politique de lillumin, il se dmarque de lui. Dans celle du 9 mars 1498, il
affirme que le frre stait adapt aux circonstances pour colorer ses
mensonges . Il le qualifie plus tard de malin et de retors. Dans le Prince, il lui
reproche de ne pas avoir su tenir politiquement ses fidles, de les avoir dus. Il le
considre comme ambitieux et partisan , inconsquent avec lui-mme
Savonarole tait devenu, aprs sa condamnation par le pape et son procs,
aprs quil fut pendu, brl et que lon ait dispers ses cendres dans lArno,
186
Ibidem, p. 165.
187
Histoires florentines, p. 1404.
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lhomme dune politique de faction, qui, sous le couvert de la religion catholique
rdemptrice, stait dmasqu jusqu lintrieur des glises. Il tait de bon ton
partout dans Florence, pour se rassurer aprs lpuration de ses partisans, de
condamner le sacrifi. Et afin de purifier la cit, ajouta opportunment Machiavel
dans son pome Les Dcennales, on ne trouva dautre moyen de refaire son
unit que daccrotre ou dteindre dans un feu plus fort ses lumires
divines
188
.
Lhomme de raison et de lettre quest Machiavel sest montr assez hostile au
charlatanisme prophtique et millnariste plus gnral qui branla Florence
maintes reprises au tournant de 1500. Dans une lettre du 19 dcembre 1513
Franois Vettori, il crit :
Dans notre cit de Florence qui est un aimant pour tous les
charlatans du monde, il se trouve actuellement un franciscain, moiti
ermite, et qui, pour donner plus de crdit sa prdication, joue les
prophtes ; et hier matin, dans lglise de Santa Croce o il prche, il a
profr multa pagna et mirabilia : quavant quil ne scoule beaucoup
plus de temps quil ne faut pour que ceux qui ont aujourdhui nonante
annes puissent en tre tmoins, il y aurait un pape illgitime suscit
contre un pape lgitime, et qui aura ses faux prophtes, crera des
cardinaux, et divisera lglise ; item, que le Roi de France sera
ananti, et quun des membres de la maison dAragon moinera
lItalie ; que notre cit sera la proie des flammes et du pillage, que ses
glises seront abandonnes et rduites en ruines, ses prtres disperss,
et ses ouailles prives durant trois ans de loffice divin ; quil viendra
la peste et la famine les plus redoutables, quil ne restera pas dix
hommes dans la ville, quil nen restera pas deux dans la campagne ;
que durant dix-huit annes, un diable aura hant un corps humain et dit
la messe ; que deux millions de dmons auront t dchans pour tre
les excuteurs des susdits chtiments, entrant dans les corps de
nombreux moribonds dont ils ne laisseront pas putrfier les cadavres
afin que faux prophtes et faux religieux puissent ressusciter les
pseudo-morts et se faire croire vritables. Toutes choses qui mont
tellement dmont hier, que ce matin encore o je devais aller faire
visite la Riccia, je ny suis pas all []. J e nai pas entendu le
sermon car je nai pas des accointances avec ces gens-l, mais je lai
entendu rabcher par tout Florence
189
.
188
Les Dcennales, I, p. 40.
189
Lettres familires et officielles, t. II, p. 371.
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Cet homme qui se dit dmont au point de ne pas avoir rendu visite sa
matresse, ajoute en chrtien ordinaire dans une lettre au mme Vettori du 4
fvrier 1514 :
Quant ce qui se passe ici, il nest question que de prophties, de
calamits sinistres : si ce sont des mensonges, Dieu veuille les
dtruire ; si ce sont des vrits, puisse-t-il les convertir en bien
190
.
Mais dans sa jeunesse, Savonarole avait frapp ltudiant de vingt ans friand
de ses prophties. Machiavel se rvle, loccasion de la transcription de certains
de ses discours dans des rapports ultrieurs la Seigneurie, un fin connaisseur de
la Bible revue et commente par le prtre possd de politique. Il repre les titres
prcis des versets de lexorde en latin comments par le Dominicain. La
rpublique catholique pure et dure que celui-ci rvait haute voix choua, et
Machiavel, cest entendu, fut lu jeune secrtaire de la seconde Chancellerie en
juin 1498, un mois aprs le supplice du prophte.
Pourtant dans Les Dcennales, il se souvient des sermons auxquels il a assist
et parle avec respect, vers 1504, de ce grand Savonarole qui, inspir dune
force divine avait mdus la ville tout en effrayant nombre de ses citoyens
191
.
Il sagissait donc bien de lumires divines ! mu par le bcher, parlant en chrtien
du pch de lenvie, il crit encore :
Celui qui lit la Bible avec son bon sens verra que Mose fut
contraint, pour assurer lobservation des tables de la loi, de faire mettre
mort une infinit de gens qui sopposaient ses desseins, pousss
uniquement par lenvie. Pareille ncessit fut bien connue de fra
Savonarole et de Pier Soderini, gonfalonier de Florence. Le premier ne
put en venir bout, faute de possder lautorit voulue (ctait un
moine) et faute dtre compris de ceux de ses partisans qui lavaient. Il
nen prodigua pas moins dans ses sermons les rquisitoires contre les
sages de ce monde cest--dire contre les envieux et les adversaires
de sa doctrine. Le second sen remettait au temps, sa bont, son
toile et quelques bienfaits, de venir bout dune telle envie ; se
voyant jeune encore et rcompens (dabord) par la popularit de son
comportement humain, il se flattait de triompher de la rage de ces
190
Ibidem, t. II, p. 380.
191
Cf. Savonarole, Sermons, crits politiques et pices du procs, op. cit.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 131
jaloux sans provoquer esclandres, violences ni rvolutions. Il ignorait
que le temps nattend pas, que la bont est impuissante, la fortune
inconstante, la mchancet insatiable. Ils se perdirent lun et lautre, et
durent tous deux leur perte ce quils ne surent ou ne purent triompher
de cette envie
192
.
Le temps, la bont impuissante , la Fortune, la mchancet. Nous nous
trouvons, travers ces trois repres, au coeur de la pense machiavlienne. Par
ailleurs, il sagit l dun intressant portrait crois du Dominicain et du
Rpublicain que servit le secrtaire assidment. Et le mot denvie est prononc
Lenvie ? Nous voici soudain plongs nouveau dans lunivers chrtien du
bien et du mal, des vices et des pchs. chos des sermons de Savonarole ? Mots-
cls, semble-t-il, qui se superposent la vision rationnelle lantique concernant
la description des formes de gouvernement. Loin de se prsenter comme un
Antchrist, Machiavel prna lui aussi sa manire, en prcheur de la pnitence,
un ressaisissement de la religion chrtienne. L, il se montre moralisateur plus que
moraliste. Il ne considre pas la religion comme un simple instrument politique. Il
la rforme et lapplique lui aussi sa manire. Mais il lui donne une coloration
florentine, en lui reprochant les masques humains quelle revtit dans les
pratiques de son temps.
Le christianisme du chemin de lenfer
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Le bien et le mal circulent, semblables aux anges et aux dmons, de peuples
peuples, suivant la vertu des hommes et des gouvernements. Dans les Capitoli,
Machiavel entreprend de peindre, la manire de J rme Bosch, les pchs
capitaux et quelques manifestations de lexistence de Dieu. En chrtien, il parle de
lingratitude, de lenvie, de lavarice, du soupon et de lambition
193
.
192
Discours, p. 685.
193
Capitoli, p. 81-95.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 132
Pour lui, il faut redresser cette religion qui sest affaiblie et qui rend difficile,
par les valeurs quelle a inculques, toute raction nergique. Le christianisme a
montr la vrit et le droit chemin . Certes. Mais il est devenu une arme des
faibles, favorisant par l les entreprises de tous les tyrans. On parle en son nom et
mme un rpublicain corrompu comme Luca Pitti sen est servi pour imposer sa
dictature sur Florence ! Ce nest pas le christianisme qui se trouve en cause, mais
son utilisation par les hommes de pouvoir et son interprtation dgnre.
Machiavel crit sur ce point capital :
Pour quelle raison les hommes d prsent sont-ils moins attachs
la libert que ceux dautrefois : pour la mme raison, je pense, qui fait
que ceux daujourdhui sont moins forts ; et cest, si je ne me trompe,
la diffrence dducation fonde sur la diffrence de religion. Notre
religion, en effet, nous ayant montr la vrit et le droit chemin, fait
que nous estimons moins la gloire de ce monde.
Les paens, au contraire, qui lestimaient beaucoup, qui plaaient en
elle le souverain bien, mettaient dans leurs actions infiniment plus de
frocit : cest ce quon peut infrer de la plupart de leurs institutions,
commencer par la magnificence de leurs sacrifices, compare
lhumilit de nos crmonies religieuses, dont la pompe, plus flatteuse
que grandiose, na rien de froce ni de gaillard.
Leurs crmonies taient non seulement pompeuses, mais on y joignait
des sacrifices ensanglants par le massacre dune infinit danimaux ;
ce qui rendait les hommes aussi froces, aussi terribles que le spectacle
quon leur prsentait. En outre, la religion paenne ne difiait que des
hommes dune gloire terrestre, des capitaines darmes, des chefs de
rpubliques. Notre religion glorifie plutt les humbles vous la vie
contemplative que les hommes daction. Notre religion place le
bonheur suprme dans lhumilit, labjection, le mpris des choses
humaines ; et lautre, au contraire, le faisait consister dans la grandeur
dme, la force du corps et dans toutes les qualits qui rendent les
hommes redoutables. Si la ntre exige quelque force dme, cest
plutt celle qui fait supporter les maux que celle qui porte aux fortes
actions.
Il me parat donc que ces principes, en rendant les peuples plus
dbiles, les ont disposs tre plus facilement la proie des mchants.
Ceux-ci ont vu quils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes
qui, pour aller en paradis, sont plus disposs recevoir leurs coups
qu les rendre. Mais si ce monde est effmin, si le ciel parat
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 133
dsarm, nen accusons que la lchet de ceux qui ont interprt notre
religion selon la paresse et non selon la virt. Sils avaient considr
que cette religion nous permet dexalter et de dfendre la patrie, ils
auraient vu quelle nous ordonne daimer cette patrie, de lhonorer, et
de nous rendre capables de la dfendre.
Ces fausses interprtations, et notre mauvaise ducation, font quon
voit aujourdhui bien moins de rpubliques quon nen voyait
autrefois, et que les peuples, par consquent, ont moins damour pour
la libert
194
.
Le christianisme a su, grce des ordres combattant pour la foi et la charit,
retrouver ses vrais fondements. Machiavel le reconnat dans le livre troisime des
Discours, sur un ton diffrent que prcdemment :
Cette rnovation nest pas moins ncessaire pour les religions, et la
ntre mme en fournit la preuve. Elle et t entirement perdue si elle
net pas t ramene son principe par saint Franois et saint
Dominique. Ceux-ci, par la pauvret dont ils firent profession, et par
lexemple du Christ quils prchrent, la ravivrent dans les coeurs o
elle tait dj bien teinte. Les nouveaux ordres quils tablirent furent
si puissants quils empchrent que la religion ne ft perdue par la
licence des vques et des chefs de lglise : ces ordres se
maintiennent dans la pauvret ; et ils ont assez dinfluence sur le
peuple, par le moyen de la confession, pour parvenir le persuader
quil est mal de mdire de ceux qui gouvernent mal ; quil est bon et
utile de leur montrer obissance, et de laisser Dieu seul le soin de
punir leurs garements ; ainsi cette engeance, sans nulle crainte dun
chtiment auquel elle ne croit point et quelle ne voit pas venir,
continue faire tant de mal. Ce renouvellement a donc conserv et
conserve encore la religion
195
.
Un autre texte apporte un clairage sur cette question des valeurs du
christianisme en politique, aborde l partir des thmes de la punition, de la
doctrine des pchs, si envahissante dans toute son oeuvre. Dans son Exhortation
la pnitence prcite, Machiavel commente le Psaume CXXIX, De profundis
clamavi ad te, Domine ! Domine, exaudi vocem meam. Lhomme qui prononce ce
discours moral, prsent devant vnrables pres et confrres , apparat
194
Discours, p. 519-520.
195
Ibidem, p. 610.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 134
profondment engag dans une rflexion chrtienne. Mais cest le partisan dun
christianisme vigoureux, vertueux, exigeant la punition de ceux qui ont faut.
Sont prises comme modle les paroles du lecteur du Saint-Esprit, le prophte
David, affirmant que les pcheurs pourront atteindre la misricorde du Dieu trs
haut et trs clment :
Dieu se montre facile nous pardonner. Rptons donc avec le
prophte : O Seigneur, plong dans la profondeur du pch, jai lev
vers toi une voix humble et pleine de larmes ; Seigneur, fais-moi
misricorde ; je ten supplie, que ta bont infinie daigne me
laccorder ! Personne ne doit dsesprer de lobtenir, pourvu quon la
demande les yeux baigns de larmes, le coeur rempli daffection et la
voix brise par la douleur. immense misricorde de Dieu ! bont
infinie ! Le Dieu trs haut connut combien il tait ais lhomme de
tomber dans le pch ; il vit que sil voulait maintenir sa vengeance
dans toute sa rigueur, il serait impossible un seul homme dtre
sauv, et il ne put opposer lhumaine fragilit un remde plus doux
que davertir la race des hommes que ce ntait pas le pch, mais
lendurcissement dans le pch qui pouvait le rendre implacable. Cest
ainsi quil ouvrit aux mortels le chemin de la pnitence, afin que, sils
avaient oubli la bonne voie, ils pussent du moins monter au ciel par
lautre
196
.
Il faut distinguer deux formes de pchs : ceux dingratitude envers Dieu,
ceux de lhomme contre son prochain. Lauteur du sermon dcrit en dtail les
bienfaits de Dieu depuis la cration, celle de la terre, merge des ocans par
miracle, celle des animaux, des plantes, des herbes, de labondance des choses,
jusqu la beaut des cieux. Tout a t fait pour lhomme, mme ce qui est cach
notre vue. Conception humaniste qui fait ajouter celui qui appelle ses auditeurs
mes pres et mes chers frres :
Ne voyez-vous pas toutes les fatigues quendure le soleil pour nous
prodiguer sa lumire, et pour que son influence donne la vie nous et
tout ce que Dieu a cr pour notre usage ? Tout a donc t cr pour
la gloire et lavantage de lhomme : lhomme seul a t cr pour
servir et pour honorer Dieu, qui lui donna la parole afin quil pt le
louer ; qui lui donna un visage, et non courb vers la terre comme les
196
Machiavel, Proses diverses, Exhortation la pnitence ou discours moral, p.
151-155 ; citation, p. 151.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 135
autres animaux, mais lev vers le ciel, afin de le contempler
continuellement. Il lui donna des mains afin quil pt difier des
temples et faire des sacrifices en son honneur ; il lui donna la raison et
lintelligence afin quil pt examiner et connatre la grandeur de Dieu.
Voyez donc de quelle ingratitude lhomme se rend coupable envers un
si grand bienfaiteur, et de quels chtiments il se montre digne lorsquil
pervertit lusage de tant de bienfaits, lorsquil en fait linstrument du
mal, lorsquil blasphme Dieu de cette mme langue quil a reue pour
le bnir, lorsque cette bouche qui fut faite seulement pour le nourrir, il
la change en une sentine de vices, et sen sert pour rassasier ses
apptits et son ventre de mets dlicats et superflus ; lorsquil se
dtourne de la contemplation de Dieu pour se livrer celle du monde ;
lorsquil convertit le besoin de conserver son espce en luxure et en
volupts ! Cest ainsi que lhomme en se livrant ces oeuvres
bestiales, devient lui-mme une vritable bte, danimal raisonnable
quil tait ; cest ainsi que lhomme en usant dingratitude envers Dieu,
dange devient dmon, de matre esclave, et dhomme bte
197
.
Et le prtendu Antchrist de poursuivre : les ennemis de leur prochain nont
pas de charit.
La charit ? Cest la vertu suprme qui lemporte elle seule sur toutes les
autres vertus des hommes . Il la dfend en ces termes :
Cest sur cette vertu quest fonde la religion de J sus-Christ. Non,
celui qui nest pas rempli de charit ne peut ltre de religion. Et
comme la charit est toute patience et toute douceur, elle ne connat ni
lenvie, ni la mchancet, ni lorgueil, ni lambition [].
Elle gurit le mal ; elle ne trouve pas sa joie dans le pch ; elle ne se
fait pas une jouissance de la vanit ; elle souffre tout, elle croit tout,
elle espre tout. vertu vraiment divine, bienheureux ceux qui te
possdent ! Tu es ce cleste vtement qui doit tre la parure de ceux
qui veulent assister aux noces clestes de notre souverain monarque
J sus-Christ dans le royaume des cieux, festin do seront bannis tous
ceux qui nen seront pas revtus, pour tre vous au feu
sempiternel
198
.
197
Ibidem p. 152-153.
198
Ibidem, p. 153-154.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 136
Ainsi Dieu notre misricordieux crateur a montr la voie lhomme pour
quil se relve de ses pchs : la pnitence. Une pnitence sincre, avec des
repentirs et des larmes Qui puisse passer par une punition svre, le cas
chant, de la justice des hommes. Mais qui soit intriorise autrement que dans
le modle individualis de la confession. Il ne faut pas accepter les mots, se
repentir, prolonger les punitions drisoires du confessionnal. Il faut agir, la
manire de saint Franois et saint J rme, le premier se roulant sur des pines,
lautre se dchirant la poitrine avec un caillou. Christianisme froce, gaillard,
viril. Tourn vers laction. Ainsi justifi :
Mais avec quels cailloux, avec quelles pines rprimerons-nous le
penchant lusure, linfamie et le dsir de tromper notre prochain, si
ce nest en faisant laumne, en rendant service, et en honorant tout le
monde ? Mais, aveugls par les volupts, entours de toutes les
erreurs, envelopps dans les liens du pch, nous nous trouvons entre
les mains du dmon. Pour en sortir il faut avoir recours la pnitence,
et crier comme David : Miserere mei, Deus, et pleurer avec amertume
comme saint Pierre ; avoir honte de tous les pchs que nous avons
commis : [...] nous en repentir sincrement, et reconnatre, dune
manire vidente que tout ce qui nous sduit dans ce bas monde nest
absolument quun vain songe
199
.
Comment concilier une telle exhortation avec le discours sur le caractre
dmobilisateur du christianisme de lpoque ? Que doit-on choisir pour rpondre
la ralit des temps et la violence politique environnante ?
Un christianisme aliment par les ordres franciscain et dominicain
propagandistes de principes dhumilit, de soumission au monde, de passivit face
aux maux et la souffrance, avec le risque de justification de la tyrannie ? Ou
bien un christianisme de laction humaniste et efficace sur terre ? Peut-on accepter
une religion dont les vques et les chefs mmes de lglise se vautrent dans la
licence, dans les pompes flatteuses, dans un christianisme avari qui oublie sa
patrie ? Que cette religion tolre quun peuple rendu dbile soit la proie des
mchants ? Est-il humain de recevoir des coups sans les rendre ? Ne devient-on
pas le complice du mal ? Peut-on se rfugier derrire une hypothtique vengeance
de Dieu et sur la promesse dune ascension au paradis, quand on voit taler la
199
Exhortation la pnitence, p. 154-155.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 137
misre et la destruction sur terre ? Peut-on sen tenir au mpris des choses
humaines et au rejet de la gloire du monde en se contentant de glorifier les
humbles et les contemplatifs ?
Machiavel ne tient plus ! Ce christianisme-l sera dailleurs conspu en
Allemagne par Martin Luther partir de 1517, au nom du retour aux principes
chrtiens authentiques. Nalimente-t-il pas la corruption des moeurs ? Ne rend-il
pas toute rpublique vertueuse impossible ? Comme la ralisation du bien
commun ? La lecture de bon sens de la Bible par le Florentin, attache
notamment au fait que Mose lui-mme nhsita pas liminer les envieux, lui
suggre une autre interprtation. Plus muscle, plus intgriste, plus collective,
plus dynamique que contemplative. Son christianisme rigoureux part du principe
expos devant les frres prcheurs lors de lexhortation la pnitence :
Tout a donc t cr pour la gloire et lavantage de lhomme.
Machiavel, humaniste ici, redisons-le contre Lucien Febvre, dfend sa
manire, en fonctionnaire de la rpublique florentine, les choses de ce monde .
Lhomme est le centre de tout. Linterprtation qui tolre son humiliation par les
mchants, sous le couvert de lau-del, est inacceptable. La thorie des deux
formes de pchs va dans ce sens. Il y a les blasphmes contre Dieu. Et il y a les
torts que les hommes sinfligent les uns aux autres. Le prche sur la pnitence est
clair : la pnitence, en dehors de celle concernant le premier type de pch, cest
laction permanente, quotidienne, que les hommes doivent sinfliger eux-mmes.
Ngative dabord : en ne pratiquant ni lusure, ni linfamie, ni la ruse contre
autrui. Sous peine de subir les rigueurs de la loi et de la justice svre de la
rpublique. Positive ensuite : en faisant laumne, en rendant service, en
honorant tout le monde . Au nom de la charit, vertu suprme. Et pourquoi pas
au niveau dune action pour toute la cit ? Comme celle qui nous est dcrite
maintes reprises, des conseils publics et dsintresss, du service du bien
commun, dactions lgard dautrui et de la cit, en dehors de toute vanit, de
toute ambition, en dehors aussi du secret. Avec un sens profond de la politique,
contre les intrts particuliers. Est-on si loin que cela de certains sermons ou crits
de Savonarole ?
Un exemple de ce christianisme de combat ? Le Chant de carnaval des esprits
bienheureux, texte littraire mis en scne par Machiavel. Des sortes danges ont
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 138
t
bras contre cet ennemi cruel, et secourez vos peuples
ffligs. chrtiens, dposez vos antiques haines, et tournez vos
veillez dans votre me lamour de la justice
Aut ans Lne dor, conte merveilleux inachev, Machiavel
sinterroge encore. Et rpond. Faut-il seulement accuser avec de nombreux
chr
et plus sages, considrent que les maux
ins ne suffisent pas davantage [] perdre [les empires] que
a perdu plus dun royaume et plus dun
fait insens qui empche le peuple de suivre ses crmonies et
e remplir ses dvotions ;
envoys par Dieu sur terre pour avertir les misrables mortels qui
gmissent, dans leur long supplice et dans leurs maux sans remdes , du
danger que reprsente le Seigneur de la Turquie. Cette exhortation leur est
lance musicalement :
Levez donc le
a
armes invincibles contre lennemi commun ; sinon le ciel lui-mme
vous ravira vos forces accoutumes, lorsquil verra la pit et le zle
teints dans votre coeur.
Chassez bien loin la crainte, les inimitis, les rancunes, lavarice,
orgueil et la cruaut ; r l
et du vritable honneur ; et que le monde retourne aux premiers jours
de son ge ; cest par l que vous ouvrirez le chemin du royaume des
bienheureux, et que toutes les flammes de la vertu ne seront point
teintes
200
.
re exemple. D
tiens lusure, les pchs de la chair, comme causes de la dcadence des
empires ? Et voir dans les vertus de labstinence, de la charit, de la prire, les
seuls ressorts de la grandeur ? Au nom de laction ncessaire et immdiate ici-bas,
il rtorque aux pitistes et aux mystiques satisfaits de leurs ruminations de
psaumes et dextraits de textes :
Dautres, plus experts
incrim
lesdites vertus les conserver.
La croyance que, sans toi, Dieu se battra pour toi, tandis que tu resteras
ne rien faire ton prie-Dieu,
tat.
Les prires sans doute sont une chose trs ncessaire ; et celui-l est
out t
d
200
Chant des esprits bienheureux, p. 100-101.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 139
Il semble en effet que ce sont elles qui font rcolter concorde, ordre
moral, lesquels leur tour entranent bonne fortune et liesse ;
Mais personne ne doit avoir cervelle assez lgre pour croire que si sa
Un n
sur terr 7 mai 1521 entre
Guichardin et Machiavel, en lgation Carpi auprs des frres mineurs. Le
pre
e lon attend de vous,
t votre propre honneur ne manquerait pas dtre terni si votre ge
Ma us
de prp concerne,
acceptant par devoir de dcouvrir le prdicateur en question. Avec un humour
frq
s autres opinions.
s la Rpublique et
ue je lai toujours servie partout o jai pu le faire, si ce nest en actes
maison menace de crouler, cest Dieu qui la lui sauvera sans quil
ltaye : il mourra bel et bien sous ses dcombres
201
.
christianisme contrast de la pnitence, guide par la charit. Et de lactio
e. Une confirmation ? On la trouve dans un change du 1
mier crit en se moquant de son compre qui les Hauts Consuls de lArt de la
laine avaient confi le choix de choisir un prdicateur :
Cela vous va tout aussi bien que si lon avait charg Pacchierotto,
tandis quil tait encore en vie, de trouver une femme belle et galante
pour un ami. J e crois que vous rpondez ce qu
e
vous vous consacriez au salut de votre me, car ayant toujours fait
profession du contraire, on vous croirait plutt retomb en enfance
quautre chose. J e vous recommande donc dexpdier la besogne le
plus vite possible, car demeurer longtemps l-bas, vous courrez deux
dangers : lun que nos saints frres ne vous donnent de lhypocrisie,
lautre que lair de Carpi ne vous rende hbleur. Il a parat-il, cette
proprit depuis des sicles, et elle dure encore : et si, par malheur,
vous tiez log chez lhabitant, le danger serait sans remde.
chiavel, amus par les allusions plaisantes de Guichardin quant son ref
arer le salut de son me, rpond quil va assumer la mission
uent dans ses lettres ses amis, il prcise en ces termes ses critres de choix,
rvlant au passage certains traits de son propre caractre :
J e le dsirais tel quil pt me plaire, car mme dans ce choix,
jentends tre aussi entt que je le suis dans me
Comme je nai jamais manqu mon devoir enver
q
du moins en paroles, et sinon en paroles du moins par mes lettres, je
nentends pas davantage lui manquer en ceci. Il est vrai que je
201
Lne dor, p. 70.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 140
moppose ici comme en bien dautres points, lopinion de mes
concitoyens : ils voudraient un prdicateur qui leur enseigne le chemin
du paradis, et moi jen voudrais un qui leur enseigne celui de lenfer ;
ils voudraient que ce ft un homme sage, sincre et loyal, et moi je
voudrais en trouver un plus fou que Ponzo, plus madr que fra
Girolamo (Savonarole), plus hypocrite que fra Alberto ; il serait beau
et tout fait digne de la beaut de notre poque, de rencontrer en un
seul moine toutes les qualits que nous avons vues disperses en
plusieurs : je crois en effet que le vrai moyen dapprendre le chemin
du paradis, cest de connatre celui de lenfer, pour lviter. Quand on
voit par-dessus le march quel crdit peut se faire un fripon qui se
cache sous le manteau de la religion, on peut conjecturer aisment quel
serait celui dun brave homme qui foulerait non pas en simulacre, mais
pour de bon, le chemin boueux de saint Franois [].
J e suis ici ne rien faire, ne pouvant remplir ma mission tant que lon
na pas nomm le gnral et les dfiniteurs, et je vais ruminant de
quelle faon je pourrais semer parmi eux assez de zizanie pour
rovoquer ici ou ailleurs une belle leve de sandales []. Votre
L es
sandale et de bons
moments passs dans le lieu, le mpris du Florentin pour les moines ( leur
gn
de lenfer
203
? Lui qui, contre les moyens que, aux princes
nou
p
Seigneurie sait que ces moines assurent que lorsquon est raffermi
dans ltat de grce, le dmon na plus le pouvoir de vous tenter. J e
nai donc pas lieu davoir peur que ces moines ne me communiquent
leur hypocrisie, car je pense tre suffisamment endurci
202
.
change suivant, concernant la lgation auprs de la rpublique d
s de Carpi, rvle au-del de plaisanteries pistolaires
ral [] qui passait auparavant pour fort humain et vertueux, autant que peut
ltre un moine ; ou encore : ils se tenaient plus cois que moines quand ils
mangent ).
Machiavel, un Antchrist ? Lui qui, dans Les Dcennales, prcisment, cite
avec ferveur le temps o J sus tait venu visiter nos cits et teindre de son sang
les flammes
veaux, il conseillait dutiliser pour installer son tat, reconnat que ceux-ci,
cruels , contraires tout christianisme et toute humanit , doivent
tre abhorrs
204
? Lui qui, baptis le 4 mai 1469 en lglise Santa Reparata, avait
202
Lettres familires et officielles, t. II, p. 447.
203
Les Dcennales, I, p. 36.
204
Discours, p. 442.
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un frre cadet prtre, Totto, quil souhaita faire inscrire par une lettre son
protecteur Franois Vettori du 13 mars 1512 sur les rles de la maison pontificale
afin den recevoir le brevet ? Lui qui se demanda en avril 1513 sil devait
contacter directement le cardinal Soderini, quil avait servi en secrtaire de la
Rpublique, pour le prier de le recommander au nouveau pape Lon X, ou sil
valait mieux que Vettori le fasse lui-mme ?
Il crivit ce dernier le 16 avril 1513, au sujet de ce pape quil qualifiera
rapidement de violent , versatile , d emport et d avide :
te avec
uelque adresse, je ne parvienne pas tre utilis quelque travail,
ise au soupon) je
Ma par le pape Grgoire VII (le
cardinal J ules de Mdicis) pour crire les Histoires florentines ? Ne se trouva-t-il
pas
i vous concerne []. J e
ai trouv trs bien dispos envers vous []. J ai encore parl de vous
Arg mais non suffisant, quand on connat la fois la
personnalit du clerg dalors et aussi ce quen pensait Machiavel lui-mme
Il est donc difficile de penser que si mon affaire est condui
q
sinon pour le compte de Florence, du moins pour celui de Rome et du
Pontificat ; rayon daction o je suis moins suspect.
Ds que je vous saurai fix l-bas, si vous tes toujours de cet avis (car
utrement je ne puis mcarter dici sans donner pr a
me rendrai Rome ; je ne puis pas croire que si Sa Saintet veut me
mettre lpreuve, je ne servirai pas les intrts et lhonneur de tous
mes amis tout en servant les miens
205
.
chiavel ne fut-il pas pensionn plus tard
, aprs sa disgrce, en relations indirectes avec ce dernier, dans diverses
lgations, le pape lisant ses rapports ou prenant connaissance dextraits de ses
lettres communiqus par Vettori avec intrt ? Le 26 avril 1520, un autre de ses
amis, Battista della Palla, ne lui crit-il pas de Rome :
J ai parl en particulier au pape de tout ce qu
l
avec Sa Saintet au sujet de notre compagnie, en lui disant comment
nous esprons y tirer grand parti de votre esprit et de votre
jugement
206
?
ument ncessaire
205
Lettres familires et officielles, t. II, p. 366.
206
Ibidem, t. II, p. 421.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 142
Nest-ce pas lui encore qui, aprs avoir critiqu les beaux habits et la
cor
sans le moindre respect de
glise ni de Dieu, se reput de viande
207
?
Dan t
mis en
fait commerce du service religieux, mais dit tout de mme pour un florin la messe
des
n Dieu et de Notre-Dame et lvent sans cesse les mains au ciel.
a
en e
ampe teinte et mis un voile neuf une madone qui fait
es miracles. Combien de fois nai-je pas recommand ces moines de
ruption de la jeunesse, fut scandalis en ces termes rigoristes par lattitude de
la cour de Milan venue rendre visite Florence :
On vit alors un spectacle inou jusque-l dans notre ville : quoiquon
ft en carme, temps auquel lglise commande le jene et
labstinence, la cour du duc tout entire,
l
s La Mandragore, crite en 1518, juste aprs Le Prince et les Discours, es
scne le frre Timoteo. Cest le modle du mauvais prtre qui, hypocrite,
morts Notre-Dame. Cela la demande dune femme qui croyait que son
mari se trouvait au purgatoire . Il accepte aussi de rciter loraison de lange
Raphal
208
.
Linvocation de J sus, la citation de la Bible, l dtournes des fins peu
catholiques, sont bien prsentes dans la pice. Les femmes en appellent souvent
la piti du bo
Callimaco, le bnficiaire de la ruse diabolique, se parlant lui-mme, refuse
de savilir comme une femme . Sans invoquer sans cesse Dieu comme ces
tres embtants , il craint cependant de mourir et d aller en enfer ( il y
nfer tant de gens de bien ! As-tu honte dy aller aussi, toi ? ). Et Machiavel,
impose cette pnitence publique ce frre culott quest Timoteo, seul dans la
scne I de lacte V :
Pour tuer le temps, je me suis occup de mille choses : jai dit mes
matines, jai lu une Vie des saints Pres, jai t dans lglise, o jai
rallum une l
d
la tenir propre ! Soyons surpris, aprs cela, que la dvotion tombe en
dcadence ! J e me souviens dun temps o jai vu jusqu cinq cents
ex-voto ; aujourdhui il ny en a pas vingt. Cest notre faute aussi :
nous navons pas su maintenir sa rputation. Nous avions coutume,
tous les soirs aprs complies, dy aller en procession, et de faire
207
Histoires florentines, livre VII, p. 1327.
208
La Mandragore, p. 208 et 216.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 143
chanter laudes en son honneur tous les samedis ; nous lui faisions
toujours des prsents nous-mmes, afin quon y vt sans cesse des
images nouvelles, et dans la confession nous ne manquions pas
dexhorter les hommes et les femmes se vouer Marie : maintenant
on nglige tout cela, et puis nous nous tonnons que la ferveur
sattidisse ! Oh ! quil y a peu de cervelle dans la tte de nos chers
frres
209
!
parle l ? Timoteo ? Ou Nicolas Machiavel ? Par ailleurs, Dieu, le Di Qui eu
nomm, apparat souvent dans les Lettres familires, invoqu chaque occasion.
Voici dabord une minute rdige de la main de Machiavel lorsquil fut
sec
ur de notre cit .
Cela donne le ton. Rfrence solennelle ici. Dautres crits quotidiens rvlent
un beso
servir dexutoire aux angoisses du temps ou aux mauvais sorts de lexistence. Au
dto
effet, outre
c le Cardinal
ibo dune si grande amiti que jen suis moi-mme merveill, et elle
Fai je
remercie Dieu quil soit guri[]. Embrasse la Baccina, Piero, et, sil est l,
Totto ; jaimerais savoir si ses yeux sont guris []. Christ vous garde tous
211
.
rtaire des Cinq Provditeurs aux remparts, en charge en 1526 de la milice de
Florence, commenant par ces mots :
Yhs Maria, Au nom de Dieu et de la Glorieuse Vierge Marie et de St
J ean Baptiste avocat et protecte
210
in de protection psychologique pour signaler les mystres de lunivers et
ur dune lettre du 2 avril 1527 son fils Guido, on peut lire :
Si Dieu te prte vie, et moi aussi, je crois que je ferais de toi un
homme de bien, si de ton ct tu veux faire ton devoir : en
les amis puissants que javais dj, je viens de me lier ave
C
te profitera [].
tes des autres chevaux ce que Lodovico vous a donn ordre de faire ;
Dans la lettre du 9 avril 1513, cette information est prsente chrtiennement :
209
Ibidem, p. 229.
s et officielles, t. II, p. 491.
.
210
Lettres familire
211
Lettres, ditions de La Pliade, p. 1461-1462
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 144
lheure quil est, notre archevque [Giovanni Salviati] doit tre
212
mort. Dieu ait son m
e et celles de tous les siens .
De suivant adress
Giovanni Vernaccia :
, je me porte bien physiquement, mais mal pour tout le
reste dautre espoir que celui dtre aid de Dieu, et
squ prsent, il ne ma nullement abandonn []. Que Christ te
Ou encore, il crit Guichardin le 3 janvier 1526 :
esse ma rponse la
e je la commence dans
Un si, qui fait peur Machiavel. Dans une lettre du 23
novemb quant son manque dassiduit aux
offi
elquefois la laissez de ct .
Pou n
le 5 ao
s ; il faut donc nous attendre la pire des annes, tant par
e par peste et famine ; et comme dans les tribulations cest
Dieu que lon a recours, que cest force doraisons et processions que
mme que cette autre, dans un courrier du 4 aot
Pour ma part
reste. Il ne me
ju
garde .
J e croyais devoir commencer dans lallgr
dernire lettre de Votre Seigneurie, et il faut qu
le chagrin, puisquaprs avoir eu un neveu si ardemment dsir de
tous, il a presque aussitt perdu sa mre ; coup vraiment inattendu et
vraiment immrit autant pour elle que pour Girolamo. Nanmoins
puisque Dieu la voulu, il faut bien quil en soit ainsi et comme la
chose est sans remde, tchons de nous en souvenir le moins
possible
213
.
Dieu fatal aus
re 1513, Franois Vettori observe
ces :
Aux jours de fte, jentends la messe, non comme vous qui
qu
214
rtant le mme Vettori crit de Florence Machiavel qui se trouve Mila
t 1526 :
Nous avons de bien tristes rcoltes ici ; ailleurs on nous dit quelles
sont pire
guerre qu
212
Lettres familires et officielles, t. II, p. 335.
213
Ibidem, t. II, p. 476.
214
Ibidem, t. II, p. 367.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 145
les Saints ont vaincu, nous avons cherch obtenir de Notre-Seigneur
Enf ssi
appel ie.
Voici q
tyrannies barbares[] ;
quelle autre maison[] favorise de Dieu et de lglise []. Dieu ne
veut pas entreprendre de faire tout lui-mme pour ne nous ter point le
Ce ne
imprg e
dterm du politique en termes de pch, de vice et de vertu. Nous
sommes bien, comme la montr Lucien Febvre, dans des temps o tre chrtien
ne
un jubil pour la mi-aot, et on le clbrera non force dargent, mais
force de jenes, confessions et oraisons
215
.
in, mme lexhortation du Prince, ouvrage prtendument maudit, fait au
Dieu dans un moment o pour Machiavel se jouait le sort de toute lItal
uelques indices rvlateurs sur Sa prsence :
[...] Quelque lueur qui pt faire juger quil ft ordonn de Dieu pour
sa dlivrance []. On voit comme elle prie Dieu quil lui envoie
quelquun qui la rachte de ces cruauts et
libre arbitre et une partie de cette louange que nous pouvons
avoir
216
.
christianisme envahissant constitua plus quune atmosphre : u
nation, une matrice manichenne, dualiste, humaine et idelle. Ell
ina la saisie
relevait pas dune croyance, dune pratique librement choisie. En fait, on tait
satur de christianisme. Du berceau la tombe. travers tous les actes les plus
simples (nourriture, maladie, dcoupages du temps, vie professionnelle), tous
les bruits, toutes les crmonies, processions, plerinages et ftes de la vie
collective, toutes les pulsations de Florence. travers aussi lducation des
enfants et des tudiants, la vie culturelle, la censure ecclsiale, lInquisition,
police de lesprit et des intelligences. Les glises, dans chaque quartier, chaque
coin de rue, dcoupaient lunivers urbain, rythmaient des signaux de leurs cloches
la quotidiennet et les rves, les rites de passages institutionnels et privs. La cit,
dans ses alliances, dans sa gestion aussi, comme les tats, taient captifs.
Impossible de schapper. La religion catholique, celle des indulgences et de la
corruption des cadres, celle de la papaut envahissante, enveloppait
215
Ibidem, t. II, p. 502.
216
Le Prince, p. 368-369.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 146
insidieusement ces hommes-l
217
. On ne peut donc parler deux, achve Lucien
Febvre, en termes de rationalisme , de libre-pense . Pourquoi alors
sacharner faire de lauteur du Prince, comme sy essaie Harvey C. Mansfield,
un ngateur de la doctrine chrtienne
218
? Ou un penseur positiviste de la
politique, lui qui na pas connu la rvolution mcaniste du XVIIe sicle ? Une
Lettre familire dun des fils de Machiavel (considre inutilement par les anti-
machiavliens comme apocryphe) nous apprend que le penseur de Florence se
serait laiss confesser par frre Matteo, son accompagnateur dans la mort, aprs
des douleurs au ventre, le 22 juin 1527
219
. La preuve de son christianisme
fervent reste, ultime et irrfutable, dans son testament enregistr par des notaires
patents de Florence :
Avant tout, recommandant son me Dieu Tout- Puissant, il choisit
our spulture de son corps le tombeau de ses aeux
220
.
Mo un citoyen du
XVe sicle ?
Un humble pcheur
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p
urir en chrtien. Acte final Quoi de moins tonnant pour
Machiavel est chrtien sans ltre tout en ltant. Une objection pourrait
t son christianisme moralisateur, critique, qui recouvre, mince
pellicule, la surface de son oeuvre, mais duquel il ne peut se dprendre. Serait-ce
surgir, par rappor
217
Lucien Febvre, Le Problme de lincroyance au XVIe sicle. La religion de
Rabelais, op. cit., p. 307-325. [Texte disponible dans Les Classiques des
sciences sociale. J MT.]
218
Harvey C. Mansfield, Le Prince apprivois. De lambivalence du pouvoir,
Paris, Fayard, coll. Lesprit de la cit , 1994, p. 179-185.
219
Lettres, ditions de La Pliade, Piero Machiavel Franois Nellio, p. 1463
et note 36, p. 1552-1553, rdige par le traducteur de La Pliade, Edmond
Barincou.
220
Lettres familires et officielles, t. II, p. 551.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 147
une
nous sommes gens
que nos coeurs ne
euvent concevoir nulle pense qui ne ft dhonneur et de grandeur.
Deu as
monde ge , un homme de la pnitence, un rpublicain
de la rigueur punitive et de la discipline ? Et linverse, de faon secrte,
diss
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faade ? Le Florentin affiche un rigorisme officiel. Mais na-t-il pas pch
lui-mme, ne serait-ce quen amour, bien quil dt subir ce niveau certaines
pnitences ? Nest-il pas quelque part prononons ce mot anachronique un
libertin ? Il reconnat lui-mme quil est versatile, quil y a en lui deux hommes,
dans cet extrait dune lettre Vettori du 31 janvier 1515 :
Qui verrait nos lettres, honorable compre, et leur diversit
smerveillerait fort : il lui semblerait tantt que
graves entirement vous aux grandes choses,
p
Mais ensuite, tournant la page, ces mmes gens lui apparatraient
lgers, inconstants, lascifs, entirement vous aux vanits. Et si
quelquun juge indigne cette manire dtre, moi je la trouve louable,
car nous imitons la nature qui est changeante ; et qui imite la nature ne
peut encourir blme
221
.
x Machiavel ? Un chrtien, considrant que ce qui nous sduit en ce b
nest absolument quun son
imul derrire ce premier masque, lauteur de La Mandragore, des Chants de
Carnaval dont celui trs polisson des charlatans dans lequel les attributs
masculins sont autant despces de serpents
222
, de posies diverses, de la fable
de Lne dor, comme dun rglement piquant pour une socit de
plaisir
223
?
Le libertin
Quentendait par l ce libertin dans ce dernier texte jamais cit ? Une
socit damis, dhommes et de femmes recherchant la plaisanterie, la farce, la
ns festins, la musique, le thtre, la danse, lamour, sous la
conduite de boute-en-train, de meneurs de jeux renouvels tous les huit jours.
galanterie, les bo
221
Lettres, La Pliade, Nicolas Machiavel Franois Vettori, p. 1454.
222
Chant des charlatans, p. 97-98.
223
Rglement pour une socit de plaisir, p. 155-159.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 148
On
Non
es, iront
us les pardons, toutes les ftes, toutes les crmonies qui se
se trouveront tous les festins,
veilles et autres divertissements qui
nt lieu dans les maisons, sous peine, si cest une dame, dtre
Les ts
dhumo
Aucune dame de la socit ne devra avoir de belle-mre ; et si
t utilise contre les maris qui ne
mpliraient pas leurs devoirs.
ames, sous peine dtre condamnes
garder le gant de la place avec des lunettes sur le nez
226
.
devait y dire du mal dautrui, lire les membres ayant obtenu le moins de
fves , refuser de garder un secret plus de deux jours, jacasser sans cesse Un
drivatif et un exutoire la duret des temps. Suggestif article 16 :
Voulant en outre que chacun ait ses aises, il sera pourvu ce que
chaque homme ou dame couche quinze jours au moins dans le mois,
lun sans sa femme, lautre sans son mari, sous peine dtre
condamns coucher ensemble deux mois daffile
224
.
moins ambivalent article 18 :
Tous les membres de la socit, tant hommes que femm
to
clbreront dans les glises ; ils
collations, soupers, spectacles,
o
relgue dans un couvent de moines, et si cest un homme, chez les
nonnes
225
.
glises comme divertissements ? Articles 20 et 21, emprein
ur florentin, paillards souhait :
quelquune dentre elles lavait encore, elle devra sen dlivrer dans
les six mois avec de la scammone ou autre remde semblable, ladite
mdecine pourra tre galemen
re
Aucune dame de la socit ne pourra porter sous sa robe ni vertugadin,
ni autre engin qui empche ; les hommes de leur ct, devront tous
aller sans aiguillettes, et ne se servir en place que dpingles, qui sont
expressment dfendues aux d
re
224
Ibidem, p. 157.
225
Ibidem, p. 157.
226
Ibidem, p. 158.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 149
Ma ue
dans se gme avec
son ami Guichardin). Il crit Vettori, le 25 fvrier 1514 :
digne dtre note
ans les chroniques de lancien temps.
Lh on
quasi t ce penchant supplmentaire en
ces termes :
ernes ni dautres petites bamboches, et lon se rend compte do
rovenait tout le mal. Donato a pris les nippes de la Cricca, Baccino ne
Le is
fonctio aires du bureau des Affaires trangres de la
Seigneurie. Voici ce que rvle ce sujet Agostino Vespucci, dans sa lettre
env
ent ; sachez pourtant quils
sexercent souvent aux osselets et aux cartes ; Biagio, autrefois
chiavel aime les farces entre amis, les plaisanteries de carnaval, jusq
missions de lgat (comme celle de Carpi o il monta un strata s
Il est arriv un quiproquo des plus plaisants, ou plutt, pour lappeler
par son vritable nom, une mtamorphose risible,
d
omme de thtre prouve galement la passion du jeu. Il reoit de s
rre Filippo de Nerli une lettre rvlan f
Maintenant que vous ntes plus l, on nentend plus parler de jeu,
de tav
p
se fait plus voir, Giovanni voudrait bien et moi je ne me droberais
pas ; mais la plupart du temps, cest lendroit qui nous manque, les
cartes ou le troisime et, de toute faon, lanimateur de la bande : cest
vous qui nous manquez []. J e ne peux pas mempcher de vous
fliciter bien fort de votre bonne fortune, laquelle notre vieille amiti
me donne limpression que je participe. Vous avez donc enfin tent la
chance et celle-ci vous a dgourdi, vous a fait jeter au diable votre
pouillerie, du moins daprs ce quon apprend par les lettres de Venise.
On parle de deux ou trois mille ducats que vous avez gagns la
loterie et tous vos amis sen sont rjouis et jugent que la fortune a bien
fait de rcompenser les mrites et les vertus que les hommes navaient
pas su rcompenser ; certes ce nest que petite chose en comparaison
de vos mrites, mais trois mille ducats, surtout quand ils vous tombent
de cette manire []
227
.
jeu ? Cest encore le passe-temps de Machiavel et de ses am
naires permanents ou intrim n
oye la cour de France le 20 octobre 1500 :
Andrea et Giuliano promettent de vous crire ds quils seront remis
des douleurs articulaires dont ils souffr
227
Lettres familires et officielles, t. II, p. 469.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 150
Prothsile, ne sendort pas non plus quand il sagit de battre les cartes
Ma es
intellec icataire des
Discours. L sont lus en public des extraits de ses oeuvres. Ses amis taquinent la
mu
pour nous rassembler et chacun de ses boute-en-
grain de folie
229
.
Les ux.
Les pl un est devenu minable, rustaud,
fantasque, assommant. Lautre a perdu sa femme. Un autre sest toqu dun
b
est un Florentin sociable, qui crit rituellement ses amis.
Il s
mps loign par ses missions de son
domicile o se lamentait son pouse( Marietta, prte se livrer au diable, lamour
fut un art tout italien de vivre sa vie
au jeu de la ronfa ou de jeter les ds ; au contraire, cest lui le plus
enrag, mais pas avec Antonio della Valle : celui-ci a beau multiplier
les appels son cher petit pigeon, Biagio, qui namne jamais le
coup de Vnus [o chaque d prsente un numro diffrent], a jur de
ne plus jamais jouer contre lui, si ce nest la primiera
228
.
chiavel aime aussi se promener dans les jardins Oricellari, lieu dchang
tuels dans une proprit du riche Cosimo Rucellai, dd
se. Mais surtout, il frquente une bande de joyeux drilles, mme sil avoue
Vettori, le 16 avril 1513 :
Le groupe que vous savez est entirement la dbandade : il ny a
plus de pigeonnier
train a eu son petit
ftards se fchent parfois, ne se supportent plus, se dnoncent entre e
aisanteries tournent mal ou court. L
eau garon de Raguse . Un autre encore a ouvert une boutique o il fait
couver des pigeons
Machiavel nest jamais seul. Il reste entour damis, de femmes, de
protecteurs. Son rudition, sa joie de vivre le librent de ses liens sociaux et des
limites de sa fortune. C
e montre attentif leur sort, aux bonheurs et aux malheurs de ceux qui
lentourent, sans oublier les siens. crire des lettres pour faire rire, les lire autour
de soi, crait une sociabilit rassurante.
Chanceux au jeu, heureux aussi en amour
Pour le lgat chevaucheur, longte
un stimulus naturel et permanent, cultiv avec
228
Ibidem, t. I, p. 125.
229
Ibidem, t. II, p. 336.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 151
ave
jet de confidences pistolaires hlas perdues :
eulement
Voi
son am
t diversement les hommes. Vous, cest peine si
tre que vous dsirez la refoutre encore et que
ous en voulez une autre prise. Tandis que moi ! Quelques jours aprs
c bonheur. Le 5 janvier 1514, il avoue ainsi Vettori quil nest port que
sur les femmes
230
.
Pre de quatre fils (Bernardo, Lodovico, Guido, Piero) et dune fille
(Bartolomea), il a largement assum ses aventures sentimentales. Son ami Filippo
de Nerli lui crit, au su
J e ne comprends pas ce que vous me dites de vos enfants mles, et
quils soient dune servante, soit dune libre citoyenne, ou s
de votre matresse, cest quoi je vous laisse penser
231
.
ci encore une lettre choquante pour un puriste chrtien, envoye en 1509
i Louis Guichardin :
Marasme complet, Louis ; et voyez comment la fortune, en un mme
genre daventure, ser
vous avez foutu la v
v
mon arrive ici, ny voyant plus force de disette conjugale, je tombe
sur une vieille qui me lavait mon linge : elle habite une maison plus
qu moiti enterre, o la lumire nentre que par la porte. Elle me
reconnat donc au passage, me fait fte et me demande si je daignerais
entrer chez elle, o elle me montrerait certaines belles chemises si
jtais acheteur. Moi l-dessus, comme un beau cazzo tout neuf, je le
crois, jentre et japerois dans la pnombre une femme, la tte et le
visage recouverts dun essuie-mains, qui jouait la honteuse et
demeurait blottie dans son coin. Ma vieille ribaude me prend par la
main et me conduisant lautre me dit : Voici la chemise que je veux
vous vendre, mais commencez par lessayer, vous paierez ensuite.
Moi, timide comme je le suis, je demeure abasourdi ; pourtant, rest
seul avec lobjet et dans le noir car la vieille tait aussitt sortie et
avait tir la porte pour abrger, je la fous un coup, et en dpit de ses
cuisses flasques, de sa figure humide et de son haleine ftide, tel est
nanmoins mon rut dsespr que jarrive au bout. La chose acheve,
comme javais malgr tout quelque dsir de voir la marchandise,
jattrape un tison enflamm dans le fourneau et jallume une lanterne
qui pendait l : mais peine la lumire prend-elle que pour un peu, elle
me tombe des mains. Pauvre de moi ! je faillis tomber mort terre tant
cette femelle tait horrible. On lui voyait dabord une touffe de
230
Ibidem, t. II, p. 376.
231
Ibidem, t. II, p. 468-469.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 152
cheveux ni blancs ni noirs, dun gris sale, et bien quelle et le sommet
de la tte chauve et que cette calvitie mit dcouvert quelques poux en
promenade, pourtant des cheveux clairsems descendaient avec leurs
mches jusque sur ses sourcils ; au milieu de la tte, petite et ride, elle
portait une cicatrice rouge qui semblait dire quelle avait t marque
par le pilori du march ; au bout de chacun de ses sourcils, elle avait
un bouquet de poils plant sur des lentilles ; un oeil en bas, lautre plus
haut, et non de la mme dimension, les coins tous chassieux et pleins
de pellicules moisies ; le nez en pied de marmite, lune des narines
coupe pleine de morve ; sa bouche ressemblait celle de Laurent de
Mdicis, mais tordue dun ct et laissant suinter un filet de bave, car
faute de dents elle ne pouvait retenir la salive ; la lvre suprieure
portait une barbe longuette mais rare : le menton, la fois pointu et en
galoche laissait pendre un fanon qui rejoignait la gorge. Comme je
demeurais stupide en train de contempler ce monstre, elle sen aperut
et tenta de dire : Quavez-vous messire ? Mais sans succs, car elle
tait bgue ; et comme elle ouvrait la bouche, il en sortait une haleine
si puante que mes yeux et mon nez nos deux sens les plus
chatouilleux se trouvrent la fois si cruellement blesss et irrits
par cette pestilence que mon estomac se rvolta son tour, et bref, je
lui vomis dessus, et je filai, la laissant ainsi paye de la monnaie
quelle valait. Et jen atteste le ciel, je ne crois pas, tant que je serai en
Lombardie, que le rut me reprenne ; pour vous, remerciez le ciel de
retrouver lobjet de vos dlices, moi je le remercie de la certitude que
jai de ne jamais plus ressentir une pareille horreur
232
.
lippe Amiguet commente ce passage effrayant :
Phi
Lamour neut pas toujours la forme de ce visage hideux qui fait
J rme Bosch dont
tres monstrueux, de
ragons et de vampires volants
233
.
Voi r
dans se pouse, mais aussi pris dans les rets
plusieurs fois, par J ehanne de Touraine, rencontre lors dune lgation en France,
par
toile, je vous en prie, et nen lchez pas un iota pour nimporte quoi
au monde, car je crois, jai cru, et je croirai toujours que Boccace a
235
Ibidem, t. II, p. 380.
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raison de dire : il vaut mieux faire et sen repentir, que de ne pas faire
et sen repentir
236
.
Malgr la tristesse de sa situation personnelle, il se confie en ces termes dans
une autre lettre du 10 juin 1514 :
De amore vestro, je me rappelle que Amour ne tourmente que ces
gens-l qui prtendent lui rogner les ailes
160 Limaginaire machiavlien
ou lenchaner quand il lui a plu de venir voler eux. Comme cest un
enfant, et plein de caprices, il leur arrache les yeux, le foie et le coeur.
Mais ceux qui accueillent sa venue avec allgresse, et qui le flattent et
le laissent sen aller quand il lui plat, et quand il revient lacceptent
volontiers, ceux-l sont toujours certains de ses faveurs et de ses
caresses et de triompher sous son empire. Ainsi donc, mon cher
compre, ne cherchez pas fixer un tre ail, ni rogner les ailes qui
pour une plume perdue en voit renatre mille ; et ainsi seulement vous
gaudirez
237
.
Ce qui devait arriver arriva. Il prouva lui-mme une nouvelle passion sous le
ciel de Toscane qui allait lui faire surmonter sa dpression dexil, comme si ce
qui tait arriv Vettori avait t contagieux. Il crit ce dernier, le 3 aot 1514 :
Vous mavez mis le coeur tout en fte avec ces nouvelles de vos
amours romaines, et vous avez banni de mon coeur dindicibles
tourments, en me faisant ainsi partager par la lecture et par la pense
vos plaisirs et vos colres damoureux, lun ne va pas sans lautre. Et
la fortune me fournit loccasion de vous rendre la pareille : en effet,
bien que je sois toujours la campagne, jai fait la rencontre dune
crature si courtoise, si dlicate, si noble tout la fois, et par elle-
mme et par la situation o elle se trouve, que je ne puis tant la louer
ni la chrir quelle ne mrite bien davantage. J e devrais, votre
exemple, vous conter comment naquit cet amour, avec quels filets il
me prit, o il les tendit et de quelle qualit ils taient. Et vous verriez
que ctaient des filets dors, tendus parmi les fleurs, tisss par Vnus
236
Ibidem, t. II, p. 384.
237
Ibidem, t. II, p. 390-391.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 156
mme, doux et aimables, si doux quun rustre sans coeur naurait pas
eu de peine les rompre ; mais loin de chercher le tenter, je savourai
la douceur de my trouver pris, si longtemps que leurs fils soyeux se
sont faits invincibles et lis en noeuds indissolubles. Et ne croyez pas
qu me saisir, Amour ait us de moyens ordinaires, car il savait bien
quils nauraient pas suffi ; il prit des dtours extraordinaires dont je ne
sus ni voulus me garder. Sachez seulement que ni mes quasi cinquante
ans ne mprouvent, ni les sentiers les plus rudes ne me rebutent, ni
lobscurit des nuits ne meffraie. Tout me parat facile, et je
maccommode de tous les caprices, mme les plus trangers, ou les
plus contraires mon naturel.
J entre probablement en grand souci, tamen je sens jusque dans ce
souci tant de douceur, je puise tant de suavit dans ce visage et jai si
bien banni tout souvenir de mes maux, que pour rien au monde je ne
voudrais maffranchir mme si je le pouvais. J ai quitt toute pense
de tout ce qui est important et grave, je nai plus de plaisir lire les
choses de lAntiquit ni discuter de celles daujourdhui : tout cela
sest tourn en de tendres entretiens, dont je rends grces Vnus et
Cypris tout entire. Si vous trouvez donc loccasion de me conter
quelque chose de votre dame, contez-le moi mais quant aux autres
sujets, vous en discuterez avec des gens qui les estiment plus que moi
et qui sy entendent mieux : pour mon compte, je ny ai jamais trouv
que mon dommage, dans mes amours je trouve toujours plaisir et
bonheur
238
.
Est-ce cause de, ou pour, cette inconnue que Machiavel crivit La
Mandragore ? Le 16 janvier 1515, Vettori se livre son tour. Oui, pour lui,
lunivers nest rien dautre quamour ou plus exactement que rut . Le farniente
lexcite. Il avoue :
J e ne sais chose qui soit plus dlectable penser comme faire que
de foutre une femme. Les plus grands hommes peuvent bien
philosopher tant quils veulent, telle est bien la pure vrit ; beaucoup
la comprennent, peu la disent, [cependant] la plupart du temps les
femmes aiment non pas les hommes mais la fortune, et quand celle-ci
tourne, elles tournent aussi
239
.
Machiavel confirme cette complicit rotique :
238
Ibidem, t. II, p. 392-393.
239
Ibidem, t. II, p. 406-407.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 157
Ce fripon dAmour a su me lier de nouveau, et les chanes quil ma
passes sont si fortes que je dsespre de ma libert []. Tout ce
divertissement qui serait le vtre, cest notre Donato qui le gote, lui
qui offre en quelque sorte, ainsi que la bonne amie dont je vous ai dj
parl, le seul refuge et le seul port mon esquif que lincessante
tempte a laiss sans voiles et sans gouvernail
240
.
Sommes-nous si loigns des nymphes timides ou souriantes, rayonnantes ou
puises des tableaux de Sandro Botticelli ? Au-del de ce libertinage conforme
la nature , qui a nourri sporadiquement la pense du Florentin, surgissent des
instants de vie dans un espace-temps lointain, rvlateurs dune personnalit
duelle et dune psychologie alterne, tantt enthousiaste, tantt dpressive,
consquence parfois dune qute amoureuse compensatoire. Les moments en sont
sauvegards grce au rite dune correspondance quotidienne, facilite par des
coursiers cheval (parfois avec ceux de Machiavel), qui partaient chemise au vent
par tous les temps, harasss eux-mmes, puisant leurs montures sans empcher
des lettres de se perdre, de prendre du retard ou de se bousculer parfois du jour au
lendemain.
240
Ibidem, t. II, p. 408.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 158
Le paysan
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Un autre trait surgit de la personnalit de lhumble pcheur, qui enrichit ses
contradictions et son dualisme : non plus le citoyen de la Florence mdicenne,
lhumaniste, le lettr rudit, lhomme de thtre, des plaisirs ou de la politique de
la cit, mais un paysan solitaire. Menant lexistence dun petit propritaire de
campagne qui vit de ses rcoltes et de ses bois, chasseur ses heures. Prs de la
nature tout court. Un paysan madr, irrductible au pouvoir de la ville,
construisant ses rles simplement mais rudement. Et trs entt.
Cest cet homme-l qui lgua Dame Marietta sa chre pouse , fille de
Lodovico de Corsini, une maison de matre et de vilains avec ses terres
campagnardes et ses bois dans la paroisse de SantAndrea in Percussina, au lieudit
la Strada. Mais qui possdait encore des futes multiples, des petites proprits
parpilles de chnes, de jachres et de vignes, de taillis, de champs, compltant
la maison de Florence avec sa maisonnette arrire dans la paroisse de Santa
Felicita sur la rue de la Place
241
.
Ce paysan italien, bavard, rus, ayant le sens des affaires, mais aussi beaucoup
dhumour, fut lhomme des piges et de la chasse, qui dut se battre pour nourrir sa
famille lorsquil perdit tout traitement au moment du bannissement de 1512. Il
vcut pendant plusieurs annes de ses rcoltes et de ses vignes, levant lui-mme
sa volaille, humant les saisons. Cet amoureux de la nature prpara finalement Le
Prince et les Discours dans la campagne toscane, celle des cigales et des cyprs
dau-dessus de Florence, chamarre sous des ciels parfaits, coup des intrigues de
la ville. coutons-le nous la dcrire avec aussi ses bruits vivants, dans ce passage
souvent cit dune lettre familire Franois Vettori du 10 dcembre 1513 :
En quittant mon bois, je men vais une source et de l lun de mes
postes de chasse. J ai un livre sous le bras, tantt de Dante ou
Ptrarque, tantt de lun de ces potes mineurs, comme Tibulle, Ovide
et dautres : je lis les rcits de leurs amours et leurs amours me
241
Edmond Barincou publie le Testament de Machiavel qui achve le tome
second des Lettres, op. cit. p. 550-554.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 159
rappellent les miennes ; penses dont je me rcre un moment. J e vais
ensuite sur la route de lauberge : je mentretiens avec ceux qui
passent, je leur demande des nouvelles de leur pays, jentends diverses
choses, je note la varit des humeurs et des caprices des hommes.
Cest ainsi quapproche lheure du djeuner o, en compagnie de ma
maisonne, je me nourris des aliments que me permettent ma pauvre
ferme et mon maigre patrimoine. Sitt djeun, je retourne
lauberge : il y a l dhabitude laubergiste, un boucher, un meunier,
deux chaufourniers.
Cest avec ces gens-l que tout laprs-midi je mencanaille jouer
la cricca, au tric-trac ; do sensuivent mille contestations et dinfinis
changes dinjures ; la plupart du temps on se dispute pour un liard et
lon nous entend crier depuis San Casciano. Plong dans une pareille
pouillerie, jempche mon cerveau de moisir ; ainsi jpanche la
malignit de mon sort, presque content quil me pitine de la sorte,
pour voir sil ne finira pas par en rougir.
Le soir venu, je retourne au logis. J e pntre dans mon cabinet et, sur
le seuil, je me dpouille de ma dfroque de tous les jours, couverte de
fange et de boue, pour revtir des habits de cour royale et pontificale ;
ainsi honorablement habill, jentre dans les cours antiques des
hommes de lAntiquit. L, aimablement accueilli par eux, je me
nourris de laliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je
suis n. L, je nprouve nulle honte parler avec eux, les interroger
sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanit, me
rpondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre
chagrin, joublie tous mes tourments, je ne redoute pas la pauvret, la
mort mme ne meffraye pas. Et, comme Dante dit quil nest pas de
science si lon ne retient pas ce que lon a compris, jai not de ces
entretiens avec eux ce que jai cru capital et compos un opuscule De
Principatibus, o je creuse de mon mieux les problmes que pose un
tel sujet : dbattant de ce quest la monarchie, combien despces il y
en a, comment on lacquiert, comment on la garde, pourquoi on la perd
[]
242
.
La mort mme ne meffraye pas Le penseur-paysan fut-il conscient que
son oeuvre constituerait un anti-destin ? La vie intellectuelle comme antidote aux
difficults personnelles ? Le Machiavel de la nuit efface-t-il celui du jour ? En
tout cas, chez lui, la cration fut lie au retour la terre et cet trange dialogue
242
Cit par Christian Bec, Machiavel, op. cit., 1985, p. 367-371.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 160
nocturne, une fois sa communaut endormie aprs les bruits de la maisonne et
larbitrage de sa ribambelle denfants.
Ce paysan, chrtien comme tous les paysans italiens de lpoque, a racont
Vettori comment il vivait principalement dans sa maison de campagne. Depuis ses
dernires misres , il navait pas pass plus de vingt jours Florence. Il se
levait laube, faisait ses gluaux, prparait ses cages-attrapes pour chasser les
grives. Il tait souvent proccup par un bois, car divers voisins lui volaient des
stres. Il allait la fontaine, soignait les volatiles dans leur volire, nourrissait et
dressait ses chevaux
243
. Dans un de ses sonnets il humera ainsi lunivers de la
maison familiale qui fut celle de ses anctres, de ses parents mais aussi celle de
son enfance avec ses frres et soeurs :
Propritaires et mtayers y vivotent en effet, de noix, de figues, de
fves, de viande sche, dispute aux asticots, de pain sec, beurr
lacier du couteau, [] de quoi faire de vrais becs de bcasse
244
.
Voici comment le chasseur qui est en train le soir, sa table de travail mal
claire, de rdiger Le Prince et les Discours, dans un habit de thtre, parle en
chasseur au mme correspondant le 5 janvier 1514 :
Suivez votre coutume, et laissez braire Brancaccio, qui ne saperoit
pas quil est comme le roitelet des haies : le premier piailler et
crier, mais aussi le premier attrap, ds que parat la chouette. Et notre
Filippo est pareil au vautour qui, faute de charogne au village, sen va
voler des cent milles pour en trouver une, puis la panse pleine et
perche sur son pin, ose se moquer des aigles, des milans, des faucons
et autres nobles chasseurs qui pour se nourrir de viande dlicate
meurent de faim la moiti de lanne. Ainsi magnifique ambassadeur,
laissez donc piailler lun et lautre se bourrer le gsier, et vous-mme
faites votre besogne votre faon
245
.
L surgit le vieux fond qui supporte la pense rude de Machiavel sur les gens
des villes, les hommes darmes et de pouvoir : celui de la gouverne des
243
Lettres familires et officielles, t. II, p. 369.
244
Cit par Edmond Barincou, Machiavel par lui-mme, op. cit., p. 12-13.
245
Lettres familires et officielles, t. II, p. 376.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 161
mangeoires et des rteliers du spcialiste des talons, celui de lamoureux des
oliviers, du chasseur de grives avec ses piges, du joueur de tric-trac lauberge
du village qui se chamaillait avec ses comparses meuniers et boulangers, celui du
porteur de seaux pleins du sang des cochonsVoil le cavalier-paysan dpeint
avec intuition par J ean Giono dans ses deux Prfaces aux ditions de La
Pliade
246
. Le pote, qui a senti lhomme du sud en lui, campe ainsi le cadre
naturel du temps de la rdaction des grandes oeuvres, aussi important que le
christianisme ancr en lui :
Le rideau est tomb sur lexprience des choses. Machiavel a
maintenant, autour de lui, des bois, la solitude, le silence. Une brume
lgre circule travers les chnes roux, se dchire dans laiguille des
pins, dcouvre le lointain moutonnement des bosquets, le hrissement
des villages, les champs o la vie champtre continue. Ce laboureur
que la distance fait paratre noir et minuscule comme une fourmi, vu
de prs a un mtre soixante-quinze et est vtu de pantalons de velours
dor et dune chemise carlate. Dici, il paratra ne pas bouger, ou
presque, immobile sur la ligne qui partage sa terre en noir et blanc. De
prs, cette ligne est un sillon quil ajoute aux autres, noircissant ainsi
son champ peu peu. Il marche bon pas derrire son araire et son
cheval auquel il commande. La trompe dun berger appelle dans le
vallon. Au-dessus des chemins se balancent lentement les cornes en
lyre des boeufs obissants. Dans ces jours paisibles et lents, la vie
grsille au fond du silence comme un peu dhuile la pole. Le chant
dun coq, laboi dun chien, un cheval fait tinter son collier, une roue
grince, un fouet claque, un feu ptille, un clocher sonne. Des vols de
ramiers flottent dans le ciel bleu. Les grives pillent les vignes, les
corbeaux piochent dans les labours. Les fontaines et les bassins
chantent
247
.
Ainsi furent ces moments de vie dun crivain qui mdita distance son
propre sort face la nature, coup du monde de faon salutaire, mme sil
sennuya profondment parfois la Strada. Il ne pouvait oublier ce quil avait
connu des discussions des salons, des aventures artistiques, de la curiosit des
lgations ltranger, des runions politiques effervescentes. Loin des soires
246
J ean Giono, Introduction aux OEuvres compltes de Machiavel, La Pliade,
op. cit. p. VII XIX, et p. VII XXXVIII dans le tome I des Lettres.
247
J ean Giono, Monsieur Machiavel ou le coeur humain dvoil, prface au
tome I des Lettres, p. XXXIV.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 162
palpitantes de plaisir Florence, Machiavel parle aussi de son trou dans la
missive Vettori du 9 avril 1513
248
Ville ou campagne ?
Pour mieux comprendre les conditions de production de son oeuvre, il faut
bien tenir compte du fait quil tait retir de ses fonctions trs prenantes de lgat
de la Rpublique, accapar jusque-l par sa correspondance officielle, la fatigue
des missions, le vacarme des bureaux de la Seigneurie, la dispersion des
rencontres avec les amis. Limportance de lenvironnement fut pressentie par
Lucien Febvre, qui regretta en ces termes la scheresse trop idelle dAugustin
Renaudet dans son travail sur Machiavel :
Quelquefois, on voudrait que les esprits sincarnent un peu plus, que
les dcors se prcisent, que le bruit des rues se peroive, et le galop des
chevaux, et la joie de vivre sous le ciel florentin
249
.
Un dcor ? Plus que cela, car ces contextes dpassent lanecdote. Ils
structurent la pense. Chacun de ces mondes a dpos du sens dans loeuvre : la
ferveur chrtienne, prgnante mais relche, avec sa grille manichenne et
rigoriste, les fanfreluches citadines et les distractions libertines, le contexte
paysan, coupure des choses de ce monde. Ces trois matrices convergrent lors de
la retraite force et permirent, par leur rencontre, lintense et paradoxale crativit
littraire de Machiavel, au-del des pisodes amoureux qui lui firent abandonner
un temps ses livres. Cependant, hors de ces traits de lumire, apparat une
importante zone dombre. Machiavel, comme son anctre Girolamo, dont il parle
dans ses Histoires florentines, venait daffronter directement la rpression
politique. Ne fut-il pas aussi un supplici, et, par l mme, quelquun non pas prt
flatter les hommes de pouvoir, mais plutt enclin les craindre, dcortiquer
leurs dfauts, dmasquer leurs ruses, leurs passions, leur violence endmique ?
Le supplici
248
Lettres familires et officielles, t. II, p. 335.
249
Lucien Febvre, Au coeur religieux du XVIe sicle, op. cit., p. 164.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 163
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Revenons sur cette phrase nigmatique, ose, souligne plus haut : La mort
mme ne meffraye pas . Cette provocation, libertine par sa folie, chrtienne par
le sens du dpassement de lexistence charnelle quelle suppose, fait surgir une
variable psychologique complmentaire qui interfre par rapport aux codes
phnomnologiques rvls dans la correspondance machiavlienne. Lcrivain
du soir se vante-t-il dans cette phrase ? Il semble oublier quil a frl la mort de
prs ! Celle inflige par le pouvoir, le mme qui navait pas hsit brler peu de
temps avant sa prise de fonction, sur un bcher rdempteur, le frre dominicain
Savonarole. Serait-on l en prsence de la peur politique de Nicolas Machiavel ?
Aprs la chute de la Rpublique, le secrtaire fut souponn, nous lavons vu,
davoir particip une conspiration contre les Mdicis en 1512, mene par des
jeunes gens mcontents. Il fut dnonc, puis arrt et jet plusieurs jours dans la
prison de la ville. L, il saccrocha sa culture humaniste pour dpasser
lpreuve. Ainsi crivit-il un pome J ulien de Mdicis, dcrivant sa condition de
prisonnier puni par lestrapade :
J e porte la cheville, J ulien, une paire de corps et mes paules sont
marques de six tractions de corde []. Il se promne sur ces
murailles des poux si gras et si dodus quon dirait des papillons [].
Et le charme est tel quon croirait que sur terre J upiter de sa foudre
branle tout Mongibello. lun on rive sa chane, lautre on te ses
fers ; avec les huis bataillent verrous, serrures, l-bas quelquun crie
pas si haut, plus prs du sol.
Mais mon plus grand tourment, cest que cette nuit, prs de laurore, jai ou,
parmi des chants, pro eis ora [Prie pour eux]
250
.
Machiavel supporta la torture, ne parla pas et fut relch le 13 mars 1512.
Certaines protections avaient fonctionn, dont celle des frres Vettori (alerts
Rome par lestafette de Totto Machiavel, frre de Nicolas). Dans sa lettre
Vettori du jour de sa sortie, il avoue, fier davoir rsist lpreuve :
J e ne vous redirai pas le long rcit de mon malheur, mais seulement
que la malchance a tout fait pour maccabler ; mais, grce Dieu, elle
250
Lettres familires et officielles, t. II, p. 329-330.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 164
est passe. J espre bien ne jamais plus courir un tel risque, tant parce
que je serai plus prudent que parce que les temps venir verront plus
de libralit et moins de suspicions
251
.
Le 18 mars 1513, il remercie Vettori pour son intervention et tire les leons de
son passage en prison :
Tout ce qui me reste de vie, cest au magnifique Giuliano et votre
cher Pagolo Vettori que je le dois []. Quant ce qui est de regarder
la fortune contraire en face, je veux que mes tourments vous donnent
au moins cette joie, celle de savoir que je les ai supports avec tant de
fermet que je men sais gr moi-mme, et quil me semble valoir un
peu mieux que je ne laurais cru
252
.
Le Prince fut aussi crit pour se rassurer soi-mme, pour se couvrir et donner
le change aux seigneurs qui le pourchassaient. Pas seulement pour retrouver un
emploi.
Lopuscule, peut-tre conseill par des amis, fut inconsciemment, le produit
dun syndrome. Il servit dexutoire langoisse ressentie en prison. La
transcription violente des faits de pouvoir dans certains passages purs et durs,
comme dans les Discours, semble lie au vcu traumatisant de la torture. En tout
cas, nous sommes dans des temps difficiles, o la vie navait pas le mme prix
quaujourdhui (ne serait-ce quen raison de la peste). Tuer quelquun en
politique, dans un complot, la guerre, ctait comme tuer un animal la chasse
pour se nourrir. Mais loin daccoutumer les hommes du sicle sa fatalit, la pr-
sence banale de la mort, les effrayait aussi. La mort politique, frle de prs, a
dteint sur la psychologie inquite de Machiavel. Elle a assombri sa pense,
comme le fait sentir cet extrait dune lettre Vettori du 4 dcembre 1514 :
En ce qui concerne la faon dont se passe ma vie, Tafani vous le dira
fidlement ; et si vous me portez toujours la mme amiti, vous
napprendrez pas sans en tre rvolt, lexistence obscure et sans
gloire qui est la mienne. Mais ce qui mirrite et mafflige davantage,
cest de voir que parmi tous les bonheurs qui pleuvent sur la
251
Ibidem, t. II, p. 331.
252
Ibidem, t. II, p. 332.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 165
magnifique famille des Mdicis et sur notre cit, il ne me reste moi
que les ruines de Pergame
253
.
En fvrier 1513, il tale nouveau sa morosit Piero Soderini, alors
Raguse :
J e mtonnerais de cela, si le sort ne men avait tant fait voir, et de
tant de couleurs, que jen suis rduit ne plus gure mtonner de rien
et avouer que ni la lecture ni laction ne mont appris goter ce que
font les hommes et la faon dont ils le font
254
.
Lexprience de la prison la endurci. Il devient indulgent envers certains
amis, crivant par exemple Vettori le 9 avril 1513 :
La lettre que je reois de vous me peine plus que na fait la corde de
lestrapade : je me dsole que vous puissiez penser que je me laisse
affecter par quoi que ce soit qui me touche, car je me suis dress ne
plus dsirer avec ardeur la moindre chose ; pas en ce qui vous touche
pourtant : aussi je vous prie de vous mettre lcole de ces gens-l qui
se taillent leur place par leffronterie et par lastuce plus que par le
talent et la sagesse
255
.
Mais le secrtaire a souffert dans sa chair. Rappelons-nous ce quil crivait au
sujet de lexcution de conjurs Florence, ou ses critiques concernant la vanit
des guerres dalors . La prison a bien dteint sur Le Prince, malgr un
dtachement stocien, qui rend la psychologie et le discours de lhomme
nigmatiques et complexes , selon lexpression dEdmond Barincou, dans une
lettre inacheve de 1513 Vettori, lhomme se montre satur de politique, comme
si son dtachement avait t sinon promis du moins extorqu lors de son procs :
J ai compltement oubli ma triste condition, et je me suis cru
revenu ces affaires qui mont donn tant de peine et cot tant de
temps. Quoique jaie fait voeu de ne plus moccuper de politique ni
den parler, comme le prouve ma retraite la campagne, lcart de
toute compagnie, il me faut bien pour rpondre vos demandes
253
Ibidem, t. II, p. 394.
254
Ibidem, t. II, p. 326-327.
255
Ibidem, t. II, p. 335.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 166
rompre mon voeu ; car les liens de lancienne amiti qui nous unit me
paraissent plus sacrs que tous les autres, surtout aprs le grand
honneur que vous me faites la fin de votre lettre et qui ma fait
concevoir, il faut lavouer, une certaine gloriole ? [Cependant], mes
rflexions ont un got de moisi : jai totalement cess de manier ces
affaires
256
.
Voici en quels termes, son neveu Giovanni Vernaccia, il rvle le 26 juin
1513 son traumatisme :
Depuis ton dpart, jai eu tant de souci que loin de ttonner de mon
silence, tu pourrais plutt tmerveiller que je sois vivant : on ma t
mon emploi, jai failli perdre la vie, que Dieu et mon innocence mont
cependant sauv ; jai support tous les maux possibles, la prison
comprise ; grce Dieu je vais pourtant bien et je vivote du mieux que
je peux, et cest ainsi que je mvertuerai faire jusqu ce que les
cieux se montrent plus bienveillants
257
.
Le 10 juin 1514, aprs donc avoir rdig Le Prince, conu entre juin et
dcembre 1513, selon les critiques, toujours exil, Machiavel fait part Vettori de
la tristesse de sa situation, envisageant mme de quitter sa famille et daller
chercher du travail :
J e vais rester ainsi dans ma pouillerie, sans trouver une me qui se
souvienne de mes loyaux services ou qui croie que je puisse tre bon
rien. Mais il est impossible que je puisse rester longtemps ainsi, car je
my ronge, et je vois bien que si Dieu ne mest pas plus favorable, je
serai forc un jour de quitter la maison pour mengager comme
intendant ou secrtaire de quelque podestat si je ne trouve rien dautre,
ou pour aller me fourrer dans quelque bourgade perdue apprendre
lire aux enfants, laissant ici ma famille pour laquelle jentends ne
compter pas plus que si jtais mort ; elle se passera fort bien de moi,
qui lui suis charge, habitu comme je le suis dpenser et ne
pouvant vivre sans dpenser. J e ne vous cris pas cela dans lintention
de vous demander quelque dmarche ni de vous peiner, mais
seulement pour me soulager, quitte ne plus jamais toucher un sujet
aussi odieux
258
.
256
Ibidem, t. II, p. 341.
257
Ibidem, t. II, p. 346.
258
Ibidem, t. II, p. 391.
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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 167
Lancien secrtaire de la Rpublique qui avait dialogu avec rois, papes et
empereurs, se sentit humili par sa disgrce. Il pensa que jamais il ne retournerait
aux affaires. Malgr les compensations de sa retraite paysanne, il livre encore
son neveu Giovanni Vernaccia, le 18 aot 1515 :
Si je ne tai pas crit jusqu prsent, nen accuse ni moi ni les
autres, mais la rigueur des temps qui fut et qui est encore telle quelle
ma fait perdre jusqu la conscience de moi-mme
259
.
Il ajoute avec mlancolie, le 19 novembre 1515 :
Quant moi, me voil devenu inutile moi-mme, mes parents et
mes amis : tel est mon triste sort. La sant est le seul bien qui me soit
rest, ainsi qu tous les miens. J e prends mon mal en patience en
attendant de pouvoir ressaisir la bonne fortune, si jamais elle se
prsente ; si elle ne veut pas venir, je tcherai de men consoler Le
Christ te garde
260
.
Preuve de sa dpression, de sa conscience tragique, rpte dans cet autre
passage dune lettre du 8 juin 1517 :
Contraint par les preuves que jai subies et que je subis encore de
me clotrer la campagne, je passe parfois un mois entier sans me
retrouver moi-mme. Ma maison, toute pauvre et misrable test
toujours ouverte []
261
.
Cest cet humble pcheur confiant son sort la Providence qui crivit Le
Prince et les Discours au milieu des difficults personnelles les plus sombres
La carrire brise, la violence politique, la dpression qui sensuivit, furent
sublimes de faon inverse et compensatoire en criture. Les deux traits sur les
principats et les rpubliques reprsentent plus que des concessions passagres aux
pouvoirs alterns qui dominrent Florence. Ce fut la revanche sur la torture, sur le
259
Ibidem, t. II, p. 409.
260
Ibidem, t. II, p. 410.
261
Ibidem, t. II, p. 411.
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bannissement et la solitude immrite dun Machiavel rejet. Un sursaut difficile
comprendre psychologiquement, aprs la priode dabattement subie. Une
histoire amoureuse aurait-elle relanc lcrivain vers des ides moins noires ?
Pour rdiger le Prince, il fallait avoir retrouv un certain optimisme. Cest le
moins quon puisse dire. J ean Giono a senti que celui qui prtendait conseiller les
magnifiques seigneurs stait en fait mal conseill lui-mme, trop engag, se
brlant les ailes au contact de lobjet qui le fascinait. Il conclut :
Il le dit bien, notre bon petit homme, mais en fait dart de vivre
selon le temps, il a perdu sa place, mieux, il a tout fait pour la perdre.
Il a tellement parl btement quon la fourr contre son gr dans la
plus imprudente, la plus inutile des conspirations ; il est all en prison,
on la un peu estrapad, enfin il sest rendu suspect jusquau cou. Cest
dautant plus maladroit quil a besoin pour vivre de tout ce quil
perd
262
.
Finalement, chacun des codes phnomnologiques porteurs de sens, celui du
chrtien, celui du libertin, celui du campagnard, celui du supplici, claire certains
aspects de loeuvre. Leur dimension contradictoire et complmentaire surgit dans
leur croisement.
Cependant, peut-tre pour effacer celle-ci, derrire le christianisme humanis,
pass au filtre dune rflexion sur lAntiquit, ragaillardi par un rpublicanisme
vigoureux, derrire un sentiment de rejet du politique fortement ressenti aprs
la prison et la torture, derrire la joie de vivre sous le ciel florentin, se dessine une
pense secrte. Sauvage. Un savoir invisible qui vient recouvrir la pellicule des
autres langages, comme si elle tait l pour les unifier.
Toile plus difficile percevoir. Ouverte non plus sur la lumire de la
rvlation, de la charit, de laction virile pour le bien commun en ce bas monde
politique. Ni sur les rfrences aux auteurs anciens. Ni sur la recherche dune
qute naturaliste et amoureuse, fleurant les foins. Mais sur une certaine nuit,
pressentie dj au XIXe sicle par J oseph Ferrari
263
. Une nuit que nous rvle de
faon fulgurante Michel Foucault, dans son Histoire de la folie :
262
J ean Giono, prface au tome I des Lettres familires et officielles, p.
XXXVI.
263
Cf. infra, p. 262.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 169
Une vision du monde o toute sagesse est anantie. Cest le grand
sabbat de la nature : les montagnes seffondrent et deviennent plaines,
la terre vomit des morts, et les os affleurent sur les tombeaux ; les
toiles tombent, la terre prend feu, toute vie se dessche et vient la
mort. La fin na pas valeur de passage et de promesse ; cest
lavnement dune nuit o sengloutit la vieille raison du monde
264
.
Nuit issue du fantastique mdival enlumin par J urgis Baltrusatis
265
?
Nuit plutt quallait profrer au mme moment dans sa peinture dApocalypse
lugubre Hieronymus Bosch de Bois-le-Duc.
Nuit dun Machiavel possd de visions, qui aurait aim peindre lui-mme.
Nuit parcelle de grylles et de monstres, dhommes bestialiss, de villes
incandescentes et de ciels noirs.
Un discours nocturne, rivire souterraine, serpente dans loeuvre de lhumble
pcheur, sous les codes chrtien, libertin, paysan. Rpond-il aux peurs du
supplici ? Comme si sa fonction avait t de dsenchanter de faon dsespre
tous les matins et les printemps de la Renaissance, il donne la parole aux tnbres.
264
Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1972, p.
32.
265
J urgis Baltrusatis, Le Moyen ge fantastique. Antiquits et exotismes dans
lart gothique, Paris, Flammarion, coll. Champs , 1993.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 170
Deuxime partie :
Limaginaire machiavlien
LA NUIT DE
J RME BOSCH
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Merveilleuse intuition de J ean Giono interprtant loeuvre de Nicolas
Machiavel :
Nous sommes chez J rme Bosch, dans un immense cercle parfait
dapothicaires en train de se donner mutuellement le clystre. Il reste
donc rire. Le temps de la mystique est fini ; finie galement la
mystique de gouvernement et la mystique de lhomme. Tout ce quon
voudra dsormais affubler du nom de Dieu est risible
266
.
J ugement juste seulement dans la premire phrase. Mais pour le reste
J rme Bosch, au-del de toute mystique ? Le peintre ne nous montre-t-il pas
lApocalypse ? Quant au reste, un contresens, nous venons de le voir. Habituel
pour Machiavel.
Pour ce dernier, prcisment, deux natures surgissent au-dessus des
hommes, que nous avons pressenties au dtour de la raison machiavlienne du
politique. Tantt inquitantes, tantt rassurantes : une nature visible et des forces
invisibles.
La premire ? Les puissances den haut, les cieux, le poids du temps, qui
adressent des signes aux humains travers notamment les actes de la magicienne
Fortune. Cest linexorable. Le grandiose. Le quasi cosmique. Tantt favorable
aux hommes. Tantt nfaste. Proche des dieux grecs et romains, mais aussi du
christianisme, comme parfois du monde de la sorcellerie et de la magie.
266
J ean Giono, Introduction, La Pliade, op. cit., p. XIV.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 171
Peu dastrologie, chez Machiavel, plus port vers une fminisation
euphmisante de la nature que vers le dterminisme viril des astres. Question
dcole dans lItalie du Quattrocento. Mais pour ces chrtiens-l, les cieux
pouvaient manifester leur courroux !
La seconde ? Cest lhomme lui-mme. Modle organique du corps humain,
fascin par le sang et la rgulation des humeurs que suggre la raison
mdicale de la priode. En ses remdes. Si lon peut dire
Lhomme pli ses humeurs, mais aussi les corps mixtes assimilables un
organisme. Cette nature den bas contient encore, incontrlables, les pulsions
animales, la monstruosit des hommes transforms en btes. Frquentes mares de
sang politique. Ces deux images de la nature sentrecroisent. Elles naviguent sans
cesse dans loeuvre machiavlienne. On atteint l des strates caches du discours.
Une culture du mlange nous parle.
La nature den haut
Les causes que je dis du ciel
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Voici un texte tonnant du Florentin. Peu cit. Fataliste. Il nous rappelle que
les hommes de la priode, au tournant du XVIe sicle, ont vcu le passage semi-
millnariste de lan 1499 1501. Ils sont hants, irrationalit aussi profonde que
la terre, par limage de puissances agissantes au-dessus des hommes, mais aussi,
par le mythe de lApocalypse. Celui prcisment fix aussi en images et non plus
en mots par J rme Bosch.
Dans les Histoires florentines, Machiavel, au cours de son rcit, fait une
trange pause. Il raconte, alors quil ntait pas n donc partir de tmoignages
de contemporains un vnement qui terrifia la Toscane : la traverse dun
ouragan en lan 1456. Des soldats venaient juste de cesser leurs petites batailles.
coutons-le :
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 172
Il sembla que Dieu voult [] prendre[les armes] lui-mme, tant fut
terrible un ouragan qui survint cette poque et qui produisit dans la
Toscane des effets inous jusqualors, et bien merveilleusement
mmorables pour la postrit. Le 24 aot, une heure avant le jour, il
sleva de la mer suprieure, du ct dAncne, daffreuses nues
volumineuses et noires qui occupaient en tous sens prs de deux milles
dtendue ; cet ouragan traversa lItalie, et alla se jeter dans la mer
infrieure aux environs de Pise. Ce tourbillon, pouss par des
puissances den haut, quelles fussent naturelles ou surnaturelles, se
dchirait lui-mme, bataillait avec lui-mme, et ses lambeaux arrachs
tantt montaient au ciel, tantt descendaient vers la terre en
sentrechoquant ; tantt enfin, roulant sur eux-mmes, ils slanaient
avec une effroyable vlocit, pourchassant devant eux un vent dune
imptuosit sans mesure ; et des flamboiements incessants, des clairs
blouissants apparaissaient au cours de la bataille. Et de ces nues
dchires et confondues, de ces vents ainsi dchans et de ces
blouissements rpts, il sortait un bruit que nulle espce de
grondement de tonnerre ou de tremblement de terre na jamais fait
our. Telle fut lpouvante rpandue que quiconque lentendit jugea
que ctait la fin du monde, et que la terre, les eaux et tout ce qui
restait du ciel et des choses allaient rentrer, confondus, dans lantique
chaos.
Vision hallucine. Ce sont les yeux de J rme Bosch. LApocalypse de la
natu
a des villes et se
dc
Un muletier fut jet loin de la route avec ses mulets, et trouv mort
re. Un crpuscule, ressenti comme le retour la cration du monde.
Description hallucine ouverte sur les portes de lenfer.
Cet ouragan marqua son passage de traces terribles. Il pargn
hana entre des bourgades. Le narrateur, hsitant jusque-l pour savoir sil
sagissait de puissances naturelles ou surnaturelles, tranche :
dans un vallonnement voisin. Les plus gros chnes, tous les arbres les
plus solides, qui ne se courbaient pas devant la tempte, taient non
seulement dracins, mais emports bien loin du lieu o ils avaient
pouss. Louragan pass, et le jour venu, chacun demeura stupide : la
campagne dsole et ravage, les maisons et les glises en ruines ;
partout les lamentations des gens qui voyaient leurs proprits
dtruites, et qui, sous les dcombres, laissaient leur btail et leurs
parents morts ; et chez tous ceux qui voyaient et entendaient cela, la
piti et lpouvante la plus profonde. Dieu voulut sans doute menacer
plutt que chtier la Toscane ; car si au lieu dexercer ses ravages au
milieu darbres et dhabitations parses, cette horrible tempte et
souffl avec la mme furie dans une ville peuple de maisons et
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 173
dhabitants, limagination a peine calculer tous les dsastres quelle y
aurait causs ; mais Dieu se contenta de cet exemple pour ranimer dans
le coeur des hommes le souvenir de sa puissance
267
.
Dautres exemples du cleste courroux ? Lors de la venue du duc de Milan
Flo
La grande quantit de feux que lon a coutume dallumer dans cette
Et dautres encore. Les puissances du Ciel, ou Dieu, envoient des signes
pr
Comme sa perte devait entraner beaucoup de calamits, le ciel
La frayeur : si prompte lpoque prendre lallure dune panique collective
bou
Machiavel sengage peu dans les explications. Il balance toujours entre les
cau
rence, en 1471, plusieurs spectacles dbrids furent donns dans la ville. Lun
dentre eux, lglise du Saint-Esprit, dgnra. Voici la relation de lincident :
prouvent que jamais il narrive aucun grand changement dans une ville
ou dans un tat, qui nait t annonc par des devins, des rvlations,
des prodiges ou des signes clestes. Pour ne pas en rapporter un
exemple pris hors de chez nous, on sait de quelle manire le frre
Girolamo Savonarole prdit larrive de Charles VIII en Italie ; et que
dans toute la Toscane, principalement Arezzo, on vit des hommes
qui se livraient combat dans les airs.
hacun sait galement que peu avant la m C
Mdicis, la foudre tomba sur le haut du Dme, et cela avec tant de
fracas que cet difice en fut considrablement endommag. Ne sait-on
pas galement que, peu avant lexpulsion de Piero Soderini, cr
gonfalonier vie de Florence, le palais mme fut frapp de la foudre.
On pourrait citer une infinit dautres exemples que je passe de peur
dennuyer. J e raconterai seulement ce qui, daprs Tite-Live, prcda
larrive des Gaulois Rome. Un plbien, nomm Marcus Ceditius,
vint dclarer au Snat que, passant la nuit dans la rue Neuve, il avait
entendu une voix plus forte quune voix humaine lui ordonner
davertir les magistrats que les Gaulois venaient Rome.
our expliquer la cause de ces prodiges, il faudrait avoir une P
connaissance des choses naturelles et surnaturelles que je nai pas. Il se
pourrait peut-tre que lair, daprs lopinion de certains philosophes,
ft peupl dintelligences qui, assez doues pour prdire lavenir, et
touches de compassion pour les hommes, les avertissent par des
signes de se mettre en garde contre le pril qui les menace. Quoi quil
270
Sur les conceptions de la nature du temps de Machiavel, on peut consulter,
sans souci dexhaustivit :
Robert Lenoble, Histoire de lide de nature, Paris, Albin Michel, coll.
Lvolution de lHumanit , 1969.
Hlne Vdrine, Philosophie et magie la Renaissance, Paris, Le Livre de
Poche, 1996.
Anthony J . Parel, The Machiavellian Cosmos, New Haven, Londres,Yale
University Press, 1992.
Krzysztof Pomian, LOrdre du temps, Paris, Gallimard, 1984, notamment
p. 45-48.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 175
en soit, la vrit du fait existe, et ces prodiges sont toujours suivis des
changements les plus remarquables dans les tats
271
.
Des hommes qui se livrent des combats dans les airs, dautres qui entendent
des
ajou
Ce nest pas sans raison quon dit que la voix du peuple est la voix
Il y a toujours les causes que je dis du ciel , ajoute-t-il, souvent
cala
inaire chrtien,
natu
voix non humaines, un air peupl dintelligences qui prdisent lavenir et
lucioles surnaturelles aident les hommes dans leur destin. En leur
communiquant des signes, prcisment. Comme le font les dieux, ou Dieu,
travers la foudre quil dirige den haut. Mme les Anciens, dont Tite-Live, parlent
du ciel et de son influence sur lhistoire des hommes. Alors ? Pourquoi ne pas y
croire ? Et si la raison, attache aux faits, ne peut expliquer, les prodiges existent.
De mme que les prmonitions. Et les signes. Et les devins. Ils deviennent des
faits pour un homme de 1500. Tout simplement. Ils font partie eux aussi du dcor.
Ces ralits concernent les hommes sur la terre galement. Machiavel,
tant encore quelques touches contradictoires son tableau, valorise de faon
magique le peuple, fondement de la rpublique de ses rves, dont il nous disait
quil avait besoin dtre guid, quil tait ignorant et quon pouvait facilement le
duper. Sorte de masse informe, jamais caractrise socialement, naturalise
parfois, le peuple possde en lui une science infuse.
Il est habit de prmonitions bouillonnantes, spontanes :
Et va tte baisse
Tout droit dans le p
Les rues grouillent de fou
qui battent la campagne.
n au tournant de 1500, circula avec succs ceux des dbuts de limprimerie !
travers lEurope. Serait-ce le seul fil tnu entre ces trois thoriciens trs
chrtiens des pchs capitaux ?
Il est bien sr difficile, voire impossi
sonnels, entre le Florentin et le peintre du Brabant Et pourtant.
290
Le Prince, p. 367.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 187
Au-del de la lecture hypothtique du texte de Brant, dautres
rapprochements, faibles lueurs, sont aussi concevables. Serait-ce par hasard le
mme Louis Guichardin, ami de Machiavel, frre de lhistorien de Florence
Franois, son correspondant de longue date, qui visita et dcrivit les Pays-Bas
dans un ouvrage publi en 1567 Anvers aprs sa mort, o il parla de J rme
Bosch de Bois-le-Duc, inventeur trs noble et admirable de choses fantastiques et
bizarres ? Un Louis Guichardin qui et pu se confier son confident Machiavel,
sil avait effectu ce voyage avant 1527.
Autre indice de cette nouvelle nigme : le dominicain Savonarole, qui marqua
tant Machiavel, ne fit-il pas allumer en 1497, on la vu, il bruciamento della
vanit (le bcher de la vanit), qui avait la forme dune pyramide sept degrs
reprsentant les sept pchs capitaux, thme de ses Capitoli ? En 1605, dans une
histoire de lOrdre de San Geronimo, le frre De Siguenza ne compara-t-il pas
loeuvre de J rme Bosch la posie macaronique et satirique de Thophile
Folingo (Merlin Coccaie), qui influena Rabelais et dont Machiavel, dramaturge
ptri dhumour florentin, ne put ignorer certains crits
291
? Conjectures, bien sr,
que tout cela
En fait, Brant, Bosch, Machiavel et bien dautres , nayant
vraisemblablement jamais eu aucun lien entre eux, ont partag la mme vision du
monde, moralisatrice et millnariste. Une conception plus proche dun Moyen
ge finissant que dune Renaissance commenante pour utiliser des
clichs culs et douteux. Plus fidle disons, un crpuscule qu une aurore.
De la magie la sorcellerie
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Autre figure des forces surnaturelles den haut : celle que nous donne
Machiavel dune trange Diane quil met en scne dans le conte en vers de Lne
dor. Une sorcire sa faon. Un nouveau discours sinfiltre.
291
Cf. Roger H. Marijnissen, Jrme Bosch. Tout luvre peint et dessin,
Paris, Fonds Mercator et Albin Michel, 1995.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 188
Ce titre, Lne dor, est lui seul porteur de sens. Il est emprunt au roman
rotique dApule, philosophe noplatonicien dAfrique du Nord, du premier
sicle aprs J sus-Christ, dont louvrage Les Mtamorphoses ou Lne dor eut
un large succs. Machiavel, grand lecteur aussi des Mtamorphoses dOvide et
des pomes de Lucrce, rinvente lsotrisme dApule.
Dans ce roman lantique, empli de merveilleux, de surnaturel, de
fantastique, la Fortune, aveugle, est omniprsente. Apule raconte la mutation de
Lucius, le hros, en ne, les aventures qui sensuivent, son retour une forme
humaine, son intgration, la fin, au culte mystrieux dIsis. Ralit et fiction se
confondent. Lucius est victime, dans sa mtamorphose, de son amour pour une
magicienne, Photis, la chevelure blouissante, au service dune reine
magicienne, Pamphile. Il brle de dsir pour elle, mais aussi veut connatre de
vivo la magie. Photis, par une erreur de manipulation dans la prparation dune
dcoction devant transformer Lucius en oiseau, le transfigure en ne. Pice
licencieuse, o lauteur, devenu ne, saccouple avec une mortelle au cours de ses
aventures. Les scnes qui prcdent la transmutation baignent dans une
atmosphre mystrieuse. Apule subit le charme de lensorceleuse. La magie de
Pamphile est ainsi annonce dans le texte original :
Elle dispose donc, pour commencer, lattirail ordinaire de son
officine infernale, remplie daromates de tous genres, de lamelles
couvertes dcritures inconnues, dpaves de navires perdus en mer, et
dans laquelle sont exposs dinnombrables fragments de cadavres dj
pleurs et mme mis au tombeau : ici des nez et des doigts, l des
clous de gibet avec des lambeaux de chair, ailleurs le sang recueilli de
gens gorgs et des crnes mutils arrachs la dent des fauves.
Elle prononce ensuite des incantations sur des entrailles palpitantes et
verse en offrande dheureux prsages, successivement de leau de
source, du lait de vache, du miel des montagnes, enfin de lhydromel.
Tressant alors les cheveux [] en formant des noeuds, elle les jette
pour les faire brler, avec une quantit de substances odorantes, sur
des charbons ardents.
Et voici que soudain par la puissance irrsistible de la science magique
et la force cache des divinits asservies, les corps, dont la toison
fumait en crpitant, empruntent une me humaine ; ils sentent, ils
entendent, ils marchent ; guids par lodeur de leurs dpouilles en
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 189
combustion, ils vont vers la maison et, prenant la place du jeune
Botien, ils cherchent entrer et assaillent la porte
292
.
Voil le texte que lit jusqu le plagier linventeur de la Raison politique !
Lucius, qui observe en cachette avec Photis la transformation nocturne de la
matresse de celle-ci en hibou, se frotte les yeux pour voir si ce nest point un
songe. Il veut tenter lexprience. Avec le rsultat que lon sait, Photis stant
trompe de bote. Un remde compos dun brin daneth jet dans une eau pure
avec des feuilles de laurier lui aurait permis de redevenir homme, aprs avoir
mch des roses. Mais rien ny fit.
Machiavel lui, dans son texte inachev de Lne dor, se substitue au hros du
roman dApule. Il ne prcise pas comment il sest mtamorphos en ne. Il nous
fait pntrer dans un songe. Le narrateur se promne de nuit dans un pays aride,
travers une paisse fort, lieu farouche et formidable . Lair est noirci par le
brouillard. Soudain une lueur, faible dabord, puis grandissante, vacille. Surgit
bientt une belle femme blonde aux cheveux tresss (encore un tableau de
Botticelli !). Elle tient un grand flambeau et un cor. Une foule danimaux la suit.
Elle se prsente comme une servante de la desse Circ. La grande magicienne,
ennemie des hommes, est servie par une thorie de jeunes filles dans le
gouvernement de ses tats. Elle a lev son palais dans cette fort insondable, de
laquelle tous les mortels qui lont traverse ne sont jamais ressortis. Pour
lternit, la belle guide un troupeau dhommes mtamorphoss en animaux par
Circ, la souveraine. Rite dinversion politique o une femme, une fois encore,
possde le pouvoir.
Amazone, desse, ou furie. La belle magicienne conduit Machiavel dans un
imm
Vois les toiles et le ciel, vois la lune, vois toutes les autres plantes
ense palais, puis dans sa chambre. Elle lui parle des plantes, du modle
perptuel de leurs mouvements qui devient soudain la cause astrologique des
transformations historiques :
tr
[]. Revenez au plus tt, je le demande : revenez en toute hte, je
vous en prie, revenez le plus vite possible, je vous en conjure.
Aujourdhui mme en effet, un de nos plus excellents concitoyens qui
vous chrit entre tous, a insinu que vous perdriez votre place au
Palais-Vieux si vous tiez absents : jai voulu vous dire cela une bonne
432
Ibidem, t. I, p. 198.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 296
Marcello, deux autres chanceliers et Biagio qui tous sont possds
du plus vif dsir de vous revoir. En effet, il nous faut vos propos si
pleins durbanit et dagrment dans la besogne assidue qui nous
le mrite, tre nomm secrtaire la place dAlfano ; chose qui ne
On retrouve l le meneur dhommes aimant faire rire aux clats ses collgues
de bure ve
missive
accable et nous nerve, il faut que nos oreilles les entendent pour que
nous nous sentions soulags, gays et rconforts. Il y a bien dautres
choses encore qui sollicitent votre retour, mais motus, ceci de vive
voix [].
Ceci est srieux et non hors de propos : si vous revenez Florence,
revenez-y chauss de faon pouvoir chevaucher pied sec travers
boues, bourbes et flaques. Vespucci pour la mme raison vous rappelle
de lui rapporter une fourrure. Notre chef Marcello assure que son
pouse lui donnera progniture dans les dix jours : je ne garantis rien.
Ce que je sais, cest quil vous aime autant quun frre, quoique pas du
mme sang. Notre Ferdino, le plus impur des bipdes et des
quadrupdes, est auprs des Commissaires de Pistoia. Ottaviano Ripa
reste seul auprs des Dix, lesquels ne dlibrent plus jamais ni
ncrivent de lettres que pour ramasser largent pour la guerre. Le
mme Ripa, comme nous parlions de vous pour nous divertir et nous
dtendre lesprit, nous dlecter de lurbanit et des bons mots dont
vous abondez toujours, bref pour nous abandonner la mme hilarit
homrique que si vous tiez parmi nous, Ripa, dis-je, na-t-il pas t
jusqu dire que vous ne pouviez gure demeurer en France qu vos
risques et prils, vu les svrits des lois de l-bas contre les
pdrastes et les dbauchs. Et comme nous tous, qui connaissons bien
la parfaite puret de vos moeurs, nous osions mettre quelques doutes
et protestations il nous confia tout bas que vous vous tiez livr un
talon qui mme, forfait ! vous aurait fait clater en toile lanus et
les fesses. Quant notre Lucas qui se donne tant de mal au bureau
comme la construction de sa maison, il se tourmente fort, ainsi plac
entre le four et le moulin : il ne peut pas payer ce quil doit au fisc, et
sil ne sest pas acquitt de sa dette, il ne peut, comme il le souhaite et
serait gure difficile sil ne lui manquait un appui auprs du Conseil :
aussi se recommande-t-il au Tout-Puissant et tous ses amis. Vous
savez pour votre part combien il est consciencieux et comme il sait
garder le secret, et avec quelle rapidit et quelle lgance il rdige ses
lettres
433
.
au et ses amis. Autre tmoignage sans ambigut ce sujet dans une br
de son ami de bureau Bartolomeo Ruffini, le 23 octobre 1512 :
idem, t. I, p. 125-126.
433
Ib
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 297
N es
rdacte s
font tou
Les lettres du lgat et de ses am
diplom me Agostino Vespucci, son coadjuteur, lui crit
enc
et tous ses courtisans vous comblent
a rdig cette lettre a un talent
un grand jugement, et dune sagesse peu
On e
lettre to le
icolas mon honorable patron []. Vos lettres Biagio et aux autr
urs nous font tous un plaisir inexprimable, leurs boutades et facties nou
s rire et gaudir nous dcrocher les mchoires
434
.
is dcouvrent aussi les arcanes et lart de la
atie florentine. Le m
ore le 13 octobre 1512, au milieu de lagitation des bureaux, alors quil se
trouve auprs du duc de Valentinois Csar Borgia, pour lavertir des dangers qui
le menacent, car il est jalous dans ses fonctions :
Quant vous l-bas, je crois par Hercule que vous voil en grand
honneur, puisque le duc lui-mme
de faveurs, de louanges pour votre sagesse, vous entourent et vous
flattent. Cest grand plaisir pour moi, car je vous aime bien ; je ne
voudrais pourtant pas que vous ngligiez le reste pour la bonne raison
quil se peut que vous ne puissiez pas assumer beaucoup plus
longtemps cette charge-l. Et si pour le moment, mon cher Nicolas, les
menes fcheuses nen sont encore qu ramper et serpenter, il faut
bien que sous peu, elles sortent au grand jour. Vous connaissez la
nature humaine, ses faux-semblants, ses dissimulations, ses
hypocrisies, ses jalousies et ses haines, et vous savez aussi quels sont
ceux dont dpend notre poque lhomme tout entier. Aussi, avis
comme vous ltes, agissez de faon prvenir pour vous et pour nous,
de faon veiller lintrt commun.
435
Aprs avoir demand Machiavel dinciter lui-mme un collgue charg en
son absence de remplir ses propres fonctions de dicte du courrier, alors que par
fainantise celui-ci ddaignait cette besogne, Vespucci ajoute :
Hier matin, la lecture que jai faite Pier Soderini de vos derniers
messages a t entrecoupe de frquents murmures dapprobation de
sa part, et il a conclu : Celui qui
vigoureux, est dou d
commune. Prenez bonne note. Portez-vous bien.
lui reproche bientt officiellement de ne pas crire assez souvent : un
us les huit jours ne suffit pas la Seigneurie ! Mais on ne veut pas
434
Ibidem, t. I, p. 219.
435
Ibidem, t. I, p. 203.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 298
rapatrie le
quest B re
les secr de
sa strat
ctures sy prtent, ainsi que les dmonstrations de Vos
Arr s
puissan e
mission Il
baigne es
conditi tel
point q ne
lettre a
Raffael 23
octobre
Dan ge
damba ut
r Florence. Soderini le laisse en poste auprs du seigneur redoutab
orgia Et Machiavel joue son rle, tergiverse, flatte, dissimule, dcouv
ets du duc de Valentinois. Le 20 octobre, il informe ainsi la Seigneurie
gie de lgat sur le terrain :
J e mefforce par tous les moyens dentrer le plus avant possible dans
sa confiance et de pouvoir lui parler familirement, sans compter que
s conjon le
Seigneuries []. Orsini, Vitelli et autres ligueurs ont une bonne fois
jet le masque, ainsi que Vos Seigneuries ont d lapprendre l-bas
plus explicitement que je nai pu le faire ici : car on ne souffle mot
dans cette Cour des nouvelles quil faut cacher et tout sy conduit dans
un secret merveilleux ; non, ils ne se dguisent plus comme me la dit
Son Excellence []. J e nentends que des on-dit
436
.
acher des masques, sans cesse, pour deviner les vritables intentions de
ts Tout le savoir-faire de Machiavel clate l et se rpte chaqu
! Les masques et le secret sont le pain quotidien du lgat dexception.
dans cet art difficile, fragile, jouant sa fonction chaque fois, dans d
ons peu communes. Ses qualits furent reconnues unanimement
437
.
uil dressa lui-mme un guide du comportement diplomatique dans u
dresse par affection et par exprience de ce genre daffaires
lo Girolami, nomm ambassadeur de la Rpublique en Espagne, le
1522.
s cet crit peu cit, Machiavel rappelle lhonneur que la char
ssadeur reprsente pour un citoyen. Lui ne la jamais t dailleurs et d
idem, t. I, p. 213.
historien de la diplomatie, Vladimir Potiemkine, crit ce propo
LItalie et surtout Florence, fournissaient des diplomates mmes aux ta
rangers. Lorsque le pape Boniface VIII organisa en 1300 le premier jubi
armi les ambassadeurs trangers venus Rome cette occasion,
nt non seulement leur ville natale,
is auss la Fr
436
Ib
437
L s :
ts
t l,
p se
trouvaient douze Florentins reprsenta
m i ance, lAngleterre et dautres puissances. En raison de cette
universalit le pape, en plaisantant, nomma les Florentins le cinquime
lment. Dans la longue et brillante liste des diplomates florentins, nous
rencontrons les noms si universellement clbres de Dante, Ptrarque, de
Boccace , in Histoire de la diplomatie, Paris, Librairie de Mdicis, 1946, t.
a
I, p. 146.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 299
le r
e certains
amb
ant son caractre et
celu
Aut la
Seigneu r.
Lart d ne
tromperie systmatique transforme en but lors dune ngociation.
et sont difficiles
apprendre :
egretter en son for intrieur, mme si dans la fonction d orateur , rserv
aux riches fils de famille, domine plus la reprsentation que la ngociation. En
tant que lgat, Machiavel assuma dans lurgence des situations qu
assadeurs taient incapables de matriser. coutons-le parler du mtier.
Ce qui est dur, cest dtre efficace. On doit avant tout obtenir la confiance du
prince, avoir son oreille . On ne le peut quen compren
i de ceux qui le gouvernent. Il faut tout accepter, se plier pour obtenir une
audience. Mais on se montrera droit, honnte. Si lon ruse, sur ordre ou par
ncessit, il faut le dissimuler. Machiavel dment ainsi les accusations
coutumires de machiavlisme :
Un Orateur doit svertuer par-dessus toutes choses acqurir du
prestige, lequel sacquiert en se comportant en homme de bien, libral
et droit, et non pas en homme avare, double face, qui pense une chose
et en dise une autre. Ce point-l est fort important, car je connais des
hommes qui tout sagaces quils fussent, ont perdu la confiance du
prince par leur duplicit au point de ne plus pouvoir par la suite
ngocier avec lui ; sil faut tout prix, comme il arrive parfois,
dissimuler quelque chose en ses propos, il convient de le faire avec
assez dart pour que la chose napparaisse ; ou que celle-ci
apparaissant, lexcuse soit toute prte et prompte
438
.
rement dit, on peut cacher certaines choses, ne serait-ce que sur ordre de
rie, mais il faut rester honnte, bien le dissimuler et tre prt se justifie
e la confiance, pour un bon diplomate, est fond sur le respect. Pas sur u
Un bon ambassadeur, poursuit Machiavel, doit ensuite savoir rdiger des
dpches ses mandataires, concernant soit les affaires en cours, soit celles dj
conclues, soit celles venir. Les ngociations menes en secr
Il est ncessaire de se servir de son jugement et de bien
conjecturer.
officielles, t. II, p. 453.
438
Lettres familires et
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 300
Les u
jugeme illeurs quil ny a pas
toujours russi en ce qui le concerne :
ments, linformation est capitale. Comment se
la proc er ? En entretenant en banquets et en jeux les informateurs des cours des
princes ler
ceux q n
ambass es
bruits i n
savoir s es
donne ou
seulem hirarchiss et
soigneusement slectionns pour pouvoir discerner la conjoncture exacte.
Ma
effets. Ledit artifice dextrement men a fait de mon temps grand
es ambassadeurs ; de mme que, maladroitement
questions dactualit sont dures analyser, car elles dpendent d
t et de la capacit prvoir. Le Florentin avoue a n
Si vous avez pris en dgot de faire des pronostics force de voir les
vnements dmentir les conjectures les mieux raisonnes, vous avez
raison et jai fait de mme
439
.
Pour tre la hauteur des vne
ur
, toujours en veil pour happer les on-dit qui circulent . Pour faire par
ui connaissent, il faut leur donner soi-mme des nouvelles. U
adeur doit donc recevoir rapidement de ses autorits de tutelle tous l
mportants sur les vnements en cours susceptibles de lintresser. U
ans cesse actualis permet de conjecturer prcisment. Mais il faut trier l
s, en sparant les faits conformes la vrit, de ceux qui sont faux
ent vraisemblables. Les vnements doivent tre
chiavel suggre une grande prudence dans les missives la centrale :
Comme le fait de laisser tomber de vos lvres une telle sentence
serait odieusement prtentieux, on a coutume, dans ce genre de lettres,
de recourir lartifice suivant : on expose les ngociations en cours,
les hommes qui les conduisent, les diverses humeurs auxquelles ils
obissent, on crit quelque chose dans ce genre : tant donn toutes
les considrations que nous avons soumises, les hommes dexprience
qui se trouveront la Cour estiment quil peut sensuivre tels et tels
honneur bien d
men, il en a dshonor certains.
J ai constat que certains dentre eux, pour bien engraisser leurs
dpches de bonnes informations, enregistrent au jour le jour tout ce
quils peuvent apprendre, pour en rdiger tous les huit ou dix jours une
dpche dans laquelle ils font entrer tout ce qui leur parat raisonnable
dudit amas.
Ibidem, t.
439
II, p. 335.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 301
J ai constat que quelques hommes sages et experts en lart des
ambassades emploient ce procd : tous les deux mois, ils mettent sous
les yeux de leurs mandataires un rsum de la situation et des
cours
dip
r le prince, la frquence des disgrces ou des
fidlits, les lments corruptibles, notamment parmi les trangers. On doit
apprci la
faon d le
ainsi q du
monarq e
en cons
Lh le
dobser c n
tat. P ous les diplomates
florenti s devraient pratiquer comme un automatisme lui en tte :
vnements dans la cit ou le royaume o ils sont Orateurs. Chose qui,
lorsquelle est bien faite, honore grandement celui qui la pratique et
profite non moins grandement celui qui la lit : ce dernier sera mieux
mme de se dcider, sachant tout le dtail des vnements plutt que
sil lignore
440
.
Autrement dit, lart de lambassade est aussi un art du style et du dis
lomatique. Machiavel conseille enfin un exercice pratique au nouvel
ambassadeur de Florence en Espagne. Ce quil faut connatre puis faire parvenir
la Seigneurie ? Le caractre de lempereur, son autonomie dans sa gouverne, son
avarice ou son libralisme, son agressivit ou sa placidit, ses passions, comme
lamour de la gloire, sa rputation auprs de son peuple. Mais aussi son entourage,
la fortune de celui-ci, son emprise su
er le poids des puissants plus loigns, reprer les mcontents, tudier
ont ceux-ci peuvent nuire et sont utilisables, connatre la famille impria
ue ltat de son peuple. Sans oublier les intentions stratgiques
ue concernant lItalie Bref, Machiavel labore une mthode. Il termin
eillant de rviser les informations rgulirement et de les comparer.
omme est rompu une technique empirique mais aussi intellectuel
vation des relations internationales comme des stru tures princires du
dagogue de la chose, il dfinit ainsi la mcanique que t
n
Il est ncessaire de rafrachir la leon tous les deux ou trois mois, et
avec une telle dextrit, en y ajoutant quelques nouveauts, que cette
rptition ait tous les airs de la sagesse, de la ncessit, et non pas
dune pdante ostentation
441
.
440
Ibidem, t. II, p. 454-455.
441
Ibidem, t. II, p. 456.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 302
Art de la m
de lc a
ngociation, de la discrtion et du secret.
Son amiti fut protectrice, certes, mais intresse. Il demanda avec insistance
Mach es
alliance nclu une trve avec le roi de France ?),
sur les vnements et les rapports de force des annes 1513-1518. Il limplora de
lui
li le
tier.
Ma
Ma ui
servir p e
dans le sang, affirmant Vettori, dans sa rponse du 9 avril 1513 :
la tte avec mes visions. La fortune ma fait ainsi : je ne sais discourir
odestie, de la prudence, du travail bien inform et rgulier Un art
riture et de la prsentation, alli celui de la reprsentation, de l
De nombreux ambassadeurs reconnatront explicitement lintelligence hors du
commun de Machiavel en la matire. Cest le cas de Franois Vettori, rencontr
la cour dAllemagne.
iavel, alors disgraci et isol dans sa retraite campagnarde, son avis sur l
s (pourquoi lEspagne a-t-elle co
btir un trait de paix. Il soumit dailleurs les lettres exemplaires que lui
envoya lancien lgat des cardinaux influents et mme au pape, en lui lassurant
quil les lisait sans se les attribuer. Le 21 avril 1513, il avoue :
J e men rapporterai votre jugement car, toute flatterie mise part,
je lai trouv en cette matire plus sr que celui daucun autre homme
avec qui jai parl.
Le 3 dcembre 1514, il ajoute :
J e vous sais assez desprit pour tre sr que vous avez beau avoir
ferm boutique depuis plus de deux ans, vous navez pas oub
m
chiavel, touch, lui rpond par tape :
Mes rflexions ont un got de moisi : jai totalement cess de manier
ces affaires.
is il sexcute. Il envoie des rapports officieux un homme qui peut l
our rentrer en grce auprs des Mdicis. Il reconnat quil a la politiqu
Si je pouvais vous parler, je ne pourrais mempcher de vous casser
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 303
soie ou laine, bnfices ou pertes ; il me faut discourir des choses de
ltat, ou bien me vouer au silence
442
.
Il n u
mtier re,
aprs u e
et de ch
de la raison
443
.
on la
not
, et vous
ntier.
Tou en
extraor et
art, pre e avec la gnralisation des ambassades
a pas perdu la prudence ncessaire en deux ans dexil. Les ficelles d
sont toujours l. Dans une lettre inacheve Vettori, de 1513, on peut li
ne dmonstration montrant que le roi dEspagne avait us de plus de rus
ance que dhabilet et de sagesse :
En pareille matire, je nentends point gober des mouches et ne me
rends qu lautorit
Vettori comprend parfaitement la leon :
Ce nest nullement la passion qui a dtermin mon avis ; et je crois
bien quil en est de mme du vtre, car je ne vous ai jamais vu buter
dans une opinion, mais toujours cder devant les faits et nobir qu
la raison.
Machiavel garde la tte froide. Il analyse des situations complexes, sans cesse
changeantes. Comme le reconnat Vettori, les grands sont des hommes comme
tout le monde. Mais il est difficile danalyser rationnellement la politique, les
mobiles de princes chrtiens qui changent sans arrt de stratgie. La raison est
bonne conseillre en la matire. Elle dcouvre rapidement la nature humaine. Il
faut dsacraliser le pouvoir. Le rduire au simple jeu des intrts et aux vritables
mobiles. Derrire, il y a lhomme et ses passions. Cest ce que rappelait,
, Vespucci Machiavel le 13 octobre 1512 :
Vous connaissez la nature humaine, ses faux-semblants, ses
dissimulations, ses hypocrisies, ses jalousies et ses haines
savez aussi quels sont ceux dont dpend notre poque lhomme tout
e
t cela, le lgat le comprit. La diplomatie constitua pour lui un moy
dinaire de pntrer lessence de la politique comme la nature humaine. C
sque invent la Renaissanc
442
Ibidem, t. II, p. 335.
443
Ibidem, t. II, p. 342.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 304
permanentes, apprit dun ct ceux qui le pratiquaient dans des temps de
vio
alises et normalises, il fallut dployer
une
l dans cet art nouveau. Il a forg son regard cette double
mt
re dun prince (on
sait ce quil pensait de la plupart dentre eux et de leurs faiblesses personnelles),
mais s ret
machia ait
forg dans sa pratique de lart diplomatique plus que dans une thorie personnelle
qui et t machiavlique dans lme. On a vu combien Machiavel exigeait de
prudence et dhonntet dans la profession dambassadeur. Dans Le Prince et
dans les Dis
moyen as
lence politique, des notions effectives de prudence, de cryptage et
dchiffrement des messages, bref, de dissimulation
444
. Mais de lautre, avec la
ncessit dtablir des reprsentations ritu
science de lobservation extrmement affte et un systme dinformation
rgulier destination des mandataires.
Machiavel a excel
hodologie. Celle de la description et de lanalyse rationnelle, mais aussi celle,
moralisatrice et thtrale tout la fois, des configurations, des rapports de force
stratgiques, de la connaissance des logiques de situation. Et de lutilisation des
masques, travers les jeux dangereux et piquants du secret.
Dans un article stimulant
445
, Michel Senellart considre que Machiavel a
introduit l (dans la thorisation par crit) une nouvelle manifestation du pouvoir,
fonde non plus sur le caractre visible de la figure exemplai
ur lart de simuler et de dissimuler. Nuanons cet avis. Le sec
vlien, en tant que technique nouvelle de la puissance politique, fut en f
cours, il tira simplement les leons de la ncessit dutiliser parfois le
de mentir, la ruse, la simulation et la dissimulation. Mais ne lui prtons p
444
Nous remercions affectueusement Constanze Villar pour nous avoir initi
erche en science politique
lUniversit Montesquieu de Bordeaux. On peut consulter sur ce sujet neuf
l e,
L F,
1 e auteur, Espions et Ambassadeurs au temps de Louis XIV,
Paris, Fayard, 1990. Sur le secret, trois tudes sont utiles ici : Institutio
ris, Presses de
la Sorbonne nouvelle, 1997.
445
Michel Senellart, Simuler et dissimuler : lart machiavlien dtre secret
la Renaissance , in Histoire et secret la Renaissance, op. cit., p. 99-106.
aux secrets de la diplomatie, sa spcialit de rech
ouvrage dirig par Lucien Bly, rendant compte dun premier colloqu
Invention de la diplomatie. Moyen ge, Temps modernes, Paris, PU
98, et du mm 9
arcanae. Thorie de linstitution du secret et fondement de la politique , de
J ean-Pierre Chrtien-Goni (in Le Pouvoir de la raison dtat, op. cit., p.
135-189) ; J acques Stern, La Science du secret, Paris, Odile J acob, 1998 ;
Franois Laroque, dir., Histoire et secret la Renaissance, Pa
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 305
de mau de
gouver
Le ercha avec finesse et habilet
dmasquer ceux ports par les hommes de pouvoir dont on le chargeait
pro
ment des calculs secrets des puissants,
comme le jeu intellectuel danalyse stratgique et conjoncturelle quil dployait
quotidi ri
du 9 a nsi un risque de
dformation professionnelle : trop mentir, trop utiliser ou voir partout des
mas Il crit Franois Guichardin, le
17 mai 1521 :
: il y a beau temps que je ne dis jamais ce que je crois et
ais ce que je dis, et sil mchappe parfois quelque
rme que dans le fond !
Le fait quil fut empch de lexercer, tout en tant replong dans le monde
paysan s
grands es
rpubliques et les empires. Lidologie professionnelle du lgat traverse les
manuscrits rdigs de faon serre dans son criture ordonne, droite et propre de
secrtaire de la Seigneurie. Cela lui permit den rencontrer une autre : celle de
vais desseins : point pour en faire un moyen systmatique et permanent
nement !
diplomate usa la fois de masques et ch
fessionnellement de deviner les intentions. Plus que de la ruse des princes,
nous sommes en prsence, avec lui, de la ruse du diplomate. Ruse qui sert un
pouvoir collectif, non un intrt personnel. Ruse qui masque pour mieux
dmasquer. Parfois cependant, le dchiffre
ennement, troubla sa raison, le perturba. Il parle, dans une lettre Vetto
ril 1513, de ses visions . Mais surtout, il rvle ai v
ques, on ne sait plus o se trouve la vrit.
Quant aux menteries des habitants de Carpi, je suis capable de leur
en revendre tous, car il y a beau temps que je suis pass docteur en
et art [] c
que je ne crois jam
brin de vrit, je lenfouis dans tant de mensonges quil est difficile de
la retrouver
446
.
On comprend mieux ainsi la perturbation de lusage des codes et des masques,
de la prudence, de laffterie, de tous les comportements refouls quexige la
profession de diplomate. Cependant, cest certainement parce quil lavait
pouse en profondeur que Machiavel put, lors de son exil, contraint au silence,
produire loeuvre que lon connat. Tant dans la fo
, lui permit de transposer son exprience sur le papier, de retrouver le
travers loeuvre des vieux auteurs sur les royauts, les cits, l
fficielles, t. II, p. 447.
446
Lettres familires et o
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 306
lhomme de thtre, pas si loign que cela de cette diplomatie qui fut bien la
profession de sa vie.
Le Shakespeare florentin
Retour au sommaire
On comprend mieux ainsi cette compensation personnelle : linvestissement
de Machiavel dans la cration thtrale. Le bannissement, le temps libre, lui
per
u-del de linfluence
du modle humaniste, la distance du Machiavel dramaturge est ne la fois de
lha la
haute voix des lettres de crance. Lenvoy parle aussi de faon code, pratique la
tion et le secret. Il observe silencieusement, retire sans les arracher les
ma
dirige
les
secre
D
vers l
donn
quelq
mirent de lire et de relire les auteurs latins dchiffrs durant sa vie
estudiantine. Mais surtout, cart de la comdie humaine en direct et de la scne
politique, cest bien dans lcriture quil ralisa autant que dans les traits
politiques ce dtachement extrieur de lobservateur qui se met en recul, que lon
ressent ds ses premires oeuvres potiques et thtrales. A
bitus professionnel puis de frustration du Machiavel diplomate qui exera
toujours son mtier de faon boulimique et tendue.
Il existe videmment des liens anthropologiques entre la profession de
diplomate et le thtre. Dabord lutilisation de masques, dans les deux cas, mais
pas dans le mme sens. Le diplomate se trouve en reprsentation quasi thtrale
sur la scne publique, ce que montrent les cortges dentre dans un tat, une cour
ou une capitale, comme les protocoles, les crmonies dintronisation, la lecture
discr
sques des puissants qui dissimulent leurs actes. La dmarche de dvoilement se
de la scne publique vers le monde de la puissance qui commandite
pion dor quest lambassadeur. On va de la lumire vers lombre. Du
t au discret, du silence vers le silence.
ans la cration thtrale, on va plutt de lombre vers la lumire. Du bruit
e bruit. On se trouve en prsence dune logique inverse de la rvlation. On
e voir, de faon exhibitionniste, dans le but de faire rire un public friand et
ue peu voyeur, les secrets que des personnages fabriqus dissimulent de
factice sur une scne artific faon ielle. Secrets privs, comme ceux de tout un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 307
chacun. Ou secrets publics. Effet en tout cas dun regard en miroir, aussi
complexe que celui des diplomates.
Les masques, si importants la Renaissance, furent ritualiss dans leur usage
thtral, carnavalesque, mais aussi politique, notamment dans les bals et les ftes
de cour. Cette invention lointaine glisse une sorte de double entre celui qui
obs
Le masque politique reprsente implicitement le double dune humanit
douteus ux
carnava t,
on la es
Masque un
pisode de la vie politique du temps de Pier Soderini, premier Gonfalonier de la
cit
447
ent traduit LAndrienne, une pice de Trence, il
sera
Le masque, dguisement burlesque des carnavals ou de la Commedia
dell
erve et les hommes eux-mmes. sa manire, elle introduit une reprsentation
silencieuse ou explicite des faux visages que laisse tomber le porteur de masque
pour dissimuler ses intentions.
Dans son Brviaire des politiciens, dailleurs, Mazarin, orfvre en la matire,
conseillait un fuyard dmasqu, en proie des poursuivants :
Prends un caparaon rversible pour ton cheval, et pour toi de grands
manteaux de couleurs diffrentes.
Emporte aussi un masque de parchemin peint de chaque ct avec un
visage diffrent, que tu pourras mettre dans un sens ou dans lautre
quand bon te semblera.
e, qui se dissimule. Machiavel lui-mme, amoureux des trs bea
ls florentins et fascin par les masques, aurait crit symptomatiquemen
vu, en 1504, avant mme son exil forc, une comdie intitule L
s, hlas perdue, qui dcrivait, sur le modle des Nues dAristophane,
Aprs avoir galem
aussi, rappelons-le, lauteur des comdies succs sur la ruse amoureuse de
La Mandragore et de La Clizia, joues dans plusieurs villes, notamment au
moment des carnavals. Le thtre fut pour lui comme un refuge et un subterfuge
utilisant des ombres masques Quoi dtonnant ?
Arte, outil dexpression et de caricature, libre le rire, fait passer le message
du dramaturge via le personnage masqu, vers celui qui voit le masque. Mais il
revt aussi une connotation dmoniaque, suspecte et dangereuse, puisquil
, La Pliade, op. cit., p. 4.
447
Edmond Barincou, Prsentation de loeuvre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 308
dfigure et dissimule. linverse du masque antique, qui fixait ad aeternam la
persona, en donnant un visage sans nom la personne morte, celui de 1500
impose un voile sur une bouche qui parle. Mlange du grotesque et du
terrible
448
. Lusage du masque permet surtout celui qui le manipule, le
dramaturge, de critiquer, de mettre en scne une certaine libert de parole,
relativement tolre, de jongler avec les personnages, de rvler ou de dvoiler
des intrigues. Machiavel ret cne un pouvoir transpos
quil net jamais dans sa vie de diplom
rapports secrets o il reproduisait aussi les discours de ses personnages et rvlait
s plus intimes. Discours sur les discours des puissants, puis sur
le
n. Le ralisme et le profond
pes
rouva dans ses mises en s
ate, sauf peut-tre dans la rdaction de ses
leurs intentions le
genre humain. Par compensation, Machiavel devint dmiurge, prince des
planches, tout en faisant clater son rire, prsent en lui, dans nombre de ses lettres
familires ou officielles, la fois humour et rsurgence populaire du comique
carnavalesque florentin. Grce au thtre, cette machine produire masques et
rires, il put donner libre cours sa vision du monde. Exprima-t-il celle-ci
clairement ?
Nous sommes en prsence, travers les deux figures du diplomate et du
dramaturge, dune vision comique, certes, mais aussi dun recul tragique,
distanci, la faon de La Bruyre. Bref, dun regard surdtermin par la
prudence et le respect distant du lgat en missio
simisme seraient-ils chez Machiavel le symptme dune dformation
professionnelle ? Lhomme se montre sans cesse sceptique, comme il lavoue
dans une lettre de fvrier 1513 Pier Soderini, o il se livre plus qu
laccoutume
449
:
J e mtonnerais de cela, si le sort ne men avait tant fait voir, et de
tant de couleurs, que jen suis rduit ne plus gure mtonner de rien
et avouer que ni la lecture ni laction ne mont appris goter ce que
font les hommes et la faon dont il le font.
448
Cf. ce propos ltude dAndr Chastel, Masque, mascarade, mascaron ,
in Fables, formes, figures, I, op. cit., p. 249-258. Cf. galement Fernand
Braudel, Le Modle italien, op. cit., p. 132-146.
449
Lettres familires et officielles, t. II, p. 326-327.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 309
Concernant les actes humains, il crit, avec le mme scepticisme l encore, le
contraire de ce que certains tenants du machiavlisme ont cru quil pensait :
En toute chose, il faut considrer la fin, et non les moyens. J ai
constat que des conduites opposes aboutissaient un seul et mme
stins.
fort le savoir ;
e vous dire la
ienne.
e elle a donn aux hommes divers
isages, leur a pareillement donn divers esprits et diverses fantaisies.
e qui voit russir ad votum tous ses dsirs,
homme fortun, est celui qui a la chance de rencontrer la minute
ait toujours de lennemie,
sensuit que cest la fortune qui change, commande aux hommes et les
rsultat, que bien des gens agissant diffremment obtenaient les
mmes effets []. On a vu, on voit encore tous les princes [] qui
conquirent royaumes et territoires ou qui les perdent, toujours au gr
du hasard, et ce sont alors louanges quand il conquiert, vituprations
quand il perd, et lorsque cest aprs une longue priode de prosprit
quil seffondre, loin de chercher la faute l o elle est, on accuse le
ciel et la dfaveur des de
Mais do vient-il que la diversit de leur conduite sert ou dessert les
hommes indiffremment ? J e lignore, et je dsirerais
aussi, pour connatre votre opinion ce sujet, oserai-j
m
J e crois que la nature, tout comm
v
Il en rsulte que chacun se comporte suivant son gnie et sa fantaisie ;
comme dautre part les poques elles-mmes et les conjonctures se
trouvent diverses, lhomm
l
propice son comportement ; et contrairement, linfortun est celui
dont le comportement ne tombe pas daccord avec le temps et la
conjoncture.
De quoi il peut fort bien dcouler que deux hommes qui se comportent
de manire oppose aboutissent un seul et mme rsultat, parce que
chacun deux peut avoir rencontr sa chance, les conjonctures
possibles tant aussi innombrables que les provinces et les tats. Mais
les temps et lesdites conjonctures changeant sans cesse, tant dans
luniversel que dans le particulier, et les hommes ne modifiant point
leurs fantaisies ni leurs faons de se comporter, il sensuit quon
rencontre la Fortune un jour amie, un jour ennemie.
Et vraiment celui qui serait assez sage pour avoir connaissance du
temps et de la conjoncture propices, et pour se rgler sur eux, aurait
toujours fortune amie, ou du moins se garder
et le dicton se trouverait vridique que le sage commande aux astres
et aux destins. Mais comme ces sages-l nexistent pas, les hommes
ayant la vue courte, et tant incapables de commander leur nature, il
tient sous le joug []. Cruaut, perfidie et impit contribuent
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 310
asseoir le prestige dun conqurant nouveau, dans la province mme
o lhumanit, la bonne foi et la religion ont longuement rgn, ni plus
ni moins que l o auront rgn cruaut, perfidie et impit, ce sont
lhumanit, la bonne foi et la religion qui contribuent la mme et
unique fin ; car, comme les amers corrompent le got et que les
douceurs laffadissent, les hommes se dgotent du bien et se
plaignent du mal.
Voici, au-del des dformations diplomatiques et thtrales de cette pense, la
morale dun homme n pauvre , rompu lcole des privations plus qu
celle des plaisirs
450
. Ce fut celle dun fonctionnaire peu fortun, comme tous
les fonctionnaires, fascin par la comdie humaine et ses multiples visages
ressemblant des masques.
Malgr son style pnitentiel et agressif, son idal de repentir et de conversion
concd contre on ne sait quel bcher, il se dfinissait lui-mme comme un
humaniste storico, comico e tragico : son autoportrait est sign ainsi, pour
lternit, dans une lettre Guichardin !
Machiavel, qui, dans le Chant de Carnaval des Esprits bienheureux, avait dj
crit en bon chrtien que tout ce qui nous sduit dans ce bas monde nest
abs
eux les jours de cette existence qui ma tout lair dun
.
Hom en
riant de
olument quun vain songe , fit aussi cet autre aveu Franois Vettori, le 18
mars 1512, dans des termes peut-tre inverss, mais qui font bien avorter les
contradictions de sa pense et de sa vie de simple croyant :
Nous allons tous les jours chez quelque fille pour reprendre des
forces. Hier, nous nous sommes amuss aller voir passer la
procession dans la maison de la Sadra di Pero ; cest ainsi que nous
tuons le temps au moyen de ces flicits accordes tous, en gayant
de notre mi
451
songe
me de masques contemplant son double, que pouvait rvler dautre
lui ce Shakespeare florentin ?
Ibidem, t. II, p. 332.
450
451
Ibidem, t. II, p. 333.
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Machiavel, un penseur masqu ?
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