Combien vous avez de titres au
foible hommage que je vous présente ! Je
vous dois plus que la vie ; vous avez été
mon premier instituteur. Je n’oublierai
jamais ces jours de mon enfance, où me
menant avec vous dans des promenades
solitaires, vous m’entreteniez du génie
précoce de Paschal et du Tasse, et
me faisiez lire la vie de ces deux grands
hommes. Grâces à vous, mon coeur palpitoit
déjà au nom de la gloire. Je n’oublierai
jamais qu’à ces premières lectures,
vous fîtes bientôt succéder celles de
Télémaque et de la Jérusalem délivrée.
Quel charme je trouvai à
ces deux ouvrages ! Comme je m’intéressois
aux scènes champêtres qui les
embellissent ! Calypso, dans son isle,
Erminie, parmi des bergers, firent
couler mes premières larmes de plaisir.
Je dois à cette éducation mon amour pour
la campagne et la poésie : oui, c’est vous
qui m’aurez fait poëte, si l’ouvrage que
je vous offre peut toutefois me mériter ce
nom.
Mais quand je n’aurois pas ce motif
pour mettre le fruit de douze années de
travaux sous les auspices de mon père,
les leçons de vertu, les exemples de piété
filiale, de tendresse fraternelle, de
bienfaisance même que vous m’avez donnés,
(car vous m’avez fait voir que l’homme,
qui n’est pas riche, peut faire encore du
bien) ne me commanderoient-ils pas ce
que je fais aujour d’hui par un libre mouvement
de mon coeur ? Vous vouliez avant
tout que je fusse bon, et vous l’étiez vous-même
en m’apprenant à l’être. Ah ! Puisse
ce tribut de ma tendre vénération et de
ma reconnoissance, vous prouver que je
n’ai pas tout-à-fait négligé vos avis ! Je
me flatte du moins que vous retrouverez
dans mes vers ce respect pour les moeurs,
cet amour de la vertu, ce sentiment des
choses honnêtes que je puisai près de vous
dans mes premières années. Que d’autres
jugent mes foibles talens ; vous, mon
père, jugez l’âme de votre fils, et
applaudissez lui, si elle a quelques traits
de ressemblance avec la vôtre.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/519-20
Ambitieux rival des maîtres de la lyre,
Qu’un autre des guerriers échauffe le délire ;
Qu’un autre, mariant de coupables couleurs,
Soit le peintre du vice, et le pare de fleurs :
Moi, voué jeune encor à de plus nobles veilles,
Moi, qui de la nature observai les merveilles,
J’aime mieux du soleil chanter les douze enfans,
Qui d’un pas inégal le suivent triomphans,
Et de signes divers la tête couronnée,
Monarques tour-à-tour, se partagent l’année.
Sur la roche sauvage où le chêne a vieilli
J’irai m’asseoir ; et là, dans l’ombre recueilli,
À l’aspect de ces monts suspendus en arcades,
Et du fleuve tombant par bruyantes cascades,
Et de la sombre horreur qui noircit les forêts,
Et de l’or des épis flottant sur les guérets ;
À la douce clarté de ces globes sans nombre,
Qui flambeaux de la nuit rayonnent dans son ombre ;
À la voix du tonnerre, au fracas des autans,
Au bruit lointain des flots se croisans, se heurtans,
De l’inspiration le délire extatique
Versera dans mon sein la flamme poétique,
Et parcourant les mers, et la terre, et les cieux,
Mes chants reproduiront tout l’ouvrage des dieux.
Bienfaiteur des mortels, ô géant invincible ;
Dont l’hercule Thébain fut l’image sensible ;
Toi qui combats toujours, et toujours plus ardent ;
De triomphe en triomphe atteins à l’occident ;
Toi qui de la nature enfantas l’harmonie,
Ô soleil ! C’est toi seul qu’implore mon génie.
Sois l’astre de ma muse, et préside à mes vers :
Comme toi, mon sujet embrasse l’univers.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Mars.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/523-46
Grossis par le torrent des nèges écoulées,
Les fleuves vagabonds roulent dans les vallées ;
Et les rochers de glace aux Alpes suspendus,
Sous un ciel plus propice amollis et fondus,
Se changent en vapeurs, et pèsent sur nos têtes.
La mer gronde ; les vents précurseurs des tempêtes
Courent d’un pôle à l’autre, et tourmentant les flots,
Entourent de la mort les pâles matelots.
Mais du joug de l’hyver la terre enfin se lasse :
La terre, trop long-temps captive sous la glace,
Lève ses tristes yeux vers le père des mois,
Et frissonnante encor remplit l’air de sa voix.
Dispensateur du jour, brillant flambeau du monde ;
Des vapeurs, des brouillards perce la nuit immonde ;
Impose un long silence aux aquilons jaloux,
Et rens à mes soupirs le printems mon époux.
Elle se tait : le Dieu, sensible à sa prière,
Remonte à l’équateur ; là, r’ouvrant sa carrière,
Il chasse au loin l’hyver, repousse les autans,
Et des rives du Nil appelle le printems :
« Prens tes habits de fleurs, mon fils ; prens la ceinture
Qui pare tous les ans le sein de la nature ;
Va : la terre soupire, et ses flancs amoureux
Attendent la rosée et tes germes heureux :
Mon fils, va la remplir de ton ame éthérée. »
Le printems à ces mots fend la plaine azurée,
Et porté mollement sur l’aîle des zéphirs,
De l’hymen créateur vient goûter les plaisirs.
La terre, devant lui frémissant d’allégresse,
S’enfle, bénit l’époux qu’imploroit sa tendresse ;
L’embrasse, le reçoit dans ses flancs entrouverts :
La séve de la vie inonde l’univers.
De cet hymen fécond, dieux, quels biens vont éclore !
Déjà d’un feu plus vif l’Olimpe se colore.
Le Bélier, du printems ministre radieux,
Paroît, et s’avançant vers le plus haut des cieux,
De la terre amoureuse annonce l’hyménée,
Et vainqueur de la nuit, recommence l’année.
À peine dans les airs dévoile-t-il son front,
Que soudain tressaillant dans son antre profond,
L’immortel océan gronde, écume de joie,
S’élève, et sur la plage à grands flots se déploie.
Sa vague mugissante appelle à d’autres bords
Ces vaisseaux, que l’hyver enchaînoit dans nos ports.
Les voilà donc ces jours si rians, si prospères,
Ces jours qui tarissoient les larmes de nos pères !
Tous les ans, quand l’hyver dans son obscurité
Engloutissoit leur Dieu, le Dieu de la clarté,
Un long deuil sur les murs des sacrés édifices
S’étendoit ; et l’autel privé de sacrifices,
Sans brâsier, sans parfum, sans lampe, sans flambeau,
Figuroit le soleil éteint dans le tombeau.
Durant trois jours entiers consacrés aux ténèbres,
Aux lamentations, aux pleurs, aux chants funèbres,
Ils craignoient que leur Dieu brisé par un géant
N’entraînât avec lui l’univers au néant.
Mais sitôt que vainqueur de cette nuit funeste,
Il rallumoit ses feux sous le Bélier céleste,
Les brâsiers, les flambeaux, éteints sur les autels,
Brilloient, renouvellés aux regards des mortels ;
Des nuages d’encens emplissoient les portiques,
Et le prêtre et le peuple, en de joyeux cantiques,
S’écrioient : "notre Dieu renaît à la clarté ;
Célébrons son triomphe : il est ressuscité. "
Pouvoient-ils en effet refuser leur hommage
À l’astre, qui des dieux est la plus belle image,
Quand ce roi de lumière au Bélier de retour,
De ses douze palais recommençoit le tour ?
Lorsque des premiers tems l’antique témoignage,
Par la voix des vieillards confirmé d’âge en âge,
Disoit aux nations, en de sublimes vers,
Qu’au printems, le cahos enfanta l’univers ?
La terre aime à le croire et le répète encore.
Oui, dit on, le printems a vu le monde éclore ;
Il a vu dans les airs monter le front des bois ;
Du premier rossignol il entendit la voix ;
Les fleuves devant lui jaillirent des montagnes,
Et son souffle épura les célestes campagnes :
Siècle heureux, siècle d’or, trop chéri des neuf soeurs,
Qui cent fois de cet âge ont chanté les douceurs.
Si j’en crois leurs concerts, le monde à sa naissance,
Ainsi que dans la paix, vivoit dans l’innocence.
Des moeurs, et point de loix ; du moins nul souverain
Ne les faisoit parler sur des tables d’airain.
Les orages, les vents se taisoient : la froidure
Respectoit les beaux jours, les fleurs et la verdure.
Les flots rouloient captifs dans leur vaste bassin ;
Et tandis qu’aux zéphirs la terre ouvrant son sein,
Sans jamais s’épuiser, partout faisoit éclore
Les plus doux fruits, mêlés aux dons rians de flore,
Les agneaux et les loups ensemble confondus
Caressoient les mortels sur la mousse étendus.
Tous amis, tous égaux, les mortels sans envie
Dans un calme profond laissoient couler leur vie :
La flutte doucement soupiroit sous leurs doigts ;
Ils chantoient ; les troupeaux bondissoient à leurs voix :
Le tigre étoit lié d’une invisible chaîne,
Et le miel distilloit de l’écorce du chêne.
Oh ! Comme le mensonge à l’aide des beaux vers
Peut aisément tromper ce crédule univers !
Nous vantons le bonheur de ces belles journées,
Qu’aux premiers des humains firent les destinées ;
Et jamais il ne fut d’âge plus malheureux.
Les élémens impurs, luttans sans cesse entr’eux,
Sur le monde naissant promenoient le ravage.
L’océan mutiné s’égaroit sans rivage.
Ce globe sur son axe encor mal affermi,
Flottoit d’un pôle à l’autre ; et long-tems endormi,
Le soleil au hazard éclaira la nature.
Les champs, terreins fangeux, languissoient sans culture,
Eh ! Comment les dompter ? Le génie inventeur
N’avoit point amolli le fer agriculteur.
Les besoins dévorans, l’importune détresse
De l’homme foible et nud châtioient la paresse :
Une horrible maigreur déformoit tous ses traits.
Jetté par les destins au milieu des forêts,
Sur la ronce épineuse errant à l’aventure,
Il demandoit au chêne une vile pâture ;
Heureux de la ravir, armé d’un pieu sanglant,
Au vorace animal qui s’engraisse de gland.
Maintenant regrettez, chastes soeurs d’Aonie,
De l’univers naissant les vertus, l’harmonie,
Et son Dieu protecteur chassé par Jupiter !
Votre heureux siècle d’or fut un siècle de fer.
C’est nous, nous qui vivons sous l’empire d’Astrée :
Enfans et favoris de Saturne et de Rhée,
Nous voyons tout renaître au gré de nos desirs ;
La terre sans repos travaille à nos plaisirs,
Et le ciel étoilé roule en paix sur nos têtes.
Si des climats de l’ourse, escorté des tempêtes,
Revole tous les ans le démon des hyvers,
Le printems à son tour console l’univers.
Tout germe devant lui, tout se meut, tout s’avive.
L’onde étincelle et fuit d’une course plus vive ;
La pelouse déjà rit aux piés des côteaux :
Partout, un suc laiteux gonfle les végétaux.
Ce fluide invisible, errant de veine en veine,
Sur les prés rajeunis fait monter la vervene,
Qui demandoit la paix au nom des rois vaincus ;
Il bleuit l’heppatique, il dore le crocus,
Et du plus doux parfum nourrit la violette,
Humble fleur, qui déjà pare l’humble Colette.
Jusqu’au fond des forêts, l’arbre imbibé des sels,
Que la terre a reçus dans ses flancs maternels,
Quand l’hyver attristant les climats qu’il assiège,
Les voiloit de brouillards, les tapissoit de nège,
L’arbre sent aujourd’hui sa séve fermenter :
Dans ses mille canaux libre de serpenter,
De la racine au tronc, et du tronc au branchage
Elle monte, et s’apprête à jaillir en feuillage.
Redouble, heureux printems, redouble tes bienfaits !
Qu’en tous lieux, aux rayons des beaux jours que tu fais,
Des végétaux amis la foule t’environne !
Prête au chêne affermi sur les monts qu’il couronne,
Prête un suc astringent, qui par un prompt secours,
De mon sang épanché doit rallentir le cours :
Donne au riant ormeau la liqueur épurée
Par qui s’éteint l’ardeur de la fièvre altérée ;
Au frêne, la vertu de consoler les yeux
Affoiblis et blessés de la clarté des cieux ;
Au tilleul... mais hélas ! Quel mortel peut connoître
Tout le pouvoir des sucs que ta chaleur fait naître ?
Linné, qui d’un regard à la Parque fatal
Débrouilla le cahos du règne végétal ;
Adanfon et Jussieu, ces fidèles oracles
D’un monde, où la nature a semé les miracles,
Mille fois en perçant, et les bois épineux,
Et les vallons déserts, et les rocs caverneux,
N’avouèrent-ils point qu’à la foiblesse humaine
Se cachoit la moitié d’un si vaste domaine ?
Sans doute à nos regards les temps pourront l’ouvrir ;
Mais par combien de soins il la faut conquérir !
La nature, semblable à l’antique Protée,
D’obstinés curieux veut être tourmentée ;
Elle aime les efforts des mortels indiscrets :
C’est l’importunité qui ravit ses secrets.
Vous donc, qui pleins d’ardeur épiez ses merveilles,
Ô sages, redoublez de travaux et de veilles !
La nature à vos yeux cèle encor bien des loix.
Savez-vous seulement quel pouvoir dans les bois
Ramène ces corbeaux, qui citoyens des plaines,
Y défioient du nord les piquantes haleines ?
Sur quel présage heureux en amour réunis,
Ils ont prévu le tems de réparer leurs nids ?
Comment, pour se construire un palais moins fragile,
Ils ont mêlé la ronce et le bois à l’argile ?
Qui leur en a tracé le contour régulier ?
Quel Dieu leur a prédit que le haut peuplier,
Et le pin, dont la cime a fui loin de la terre,
Leur prêtant contre nous un abri salutaire,
Défendroient leurs petits encor foibles et nuds ?
Que tes divers ressorts ne me sont-ils connus,
Ô nature ! ô puissance éternelle, infinie,
De l’être et de la mort invincible génie !
Qu’avec plaisir mon luth proclameroit tes loix !
Mais je ne suis point né pour de si hauts emplois ;
Tu bornas mon essor : admirateur paisible
D’un cercle de beautés à tous les yeux visible,
Je dois, sans te surprendre aucun de tes secrets,
Couler des jours sans gloire au milieu des forêts,
Cueillir au bord des eaux la fleur qui va renaître,
Et poëte des champs, les faire aimer peut-être ;
Ce destin n’est pas grand, mais il est assez doux ;
Il cachera ma vie aux regards des jaloux.
Eh bien ! Champs fortunés, forêts, vallons, prairies,
R’ouvrezmoi les détours de vos routes chéries ;
La ville trop long-tems m’enferma dans ses murs.
Perdu trois mois entiers dans ses brouillards impurs,
J’échappe à ce séjour de boue et d’imposture :
Heureux de votre paix, retrouvant la nature,
Sur la mousse nouvelle et sur la fleur du thym,
Je vais me pénétrer des parfums du matin ;
Je vais sur les rameaux de Vertumne et de flore
Épier quel bouton le premier doit éclore.
Un bien manque pourtant à ma félicité :
Dans les champs près de moi je voudrois ma Myrthé.
Oh ! Si je puis la voir : oh ! Si je puis l’entendre...
L’écho de ces rochers en deviendra plus tendre ;
Tout fleurira plutôt dans mon riant séjour :
La femme que l’on aime embellit un beau jour.
Viens donc, femme adorable ; ah ! Viens, fuis cette ville,
Où de fourbes trompés rampe un monde servile :
Ce monde corrupteur n’est pas digne de toi.
Le printems et l’amour te rappellent à moi.
Me trompé-je ? Non, non : je vois Myrthé paroître ;
Myrthé vient habiter mon asyle champêtre.
Sans ornement, sans art, belle de ses appas,
Déjà dans nos vallons elle égare ses pas.
Cet air pur qu’à longs traits près d’elle je respire,
Ce verger qui blanchit, ce zéphir qui soupire,
Ce limpide ruisseau qui coule mollement,
Tout verse dans mon ame un doux ravissement.
Oh comme à mon bonheur ajoute l’espérance !
Mon oeil ne voit plus rien avec indifférence.
Ces rosiers, ces jasmins bientôt parés de fleurs,
Pour couronner Myrthé m’offriront leurs couleurs ;
C’est pour voiler nos feux des ombres du mystère,
Que la feuille renaît au bosquet solitaire ;
Quand l’été dévorant nous dardera ses traits,
Myrthé dans ce ruisseau baignera ses attraits.
Délicieux espoir ! ô félicité pure !
C’est l’amour qui m’apprend à sentir la nature.
De quel nouveau plaisir mon coeur est enyvré,
Quand je vois un troupeau dans la plaine égaré
Bondir ; et près de lui, les bergers, leurs compagnes ;
Par grouppes varier la scène des campagnes,
En réveiller l’écho muet depuis long-tems,
Et saluer en choeur le retour du printems !
Mais dieux ! Quel noir penser attriste mon ivresse !
Ces agneaux sous mes yeux folâtrans d’allégresse,
Arrachés à leur mère, aux fleurs de ce côteau,
Iront dans les cités tomber sous le couteau.
Ils servent l’appareil d’un festin sanguinaire,
Où l’homme, s’arrogeant un droit imaginaire,
Tyran des animaux, étale sans remords
Ses meurtres déguisés, et se nourrit de morts.
Arrête, homme vorace, arrête : ta furie,
Des tigres, des lions passe la barbarie.
Jamais ces animaux dans le sang élevés
Du lait de la brebis ne furent abreuvés ;
Ils ne furent jamais revêtus de sa laine.
Le boeuf pour les nourrir féconde-t-il la plaine ?
C’est pour toi que sans fiel, docile à l’aiguillon,
Il creuse sous le joug un pénible sillon ;
Sa constance aux travaux rend tes guérets fertiles :
Et la mort est le prix de ses travaux utiles !
Et tu verses son sang ! Et tu manges sa chair !
Tu t’es donc fait, ingrat, des entrailles de fer ?
Je méconnois en toi l’auguste créature,
Que d’un limon plus doux façonna la nature,
Qu’elle forma sensible à la voix des douleurs ;
À qui seule, elle apprit à répandre des pleurs.
Tu dégrades ton nom ; et cruel à toi même,
Tu hâtes la lenteur de ton heure suprême.
Corrupteur de ton sang, le sang des animaux
Y dépose, y nourrit le germe de tes maux,
De la fièvre en ton sein fait bouillonner la flamme,
Et porte le délire au siége de ton ame.
Maudit soit le mortel, qui du fruit des buissons
Dédaigna le premier les natives moissons,
Et broya sous ses dents, par la rage égarées,
Les chairs de sa victime en festin préparées !
Hélas ! Depuis ce jour l’homme s’est fait au sang.
Le plus fort du plus foible a déchiré le flanc ;
La discorde a semé la haine, les allarmes,
Et la tendre pitié s’est endurcie aux larmes.
Ah ! S’il faut qu’aujourd’hui ne soient plus révérés
Du sage de Samos les principes sacrés,
S’il faut de notre goût réveiller la paresse
Par des mets, qu’assaisonne une fatale adresse,
Du moins, n’insultons pas aux brames innocens,
Qui du boeuf, du taureau maîtres reconnoissans,
Laissent, exempte enfin des soins du labourage,
Leur vieillesse expirer en un gras pâturage :
Doux repos, douce mort, qu’ils ont bien mérités.
Dans nos champs, en ce mois, voyez de tous côtés
Ces animaux, fumans de sueur, de poussière,
Ouvrir et renverser la glèbe nourricière ;
Cependant que leur guide, au chant vif et joyeux
De l’oiseau qui s’élève et retombe des cieux,
Sur le soc reluisant la main appesantie,
Presse de l’aiguillon leur marche rallentie.
Le prodigue semeur suit d’un pas mesuré ;
Il verse, et le blé noir, et le millet doré,
Et l’orge, ami d’un sol mêlé d’un peu d’arène :
La herse aux longues dents marche et ferme la scène.
Pour la neuvième fois le jour darde ses traits.
Déjà le laboureur retourne à ses guérets ;
Et la moisson naissante à ses yeux se déploie.
Alors entre l’espoir, et la crainte, et la joie,
Étendant vers le ciel ses vénérables mains,
Il invoque celui qui nourrit les humains.
« Grand Dieu ! Les ouragans, et la grêle, et l’orage
T’obéissent : dis-leur d’épargner mon ouvrage.
Charge les doux zéphirs de la fécondité :
Qu’ils unissent la pluie à la sérénité,
Et que de ton soleil la flamme créatrice
Change en épi cette herbe, et que l’épi mûrisse.
Dieu juste ! J’ai peut-être un droit à tes bienfaits.
Des rigueurs de l’hyver j’ai porté tout le faix ;
Tu l’as vu : quand la glace attristoit la nature,
Sans feu, sans vêtement privé de nourriture,
J’entendois près de moi, nuds et mourans de faim,
Ma femme et mes enfans me demander du pain.
Hélas ! à mes enfans, à ma femme, à moi-même,
Épargne désormais cette indigence extrême,
Et n’abandonne plus aux autans déchaînés,
Et mes grains, et mes fruits par l’orage entraînés :
Ils sont tout mon espoir ; qu’ils soient ma récompense. »
Il prie encor, il prie ; et d’un nuage immense,
Son oeil épouvanté voit les flancs épaissis
S’élargir, s’allonger sur les monts obscurcis,
Descendre en tourbillon dans la plaine, et s’étendre,
Et rouler : un bruit sourd au loin s’est fait entendre.
Le nuage en tonnant s’ouvre, et les étendards,
Et l’éclat des mousquets hérissés de leurs dards,
Flottant comme la mer qui balance son onde,
Les chevaux hennissans, et le bronze qui gronde,
Les clairons, les tambours, les trompettes, les cors,
Tourmentant les échos d’homicides accords,
Tout annonce le Dieu... le monstre de la guerre.
Au fracas répété de son roulant tonnerre,
Les cheveux sur le front hérissés de terreur,
Pâle, et l’oeil égaré, s’enfuit le laboureur :
Il s’enfuit en pleurant les trésors de la plaine.
Enfans, mères, vieillards éperdus, hors d’haleine
Désertent leur cabane, et par mille chemins,
Se dérobent en foule aux soldats inhumains.
Du titre de valeur déguisant leur furie,
Et ravageant la terre au nom de la patrie,
Des assassins payés, dans le creux des sillons,
D’un camp dévastateur plantent les pavillons.
Bientôt de leurs drapeaux la campagne couverte
Se transforme en arêne à l’homicide ouverte,
Où des hommes de fer, en bataille formés,
Se lancent des regards de carnage affamés,
Hommes nés pour les rois, instrumens de colère,
Hâtez-vous ; par le sang gagnez votre salaire.
Du combat tout-à-coup le signal est donné,
Mille bouches de bronze à la fois ont tonné.
Tout s’ébranle : le plomb que le salpêtre embrase,
Tombe en grêle de feu sur les rangs qu’il écrase :
Et des troncs mutilés, et des membres épars,
Dans les champs de Cérès volent de toutes parts.
Déjà le feu se tait : le glaive lui succède.
Les deux partis rompus que la fureur possède,
L’un vers l’autre élancés, de plus près combattans,
Se croisent, et de meurtre à l’envi dégoutans,
Aveugles, effrénés, s’exterminent en foule.
Le vaincu mord la poudre, et le vainqueur le foule.
De la gloire à l’instant le fantôme imposteur
Proclame les forfaits de ce jour destructeur,
Promet à des brigands un beau nom dans l’histoire,
Et faisant le ciel même auteur de leur victoire,
Sur les corps entassés dont regorgent ces lieux,
Force leur bouche impie à rendre grace aux dieux.
Taisez-vous, assassins : ces hymnes, ces cantiques,
Ces drapeaux appendus sous nos sacrés portiques,
Ces concerts d’instrumens à vos fureurs si doux,
Au tribunal des dieux s’élèvent contre vous,
Oui, contre vous, ô rois ! Dont l’orgueil sanguinaire
Arma ces meurtriers d’un glaive mercenaire.
Répondez : quand ce peuple, et libre, et triomphant,
Avec cette candeur qui guide un foible enfant,
Déposa dans vos mains l’épée et la couronne,
Quand il vous fit asseoir dans la gloire du trône,
Vous dit-il : « De mes biens, de mes jours à ton gré,
Use en maître absolu ? Prends ce glaive sacré,
Égorge-moi : je veux que mon sang t’appartienne ;
Pour volonté, pour loi, je n’aurai que la tienne. »
Rois, soyez détrompés : le peuple est avant vous.
Si par nous vous regnez, regnez aussi pour nous.
Renfermez, étouffez les foudres de la guerre ;
Et protecteurs d’un art bienfaiteur de la terre,
Imitez du Cathay les sages potentats :
Voici, voici les jours, où leurs vastes états
Résonnent de leur nom béni dans les campagnes.
Quand l’aube, en blanchissant le faîte des montagnes,
Ramène
le soleil vers le Bélier doré,
Précédé de sa cour, de ses fils entouré,
Sur un char triomphal le prince asiatique
Monte, et s’avance en pompe armé d’un fer rustique.
C’est Triptolême assis dans le char de Cérès.
Un vallon, dont l’hyver a mûri les guérets,
Ouvre un théâtre auguste à la foule accourue
Des citoyens, voués aux soins de la charrue.
Eh quel si grand spectacle appelle leurs regards ?
Le triomphe annuel du plus noble des arts ;
Un prince laboureur qui descendu du trône,
Doit devant la charrue abbaisser la couronne.
À ses yeux paternels, tant le fer nourricier
Est plus noble et plus saint que l’homicide acier !
Il descend de son char ; d’un pas grave il s’avance.
On se tait : au milieu de ce profond silence,
Seul, il parcourt le champ qu’il doit rendre fécond,
S’y prosterne, et neuf fois le touche de son front.
Un autel de verdure à ses côtés s’élève.
On le pare de fleurs, on y dépose un glaive.
Des mains d’un jeune prince un bucher allumé
Exhale dans les airs un nuage embaumé.
Au bruit des chants joyeux, que la fière trompette
De ses éclats roulans accompagne et répète,
De jeunes laboureurs amènent en dansant
Au pié du roi-pontife un taureau mugissant ;
Des fleurs parent sa tête et pendent en guirlande.
Le prince au Dieu du ciel consacre cette offrande ;
Il prie : et le taureau, frappé d’un coup mortel,
Meugle, chancele, et tombe aux marches de l’autel.
Tandis que du bucher la flamme étincelante
Dévore en pétillant la victime sanglante,
Le maître de l’empire, armé d’un aiguillon,
Guide le soc poudreux, ouvre un premier sillon,
Et d’une main prodigue y dépose en semence
Ces grains, dont le Cathay nourrit un peuple immense.
Jour rayonnant de gloire, où ce sage empereur,
Au rang de mandarin place le laboureur,
Qui soumit une plaine inculte, et fit éclore
De nouvelles moissons sur un sol vierge encore !
Et des rois, pour enfler l’orgueil de leurs drapeaux
Feront gémir les champs sous le faix des impôts !
Et leurs loix dévoûront aux fureurs de la guerre
Le paisible sujet qui féconde la terre !
Ô dieux ! Quand cessera l’injurieux oubli,
Où le premier des arts languit enseveli ?
Ne verront-ils jamais, ces cruels politiques,
Que leur pouvoir n’est rien sans les travaux rustiques ;
Que Mars peut bien un tems prêter quelque splendeur,
Mais qu’un jour malheureux abbat cette grandeur ;
Mais que Cérès est tout ; mais qu’une paix profonde
Est la base solide où leur gloire se fonde !
Tu l’avois bien compris ce secret des états,
Ô toi, le plus aimé de tous les potentats,
Toi qui seras long-temps pleuré dans notre histoire,
Henri, lorsqu’à regret contemplant ta victoire,
Tu t’écriois : "je veux aux enfans des hameaux,
De nos troubles civils faire oublier les maux ;
Je veux que leurs regards chérissent ma présence,
Que ce bon peuple heureux chante ma bienfaisance,
Et que de leur bonheur s’accroisse mon pouvoir. "
Tu le savois aussi, toi qui nous as fait voir
L’âme d’un citoyen au séjour des esclaves,
Turgot, sage Turgot ! De cruelles entraves
Enchaînoient dans leur course et Bacchus et Cérès.
Quelle main osera les venger ? Tu paroîs ;
Et soudain je les vois, pour enrichir ton prince,
Librement circuler de province en province :
Le commerce renaît, prend un vol plus hardi ;
Et les moissons du nord nourrissent le midi.
Ministre, de qui Rome eût adoré l’image,
Au nom du laboureur, je viens te rendre hommage ;
Ton éloge en ce jour me doit être permis.
Quand la faveur des rois te faisoit des amis,
Je me suis tû : mon vers suspect de flatterie
Eût été vainement l’écho de la patrie.
Mais lorsque tu n’as plus d’autre éclat que le tien ;
Lorsque de ton pouvoir mon sort n’attend plus rien,
Je puis, libre de crainte ainsi que d’espérance,
Bénir mon bienfaiteur et l’ami de la France.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Avril.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/587-114
Des cavernes du nord l’hyver s’est échappé.
Il revient, de frimats encor enveloppé,
À la faveur des nuits secouer la froidure,
Glacer la tendre aurore, effrayer la verdure,
Et des tyrans de l’air à grand bruit escorté,
Flétrir dans les jardins le printems attristé.
Imprudens arbrisseaux, qui trop pressés d’éclore
Cachiez vos fruits naissans sous les habits de Flore,
Que vous êtes changés ! Comme une seule nuit
En vous décolorant a brûlé votre fruit !
Plus lente à prodiguer sa première largesse,
La vigne auprès de vous montre plus de sagesse ;
Pour renaître, elle attend qu’un fougueux ennemi
Laisse au trône des airs le printems affermi.
Cet hyver cependant qui ramène la glace,
Cet aquilon jaloux du zéphyr qu’il remplace,
Sont des frêles boutons les utiles vengeurs :
Ils apportent la mort aux insectes rongeurs,
Nés en foule aux rayons d’un soleil trop propice.
Le feuillage à ce peuple eût offert un hospice ;
Et par eux dépouillé de son beau vêtement,
L’arbre au jour de sa force eût langui tristement.
Nouveau bienfait encor : ce souffle de Borée
Repousse les vapeurs que l’humide Nérée
En nuages épais déployoit dans l’éther,
Et dont l’amas vers nous envoyé par l’auster,
D’une pluie à longs flots sur nos bords déchaînée,
Eût peut-être englouti tout l’espoir de l’année.
Mais l’air moins rigoureux par degrés se détend.
Le dieu du jour, armé d’un feu plus éclatant,
Triomphant de la nuit en resserre l’empire :
L’hyver fuit sans retour, et la terre respire.
Une seconde fois le printems lui sourit ;
Son amour la féconde : elle enfante et fleurit.
Je vois au front des bois la verdure renaître.
L’ombre jeune commence à descendre du hêtre ;
Et les pasteurs couchés sur de rians tapis
Réveillent par leurs chants les échos assoupis.
Vous, qui pour mieux jouir des charmes de l’étude
Avez de mon Tibur cherché la solitude,
Chantre du beau Pâris, et toi, jeune inspiré,
De vénérable Homère interprête sacré,
Laissez quelques instans reposer votre lyre,
Ô mes amis ! Sortons ; et qu’un nouveau délire,
Puisé sur la hauteur des rochers d’alentour,
À de plus grands travaux nous enflamme au retour.
Dieux ! Comme le printems repeuple ces vallées
De mugissans troupeaux, de légions aîlées !
À leur tête paroît cet oiseau passager,
Qui pour nous des beaux jours est l’heureux messager.
Auprès de son amant éclot la tourterelle ;
Elle éclot et
pour vivre et pour mourir fidèle.
De canetons rameurs ces étangs sont couverts.
La compagne du cocq, les yeux sans cesse ouverts,
De ses nombreux poussins marche et glousse entourée.
Déployant au soleil son aîle diaprée,
La colombe renaît pour le char de Vénus.
Au souffle caressant des zéphyrs revenus,
L’abeille, à qui son sexe a mérité le trône,
D’un nouveau peuple accroît l’honneur de sa couronne ;
Et du sein des taillis les folâtres pinsons,
Répondant aux bouvreuils cachés sous les buissons,
De chants harmonieux emplissent les campagnes,
Et r’enflamment l’amour dans leurs froides compagnes.
Il méritoit donc bien, le deuxième des mois,
Que Vénus à son cours présidât autrefois ;
Que sous des noms divers, le peuple issu d’Énée,
L’invoquant au réveil de la nouvelle année,
Pour elle, éternisât le culte, les autels,
À sa gloire érigés par les premiers mortels !
Vénus représentoit l’invisible puissance,
Par qui dans l’univers tout reçoit la naissance.
Vénus pare les champs de grace et de beauté ;
Vénus remplit les mers de sa fécondité.
Elle est au haut des cieux l’immortelle Uranie,
Qui des astres errans entretient l’harmonie.
Les bois à son aspect verdissent leurs rameaux :
Son souffle y reproduit mille essaims d’animaux.
Dans l’humide fraicheur des gazons qu’elle foule,
Avec leurs doux parfums les fleurs croissent en foule ;
L’océan lui sourit, et l’olympe azuré
Verse en paix sur la terre un jour plus épuré.
Ah ! Puisque ton pouvoir gouverne la nature,
Que l’homme, de tes mains, attend sa nourriture,
Bienfaisante Vénus ! épargne à nos guérets
La rouille si funeste aux présens de Cérès ;
Abreuve-les plutôt de la douce rosée.
Que les sucs, les esprits de la séve épuisée
Dans ses canaux enflés coulent plus abondans ;
Qu’ils bravent du soleil les rayons trop ardens ;
Et que le jeune épi sur un tuyau plus ferme
S’élève, et brise enfin le rézeau qui l’enferme.
Nos vœux sont exaucés. Le sceptre de la nuit
À
peine autour de nous a fait taire le bruit.
Une moite vapeur dans les airs répandue
S’abbaisse, et sur les champs comme un voile étendue
Distille la fraicheur dans leurs flancs altérés.
Cet humide tribut a rajeuni les prés ;
Et le roi des sillons qu’un verd plus frais colore
L’épi germe, et s’élance impatient d’éclore.
Mais hélas ! Et les maux et les biens rassemblés
Naissent chez les humains l’un à l’autre mêlés.
La vapeur de la nuit aux fromens si propice
Féconde le chardon ; il croît sous leur auspice :
L’avoine les domine, et l’ivraie à son tour
Les couvre de son ombre épandue à l’entour.
C’est à vous d’extirper ce fléau des campagnes,
Vous de l’agriculteur les actives compagnes :
Rassemblez vos enfans ; et tous, le fer en main
Prudemment dans les blés vous ouvrant un chemin,
Allez porter la guerre à l’herbe usurpatrice :
Qu’un chariot l’emporte et le bœuf s’en nourrisse.
L’insecte, qui nous file un riche vêtement,
Vous rappelle et demande un nouvel aliment.
De ce ver printanier la nombreuse famille,
Éclose après huit jours, et murmure et fourmille.
La feuille de Thisbé germe, s’ouvre, mûrit ;
Le ver croît avec elle : il croît, il s’en nourrit.
À ce ver cependant la moitié de la vie,
Par un triste sommeil, comme à nous, est ravie.
De langueur accablé quatre fois il s’endort ;
Mais sorti quatre fois des ombres de la mort,
Il reparoît, vêtu d’une robe nouvelle :
Telle à chaque printems Myrthé renaît plus belle.
Las de ramper sans gloire, il gravit un roseau,
Où déployant d’abord un informe rézeau,
Bientôt de sa filière il tire, il développe
Un tissu, qui plus riche en globe l’enveloppe :
Sous des sables profonds par lui-même entassés,
Ainsi bornant le cours de ses flots dispersés,
Le Rhin cache au soleil son onde languissante.
L’insecte scelle enfin sa tombe jaunissante,
S’assoupit ; et son corps en nymphe transformé
Sous un habit de deuil languit inanimé.
Mais, ô brillant prodige ! ô riante merveille !
Dans la nuit du tombeau par degrés il s’éveille ;
Changée en papillon la nymphe disparoît.
Déja du globe d’or qu’il habite à regret,
Il frappe à coups pressés la jalouse clôture ;
Il la brise, il en sort. Docile à la nature,
Qui l’appelle à sa fin par l’attrait des desirs,
Il s’avance au trépas en cherchant les plaisirs,
Il voit, bientôt il joint son amante immobile,
L’échauffe en la frappant de son aîle débile,
L’ombrage, la remplit de sa fécondité,
En flots d’amour s’épuise, et meurt de volupté.
L’amante après deux jours à périr condamnée
Verse ses tendres œufs, l’espoir d’une autre année ;
Œufs où repose en germe un peuple industrieux,
Qui fidèle héritier de l’art de ses ayeux
Doit à sa race encor léguer son industrie,
Et toujours reproduit enrichir ma patrie.
Ma patrie !... à ce nom si doux et si chéri
Jusqu’au fond de mon cœur je me sens attendri.
Un penser douloureux, qui pourtant a des charmes
Et me trouble et m’oppresse, et fait naître mes larmes.
Ô murs de Montpellier ! ô mon premier séjour !
Le mortel vertueux qui me donna le jour
Habite votre enceinte, et le sort m’en exile.
Quand pourrai-je rentrer dans ce modeste azile,
Où sans cesse attentif à mes besoins nouveaux,
Il prodiguoit pour moi le prix de ses travaux ;
Où sa sévérité me cachant sa tendresse,
De ma raison trop lente il hâtoit la paresse,
Me formoit aux vertus, et portoit dans mon coeur
La noble soif d’un nom des ténèbres vainqueur !
Dieux ! Couronnez mes jours d’un destin plus prospère,
Et je vole à l’instant dans les bras de mon père ;
Je lui rendrai son fils si long-temps attendu,
Ce fils, que pour la gloire il crut trop-tôt perdu.
De mes foibles talens il recevra l’hommage ;
Il entendra ces vers pleins de sa douce image ;
Et des larmes de joie échappant de ses yeux,
Peut-être en m’embrassant il bénira les cieux.
Et toi, cité fameuse, ô moderne épidaure,
Conserve-moi long-tems ce père que j’adore !
Conserve son épouse, en qui dès le berceau
J’ai retrouvé le coeur de ma mère au tombeau ;
Veille sur tous les miens : et ma reconnoissance
Publîra qu’en ton sein j’ai reçu la naissance.
Je dirai qu’en tes murs règne un sexe enchanteur ;
Je peindrai son oeil vif, son parler séducteur,
Son front, où la gaîté s’allie à la noblesse,
Ses graces, son esprit et sa svelte souplesse :
Né pour sentir l’amour et par l’amour formé,
Tendre et constant, il aime ainsi qu’il est aimé.
Dois-je de ton printems vanter le long empire,
Ton sol toujours fécond, l’air pur qu’on y respire,
Le parfum de tes vins mûris dans le gravier,
Le front de tes côteaux qu’ombrage l’olivier,
Des plus riches moissons tes champs dépositaires,
Tes eaux, tes fruits, tes bains, tes plantes salutaires ;
Ce célèbre conseil de mortels bienfaisans,
Instruits à prolonger la trame de nos ans ;
Tes savans, de qui l’oeil armé d’un regard ferme
Surprend la vérité dans la nuit qui l’enferme ;
Tes comices enfin, où du peuple et des rois
La sage liberté pèse et fixe les droits ?
Je chanterai sur-tout ce grand, ce rare ouvrage,
Qui de l’antique Rome eut lassé le courage ;
Ces trois ponts, qui de loin vers tes murs dirigés
Arrivent dans ton sein, l’un de l’autre chargés,
Et par mille canaux épanchent en fontaine
Le liquide tribut d’une source lointaine.
Mais dans ton souvenir égarés trop long-tems
Mes vers, ô ma patrie ! Oublioient le printems ;
Et cependant ce Dieu, dans sa route première,
Ramène le taureau couronné de lumière :
L’attele au char du jour, et le voit plus hardi
À pas précipités s’enfuit vers le midi.
À son aspect les fleurs, ces astres de la terre,
Dans leur nouvel éclat repeuplent mon parterre.
Quel riche coloris ! Quelle aimable fraicheur !
Le narcisse, amoureux de sa douce blancheur,
La marie à l’azur du fidèle Hyacinte.
Le cyclamen, sorti des forêts de zacynthe,
A couronné son front à demi-languissant
D’un panâche, où reluit un rouge éblouissant
J’avance ; et j’apperçois près de la frétilaire
L’anémone à Vénus toujours sûre de plaire ;
Et l’élégante iris qui retrace à mes yeux
Dans sa variété l’arc humide des cieux ;
Et l’humble marguerite à des lits de verdure
Prêtant le feu pourpré d’une riche bordure.
Me serai-je trompé ? Non ; la jonquille encor
Offre à mon oeil ravi la pâleur de son or.
Je te salue, ô fleur ! Si chère à ma maîtresse,
Toi, qui remplis ses sens d’une amoureuse ivresse ;
Ah ! Ne t’afflige point de tes foibles couleurs :
Le choix de ma Myrthé te fait reine des fleurs.
Pour couronner enfin les richesses qu’étale
Des jardins renaissans la pompe végétale,
La tulipe s’élève. Un port majestueux,
Un éclat qui du jour reproduit tous les feux,
Dans les murs byzantins méritent qu’on l’adore,
Et lui font pardonner son calice inodore.
Je ne m’étonne point qu’à l’école des fleurs
La peinture ait appris le secret des couleurs.
Cet art, qui maintenant sous sa touche savante,
Par des sucs nuancés rend la toile vivante,
N’eut d’abord, pour former quelques traits indécis,
Que la craie, et les bois dans la flamme noircis.
L’amoureux Pauzias, rival de la nature,
Créa du coloris la magique imposture.
Un jour que de Glycère accusant les mépris,
Il exhaloit sa plainte au temple de Cypris,
On dit qu’à ses regards l’indulgente immortelle
Apparut, lui sourit : "contemple, lui dit-elle,
Autour de mon autel ce frais tissu de fleurs.
Que ta main sur la toile en fixe les couleurs ;
Reviens m’en faire hommage : et le coeur de Glycère
De ton art aggrandi sera le doux salaire ".
Dans l’oeil de Pauzias, la déesse à l’instant
Imprima du génie un rayon éclatant.
Plein d’un feu créateur il sort, trace, colore
D’un rapide pinceau les dons rians de Flore,
Et les porte aux autels, où Glycère à son tour
Doit offrir des bouquets à la mère d’amour.
Glycère arrive, approche : ô surprise inouie !
Elle voit près du lys la rose épanouie.
"Eh ! Quelle main, dit-elle, a d’un art délicat,
En imitant ces fleurs, reproduit leur éclat ? "
Le jeune artiste alors brûlant d’espoir s’élance,
Tombe aux pieds de Glycère, et rompant le silence :
"C’est moi, moi qui jaloux d’obtenir un regard,
Pour vous ai reculé les bornes de mon art.
Vos bouquets, des couleurs m’ont appris l’harmonie ;
J’aimois : à mon amour je dois tout mon génie. "
Ces mots, qui de Glycère ont chatouillé l’orgueil,
Changent en doux regards la fierté de son oeil ;
Un souris la trahit : et sa bouche elle-même
Presque sans son aveu prononce : je vous aime.
Vous donc, qui décorez ce théâtre inconstant,
Où l’homme ainsi que vous ne brille qu’un instant,
Belles fleurs, égayez nos fêtes bocagères.
Vous êtes l’ornement des modestes bergères,
Celle, qui de l’hymen va prononcer les voeux,
D’une fleur veut au moins embellir ses cheveux.
La compagne des rois vous mêle à sa couronne.
Therpsicore, Comus de festons s’environne :
Et la religion assise à ces autels,
D’où sa terrible voix tonne sur les mortels,
Au retour du printems, de guirlandes parée,
Adoucit de ses traits l’austérité sacrée.
D’où naissent cependant ces reflets variés,
Pour colorer ce globe, avec art mariés ?
Ces teintes dans les fleurs dorment-elles cachées ?
Faut-il que du soleil les flammes épanchées
Éveillent leur paresse, ou bien l’astre du jour
Les feroit-il pleuvoir de son brillant séjour ?
La nature, long tems sans voix et sans oracle,
Dans une nuit profonde enferma ce miracle :
Mais si-tôt que Newton, cet aigle audacieux,
En face eût regardé le roi brûlant des cieux,
L’homme brisa les fers de l’ignorance antique :
L’homme fut possesseur des secrets de l’optique.
Dans les angles d’un verre en prisme façonné,
Il vit que du soleil un rayon émané
Déployoit sept couleurs de nature première :
Il reconnut enfin que ces traits de lumière,
Ou seuls, ou combinés en différens accords,
D’une teinte céleste empreignoient tous les corps.
Combien de tant d’éclat la vue est enchantée !
Je vois l’aube étaler son écharpe argentée ;
Et l’aurore sa soeur, qui d’un pourpre riant
Entremêle l’or pur dont se peint l’orient ;
Et le fleuve en son lit paisiblement s’étendre
Sous des rets transparens, colorés d’un verd tendre.
Là, des profondes mers l’habitant écaillé
Lève un dos épineux richement émaillé.
Dispersé sur la rive, ici, le coquillage
Des plus belles couleurs réfléchit l’assemblage.
Le corail dont Thétis a bordé ses déserts,
L’hôte rampant des bois, l’enfant aîlé des airs,
L’inconstant papillon, la bourdonnante abeille,
La bergère, et les fleurs qui parent sa corbeille,
Tout forme autour de nous un cercle radieux,
Un dédale magique où s’égarent nos yeux.
Mais c’est Iris sur-tout, glorieuse courrière,
Qui des feux les plus vifs a semé sa carrière :
C’est aujourd’hui qu’aux champs par la pluie humectés,
Je vais revoir son front resplendir de clartés.
Un nuage, chargé de cette eau salutaire
Que le taureau prodigue à la soif de la terre,
S’élève, s’épaissit ; et du soleil naissant
Tandis qu’il fait pâlir le disque éblouissant,
Le zéphyr, qui des bois agitoit la ramure,
Tout-à coup de son vol assoupit le murmure ;
Il se tait : avec lui les airs semblent dormir.
Le feuillage du tremble a cessé de frémir.
Les flots sont déridés. D’un meuglement sauvage,
Le boeuf n’attriste point les échos du rivage,
Et l’arbre n’entend plus de sons mélodieux.
L’homme au milieu des champs lève un front radieux :
L’ame ouverte à l’espoir, il jouit en idée
Des plaisirs et des biens que versera l’ondée.
Elle a percé la nue ; elle coule : un doux bruit
À peine dans les bois de sa chûte m’instruit :
À peine goutte-à-goutte humectant le feuillage,
Laisse-t-elle à mes yeux soupçonner son passage.
L’urne des airs s’épuise : un frais délicieux
Ranime la verdure ; et cependant aux cieux
Le soleil, que voiloit la vapeur printanière,
Commence à dégager sa flamme prisonnière :
Elle brille. Le Dieu transforme en vagues d’or
Les nuages, flottans dans l’air humide encor,
Jette un rézeau de pourpre au sommet des montagnes,
Enflamme les forêts, les fleuves, les campagnes,
Et sur l’émail des prés étincelle en rubis.
Jusqu’au règne du soir, les tranquilles brebis
De leurs doux bêlemens remplissent la colline ;
L’ormeau plus amoureux vers le tilleul s’incline ;
Zéphyre se réveille, et le chant des oiseaux
Se marie en concert au murmure des eaux.
Enfin dans un nuage, où l’oeil du jour se plonge,
La ceinture d’Iris se voûte en arc, s’allonge,
Et du flambeau du ciel décomposant les feux,
Du pourpre au double jaune, et du verd aux deux bleus,
Jusques au violet qui par dégrés s’efface,
Promène nos regards dans les airs qu’elle embrasse.
Salut, gage riant de la sérénité !
Les sources, d’où jaillit l’éclat de ta beauté,
Pour nos grossiers ayeux ne furent point ouvertes.
Tel est l’arrêt du sort. Les nobles découvertes
Chez les foibles humains n’arrivent qu’à pas lents.
Le tems seul peut prêter des aîles aux talents ;
Ce Dieu, qui détruit tout, donne à tout l’existence.
Ses mains, en nous armant d’audace et de constance,
Ses mains ont façonné le verre scrutateur,
Qui du ciel sous nos yeux abbaisse la hauteur.
C’est lui qui de l’aiman a trahi le mystère :
Soudain l’homme a couvert l’océan solitaire ;
Et bravant les rochers, les trombes, les typhons,
Tranquille, il s’est assis sur des gouffres sans fonds.
Voyez-vous, aujourd’hui que les vents plus propices
De la mort, sous ses pas, ferment les précipices,
Comme il ose, ombragé d’une forêt de mâts,
Chercher, nouveau Jason, de plus riches climats ?
Il part... ah ! S’il est vrai que le sceau du génie
Atteste sa grandeur, c’est depuis qu’Uranie
Le guide sur les flots où règnent ses projets ;
C’est depuis que les vents, devenus ses sujets,
Dans les replis enflés du lin qui les embrasse,
Suivent en dépit d’eux la route qu’il leur trace.
Oui, modernes Typhis ; oui, c’est par vos travaux,
Que peut-être les dieux ont trouvé des rivaux.
Enfanté loin des mers et n’aguère sauvage,
L’homme encor n’avoit point approché leur rivage :
Il erroit sur les monts. Tout-à-coup à ses yeux
L’océan déploya jusqu’aux bornes des cieux
Sa surface mobile, immense, solitaire.
Saisi d’étonnement, l’homme y cherche la terre ;
La terre a disparu : monotone désert,
L’empire seul des eaux brille à l’oeil qui s’y perd.
Long-tems il contempla, dans un profond silence,
Cette plaine d’azur qu’un vent léger balance,
Et qui dans tous ses flots, mollement onduleux,
Répète le soleil, et s’argente à ses feux.
Tandis qu’il promenoit au loin ses yeux timides,
Un géant, du milieu de ces plaines humides,
S’élève sur le dos d’un tourbillon grondant :
Sa formidable main porte un large trident ;
Et malgré la vieillesse en tous ses traits sensible,
Son corps nerveux décele une force invincible.
Tout pâle à cet aspect l’homme frémit d’effroi ;
Il fuit. Le Dieu lui crie : « Arrête ; écoute-moi.
Par de là cet espace où s’étend mon empire,
Sous ce même soleil, plus d’un peuple respire :
Il y vit étranger à tes arts, à tes biens,
Comme toi-même ici tu l’es encor aux siens.
Descends de tes rochers ; viens, franchis la barrière,
Qui de ces bords lointains te ferme la carrière.
Unis, il en est tems, par des liens sacrés
Ces peuples, que les dieux ont en vain séparés ;
Échange les trésors fruits de ton industrie,
Et fais du monde entier une seule patrie.
Les plus affreux périls vont assaillir tes jours ;
Je ne te cele pas qu’ils renaîtront toujours.
Veux-tu que devant toi je les appelle ensemble ?
Regarde : sous tes yeux mon pouvoir les rassemble. »
Il dit. Soudain les flots de son trident frappés
Par les vents orageux roulent enveloppés,
Se heurtent à grand bruit, retombent, se soulèvent,
Se creusent en abyme, en montagne s’élèvent.
La face du soleil pâlit ; et les éclairs
En longs serpens de feu se croisans dans les airs,
Redoublent en fuyant ces ténèbres profondes,
Restes du vieux cahos ramené sur les ondes.
Le calme reparoît ; mais ce calme est trompeur.
Des flots qu’il a pompés en subtile vapeur,
Le soleil de retour charge un nuage humide,
Tournoyante colonne, immense pyramide,
Qui va cacher sa base au séjour lumineux,
Et pesant sur les flots, monte et baisse avec eux.
Enfin cédant au poids des eaux qu’elle ramasse,
La trombe, comme un roc, épouvantable masse
Tombe, ébranlant la mer jusqu’en sa profondeur.
Là, contre des écueils d’une énorme grandeur,
La vague en bondissant heurte, et brisant ses lames,
Du fluide électrique en fait jaillir les flammes :
Ici, le flot coupé de rapides courans
Tourbillonne, et s’entrouvre en gouffres dévorans.
D’un effroyable amas de rocs, de monts de glace,
Plus loin, la vaste mer hérisse sa surface.
Ces rochers voyageurs jusqu’au ciel entassés,
Et par les vents fougueux en tumulte poussés
Se croisent, et rompus de leurs piés à leur cime,
De leur choc ruineux font retentir l’abyme.
À leur bruit, à l’aspect de ces flots menaçans,
L’homme, par la terreur lié dans tous ses sens,
Et trop peu fait encor à dompter sa foiblesse,
L’homme alloit refuser sa future noblesse ;
Quand le Dieu bienfaisant qui lisoit dans son coeur :
« Espère la victoire, et tu seras vainqueur ;
Dit-il : si tu reçus le génie en partage,
Par de hardis travaux accroîs cet héritage.
Ne sais-tu point que l’homme est né pour tout oser ?
La mer a des périls ! Ose les mépriser ;
Viens sur un frêle bois leur disputer ta vie ;
Viens : d’immortels succès ton audace est suivie.
J’aime à te les prédire ; oui, je vois tes enfans,
Dans mes vastes déserts, s’avancer triomphans.
Aux climats qu’elle habite, ils ont surpris l’aurore ;
L’occident les appelle, ils y volent encore ;
L’océan
du midi reconnoît leur pouvoir,
Et le pôle glacé s’accoutume à les voir. »
Il dit et disparoît. Une flamme rapide
S’allume au coeur de l’homme ; et d’un oeil intrépide
Mesurant ce théâtre, où la gloire l’attend :
« J’y regnerai, dit-il. » Il le jure. à l’instant
Les sapins abbattus se creusent en nacelles :
La rame les emporte, et leur prête des aîles :
Bientôt la voile ajoute à ces premiers essais ;
Et courant chaque jour de succès en succès,
Les navires, guidés par l’éguille polaire,
Cherchent enfin des bords qu’un autre ciel éclaire :
L’univers étonné s’est aggrandi par eux.
Mais que nous abusons des biens les plus heureux !
La voix de l’intérêt nous façonnant au crime,
Nous irons marchander l’homme foible, qu’opprime
La verge d’un tyran corrompu par notre or ;
Et nous l’acheterons, pour le revendre encor.
Ah ! Pourquoi falloit-il qu’affamés de fortune,
Nous fissions abhorrer l’art qui soumet Neptune ;
Cet art, qui rapprochant tous les peuples entre eux,
Devroit n’en faire, hélas ! Qu’un seul peuple d’heureux ?
Mais parlez : de quel droit plonger dans l’esclavage
L’homme innocent et doux, que vous nommez sauvage ?
Jamais dans vos foyers, barbare conquérant,
A-t-il porté le glaive et le feu dévorant ;
Et repassant les flots sur des nerfs fugitives,
A-t-il jamais traîné vos épouses captives ?
Content des simples fruits que la palme enfantoit,
Au fond de ses déserts, paisible, il habitoit :
Il y seroit encor sans vous, sans la furie,
Qui tourmente ses jours, l’arrache à sa patrie,
Et l’emporte, à travers l’océan écumeux,
Vers des bords, que le crime a rendus trop fameux.
Eh bien ! Qu’un Dieu vengeur des enfans de l’Afrique,
Et du sang, dont le glaive inonda l’Amérique ;
Qu’un dieu dans ces climats vous poursuive ; et sur vous,
Des vents, des feux, des eaux déchaîne le courroux ;
Que sous vos pas, la terre ébranlée, entr’ouverte
S’abyme dans la mer de vos débris couverte ;
Et que votre supplice épouvante à jamais
L’avare imitateur de vos lâches forfaits !
Un dieu m’entend. Je vois, sous le brûlant tropique,
L’ouragan ménacer le Pérou, le Mexique ;
La mer s’agite, gronde : et ses flots épaissis,
L’air de soufre infecté, les astres obscurcis,
Le flambeau de l’éclair et la voix du tonnerre
Aux tyrans du Potose ont déclaré la guerre.
Tous les vents à la fois déchaînés et sifflans
Luttent contre la terre, et déchirent ses flancs.
Des nouvelles cités les fondemens s’écroulent.
Les fleuves dans leur lit en écumant se roulent ;
Et surmontant ses bords de roches hérissés,
La mer couvre les toîts de ses flots élancés.
Aux lieux, où s’étendoit une riche campagne,
Nouvel Etna, s’élève une ardente montagne.
De ce gouffre brûlant, s’élancent confondus
Et des globes de flamme, et des rochers fondus ;
La flotte, loin du port par les vents dispersée,
Périt en tournoyant, sous l’abyme enfoncée.
L’homme en vain fuit la mort : la mort vole et l’atteint.
L’un pâle, échevelé, demi-nud, l’oeil éteint,
Sur les corps foudroyés d’un fils et d’une mère,
Charge son dos tremblant de son malheureux père ;
La terre sous ses pas s’ouvre, et l’ensevelit.
Éveillé par les feux qui dévorent son lit,
L’autre près de sa femme à demi-consumée,
Expire dans les flots d’une épaisse fumée.
Sous les loix de l’hymen, l’avare Sélimour
À la riche Mirinde engageoit son amour.
La lampe d’or brûloit dans la demeure sainte,
Et l’encens le plus doux en parfumoit l’enceinte.
On voyoit dans les mains du ministre sacré,
Pour les jeunes époux, le voile préparé :
Le silence regnoit. Dans les flancs de la terre,
Par trois fois roule et gronde un sourd et long tonnerre.
Tous les fronts ont pâli. Le pontife tremblant
Embrasse en vain l’autel sous ses piés chancelant.
L’orage enfin éclate ; et la voûte écroulée
Ensevelit l’autel, le prêtre et l’assemblée.
Ah ! Fuyons ; renonçons à l’or de ces climats.
En vain cet or perfide y germe sous nos pas ;
Vainement, il jaillit des veines des montagnes,
Se mêle aux eaux du fleuve, et parcourt les campagnes :
Vous fait-il oublier, barbares habitans,
Ce courroux annuel, ces combats des autans,
Par qui furent cent fois les plaines ébranlées,
Et du vieux océan les bornes reculées ?
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Mai.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/5159-184
LES MOIS
DU PRINTEMS
MAI,
CHANT TROISIÈME.
Du mois, cher à Vénus, la courſe est terminée.
Son frère, nouveau Roi des beaux jours de l’année,
Deſcendu de l’Ether ſur un nuage d’or,
Aux graces du Printems vient ajouter encor.
Propice aux doctes Soeurs, il attend leur hommage :
Il vient le réclamer. Ah ! puiſſe son image
Reſpirer auſſi fraîche, auſſi belle en mes vers
Que les fleurs, dont lui-même embellit l’Univers !
Mais l’art a-t-il jamais égalé la Nature ?
Du plus ſavant pinceau la magique impoſture
Peut-elle, en déployant le charme des couleurs,
Saiſir dans tous ſes traits la plus humble des fleurs ?
Non, non : tous nos tableaux ſont bien loin du modèle,
Et nous n’offrons jamais qu’une esquisse infidèle.
Eh bien ! Dussé je voir mes informes essais
Avorter en naissant et languir sans succès,
J’aurai goûté du moins cette ivresse touchante,
Que donne la nature au mortel qui la chante :
Ses jours coulent en paix sous un heureux destin.
Qu’il est doux en effet, au retour du matin,
Qu’il est doux d’égarer sa vue et sa pensée
Sur cette plaine, au loin d’un beau verd tapissée !
Que j’aime à contempler ces vallons, enrichis
De superbes moissons et de pommiers blanchis ;
Ces limpides étangs, la paix de leur rivage,
Ces jardins, ces forêts, cette chaîne sauvage
De rocs, qui l’un sur l’autre au hazard suspendus ;
Couronnent vingt hameaux à leurs piés étendus ?
Ici, dans sa beauté le printems se déploie ;
Ici, sur le gazon, je renaîs à la joie ;
Je suis heureux : un calme, aussi pur que les cieux ;
M’enlève dans l’extase, et m’approche des dieux.
À moi-même rendu, je vais jouir encore,
Le long de ce ruisseau, que l’églantier décore,
Je promène mes pas de détour en détour ;
Je le vois se cacher, se montrer tour à tour :
Je descends avec lui dans la vallée ombreuse,
Agreste labyrinthe, où ma voix amoureuse
A soupiré jadis mes plaisirs, mes tourmens.
Ce lieu réveille en moi de trop chers sentimens,
Et par dégrés, au sein de la mélancolie,
Mon ame doucement tombe, rêve et s’oublie.
Quand frappé tout-à-coup d’une éclatante voix
J’écoute, et reconnois l’Orphée ami des bois,
Le tendre oiseau, caché sous un taillis sauvage,
De ses tons variés animant le rivage,
Traîne tantôt sa voix en soupirs languissans,
Tantôt la précipite en rapides accens,
La coupe quelquefois d’un gracieux silence,
Et plus brillant encor, la roule et la balance.
Vingt fois renaît le jour dans l’orient vermeil,
Tandis que cet oiseau refusant le sommeil,
S’obstine à célébrer son amoureuse histoire :
Hélas ! Il ne fait pas que ses chants de victoire
Avancent à la fois et présagent sa
mort.
Mais tout un peuple aîlé me sourit sur ce bord.
Peuple artisan du miel, tes jeunes colonies,
Que la nécessité de la ruche a bannies,
Murmurent, et sans ordre, en grouppes éplorés,
S’attroupant à l’entour de tes murs trop serrés,
Semblent se demander quelle injuste puissance
Ose ainsi les bannir du lieu de leur naissance :
Et comme parmi nous, quand la sédition
Cherche à briser le frein de la soumission,
On voit languir les bras, dont l’active industrie
À l’ombre de la paix nourissoit la patrie ;
Ainsi le peuple-abeille interrompt ses travaux :
Le miel ne coule plus en des rayons nouveaux.
L’aurore brille en vain ; la rose ranimée
Pour lui ne r’ouvre point sa feuille parfumée.
Enfin la jeune reine à son peuple attristé
Fait ouïr du départ le signal redouté ;
Au faîte de la ruche elle agite ses aîles :
On l’entoure, on la suit ; et désormais fidèles,
Ses sujets
bourdonnans respecteront ses loix.
Des bords du Ximois, tel Francus autrefois,
Conducteur adoré d’une flotte troyenne,
Le premier aborda les rives de la Seine,
Et bravant les gaulois jaloux de ses succès ;
Jetta les fondemens de l’empire français.
L’essaim, tremblant au bruit dont le tambour le frappe,
Sur un rameau voisin fond, et retombe en grappe.
Hâtez-vous, accourez vers ces enfans du ciel,
Ô vous, qui prétendez au trésor de leur miel,
Galathée, Amarille, érixane, Iphilisse !
Dans les flancs d’un panier parfumé de mélisse,
Agitez le rameau qu’ils tiennent embrassé ;
Que cet essaim conquis, au bord des eaux placé,
De nouveaux citoyens peuple votre héritage.
Déjà la colonie au-dehors se partage ;
Sans cesse elle voltige, ardente à dépouiller
Les lieux, qu’Opis et Flore ont pris soin d’émailler.
Mais que fais-je imprudent ? Moi chanter les merveilles
D’un peuple, à qui Virgile a consacré ses veilles !
Mânes de ce grand-homme, instruit par les neuf soeurs
À célébrer des champs les utiles douceurs,
Pardonnez à l’essor qu’a tenté ma foiblesse ;
Ou plutôt, donnez-moi la grace et la molesse,
Qui prêtent à ces vers je ne sais quel attrait,
Où le coeur le plus froid puise un tendre intérêt.
Eh ! Qui sait mieux que lui faire aimer ce qu’il chante !
Qu’ils sont vrais ses tableaux ! Que sa voix est touchante,
Soit qu’il dise l’amour, les combats des bergers,
Et les soins des guérets, des troupeaux, des vergers ;
Soit que de son bonheur faisant sa seule étude,
Il cherche des forêts l’obscure solitude ;
Ou que sur le Taigête, égarée en desirs,
Sa muse s’abandonne à d’innocens loisirs !
Est il un seul mortel, dont l’ame ne se plaise
À suivre le vieillard des rives du Galèse ?
Comme alors chaque vers, par un charme vainqueur,
Pénètre doucement jusques au fond du coeur !
Que d’un simple jardin la riante culture
Dit bien que le bonheur est près de la nature !
Sois mon guide, ô Virgile ! Et si je puis jamais,
Poëte voyageur, franchir ces hauts sommets,
Ces Alpes, vieux remparts de la belle Ausonie,
Si je puis voir les champs qu’illustra ton génie,
J’irai, j’en fais le voeu, j’irai vers ce tombeau,
Où sa muse, en pleurant, éteignit son flambeau.
Dans ce temple sacré tu me verras descendre ;
En redisant tes vers, je baiserai ta cendre ;
Et ton ombre, peut-être offerte à mon regard,
Instruira ma jeunesse aux secrets de ton art.
Plein de ce doux espoir, qui soutient mon courage,
Loin de toi cependant je poursuis mon ouvrage.
J’entends de nos bergers le cri tumultueux :
Il m’appelle au détour d’un sentier tortueux,
Qui de saules couvert, et tapissé de mousse,
Descend dans un bassin par une pente douce.
Là, pressés par les chiens, les troupeaux fugitifs
Se plongent, en poussant des bêlemens plaintifs ;
Ils nagent en tumulte et le crytal humide
Épure les habits de la race timide.
Elle attend pour sortir le signal du pasteur.
La trompe sonne. Alors, traînant avec lenteur
Le fardeau plus pesant de sa laine imbibée,
Elle gagne le bord, haletante, courbée,
Se dresse, et secouant les flots de sa toison,
D’une onde jaillissante arrose le gazon.
Elle s’avance enfin vers le lieu de la plaine,
Où l’acier rigoureux doit lui ravir sa laine,
Ici, Dolon poursuit le robuste bélier,
Et Lycas de vingt noeuds s’apprête à le lier.
Là, de bruyans ciseaux Nice et Phylis armées
Pressent de leurs genoux les brebis allarmées.
Votre frayeur est vaine, innocens animaux ;
Rassurez-vous : cédez aux enfans des hameaux
Cette toison, pour vous incommode parure ;
Et vous irez encor, errans sur la verdure,
Faire entendre aux vallons votre bêlante voix.
Jaloux de présider au plus riant des mois,
Les Gémeaux dans les airs ont déjà pris leur route.
Ils poursuivent la nuit sous la céleste voûte,
Et portés sur deux chars de lumière éclatans,
De l’
empire du jour prolongent les instans.
Mais la terre en reçoit un don plus cher encore.
Quand de leurs feux amis l’Olympe se décore,
L’homme, que la douleur traînoit vers le tombeau,
Voit de ses jours mourans ranimer le flambeau :
Son sang se renouvelle ; et son ame ravie
Bénit le mois des fleurs qui le rend à la vie.
Je l’ai goûté jadis le bonheur d’échapper
Aux horreurs de la mort : sa faulx m’alloit frapper ;
C’étoit, il m’en souvient, aux jours de mon bel âge.
Impatient de voir renaître le feuillage,
Et six mois à regret d’aiguevive exilé,
J’y volois, par l’amour et zéphyr rappellé.
La fièvre tout-à-coup dans mes veines s’allume ;
De ses feux inégaux la fièvre me consume.
Aux enfans de Chiron mes larmes ont recours ;
Ils ne m’offroient, hélas ! Qu’un stérile secours.
Je vis la tombe ouverte, et d’horreur l’ame atteinte,
Je m’écriai, poussant une voix presqu’éteinte :
« Ô mort, suspends tes coups ! ô mort, éloigne-toi !
Je suis encore si jeune : en est-ce fait de moi ?
Ne reverrai-je plus mon père, mon amante !
Si tu fermois du moins ma paupière mourante,
Ô toi, jeune beauté, pour qui j’aimai le jour !...
Ah ! Mon dernier soupir est un soupir d’amour. »
À ces mots, détournant mes yeux de la lumière,
Je sens un lourd sommeil tomber sur ma paupière ;
Je m’endors : et mes soeurs et mon père éperdus
Se disoient : il s’endort pour ne s’éveiller plus.
Ce même jour pourtant adoucit leurs allarmes.
Le mal, loin de mon lit qu’avoient trempé leurs larmes,
Fuit avec le sommeil : dans mon corps épuisé,
Mon sang plus calme enfin coule moins embrâsé ;
Et la troisième nuit d’un doux repos suivie,
Des portes du tombeau je remonte à la vie.
Combien je fus heureux ! Ciel ! Avec quel transport,
Du naufrage échappé je rentrai dans le port !
Quel charme de sentir ranimer tout son être !
Je crus qu’avec mes sens mon coeur venoit de naître.
Tout me parut nouveau : le soleil à mes yeux
N’avoit
jamais brillé si pur, si radieux.
Mon père ; il me sembloit plus sensible et plus tendre.
Mon ami ; j’aimois plus à le voir, à l’entendre :
Et l’asyle champêtre, où m’accueillit l’amour,
Pour moi, d’un long printems, ne fit qu’un heureux jour.
C’est alors que j’appris à mieux voir la campagne.
C’est alors qu’appuyé sur ma belle compagne,
Je connus, je goûtai tout ce que les oiseaux,
Les bois touffus, coupés par de limpides eaux,
Les grottes, les gazons, le parfum des prairies
Inspirent aux amans de douces rêveries.
Je dois à ces plaisirs si purs et si touchans
Mon génie, amoureux du théâtre des champs ;
La sensibilité, que nourrit la retraite :
En me faisant plus tendre, ils m’ont créé poëte.
Goûts chers à ma jeunesse, ah ! Renaissez en moi,
Renaissez ; je me livre à votre douce loi :
Présidez à mes vers, que la grâce y respire.
Flore m’appelle encor dans son riant empire.
J’y rentre ; et ce bosquet, à mon oeil enchanté,
Sourit dans tout l’éclat de sa jeune beauté.
Il n’étale à mes yeux ni marbre, ni dorure :
La seule négligence ajoute à sa parure.
Sous les murs d’un palais, sans doute j’aime à voir
Un faste, qui des rois atteste le pouvoir ;
Des héros figurés, de pompeuses arcades,
Des tritons, dont la bouche enfante des cascades ;
Neptune aux aquilons parlant en souverain,
Et menaçant les flots de son trident d’airain ;
Des rivages du Nil le cheval amphibie ;
Les monstres rugissans de Barca, de Nubie,
L’un sur l’autre acharnés : près d’eux, Psyché, Vénus
Déployant au soleil leurs attraits demi-nuds ;
Enfin ce long amas, cette foule immortelle
De chef-d’oeuvres, éclos de l’art de Praxitèle.
Digne ornement du trône, ils peuvent décorer
Ce Versaille, où mon oeil ne veut rien qu’admirer.
Mais ici, dans ce temple ouvert à la nature,
Frais dédale, où mes yeux doivent à l’aventure
Errer pour mieux jouir ; où la simplicité
Me doit faire oublier l’orgueil de la cité.
Verrai-je sans ennui la froide symétrie
Prolonger une route, où rien ne se varie ;
Borner le libre essor de ces jeunes ormeaux ;
Qui cherchent à s’épandre en immenses rameaux ;
L’if épaissir en mur sa funèbre verdure,
Le buis parmi les fleurs serpenter en bordure ;
Le verre sur leur tige en prison s’arrondir,
Et le sable au gazon défendre de verdir ?
Non, non ; de ce jardin sévèrement bannie,
La régularité n’en fait point l’harmonie.
Tout naît comme au hazard en ce fertile enclos :
Une source en fuyant l’abreuve de ses flots,
Creuse un riant vivier, s’échappe, et plus rapide
Embrasse un tertre verd de sa zone limpide.
Du milieu de cette isle un berceau toujours frais
Monte, se courbe en voûte, et s’embellit sans frais
De touffes d’aubépine et de lilas sauvage,
Qui, courant en festons, pendent sur le rivage.
Plus loin, ce même enclos se transforme en verger,
Où l’art négligemment a pris soin de ranger
Les arbustes nombreux, que Pomone rassemble :
Autour d’eux, je vois naître et s’élever ensemble
Et des plantes sans gloire et de brillantes fleurs.
Un amoureux zéphyr en nourrit les couleurs.
L’iris de la Tamise échappe au sein de l’herbe,
Et brille sans orgueil aux piés du lys superbe ;
Mais, par l’impériale à son tour dominé,
Devant elle, en sujet, le lys tremble incliné.
L’oeillet au large front, la pleine renoncule,
Le bleuet, qui bravant l’ardente canicule,
Émaillera les champs de la blonde Cérès,
Le chèvre-feuille, ami de l’ombre des forêts,
Le sureau, le lilas, l’épaisse giroflée,
L’églantier, orgueilleux de sa fleur étoilée,
De ce beau labyrinthe émaillent les détours.
Ici, le frais muguet se marie aux pastours.
Là, du jasmin doré la précoce famille
Brille avec le rosier à travers la charmille.
Plus loin, quelle autre fleur ai-je vu s’embellir ?
Sa modeste beauté m’invite à la cueillir :
J’approche ; elle me fuit. Dieux ! Quel est ce prestige ?
Je cherchois une fleur ; je ne vois qu’une tige.
Interdit et confus, je m’éloigne à regret ;
Et la fleur rassurée à l’instant reparoît.
Ah ! Je te reconnois, ô tendre sensitive !
Seule, parmi les fleurs, devant l’homme craintive,
Sans doute il te souvient que mortelle autrefois,
De ta jeune pudeur on méconnut la voix.
Elle adoroit Iphis ; Iphis brûloit pour elle.
Cependant, vertueuse autant qu’elle étoit belle,
La nymphe demandoit que l’hyménée un jour,
Aux piés de son autel, consacrât leur amour.
Quatre soleils encor, ce jour alloit paroître.
L’innocente beauté, dans un réduit champêtre,
Soupiroit, solitaire, à l’heure où le jour fuit.
L’impatient Iphis l’apperçoit et la suit ;
Il approche avec crainte ; et versant quelques larmes,
Il veut hâter l’instant, où maître de ses charmes,
L’hymen doit la porter dans les bras d’un époux.
Elle résiste : Iphis embrasse ses genoux,
Et bientôt du respect passant jusqu’à l’audace,
Insulte à la pudeur qui lui demande grâce ;
Il oppose la force aux refus redoublés.
La nymphe vers le ciel levant ses yeux troublés :
"Dieux d’hymen et d’amour, prenez soin de ma gloire ;
À mon perfide amant arrachez la victoire ;
Hâtez-vous, détruisez mes funestes appas,
Dieux vengeurs ! Contre lui j’invoque le trépas.
Elle dit : et soudain ses appas se flétrissent ;
Et son front et ses doigts de feuilles se hérissent.
Au lieu des vêtemens, dont son corps est couvert,
Sur son sein, qui décroît, s’étend un rézeau verd,
Et ses piés, du zéphyr quinze ans rivaux agiles,
En racine allongés, demeurent immobiles.
Enfin, c’est une fleur ; mais conservant toujours
Le profond souvenir de ses tristes amours,
Elle craint d’éprouver une insulte nouvelle,
Et de tout homme encor fuit la main criminelle.
Ne dois-je toutefois célébrer que l’essaim
Des fleurs, dont cet enclos a diapré son sein ?
Prés, bocages, forêts, vallons, roches sauvages,
Fontaines et ruisseaux sur leurs moites rivages,
Tous les lieux, visités des zéphyrs inconstans,
Nourrissent aujourd’hui les filles du printems.
Ce dieu n’a plus enfin de beautés à répandre ;
Tout brille : oui, c’en est fait, amour ! Tu peux descendre.
C’est pour te recevoir que la terre a repris
Sa robe verdoyante et ses atours fleuris ;
Que sans vagues, sans bruit, la mer dort applanie ;
Que le chantre des airs redouble d’harmonie ;
Que l’homme est plus agile, et qu’un frais incarnat ;
Du teint de chaque belle a ranimé l’éclat.
L’amour vole ; il a pris son essor vers la terre.
Depuis l’oiseau, qui plane au foyer du tonnerre,
Jusqu’aux monstres errans sous les flots orageux,
Tout reconnoît l’amour ; tout brûle de ses feux.
Dans un gras pâturage, il dessèche, il consume
Le coursier inondé d’une bouillante écume,
Le livre tout entier aux fureurs des desirs.
De ses larges nazeaux qu’il présente aux zéphyrs,
L’animal, arrêté sur les monts de la Thrace,
De son épouse errante interroge la trace.
Ses esprits vagabonds l’ont à peine frappé,
Il part ; il franchit tout, fleuve, mont escarpé,
Précipice, torrent, désert ; rien ne l’arrête :
Il arrive, il triomphe, et fier de sa conquête,
Les yeux étincelans, repose à ses côtés.
Rivaux meuglans d’amour, les taureaux indomptés
S’appellent au combat ; cependant qu’une Hélène,
Prix d’une lutte horrible, erre en paix sur la plaine.
Leur queue à coups pressés aiguillonne leur flanc.
Ils s’atteignent ; leurs fronts se heurtent, et le sang
De leurs corps déchirés coule à longs flots sur l’herbe.
L’un d’eux enfin l’emporte, et conquérant superbe,
Voit son rival, brûlé d’inutiles desirs,
Lui laisser en fuyant un champ libre aux plaisirs.
Tels le chêne robuste et le hêtre fragile,
Quand l’auster sur les bois tombe d’un vole agile,
Mêlent avec fracas leurs rameaux ébranlés.
L’air retentit au loin de leurs chocs redoublés ;
Le hêtre
cède enfin ; sa feuille est arrachée :
De ses tronçons épars la forêt est jonchée ;
Tandis qu’avec orgueil, le chêne fastueux
Se relève, et déploie un front majestueux.
L’amour pénètre encor de sa féconde haleine
Le peuple, que des eaux nourrit l’immense plaine.
Le poisson, qui pendant autour du lit des mers,
S’ouvre, et deux fois le jour reçoit les flots amers,
Qui sur un roc mousseux, sa demeure chérie,
Tel que les végétaux vivant sans industrie,
Réunit toutefois le double sentiment
Et d’épouse et d’époux, et d’amante et d’amant,
Entrouvant aujourd’hui l’écaille qui l’enferme,
De sa postérité laisse échapper le germe.
Ce germe, au gré des vents promené sur les flots,
Ou s’arrache aux rochers dispersés sous les eaux,
Ou, porté quelquefois vers l’indien rivage,
Monte jusqu’aux rameaux du manglier sauvage.
Là, dès que la nuit sombre et le père du jour,
Une fois dans les airs ont regné tour-à-tour,
L’écaille, autour de lui, naît et se développe,
Se double, s’arrondit, et déjà l’enveloppe ;
Là, jusques au recour de la verte saison,
Le stupide animal croît avec sa prison.
Oh ! Combien le nocher admire cette plage !
Comme il reste surpris, lorsqu’au riant feuillage
D’un arbre, où mille oiseaux gazouillent des chansons,
Son oeil voit suspendus des fruits et des poissons !
En vain mille rochers d’une éternelle glace,
Des ondes du Spitzberg hérissent la surface,
L’affreux Léviathan, de son antre profond
S’élance ; et les brisant de son énorme front,
Il se replonge au sein de l’humide campagne.
Sa mugissante voix appelle sa compagne :
Elle accourt. à travers les glaçons écartés,
Ils montent, sur leur croupe agilement portés ;
Et le corps dégouttant de flots d’écume noire,
Ils s’unissent, pressés de leur vaste nageoire.
Cependant, asservis à de plus douces loix,
Les oiseaux réveillés se cherchent dans les bois.
Les innocens desirs, la volupté tranquille
Rend leur voix plus touchante et leur vol plus agile.
Peu sensible, ou s’armant d’une feinte rigueur,
Si d’un air froid, l’amante accueille sa langueur,
L’amant plus empressé voltige à côté d’elle.
Il se plaint, s’attendrit, la frappe d’un coup d’aîle,
L’enflamme par degrés au feu de ses desirs,
La caresse en vainqueur, et chante ses plaisirs.
L’homme, l’homme sur-tout à l’amour est sensible.
Eh ! Quel sage aujourd’hui peut se croire invincible,
Lorsque par tous les sens le dieu parle à nos coeurs ?
Un air pur, un beau ciel, de suaves odeurs,
La voix du rossignol, l’éclat de la campagne,
Tout dit qu’il faut à l’homme une tendre compagne.
Contemplez ce Nestor qui touche à son tombeau :
Sur lui, l’amour encor agite son flambeau,
Ranime un peu sa force, et charmant sa vieillesse,
Lui rappelle les jours de sa verte jeunesse.
Ainsi, quand le démon qui préside aux hyvers,
Ordonne aux noirs frimats d’attrister l’univers ;
Lorsque d’un voile épais la terre est ombragée,
Jaloux de consoler la nature affligée,
Le soleil, quelquefois triomphant des brouillards,
De tous ses feux armé, rayonne à nos regards,
Et pour nous arracher à nos froides demeures,
Du printems, qui n’est plus, nous rappelle les heures.
L’hymen, quoique souvent offensé par l’amour,
De son frère aujourd’hui bénissant le retour,
Réveille des époux la tendresse première.
Que fait Alcidamon le soir dans sa chaumière ?
Des tableaux, par le jour à son oeil présentés,
Il parle à sa Rosine assise à ses côtés.
Il a vu des oiseaux la poursuite amoureuse,
La perdrix caressée et la colombe heureuse ;
Sur sa brillante épouse avec lui navigeant,
Le cygne, déployer son plumage d’argent ;
Le folâtre pinçon, la timide fauvette,
Brûler des mêmes feux dont brûloit l’alouette :
Ce récit dans leur coeur rajeunit les desirs ;
Et l’hymen déridé les ramène aux plaisirs.
Ce bel adolescent, qui n’aime point encore,
Vaguement inquiet, se lève avec l’aurore :
Il jette sur lui-même un regard curieux.
« Est-ce un songe, dit-il, qui fascine mes yeux ;
De quel voile nouveau m’ombrage la nature ? »
Entre mille pensers il flotte à l’aventure ;
Il ne soupçonne point que l’âge créateur,
Dans son corps, a mûri l’esprit générateur,
Qui doit le reproduire en un autre lui même,
Et qu’il est tems enfin qu’il s’enflamme et qu’il aime.
D’un bonheur inconnu le besoin le poursuit.
Il sort, marche au hazard ; et quand le jour s’enfuit,
Quand sous de verds bosquets, le soir retrouve ensemble
Les nymphes, les beautés que la cité rassemble,
Là, comme par instinct, entre l’adolescent.
Il dévore des yeux cet essaim florissant,
Ces magiques appas que le jardin recèle :
Il frissonne, il rougit ; son regard étincelle.
Son coeur, pour s’affermir, tente de vains efforts.
Veut-il parler ? Sa voix s’exhale en sons plus forts.
Dans le ravissement où son ame est perdue,
Il part, lorsque la nuit, sur nos toîts descendue,
Vient avec le sommeil assoupir les travaux.
Mais à peine son oeil en boit les doux pavots,
Un songe bienfaisant, sur un lit de feuillage,
Lui présente une nymphe au matin du bel âge.
L’innocente pudeur de ses feux l’embellit.
L’adolescent plus tendre et se trouble et pâlit ;
Il s’éloigne par crainte ; et l’amour le ramène,
L’amour, qui l’enflammant d’une audace soudaine,
Le précipite au sein de la jeune beauté,
Et l’éveille bientôt ivre de volupté.
Quel changement, ô dieux, suit l’ivresse, où se plonge
Ce jeune-homme, à l’enfance enlevé par un songe !
C’est un être nouveau, dont le coeur affamé
Sent l’inquiet besoin d’aimer et d’être aimé,
Qui se livre en aveugle au penchant qui l’entraîne,
Et sans choix, court s’offrir à la première chaîne.
C’est un esclave enfin, mais un esclave heureux,
Qui jure par le ciel de mourir dans ses noeuds,
Qui, de douces erreurs repaissant son ivresse,
En idole, en Vénus transforme sa maîtresse,
Qui ne voit, qui ne sent que l’objet adoré,
Qui tout entier se voue à son culte sacré,
Ne reconnoît pour loi, pour volonté suprême,
Qu’un souhait, un regard, un mot de ce qu’il aime,
Et par excès d’amour quelquefois sans desir,
Sent humecter ses yeux de larmes de plaisir.
Souffre-t-il les tourmens attachés à l’absence ?
Dans son coeur plus épris, l’image qu’il encense
Respire, le poursuit, assiège son sommeil,
L’attend, et le saisit à l’instant du réveil.
Il prononce cent fois, cent fois il croit entendre
De sa divinité le nom si doux, si tendre.
La foule l’importune ; à ses plaisirs bruyans
Il s’arrache, il s’enfonce aux bosquets verdoyans.
Là, couché sur les fleurs, près d’une eau fugitive,
Exhalant en soupirs sa voix demi-plaintive,
Il éveille en pleurant l’écho qu’il attendrit.
Heureux de sa blessure, il l’aime ; il la nourrit.
Impatient enfin de languir loin des charmes,
Que rappellent toujours ses sanglots et ses larmes,
Il se lève ; et s’il faut, la nuit, pour tant d’appas,
Sur les mers, à la nage affronter le trépas,
Déjà, nouveau Léandre, il s’élance dans l’onde.
Sur lui, d’un pôle à l’autre, en vain la foudre gronde,
En vain contre les rocs mugit le flot brisé ;
Il défie à la fois et ce ciel embrasé,
Et ces bruyans écueils, et la vague écumante.
Il aborde ; il s’élance aux piés de son amante,
Et pressé dans ses bras jusqu’au réveil du jour,
Les yeux demi-fermés, il boit un long amour.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Juin.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/5215-242
Oh ! Qui m’aplanira ces formidables roches,
Qui de l’Etna fumant hérissent les approches,
Ces gouffres, soupiraux des gouffres de Pluton,
Où mourut Empédocle et que franchit Platon !
Debout sur ces hauteurs, où l’homme en paix méprise
La foudre, qui sous lui roule, gronde et se brise ;
D’où la Sicile, au loin sur trois fronts s’étendant,
Oppose un triple écueil à l’abyme grondant :
D’où l’oeil embrasse enfin les sables de Carthage,
La Grèce et ses deux mers, Rome et son héritage,
Je veux voir le soleil de sa couche sortir,
De sa brillante armure en héros se vêtir,
Et traînant les gémeaux à son char de victoire,
Monter sous le cancer au faîte de sa gloire.
Un dieu m’exauce ; un dieu m’emporte vers Enna :
Je vole, je parviens au sommet de l’Etna.
La nuit, en ce moment, dans les plis de ses voiles
Se cache, et sur ses pas entraînant les étoiles,
Elle fuit devant l’aube au visage d’argent,
Que ramène en ce mois un char plus diligent.
Tout-à-coup les forêts, n’aguère abyme informe,
Qu’enveloppoit la nuit de sa robe uniforme,
Semblent, ainsi qu’au jour où naquit l’univers,
Éclore, et s’ombrager de leurs panaches verds.
La scène s’agrandit ; la mer s’étend, s’allonge ;
Dans son immensité l’horizon se prolonge ;
L’orient va r’ouvrir son palais de vermeil,
Il l’ouvre ; et tout armé s’élance le soleil.
Te voilà donc, guerrier, dont la valeur terrasse
Les monstres, qu’en son tour le zodiaque embrasse,
Infatigable Hercule, enfant du roi des dieux,
Qui par douze travaux règnes au haut des cieux !
Te voilà !... qu’en ce jour, ô prince de l’année,
La terre, de ton oeil par-tout environnée,
Adore de ton char le cours triomphateur,
Et pleine de tes dons chante son bienfaiteur !
Oh ! Tu méritois bien ce pur tribut d’hommages,
Que te paya long-tems la sagesse des mages,
Eux, qui près de l’Hydaspe, en longs habits de lin,
Attendoient ton réveil, l’encensoir à la main,
Et saluant en choeur ta clarté paternelle,
Chantoient : gloire au très-haut ! Sa course est éternelle.
Qu’il est beau ton destin ! Présent à tous les lieux,
Soleil ! Tu remplis seul l’immensité des cieux ;
De l’aurore au midi, du couchant jusqu’à l’ourse,
Tu pousses tes exploits : rien ne borne ta course.
Que dis-je ? Eh ! Ton pouvoir est bien plus grand encor,
Dieu des airs ! Tu régis l’harmonieux accord
De la céleste armée au sein du vide errante ;
C’est toi qui l’y suspends : ta force pénétrante
L’écarte, et tour-à-tour la ramenant vers toi,
En contraint tous les corps à t’escorter en roi.
Tu les enrichis tous, mais la terre jalouse
Étale
tes bienfaits en orgueilleuse épouse.
Jardins parés de fleurs et prodigues d’encens,
Humides prés, vêtus de gazons verdissans,
Vastes forêts, vergers où Pomone respire,
Plaines, qui de Cérès forment le riche empire,
Côteaux chers à Bacchus, tout germe à ta chaleur ;
Ta flamme leur départ la vie et la couleur,
Tandis que de leurs flancs, une mort éternelle
Glaceroit, sans tes feux, la vigueur maternelle.
Pour toi, rien ne ternit ton antique splendeur ;
Tu ne vieillis jamais : non, soleil, ton ardeur,
Du tems qui détruit tout, n’a point senti l’atteinte.
Cent trônes renversés pleurent leur gloire éteinte.
Là, tu vis dans la flamme Ilion s’engloutir ;
Ici, gît au tombeau le cadavre de Tyr ;
Là Rome des césars a passé comme une ombre ;
Les peuples et les jours s’écouleront sans nombre :
Toi seul, au haut des airs, victorieux du tems,
Tu contemples en paix ses débris éclatans.
Tes temples sont tombés, et le dieu vit encore.
Ce colosse n’est plus, qui du fils de l’aurore,
Ou plutôt de toi-même emblême ingénieux,
Rendoit à ton aspect des sons harmonieux :
Mais tu brilles toujours sur cette isse ébranlée,
Sur Rhode, où se brisa ta statue écroulée.
Me trompé-je, de Rhode, au fond de ce lointain,
Ne vois-je point d’ici le boulevard hautain ?
Oui ; c’est lui-même : un jour, il deviendra ma proie,
Quand ma muse, enfantant une seconde Troye,
Y conduira vainqueur ce peuple hospitalier,
Qui monta dans Solyme au rang de chevalier,
Que tes rayons alors, soleil, dieu de la lyre,
Jusqu’aux transports d’Homère échauffent mon délire.
Grand astre, tu le sais ; j’ai besoin de tes feux :
Avec eux je m’éteins, je renais avec eux.
Ah ! Tant que roulera le fuseau de ma vie,
Que ta douce clarté ne me soit point ravie !
Puisse tourné vers toi mon oeil, près du tombeau,
Par un dernier regard saluer ton flambeau !
Malheureux, en effet, qui sent mourir sa vue,
Et qui doit vivre encor après l’avoir perdue !
Il gémit, il s’écrie : « Une immuable loi
Ramène le soleil, et ce n’est plus pour moi !
Je ne goûterai plus cette volupté pure,
Que donnoit à mes sens l’aspect de la nature...
Adieu riante aurore, adieu riantes fleurs,
Où la riche lumière épanche ses couleurs !
Adieu bois et ruisseaux, adieu verte prairie,
Dont l’agneau bondissant paissoit l’herbe fleurie !
Les dieux m’ont envié le bonheur de vous voir.
Et vous, de qui mon coeur adoroit le pouvoir,
Belles, je n’irai plus m’égarer sur vos traces ;
Pour la dernière fois, j’ai contemplé vos grâces,
Votre souris d’amour, ce front brillant d’attraits,
Où de sa douce image un dieu grava les traits.
Peut être suis je loin de ces instans funèbres,
Qui doivent m’entraîner au séjour des ténèbres,
Et l’éternelle nuit a commencé pour moi. »
Soleil ! Ainsi pleuroit, les bras tendus vers toi,
L’aveugle d’Albion, dont la muse sublime
A peint l’homme naissant et l’infernal abyme.
Pour moi, favorisé d’un destin plus heureux,
Je n’ai qu’à rendre grâce à l’éclat de tes feux.
C’est par toi, que je puis du sommet des montagnes
Embrasser du regard les beautés des campagnes,
Contempler la falaise, et la sainte splendeur
Des fêtes, où Tourny couronne la pudeur.
Que ce jour est touchant ! Qu’il a d’augustes charmes !
Comme l’oeil attendri s’ouvre à de douces larmes !
Qu’on ne me parle plus de ces solemnités,
Du retour de ces jeux que Pindare a chantés :
Ce cirque d’Olympie, où le dieu de la guerre
Formoit ses nourrissons à ravager la terre,
D’un chimérique honneur fascinoit les humains.
Qu’on ne me parle plus de ces fameux romains,
Qui, parés d’une pompe et cruelle et frivole,
Triomphateurs sanglans montoient au capitole :
La triste humanité se voiloit devant eux,
Et fuyoit, en pleurant des crimes trop heureux :
Ici, de la vertu c’est la pompe paisible.
Du fond de la vallée, où, tantôt invisible,
Tantôt se déployant sous un ciel découvert,
La Maudre, dans la Seine, à flots tardifs se perd,
Le visage enflammé, l’oeil de larmes humide,
Voyez-la s’avancer cette vierge timide,
Gilbert, qui la première appellée aux honneurs,
Ouvrira de son nom les annales des moeurs :
Nom, qui jusqu’à ce jour n’avois eu rien d’illustre,
Tu t’ennoblis : mes vers te devront quelque lustre.
Au front de la colline une rose l’attend ;
Elle y monte. Un drapeau, devant elle flottant,
Sur deux files conduit six pasteurs, six bergères.
Des rubans, façonnés en guirlandes légères,
À ses habits de lin, mêlent leur incarnat,
Auprès d’elle, le chef de l’agreste sénat,
Et le sage vieillard, qui lui donna la vie,
Marchent : d’un choeur pieux elle arrive suivie.
Et cependant, remise au bienfaisant seigneur,
Dont la main la conduit au chapeau de l’honneur,
Confuse de sa gloire, elle a franchi l’enceinte,
Où Dieu voile l’éclat de sa majesté sainte.
Aux marches de l’autel, son front avec respect
S’incline ; et tous les coeurs, émus à son aspect,
Attendent la prière auguste et solemnelle,
Qui réclame d’un dieu la bonté paternelle.
Le pontife s’avance, et dit : "ô tout-puissant,
Dont l’amour se complaît dans un coeur innocent !
S’il est vrai qu’ici bas, la vertu la plus pure
Soit du sexe à tes yeux la première parure ;
Quand de fleurs, à regret tu vois dans les cités
Le vice couronner de coupables beautés,
Tu dois sur tes autels voir avec complaisance
La rose, destinée à parer l’innocence.
Bénis la par nos mains ; et quand de cette fleur
Le tems aura terni la fragile couleur,
Que la vierge du moins, devant toi prosternée,
De ses vertus encor vieillisse couronnée ".
Il dit ; et le chapeau, que ses mains ont béni,
Brille au front de Gilbert attaché par Tourny.
Jeune vierge, sortez. Aux portes de ce temple
Montrez-vous. Tout un peuple attend ; qu’il vous contemple :
Qu’il aime dans vos traits les traits de la vertu.
En revoyant ce front, de gloire revêtu,
Il sentira des moeurs le charme, la puissance ;
Il saura que les moeurs honorent l’indigence.
Eh ! Que de coeurs déjà sont noblement jaloux !
Que d’autres vont briguer le nom de votre époux !
Un jour, ô douce image ! Un jour, d’un air aimable,
À vos enfans assis autour de votre table,
Vous direz vos honneurs ; vous ferez voir ce prix :
Et votre jeune fille, avec un doux souris,
Interrogeant par fois sa mère qu’elle écoute,
Vous l’envîra ce prix, et l’obtiendra sans doute.
Mais la chaleur s’irrite, et les près sans fraicheur
Appellent au travail le robuste faucheur.
Il marche par essaim vers l’aimable contrée,
Qui vit le grand Henri soupirer pour D’Estrée ;
Champs féconds en herbage, où deux fois tous les ans
La faulx vient moissonner les plus riches présens.
Là, de côteaux fleuris règne une double chaîne,
Qu’ombragent des forêts et de hêtre et de chêne ;
À leur pié, que jamais n’a battu l’aquilon,
S’élargit et s’allonge un immense vallon.
Errante en vingt canaux, l’Oise majestueuse
Y promène
à longs plis son onde tortueuse.
Fleuve antique, ornement de ces prés toujours verds,
Où robustes vainqueurs des vents et des hyvers,
Trois ormeaux, abreuvés de ton onde éternelle,
M’ont prêté quelquefois leur ombre fraternelle,
Je vais près de tes eaux, spectateur en desir,
D’une scène champêtre égayer mon loisir !
Quel grand peuple, assemblé dans cette vaste plaine,
Y brave du midi la dévorante haleine ?
Sous le rapide fil d’une tranchante faulx,
Qui va, revient sans cesse et frappe à coups égaux,
Il fait tomber sans choix sur le sein de Cybèle
Et l’herbe la plus vile et la fleur la plus belle.
Ainsi tombent, ô mort ! Sous ton fer meurtrier,
Le héros magnanime et le lâche guerrier,
Le mortel bienfaisant et l’ingrat qui l’outrage.
Un soin plus doux succède à ce pénible ouvrage,
Mille essaims de faneurs s’agitent dispersés.
L’un étale au soleil les gazons renversés ;
L’autre armé d’un bâton roule sur la prairie
L’herbe, que de ses feux le soleil a mûrie.
Le visage bruni par l’excès des chaleurs,
Les belles du hameau, sous un chapeau de fleurs,
Un trident à la main, la gorge demi-nue,
De la plaine avec eux parcourent l’étendue ;
Des enfans sur leurs pas traînent de longs râteaux ;
Enfin lorsque Vesper tombe sur les côteaux,
La richesse des près, en meules ramassée,
Sur les chars de Cérès monte en ordre entassée.
On la traîne au hameau : la foule au même instant,
Au son du flageolet, l’accompagne en chantant.
La nuit vient ; et si-tôt que la grange étonnée
Cache les premiers dons que dispense l’année,
Vers un espace libre où s’élève un bucher
Le flageolet encor les pressant de marcher,
À ce joyeux signal ils y volent ensemble.
Près du bucher, la troupe en cercle se rassemble,
Et pour en dévouer la flamme aux immortels,
Attend l’homme sacré qui préside aux autels.
Il paroît dans l’éclat de sa parure sainte,
De ce temple sans murs parcourt trois fois l’enceinte ;
Et tandis que les voix d’un cortège pieux
Font retentir les airs de chants religieux,
Seul, des flancs du bucher il s’approche en silence,
D’une torche le frappe ; et la flamme s’élance.
Il s’éloigne : les ris, qu’effrayoit son aspect,
Prennent sur tous les fronts la place du respect.
Sa retraite a donné le signal de la danse :
Un aimable délire en trouble la cadence.
On se prend, on se quitte, on se reprend encor.
Là, l’amour ne blessant qu’avec des flèches d’or
Inspire à ses sujets une audace charmante.
L’un soulève en ses bras la svelte Sélimante ;
L’autre vole en passant un rapide baiser,
Que la boudeuse Iris feignoit de refuser.
Des nestors du canton, plus loin, s’assied un grouppe,
Qui de joie et de vin s’enivre à pleine coupe.
Le feu baisse ; et l’enfant, qui n’osoit approcher,
D’un pié hardi s’enlève et franchit le bucher.
Muse, dis maintenant quelle sage contrée,
La première, ordonna cette pompe sacrée !
Le peuple ingénieux, qui sut dans l’orient
Cacher la vérité sous un voile riant,
Tous les ans, par les feux d’un bucher symbolique ;
Rendoit grâce au soleil, quand son char moins oblique,
Du cercle de leurs mois prêt à finir le tour,
Sur l’Euphrate et l’Indus versoit le plus long jour.
Eh ! Qui pouvoit mieux peindre à la race première
Cet astre, prodiguant la flamme et la lumière ?
Qui mieux eût figuré son trône radieux
Qu’un bucher, dont la cîme alloit chercher les cieux ?
Brûlant, il ramenoit le jour, quand les étoiles,
Cortège de la nuit, illuminent ses voiles.
Ô Gange ! Envain ce culte est né dans tes climats ;
Il ne t’en souvient plus : mais parmi les frimats,
Il vit encor, il vit sur les rocs du rivage,
Qui forment de Thulé la ceinture sauvage.
C’est-là que le soleil plus visible aux mortels,
Par de longs jours sans nuit, demande des autels.
Sur ces bords, où son char, demi-plongé dans l’onde,
Sembloit fuir à regret aux limites du monde ;
Où quatre heures en deuil, seules formant sa cour,
En obliques rayons donnoient un triste jour,
Le roi du feu s’élève, agrandit sa carrière,
Et du couchant à peine a touché la barrière,
Que r’ouvrant au cancer la brûlante saison,
Visible, il se promène autour de l’horizon.
L’été n’est plus qu’un jour. Loin du bruit des orages,
Le ciel laisse dormir l’océan sans naufrages ;
La terre se réveille, et prodigue en deux mois
Les fleurs, les grains, les fruits, tous les dons à la fois.
Tel que le nautonnier, qu’une trop longue absence
Ravît à des enfans plongés dans l’indigence,
À des enfans que l’onde entendoit chaque jour,
De leur père, aux zéphyrs demander le retour ;
Dès qu’à leurs yeux en pleurs brille son doux visage,
Il leur rend l’allégresse, il étale au rivage
Les biens, dont la fortune a payé ses travaux ;
Et tous, dans l’abondance, ont oublié leurs maux :
Ainsi quand le soleil y reprend son empire,
Dans les champs de l’hécla tout renaît, tout respire.
L’été voit cependant un climat plus heureux,
Sur qui le jour s’épanche en rayons amoureux ;
Où la nuit lumineuse et fraiche de rosée
Donne aux amans rêveurs la paix de l’élisée.
France, voilà les lieux où fleurissent tes lys !
Nos champs, par la nature et par l’art embellis,
Forment un beau théâtre, où variant leur scène,
La Garonne et la Loire et le Rhône et la Seine
S’épandent, et d’un cours tardif ou diligent,
Sous des forêts d’épis roulent à flots d’argent.
Ici, sur nos côteaux, la vigne triomphante
Se pare avec orgueil des raisins qu’elle enfante ;
Là, du riche olivier le fruit pend en bouquets ;
Là, de pommes couverts, nos champs sont des bosquets.
Sous les mains du travail, par-tout je vois éclore
Les présens réunis de Vertumne et de Flore :
Le français a changé sa patrie en jardin.
Que l’Inde à nos climats insulte avec dédain ;
Qu’elle vante l’or pur qui coule dans ses veines,
Le faste étincellant de ces parures vaines,
Qui d’un sérail esclave enflent la vanité :
Eh ! Que sert l’opulence, où gémit la beauté ?
Notre sort est plus doux. En de libres campagnes,
L’amour voit folâtrer nos riantes compagnes.
Nos marais desséchés, nos fleuves contenus,
Nos vaisseaux enrichis aux bords les moins connus,
Mille fruits transplantés sur nos rives fécondes,
Tout nous donne à la fois les trésors des deux mondes.
Eh ! Qu’envîroit la France aux climats étrangers ?
Elle en a tous les biens et non pas les dangers.
L’homme errant n’y craint point ces races écumantes
Des dragons, croupissans au sein des eaux dormantes ;
L’impitoyable tigre, aigri d’un fiel rongeur,
Ne s’enyvre jamais du sang du voyageur :
Mais le cerf innocent, la chèvre pétulante,
Et le coursier docile et la brebis bêlante,
Sous les bois, sur les près, dans les plaines épars,
Pour charmer son ennui s’offrent de toutes parts.
Il voit du bord des eaux, au sommet des collines,
Des châteaux, dominans les campagnes voisines ;
Des murs, d’où tonne au loin le bronze protecteur ;
Des temples, qui des cieux atteignent la hauteur ;
Par des routes d’ombrage à grands frais couronnées,
Les Alpes s’unissant au front des Pyrénées,
Et contraint par Riquet à partager ses flots,
Un seul fleuve aux deux mers porter nos matelots.
Triomphe, heureux français ! C’est pour toi qu’Uranie
Agite sur les arts les flambeaux du génie.
Peuples du nord, et vous nos superbes rivaux,
Anglois, venez en foule admirer nos travaux !
Nos marbres animés à la race future
Redonnent nos héros, la noble architecture
Élève des palais pour les enfans des dieux :
La fière poésie, en vers mélodieux,
Chante des élémens l’existence éternelle,
Et du vaste univers la marche solemnelle.
Les émules d’Hypparque, aigles audacieux,
D’un vol infatigable ont mesuré les cieux :
Les mondes sont comptés... je te salue, ô terre ;
Féconde dans la paix, féconde pour la guerre !
Ah ! Puisses-tu goûter, en écoutant mes chants,
Les plaisirs que j’éprouve à célébrer tes champs,
Le tranquille Vesper maintenant y ramène
Ces heures de fraicheur, où ma muse promène
À travers la prairie et les sillons dorés
Ses pensers, et ses pas doucement égarés.
Combien plaît à mes sens ce zéphyr qui voltige,
Les suaves parfums qu’exhale chaque tige,
Et ce soleil mourant, dont les obliques feux
Glissent sous la verdure en rézeau lumineux !
Que j’aime à respirer l’air pur de ces fontaines,
Où s’agitent sur moi des ombres incertaines !
Mais que dis-je ? En perçant dans ce bois retiré,
D’un cruel souvenir mon coeur est déchiré.
Je chantois au printems, sous ce même feuillage,
Myrthé fidèle alors, et maintenant volage.
Témoins de mon bonheur, solitaires ormeaux,
Que votre douce paix fasse trève à mes maux :
Si vous embellissiez les jours de mon ivresse,
Vous devez aujourd’hui consoler ma tristesse.
Assiégé d’importuns, leur dérobant mes pleurs,
J’ai besoin d’un ami qui plaigne mes douleurs ;
Soyez les confidens de mon inquiétude :
L’amour infortuné cherche la solitude.
Oui, trop plein de mes maux et lassé d’y rêver,
Beau vallon ! Dans ton sein je voudrois retrouver
Ce goût des vrais plaisirs que la nature donne,
Et qui fuit un amant que l’espoir abandonne.
Mais hélas ! J’aime encor, je le sens ; et mes yeux,
Chargés de nouveaux pleurs, en baigneroient ces lieux ;
Ici, tout me ramène à mon lâche esclavage.
Il est trop dangereux de revoir ce rivage ;
Ah ! Mes plaintes encor y prouvent mon amour ;
Perdons-en la mémoire, et fuyons ce séjour.
Je vais suivre vos pas, enfans, jeunes bergères,
Qui cueillez en chantant les fraises bocagères.
Je pénètre avec vous ces fertiles réduits,
Où pendent aux rameaux les prémices des fruits,
En globes transparens la cerise vermeille,
La framboise odorante et la fraiche groseille,
L’abricot, dont l’Euphrate enrichit nos climats,
Et la prune conquise aux plaines de Damas,
Et le melon pesant dont la feuille serpente ;
Doux fruit, qui dégagé de sa feuille rampante,
Sur sa couche exhaussée aux rayons du midi,
Étale la grosseur de son ventre arrondi.
Tels sont les premiers fruits que la nature enfante,
Alors que poursuivant sa marche triomphante,
Le soleil de ses feux a rougi le cancer.
Que ses feux sont puissans ! L’onde, la terre et l’air,
Par eux tout se ranime, et par eux tout s’enflamme.
L’oiseau de Jupiter, aux prunelles de flamme,
Sur l’aride sommet d’un rocher sourcilleux
S’arrête, et tout-à-coup d’un vol plus orgueilleux,
Chargé de ses aiglons et perdu dans les nues,
Traverse de l’éther les routes inconnues ;
Il s’approche du trône, où la flamme à la main,
Des saisons et des mois s’assied le souverain.
Là, tandis que sous lui roule et gronde l’orage,
De sa jeune famille éprouvant le courage,
Il veut que l’oeil fixé sur le front du soleil,
Ils bravent du midi le brûlant appareil.
Malheur au nourrisson, dont la foible paupière
Dément son origine et refuit la lumière !
Par sa mère en fureur jetté du haut des airs
Il retombe, écrasé sur les rochers déserts.
Dans les sables mouvans de l’ardente Lybie,
Au fond des antres sourds, creusés dans l’Arabie,
La terrible lionne a placé le berceau,
Où le jour va briller à l’oeil du lionceau.
Il respire ; et déjà furieuse, alarmée,
Les yeux étincelans, et la gueule enflammée,
Autour de sa caverne elle rode à grands pas.
Pour son fils, menacé des fers ou du trépas,
Tendre mère, elle craint le courage et l’adresse
Du chasseur, qui l’attend aux pièges qu’il lui dresse.
Aux bords du Sénégal, quel monstrueux serpent
Étale de son corps le volume rampant ?
Allongé sur la terre, il la couvre. Sa tête
S’ombrage des replis d’une sanglante crête ;
Et d’écume après lui laissant un long sillon,
Sa langue à coups pressés darde un triple aiguillon.
Sous les traits de ce monstre informe, horrible,immense,
Qu’irritoit du midi la fougueuse inclémence,
Vélose, né Pasteur dans les champs lusitains,
Et son
fils Almandès finirent leurs destins.
À l’appât des trésors, qu’un espoir chimérique
Promettoit à leurs voeux sous le ciel de l’Afrique,
Ils avoient abordé, conduits par les zéphyrs,
Le rivage lointain si cher à leurs desirs.
Un jour, en un désert, tous deux à l’aventure
Erroient : mais le midi tourmentoit la nature,
Et sur le front noirci du couple voyageur,
Dardoit ses javelots armés d’un feu vengeur.
Hors d’haleine, vaincus de sa brûlante rage,
Ils s’arrêtent enfin, et sous un vaste ombrage,
Attendent que des cieux le globe moins ardent
Précipite son cours vers l’humide occident.
Couchés sur le gazon, Almandès et son père
Se livroient à l’espoir d’un voyage prospère ;
L’un et l’autre buvoient l’oubli de leurs travaux,
Et sur eux, le sommeil distiloit ses pavots.
Bien-tôt de la forêt perçant le long silence,
Un horrible dragon glisse, siffle, s’élance ;
Il se dresse : et déjà le rampant ennemi
Serre de vingt liens le jeune homme endormi.
Almandès, juste ciel ! Almandès sent à peine
Les cercles redoublés dont le dragon l’enchaîne,
Que d’affreux hurlemens sa voix remplit les airs,
Et fait au loin mugir l’écho de ces déserts.
Le père, quel objet pour les regards d’un père !
S’éveille, et dans les noeuds d’une immense vipère
Voit le corps de son fils de mille coups ouvert,
Tout dégouttant d’écume, et de sang tout couvert.
D’un glaive étincelant il arme sa tendresse ;
Et tandis que le fer sur le monstre se dresse,
Le monstre, plus agile et plus impétueux,
Dénouant de son corps le rézeau tortueux,
Abandonne le fils, vole au père, et l’enferme
Dans les nombreux anneaux d’une chaîne plus ferme.
Envain du malheureux les bras emprisonnés
S’efforcent de briser leurs noeuds empoisonnés ;
Le monstre, redoublant sa rage et ses morsures,
Le trempe de venin, le couvre de blessures,
Le déchire, l’étouffe, et de sang énivré,
Le renverse mourant sur le fils expiré.
Malheureux ! Voilà donc le riche et beau partage,
Que vous alliez chercher loin des hameaux du Tage !
Ah ! Pour de faux trésors, cachés sous d’autres cieux,
Falloit il déserter le toît de vos aïeux,
Cette heureuse cabanne, où vous prites naissance,
Et ces vallons rians, où la paix, l’innocence
Filent pour le berger un tissu d’heureux jours,
Où les seuls vrais plaisirs l’accompagnent toujours ?
À peine sur le front de son humble chaumière,
Il voit briller du jour la naissante lumière,
Qu’aux sons réjouissans d’un rustique pipeau,
Sur les monts escarpés il conduit son troupeau.
La chèvre et la brebis, à ses côtés errantes,
Y paissent l’herbe tendre et les fleurs odorantes ;
Et lorsque suspendue aux rameaux des buissons,
La cigale emplit l’air de ses aigres chansons,
Quand tout brûle des feux que le midi nous lance,
Rêvant à ses amours, le pasteur en silence
Des bocages voisins cherche l’asyle épais,
Et caché sous leur ombre, y respire la paix.
Il attend que du soir la douce et pure haleine
Ait rafraichi les airs et parfumé la plaine.
Alors près d’un canal, le pasteur vigilant
Amène le troupeau qui s’abreuve en bêlant.
Mais déjà de Vénus la lumière incertaine
L’invite à déserter les bords de la fontaine.
Il se lève, il fait signe à l’aboyant Niton,
Et chassés devant lui, bélier, agneau, mouton,
L’un sur l’autre entassés, abandonnent la rive.
La troupe marche en foule, elle avance, elle arrive
Et s’étend sur un sol, dont les nouveaux guérets
Attendent, pour germer, les sels d’un riche engraîs ;
En claie entrelassés, l’osier et la charmille
Y ceignent d’un rempart la bêlante famille.
Niton rode sans cesse autour de la cloison ;
Et le pasteur, ouvrant sa roulante maison,
S’assied et voit enfin, d’une course légère,
Un panier sur la tête, arriver sa bergère :
Elle apporte un repas de ses mains préparé,
Repas que l’appétit a bientôt dévoré.
Ils s’endorment contens, et l’aurore vermeille
Ramène encor l’amour au couple qui sommeille.
Ainsi vivent heureux les bergers dans nos champs.
Sans doute ils ont perdu de ces plaisirs touchans,
Qui des premiers pasteurs embellissoient la vie.
Ils ne sont plus les jours de l’aimable Arcadie ;
Ces jours, qui sous des cieux fermés aux aquilons,
De la fraiche Aréthuse enchantoient les vallons ;
Qui voyoient l’Eurotas, égaré dans sa course,
De lui-même amoureux, fuir à regret sa source :
L’âge a changé des bords autrefois si charmans.
Là, d’innocens bergers, de fidèles amans
En vers mélodieux soupiroient leur tendresse,
Se disputoient le coeur d’une jeune maîtresse,
La choisissoient pour juge, et par des chants nouveaux,
Savoient la conquérir sur d’aimables rivaux.
Alors les fils des rois, parés d’une houlette,
Des riantes forêts habitoient la retraite.
Le beau pâris enfla les chalumeaux légers ;
Les dieux même, les dieux se mêloient aux bergers.
Apollon vers l’Amphrise, et Pan sur le Ménale,
Comme eux, firent parler la flûtte pastorale :
Les fleuves arrêtés écoutoient ; et l’Hémus
Balançoit les rameaux de ses chênes émus.
Il est pourtant des lieux, dont les fêtes agrestes
De ces jours fortunés offrent encor les restes.
Inspirés par un ciel, où couronné d’azur,
Souvent, durant six mois, rayonne un soleil pur,
Les bergers de Sicile et de l’Occitanie,
Sans étude, sans art formés à l’harmonie,
Cadancent quelques vers, fruits de leurs doux loisirs,
Et jouissent encor en chantant leurs plaisirs.
J’ai vu, dans mon printems ces fêtes bocagères ;
J’associois ma voix à la voix des bergères.
Au bruit du tambourin, nous dansions sous l’ormeau ;
Vieux témoin des amours et des jeux du hameau :
Et quoiqu’aux plus doux feux mon ame encor fermée
Ignorât le bonheur d’aimer et d’être aimée,
Souvent d’un trouble vague, en écoutant ces airs,
Je me sentois ému ; j’allois aux bois déserts :
Je rêvois aux bergers, à leurs tendres compagnes,
Et redisois leurs vers à l’écho des montagnes.
Hélas ! Que n’ai-je pu, plaisirs de mes beaux jours,
Ou ne vous point connoître, ou vous goûter toujours !
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Juillet.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/5273-296
L’univers existoit : mais l’univers encore
Ne voyoit point regner l’ordre qui le décore.
Enfin à ce grand-tout un dieu donna des loix,
Et destinant chaque être à d’éternels emplois,
Lui marqua son séjour, son rang et sa durée.
Il déploya des cieux la tenture azurée,
Du soleil sur son trône en fit le pavillon,
Voulut qu’il y regnât, et qu’à son tourbillon,
Il enchaînât en roi le monde planétaire ;
Que du globe terrestre esclave tributaire,
Le nocturne croissant dont Phébé resplendit,
Sous les feux du soleil tous les mois s’arrondît ;
Que d’un cours sinueux traversant les vallées,
Le fleuve s’engloutît dans les plaines salées :
Qu’on vît toujours aux fleurs succéder les moissons,
Et les fruits précéder le règne des glaçons ;
Que l’ambre hérissât la bruyante Baltique ;
Que l’ébène ombrageât la rive asiatique ;
Que le sol des incas d’un or pur s’enrichît ;
Que dans les flots d’Ormus la perle se blanchît ;
Qu’aux veines des rochers, une chaleur féconde
Changeât en diamant le sable de Golconde ;
Que le fleuve du Caire, en ses profondes eaux,
Prêtât au crocodile un abri de roseaux ;
Que le phoque rampât aux bords de la Finlande ;
Que l’ours dormît trois mois sur les rochers d’Islande ;
Que sous le pôle même, où vingt fleuves glacés
Apportent le tribut des hyvers entassés,
Éparses en troupeaux, les énormes baleines
Du sauvage océan fîssent mugir les plaines ;
Et qu’au bord de ces lacs, où cent forts démolis
Au triste Canada font regretter nos lys,
Le castor, avec nous disputant d’industrie,
De hardis monumens embellît sa patrie,
De ces républicains, nos paisibles rivaux,
Le soleil en ce mois éclaire les travaux.
Dirigés par l’instinct, dont la voix les rassemble,
Aux rivages d’un fleuve ils s’avancent ensemble :
Ils veulent, l’un par l’autre au travail excités,
D’un pont couvrir les eaux, et bâtir des cités.
En désordre d’abord répandus sur l’arène,
Ils s’y rangent en cercle, ils attaquent un frêne,
Qui robuste, noueux, élancé dans les airs,
D’épais et longs rameaux couvre les bords déserts.
Sous l’effort de leurs dents, à grand bruit, sur la plage
Il tombe ; il a perdu l’honneur de son feuillage.
Tandis que par la foule à la hâte emporté,
Le tronc au sein des eaux roule précipité,
D’autres, que dans leur marche un vieux chef accompagne,
D’arbres moins vigoureux dépeuplent la campagne,
Les portent jusqu’au fleuve, et nerveux matelots,
Les font d’un cours heureux naviger sur les flots.
Des pieux en sont formés. Une magique adresse
Dans l’onde en pilotis les enfonce, les dresse.
On enlace autour d’eux le souple balizier,
Et le saule flexible, et le docile osier.
Celui-ci va, revient ; et voyageur agile,
Sur sa queue applatie il emporte l’argile,
Qu’en ciment sous ses piés un autre ramollit.
De ce limon broyé la digue se remplit,
S’élève, sort enfin des eaux qu’elle domine,
Et déjà sur le pont le castor s’achemine.
Solide monument ! Son immense longueur
Étonne des humains l’adresse et la vigueur.
Ces travaux achevés, la sage république
Se partage en tribus, et par grouppes s’applique
À créer une ville, où sous trente maisons,
Elle doit voir renaître et mourir deux saisons.
Le travail recommence ; et le double rivage
Des arbres qu’il nourrit souffre encor le ravage.
De leurs vastes débris à la glaise mêlés,
Naissent des pavillons avec art modelés :
Ils montent, couronnés d’une cime arrondie.
Telle on vit s’élever aux champs de Numidie
La ville, où les troyens, du naufrage assaillis,
Furent par une reine en triomphe accueillis.
Ici, pour décorer l’enceinte d’un théâtre,
Le ciseau façonnoit le porphyre, l’albâtre ;
Là, regnoient dans les airs les creneaux d’une tour ;
Plus loin, s’ouvroit d’un port le spacieux contour ;
Et prodiguant par tout leurs travaux et leurs veilles,
Les arts au fils d’Anchise étaloient des merveilles.
Que les vents, désormais de sa cité jaloux,
L’assiègent ; le castor insulte à leur courroux.
Le buis et le sapin, qu’épargne la froidure,
Prêtent à son sommeil des tapis de verdure.
Les querelles jamais ne troublent ses loisirs ;
Et lorsque, ramenant la saison des plaisirs,
L’amour viendra regner sur ce peuple amphibie,
Le castor, peu semblable aux monstres de Lybie,
N’ira point, altéré de combats et de sang,
Défier un rival et lui percer le flanc :
Aimé de sa compagne, il lui reste fidèle.
Mais nous qui l’admirons, nous sert-il de modèle ?
Savons-nous comme lui, sans haîne, sans discords,
De l’ordre social respecter les accords ?
Le seul helvétien lui ressemble peut-être.
Dans ses Alpes caché, libre et digne de l’être,
Ignorant notre luxe et nos folles erreurs,
Du sol qui le nourrit il aime les horreurs.
Helvétiques tribus, sur vos roches fameuses,
D’où tombent cent torrens en ondes écumeuses,
Heureux, qui maintenant, comme vous, à longs traits,
Goûte l’air frais et pur de vos vieilles forêts !
Ah ! Tandis que sur nous le cancer règne encore,
Que sous un ciel d’airain le soleil nous dévore ;
Tandis que haletant, l’homme, ainsi que les fleurs,
Baisse un front accablé sous le faix des chaleurs,
Monts, chantés par Haller, recevez un poëte !
Errant parmi ces rocs, imposante retraite,
Au front du Grindelval je m’élève, et je voi,
Dieux ! Quel pompeux spectacle étalé devant moi !
Sous mes yeux enchantés, la nature rassemble
Tout ce qu’elle a d’horreurs et de beautés ensemble,
Dans un lointain qui fuit un monde entier s’étend.
Eh ! Comment embrasser ce mêlange éclatant
De verdure, de fleurs, des moissons ondoyantes,
De paisibles ruisseaux, de cascades bruyantes,
De fontaines, de lacs, de fleuves, de torrens,
D’hommes et de troupeaux sur les plaines errans,
De forêts de sapins au lugubre feuillage,
De terreins éboulés, de rocs minés par l’âge
Pendans sur des vallons que le printems fleurit,
De côteaux escarpés où l’automne sourit,
D’abymes ténébreux, de cimes éclairées,
De nèges couronnant de brûlantes contrées,
Et de glaciers enfin, vaste et solide mer,
Où règne sur son trône un éternel hyver ?
Là, pressant à ses pieds les nuages humides,
Il hérisse les monts de hautes pyramides,
Dont le bleuâtre éclat, au soleil s’enflammant,
Change ces pics glacés en murs de diamant,
Là, viennent expirer tous les feux du solstice.
Envain l’astre du jour, embrasant l’écrevisse,
D’un déluge de flamme assiège ces déserts :
La masse inébranlable insulte au roi des airs.
Mais trop souvent la nège arrachée à leur cime
Roule en bloc bondissant, court d’abyme en abyme,
Gronde comme un tonnerre, et grossissant toujours
À travers les rochers fracassés dans son cours,
Tombe dans les vallons, s’y brise, et des campagnes
Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes.
Si je quitte ces lieux, si je vole aux climats,
Que jamais n’ont blanchis la glace et les frimats,
À mes regards encor ce mois offre en spectacle
Le Nil, qui fuit sa rive et roule sans obstacle.
Ce fleuve, qui long tems nous cela son berceau,
Échappé de Goyame en rapide ruisseau,
Du vaste Dambéa traverse le domaine.
Sous des isles sans nombre il recourbe, il promène
Ses flots purs, couronnés de lauriers toujours verds.
Bientôt devenu roi de vingt fleuves divers,
Entraînant avec lui leurs ondes tributaires,
Par de puissans états, par des lieux solitaires,
Aux bornes de Nubie il court impétueux.
Envain pour le dompter, mille rocs tortueux
Du sauvage mosho hérissent la contrée,
Et remparts de l’égypte, en défendent l’entrée ;
De ses flots mutinés que l’écume blanchit,
Le Nil couvre ces monts, s’enlève et les franchit ;
Il tombe : les échos, dans les rocs qu’il inonde,
Répètent longuement le fracas de son onde.
Mais qu’il roule d’un cours plus bruyant et plus fier,
Aujourd’hui qu’étalé comme une vaste mer,
Il s’est enflé des eaux, dont l’humide tropique
Couvre depuis trois mois le sol éthiopique !
Dans le calme annuel des vents étésiens,
En triomphe, il arrive aux bords égyptiens,
Y répand en grondant sa vague débordée ;
Tout nage : et cependant cette égypte inondée
Rend grâces par des jeux, des festins et des chants
Au fleuve nourricier égaré dans ses champs.
Pour elle, un mois entier n’est qu’une longue fête.
Qu’un destin différent pour l’Europe s’apprête !
Ils approchent les jours, où nos sillons dorés
Verront les moissonneurs du midi dévorés
Se noircir à ses feux, et d’une main lassée
À peine soulever la faucille émoussée :
Ils vont pousser encor des soupirs douloureux,
En recueillant des fruits qui ne sont pas pour eux.
Ah ! Du moins, si des loix dignes des tems antiques,
Par quelque fête aimable, aux fatigues rustiques
Encourageoient ce peuple, et lui rendoient plus doux
Les pénibles labeurs qu’il dévore pour nous :
Mais pourvu que les fruits de son humble héritage
Du trône et de l’autel grossissent le partage ;
Qu’importe qu’au travail il vive condamné !
Pour goûter le bonheur le peuple est-il donc né ?
Combien l’antiquité, politique plus sage,
Du suprême pouvoir fit un plus noble usage !
Pour mieux enchaîner l’homme à ses champs paternels,
Par un culte riant, par des jeux solemnels,
Elle eut soin d’embellir le cercle de l’année.
Près des eaux, sous un bois, de festons couronnée,
La foule des colons chantoit les immortels,
Et trouvoit le plaisir jusqu’aux piés des autels.
La danse, les concerts, un aimable tumulte,
Les jeux, le tendre amour se mêloient à ce culte :
L’homme, alors ranimé par des jours de repos,
En aimoit plus ses bois, ses champs et ses troupeaux.
Voyez Rome agricole, et cependant guerrière.
Avant que le cancer, au bout de sa carrière,
Lui donnât en fuyant le signal des moissons,
Aux sons du chalumeau mariés aux chansons,
Elle ouvroit pour son peuple une fête champêtre.
Le vorace animal, que le chêne voit paître,
Autour des blés, trois fois en pompe promené,
De folâtres danseurs marchoit environné.
Sur l’autel de Cérès, serpentoit en guirlandes
Le feuillage du chêne ; et de douces offrandes,
Du miel, du vin, du lait ensemble confondus
Exhaloient leurs parfums, à longs flots répandus.
La victime expiroit. Sous la verte feuillée,
La nuit parmi les jeux retrouvoit l’assemblée ;
Et quand le roi du jour lançoit de nouveaux traits,
Ils couroient plus joyeux moissonner leurs guérets.
Pour nous, à qui les mois plus lentement préparent
Les ondoyans trésors dont nos rives se parent,
Avant que du lion s’irritent les chaleurs,
Dépouillons de son miel le peuple amant des fleurs.
Mais gardons d’imiter ce maître inéxorable,
Qui, dans l’ombre des nuits aux crimes favorable,
Enflamme sous la ruche un bucher sulphureux.
Le repos, le sommeil sur cet asyle heureux
Regnoit ; et tout-à-coup la vapeur dévorante
S’élève à flots pressés dans la ruche odorante,
S’élargit, et frappant de son venin jaloux
L’abeille, accoutumée à des parfums plus doux,
Arrache à leurs palais et le peuple et la reine,
Déjà mourans d’ivresse et couchés sur l’arène.
C’en est trop : et s’il faut que les cruels humains
Signalent par le sang le pouvoir de leurs mains,
Aujourd’hui, vers les bords où l’Europe commence,
Le commerce leur ouvre une carrière immense.
Qu’ils volent à travers une mer de glaçons
Combattre et déchirer les monstrueux poissons,
Que l’océan du nord voit bondir sur son onde.
Ces monstres, relegués aux limites du monde,
À peine ont découvert à l’oeil des matelots
La masse de leurs corps allongés sur les flots,
Que s’élançant vers eux sur un bateau fragile,
L’intrepide nocher vogue d’un cours agile,
Se place sur la poupe, et d’un bras assuré
Au monstre plus voisin pousse un dard acéré.
Le féroce animal, que la rage transporte,
Pousse un long meuglement ; il s’échappe, il emporte
Avec lui sous les flots le trait qui l’a percé :
L’onde fume du sang de la plaie élancé.
Envain pour échapper au fer qui le tourmente,
Il remonte à grand bruit sur la vague écumante ;
Envain pour respirer, par ses doubles évents,
Il vomit l’onde amère et repousse les vents
La baleine, et de force et de sang épuisée,
Livre à ses ennemis une conquête aisée.
Les barbares, en foule autour d’elle assemblés,
Lui déchirent les flancs de harpons redoublés.
Elle meurt. Acharnés sur ce monstre sauvage,
Par des chaînes de fer on le traîne au rivage :
Tout mort qu’il est, sa vue inspire encor l’horreur.
Tel étoit ce python, qui, gonflé de fureur,
Rouloit son vaste corps dans la fange croupie,
Quand l’onde vengeresse eût noyé l’homme impie.
Vous cependant, nochers, dont ces reines des eaux
Ont d’une proie immense enrichi les vaisseaux,
Revenez, hâtez-vous ; craignez que la gelée
Ne hérisse la mer de glace emmoncelée.
Le midi vous rappelle ; il attend que vos mâts
Lui portent les trésors des sauvages climats.
Mais ces fanons grossiers, qui retiendroient captive
Et l’aimable jeunesse et l’enfance plaintive ;
Ah ! Rendez à la mer ce butin malheureux :
Nous n’avons su que trop, par un art désastreux,
En former des prisons, où notre extravagance
D’une taille naissante enchaînoit l’élégance.
Barbares ennemis de nos propres enfans,
Ainsi nous attristions l’aurore de leurs ans.
Pouvoient-ils déployer dans leurs dures entraves
Cet aimable gaîté, qui fuit loin des esclaves ?
Insensés ! Nous pensions leur prêter des appas ;
Et pour les embellir, nous hâtions leur trépas.
Enfin Rousseau parut. Il vit la tendre enfance
Malheureuse, opprimée ; il en prit la défense :
À son antique chaîne il l’arrache à jamais.
Enfans, rendez-lui grâce ; et vous, qui désormais
Verrez en liberté vos jeunes charmes craître,
Belles, pardonnez-lui, si trop sage peut-être
Il borna votre gloire, et d’une austère main,
De la célébrité vous ferma le chemin.
Cent exemples fameux, répétés d’âge en âge,
Vous servent contre lui d’éloquent témoignage.
Eh ! Quels arts par vos mains ne furent embellis ?
Quels lauriers, quels honneurs n’avez-vous point cueillis ?
La valeur même encor ajoute à vos conquêtes ;
Et Mars a pour Vénus des palmes toujours prêtes.
Oui, j’en atteste ici tout l’empire français ;
Beauvais, Beauvais sur-tout sauvé par vos succès.
Muse, qui des héros éternises l’histoire,
Viens, et monte ma voix au ton de la victoire.
Louis regnoit. Vassal infidèle à son roi,
Charles, dont le nom seul réveille encor l’effroi,
De Beauvais investi foudroyoit les murailles.
À ses fiers bourguignons nourris dans les batailles,
Vers les ramparts fumans, déjà l’échelle en main,
Sur les morts entassés Charles ouvroit un chemin.
Le peuple et le soldat, tout fuyoit. Une femme
S’élance ; et d’une voix que la colère enflamme :
« N’avez vous plus de roi ? N’avez vous plus d’enfans,
Lâches ? Eh bien ! Fuyez : seule, je les défends. »
Hachette, c’est le nom de la jeune héroïne,
Dit et marche. à sa voix une chaleur divine
Ranime tous les coeurs ; mais trois fois ramenés,
Trois fois les citoyens reculent consternés.
Et dans le même instant, aux yeux de la guerrière,
Des femmes, qui d’un temple ont franchi la barrière,
Cachent dans les tombeaux, cachent sous les autels
Leurs fils, qui s’attachoient à leurs bras maternels :
"Quoi ! Vous pouvez combattre, et vous versez des larmes !
Laissez à vos maris la peur et les allarmes,
Marchons ; et les forçant à rougir devant nous,
Soyez hommes pour eux, s’ils sont femmes pour vous. "
Lorsque dans les forêts une meute aboyante,
De la trompe et du cor entend la voix bruyante,
Rapide elle s’élance, et s’élevant par bonds,
Du cerf épouvanté suit les pas vagabonds ;
Tel d’audace brûlant vole un sexe timide :
Il marche aux ennemis en colonne intrépide,
Et la pique à la main, Hachette le conduit.
Du nouveau bataillon le spectacle et le bruit
Ébranlent l’assaillant : il recule, il s’étonne.
Planté sur un creneau, d’où le salpêtre tonne,
Dans la soie et l’azur de ses replis mouvans,
L’étendard de Bourgogne emprisonnoit les vents ;
Charles, déjà vainqueur, le couvroit de sa lance :
Hachette voit l’enseigne ; elle vole, s’élance,
Du prince cuirassé brave et trompe le dard :
Le bras de l’Amazone enlève l’étendard.
Privé de tous les siens, dont il pleure la chûte,
Charles seul, sans épée, à tous les traits en butte,
Charles fuit ; et les murs, à jamais raffermis,
Reposent triomphans sous l’ombrage des lys.
D’Hachette et de son nom garde bien la mémoire,
France ! Et si dans Beauvais, encor plein de sa gloire,
Moi, qui jeune aux autels formant un doux lien,
Viens à ce nom sacré d’associer le mien,
Oh ! Si je porte un jour mon filial hommage,
Entretiens-moi d’Hachette, offre-moi son image,
Que j’y puisse attacher mon oeil religieux,
Et couronner de fleurs ce front victorieux !
Quelles fleurs toutefois offrir à sa statue,
Aujourd’hui que pleurant sa vigueur abattue,
La terre voit regner aux célestes lambris
Le lion de Némée et le chien de Procris ?
Ministres de l’été, leur souffle décolore
L’émail, qu’en nos jardins le printems fit éclore ;
Sur ses bras tortueux languissamment penché,
Le triste chèvre-feuille expire desséché ;
Le pavot à ses piés voit tomber sa couronne ;
Le panache azuré dont l’iris s’environne,
Effeuillé par les vents, flotte dans les bosquets,
Le lilas tout honteux, cherche envain ses bouquets ;
De l’amoureux pastour la parure est flétrie ;
Le gazon pâlissant languit dans la prairie ;
Et jusqu’au fond des bois les chênes, les ormeaux
D’un feuillage moins verd ont bruni leurs rameaux.
Sous les feux que vomit l’ardente canicule,
Le fleuve resserré plus lentement circule.
Ô surprise ! à l’aspect d’un si foible ruisseau,
Le voyageur s’arrête, et le croit au berceau.
Son oeil demande envain aux canaux solitaires
Ces mouvantes forêts, ces barques tributaires,
Qui, voguant aux cités, leur portoient tour-à-tour
Et les trésors d’Olinde et les fruits d’alentour.
Ces magasins flottans des régions fertiles
Sur l’arène des ports languissent inutiles ;
Et près d’eux, le nocher, à regret spectateur,
De l’onde paresseuse accuse la lenteur.
La campagne brûlante et poudreuse et déserte
Offre de toutes parts sa surface entr’ouverte.
L’homme le plus robuste a perdu sa vigueur ;
Le génie épuisé s’endort dans la langueur,
Et les enfans du Pinde, à chanter inhabiles,
Sentent leur lyre d’or fuir de leurs mains débiles.
Mais que dis-je ! Ah ! Je puis, aux traits brûlans du jour,
Opposer des forêts le paisible séjour,
Jardins majestueux qu’a plantés la nature,
Et dont l’antique honneur rajeunit sans culture,
Ô forêts ! Ouvrez-moi vos sentiers tournoyans ;
Courbez-vous sur ma tête en dômes verdoyans :
Plongé sous votre ombrage aux sources du délire,
Je vais encor, je vais faire entendre ma lyre.
Ciel ! Sous leurs pavillons j’entre à peine ; et dans moi
Leur ténébreux lointain imprime un saint effroi :
Dans ce désert muet lentement je m’avance,
Et je crois habiter le palais du silence.
Qu’aisément aujourd’hui je pardonne à l’erreur,
Qui frappant nos ayeux d’une secrette horreur,
Pour eux, changeoit les bois en vénérable enceinte,
Que les dieux remplissoient de leur majesté sainte !
Eh ! N’éprouvons-nous point sous ces portiques verds
Qu’on croit sentir la main qui régit l’univers,
Que nos jeunes pensers en raison se transforment,
Et que nos passions se taisent et s’endorment ?
Le seul amour y veille. Oui, c’est dans les forêts
Qu’à notre ame attentive il parle de plus près.
C’est-là que dans le sein d’une belle ingénue,
Un trouble intéressant par degrés s’insinue ;
Que son oeil affoibli craint les rayons du jour,
Et que sa voix expîre en longs soupirs d’amour.
Vous, esclaves flétris et des cours et des villes,
Qui prodiguez votre ame à des maîtresses viles,
Vous croyez être amans ? Non, vous ne l’êtes pas.
Des palais, où Phryné vous vendit ses appas,
Le véritable amour et s’indigne et s’exile ;
Enfant de la nature, il en cherche l’asyle.
L’amour aime des bois les dédales épais,
S’enfonce dans leur ombre, et s’y nourrit en paix.
Dans les forêts
encor, les rois de l’harmonie
Assis ou vagabonds retrouvent le génie.
Là, s’égaroit Orphée, en modulant ces airs,
Par qui fut attendri le rocher des déserts ;
Là, d’Achille et d’Hector le chantre vénérable,
Ainsi que leurs exploits, rendit son nom durable ;
Là, prenant tour-à-tour la lyre et les pipeaux,
Virgile célébroit les rois et les troupeaux.
Aimables enchanteurs, nos guides et nos maîtres,
Jadis je ne pouvois, comme vous, sous des hêtres,
Tromper la canicule et défier ses traits.
Malgré moi-même, hélas ! Exilé des forêts,
Malgré moi, je vivois enchaîné dans les villes :
J’y voyois le démon des discordes civiles,
Dans le palais des rois, triompher impuni,
Et toujours aux vertus le malheur réuni.
Souvent je m’écriois ? "ô ciel ! Quand la fortune
Voudra-t-elle adoucir sa rigueur importune ?
Ah ! Si je puis trouver un terme à ses refus,
Vous me verrez alors sous vos dômes touffus,
Verdoyantes forêts ! Et vous, claires fontaines,
Qui coupez en fuyant leurs routes incertaines,
Sur vos gazons mousseux j’irai me reposer !
Les amours et leur soeur m’y viendront courtiser.
D’un long et doux sommeil j’y goûterai l’ivresse ;
Et lorsque m’arrachant à sa molle paresse,
Je voudrai des saisons célébrer les bienfaits,
Ou chanter des héros l’audace et les hauts-faits,
Je n’y trouverai point les muses indociles,
Et mes vers couleront plus doux et plus faciles. "
Ainsi, d’un doux repos mes desirs envieux
Chaque jour sans relâche importunoient les dieux ;
Mais l’oreille des dieux obstinément fermée
Laissoit mes voeux perdus s’exhâler en fumée :
Hélas ! Déjà pour moi n’existoient plus les champs.
Le ciel m’exauce enfin. Noble appui de mes chants,
L’ami du laboureur et des fils d’Uranie
Au calme des forêts a rendu mon génie ;
Sa main vient de m’ouvrir les routes du bonheur.
Oh ! Si je puis un jour y rencontrer l’honneur,
Si je puis mériter que le Pinde m’avoue,
Et m’orne des lauriers du chantre de Mantoue,
J’irai, tout rayonnant d’une noble fierté,
Les offrir à l’auteur de ma félicité ;
Et lui montrant l’envie à ses pieds étouffée,
À sa vertu modeste ériger un trophée.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Août.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome I, 1779.djvu/5337-362
Il renaît triomphant le mois, où nos guérets
Perdent les blonds épis, dont les orna Cérès ;
Il fait reluire aux yeux de la terre étonnée
Les plus belles des nuits, que dispense l’année.
Que leur empire est frais ! Qu’il est doux ! Qu’il est pur !
Qui jamais vit au ciel un plus riant azur ?
Pour inviter ma muse à prolonger sa veille,
Il étale à mes yeux merveille sur merveille.
À peine est rallumé le flambeau de Vénus,
Qu’en foule, à ce signal, les astres revenus
Apportent à la nuit leur tribut de lumière :
L’amoureuse Phébé s’avance la première,
Et le front rayonnant d’une douce clarté,
Dévoile avec lenteur son croissant argenté.
Ah ! Sans les pâles feux, que son disque nous lance,
L’homme, errant dans la nuit, en fuiroit le silence ;
Et tel qu’un jeune enfant, que poursuit la terreur,
Foible, il croiroit marcher environné d’horreur.
Viens donc d’un jour à l’autre embrasser l’intervalle,
Ô lune ! ô du soleil la soeur et la rivale !
Et que tes rais d’argent, par l’onde réfléchis,
Se prolongent en paix sur les côteaux blanchis.
Je veux à ta clarté, je veux franchir l’espace,
Où se durcit la grêle, où la nège s’entasse ;
Où le rapide éclair serpente en longs sillons ;
Où les noirs ouragans, poussés en tourbillons,
Font siffler et mugir leurs voix tempêtueuses,
D’où s’échappe la foudre en flèches tortueuses :
J’oserai plus. Je veux par-delà tous les cieux,
Je veux encor pousser mon vol ambitieux ;
Traverser les déserts, où pâle et taciturne,
Se roule pesamment l’astre du vieux Saturne ;
Voir même au loin sous moi dans le vague nager
De la comète en
feu le globe passager ;
Ne m’arrêter qu’aux bords de cet abyme immense,
Où finit la nature, où le néant commence ;
Et de cette hauteur dominant l’univers,
Poursuivre dans leurs cours tous ces orbes divers,
Ces mondes, ces soleils, flambeaux de l’empirée,
Dont la reine des nuits se promène entourée.
J’arrive. De clartés quel amas fastueux !
Quels fleuves, quels torrens, quels océans de feux !
Mon ame, à leur aspect muette et confondue,
Se plongeant dans l’extase, y demeure perdue.
Et voilà le succès qu’attendoit mon orgueil,
Insensé ! Je croyois embrasser d’un coup-d’oeil
Ces déserts, où Newton, sur l’aîle du génie,
Planoit, tenant en main le compas d’Uranie ;
Je voulois révéler quels sublimes accords
Promènent dans l’éther tous les célestes corps,
Et devant eux s’abyme et s’éteint ma pensée !
Toi, l’orgueil d’Albion, toi, par qui fut tracée
L’éternelle carrière, où de feu couronnés
Roulent ces rois des airs, l’un par l’autre entraînés,
Newton, placé si loin de la foiblesse humaine,
Toi seul as pu des cieux sonder tout le domaine !
Par de folles erreurs, les mortels avant toi
Avoient de l’univers défiguré la loi.
Tu paroîs ; et soudain tous les cieux t’appartiennent :
Les mondes à ta voix s’éloignent et reviennent,
Vers un centre commun sans relâche emportés,
De ce centre commun sans relâche écartés.
Que ton systême est vaste et simple tout ensemble !
Ta haute intelligence y combine, y rassemble
Tout ce que l’empirée étale de grandeurs ;
Lui, qui n’étoit jadis qu’un cahos de splendeurs,
Est maintenant semblable à ces sages royaumes,
Où suffit une loi pour régir tous les hommes ;
L’attraction : voilà la loi de l’univers.
Ces globes voyageurs, dans leurs détours divers,
Sans jamais se heurter, se traversent sans cesse ;
À tes savans calculs tu soumis leur vitesse :
L’âge a scellé ta gloire, et les siècles nouveaux
Attesteront encor l’honneur de tes travaux.
Triomphe de génie et de paix ! Il efface
Tous ceux qui de la terre ont désolé la face.
Eh ! Que sont près de toi les plus fiers conquérans ?
Si leur course imita le fracas des torrens,
Ils s’écoulent de même ; et morts, il ne leur reste
Qu’un vain tombeau, chargé d’un nom que l’on déteste ?
Qu’ont-ils fait d’étonnant, ces ravageurs fameux ?
Ce que d’autres encor peuvent faire comme eux.
Le premier roi brigand, dont l’inquiète rage
Voudra se décorer du beau nom de courage,
Va marcher en héros, par cent exploits divers,
Sur ce globe, perdu dans le vaste univers :
Mais Newton règne seul sur des globes sans nombre.
Oui : ces feux, que la nuit voit briller dans son ombre,
Sont autant de témoins, qui parlent à nos yeux
Du sage, devant qui s’ouvrirent tous les cieux.
Astres, qui si souvent éclairâtes ses veilles !
Si je n’ai pu le suivre et sonder vos merveilles,
Mon oeil ravi dumoins vous contemple, et je sais
Bénir les douces nuits, que vous embellissez.
Heureux, qui peut alors errer dans les campagnes !
Heureux, qui peut gravir au sommet des montagnes,
Et là, nonchalamment sur la verdure assis,
Dans un calme profond endormir ses soucis,
Respirer des jardins le baume salutaire,
De l’oeil suivre un ruisseau qui roule solitaire,
S’enyvrer de fraicheur ; et sans prévoir le jour,
Abandonner son ame à des pensers d’amour !
Mais quelle voix lugubre, affreuse, épouventable,
Interrompt mes concerts d’un long cri lamentable !
Aux rayons que Phébé lance à travers ce bois,
D’un regard inquiet j’observe... ô dieux ! Je vois,
Se traînant dans la nuit, une ombre gémissante.
Ses cheveux sont épars ; de sa main défaillante,
Un sceptre d’or brisé tombe souillé de sang :
Les poignards sont encor enfoncés dans son flanc.
D’une profonde horreur je frémis, je m’écrie :
« Quels monstres ont sur vous épuisé leur furie ?
Confiez à mon coeur vos destins désastreux. »
À ces mots, elle pousse un soupir douloureux,
Et l’oeil sur moi fixé, de plus près elle avance !
Puis s’arrêtant : « Eh bien ! Reconnois-tu la France,
Mon fils ? Voici la nuit, où d’un glaive assassin,
Le bras du fanatisme a déchiré mon sein.
De cette nuit de sang dis l’horrible aventure ;
Dénonces-en le crime à la race future.
Que des temples sacrés le sonore métal
Du meurtre dans Paris répande le signal.
Peins le vieux Coligni, qui ferme, inaltérable
Laisse sous le couteau sa tête vénérable ;
Couvre encor les chemins de ses membres épars ;
De longs ruisseaux de sang inonde les remparts ;
Que l’on entende encor les clameurs fanatiques
De meurtriers, courans dans les places publiques,
Qu’ils attestent leur roi ; que le nom de leur dieu,
Comme un arrêt de mort, retentisse en tout lieu.
Montre, en foule égorgés dans cette nuit infame,
Le père par son fils, le mari par sa femme,
Les enfans, assassins des enfans au berceau,
Les passages fermés par les corps en monceau ;
Enfin le roi lui-même, au printems de son âge,
Comme un vil scélérat se mêlant au carnage,
Et du haut de son louvre écrasant les proscrits,
Qui lui tendant les mains l’imploroient à grands cris. »
L’ombre auguste à ces mots se perd dans les ténèbres.
Et moi, plein de l’horreur de ces scènes funèbres,
Croyant des assassins ouïr encor la voix,
Je fuis épouvanté la retraîte des bois ;
Je fuis : je ne veux point du récit de nos crimes
Attrister mon pays, deshonorer mes rimes.
Que plutôt dans le sein d’un éternel oubli,
Ce honteux souvenir périsse enseveli ;
Qu’il succède à nos pleurs une touchante ivresse :
La fête de mon roi commande l’allégresse.
J’entends déjà, j’entends, par cent bouches d’airain,
Les remparts des cités bénir leur souverain.
Le louvre à ce signal élargit ses portiques ;
La foule les inonde, et ses voûtes antiques,
Échos de notre amour pour le sang des bourbons,
Se répondant sans cesse, en répètent les noms.
Voyez les arts, assis sur les marches du trône,
Solemniser ce jour, et leur noble couronne
Descendre sur le front des poëtes naissans ;
La nerveuse éloquence aux rapides accens
Prêter sa noble audace à la timide histoire,
Et de nos demi-dieux ressusciter la gloire.
Où suis-je transporté ? Quel magique pouvoir
Dans une étroite enceinte à mes yeux fait mouvoir
Les cieux, la terre, l’onde, et tout leur vaste ensemble ?
Je reconnois l’asyle, où le pinceau rassemble
Tout ce qu’il a créé de chef-d’oeuvres nouveaux.
Là, les marbres encor de la toile rivaux,
De nos fameux français éternisant l’image,
Au nom de la patrie acquittent son hommage.
Citoyens d’Albion, ne nous reprochez plus
Que d’un ingrat oubli nous payons les vertus !
D’Angiviller enfin marque leur récompense,
Digne un jour d’avoir part aux honneurs qu’il dispense.
Sous les lambris des rois, c’en-est fait, mes regards
Ont assez admiré les prestiges des arts.
Je vais, de la nature observateur fidèle,
Je vais dans le hameau retrouver leur modèle.
Vers le ruisseau qui fuit en un bocage frais,
La nymphe, dont l’été décolore les traits,
Légèrement s’avance, et d’un bain solitaire
Promet à ses appas la fraicheur salutaire.
Pour elle quel plaisir, quand les flots argentés
D’une humide ceinture embrassent ses beautés !
Quand seule, et se croyant loin de tout oeil profane,
Elle folâtre en paix dans l’onde diaphane !
Un jour ; il m’en souvient, un jour qu’à l’orient
L’aurore dévoiloit son visage riant,
Sous la voûte d’un bois que la Dordogne arrose,
Je vis, caché dans l’ombre, entrer la jeune rose.
Sur son front reluisoit ce coloris vermeil,
Dont brille la jeunesse après un doux sommeil :
Aimable sans apprêts, belle sans imposture,
Rose sembloit sortir des mains de la nature.
La bouche et l’oeil ouverts, sur sa trace, Lozon
D’un pié silencieux effleuroit le gazon ;
Le bruit le plus léger l’agite, le tourmente :
Il craint à chaque pas que l’oeil de son amante,
Derrière elle appellé par les zéphyrs jaloux,
Ne (...) à son aspect des regards du courroux.
À sa témérité le hazard fut propice.
Sur les naissantes fleurs dont le bord se tapisse,
Rose a déjà posé le voile de son sein.
Ô Rose, quel danger ! D’un amoureux larcin,
Le coupable Lozon médite la pensée.
Arrête, ô fol amant ! Crains que Rose offensée,
Forte de sa vertu ne trompe tes desirs,
Et que pour toi l’amour n’ait jamais de plaisirs.
Du véritable amour le compagnon fidèle,
Le respect cependant le captive loin d’elle,
Bientôt même honteux de sa coupable ardeur :
« Ah ! Je saurai, dit-il, respecter sa pudeur ;
Je le veux, je le dois ». à ces mots, en silence
Il fuit ; et dans les flots déjà Rose s’élance.
Le fleuve, enorgueilli de baigner tant d’attraits,
Les couvre en bouillonnant de ses humides rets,
Ajoute à leur blancheur, et la rend plus piquante.
Ainsi brille, à travers la vague transparente,
Cette fleur, dont le Nil voit les boutons éclos,
Tristes durant la nuit se plonger dans les flots,
Et frémissant de joie au retour de l’aurore,
Du fleuve par dégrés sortir plus frais encore.
Auprès d’un saule antique, au-dessous du bassin,
Où la vague a reçu la nymphe dans son sein,
Lozon s’est arrêté. Sur l’onde fugitive
Il fixe en soupirant une vue attentive :
« Ô toi ! Qui, repliée en sinueux détours,
Du corps charmant de Rose as baigné les contours,
Onde heureuse ! Ah ! Du moins, en quittant ma maîtresse,
Que chacun de tes flots autour de moi se presse :
Mon corps, impatient de s’en voir caresser,
Au fond de ton canal brûle de s’élancer. »
D’importuns vêtemens soudain il se dégage,
Se précipite au fleuve, et l’ouvrant à la nage :
« Oh ! Si j’osois, dit-il, dans les flots me cacher,
Et lentement vers Rose en silence approcher,
Sans blesser ta pudeur, sans lui coûter des larmes,
Rose, mon oeil furtif dévoreroit tes charmes ! »
Tandis qu’en ses pensers Lozon flotte incertain,
L’air, brillant à ses yeux des rayons du matin,
Derrière se
noircit, et prépare un orage,
Que voile aux deux amans le bois qui les ombrage.
Le vent se taît : il dort dans un calme trompeur.
Il laisse lentement se former la vapeur,
Que l’ardent souverain des plaines lumineuses
Enlève, en la pompant, aux couches caverneuses,
Où sommeille le soufre, où reposent en paix
Et le nitre subtil, et le bitume épais.
À l’aspect du péril, la colombe fidèle
Dans le creux des rochers fuit avec l’hirondelle ;
La corneille, en criant, plane sur leur hauteur ;
Le fier taureau frissonne, et le cultivateur,
Tremblant pour les épis où son espoir se fonde,
Cherche l’abri voûté d’une grotte profonde.
Mais des froids aquilons et des brûlans autans,
S’élancent tout-à-coup les escadrons flottans ;
De leurs fougueux combats les airs au loin mugissent ;
Les fleuves dans leur lit écument et rugissent,
Et la forêt en pousse un long bruïssement.
À ce fracas soudain ! Dieux ! Quel saisissement
Fait pâlir de Lozon l’innocente maîtresse !
Le corps tout chancelant sous l’effroi qui l’oppresse,
Pour regagner la rive elle marche ; l’éclair
La couvre de ses feux trois fois croisés dans l’air :
La foudre suit de près, roule, gronde, et fumante
En éclats sulphureux tombe aux piés de l’amante.
Rose pousse un long cri : glacé par la terreur,
Son corps roule, emporté par la vague en fureur.
Lozon entend ce cri, s’élance sur la rive,
Couvert d’un simple lin il accourt, il arrive
Au bassin, qui de Rose enfermoit les appas :
Ciel ! Aux yeux de Lozon Rose ne s’offre pas.
Ô tonnerre, dit-il, tu l’as donc dévorée !
Et les bras abbattus, et la vue égarée,
Sur le bord à ces mots sans force, sans couleur,
Lozon reste immobile et muet de douleur ;
Il n’a plus qu’à mourir. Mais d’écume investie,
Rose, au-dessus des eaux qui l’avoient engloutie,
Remonte, oppose au fleuve et ses piés et ses mains,
S’épuise, et de nouveau cède aux flots inhumains.
Lozon à son secours vole au travers de l’onde ;
Il brave, audacieux, et la foudre qui gronde
Et la grêle qui tombe en globules bruyans
Et le fleuve qui s’ouvre en gouffres tournoyans.
Ô toi, qui dans son coeur a versé ce courage,
Fais qu’il triomphe, amour ! Victime de l’orage,
Rose disparoissoit, lorsque d’un bras nerveux
Lozon la saisissant par ses flottans cheveux,
Avec de longs efforts au rivage l’entraîne,
Et des ondes vainqueur touche enfin à l’arène :
Il cherche un roc voisin. Autour d’eux cependant
L’éclair fond plus rapide, et brille plus ardent ;
Le tonnerre plus fort brise le flanc des nues ;
Il darde sa fureur aux montagnes chenues :
De leurs fronts sourcilleux, qu’il frappe à coups pressés,
Fait voler en éclats les rochers fracassés,
Dans le creux du vallon avec eux roule et plonge,
Et courant jusqu’aux bords où la forêt s’allonge,
Allume au milieu d’elle un vaste embrasement.
Par les vents attisé, le fougueux élément
Dévore dans sa course, ainsi qu’un foible arbuste,
Le chêne, et du cormier la vieillesse robuste,
Le châtaignier couvert de globes épineux,
Et le saule aquatique et le pin résineux.
Ce n’est plus cet asyle, où couronné d’ombrages,
Le pasteur de l’été défioit les outrages ;
Où l’oiseau, voltigeant de buissons en buissons,
Lui payoit le tribut de ses douces chansons :
C’est une vaste mer qui bouillonne enflammée,
Vomit en tourbillons les feux et la fumée,
Où mille sangliers furieux, écumans
Courent, et font ouïr d’horribles heurlemens,
Où, sur Lozon enfin et sur Rose expirante,
Voltige et s’élargit la flamme dévorante.
Ah ! Couple malheureux, où fuir ? Où te cacher ?
Il n’est auprès de toi ni grotte, ni rocher ;
Et l’implacable mort va frapper ta jeunesse.
Mais non : qu’en votre coeur un doux espoir renaisse.
La tempête, du sein des nuages errans,
Sur la forêt en feu vomit l’eau par torrens.
Déjà de toutes parts dans les flots engourdie,
Murmure la fureur du rapide incendie.
Le déluge redouble, et le feu disparoît :
Et l’orbe du soleil, que l’orage entouroit,
Du voile ténébreux par dégrés se dégage.
De la sérénité rayonne enfin le gage ;
C’est l’écharpe d’iris : dans l’air resplendissant,
Ses longs plis déroulés se voûtent en croissant.
L’éclat, dont ses couleurs ont vêtu la campagne,
Rassure de Lozon la tremblante compagne.
Que dis-je ? Un autre effroi l’agite en ce moment.
Sans aucun voile, hélas ! Livrée à son amant,
De ses pudiques mains elle couvre ses charmes,
Rougit, ferme les yeux, et les trempant de larmes.
"De mes jours conservés je te dois le bonheur ;
Ajoute à tes bienfaits en me laissant l’honneur,
Lozon ; sois généreux : un jour viendra peut-être,
Où Rose, sans remords, pourra les reconnoître. "
Elle dit, et Lozon vaincu par la pudeur,
De ses feux à regret étouffe encor l’ardeur,
Il sort. Rose après lui retrouve sur la plage
Ses voiles, et tous deux sont rentrés au village.
La flamme a respecté le fruit de leurs guérets :
Armés du fer tranchant que recourba Cérès,
Quand la prochaine aurore éveillera la terre,
Aux épis déjà mûrs ils porteront la guerre.
Le jour meurt ; il renaît. La faucille à la main,
Et d’agrestes chansons égayant leur chemin,
Les moissonneurs en foule avancent vers la plaine.
L’épi, qu’un doux zéphir au gré de son haleine
Courbe, roule, relève et courbe et roule encor,
Promet à leurs travaux sa chevelure d’or.
Ce salaire promis enflamme leur courage,
Et chacun tout entier s’abandonne à l’ouvrage.
À l’envi l’un de l’autre ils frappent les épis :
La faucille à leurs piés les étale en tapis.
Sous le glaive français, ainsi de l’Angleterre
Les escadrons vaincus vont mesurer la terre,
Alors que réveillant nos antiques débats,
Leur jalouse valeur nous appelle aux combats.
Le moissonneur poursuit. De son premier asyle,
Avec de cris aigus l’alouette s’exile ;
La tremblante perdrix fuit avec ses enfans ;
Et du chien tant de fois les lièvres triomphans,
Surpris dans le sillon que leur nombre ravage,
Reçoivent de nos mains la mort ou l’esclavage.
Cependant les épis, au soleil étalés,
Sont par de noeuds de saule en javelle assemblés.
Riche, voici le jour qu’attendoit l’indigence !
Oserois-tu blâmer l’heureuse négligence,
Qui fait tomber des mains du peuple moissonneur
Les épis, destinés à nourrir le glaneur ?
Il est pauvre ; il a droit aux trésors de tes plaines.
Quoi ! De monceaux de blé tes granges seront pleines !
Du sol de vingt hameaux que ton faste a détruits,
Toi seul, vil parvenu, tu dévores les fruits !
Et quand ce malheureux, qu’afflige et désespère
Le nom jadis si cher et d’époux et de père,
Vient, timide glaneur, dans ton champ moissonné
Recueillir de tes grains le reste abandonné,
De ce reste par toi sa misère est frustrée ?
Ah ! Dans ce même champ dont tu fermes l’entrée,
Vois ces flots de fourmis ardens à conquérir
Leur part de ce trésor que l’été fait mûrir ;
Contemple-les, barbare : et leur troupe fidèle
De la douce pitié va t’offrir le modèle.
Quelquefois l’un d’entr’eux vaincu du poids des grains,
Qu’il traîne en haletant aux greniers souterrains,
Tombe, et tout épuisé de force et de constance,
De ces concitoyens réclame l’assistance.
Celui, qui le premier voit cet infortuné
Dans le sillon poudreux sans force abandonné,
Lui va porter soudain l’appui qu’il sollicite,
Le ranime, et bientôt l’un et l’autre s’excite
À marcher, à traîner par un commun effort
Cet immense fardeau, pour chacun d’eux trop fort.
C’est par de tels bienfaits versés sur l’indigence,
Que méritant des dieux la facile indulgence,
Le riche en obtiendra la douce paix du coeur.
Dans les champs dont son or l’a rendu possesseur,
Tranquille, il goûtera l’allégresse unanime,
Que la fin des moissons au village ranime.
Du froment enchaîné déjà tous les faisceaux,
Par ordre, sur un char, s’élèvent en monceaux.
Au plus haut de ce char, sur ces monceaux de gerbes,
Qui lui forment un lit de leurs touffes superbes,
Monte et s’assied Almon, le chef des moissonneurs.
À ce comble envié des champêtres honneurs,
Les respects de la foule ont porté sa vieillesse.
La gaîté sur son front s’unit à la noblesse ;
Et sa tête à longs flots verse de blancs cheveux,
Qui mollement épars battent son cou nerveux :
Roi des champs, sa couronne est un léger feuillage.
Au son du chalumeau, les belles du village
Viennent au char rustique atteler, en dansant,
De taureaux asservis un couple mugissant :
D’un pas tranquille, égal, vers la ferme ils s’avancent,
Et tous les moissonneurs par grouppes les devancent,
Ils marchent en triomphe. Ainsi Rome autrefois,
Sur un char tout couvert des dépouilles des rois,
Accueilloit le héros, de qui l’heureuse audace
Revenoit triomphante et du Parthe et du Dace.
La foule entre au hameau : le possesseur des champs
La reçoit dans sa cour au doux bruit de leurs chants,
Et pour fêter comme eux le mois de l’abondance,
Suivi de ses enfans, il se mêle à la danse.
Son épouse l’imite, et vole sur ses pas.
À la danse bientôt succède un long repas.
Là, chacun d’un vin pur rougit sa large coupe.
Le maître, assis en père au milieu de la troupe,
Fait revivre pour eux les jours du siècle d’or,
Siècle, où l’orgueil des rangs n’existoit pas encor.
L’immortelle Rhéa, dont la douce puissance
De cet âge enchanté nourrissoit l’innocence,
Mais qui, chassée enfin par nos lâches forfaits,
Loin de nous avec elle emporta ses bienfaits,
Rhéa, du haut des cieux qu’embellit sa présence,
Jette sur les hameaux un oeil de complaisance,
Sourit à la concorde, et montrant aux humains
L’épi mystérieux qui brille dans ses mains,
Annonce que les airs, sur leur voûte enflammée,
N’entendront plus rugir le lion de Némée,
Que dans ses premiers fers son vainqueur l’a remis,
Et qu’un nouveau printems à la terre est promis.
Le sang des végétaux, qui sous la canicule
De leur tête à leurs piés trop rapide circule.
Depuis trente soleils oublioit de nourrir
L’arbre, que le bélier avoit vu refleurir.
La feuille jaunissante, et de soif épuisée
Vainement, dans la nuit, s’abreuvoit de rosée,
L’aube vers l’orient à peine renaissoit,
Que plus aride encor la feuille languissoit.
Mais aujourd’hui qu’enfin la chaleur amortie
Laisse couler en paix la sève rallentie,
De ce suc nourricier pénétré lentement,
L’arbre de ses rameaux rajeunit l’ornement.
Le sauvage arbouzier pompeusement étale
Sur ses bras reverdis la pourpre orientale ;
L’ananas épaissit son feuillage étranger ;
Un parfum plus suave embaume l’oranger ;
Du rosier épineux la tige printanière
S’ouvre, et laisse échapper sa feuille prisonnière ;
La pelouse renaît et borde le ruisseau ;
Des guirlandes de fleurs courent sur l’arbrisseau,
Qu’envoya sur nos bords la froide Sybérie ;
L’albâtre a couronné le jasmin d’Ibérie,
Et l’humble violette, au pistil brillant d’or
Croit revoir le printems, et refleurit encor.
Mais sur-tout de Bacchus le tortueux arbuste
Environne l’ormeau d’un cercle plus robuste ;
Et prolongeant ses bras jusqu’au berceau voisin,
Sous un dôme de pampre y cache le raisin.
Cependant aux plaisirs de ces fêtes rustiques,
Où chacun de Cérès entonnoit les cantiques,
Succèdent maintenant de pénibles travaux.
Sur l’épaisseur d’un lit formé d’épis nouveaux,
Le bruyant fléau tombe et retombe en cadence ;
Il frappe les tuyaux chargés de l’abondance,
Les écrase, et dans l’air au loin confusément
Fait voltiger la paille et jaillir le froment.
De la paille, mêlée à la poussière impure,
Le froment dans le crible en tournoyant s’épure.
Des greniers de l’état emplissant le contour,
Il assure la vie aux cités d’alentour,
Ou sur l’onde emporté vers de lointains rivages,
De la pâle famine y prévient les ravages.
Tu connus, ô romain, ce monstre dévorant,
Lorsqu’échappé du nord, un peuple conquérant
Embrasa tes vaisseaux, riches dépositaires
Qui t’apportoient du Nil les moissons tributaires !
Ce monstre pâle, blême, et morne en ses fureurs,
Sur le peuple d’abord déploya ses horreurs.
Aux portes des palais où s’endort la molesse,
L’indigent se traînoit ; là, vaincu de foiblesse,
D’une voix presqu’éteinte il demandoit du pain :
Et le riche endurci que menaçoit la faim,
Dans le malheur commun devenu plus barbare
Aux besoins du mourant fermoit sa main avare.
Mais lui-même, à son tour de besoins dévoré,
Poussa des cris plaintifs dans son palais doré.
Que lui servit alors que l’Euphrate et l’Hydaspe
À l’orgueil de son luxe eussent fourni le jaspe ;
Que l’art eût lentement appris à le vêtir
D’un lin plongé trois fois dans la pourpre de Tyr,
À façonner pour lui l’albâtre et le porphyre ;
Que dans ses bras trompeurs la vénale Delphire
Le reçut à prix d’or ; et qu’il s’en crût aimé ?
Au milieu de son faste il mouroit affamé.
Ce fut alors (grands dieux ! ) que ma chère patrie
Par de pareils forfaits ne soit jamais flétrie !
Ce fut alors qu’on vit deux féroces amans,
L’un par l’autre étouffés dans leurs embrassemens,
À leurs propres amis servir de nourriture ;
Qu’une mère (ô fureur, dont frémit la nature ! )
Qu’une mère s’arma d’un poignard assassin,
Fondit à coups pressés sur le fruit de son sein,
L’égorge, le déchire, et de sang dégouttante
En dévore la chair encore palpitante ;
Qu’un prêtre, s’enfonçant dans l’horreur des tombeaux,
D’un corps rongé de vers engloutit les lambeaux :
Ce fut alors enfin que l’Auzonie entière
N’offrit de toutes parts qu’un vaste cimetière,
Où du riche, du pauvre et du grand confondus,
Les cadavres gissoient l’un sur l’autre étendus.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Septembre.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/37-29
Permets, reine des fleurs, qu’en ton riant domaine
Pour la dernière fois ma muse se promène.
Tu m’exauces : déjà tes parfums ravissans
Des beaux lieux que je cherche avertissent mes sens.
Lentement j’y pénètre ; et ma vue enchantée
Fixe la tubéreuse à la feuille argentée ;
Que son baume est flatteur, mais qu’il est dangereux !
Ainsi toujours du sort les décrets rigoureux
Mêlent quelqu’amertume aux plaisirs de la terre.
Volons aux autres fleurs qui peuplent ce parterre.
Fière de ses longs jours, au zéphyr inconstant
L’amaranthe
a livré son panache éclatant.
J’avance ; et mes regards, de dédale en dédale,
Poursuivent les attraits de la pyramidale ;
Par étages fleuris je la vois s’èlever.
Sous le berceau voisin, ne puis-je encor trouver
Et le rosier sorti des bosquets de Mélinde,
Et l’éclat de l’oeillet, superbe enfant de l’Inde ?
Non qu’amoureux de lui, je le veuille cueillir.
Son front d’une couronne a beau s’enorgueillir ;
Trop souvent ici-bas l’apparence est trompeuse :
Sous les riches dehors d’une couleur pompeuse,
Le perfide a caché ses esprits malfaisans.
Je puis encor prétendre à de plus doux présens.
Reine de ce bosquet, la tendre balzamine
Sur l’humble marguerite avec grace domine.
Là, j’admire l’émail du riant tricolor ;
Ici, sur le bouton je vois resplendir l’or,
Et Clythie a penché sa tête radieuse.
Oh ! Que de son amant l’inconstance odieuse,
Soit aux rayons du jour, soit dans l’ombre des nuits,
La nourrira long-tems d’amertume et d’ennuis !
Je conçois son chagrin. Si trahissant ma flamme,
Zilla, comme Myrthé, pour un autre s’enflamme,
Je me connois : mes jours, flétris par la douleur,
Expireroient bientôt desséchés dans leur fleur.
Mais non, non ; dans les noeuds d’un amour légitime
Je repose sans crainte, appuyé sur l’estime :
Myrthé, comme Zilla, ne m’a jamais aimé.
C’est pour moi qu’aux doux feux du printems ranimé,
Zilla tresse en festons les richesses de Flore ;
Pour moi, dans les jardins que Vertumne colore,
Aujourd’hui frédonnant une douce chanson,
Elle va de nos fruits recueillir la moisson.
À payer son tribut chaque arbuste est fidèle :
Chaque arbuste à l’envi s’inclinant autour d’elle,
À la main de Zilla veut s’offrir le premier.
Les globes suspendus aux rameaux du pommier,
Ceux, de qui l’enveloppe et fraiche et veloutée
Recèle une liqueur des persans redoutée,
Ceux qui du grenadier étalant les rubis,
En mêlent l’incarnat au verd de ses habits,
Mille autres colorés par la saison ardente,
Et la prune mielleuse et la poire fondante
De Zilla qui balance appellent l’oeil ravi.
Son choix va se fixer sur le brillant pavi ;
Mais l’orange a montré l’or pur qui la décore ;
Et flottante en son choix, Zilla balance encore.
Quand soudain plus heureux, l’arbre dont l’ornement
Fut des premiers humains le premier vêtement,
Lui qui des vents du nord trop aisément s’offense,
Et qui pourtant, facile aux jeux de mon enfance,
Dans les champs paternels me pardonnoit l’affront,
Dont mes bras pétulans déshonoroient son front,
Le figuier se présente, et sa tige effeuillée
Est enfin, par Zilla, de ses fruits dépouillée.
Zilla sort ; elle vole aux champs, où le noyer
En immenses rameaux aime à se déployer :
Et moi, d’une forêt je perce la retraite.
Dieux ! Avec quel plaisir je vois sous la coudrette
Bergères et pasteurs rassemblés deux à deux !
Ils ébranlent l’arbuste ; et l’arbuste autour d’eux,
Dégageant son fruit mûr de sa cosse brisée,
Verse sur les gazons sa richesse bronzée.
Mille cris d’allégresse alors frappent les airs,
Et volent répétés par l’écho des déserts.
Alors un doux tumulte égare l’assemblée ;
L’amant a plus d’audace, et l’amante troublée
Laisse égarer ses pas sous des berceaux touffus :
Là, de sa voix éteinte expirent les refus.
Amour, puissant amour, ainsi tu viens encore
Regner sur les beaux jours que Vertumne décore !
Peu content toutefois d’embraser les humains,
Le feu réparateur qui brûle dans tes mains,
À travers les forêts, en flèche dévorante
Vole, et des cerfs jaloux poursuit la horde errante.
Surpris dans tous ses nerfs d’un profond tremblement,
L’animal orgueilleux te résiste en bramant,
Se plonge dans les eaux, se roule sur l’arène ;
Mais contraint de fléchir sous ta main souveraine,
Par-tout semant le trouble et donnant le trépas,
Il court : le sable à peine est marqué de ses pas.
Que je plains le mortel, qui dépouillant la crainte
Des forêts aujourd’hui parcourt le labyrinthe !
Que je le plains sur-tout, si le cerf furieux
Par lui se voit fixé d’un regard curieux !
Indigné que sa honte au grand jour exposée,
De l’homme, son tyran, excite la risée,
Il poursuit de ses feux le témoin indiscret,
Et dans des flots de sang veut noyer leur secret.
Trop heureux ce mortel, si la froide épouvante
N’enchaîne point ses pas dans l’arène mouvante !
Trop heureux si le tronc d’un chêne protecteur
Présente au fugitif sa tranquille hauteur !
Ô forêt de Compiegne ! Ainsi sous ton ombrage,
Poursuivi par un cerf je sus tromper sa rage.
La nuit de ses rideaux voiloit le firmament ;
Et cependant Phébé versoit paisiblement,
À travers les rameaux humides de rosée,
Ce pâle demi-jour qui blanchit l’élisée.
Guidé par son flambeau, je perce, audacieux,
Du monarque des bois le séjour spacieux :
Je l’avoûrai. Bientôt une terreur secrette
Étonna, suspendit mon audace indiscrette.
Ces arbres au tronc noir, ce désert étendu,
Ce silence, où le cerf étoit seul entendu,
Frappèrent tous mes sens d’un respect taciturne.
Alors je vis pourquoi, sous leur dôme nocturne,
Les bois furent long-tems pour nos grossiers ayeux
Le temple, où se cachoit le majesté des dieux.
Mon audace renaît ; et poursuivant ma route,
J’arrive aux piés d’un roc, où se courboient en voûte
Cent cormiers l’un dans l’autre enlaçans leurs rameaux :
Ce lieu, m’avoit-on dit dans les prochains hameaux,
Ce lieu sert de théâtre aux scènes valeureuses,
Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses.
Je ne fus point trompé. Du roc, en bondissant,
Un cerf impétueux d’un pié léger descend ;
Au milieu de l’arène il s’élance, et s’arrête,
Dresse le bois rameux qui couronne sa tête,
Garde un profond silence, et de ses yeux hagards
Par-tout aux environs promène les regards.
Pour moi, l’oreille ouverte et la vue attentive,
Je retenois sur lui mon haleine captive ;
Quand un souffle imprudent de ma bouche échappé,
Décèle ma présence au cerf qu’il a frappé.
Soudain il vole à moi, je me livre à la fuite,
Et bientôt sur mes pas ramenant sa poursuite,
Au cirque de nouveau je rentre le premier,
Et triomphant, m’élève au faîte d’un cormier.
Plus ardent, après moi mon ennemi s’élance ;
Mais de son vain courroux me riant en silence,
Sur sa trace vingt fois je le vis retourner,
Dans les taillis voisins vingt fois se promener.
Lorsqu’enfin assuré que d’un essor rapide
Je trompois, en fuyant, son audace intrépide,
Dans l’arène déserte il revient orgueilleux.
Un feu rouge de sang étincelle en ses yeux ;
Tous ses nerfs sont tendus ; sa narrine enflammée
Le couvre tout entier d’une épaisse fumée :
Il brame, et ce long cri par les monts répété,
De l’Olympe, en roulant, remplit l’immensité.
De biches, à sa voix, une légère troupe
Sur la cîme des monts paroît, et de leur croupe
Dans le cirque à l’instant descendue à grands pas,
En cercle autour du cerf étale ses appas.
Que ce brillant essaim me plût ! à sa présence,
Je me crus introduit au palais de Byzance,
Dans ces rians jardins, où cent jeunes beautés,
À la fraicheur du soir, viennent de tous côtés
Caresser les desirs du maître de l’Asie.
Dirai-je qu’au milieu de sa cour réunie,
L’oeil fièrement ouvert, le monarque des bois
Suspendit quelque tems la faveur de son choix ?
À la plus jeune enfin son hommage s’adresse ;
Quand d’un fougueux rival la jalouse tendresse
Vient de sang altérée au combat l’appeller.
Je les vis à l’instant l’un sur l’autre voler,
L’un l’autre se couvrir de larges cicatrices ;
Cependant qu’auprès d’eux, tranquilles spectatrices,
Les biches attendoient silencieusement
De ce combat d’amour le fatal dénoûment.
Mais long-tems dans ce choc la victoire en balance
N’osa d’aucun rival couronner la vaillance.
Il m’en souvient encor : le sang de tous les deux
À gros bouillons fumans ruisseloit autour d’eux ;
Ses flots, même à travers l’épaisseur du feuillage,
Deux fois en jaillissant souillèrent mon visage.
Déja l’obscure nuit fuyoit, et le destin
Sur eux tenoit encor le succès incertain,
Lorsqu’épuisés de sang et de force et d’haleine,
Meurtriers l’un de l’autre, ils tombent sur la plaine,
Ils tombent : et leur voix, par un dernier effort
Poussant et prolongeant le soupir de la mort,
Attriste les échos dans leurs grottes plaintives,
Et disperse l’essaim des biches fugitives.
De mon asyle alors librement descendu,
Et penché sur le couple à mes piés étendu,
Je contemplai ce bois, dont la haute ramure
Faisoit de ces rivaux l’ornement et l’armure,
Cette taille élégante, et le vaste contour
De ce fanon pendant, qu’avoit gonflé l’amour.
Combien surtout, combien j’aurois voulu connoître
Quel pouvoir dans le cerf tous les ans fait renaître
Ces brûlantes fureurs, ces tourmens du desir,
Qui dévorant son corps, l’affament de plaisir !
Pour éclairer la nuit qui voile ce mystère,
Envain, dans la forêt rêveur et solitaire,
De l’immortel Buffon j’empruntai le flambeau ;
En vain Pline, à ma voix, sortit de son tombeau ;
L’Aristote de Rome et celui de la France
Ne pûrent m’arracher à ma triste ignorance.
Mon orgueil s’en plaignit ; mais enfin, par dégrés
La raison ramenant mes esprits égarés,
Me dit que l’homme encor n’avoit pu tout comprendre.
Eh ! Quel homme en effet, quel homme peut m’apprendre
Pourquoi dans ces déserts, chez les muses fameux,
Où Vaucluse en été roule à flots écumeux,
Pourquoi circule à peine une onde languissante,
Quand du septième mois la clarté renaissante
Des fleuves desséchés reverdit les roseaux,
Et rend à leurs bassins le luxe de leurs eaux ?
Ah ! Loin de m’égarer dans cette vaine étude,
Que ne puis-je aujourd’hui goûter ta solitude,
Ô Vaucluse ! ô séjour que j’ai tant desiré,
Et que les dieux jaloux ne m’ont jamais montré !
Sur les rochers pendans, dont la chaîne t’embrasse,
De Pétrarque amoureux j’irois chercher la trace ;
Mes piés y fouleroient ces verdoyans gazons,
Où Pétrarque, oubliant la rigueur des saisons,
N’appelloit, ne voyoit, ne respiroit que Laure.
Ici, dirois-je ; ici, des beaux présens de Flore
Cent fois il couronna le front qu’il adoroit ;
Là, dans l’enfoncement de cet antre secret,
Il marioit sa voix à sa lyre plaintive ;
Sur le sable mouvant de cette eau fugitive,
Sur ces troncs, respectés du souffle des chaleurs,
Gravant le nom de Laure, il l’arrosoit de pleurs.
À ce doux souvenir, j’en répandrois moi-même,
Et mon coeur me diroit : ainsi ma Zilla m’aime.
Douces émotions, qui sauriez me charmer
Dans ces lieux, où notre ame est toujours prês d’aimer ;
Ah ! Ne me quittez point, quand je vais aux campagnes ;
Soyez alors, soyez mes fidèles compagnes :
Vous seules, vous pouvez ajouter aux plaisirs,
Que l’automne riant promet à mes loisirs.
Il vient, il a paru. Dans la plaine éthérée
Je vois flotter les plis de sa robe pourprée,
Le pampre sur sa tête en festons serpenter,
Et le vin bouillonnant à ses pieds fermenter.
Accourez tous à lui, vous, de qui l’opulence
Sous le toît des cités s’endort dans l’indolence ;
Venez aux champs ; venez sous des berceaux épais
Retrouver les vertus, la nature et la paix :
Vous les connoissez peu dans vos villes profanes.
Un vallon, traversé de ruisseaux diaphanes,
Une grotte mousseuse, un côteau verdoyant,
D’un bocage touffu le sentier tournoyant ;
Voilà, voilà les lieux où se plaît la nature.
Là, vos yeux et vos pas errans à l’avanture,
Par un charme innocent tout-à-coup arrêtés,
Flotteront suspendus entre mille beautés.
Vous verrez des troupeaux les courses incertaines ;
Vous boirez cet air pur, exhalé des fontaines ;
Votre oreille charmée écoutera le chant
Du laboureur joyeux, qui sillonne son champ :
Les couleurs de son front par le hâle noircies,
Ses vénérables mains dans les travaux durcies,
Vous forceront peut-être à respecter un art
Qui n’obtenoit de vous qu’un dédaigneux regard.
Eh ! Pourquoi ce mépris ? Parlez, hommes de fange ;
Car il est tems enfin que la raison se venge ;
Parlez : de ce mépris quel est le fondement ?
Croyez-vous qu’aux humains fournir leur aliment,
Soit moins grand, soit moins beau que de tramer des brigues ;
De ramper à la cour dans de lâches intrigues ;
De s’engraisser des biens, qu’un peuple infortuné
Vous apporte, à la voix d’un mortel couronné ;
D’aller, sous les drapeaux d’un conquérant sauvage,
Égorger l’habitant d’un tranquille rivage ?
Les voilà donc connus vos chimériques droits,
Les combats, la richesse, et la faveur des rois ;
Beaux titres, en effet dignes qu’on les étale !
Ne voyez-vous donc point qu’à vous-même fatale,
Votre aveugle fierté plonge dans la langueur
Le bras, qui de vos champs ranimoit la vigueur ?
Combien sur les français les romains l’emportèrent !
Fameux déprédateurs, sans doute ils dévastèrent
De trente nations les paisibles guérets ;
Mais respectant chez eux les travaux de Cérès,
Au simple agriculteur, leurs tribus allarmées
Remirent quelquefois le sceptre des armées :
La terre, fière alors d’un laboureur guerrier,
Tressailloit sous un soc couronné de laurier.
Ô nuit des préjugés, où la France égarée,
Voisine du tombeau, languit déshonorée,
Quand te verrai-je enfin, cédant à la raison,
Du bonheur de la terre agrandir l’horison ;
Permettre que des champs la culture ennoblie,
Dans ses antiques droits soit enfin rétablie ;
Et que les rois eux-même, échappés à l’erreur,
Couronnent tous leurs noms du nom de laboureur ?
Ah ! Si ces vers, enfans de mon foible génie,
Jusqu’au trône des rois portés par l’harmonie,
Leur inspiroient un jour le projet glorieux
De préférer le soc au fer victorieux ;
Qu’alors, au lieu d’encens, de fleurs et d’hécatombe :
La main d’un laboureur écrive sur ma tombe :
"Il aima la campagne, et sut la faire aimer. "
Que son séjour me plaît ! Comme il sait me charmer !
C’est toi que j’en atteste, automne riche automne
Que de fois, ombragé du pampre d’une tonne,
J’ai fixé de mes yeux doucement attendris
Les champs, où s’égaroit la timide perdrix !
Lorsque vesper les dore, ou l’aube les argente,
Que j’aime à voir les airs et leur scène changeante !
La balance, au milieu du céleste séjour,
Suspend également et la nuit et le jour.
Paisible souverain, le soleil se couronne
De rayons tempérés ; le calme l’environne :
Quel silence ! à ses piés tous les vents ennemis,
Liés par le respect, reposent endormis.
Et l’homme, qui pleurant sa vigueur défaillante
Se traînoit sous le poids de la saison brûlante,
L’homme, libre aujourd’hui du fardeau des chaleurs,
Se relève, et déjà renaît avec les fleurs.
Voyez-le s’indigner de ces jours de foiblesse,
Où son mâle génie oubliant sa noblesse
Dans les bras du repos végétoit engourdi ;
Il s’agite, il a pris un essor plus hardi.
Qu’il est heureux alors, et que la solitude
S’embellit à ses yeux des charmes de l’étude !
Les folles passions, leur fausse volupté,
Ne valent point pour lui l’auguste vérité.
Chaque soleil nouveau, le payant de ses veilles,
Fait rouler pour ce sage un cercle de merveilles.
De quel ravissement, dieux ! Il est enyvré,
Si jusqu’au roi du jour son vol a pénétré !
Il revient triomphant, il parle ; et son génie
Des cieux qu’il a franchis révèle l’harmonie,
Marque aux globes errans leur éternel retour,
Et de l’immensité mesure le contour.
A-t-il ouvert des monts les grottes souterreines,
Cherché des minéraux les brillantes arènes,
De leurs riches fillons parcouru les chemins,
Et surpris la nature, à l’instant que ses mains,
Des souffres et des sels, du nître et du bitume,
Épuroient savamment et combinoient l’écume ?
Croyez qu’il n’a point vu sans les plus doux transports,
Dans leurs lits caverneux, se former ces trésors,
Qui bientôt façonnés par l’humaine industrie
Doivent, servant les arts, enrichir la patrie.
Ce gland, ce foible gland dans les bois enfanté,
Et loin d’eux au hazard par les vents emporté,
Aux yeux de l’ignorant à peine humble semence,
Est déjà pour le sage une forêt immense.
L’insecte le plus vil, la fange des marais,
Tout devant lui déploie un trésor de secrets.
Ô noble emploi du tems ! ô veilles fortunées !
Vous agrandissez l’homme, et charmez ses années.
Moi-même, en ce moment, de quel feu créateur
Je sens renouveller mon génie et mon coeur !
Perdu durant l’été dans un monde frivole,
Où sans gloire et sans fruit le tems léger s’envole,
J’oubliois, endormi sur mes premiers essais,
D’en mériter l’honneur par de nouveaux succès :
Je n’étois plus moi-même. ô soudaine merveille !
Dans le calme des bois mon ardeur se réveille ;
Je renaîs, je revole à la cour des neuf soeurs,
Et l’art des vers encor a pour moi des douceurs.
Oui, mon luth tour-à-tour léger, sublime et tendre,
Aux antres du Parnasse ira se faire entendre.
Riche saison des fruits, c’est à toi que mes chants
Devront cette énergie et ces accords touchans,
Qui, maîtrisant le coeur par l’oreille enchantée,
Font aimer dans mes vers la nature imitée.
D’un rocher sourcilleux atteignant la hauteur,
C’est-là que je voudrois, poëte observateur,
De l’immense univers embrasser la structure ;
Et dans ses profondeurs poursuivant la nature,
Percer de mes regards sagement indiscrets,
La nuit majestueuse où dorment ses secrets.
Mais à me condamner sans doute déjà prête,
Une fausse vertu va me crier : « Arrête.
Arrête, téméraire ; et bornant ton orgueil,
Sur l’ouvrage des dieux ne fixe point ton oeil :
Pour jouir seulement, ces dieux te firent naître. »
Taisez-vous, imposteurs ! L’homme est fait pour connoitre.
Et sans ce noble instinct de curiosité,
Dont un vaste génie est sans cesse agité ;
Dites, que serions-nous ? Une horde sauvage,
Que la faim chasseroit de rivage en rivage,
De tristes voyageurs, dont le bras tout sanglant
À l’hôte des forêts disputeroit le gland.
Du printems rajeuni les grâces verdoyantes,
Sur le front de l’été les gerbes ondoyantes ;
L’automne par Bacchus diapré du rubis,
L’agneau contre l’hyver nous prêtant ses habits,
Ces biens, d’autres encor réservés pour notre âge,
De l’homme observateur ne sont-ils pas l’ouvrage ?
Honteux du cercle étroit, où de grossiers besoins
Aux premiers jours du monde avoient borné ses soins,
Il le franchit : soudain tout prend une autre face.
La terre de vergers couronne sa surface ;
Le roc sort de ses flancs, et s’élève en palais ;
Le lin sur l’éléphant se déploie en filets ;
De la croupe d’un mont roulant dans la vallée
Le chêne est un navire, il fend l’onde salée ;
La meule tourne, crie, elle écrase le grain ;
La flamme, en dieu tonnant, a transformé l’airain ;
L’homme, tout l’univers sous le pinceau respire ;
L’harmonieux roseau par sept bouches soupire,
Et le poisson de Tyr rougit l’habit des rois.
Mais l’homme, oui, l’homme encor étend plus loin ses droits,
Si des siècles derniers dépouillant les annales,
Je veux nombrer les faits par qui tu te signales,
Ô mortel ! Quel tableau vaste et prodigieux
Sous des traits plus hardis vient t’offrir à mes yeux !
C’est par toi, qu’affranchi du pouvoir de la terre,
Le roi brillant du jour n’est plus son tributaire ;
Il remonte par toi sur son trône usurpé.
D’un aiman conducteur l’acier enveloppé,
Soit que l’épaisse nuit renaisse ou se retire,
Montre à tes mâts flottans le pôle qui l’attire.
De la tempête alors je vois le Cap franchi,
Et le flot indien sous tes poupes blanchi.
Nouveau triomphe encor. Tes efforts plus prospères
Joignent un autre monde au monde de tes pères.
Le commerce aux cent bras les déploie autour d’eux,
Et chargé de trésors, les prodigue à tous deux.
Envain le nord, caché dans ses antres sauvages,
De montagnes de glace a bordé ses rivages,
Ta proue a sillonné les gouffres qu’il défend,
Et des secrets du nord te voilà triomphant :
La terre, sous le pôle à tes yeux étendue,
Sur un axe moins long tourne enfin suspendue.
Hypparque, Pythéas, Conon, Thymocarys,
Vous, premiers scrutateurs des célestes lambris ;
N’en soyez point jaloux ! De nouveaux Zoroastres
Ont élargi la sphère, où gravitent les astres :
Un plus nombreux cortège entoure Jupiter.
D’une verge frappé dans les champs de l’éther,
Et par elle à nos piés conduit sans violence,
Le tonnerre captif vient mourir en silence.
Le sable, à la fougère, en de brûlans fourneaux
Se mêle, devient fleuve ; et dans mille canaux
Distribuant son cours, à gros bouillons s’y plonge,
Se courbe, s’arrondit, se replie ou s’allonge.
Déjà de Cassini le tube observateur
De la voûte des cieux a percé la hauteur ;
Déjà, l’oeil attaché sur un cristal fidèle,
Zilla voit son image, et sourit au modèle.
Que de ces arts puissans l’empire est étendu !
Du trône du soleil un rayon descendu
Dans les angles du prisme à peine se repose ;
Le prisme en sept couleurs soudain le décompose.
Et de tant de bienfaits un barbare ennemi
Voudroit que sans honneur l’homme encor endormi
Rallentit son essor ! Non, non ; que plus ardente,
Son ame s’agrandisse et vole indépendante :
Tout ce qu’il ne voit pas, il le peut voir un jour.
Il saura quel pouvoir au liquide séjour
Enlève et rend deux fois, dans la même journée,
L’onde tantôt captive et tantôt déchaînée ;
Comment des vastes eaux s’est formé le bassin,
Et les monts dont la terre a hérissé son sein ;
Pour quel dessein caché la comète brûlante
Traîne au loin dans les airs sa queue étincelante.
Oui, je l’ose prédire. à ses yeux plus savans,
Les tems dévoileront l’origine des vents ;
Il pourra concevoir quelle est de la lumière
La source intarissable et l’essence première ;
Soumettre à son compas tous les célestes corps,
Leur fuite, leur retour, leur grandeur, leurs accords ;
Pénétrer les ressorts qui meuvent la matière ;
Saisir d’un seul regard notre ame toute entière,
Et deviner le terme où rompant sa prison
L’instinct
marche, et s’élève au jour de la raison.
Ah ! Quand vous brillerez, beaux jours de notre gloire,
Je ne vous verrai point. Le flot de l’onde noire,
Neuf fois autour de moi par la mort replié,
Dans l’éternelle nuit me retiendra lié ;
Je ne vous verrai point ! Et mon ombre sensible
Se plaindra vainement à la Parque infléxible :
Non, je ne serai point de la mort rappellé,
Et pour d’autres que moi, tout sera dévoilé !
Ah ! Si dans l’avenir trop ardent à m’étendre,
À des plaisirs si grands je ne dois point prétendre,
Du moins jusqu’au tombeau, nos arts consolateurs
Épancheront sur moi leurs rayons bienfaiteurs ;
Du moins à les chanter je dévoûrai ma lyre.
L’automne m’entendra, plein d’un noble délire,
Bénir l’art innocent qui nourrit les humains ;
La serpette armera mes poëtiques mains,
Et m’ouvrant des vergers les dédales agrestes,
Des beaux fruits de l’été j’irai cueillir les restes.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Octobre.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/377-100
Battez, bruyans tambours, battez de rive en rive.
Il paroît, c’est lui-même ; il avance, il arrive :
Oui, c’est lui. Je le vois sur les monts d’alentour :
Battez, et de Bacchus annoncez le retour.
Éveillez-vous, buveurs, hâtez-vous ; le tems presse,
Hâtez-vous ; du sommeil secouez la paresse.
Aux scènes de plaisir qui renaissent pour vous,
Moi, prêtre de Bacchus, je vous invite tous.
Marchons : mais écartez de nos fêtes mystiques
Ces Lycurgues nouveaux, ces Thraces fanatiques,
D’une sainte liqueur profanes ennemis ;
Écartons-les. Vous seuls, ô mes rians amis !
Vous, dignes d’assister à nos sacrés mystères,
Sortez à flots nombreux de vos toîts solitaires :
Courons, et de l’Ister au Tâge répandus,
Assiégeons les raisins au côteau suspendus.
Redoublons du français la brillante allégresse ;
Faisons pour un moment oublier à la Grèce
Le poids honteux des fers dont gémit sa beauté ;
Que le grave espagnol déride sa fierté ;
À sa longue paresse arrachons l’Auzonie ;
Échauffons, égayons la froide Pannonie ;
Et que de flots de vin tous les suisses trempés
Dansent sur le sommet de leurs rocs escarpés.
Dieux, quel riant tableau ! Mille bandes légères,
Les folâtres pasteurs, les joyeuses bergères,
Les mères, les époux, les vieillards, les enfans,
Remplissent les chemins de leurs cris triomphans.
Déjà s’offre aux regards de cette agile armée
Le rempart épineux dont la vigne est fermée.
Avide des trésors dont elle s’enrichit,
Déjà d’un pié léger chacun d’eux le franchit.
Nul sep n’est épargné. Par-tout je vois la grappe
Tomber sous le tranchant du couteau qui la frappe ;
Je vois deux vendangeurs de pampre couronnés,
Et du jus des raisins goutte à goutte baignés,
Au pié de la colline où la vigne commence,
Descendre sous le faix d’une corbeille immense ;
Je les vois, dans les flancs de vingt tonneaux fumeux,
Faire couler des seps les esprits écumeux ;
Et sur un char, pareil au char qui dans la Grèce
De l’antique Thespis promenoit l’allégresse,
Ranger, en célébrant les louanges du vin,
Ces tonneaux, où s’apprête un breuvage divin.
Plus loin, règnent les jeux d’une aimable folie.
D’un geste, d’un bon mot l’un agace Ismélie,
Puis, ravit en passant un baiser à Phylis :
L’autre écrase en ses doigts les grains qu’il a cueillis :
Et vient furtivement rougir le front d’Aline :
Un rire fou circule autour de la colline,
En éclats s’y prolonge, et se mêle aux travaux
Qui doivent d’un vin pur enrichir nos caveaux.
Cependant le jour fuit ; il se hâte d’atteindre
Aux portes d’occident, où ses feux vont s’éteindre :
Vesper a déployé ses humides drapeaux,
Et son sceptre d’ébène appelle le repos.
Des côteaux dépouillés soudain quittant la croupe,
Les bruyans vendangeurs se rassemblent en troupe
Aux deux côtés du char, qui de fleurs est voilé,
Et de quatre chevaux sur deux rangs attellé.
Sous les tonneaux vineux que le pampre décore,
Il s’ébranle : ô tambours, battez, battez encore !
Il marche ; et mille voix répètent ces chansons :
"Amis, point de soucis ; amis, buvons, dansons,
Buvons, et comme nous faisons boire nos belles ;
Le vin, mieux que l’amour, domptera les rebelles ;
Le vin échauffera la maîtresse et l’amant ;
Buvons : qui ne boit pas doit aimer froidement. "
Arrivés au pressoir, du milieu de la foule
Un couple pétulant s’élance, écrase, foule
Sous ses bonds redoublés les grappes en monceaux ;
Le vin jaillit, écume et fuit à longs ruisseaux.
À ces ruisseaux pourprés enyvrez-vous ensemble,
Ô vous tous, que la soif près des cuves rassemble ;
Creusez vos mains en coupe, et que sur vos habits
De vos mentons rians le vin coule en rubis :
D’un bachique repas couronnez la journée.
Les soucis, les travaux, les sueurs de l’année
Vous méritent assez ce bonheur d’un moment.
Quoi ! La bêche et la serpe auront incessamment,
De votre plant tardif châtié la paresse !
Quoi ! Du feuillage vain, dont le luxe l’oppresse,
Par deux fois, tous les ans, vous l’aurez dégagé !
Cent fois vous aurez craint que de grêle chargé,
L’été contre vos fruits ne déchaînât l’orage !
Et lorsque la nature a béni votre ouvrage,
Lorsque de vos labeurs vous dispensant le prix,
Elle vous rend les jeux, les festins et les ris,
Des jeux et des festins un ennemi farouche
Viendra faire expirer les ris sur votre bouche ;
Vous dira que des dieux les décrets solemnels
Ont condamné la terre à des pleurs éternels ;
Qu’ils nous font de la joie une sage défense,
Et que leur majesté de nos plaisirs s’offense !
Tu l’offenses toi seul, augure du malheur ;
Oui, toi seul. Le plaisir est une heureuse fleur,
Dont ces dieux indulgens, que blasphême un faux sage,
De nos jours épineux ont semé le passage.
De ses parfums en paix respirons les douceurs ;
Et laissant contre nous tonner ces noirs censeurs,
Qui, tristement rongés d’un fiel atrabilaire,
Ont fait un dieu, comme eux et jaloux et colère,
Cessons de redouter leurs funèbres tableaux,
Et tous leurs préjugés, de l’imposture éclos.
Heureux jours, où les dieux habitoient les campagnes,
Où Pan, Flore et Cérès, Diane et ses compagnes,
De mensonges rians fascinoient les mortels,
Et voyoient l’allégresse encenser les autels ;
Qu’êtes-vous devenus, beaux-jours que je regrette !
Qu’il étoit doux alors d’habiter la retraite
D’une grotte, d’un bois ; et dans les champs voisins,
De voir l’or des épis et l’azur des raisins !
Alors l’illusion, pour consoler la terre,
Offroit des dieux amis à l’homme solitaire,
Des dieux, qui comme lui, citoyens des hameaux,
Avoient connu long-tems ses plaisirs et ses maux.
Ces pins religieux, ces vénérables hêtres
Étoient l’asyle aimé des déités champêtres ;
Chacun d’eux, jusqu’au jour marqué par son trépas,
D’une aimable dryade enfermoit les appas :
Elle le défendoit des fureurs de l’orage,
Et pour l’homme-berger en nourrissoit l’ombrage.
Le raisin n’étoit pas un fruit inanimé ;
C’étoit Bacchus lui-même, en grappe transformé,
Sur la jeune erigone étendant son feuillage.
L’amant, que trahissoit une amante volage,
Couché languissamment sur un lit de roseaux,
Contoit son infortune à la nymphe des eaux.
Et le bruïssement de la vague tremblante
Étoit alors pour lui cette voix consolante,
Dont l’amitié fidèle assoupit nos douleurs ;
Et l’amant soulagé laissoit tomber des pleurs.
Rappellerai-je ici quelle adroite imposture
Sut encor de nos champs ranimer la culture ?
Rival du loup vorace et du taureau meuglant,
L’homme, jadis sans moeurs, se repaissoit de gland,
Lorsque les saintes loix, créant une patrie,
Promirent l’abondance à l’active industrie.
Dans le flatteur espoir de mille biens nouveaux ;
L’homme voua ses mains à de rudes travaux :
Mais bientôt la fatigue épuisa son courage ;
Et regrettant des bois le paresseux ombrage,
Sa vigueur négligea de tourmenter son champ.
La rouille alloit enfin ronger le soc tranchant ;
Il fuyoit : tout-à-coup, père d’heureux mensonges,
De la fable, à ses yeux, un sage offrit les songes :
Il lui dit que du ciel les sublimes moteurs
En avoient, pour les champs, déserté les hauteurs ;
Que Cérès elle-même, aux mortels apparue,
Leur avoit apporté le soc de la charrue,
Et que ces grains dorés, nourriciers des humains,
Étoient encor pour eux un présent de ses mains.
L’homme, honteux alors de sa lâche foiblesse,
Du soc cultivateur admira la noblesse ;
Et fier de partager la gloire de Cérès,
Pesant sur la charrue, il creusa des guérets.
Ah ! S’ils vivoient encor ces mensonges utiles,
Sans doute nous verrions nos plaines plus fertiles,
Et l’indigence en pleurs ne les ouvriroit pas !
Mais les champs à nos yeux languissent sans appas :
L’orgueil de notre faste, outrageant la nature,
Dédaigne les mortels voués à leur culture.
Que serions-nous pourtant, si l’essaim des besoins
N’imposoit à leurs bras un long tribut de soins ?
C’est lui, qui sur le sol de leur étroit domaine
À l’oisive charrue aujourd’hui les ramène.
Ils placent sous le joug leurs taureaux vigoureux ;
Le soc brille, rongé par le sillon poudreux :
Le semeur y répand d’une égale mesure
Ce froment, que l’été doit rendre avec usure.
Sur les pas du semeur, la herse lentement
Rampe, et brisant la glèbe, encouvre le froment.
Hommes laborieux, votre tâche est remplie.
Et vous, par qui tout naît, vit et se multiplie,
Dieux bons, dieux paternels ! C’est à vous à présent
De jetter sur ces grains un regard bienfaisant.
Ordonnez que l’amas de ces eaux suspendues,
Pour noyer nos sillons trop de fois répandues,
Ne fonde point sur eux : mais qu’errant dans les airs,
Il s’épanche en torrents sur des climats déserts ;
Mais qu’une douce ondée abreuve la campagne ;
Mais que d’un jour serein la chaleur l’accompagne ;
Mais que d’un verd naissant le sillon surmonté
De son dos inégal cache la nudité,
Et de loin à nos yeux présage l’abondance.
Ordonnez aux brouillards que l’automne condense,
Lorsqu’éteignant les feux de l’occident vermeil,
La nuit a ramené les heures du sommeil,
Dieux bons ! Ordonnez-leur que la terre humectée
Par eux d’un air impur ne soit point infectée.
Souvent dans les brouillards, qui couvrent l’horizon,
Le scorpion céleste a lancé son poison.
Alors de la beauté les roses se flétrissent ;
Du jeune-homme pâli les forces dépérissent ;
Et la tombe, sans cesse ouverte sous nos pas,
Appelle le vieillard des langueurs au trépas.
Oh ! Que de fois alors, la peste au vol immonde
Pour assouvir l’enfer a parcouru le monde !
Hélas ! Ils sont encor présens à nos douleurs,
Ces jours rendus fameux par l’excès de malheurs,
Ces jours, où succombant sous ce monstre homicide,
Des portes de l’aurore aux colonnes d’Alcide,
Du foyer du midi jusqu’aux glaces du nord,
La moitié des humains s’engloutit dans la mort !
Vers les bois, où se perd le sauvage Tartare,
Les flots empoisonnés que roule le Ténare,
Par un gouffre entr’ouvert le vomirent au jour.
Trop resserré bientôt dans cet obscur séjour,
Le monstre, déployant ses aîles ténébreuses,
Vole au Cathay, s’abbat sur ses villes nombreuses,
Les comble de mourans entassés sous des morts ;
Reprend son vol ; du Gange atteint les riches bords,
Les transforme en passant en vaste cimetière ;
Du superbe Mogol traverse la frontière ;
Remplit de ses poisons l’empire des sophis,
Les murs de Constantin, l’Arabie et Memphis ;
Franchit les hauts rochers, d’où le Nil roule et tombe ;
Fléau des nubiens, les plonge dans la tombe ;
Abbat le grand-négus, son peuple, ses enfans ;
Frappe la Côte D’Or, celle des éléphans ;
Dévaste le Zaïre, et les forêts sauvages,
Qui du frère du Nil couronnent les rivages ;
Perce du vieux Atlas les sommets orageux,
De cadavres infects couvre ses rocs nègeux ;
Une seconde fois fait expirer Carthage ;
Vole au-delà des mers jusqu’aux sources du Tage ;
Rend veuves d’habitans ses antiques cités ;
Mêle ensemble et l’ibère et le maure indomptés ;
Entre eux et le français quelque tems en balance,
Des monts pyrénéens sur les Alpes s’élance ;
Par monceaux, livre en proie à l’avide Pluton
Les lâches descendans d’émile et de Caton ;
De tous ses potentats purge la Germanie ;
Des ducs de la Newa punit la tyrannie ;
Ronge avec leurs troupeaux les bergers du Lapland,
Brave les feux d’Hécla, parcourt le Groënland,
Touche au pôle ; et soudain retournant sur sa trace,
Dévore tout le nord que l’océan embrasse,
S’acharne sur le belge, et dans les champs français,
Par des excès plus grands vient combler ses excès.
D’abord cédant aux coups de la Parque inhumaine,
Les animaux en foule accrurent son domaine.
Le cerf au pied léger, la chèvre au crin pendant,
Et le boeuf pacifique, et le coursier ardent,
Et la brebis si douce, et le chien si fidèle,
Et le plaintif oiseau des amans le modèle,
De leurs corps infectés couvrirent les chemins.
Le mal plus irrité passant jusqu’aux humains,
Bientôt on ne vit plus que de hideux fantômes,
Qui d’un air corrompu respirant les atômes,
Se traînoient et tomboient. Leurs yeux sombres, hagards
Brûloient d’un feu de sang, lançoient d’affreux regards.
La douceur du sommeil vainement attendue,
Sur leur corps tout entier une lèpre étendue,
Leurs poûmons tourmentés des accès de la toux,
L’insatiable soif qui les dévoroit tous,
Enfin de mille maux l’exécrable assemblage,
N’épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l’âge,
Ni l’innocent amour, ni la sainte amitié,
Bientôt de nos ayeux eût ravi la moitié.
Ils mouroient. Chaque instant voyoit hors des murailles
S’avancer, tout rempli, le char des funérailles.
Nulle voix ne suivoit ce mobile tombeau :
Sans parens, sans amis, sans prêtre, sans flambeau,
Solitaire, il marchoit. à ces monceaux livides,
Une fosse profonde ouvroit ses flancs avides ;
Et dans son large sein les cadavres versés
Y tomboient en roulant l’un sur l’autre entassés.
Durant vingt mois entiers, par ce ravage horrible,
Se signala des dieux la colère terrible ;
Rien ne fut épargné : l’impureté des airs
Dépeuple tous les lieux, et les change en déserts.
Dans les champs fortunés, que l’hyerre timide
Enrichit lentement de son tribut humide,
Long-tems aimé des cieux, un hameau, dans son sein,
De cent cultivateurs cachoit l’heureux essaim.
Détrompé de la cour, et honteux de ces brigues
Qui mènent aux honneurs par de viles intrigues,
Philamandre, au milieu des champêtres humains,
Se nourrissoit en paix du travail de ses mains.
D’une fille et d’un fils la vertu florissante
Ornoit de ce nestor la vieillesse innocente.
Pour lui sur le côteau mûrissoit le raisin ;
Cinquante agneaux paissoient l’émail d’un pré voisin ;
Quelques fleurs au printems lui formoient un parterre ;
Et quand des blonds épis il dépouilloit la terre,
Quand des flots d’un lait pur écumoient sous ses doigts,
Sa richesse égaloit la richesse des rois.
Hélas ! Qu’il dura peu le bonheur de ce sage !
Le fléau destructeur vers lui s’ouvre un passage,
Emporte ses troupeaux, et rongeant les mortels,
Frappe l’homme sacré qui prioit aux autels :
Puis, du toît solitaire, où le pontife expire,
Sur le peuple des champs il étend son empire.
Déjà plus d’une mère a répandu des pleurs ;
Déjà chaque cabane est en proie aux douleurs.
Le vieillard, au milieu des publiques allarmes,
Lui seul n’a point encor à répandre des larmes.
Il voit Linda, Sainmaurt du fléau respectés.
Pour dérober leurs jours à ses traits infectés,
Dans le temple désert le vieillard se transporte ;
Sur lui, sur ses enfans il en scelle la porte,
Saisi d’un saint effroi s’avance vers l’autel,
L’embrasse, s’y prosterne, et s’écrie : « Immortel !
Des fléaux de la terre auteur impénétrable,
Quand désarmeras-tu ton glaive inexorable ?
Quoi ! Tu détruis ainsi l’ouvrage de tes mains !
Ne serois-tu donc plus le père des humains ?
Ah ! Du moins en faveur de nos humbles chaumières,
Rappelle, dieu clément, tes bontés coutumières !
Par cet autel sacré, d’où l’encens autrefois
Vers ton trône éternel montoit avec nos voix,
Par les pleurs, dont souvent j’ai baigné tes portiques,
Par mes cheveux blanchis dans les travaux rustiques,
Laisse, laisse ma race au nombre des vivans ;
Cache-la dans ton temple au souffle impur des vents ;
Ou s’il doit pénétrer ton auguste demeure,
Le premier de ma race, ordonne que je meure. »
Il dit. Sous l’épaisseur d’un voile ensanglanté,
Neuf fois l’astre du jour obscurcit sa clarté,
Et neuf fois de la nuit les ombres lui succèdent :
Lorsqu’enfin succombant aux terreurs qui l’obsèdent,
Philamandre s’endort. De la faveur des cieux
Un songe le berçoit. Songe fallacieux !
Tout-à-coup un long cri l’éveille. Aux lueurs sombres,
Qu’une lampe mourante épanche dans les ombres,
Il découvre Linda, qui l’oeil fixe, égaré
Se traîne, et va tomber sur le marbre sacré.
Il court avec Sainmaurt, il pleure ; et sa tendresse,
Sur son sein palpitant la soutient et la presse :
Mais repoussant le bras qui la veut secourir,
« Éloignez-vous, mon père, et laissez-moi mourir. »
À ces mots, et de sang et d’écume souillée,
Et de ses derniers pleurs la face encor mouillée,
Linda roidit son corps par ses mains déchiré.
Le vieillard la confie au jeune-homme éploré,
Et sort pour invoquer une main salutaire.
L’aube pâle guidoit sa marche solitaire.
Il s’avance ; et son oeil ne voit de toutes parts
Que des restes meurtris sur la poussière épars.
De cabane en cabane à grands pas il s’élance,
Et par-tout, du tombeau le ténébreux silence
Tout est mort. égaré, pâlissant de terreur,
Mais adorant encor les cieux dans leur fureur,
Il retourne éperdu vers la demeure sainte ;
Des hurlemens affreux en remplissoient l’enceinte.
Il appelle sa fille. ô tableau déchirant !
Sa fille est expirée, et son fils est mourant.
« Dieu cruel ! J’avois cru ta vengeance assouvie,
Et de mon fils encor tu m’arraches la vie !
Achève, prends la mienne. ô Sainmaurt, attends-moi !
Je demandois au ciel de mourir avant toi ;
Et c’est moi, malheureux, qui vois ta dernière heure !
Mes enfans ne sont plus ; je les perds... que je meure ! »
Attaché sur son fils, il pleuroit ; et la mort
Dans les bras paternels avoit frappé Sainmaurt.
Déjà d’un feu rongeur atteint jusqu’aux viscères,
Lui-même, il est couvert de livides ulcères.
Il se relève, il tombe, il meurt en gémissant,
Le dernier de sa race et d’un peuple innocent.
Tous les ans, il est vrai, l’automne moins funeste
Ne souffle point sur nous les horreurs de la peste ;
Mais toujours, de brouillards resserrant l’horizon,
Il change la campagne en humide prison ;
Jaloux du roi brillant qui verse la lumière,
Dépouille ses rayons de leur chaleur première,
Du sang et des humeurs trouble en nous les accords,
Énerve notre force allume dans nos corps
Les ardeurs de la fièvre à la soif dévorante,
Et livre au noir ciseau notre vie expirante,
Aussi le dieu du mal ; jadis à ses autels,
En ce mois ténébreux, voyoit-il les mortels
Humilier leurs fronts, et tout pâles d’allarmes,
L’environner d’encens, de prières, de larmes.
Memphis, croyant alors que ce dieu redouté
Triomphoit du soleil, en voiloit la clarté,
Memphis du roi des airs déploroit la foiblesse :
"Il languit, disoit-elle, accablé de vieillesse.
Qui pourra lui prêter un salutaire appui !
Typhon dans son courroux s’est armé contre lui. "
Fidèles héritiers de ces pensers funèbres,
Les grecs vouoient ce mois au démon des ténèbres.
Ils alloient, éclairés de nocturnes flambeaux,
Arroser de leurs pleurs la cendre des tombeaux,
Et sous le nom sacré de fêtes parentales,
Solliciter du Styx les déités fatales.
Le Capitole enfin, d’Athène imitateur,
Fit regner sur ce mois un dieu dévastateur,
Mars, qui des élémens éternisant la guerre,
Combat les dieux, amis du bonheur de la terre.
Cependant aux rigueurs de ces fléaux divers,
Que le perfide automne épand sur l’univers,
Résigne-
toi, mortel ; et foible créature,
Ne vas point d’injustice accuser la nature.
Elle te répondroit : "ne m’accuse de rien.
Le mal est nécessaire ; il l’est comme le bien.
Soumise aveuglément à ce double génie,
Je cède, et je leur dois ma constante harmonie.
Mais détruis un instant l’un de ces deux rivaux,
Ce que tu crois le mieux devient l’excès des maux.
Écoute ; et que ton coeur, dont la plainte m’outrage,
Cesse d’imaginer un plus parfait ouvrage.
Ce vent qui de la terre entrouvrant la prison,
De la peste en cent lieux souffla le noir poison,
Tu veux l’anéantir, ou du moins ne l’entendre
Que murmurant à peine en zéphyr doux et tendre.
Eh ! Tu ne sais donc point qu’un plus affreux revers
S’en va dès ce moment ravager l’univers ?
Au lieu de cette peste errante et passagère,
Que le tems emporta sur son aîle légère,
Par-tout un air infect s’apprête à t’investir.
Des prés marécageux, où tu vois s’engloutir
Les végétaux dissous qui corrompent l’automne ;
De ces champs de bataille, où le bronze qui tonne
De cadavres pressés forme un trône à la mort ;
De ces lacs, de qui l’eau sur la fange s’endort ;
Enfin du lit impur des mines, des carrières,
Déjà montent vers toi des vapeurs meurtrières.
Le vent, qui de ton ciel ne trouble plus la paix,
Leur permet de s’étendre ainsi qu’un fleuve épais :
Bientôt ce globe entier n’est plus qu’un gouffre immonde.
C’en est fait ; et la Parque a dépeuplé le monde.
Mais rappelle ces vents ; que d’un bruyant essor,
Répandus sur la terre, ils y règnent encor :
Vois-tu de mille biens leur liberté suivie ?
Ils ont soufflé la mort, ils répandent la vie.
Des autres élémens suis encor les effets :
Par-tout aux maux qu’ils font succèdent les bienfaits.
Si le feu dévorant embrase mes entrailles,
M’ébranle, me déchire, engloutit tes murailles,
Sert en foudres tonnans l’injustice des rois,
Et des peuples vaincus anéantit les droits ;
Ce feu, nourri des sucs que l’abeille distille,
Pour te rendre le jour brille en flamme subtile :
Tes alimens, par lui doucement préparés,
Nourrissent de ton
sang les ruisseaux épurés,
Et lorsque j’ai perdu ma dernière verdure,
Il chasse loin de toi la piquante froidure.
L’eau traverse en torrens tes vallons ravagés,
Traîne ensemble et troupeaux et pasteurs submergés,
Sur l’océan d’Atlas, théâtre de naufrages,
Dans toute leur fureur déchaîne les orages ;
Aux vaisseaux, écrasés sous le poids des typhons,
Ouvre près du Cathay des abymes sans fonds ;
Du commerçant paisible engloutit l’industrie,
Et sauve un conquérant, fléau de la patrie :
Mais l’eau t’abreuve aussi. L’eau promène tes mâts
Des bords où tu naquis, aux plus lointains climats,
Roule en fleuves féconds, tombe en douce rosée ;
Et la terre pour toi renaît fertilisée.
Ingrat à ses bienfaits, si tu dis que son sein
Étale de poisons un innombrable essaim ;
Si tu veux ajouter, qu’en ses profonds abymes,
Elle n’enfante l’or que pour nourrir les crimes ;
Qu’elle arme le héros d’un glaive destructeur,
Qu’elle trahit l’espoir du soc cultivateur,
Et que dans ses guérets, où la rouille domine,
Souvent le laboureur moissonne la famine :
Moi, je t’opposerai les biens et les plaisirs,
Qu’elle présente en foule à tes vastes desirs.
Tu les verras des maux corriger l’influence,
Et Typhon, comme Horus, demeurer en balance.
Enfin voyant qu’au sage, ainsi qu’au scélérat,
La nuit prête son ombre, et le jour son éclat.
Dis : il faut qu’en son sein la nature rassemble
Les biens mêlés aux maux, et qu’ils germent ensemble. "
Que répondre à sa voix ? Ah ! D’un sort plus heureux,
Défendons à nos coeurs les chimériques voeux :
Assez de biens encor embellissent la vie.
Pour tromper les langueurs dont l’automne est suivie,
Rallions nos amis, et laissons au plaisir
Le soin de nous filer les jours d’un doux loisir ;
Ou si des bois jaunis perçant la solitude,
Ma muse s’abandonne aux rêves de l’étude,
Non loin de moi, la hâche, à grands coups redoublés,
Attristant les échos dans leurs grottes troublés,
Je m’avance ; je vois les tiges renversées,
Et de grandes leçons nourrissent mes pensées.
Eh ! Comment en effet contempler froidement
Ces forêts, de la terre autrefois l’ornement,
Aujourd’hui par le fer de leur sol arrachées,
Et par tronçons épars sur le sable couchées !
Ces platanes rians, sous qui d’heureux buveurs
Du père des raisins célébroient les faveurs ;
Et ces pins et ces ifs, dont la noire verdure
Repoussa trois cens ans les traits de la froidure ;
Ces hêtres, ces cormiers, ces frênes, ces ormeaux,
Qui répandoient leur sève en immenses rameaux,
Et le haut peuplier et le chêne robuste,
Entassés, confondus avec le frêle arbuste,
Ne rappellent-ils point ces sanglans bataillons,
Dont le bras de la guerre a jonché nos sillons ?
Dieux ! Comme à cet aspect mon ame consternée,
Des ministres de Mars a plaint la destinée !
Si leur sang généreux, répandu pour l’honneur,
Du moins de la patrie eût accru le bonheur,
J’envîrois leur trépas. Mais ô gloire infertile !
À leurs concitoyens leur mort est inutile.
Que dis-je ? Ils n’ont prêté leur glaive aux conquérans
Que pour mettre la terre aux chaînes des tyrans.
Oh ! Que j’aime bien mieux les destins honorables,
Dont jouiront encor ces tiges vénérables !
Bien-tôt, sous l’humble toît qu’habite le malheur,
Elles rendront au pauvre une douce chaleur.
Dans le vague des airs, ici, je les contemple
Couronnant d’un lambris le haut faîte d’un temple :
Je les vois en remparts ceindre les flots amers,
Et cacher le Batave à la fureur des mers.
Je vois encor, je vois la superbe Venise
Sur des troncs cimentés pompeusement assise ;
Elle est reine des eaux. Et vous, qui destinés
À maîtriser Neptune et les vents mutinés,
De Brest et de Toulon devez couvrir l’arène,
Gigantesques sapins, vieux enfans de Pyrène,
Quel exemple offrez-vous à l’homme ambitieux,
En tombant de ces rocs, d’où vous touchiez aux cieux !
Vous viviez suspendus sur d’immenses abymes ;
Des glaçons, élevés au-dessus de vos cimes,
Vous couvroient d’une enceinte, où vos rangs plus épais
Et vos bras toujours verds se déployoient en paix ;
Votre auguste vieillesse insultoit aux tempêtes.
Les torrens à vos pieds, la foudre sur vos têtes,
Sans jamais vous blesser, rouloient ; et loin de vous
Sur des rocs déchargés se perdoit leur courroux.
Il respectoit des troncs, qui dans leur premier âge
Virent Cézar, Pompée errans sous leur ombrage,
Et mille autres héros, par un nouveau chemin,
Contre l’èbre indompté guidans l’aigle romain.
Vous désarmiez le tems : le tems à chaque lustre
Sembloit prendre plaisir à croître votre lustre.
Vous aviez tressailli d’orgueil, lorsque nos lys
Passèrent sous votre ombre, et que le grand Louis,
Ressuscitant les droits de sa noble compagne,
Choisit dans ses neveux un monarque à l’Espagne.
Mais à quoi sert la gloire ? Hélas ! D’un fer jaloux,
Le grossier bucheron s’arme et frappe sur vous.
Envain s’agite encor votre tête indignée ;
C’en est fait : votre honneur tombe sous la coignée,
Et maintenant, ô rois, instruisez-vous ! Le sort
Frappe ainsi votre orgueil, et l’éteint dans la mort.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Novembre.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/3133-156
Les vents sont accourus : leur troupe déchaînée
Déjà vers son déclin précipite l’année.
Déjà n’offrant par-tout qu’un aride coup-d’oeil,
L’automne se dépouille ; et la forêt en deuil,
Impuissante à garder un reste de verdure,
Sent mourir tous ses sucs liés par la froidure.
Le ciel même est changé. L’aurore au front vermeil
Se cache : elle s’endort d’un triste et long sommeil.
Le roi du jour enfin n’a plus d’avant-courrière,
Et sans être annoncé doit ouvrir sa carrière,
Il l’ouvre : mais hélas ! Ses feux tombent, perdus
Dans l’humide épaisseur des brouillards suspendus.
Touche-t-il au midi ? La reine des ténèbres
Soudain vole, l’atteint ; et de ses rets funèbres
Enveloppant les cieux dans leur vaste contour,
Sur quinze heures sans gloire y domine à son tour.
Au lieu de cette aimable et paisible rosée,
Dont la terre au printems brilloit fertilisée,
Le brouillard s’épaissit, et se glace en frimats ;
La pluie à longs torrens inonde nos climats ;
Tout nage : et cet aspect des plaines désolées,
Le fleuve avec fracas roulant dans les vallées,
Et noircissant ses eaux, et jusqu’au flanc des monts
S’élevant, prêt à rompre et ses bords et ses ponts,
Les bois sans ornement, les oiseaux sans ramage,
Tout d’un monde vieilli nous peint la sombre image ;
Tout de pensers de mort conspire à me nourrir.
Je lis autour de moi : ce qui naît doit mourir.
Mais j’y peux lire aussi : ce qui meurt doit renaître.
Héraut de cette loi, que tu nous fis connoître,
Ô vieillard de Samos ! Viens, parle, et dans mes vers
Que ta sagesse encor instruise l’univers.
Rien ne s’anéantit, non rien ; et la matière
Comme un fleuve éternel roule toujours entière.
Qui pourroit au grand-tout fournir des alimens,
Si les êtres, détruits jusqu’en leurs élémens,
Du néant chimérique étoient jamais la proie ?
Ce vêtement de feu que le soleil déploie,
Mars, Vénus et Phébé, Mercure et Jupiter
Errans avec Saturne aux plaines de l’éther,
Nos fleurs, nos grains nos fruits éclos au doux zéphyre,
Et ces rocs, dont les flancs sont veinés de porphyre,
Et ces vieilles forêts aux rameaux chevelus ;
Tout l’ouvrage des dieux enfin ne seroit plus,
Si de sa propre cendre il ne pouvoit renaître.
Je mourrai : cependant les germes de mon être
D’une éternelle mort ne seront point frappés ;
Non : de la tombe un jour mes esprits échappés,
Soutiens d’un autre corps, y nourriront la vie.
Vois-tu, lorsqu’à sa table un ami te convie,
Vois-tu de main en main passer rapidement
La fougère, où pétille un breuvage écumant ?
Eh bien ! De l’univers ce banquet est l’image :
Du flambeau de la vie on s’y prête l’usage.
Les prés et les forêts, les champs et les côteaux
À la jeune brebis livrent leurs végétaux ;
La brebis à nos corps fournit leur nourriture ;
D’un peuple dévorant nos corps sont la pâture ;
Et comme nous enfin ce peuple, qui périt,
À la terre rendu, de ses sucs la nourrit.
Aujourd’hui que les vents, à la bruyante haleine,
Ont d’un voile grisâtre enveloppé la plaine,
Et courbant, fracassant le front noirci des bois,
Vont laisser sans honneur le neuvième des mois,
Nos regards attristés contemplent ce ravage ;
Mélancoliquement, le long de ce rivage,
Nous foulons à regret ces feuillages séchés,
Par l’aquilon jaloux de leur tige arrachés.
Il changera pourtant ce tableau monotone,
Et le printems naîtra des débris de l’automne :
Oui, ces feuilles, n’aguère ornement des forêts,
Se transformant bien-tôt en fertiles engrais,
De leurs sucs immortels iront former encore
Le panache ondoyant, dont l’arbre se décore.
Oh ! Que sans peine alors, dans les bois renaissans,
Nous oublirons l’automne et ses jours languissans !
Ce n’est point toutefois que nos foyers agrestes
De leurs charmes perdus ne conservent les restes.
De la nuit des vapeurs dégageant l’horizon,
Un soleil d’or se lève ; et l’ardente saison
De l’automne flétri prend un moment la place.
Consolateur des champs, que menaçoit la glace,
Le règne fugitif de ce nouvel été
Ramène avec comus la folâtre gaîté.
Alors, riche des fruits qu’ont enfanté les plaines,
Et des trésors vineux dont ses tonnes sont pleines,
Libre tout-à-la-fois de labours et d’impôts,
L’agriculteur jouit. Voyez-le en son repos
Placer amis, voisins à sa table : la troupe,
Sans cesse remplissant et vuidant une coupe,
Rit, chante ; et de bons mots égayant le festin,
Chacun d’eux étonné voit blanchir le matin.
Mais ces derniers beaux jours vont encor disparoître,
Déjà même ils ont fui. Chaque instant voit s’accroître
La langueur du soleil, qu’à replis onduleux,
Embrasse tout entier un voile nébuleux.
L’automne touche enfin à son terme ; et la terre,
Inféconde à regret, se durcit, se resserre :
Aux germes créateurs les vents ferment son sein.
Et cependant, vers nous s’avancent par essaim
Les oiseaux voyageurs, qui nés sous l’oeil de l’ourse,
Loin d’elle tous les ans précipitent leur course
Prudemment déserteurs de leurs tristes climats,
Ils cherchent sur nos bords de moins rudes frimats.
Ils y remplaceront ce peuple d’hirondelles,
Qui, des jours printanniers les compagnes fidèles,
Près du Nil, du Gambra, du Tygre et de l’Indus,
Retrouvent les zéphyrs que nous avons perdus.
Ces oiseaux, il est vrai, plus fièrement sauvages
Que ceux, dont le printems égayoit nos rivages,
Ne feront point ouïr au silence des bois
Les soupirs cadencés d’une amoureuse voix.
Âpre comme l’hyver, qui les suit à la trace,
Leur chant n’est qu’un long cri sans
douceur et sans grâce ;
Mais leur instinct, leurs moeurs, d’un sage studieux,
Peuvent du moins encor intéresser les yeux.
Si je porte mes pas à travers la campagne,
Je verrai du pluvier la coquette compagne
L’attirer près des lacs, s’enfuir sous les roseaux,
Puis razer comme un trait la surface des eaux,
S’arrêter, fuir encor ; et cette heureuse adresse,
De l’amant, qui l’oublie, éveiller la tendresse.
Je pourrai voir encor les cannes du lapland,
Qui sillonnant les airs en triangle volant,
Trente fois, chaque jour, changent de capitaine.
Fatigué des travaux d’une course lointaine,
Ce bataillon veut-il, dans sa marche arrêté,
Goûter un doux sommeil par la peine acheté ?
Aux rives d’un étang, la troupe fugitive
S’abbat ; et l’un d’entr’eux, sentinelle attentive,
Tandis que dans le camp tout repose endormi,
Les yeux sans cesse ouverts observe l’ennemi.
Croyez donc maintenant, sectateurs de Descartes
Vous, que la vérité de ses temples écartes,
Croyez qu’esclave-né d’un aveugle pouvoir,
L’animal ne sauroit ni sentir, ni prévoir !
Dites que de leur sang le cours involontaire
Des loix du mouvement rend leur corps tributaire :
La raison vous condamne ; elle parle, et détruit
Un systême jaloux, que l’orgueil a construit.
Je sais bien que Buffon daigne grossir le nombre
Des mortels, que Réné voit autour de son ombre ;
Qu’à ce maître fameux, qu’on délaisse aujourd’hui,
D’un style séducteur il a prêté l’appui :
Mais fidèle au respect que je dois au grand-homme,
Qui, de l’être incréé jusqu’au plus vil atôme
Promenant de son vol l’infatigable ardeur,
De l’univers entier sonda la profondeur,
J’ose, sans étaler une audace insensée,
À son autorité dérober ma pensée :
Trop de fois à l’erreur un grand-homme est soumis.
Au sein des animaux, oui, la nature a mis
Un esprit, qui dans eux fait mouvoir la matière,
L’éclaire, la conduit, l’anime toute entière.
C’est lui qui, dans ces jours, où l’oiseau tristement
Demande aux bois flétris quelque foible aliment,
Aux cités pousse en foule et la huppe azurée
Et la swelte mézange, à l’aîle diaprée,
Le brillant rouge-gorge y devance leurs pas :
Il vient, sans redouter les flèches du trépas,
Ni la captivité mille fois plus cruelle,
Nous rendre innocemment sa visite annuelle.
Imitez leur retour, ô vous, de qui les rois
Ont fait l’appui de l’homme opprimé dans ses droits ;
Allez, il en est tems : reprenez la balance,
Qui, jusques sous le daîs, fait pâlir l’insolence.
Mais, prêtres de Thémis, jurez à ses autels,
Qu’équitables et purs comme les immortels,
Vous n’égarerez point dans la nuit de l’intrigue
La vérité : qui marche étrangère à la brigue :
Jurez que sans oreille à la voix du puissant,
Vous lui refuserez le sang de l’innocent :
Jurez que la beauté, plus forte dans les larmes ;
Trouvera votre coeur armé contre ses charmes ;
Enfin que dans vos moeurs, ainsi qu’en vos arrêts,
Vous n’offrirez de vous que de nobles portraits.
Je ne veux confier ce sacré ministère
Qu’à l’homme vertueux, dont l’éloquence austère
N’adopte, pour tonner contre l’oppression :
Ni mot injurieux, ni lâche passion :
Qu’à l’inflexible honneur, il soit resté fidèle,
Et qu’enfin Dupaty lui serve de modèle.
Peut-être à ce seul mot, Dupaty, rougis-tu ?
Mais à notre amitié, bien moins qu’à ta vertu,
Je devois aujourd’hui ce solemnel hommage.
Ah ! Si ces foibles vers, qu’ennoblit ton image,
Peuvent franchir des ans l’espace illimité,
Et consacrer ma muse à l’immortalité ;
On saura que j’avois pour ami véritable
Un homme incorruptible, intrépide, équitable,
Qui, sensible aux malheurs par le peuple soufferts,
Sut braver, jeune encor, et l’exil et les fers.
Poursuis donc, Dupaty, ta course glorieuse ;
Et tandis qu’au sénat ta main victorieuse
Couvrira l’opprimé de l’égide des loix,
Moi, qu’un autre destin fit pour d’autres emplois,
Au nom des saintes moeurs dont l’intérêt m’enflamme,
J’ose, dispensateur de l’éloge et du blâme,
Faire entendre ma lyre à ces flots de guerriers,
Qui viennent aujourd’hui, le front ceint de lauriers,
Dans la paix, que l’hyver accorde à la patrie,
Attendre le retour de la saison fleurie.
Vertueux dans nos murs comme sous les drapeaux,
Les uns sauront encor illustrer leur repos.
Des enfans, une épouse aussi tendres qu’aimables,
Un père vieillissant, des amis estimables,
Aux lèvres du héros attachés, suspendus,
Demandent quels combats sa valeur a rendus ;
Il parle, et le récit d’une aussi belle histoire
Fait au plus jeune enfant envier la victoire.
Mais pour quelques guerriers toujours grands dans la paix,
Combien dont le repos avilit les hauts faits !
La foule par ses moeurs dégrade ses services,
Et traîne ses lauriers dans la fange des vices.
Je ne vous noircis point, je peins ce que je vois,
Fils de Mars ; trop long-tems d’une coupable voix
Les muses, à vos piés rampantes, avilies,
Ont flatté lâchement vos honteuses folies :
Le véritable honneur, que vous avez quitté,
Soulève contre vous la sévère équité.
Dites pourquoi trompant et la mère et la fille,
Vous abreuvez d’opprobre un vieux chef de famille :
Pourquoi d’un jeu sans borne affrontant les hazards,
On vous voit dans la nuit, échevelés, hagards,
De vos immenses biens ruiner l’édifice,
Et pour le réparer appeller l’artifice :
Pourquoi l’humble artisan chargé de vos mépris
Envain de son travail vous demande le prix ;
Et pourquoi, prodiguant un amour idolâtre
Aux beautés, dont le vice a paré le théâtre,
De ces viles Phrynés vous adoptez les moeurs ?
Eh quoi ! Vous répondez qu’aigri dans mes humeurs
J’insulte à vos ayeux, et qu’un sombre vertige
A dans les rejetons deshonoré la tige.
Ah ! Si des premiers noms vous êtes revêtus,
Montrez-vous donc aussi les premiers en vertus.
Rendez-nous les héros dont vous êtes la race :
Les champs, qui de leurs pas ont conservé la trace,
Et ces bois, vieux témoins de leurs nobles plaisirs,
S’apprêtent à charmer les jours de vos loisirs.
Allez de la fatigue y nourrir l’habitude,
Et que votre repos soit encore une étude :
Les bois furent toujours l’école des guerriers,
Et Diane à Bellone apprête les lauriers.
Voyez-vous le soleil vers le froid sagittaire ?
Il éclaire pour vous la forêt solitaire,
Et des jours de la chasse annonce le retour.
Le cor, pour éveiller les châteaux d’alentour,
Frappe et remplit les airs de bruyantes fanfares :
L’ardent coursier hennit, et vingt meutes barbares,
Près de porter la guerre au monarque des bois,
En rapide aboîment font éclater leur voix.
Ennemis affamés que les veneurs devancent,
Les chiens vers la forêt en tumulte s’avancent ;
Et bien-tôt sur leur pas l’impétueux coursier,
Tout fier d’un conducteur brillant d’or et d’acier,
Non loin de la retraite où l’ennemi repose
Arrive. L’assaillant en ordre se dispose :
Tous ces flots de chasseurs, prudemment partagés,
Se forment en deux corps sur les aîles rangés ;
Les chiens au milieu d’eux se placent en silence.
Tout se tait : le cor sonne ; on s’écrie, on s’élance,
Et soudain comme un trait meute, coursier, chasseur,
Du rempart des taillis ont franchi l’épaisseur.
Éveillé dans son fort, au bruit de la tempête,
La terreur dans les yeux le cerf dresse la tête,
Voit la troupe sur lui fondant comme un éclair ;
Il déserte son gîte ; il court, vole et fend l’air,
Et sa
course déjà de l’aquilon rivale
Entre l’armée et lui laisse un vaste intervalle :
Mais les chiens plus ardens, vers la terre inclinés,
Dévorans les esprits de son corps émanés,
Demeurent sans repos attachés à sa trace ;
Ils courent. L’animal, ô nouvelle disgrace !
L’animal est surpris en un fort écarté.
Moins confiant alors en son agilité,
Par la feinte et la ruse il défend sa foiblesse ;
Sur lui-même trois fois il tourne avec souplesse,
Ou cherche un jeune cerf, de sa vieillesse ami,
Et l’expose en sa place à l’oeil de l’ennemi.
Mais la brûlante odeur des esprits qu’il envoie,
Conductrice des chiens les ramène à sa voie.
C’est alors qu’il bondit et veut franchir les airs ;
Sa trace est reconnue : enfin dans ces déserts,
Contre tant d’ennemis ne trouvant plus d’asyle,
Le roi de la forêt à jamais s’en exile.
Il ne reverra plus ce spacieux séjour,
Où vingt jeunes rivaux vaincus en un seul jour
Laissoient à ses plaisirs une vaste carrière :
Il franchit, n’osant plus regarder en arrière,
Il franchit les fossés, les palis et les ponts
Et les murs et les champs et les bois et les monts.
Tout fumant de sueur, près d’un fleuve il arrive,
Et la meute avec lui déjà touche à la rive.
Le premier dans les flots il s’élance à leurs yeux.
Avec des heurlemens les chiens plus furieux,
Trempés de leur écume, affamés de carnage,
Se plongent dans le fleuve, et l’ouvrent à la nage.
Cependant un nocher devance leur abord ;
Et tandis que sa nef les porte à l’autre bord,
L’infortuné, poussant une pénible haleine,
Et glacé par le froid de la liquide plaine,
Vogue, franchit le fleuve, et de l’onde sorti
Fuit encor, de chasseurs et de chiens investi.
Sa force enfin trompant son courage, il s’arrête ;
Il tombe : le cor sonne, et sa mort qui s’apprête
L’enflammant de fureur, l’animal aux abois
Se montre digne encor de l’empire des bois.
Il combat de la tête, il couvre de blessures
L’aboyant ennemi, dont il sent les morsures.
Mais il resiste en vain ; hélas ! Trop convaincu
Que foible, languissant, de fatigue vaincu,
Il ne peut inspirer que de vaines allarmes,
Pour fléchir son vainqueur il a recours aux larmes ;
Ses larmes ne sauroient adoucir son vainqueur.
Il détourne les yeux, se cache ; et le piqueur
Impitoyable, et sourd aux longs soupirs qu’il traîne,
Le perçant d’un poignard, ensanglante l’arène.
Il expire ; et les cors célèbrent son trépas.
À leur voix éclatante accourez à grands pas,
Vous, enfans des héros, vous, qui nés pour la gloire,
Devez de flots de sang acheter la victoire :
De vos cruels emplois venez prendre les moeurs.
Mais toi, fait pour dompter nos sauvages humeurs,
Beau sexe, à qui les cieux donnèrent en partage
La grâce, et la pitié ton plus doux avantage,
Va, fuis, éloigne toi : que jamais les forêts
Sous les habits de Mars ne m’offrent tes attraits ;
Sous les habits de Mars Vénus a moins de charmes.
Oui, belles ; l’appareil de nos sanglantes armes
Vous ravit et la grâce et cet air de candeur,
Qui dans votre oeil modeste anime la pudeur.
Ah ! D’un glaive jamais ne paroissez armées ;
Pour des combats plus doux l’amour vous a formées.
Il veut, pour nous charmer, qu’un simple vêtement
Sur vos corps délicats flotte négligemment ;
Qu’un luth, à votre gré, s’irrite ou s’attendrisse ;
Que la rose en bouton sous vos pinceaux fleurisse ;
Que vos doigts, conduisans l’aiguille de Pallas,
Unissent sur la toile Elmire à son Hylas ;
Que votre pié, fidèle aux loix de la cadence,
Suspende et tour-à-tour précipite la danse ;
Et que vos belles mains nourricières des fleurs,
L’hyver, sous vos lambris, cultivent leurs couleurs.
Il exige sur-tout qu’amantes enflammées,
Vous sentiez, vous goûtiez le plaisir d’être aimées ;
Qu’écartant loin de vous toute frivolité,
Vous ne voliez jamais à l’infidélité ;
Que l’aimable enjoûment respire sur vos traces ;
Que votre sein fécond reproduise vos grâces ;
Que la société vous doive ses douceurs
Et ses goûts délicats et ses paisibles moeurs ;
Que nous montrant l’hymen sous un dehors prospère,
Vous fassiez envier le bonheur d’être père.
Enfin, quand l’âge mûr changera vos desirs,
Que vos châteaux encor vous donnent des plaisirs ;
De vos fruits, de vos fleurs exprimez l’ambroisie ;
Qu’aujourd’hui du pommier la richesse choisie
Sous vos yeux vigilans se transforme en boisson.
Peut-être ici devrois-je, émule de Thomson,
Chanter ce jus piquant, nectar de la Neustrie :
Mais j’entends tout-à-coup, oui, j’entends ma patrie,
Qui me montrant de loin ses arbres toujours verds,
Réclame pour l’olive une place en mes vers.
Brillante occitanie, amoureuse contrée,
De tous les dons des cieux enrichie et parée,
Si je ne puis, hélas ! Jouir de tes présens,
Du moins le souvenir me les rendra présens.
Le soleil a paru. Le sud, par son haleine,
A fondu les frimats qui blanchissoient la plaine.
Quels essaims diligens, d’un bois flexible armés,
S’avancent, l’un par l’autre au travail animés,
Vers les champs couronnés de l’arbre de Minerve ?
Loin d’ici tout mortel que la mollesse énerve ;
Que le bâton bruyant frappe à coup redoublé,
Et qu’en tous ses rameaux l’arbre soit ébranlé :
L’arbre cède ses fruits. De leur grêle épaissie,
Je vois déjà la terre et couverte et noircie ;
Et lorsque tombe enfin l’ombre humide du soir,
Le fruit mûr, écrasé sous le criant pressoir,
Épanche de son sein la liqueur qu’il recèle,
Et sur la flamme ardente en baume pur ruisselle :
Fleuve d’or, qui bientôt appellant les bretons
S’en va par le commerce enrichir nos cantons.
Puisse, toujours couvert de sa pâle verdure,
L’arbre, auteur de ces biens, repousser la froidure !
Contre lui conjurés, ah ! Veuillent désormais
Ces jours trop malheureux ne revenir jamais,
Qui !... mais de ces revers taisons l’affreuse histoire ;
Au lieu de ses malheurs, je veux chanter sa gloire.
Athènes dans les airs levoit son front naissant.
Jaloux de la couvrir de leur bras tout-puissant,
Et sur mille cités d’élever sa fortune,
La savante Minerve et le fougueux Neptune
Se disputoient l’honneur de nommer ses remparts.
Neptune, l’oeil ardent et les cheveux épars,
Tonnoit, remplissoit l’air de clameurs odieuses.
De l’olympe à ses cris les portes radieuses
S’ouvrent, et laissent voir les dieux et Jupiter,
Qui d’un pas ont franchi tous les champs de l’éther :
L’immortelle assemblée est déjà dans Athènes.
Tandis que les tribus flottantes, incertaines,
En silence, du sort attendent les décrets :
« Le destin va parler, et voici ses arrêts,
Dit le maître des dieux. Le don le plus utile
Doit mériter l’honneur de nommer cette ville. »
« Il m’appartiendra donc ce droit si glorieux »,
Reprend le dieu des mers. Il dit, et furieux
De son large trident soudain frappant la terre,
Elle enfante un coursier, symbole de la guerre,
Un coursier, qui fougueux dresse ses crins mouvans,
Hennit, écume, vole et devance les vents.
« Déesse, dit Neptune ; eh bien ! Oses-tu croire
Que ton bras puisse encor m’enlever la victoire ? »
Et l’orgueil dédaigneux dans ses yeux éclatait.
La tranquille Pallas le regarde, se tait ;
Et frappant à son tour la terre de sa lance,
Gage heureux de la paix, un olivier s’élance,
Qui, de feuilles, de fleurs et de fruits couronné,
Mérite aux nouveaux murs le beau nom d’athéné.
Mortel ! La vérité sous sa fable est cachée :
La fable, à t’éclairer sagement attachée,
T’enseigne que les dieux préfèrent au guerrier
Les amis de la paix, et l’olive au laurier ;
Que l’honneur véritable est d’être utile aux hommes :
Cependant notre hommage, aveugles que nous sommes,
Cherchant l’ambitieux, nous courbe à ses genoux,
Et fuit l’homme des champs qui s’épuise pour nous.
Utile citoyen, ah ! Ma plus douce étude
Sera de te venger de notre ingratitude !
Tu le mérites bien, toi, qui dans mes loisirs
Me donnes de si vrais et de si doux plaisirs.
Eh ! Quel charme aujourd’hui que la froide soirée
Du règne du soleil abrège la durée,
Quel charme de s’unir à ces bons villageois,
Qu’un d’eux à la veillée appelle sous ses toîts !
C’est-là qu’au jour obscur d’une lampe enfumée,
Près d’un brasier nourri d’un faisceau de ramée,
Chacun s’assied : les jeux se mêlant aux travaux,
L’un d’une dent nouvelle arme ses vieux râteaux ;
L’autre arrondit le van, dont la sagesse antique
Fit d’un culte épuré le symbole mystique ;
Lycas taille sans art le sceptre des bergers ;
Nice, avec plus d’adresse, entre ses doigts légers
Roule l’ozier pliant, le façonne en corbeilles,
Ou l’élève en paniers pour ses jeunes abeilles.
Et cependant Baucis, en tournant son fuseau,
Raconte dans un coin l’histoire du hameau ;
Dit qu’elle a vu le blé regorger dans les granges,
Que l’automne donnoit de plus riches vendanges,
Que tout est bien changé, les hommes et les tems
Et que l’on n’aime plus comme dans son printems.
Lyse à ces derniers mots sourit, et sur Clitandre,
En lui serrant la main, jette un regard plus tendre :
Les autres, tour-à-tour occupés et distraits,
Demeurent sans oreille à tous ces longs regrets.
Mais sitôt que Baucis, d’un ton de voix plus sombre,
Commence à leur parler d’esprits errans dans l’ombre,
De fantômes, de morts, qui du fond des tombeaux
S’allongent dans les airs, traînant d’affreux lambeaux,
Agitent une torche, et de longs cris funèbres,
Et du bruit de leur fers remplissans les ténèbres,
Croisent le voyageur dans sa route perdu,
Le travail à l’instant demeure suspendu ;
Le folâtre tumulte expire, et l’auditoire
Frémit, presse les rangs, et de l’oeil suit l’histoire.
Vous riez de leur crainte, hommes de la cité !
Ah ! Gémissez plutôt de la simplicité,
Qui jusques à la mort prolongeant leur enfance,
Aux superstitions les livre sans défense :
De leur couche innocente approchez, et voyez
Quels tableaux, dans la nuit devant eux déployés,
Assiègent leur sommeil, oppressent leur haleine.
Quoi ! L’homme bienfaiteur, qui féconde la plaine
Dès le jour renaissant jusqu’au jour expiré,
Lorsque dans sa cabane humblement retiré,
Il espère jouir d’un repos salutaire ;
Quoi ! Cet homme, troublé dans sa paix solitaire,
N’entendra retentir que les cris déchirans
Des spectres infernaux et des manes errans !
Qu’il soit maudit cent fois l’apôtre sacrilège,
Qui des morts le premier blessant le privilège,
Au nom d’un dieu vengeur les tira des tombeaux,
Et les montra souillés de sang et de lambeaux.
Ou s’il vouloit du moins que sa noire imposture
Punît l’homme oppresseur, et vengeât la nature,
Que ne reservoit-il ce salutaire effroi
À ce tyran paré du nom sacré de roi,
Dont les avares mains et les loix homicides
Écrasent les sujets du fardeau des subsides ?
Oui, voilà le mortel que la voix de l’erreur
Doit, dans l’ombre des nuits, assiéger de terreur.
Qu’alors près de son lit un fantôme apparoisse,
Lui montre des enfers la flamme vengeresse,
Et que le déchirant de remords superflus,
Il lui crie, en fuyant : tu ne dormiras plus.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Décembre.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/3199-221
Sur un char paresseux, le soleil tristement
Se lève, enveloppé d’un sombre vêtement.
Quelle affreuse pâleur deshonnore sa face ?
Comme rapidement sa lumière s’efface !
De l’empire des airs n’est-il donc plus le roi ?
Qu’a-t-il fait de ses traits ? Où sont-ils ? Et pourquoi
Si long-tems à la nuit abandonner son trône ?
Est-ce là ce vainqueur que la flamme couronne ?
Est-ce lui, qui n’aguère ardent, ambitieux
Franchissoit tous les jours l’immensité des cieux,
De torrens de lumière inondoit les campagnes,
Et dardant ses rayons jusqu’au flanc des montagnes,
Empreignoit le rocher de germes créateurs ?
Vous, de son feu sacré zélés adorateurs,
Héritiers des incas, enfans de Zoroastre,
Venez dans notre Europe, et contemplez cet astre,
Devant qui, chaque jour, fléchissent vos genoux.
Est-ce là votre dieu ? Le reconnoissez-vous ?
Vous pâlissez ! Vos yeux se remplissent de larmes !
Peuples simples et doux, je conçois vos allarmes.
En contemplant son front et livide et glacé,
Vous croyez de la mort votre dieu menacé ;
Vous craignez que le ciel, pour venger quelqu’outrage,
N’aille renouveller cet antique naufrage,
Qui, brisant, ruinant le monde primitif,
Dispersa des humains le reste fugitif :
Comme eux vous redoutez d’éternelles ténèbres,
Et remplissez les airs de cris lents et funèbres.
Rassurez-vous ; le ciel vous promet sa faveur,
Et vous verrez bientôt naître votre sauveur.
C’est le soleil. Tournez vos regards vers l’aurore :
C’est de-là que ce dieu, tout rayonnant encore,
Après deux fois dix jours, de cinq nuits allongés,
Viendra dissiper l’ombre où nous sommes plongés ;
Les peuples marcheront à sa vive lumière :
Il rendra la nature à sa beauté première.
Terre, sois dans la joie ; et vous, cieux, tressaillez !
De leurs plus doux trésors les hommes dépouillés
Des présens de Cérès enrichiront leurs granges,
Et seront abreuvés du nectar des vendanges.
Mais trop tôt mes regards vont chercher l’avenir ;
Trop tôt je vous promets celui qui doit venir :
Avant qu’il ait repris son armure éclatante,
Les champs doivent languir dans une longue attente ;
Les vents doivent gronder, les brouillards s’épaissir,
Et la pluie et la nège en glace se durcir.
Ah ! Tandis que la glace épargne encor la terre,
Hâtons-nous, prévenons le froid qui la resserre :
D’une race nouvelle allons peupler les bois.
Cent jeunes citoyens s’offrent à notre choix ;
Le plâne, qui couvrit le banquet de Socrate ;
Le cèdre, antique enfant des rives de l’Euphrate,
Lui, de qui les rameaux dans la nuit allumés
Éclairoient les palais de flambeaux parfumés ;
Le frêne, qui se plaît à plonger dans l’argile ;
Le tremble murmurant et le hêtre fragile.
Venez, belles ; venez, poëtes et guerriers :
Je vais planter pour vous le myrthe et les lauriers.
Ombres des morts, sortez du séjour des ténèbres ;
J’élève le cyprès sur vos urnes funèbres.
Que le saule et l’ozier embrassent les ruisseaux ;
Ormes, dans les vallons, préparez des berceaux ;
Vous, sapins, qui des mers devez braver la rage,
Apprenez sur les monts à défier
l’orage :
Confions à la roche, aux côteaux sabloneux
(...) mélèse, qui, seul des arbres résineux,
Peu jaloux de sa feuille à l’hyver l’abandonne,
Et le chêne sur-tout, vieux prophète à Dodone.
Qu’il soit de nos forêts le premier ornement :
Sa taille, sa vigueur, son épais vêtement
Sur tous nos végétaux lui méritent l’empire.
Tandis qu’autour de lui tout passe, tout expire,
Lui, déployant toujours des rameaux plus altiers,
Résiste, inébranlable, à des siècles entiers ;
Des dieux toujours vivans noble et frappante image.
Français, respectez donc cet annuel hommage,
Qu’au retour des hyvers, sur un autel sacré,
Vos ancêtres payoient à cet arbre adoré.
Quels chants, quels cris de joie annonçoient cette fête !
Aussi-tôt que des bois le jour doroit le faîte,
Peuples, prêtres et grands marchoient au son du cor
Vers la forêt, que Dreux à ses piés voit encor.
Tableau majestueux ! Nos poëtes antiques,
Les bardes, en trois choeurs, entonnoient des cantiques,
Et noblement vêtus de longs habits flottans,
Conduisoient deux taureaux de blancheur éclatans.
Trois vieillards les suivoient : dans sa main vénérée
L’un portoit un vaisseau rempli d’une eau sacrée ;
L’autre, le pur froment pêtri pour les autels ;
Le dernier, aux regards des coupables mortels,
Présentoit cette main, qui du pouvoir suprême
Dans l’empire des lys est le royal emblême.
Près de leur chef armé d’une serpette d’or,
Les druides sonnoient de la trompe et du cor,
Et le peuple à grands flots fermoit la marche sainte.
Chênes, qui décoriez cette sauvage enceinte,
Leurs yeux sur vous fixés cherchoient avidement
Le gui, de vos rameaux parasite ornement,
Certains que le pouvoir d’Hésus et de Mercure
Attachoit le bonheur à cette plante obscure.
Frappoit-elle leurs yeux ? Tout-à-coup mille voix
Remplissoient d’un seul cri la profondeur des bois.
Cependant le respect ramenant le silence,
La serpette à la main, le grand-prêtre s’élance,
Adore et fait tomber le céleste présent,
Déjà sur un autel à tous les yeux présent.
"Grands dieux ! S’écrie alors le pontife-monarque,
Grands dieux ! De vos bontés nous adorons la marque.
Que ce fruit, sous nos toîts saintement transporté,
En écarte l’horreur de la stérilité ;
Que l’hymen vénérable, amoureux de ses chaînes,
Surpasse en rejettons les rameaux de nos chênes,
Et que leurs troncs noueux, tous les ans plus épais,
Vieillissent avec nous dans une longue paix. "
Il se tait, et poursuit les augustes mystères.
Tels furent nos ayeux dans leur bois solitaires.
Ah ! Pourquoi falloit-il que le sang des mortels ;
Pour honorer Hésus, coulât sur les autels ?
Qu’il soit béni le dieu, dont le bras secourable
A purgé nos climats de ce culte exécrable !
Mais en ouvrant ton sein à de plus douces loix,
Ô France ! Tu devois hériter des gaulois
Un peu de leur respect pour leurs temples agrestes.
Trop oublieux d’un sang, dont nous sommes les restes,
Nous avons abbattu sous nos coups imprudens
Des bois, que pleureront nos derniers descendans.
Où trouver en effet des chênes, dont la tête
Ait bravé deux cens ans l’effort de la tempête ?
Nos forêts n’offrent plus qu’un aride coup-d’oeil ;
Et Compiegne et Crécy gémissent sous le deuil.
Lieux chéris des neuf soeurs, délicieuse enceinte,
Où long-tems de Budé s’égara l’ombre sainte ;
Fontaine, à qui le nom de cet homme fameux
Sembloit promettre, hélas ! Un destin plus heureux,
J’ai vu, sous le tranchant de la hâche acérée,
J’ai vu périr l’honneur de ta rive sacrée !
Tes chênes sont tombés, tes ormeaux ne sont plus !
Sur leur front jeune encor, trois siècles révolus
N’ont pu du fer impie arrêter l’avarice :
D’epines aujourd’hui ta grotte se hérisse ;
Ton eau, jadis si pure, et qui de mille fleurs
Dans son cours sinueux nourrissoit les couleurs,
Ton eau se perd sans gloire au sein d’un marécage.
Fuyez ; tendres oiseaux, enfans de ce bocage ;
Fuyez : l’aspect hideux des ronces, des buissons
Flétriroit la gaîté de vos douces chansons.
Vous, bergers innocens ; vous, qui dans ces retraites
Cachiez les doux transports de vos ardeurs secrettes,
Oh ! Comme votre amour déplore ces beaux lieux !
De vos rivaux jaloux comment tromper les yeux ?
Et moi, qui mollement étendu sur la mousse
M’enyvrois quelquefois d’une extase si douce,
Hélas ! Je n’irai plus y cadencer des vers !
Il faudra que j’oublie et ces ombrages verds
Et la grotte, où du jour je bravois les outrages.
Qu’ai-je dit, insensé ? Quoi, je parle d’ombrages,
Et le démon du nord rugit autour de moi !
Profondément plongé dans un muet effroi,
J’ose à peine écouter ses sifflemens terribles,
Par le calme des nuits devenus plus horribles.
Quel fracas ! Quel tumulte ! à ses coups redoublés,
Mes champêtres lambris gémissent ébranlés.
Ennemi du sommeil dont l’aîle me protège,
Il agite ma couche ; et son fougueux cortège,
L’eurus et les autans, par un commun assaut
Me battant à grand bruit, m’éveillent en sursaut.
Mon ame, trop long-tems de préjugés nourrie,
Croit entendre les morts : je pâlis, je m’écrie,
J’appelle ma raison contre ma folle erreur ;
Et je parviens à peine à dompter ma terreur.
Nuit sombre : mais quel jour plus sombre lui succède !
Qu’il est foible, incertain ! Quelle vapeur l’obsède !
Froide et contagieuse, elle monte en flottant,
Et comme un fleuve impur s’épaissit et s’étend.
Je ne vois plus des monts l’inégale surface ;
Plaines, fleuves, cités, tout s’éteint, tout s’efface.
Je ressemble au mortel, qui loin du jour languit
Dans ces cachots, voisins de l’éternelle nuit.
Mon front est sans couleur, ma tête est affaissée ;
Et la mélancolie attristant ma pensée,
Je ne sens dans mon coeur vide de tous desirs
Ni l’amour des beaux arts, ni le goût des plaisirs :
Ma triste voix s’exhale en regrets inutiles.
Où sont-ils ces côteaux, que j’ai vus si fertiles ?
Où sont-ils ces vallons, si rians à mes yeux ?
Printems, quand viendras-tu rasséréner les cieux ?
Je l’attendrai long-tems. L’hyver règne ; et la nège,
Suspendue en rochers dans les airs qu’elle assiège,
Oppose aux feux du jour sa grisâtre épaisseur :
De sa chûte prochaine un calme précurseur
S’est emparé des airs ; ils dorment en silence.
La nuit vient : l’aquilon d’un vol bruyant s’élance,
Et déchirant la nue, où pesoit enfermé
Cet océan nouveau goutte à goutte formé ;
La nège, au gré des vents, comme une épaisse laine
Voltige à gros flocons, tombe, couvre la plaine,
Déguise la hauteur des chênes, des ormeaux,
Et confond les vallons, les chemins, les hameaux ;
Les monts ont disparu : leur vaste amphithéâtre
S’abbaisse ; tout a pris un vêtement d’albâtre.
Ah ! Plaignons le mortel, qui, dans ce triste jour,
Contraint de s’avancer vers un lointain séjour,
Ne reconnoissant plus ni côteau, ni prairie,
Traîne un pas égaré sur la nège qui crie.
Ses piés en vains efforts consument leur vigueur.
Haletant, il s’arrête ; et vaincu de langueur,
Maudit une contrée, où le regard n’embrasse
Qu’un informe désert sans hospice et sans trace.
Bientôt le jour plus foible ajoute à ses ennuis :
L’ombre fond sur la terre, et la reine des nuits
A voilé son croissant de nuages funèbres.
Que fera-t-il alors perdu dans les ténèbres,
Craignant à chaque pas et les marais trompeurs
Et les étangs couverts d’un amas de vapeurs ?
Le coeur serré d’angoisse, il s’étend sur la plaine ;
Là, sans couleur, sans force et presque sans haleine,
Il murmure tout bas, dans un long désespoir,
Le tendre nom d’un fils qu’il ne doit plus revoir.
Mais c’en est fait. Déjà ses esprits s’engourdissent ;
Son sang ne coule plus ; ses membres se roidissent ;
Ses yeux las de s’ouvrir se ferment ; il s’endort :
Invincible sommeil qui s’unit à la mort.
Vous les soupçonnez peu ces rigueurs de l’année,
Vous, riches citadins ; vous troupe fortunée,
Qui, vous environnant de plaisirs et de jeux,
Insultez de l’hyver le génie orageux ;
Une douce chaleur de vos foyers l’exile,
Quand sous ces mêmes toits Flore trouve un asyle :
Là, vous réalisez la fable de ces tems,
Où l’homme jouissoit d’un éternel printems.
Eh ! Qui sous des lambris ornés par la peinture
De sîtes, où se plaît la riante nature ;
De côteaux verdoyans, de ruisseaux argentés,
D’aurores, de beaux soirs dans les eaux répétés,
Et du jour que la nuit emprunte à chaque étoile,
Jour charmant, par Vernet embelli sur la toile ;
Répondez ; qui de vous dans ces sallons dorés,
Où de fleurs, de rubis, de perles décorés,
Au doux bruit des concerts dont s’anime la danse,
La jeunesse et l’amour folâtrent en cadence,
Qui de vous oseroit, sybarite orgueilleux,
Des rigueurs de l’hyver faire un reproche aux dieux ?
Dans le sein du bonheur le murmure est un crime.
Qu’il se plaigne celui que l’indigence opprime ;
C’est pour lui que l’hyver est âpre et sans pitié.
Sous un toît ruineux qui les couvre à moitié,
Voyez transir de froid, languir sans nourriture
Ceux, qui dans vos sillons fécondoient la nature.
Et, quoi donc ! Leurs sueurs, les efforts de leurs bras
N’auroient-ils fait de vous que de riches ingrats ?
Non, non : par des bienfaits montrez-vous équitables,
Que l’or prenne en vos mains des aîles charitables,
Qu’il cherche l’indigent, et que dans vos hameaux,
L’appellant au travail, il soulage ses maux.
N’aguères je voyois près des champs, ou l’aronde
Et l’Aisne au sein de l’Oise engloutissent leur onde,
Je voyois un mortel, qui, sage autant qu’humain,
Voulant qu’à ses labeurs le pauvre dût son pain,
Tous les ans, quand le nord déchaîne sa furie,
D’un peuple de vassaux soudoyoit l’industrie.
Femmes, vieillards, enfans, vous tous, qui lui devez
Et vos champs agrandis et vos toîts relevés,
Dites-nous quels travaux remplissoient vos journées.
En des plaines, jadis par Cérès couronnées,
Alliez-vous, pour loger ce maître fastueux,
Creuser les fondemens d’un château somptueux ?
Avez-vous enfermé dans un parc inutile
Un beau sol, que Bacchus pouvoit rendre fertile ?
Ah ! Chez lui rien n’insulte à votre pauvreté.
Ami dans tous ses goûts de la simplicité,
Il ennoblit son or par d’utiles ouvrages.
Les chemins applanis et riches en ombrages
Des remparts de Compiègne ont rapproché vos fruits.
Vos portiques sacrés que l’âge avoient détruits,
Doux asyle, où cent fois votre ame désolée
Sous les regards d’un dieu respira consolée ;
Eh bien ! à vos soupirs ils sont encor ouverts.
Cette onde, qui jadis par cent détours divers
Sur un terrein fangeux se traînoit incertaine,
Ruisseau pur maintenant et limpide fontaine,
Là, pour vous d’une grotte habite le repos ;
Ici, dans un canal roule pour vos troupeaux.
Sans lui ce marécage, autrefois le repaire,
Où se gonfloit l’insecte, où siffloit la vipère,
Autour de vous encor infecteroit les airs.
Sans lui ne croîtroit point sur vos côteaux déserts
L’arbre, qui transplanté du neustrien rivage,
De ses fruits, sous la meule, épanche un doux breuvage.
Et toi, de qui César hérissa la hauteur
D’un camp, où reposoit son aigle observateur ;
Toi, qui né dans la mer, à l’homme qui te fouille
Étales des requins la tranchante dépouille,
Mont qui me fus si cher, retraite, où les neuf soeurs
Me firent savourer leurs premières douceurs,
Dis-nous comment enfin dompté par la culture,
Aux troupeaux étonnés tu donnes leur pâture ;
Cependant qu’en berceau des ormes arrondis
Repoussent le soleil, qui te brûloit jadis !
Que tous ces monumens, respectés d’âge en âge,
Rendent à leur auteur un sacré témoignage ;
Et qu’en les contemplant, le vieillard attendri
Ajoute : ils m’ont donné le pain qui m’a nourri ?
Mais tandis que la nège au fond d’une chaumière
Relegue l’indigent ; le char de la lumière
Roule, touche au solstice, et la plus longue nuit
Pour douze mois entiers sous la terre s’enfuit.
Une pâle lueur a blanchi l’empyrée.
Enfant du ciel, rens-nous ta présence sacrée ;
Dévoile à nos regards ton front resplendissant,
Parois, et fois le dieu du monde renaissant !
Il a paru : déjà, les mains vers lui levées,
Par mille cris joyeux, les nations sauvées,
Du pié de leurs autels le saluant en choeur,
De la jalouse nuit le proclament vainqueur.
Triomphe du soleil, triomphe mémorable,
Qui, dans tous les climats embelli par la fable,
Et sous des noms divers d’âge en âge porté,
Par l’Europe et l’Asie est encore chanté !
Le Nil du roi des ans attestoit la puissance,
Alorsque d’Harpocrate il fêtoit la naissance.
Oromaze, ce dieu des antiques persans,
Ce dieu, père du bien, lui, dont les traits perçans,
De la nuit et du mal vainquirent le génie,
Et qui dans l’univers rétablit l’harmonie,
Ne figuroit-il point le monarque du jour,
Réparateur des maux du terrestre séjour ?
Et ce maître des dieu, dont le bruyant tonnerre
Châtia la fureur des enfans de la terre,
Quand ces Titans, au jour de leur rébellion,
Sur l’Olympe entassoient l’Ossa, le Pélion,
N’est-il pas du soleil l’histoire symbolique ?
Et nous-même, aujourd’hui que de sa route oblique
Cet astre atteint la borne et revient sur ses pas,
Dans les remparts de Dreux ne célébrons-nous pas
L’époque solemnelle, où de l’humaine race
Le soleil qui renaît console la disgrâce ?
Que nous dit en effet ce long cri répété,
Dont tous les drusiens remplissent leur cité ?
Qu’enseignent les brandons, qui, dans cette nuit sainte,
De la place publique ont éclairé l’enceinte,
Et qui brûlent enfin dressés sur les tombeaux ?
Ainsi qu’aux premiers tems, tous ces mille flambeaux
Des rayons du soleil sont le mystique emblême.
Ces cris proclament l’heure, où l’Hercule suprême,
De son courage éteint ressuscitant l’ardeur,
Va rendre aux jours plus longs leur première splendeur.
C’est par des feux encor, où se peint son image,
Qu’il reçoit du Cathay le solemnel hommage.
Dès qu’arrive l’année à sa dernière nuit,
De lampes, de flambeaux tout l’empire reluit ;
Et de chaque maison la porte illuminée
Se pare de ces mots : au vrai roi de l’année.
Ce roi n’ose pourtant, jeune et trop foible encor,
Environner son front de tous ses rayons d’or :
De quelques traits de flamme à peine il se couronne.
Vingt rivaux en fureur lui disputent son trône ;
L’enfant du nord l’assiège, et le démon des eaux
Menace d’abymer la terre sous les flots.
Il s’avance ; il descend chargé d’une urne immense :
Sa main l’ouvre à grand bruit ; et sur l’an, qui commence,
Renversant tout entier ce dépôt des hyvers,
L’ouragan pluvieux en couvre l’univers.
Le ciel fond en torrent, qui du haut des montagnes
Écumant et grondant s’étend sur les campagnes :
Tout est mer. Dans son sein les arbres entassés
Et les hameaux détruits et les ponts fracassés
Roulent, et des humains emportés par l’orage,
Brisant les corps meurtris, avancent leur naufrage.
Dieux ! Nous ramenez-vous à ces tems désastreux,
Où, jaloux l’un de l’autre et se heurtant entr’eux,
Les élémens, conduits par un fougueux génie,
De la terre et des cieux rompirent l’harmonie,
Firent craindre au soleil une éternelle nuit,
Et déchaînant les eaux sur le globe détruit,
De l’homme en cent climats engloutirent la race ?
Hélas ! Au seul penser de ces jours de disgrâce,
Mon sang glacé s’arrête ; et ma lyre sans voix,
De larmes arrosée, échappe de mes doigts.
Muse ! Reprens ta lyre ; et sans vouloir connoître
De quel pouvoir secret ce désordre a pu naître,
Graves-en dans tes vers la ténébreuse horreur :
Dis comment de son lit l’océan en fureur
S’élança sur la terre, et la couvrit d’abymes.
Des monts voisins du ciel il inonde les cîmes,
Les fracasse ; et s’ouvrant un passage en leur sein,
Pour de nouvelles mers creuse un nouveau bassin.
Bientôt à l’océan, qui roule sans rivages ;
Tous les torrens des airs unissent leurs ravages,
La terre tonne, tremble ; et ses flancs caverneux
Sans cesse vomissant des flots bitumineux,
L’homme égaré, perdu dans le brouillard de soufre
Que ces fleuves de lave exhaloient de leur gouffre,
L’homme, de mille morts à la fois investi,
Dans les feux, dans les eaux périssoit englouti.
Par dégrés cependant l’onde moins courroucée
Décroit, et dans son lit rentre enfin repoussée.
La flamme des volcans s’assoupit et s’endort.
Mais hélas ! Des humains échappés à la mort
Quel fut le désespoir, quand, du haut des montagnes,
Jettant un regard sombre au loin sur les campagnes,
Ils virent leur séjour, autrefois si riant,
Désert, et dans le deuil d’un silence effrayant,
N’offrant de toutes parts qu’un long marais immonde,
Où sembloit expirer l’astre pâle du monde ?
Nous peindrons-nous jamais leur état douloureux,
Nous, qui chéris du ciel coulons des jours heureux,
Nous, qui formons à peine un desir inutile,
Qui moissonnons en paix une terre fertile,
Et pour qui le soleil, de la nature ami,
Marche d’un pas égal dans sa route affermi ?
C’est en vain que sur nous l’hyver fond en orages ;
Ses bienfaits ont bientôt réparé les naufrages.
Oui, mortel : quand ce dieu, signalant son pouvoir,
Des trésors de la pluie ouvre le réservoir,
Cette chûte des eaux est encor salutaire :
Le fleuve s’en nourrit pour féconder la terre.
Au tems de ma jeunesse, avant qu’à ma raison
L’étude eût découvert un plus vaste horison,
Tandis que du soleil la lumière voilée
Laissoit regner la nuit sous la voûte étoilée,
Et tandis que la pluie enfloit de ses torrens
Les fleuves écumeux et sur la plaine errants,
Librement prisonnier d’un réduit taciturne,
Je veillois aux lueurs d’une lampe nocturne ;
J’interrogeois l’auteur de tous ces mouvemens,
Je demandois raison du choc des élémens ;
Pourquoi l’année expire, et l’éther nous assiége
De frimats, de brouillards et de pluie et de nège ;
Pourquoi ces aquilons, cortège des hyvers,
Et ces monts, dans la chaîne embrasse l’univers.
Lassé de ces pensers où mon esprit se plonge,
Je m’endors : tout-à-coup enfanté par un songe,
Un colosse imposant apparut à mes yeux :
Couronné de soleils, son front touchoit aux cieux ;
Les saisons l’entouroient : par des routes certaines,
Serpentoient dans son corps les lacs et les fontaines ;
Sept couleurs à la fois nuançoient ses habits ;
Son sceptre brilloit d’or, de saphirs, de rubis ;
Un long voile azuré lui servoit de ceinture :
Mon oeil, à tous ces traits, reconnut la nature.
« Ton esprit, me dit-elle, ami des vérités,
Demande à quel dessein, loin des mers emportés,
S’étendent ces frimats, ces brouillards et ces nues.
Suis-moi ; je vais t’ouvrir des routes inconnues :
Mes secrets aujourd’hui te seront dévoilés. »
Elle dit ; et soudain aux lambris étoilés,
Sur les aîles des vents la déesse m’enlève.
C’étoit l’heure propice, où le soleil se lève.
Alors la déité, par un charme puissant,
Arma mes foibles yeux d’un regard plus perçant ;
Et dans tous ses climats me présentant la terre :
« Contemple tous les monts que ta planète enserre,
Dit-elle ; vois ces rocs qu’Annibal a franchis,
Les sommets riphéens de longs frimats blanchis ;
Le Taurus, au Tartare opposant des barrières ;
Le Caucase berceau de cent hordes guerrières ;
L’Olympe, d’où la fable a fait tonner ses dieux ;
L’Atlas, qu’elle chargeoit de tout le poids des cieux ;
L’Ararat, où cent fois, d’une antique disgrâce,
Le crédule vulgaire alla chercher la trace ;
Les rochers de Goyame et les monts de luna ;
Les Andes, que l’Europe à son sceptre enchaîna ;
Enfin du globe entier les hauteurs primitives :
Eh bien ! Sans ces hauteurs, les ondes fugitives,
Qui, par mille détours, de climats en climats,
Portent aux nations le tribut des frimats,
Jamais dans un canal, en fleuve rassemblées,
N’auroient donné la vie aux stériles vallées.
Ce globe n’eut offert que marais croupissans :
Mais j’élevai les monts, je fis souffler les vents,
Et les vents, au sommet des montagnes chenues,
Précipitent l’amas des vapeurs et des nues.
Là, leurs flots, chaque jour goutte-à-goutte filtrés,
De tuyaux en tuyaux distillent épurés.
Voudrois-tu contempler dans le flanc des collines
Le pénible travail de ces eaux crystallines ?
Tourne les yeux : ces monts t’ouvrent leur vaste sein.
Vois ici le rocher s’élargir en bassin ;
Là, prendre d’un syphon la forme recourbée ;
Plus bas, céder la place à la craie imbibée,
À des couches d’argile, aux sables, aux cailloux :
L’onde y coule, y serpente en filets purs et doux,
Bientôt au pié du mont, sur le gravier reçue,
Vers la clarté du jour elle cherche une issue.
Ses liens sont brisés ; mais, humble à son berceau,
Le fleuve
encor timide est à peine un ruisseau ;
Cependant roi futur, il roule ; et sa puissance
Déjà fait oublier son obscure naissance.
Admire-les, ces rois de l’humide élément ;
Le Gange, où l’Indien plongé stupidement
En l’honneur de Brama voudroit finir sa course ;
L’Yrtis impatient de voir les feux de l’Ourse ;
Le Volga, vaste mer tributaire des czars ;
La Seine, dont les bords embellis par les arts
Font envier leur gloire à la fière Tamise ;
La Saône, tendre amante à son époux soumise ;
Le Rhône cet époux, qui l’entraîne en grondant,
Et brise sur des rocs son orgueil imprudent ;
La Loire, dont les eaux, captives sans contrainte,
Se creusent chaque année un nouveau labyrinthe ;
Le Tibre, qui, déchu de ses antiques droits,
Veut quelquefois encor intimider les rois ;
Le Nil, le Sénégal et l’immense Amazone,
Trompant l’aridité de la brûlante zone ;
Tous, fleuves bienfaiteurs, que doit cet univers
Aux nuages, aux vents, sombres fils des hyvers. »
Elle dit ; je m’éveille ; et ma raison plus sage,
De l’hyver, tous les ans, a béni le passage.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Janvier.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/3263-292
Janus règne ; et tandis qu’un solemnel usage,
D’un masque de douceur couvrant chaque visage,
Sans ordre fait mouvoir la foule des humains,
Rassemble mille dons, les verse à pleines mains,
Exhale en faux sermens une voix mensongère,
Et rend la vérité parmi nous étrangère ;
Moi, dans l’obscure paix d’un loisir studieux,
Sur l’an qui nous a fui je reporte les yeux :
De sa vélocité je me plains à moi-même.
Ces jours, que j’avois crus d’une lenteur extrême,
Long temps avant le terme, où commença leur cours ;
Que je les ai trouvés et rapides et courts !
Oui : lorsqu’agent secret de la mort qu’il devance,
Du fond de l’avenir, le tems vers nous s’avance,
Nous ne voyons en lui qu’un vieillard impuissant,
Qui, décrépit, courbé, traîne un pas languissant ;
Ses aîles, sur son dos, tantôt sont repliées,
Tantôt, autour de lui, pendent humiliées :
Arrive-t-il à nous ? Qu’il est prompt et léger !
Comme il fuit ! D’un oiseau c’est le vol passager.
« Eh ! Pourquoi, me répond le chantre d’épicure,
Pourquoi te plaindre ? En vain l’indulgente nature
Du tems, en ta faveur, rallentiroit le pas ;
Poussière ambitieuse et promise au trépas,
Que verrois-tu de plus ? Rien de nouveau, te dis-je :
Tes jours vont désormais s’écouler sans prodige.
Sur d’antiques tableaux ton oeil doit revenir ;
Soumets-toi : le passé t’a prédit l’avenir. »
Hélas, je le sais trop : oui ; dans un cercle immense
De maux liés entr’eux, l’an roule et recommence.
C’est peu qu’un air impur, l’ouragan, les frimats,
Fidèles aux saisons, désolent nos climats ;
Que la mer, pour briser le frein de l’esclavage,
Mutine tous ses flots, tourmente son rivage ;
Que la guerre, la peste et cent fléaux divers,
De pleurs, de cris, de sang remplissent l’univers.
Il faut revoir la fraude épier l’innocence ;
La molesse des rois avilir leur puissance ;
Des ministres, ligués pour les concussions,
Vendre à des publicains le sang des nations ;
La loi ramper muette ; et l’adroit fanatisme,
Pour regner avec lui, flatter le despotisme.
Mais les biens, les plaisirs que nous avons perdus,
Possédés un moment, nous seront-ils rendus ?
Comment la recouvrer cette santé fragile,
Trésor, que nous portons en des vases d’argile ?
Ô dieu ! Je touche à peine à ma virilité,
Et dans tous ses canaux déjà moins agité,
Mon sang, comme à regret, y fait couler la vie.
Pour moi, d’un jour moins pur chaque nuit est suivie.
Je sens que par dégrés il faut perdre ce goût,
Cette amoureuse ardeur qui m’attachoit à tout.
La gloire, que j’aimois quoiqu’ingrate et rebelle,
La gloire à mon desir ne semble plus si belle :
Si j’en pouvois encor idolâtrer l’erreur !
Le tourment de ma vie en feroit le bonheur.
Et toi, qui, te livrant au joug d’une maîtresse,
Lui donnas de ton coeur la première tendresse ;
Toi, qui, sans le savoir, lui prêtois des appas,
Et même des vertus qu’elle ne connoît pas ;
Aujourd’hui que tes feux, trahis par l’infidèle,
Dans ton coeur détrompé meurent enfin loin d’elle,
Jeune homme, ne crois point la remplacer un jour :
On ne sent point deux fois l’ivresse de l’amour.
Plus malheureux l’ami, qui sans expérience
A des amis trompeurs livra sa confiance !
Les lâches, avec art couverts d’un voile épais,
Lui préparoient la guerre, et lui parloient de paix.
Ah ! Si des trahisons il a vu la plus noire,
Comment à l’amitié, comment pourra-t-il croire ?
Dans un monde insensible, où sa douleur se perd,
Il erre ; il va criant ainsi qu’en un désert :
« Personne n’est à moi, je ne suis à personne. »
Vous enfin, quand la mort sans pitié vous moissonne,
Grands-hommes, purs esprits, les chef-d’oeuvres d’un dieu,
Qui peut vous remplacer ? Linné, Haller, Jussieu,
Voltaire, et toi sur-tout, l’émule de Socrate,
Comme lui méconnu de ta patrie ingrate,
Rousseau ; la même année a terminé vos jours ;
Et nous pleurons sur vous pour vous pleurer toujours.
Que dis-je ? ô de mon siècle éternelle infamie !
L’hydre du fanatisme.............................
Où repose un grand-homme, un dieu vient habiter.
Tu me l’as fait sentir, j’ose t’en attester,
Isle des peupliers ; toi, qui m’as vu descendre
Te demandant Rousseau dont tu gardes la cendre.
Oh ! Comme à ton aspect s’émurent tous mes sens !
Quelle douleur muette étouffa mes accens !
Combien je vénérai, combien me parut sainte
L’ombre des verds rameaux qui bordent ton enceinte !
Cette isle étoit un temple ; et de mes tristes yeux
Tandis que s’échappoient des pleurs religieux,
Rousseau, je crus, penché sur ton urne paisible,
Sentir de la vertu la présence invisible.
Je crus ouïr ta voix ; du fond de ton cercueil,
Ta voix de l’amitié m’offroit le doux accueil.
À la tombe champêtre accourez donc sans nombre.
Vous enfans qu’il aima ; ne craignez point son ombre ;
Approchez, folâtrez sous ces arbres naissans :
Il va sourire encor à vos jeux innocens.
Et vous, que le génie élève au ministère
De flétrir l’imposture et d’éclairer la terre,
Sages, jurez ici qu’armés contre l’erreur,
Vous mourrez, s’il le faut, martyrs de sa fureur
De ce beau dévoûment Rousseau fut le modèle :
À sa noble devise il expira fidèle.
Je vous appelle aussi, peuples, et vous, bons rois,
Dont il a révélé les devoirs et les droits ;
Les tyrans sont connus : ils tremblent sur le trône.
Donc à son monument appendez la couronne,
Qu’au sauveur d’un romain décernoient les romains :
Rousseau du despotisme a sauvé les humains.
Mais de ses ennemis le flot bruyant approche.
Eh bien ! Tous à la fois vomissant le reproche,
Profanez de la mort le silence éternel ;
J’attendois l’injustice à ce jour solemnel.
A-t-il pour s’agrandir armé la calomnie ?
A des soins intriguans ravalé son génie ?
Il ne mandia point la gloire ; il la conquit.
Qui le dira jaloux ? Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ?
Qui de vous l’a surpris, des modernes Orphées,
En secret dégradant et minant les trophées ?
D’un vieillard qui le haît, du Sophocle français,
Au fond de sa retraite il entend le succès,
Il l’entend ; et ses yeux en ont pleuré de joie.
Voilà cette ame grande ! Et l’on veut que je croie
Qu’ingrate, elle payoit de haine un bienfaiteur !
Taisez-vous. Si, peu fait au métier de flatteur,
Il refuse aux bienfaits d’ouvrir sa solitude,
Le refus des bienfaits n’est point l’ingratitude ;
Non, non : c’est la vertu, qui, s’armant de fierté,
Contre l’or corrupteur défend sa liberté.
Ce fut sa liberté qui fit son éloquence.
Mais ce qui de Rousseau dira mieux l’innocence,
C’est la profonde paix qui couronne sa fin :
Méchant, seroit-il mort avec ce front serein.
Sans trouble résignant ses jours à la nature,
"Laissez-moi voir encor cette belle verdure,
Dit-il ; sur moi jamais un si beau jour n’a lui ;
Je vois Dieu ; je l’entens ; ce Dieu m’appelle à lui.
Il expire ; et trois jours, sur cette cendre éteinte,
De la gloire du juste a rayonné l’empreinte.
Ô toi, dont l’indulgence encourageoit mes chants,
Qui te disoient la paix et le bonheur des champs ;
Grand-homme, dont j’allois admirer la vieillesse
Malheureuse en silence et fière avec simplesse !
Ah ! Si, dans le repos où t’a placé la mort,
Tu peux être sensible à mon pieux transport ;
S’il peut te souvenir quelle amour pure et tendre
M’attachoit aux conseils que tu me fis entendre,
Garantis-moi des moeurs d’un siècle criminel.
Entens surtout la voix de mon coeur paternel.
Que ma fille, n’aguère arrivée à la vie,
Ait un jour les vertus dont tu paras Sophie,
Qu’elle trouve un émile, et que tous deux s’aimant,
De mes cheveux blanchis tous deux soient l’ornement.
Comme lui toutefois, au bout de la carrière,
Voulons-nous sans remords regarder en arrière ?
Dans un repos honteux n’allons pas avilir
Des jours, que les travaux peuvent seuls ennoblir.
Imitons la nature active et bienfaisante :
À nos divers besoins incessamment présente,
Sans relâche elle agit même au sein des hyvers.
Nos regards, je le sais, à peine encor ouverts,
Ne peuvent contempler sa main lente et secrète.
Que dis-je ? Trop de fois, d’une bouche indiscrète,
Nous osons, fils ingrats, l’accuser de rigueur.
"Ces plaines, dont la glace enchaîne la vigueur,
Devroient bien, disons-nous, exemptes de froidure,
D’un éternel printems conserver la verdure.
Hardis réformateurs d’un globe, où vous rampez,
Vos sublimes projets ne seront point trompés.
La nature, un instant à vos desirs fidèle,
Va suspendre les loix que tout a reçu d’elle :
Voilà sous les Gémeaux le soleil arrêté.
L’hyver, qui chagrinoit votre orgueil révolté,
Désormais vous épargne ; et la flamme éthérée,
Abrégeant de la nuit la trop longue durée,
Sur vous laisse reluire un ciel toujours serein.
L’aquilon, dans les flancs d’un profond souterrein,
S’assoupit ; le zéphyr souffle seul et murmure ;
Il conserve aux forêts leur épaisse ramure,
Et sans cesse les fleurs émaillent le gazon :
Vous êtes satisfaits ? Mais la verte saison
N’amène, ni le tems propice à la semence,
Ni les jours nourriciers, où la moisson commence.
Bien loin de rajeunir, la terre tous les ans
S’épuise, et par degrés amoindrit ses présens.
Elle demande en vain ces vapeurs et ces ondes,
Qui jadis ranimoient ses entrailles fecondes.
Hélas ! Trop tempéré, le pur flambeau du jour
Ne peut les enlever au liquide séjour.
Les fleuves, tristement renversés sur leurs urnes,
Dans leurs lits desséchés expirent taciturnes !
Leurs bords, mourans de soif, ne sont plus abreuvés :
Le commerce languit, et ses bras énervés
Dorment, silencieux, sur la rame inutile.
Osez donc, ô mortels, dans votre orgueil futile,
Osez vous plaindre encor de ces légers revers,
Qu’amène tous les ans le retour des hyvers !
Ah ! Plutôt que la voix de la reconnoissance
De ces jours bienfaisans chante la renaissance ;
À mes esprits vaincus ils rendront la vigueur.
Je les attends : mon luth bénira leur rigueur.
Mes voeux sont exaucés. L’air devenu paisible
Se resserre ; et sur nous, comme un trait invisible,
La gelée a dardé ses piquans éguillons ;
Elle change en cailloux la glèbe des sillons,
Et durcissant des eaux la mobile surface,
Tient les fleuves captifs sous des voûtes de glace.
Jours brillans des frimats, ornement des hyvers,
De quel subit éclat vous parez l’univers !
Oh ! Comme de la nuit vous diaprez les voiles !
Comme vous épurez les rayons des étoiles !
Astres, dont le regard, ami des matelots,
Marque en lettres de feu leur route sur les flots,
Pléyades, Orion, et toi, nymphe fameuse,
Qui jamais ne descends dans la mer écumeuse,
Mère de Lycaon ! Alors, plus surement,
L’homme éclairé par vous lit dans le firmament.
Si je parcours des bois la sauvage étendue,
La glace à leurs rameaux rayonne suspendue ;
Je vois, dans le cristal de ces prismes brillans,
Se jouer du soleil les feux étincelans.
Je me crois transporté sur ces rives lointaines,
Où l’or pur enrichit le sable des fontaines :
Partout le diamant s’offre à mon oeil surpris,
Et la terre se peint des couleurs de l’Iris.
Belles, ces jours piquans vous servent mieux encore.
D’un incarnat plus vif votre teint se décore,
Votre regard s’enflamme ; il nous parle d’amour :
Il donne aux doux plaisirs le signal du retour.
Dirai-je cependant que ces mêmes journées,
Dans le mois de Janus tous les ans ramenées,
D’une nouvelle audace arment le scélérat ?
Qu’alors le fils impie et le sujet ingrat
Signalent plus souvent leur tragique furie,
Et d’attentats nouveaux étonnent la patrie.
Par l’éguillon du froid leurs esprits tourmentés
Courent impétueux ; et leurs nerfs irrités,
Précipitant leurs bras impatiens de rage,
Poussent aux grands forfaits leur féroce courage ;
La nature et le trône, hélas ! N’ont plus de droits :
À ces hommes de sang, dieux ! Cachez les bons rois ;
Aux peuples orphelins, dieux ! épargnez des larmes.
L’hyver sur nous encor répand d’autres allarmes.
L’hyver, du fond des bois, en troupeaux affamés,
Chasse, altérés de sang et d’audace enflammés,
Tous ces loups, qui, n’aguère enfoncés sous des roches,
Et de l’homme et du jour redoutoient les approches.
Comme un torrent fougueux, d’écume blanchissant,
Roule de roc en roc, retombe en bondissant,
Déracine les ponts, les brise et les entraîne ;
Tels, du haut Appenin et des monts de Pyrène,
Descendent, en heurlant, ces monstres des forêts.
Leur hideux bataillon traversant les guérets
Y surprend le coursier, le renverse et l’égorge ;
Le fier Taureau, saisi par sa flottante gorge,
De ses dards recourbés bat les airs vainement ;
Il tombe : il fait ouïr son dernier meuglement.
Jusques dans les hameaux, la faim impérieuse
Emporte quelquefois leur troupe furieuse.
À la mère plaintive ils arrachent l’enfant ;
L’homme, oui, l’homme contr’eux sans succès se défend ;
Son front, où de ses droits la noblesse est empreinte,
À ce peuple assassin n’inspire plus de crainte.
L’intrépide animal se présente au combat,
Lutte, et brise le fer et l’homme qu’il abbat.
La nuit n’a point calmé la faim qui les tourmente :
Du carnage du jour leur gueule encor fumante
Heurle, et cherchant les morts dans le champ des tombeaux,
Se dispute leur chair déchirée en lambeaux.
Vieillards, dont l’oeil a vu ce siècle à son aurore,
Nestors français, sans doute il vous souvient encore
De ce neuvième hyver, de cet hyver affreux,
Qui fit à votre enfance un sort plus désastreux.
Janus avoit r’ouvert les portes de l’année ;
Et tandis que la France, aux autels prosternée,
Solemnisoit le jour, où l’on vit autrefois
Le berceau de son dieu révéré par des rois.
Tout-à-coup l’aquilon frappe de la golée
L’eau, qui, des cieux n’aguère à grands flots écoulée,
Écumoit et nageoit sur la face des champs ;
C’est une mer de glace : et ses angles tranchans,
Atteignant les forêts jusques à leurs racines,
Rivaux des feux du ciel, les couvrent de ruines.
Le chêne, des hyvers tant de fois triomphant,
Le chêne vigoureux crie, éclate et se fend.
Ce roi de la forêt meurt. Avec lui, sans nombre,
Expirent les sujets que protégeoit son ombre.
Pleurez, jeunes beautés ; pleurez. Les arbrisseaux,
Dont les bouquets fleuris couronnoient vos berceaux,
Ces lilas, ces jasmins et l’immense famille
Des rosiers, qui coupoient l’uniforme charmille,
Au retour des Gémeaux, de parfums ravissans
Ne réjouiront pas et votre ame et vos sens.
Empire des jardins, la brûlante froidure
Dans leur germe a séché tes fleurs et ta verdure !
Et vous, champs amoureux, délicieux séjour.
Où s’ouvrit ma paupière à la clarté du jour,
Brillante occitanie ; hélas ! Encor tes rives
Pleurent l’honneur perdu de tes rameaux d’olives !
L’hyver s’irrite encor ; sa farouche âpreté
Et du marbre et du roc brise la dureté :
Ouverts à longs éclats, ils quittent les montagnes,
Et fracassés, rompus roulent dans les campagnes.
L’oiseau meurt dans les airs, le cerf dans les forêts,
L’innocente perdrix au milieu des guérets ;
Et la chèvre et l’agneau qu’un même toît rassemble,
Bêlant plaintivement, y périssent ensemble ;
Le Taureau, le coursier expire sans secours ;
Les fleuves, dont la glace a suspendu le cours,
La Dordogne et la Loire et la Seine et le Rhône
Et le Rhin si rapide et la vaste Garonne,
Redemandent en vain les enfans de leurs eaux.
L’homme foible et percé jusqu’au fond de ses os,
Près d’un foyer ardent, croit tromper la froidure ;
Hélas ! Rien n’adoucit les tourmens qu’il endure.
L’impitoyable hyver le fuit sous ses lambris,
L’attaque à ses foyers d’arbres entiers nourris,
Le surprend dans sa couche, à ses côtés se place,
L’assiège de frissons, le roidit et le glace.
Le règne du travail alors fut suspendu.
Alors dans les cités ne fut plus entendu
Ni le bruit du marteau, ni le cri de la scie ;
Les chars ne roulent plus sur la terre durcie ;
Par-tout un long silence, image de la mort :
Thémis laisse tomber son glaive, et le remord
Venge seul la vertu de l’audace du crime.
Tout le courroux des dieux vainement nous opprime,
Leurs temples sont déserts ; ou si quelques mortels
Demandent que le vin coule encor aux autels,
Le vin, sous l’oeil des dieux que le prêtre réclame,
S’épaissit et se glace à côté de la flamme.
Maintenant ouvre-moi ton palais de cristal,
Ô gelée ! ô démon bienfaisant et fatal !
Je veux de ta naissance éclairer le mystère.
La route où je m’engage est encor solitaire,
Je le sais ; et partout, aux poëtes français,
Des rocs, des monts scabreux en défendent l’accès :
Là, jamais n’ont coulé les sources d’Aonie.
Mais l’amour de la gloire enhardit mon génie :
J’ai senti l’éguillon de ses nobles chaleurs.
Et sur un sol ingrat je trouverai des fleurs ;
Je m’en couronnerai. Dans la nature entière,
Circule un océan de subtile matière,
Qui pénètre, environne, assiège tous les corps,
Et qui seule dilate ou presse leurs ressorts.
Tantôt, son flux rapide, embrassant leurs parties,
Est le noeud fortuné qui les tient assorties.
Tantôt, son cours plus lent, de ce lien heureux
Dégageant par dégrés leurs atômes nombreux,
Suspend ou rallentit leur action première.
Si donc, ne dardant plus qu’une oblique lumière,
Aujourd’hui du soleil les foibles javelots
De ce fluide errant laissent dormir les flots ;
Sans doute que des corps, où cet agent s’enferme,
Les atômes, liés d’une chaîne plus ferme,
Doivent serrer leurs rangs ; et plus durs, plus épais,
Tranquilles à leur tour, sommeiller dans la paix :
Alors paroît la glace. Alors la terre et l’onde
Sentent se rallentir le feu qui les féconde.
Et si le nitre encor, par les vents apporté,
Darde ses traits aigus, dans l’air moins agité ;
S’il frappe tous les corps de ses flèches perçantes,
Un froid nouveau saisit leurs forces languissantes,
D’un sommeil plus profond chaque arôme s’endort ;
Et le corps tout entier touche enfin à la mort.
Mais la foible action de la flamme solaire,
Et les sels enlevés à la zone pôlaire,
Seuls, ne produisent point la glace des hyvers.
Une cause nouvelle en couvre l’univers :
Osons la pénétrer. De sa vaste science,
Mairan s’offre à guider mon inexpérience.
Au centre de ce globe un brasier est caché.
Ce feu, vers la surface en vapeurs épanché,
Se mêlant aux rayons que le soleil nous lance,
Des nos brûlans étés accroît la violence.
Par lui, les végétaux, jeunes ambitieux,
Se dressent sur leur tige et montent vers les cieux.
Le mineur enfumé, qu’au fond d’une caverne
Sous un sceptre de fer l’avarice gouverne,
Et pour qui sans retour le doux soleil a lui,
En fouillant des trésors qui ne sont pas pour lui,
A respiré cent fois la vapeur étouffante,
Que ce foyer interne, en colonnes, enfante.
Il fracasse la terre ; et
de lui sont formés
Ces terribles volcans, ces gouffres enflammés,
Qui, dans tous les climats, déchirent les montagnes,
Et d’une mer de lave innondent les campagnes.
Et toi, vaste océan, des glaces respecté,
Tu dois à ce foyer et ta fluidité
Et le bouillonnement de tes eaux écumantes,
Tes trombes, tes écueils et tes isles fumantes,
Et ce flottant amas de cailloux calcinés,
Qui ceignent d’un rempart les vaisseaux consternés.
Or ce brouillard de feu né du sein de la terre,
Un ressort inconnu quelquefois le resserre ;
Et son fatal repos endormant leur vigueur,
Les airs restent frappés d’une froide langueur.
La terre la partage ; elle ferme ses veines ;
Et si le triste hyver règne alors sur nos plaines,
La gelée en fureur paroît, et des torrens
Durcit l’onde rapide en rochers transparens.
Cependant ce n’est point sur nous, sur ma patrie
Que le farouche hyver épuise sa furie.
Eh ! Qui peut comparer nos plus rudes frimats
À ceux, dont Calistho voit blanchir ses climats,
À ces rocs, à ces monts de nèges entassées,
Dont les rives du nord sont par-tout hérissées ?
Là, l’hyver tient sa cour : là, ce despote, assis
Sur d’énormes glaçons par vingt siècles durcis,
S’entoure d’ouragans, de tempêtes, d’orages,
Ébranle au loin la mer, la couvre de naufrages,
Et tressaille au fracas des navires brisés.
Muse ! Viens ranimer mes esprits épuisés,
Viens ; et que mes pinceaux, plus fiers et plus terribles,
Reproduisent le nord dans ses beautés horribles.
Si des sommets d’Hécla je vole au Groënland,
Et parcours le Spitzberg, la Zemble et le Lapland,
Qu’y vois-je dans les cieux, sur la terre et sur l’onde ?
Ici, durant trois mois règne une nuit profonde :
Là, dans un cercle étroit le soleil languissant
Ne montre qu’à moitié son disque pâlissant.
Dans ces climats obscurs, muets comme l’Averne,
L’homme s’ensevelit au creux d’une caverne.
Hélas ! L’infortuné, dans cet affreux séjour,
Ne connoît ni les chants, ni les jeux, ni l’amour.
À la voix des besoins grossièrement docile,
Il ne veut pour ses sens qu’un triomphe facile ;
Digne émule des ours dans ses bois dispersés.
Peindrai-je les glaçons l’un sur l’autre entassés,
Voyageant sur les mers en montagnes flottantes,
Et se heurtant au gré des vagues inconstantes ?
Désordre du cahos ! D’un cours tumultueux,
Ainsi les élémens rouloient tempêtueux,
Avant que des destins l’éternelle puissance
Aux mondes, aux soleils eut marqué la naissance.
Dirai-je la pâleur et l’effroi des nochers,
Qui, voguant à travers ces monceaux de rochers,
Maudissent, l’oeil en pleurs, leur stérile courage,
Et glacés et tremblans attendent le naufrage ?
En sont-ils épargnés ! Un plus funeste sort
Leur prépare à loisir l’angoisse de la mort.
Autour d’eux l’océan, vaincu par la gelée,
Est lié tout entier de glace amoncelée ;
Il cesse de rugir : de traits aigus percé,
Le matelot expire où son chef l’a placé.
Tel fut jadis le sort d’Alfrède et de Wolmise.
Tous deux, sur le rivage, où la fière Tamise,
Mollement étendue en un lit de roseaux,
D’une forêt de mâts voit ombrager ses eaux,
Fruits chéris de l’hymen d’Arthur et d’Orlowie,
Tous deux, au même instant, avoient reçu la vie ;
En eux tout fut pareil : et l’auteur de leurs jours,
Par une douce erreur, les confondoit toujours.
Une femme en ce tems regnoit, et de la terre
Attachoit les regards sur l’heureuse Angleterre ;
C’étoit élisabeth. Son peuple, roi des flots,
Faisoit voguer au nord ses hardis matelots.
Willougby les guidoit. Ce chef ardent et sage,
Suivi des fils d’Arthur, va tenter ce passage,
Qui, cherché tant de fois et toujours sans succès,
Au voyageur encor n’offroit aucun accès.
Déjà l’heureux vaisseau, fendant les flots de l’Ourse ;
Vers les bords de l’Asie a dirigé sa course.
Tout-à-coup le démon, qui, souverain du nord,
Y règne avec la nuit, la tempête et la mort ;
L’hyver, plus furieux, sur la troupe intrépide,
Ainsi qu’un ouragan, tombe d’un vol rapide ;
Et dardant ses fureurs jusques au sein des mers,
Autour d’elle, en rochers, durcit les flots amers.
Assis au gouvernail, sans force, sans haleine,
L’oeil fixé tristement sur l’inégale plaine,
Le couple fraternel voit la mort s’approcher :
Il se lève. à son chef il la veut reprocher.
Impuissant désespoir ! Leur langue embarrassée
Sent mourir la parole à peine commencée.
Veulent-ils s’avancer ? Leurs pieds sont engourdis.
Étendent-ils leurs bras ? Leurs bras restent roidis.
Tout l’équipage expire : et chacun, par la glace
En marbre transformé, debout, garde sa place.
Ces climats, il est vrai, par le nord dévastés,
Ainsi que leurs horreurs, ont aussi leurs beautés.
Dans les champs, où l’Yrtis a creusé son rivage,
Où le russe vieillit et meurt dans l’esclavage,
D’éternelles forêts s’allongent dans les airs.
Le jai, souple roseau de ces vastes déserts,
S’incline, en se jouant sur les eaux qu’il domine ;
Fière de sa blancheur, là, s’égare l’hermine ;
La marthe s’y revêt d’un noir éblouissant ;
Le daim, sur
les rochers, y paît en bondissant,
Et l’élan fatigué, que le sommeil assiége,
Baisse son bois rameux et l’étend sur la nège.
Ailleurs, par des travaux et de sages plaisirs,
L’homme, bravant l’hyver, en charme les loisirs.
Le fouet dans une main et dans l’autre des rênes,
Voyez-le, en des traîneaux emportés par deux rhennes,
Sur les fleuves durcis rapidement voler :
Voyez sur leurs canaux le peuple s’assembler,
Appeller le commerce, et proposer l’échange
Des trésors du Cathay, des Sophis et du Gange.
Là, brillent à la fois le luxe des métaux,
Et la soie en tissus et le sable en cristaux ;
Toute la pompe enfin des plus riches contrées :
Là même, quelquefois les plaines éthérées
Des palais du midi versent sur les frimats
Un éclat, que l’hyver refuse à nos climats :
D’un grouppe de soleils l’Olympe s’y décore.
Prodige de clarté, qui pourtant cède encore
Aux flammes, dont la nuit fait resplendir les airs.
Aussi-tôt que son char traverse leurs déserts,
Une vapeur qu’au nord le firmament envoie,
S’y déployant en arc, trace une obscure voie,
S’allonge, et parvenue aux portes d’occident,
Vomit, nouvel Hécla, les feux d’un gouffre ardent.
Dans les flancs du brouillard, la flamme impétueuse
Vole, monte et se courbe en voûte lumineuse,
Qu’une autre voûte encor, plus brillante, investit.
Tandis que dans leurs feux la vapeur s’engloutit,
Ces dômes rayonnans s’entr’ouvent, et superbes,
Lancent en javelots, en colonnes, en gerbes,
En globes, en serpens, en faisceaux enflammés,
Tous les flots lumineux sous la nue enfermés.
Mais ô crédulité ! Dans l’aurore pôlaire,
Le peuple voit ses dieux, qui, brûlans de colère,
Menacent à la fois d’un vaste embrasement
Et la terre et les mers et le haut firmament.
Le romain y lisoit ses discordes civiles,
Le triomphe des rois, la chûte de ses villes :
Athènes y plaça le palais radieux,
Où Jupiter, en maître assis parmi les dieux,
Le tonnerre à la main, déployoit sa puissance.
Songes, à qui l’erreur a donné la naissance,
Évanouissez-vous ; la vérité paroît :
La France ingénieuse a surpris son secret.
Cette seconde aurore, innocent phénomène,
Qui, des nuits, sous le pôle, embellit le domaine,
Vit regner trop long-tems des systêmes trompeurs.
Elle n’est point l’effet de ces noires vapeurs,
De ces exhalaisons, qui, sortant de la terre,
Aux champs aëriens vont former le tonnerre,
Et ces feux passagers, amas bitumineux,
Que l’erreur transformoit en mondes lumineux.
Elle n’est point l’effet de ces monceaux de glace,
Qui des climats du nord hérissent la surface,
Et jusques dans l’éther, de leurs sommets blanchis,
Lancent du jour mourant les rayons réfléchis.
Comme la déité, que l’orient voit naître,
D’une source céleste elle a tiré son être,
Et fille du soleil, elle est digne de lui.
Quoi ! Des feux de son père elle a cent fois relui,
Et dans elle, nos yeux méconnoîtroient son père !
Non : que la déité, par un retour prospère
Assise avec sa soeur sur les mêmes autels,
Lui dispute l’encens et les voeux des mortels.
Un jour, (et le Parnasse en garde la mémoire.)
Lasse d’ouïr par-tout insulter à sa gloire,
Elle implora son père ; et l’oeil chargé de pleurs,
Fit parler en ces mots ses naïves douleurs :
« Soleil, à qui je dois tout l’éclat dont je brille,
Dis-moi, quand feras-tu reconnoître ta fille ?
Entendrai-je toujours les mortels ignorans
M’avilir, me confondre avec ces feux errans,
Assemblage grossier de matières immondes,
Moi, qui sors et descends du monarques des mondes ?
Ah ! Si de ma naissance il faut qu’on doute encor,
Mon père, arrache moi cette couronne d’or,
Ce manteau radieux, cette écharpe azurée,
Et toute la splendeur dont tu m’as décorée !
Que ma soeur d’Orient jouit d’un sort plus beau !
À peine sa lueur annonce ton flambeau,
Soudain tout l’univers tressaille à sa présence ;
Les poëtes en choeur chantent sa bienfaisance,
La proclament ta fille, et pour elle rivaux,
Cherchent à l’honorer par des concerts nouveaux ;
Cependant que leurs voix me laissent inconnue.
De quels titres si grands est-elle soutenue,
Pour jouir d’un renom, qu’on refuse à sa soeur ?
De ton char, il est vrai, son char est précurseur ;
Mais moi, je te succède ; et l’emportant sur elle,
Je suis de ta beauté l’image naturelle. »
Le souverain des jours, sensible à ses douleurs :
« Ma fille, lui dit-il, je veux sécher tes pleurs.
Vois ce savant français, favori d’Uranie,
Vois Mairan ; j’ai fait choix de cet heureux génie.
Il va dire aux mortels le dieu dont tu descends. »
Le soleil prend alors un de ces traits puissans,
Où de notre univers sont gravés les mystères,
Et que son bras réserve aux sages solitaires,
De l’empire des airs ardens contemplateurs.
Le trait frappe Mairan : ses regards scrutateurs,
Éclairés tout-à-coup d’une flamme divine,
De l’aurore du nord y lisent l’origine.
Il parle, et ses discours vengent la déité.
Pour moi, si mes pinceaux sans couleur, sans fierté,
Ne se refusoient point à servir mon génie,
Peut-être qu’introduit au temple d’Uranie,
Des discours de Mairan j’illustrerois mes vers.
Mais, lasse de fournir à cent portraits divers,
Ma palette s’épuise ; et mon pinceau débile
De mes doigts fatigués tombe, et reste immobile.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Février.
bookLes MoisJean-Antoine RoucherImprimerie de Quillau1779AnnonciationCIIRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvuRoucher - Les mois, poëme en douze chants, Tome II, 1779.djvu/3333-352
Onze fois, d’une mer couverte de naufrages,
Ma nef à pleine voile à trompé les orages :
L’avoûrai-je pourtant ? Interdit et troublé,
Souvent près des écueils mon courage a tremblé.
Je sens même, en dépit de l’espoir que j’embrasse,
Qu’aujourd’hui mon vaisseau reviendroit sur sa trace,
Si le port, d’où long-temps m’ont écarté les dieux,
Au bout de l’horizon ne s’offroit à mes yeux.
Là, je crois voir la gloire assise sur la rive,
Oui, c’est elle : ô triomphe ! Elle attend que j’arrive.
Taisez-vous, aquilons ; heureux zéphyrs, soufflez,
Et conduisez au port mes pavillons enflés.
Le sceptre de l’hyver pèse encore sur la terre :
Et l’enfant des hameaux frileux et solitaire,
Près d’un feu pétillant dans sa cabane assis,
Voit les fleuves, les lacs et les étangs durcis,
La nège en tapis blancs sur les monts étendue,
Et la glace en cristal aux arbres suspendue.
D’un oeil impatient interrogeant les cieux,
Il appelle du sud le retour pluvieux :
"Vent propice, dit-il, viens, et que ton haleine
Pénètre les glaçons entassés sur la plaine :
Qu’ils s’écoulent : le boeuf, pressé de l’éguillon,
Ouvrira dans les champs un facile sillon. "
Il dit : l’autan s’éveille, et d’abord en silence,
Du rivage africain vers l’Europe s’élance ;
Bientôt, tempêtueux, il gronde : et devant lui,
Dans les antres du nord l’aquilon s’est enfui.
Son rival triomphant règne seul en sa place ;
Il détend par dégrés les chaînes de la glace.
La nège, sur les rocs élevée en monceaux,
Distille goutte à goutte, et fuit à longs ruisseaux,
Ils courent à travers les terres éboulées,
Et creusant des ravins, inondant les vallées,
Retracent à nos yeux un globe submergé,
Qui de profondes mers sort enfin dégagé,
Et dont les monts naissans, élancés dans les nues,
Sèchent l’humidité de leurs têtes chenues ;
Cependant qu’à leurs piés les flots encor errans
S’étendent en marais, ou roulent en torrens.
Mais déjà ce tribut qu’ont payé les montagnes,
Après avoir franchi les immenses campagnes,
Se répand sur la rive, où les fleuves plaintifs
Mugissent sourdement sous la glace captifs,
Et crevassant leurs bords pour s’ouvrir une route,
Par cent détours secrets se glisse sous leur voûte.
Le fleuve, accru soudain par ce nouveau secours,
Frémit, impatient de reprendre son cours ;
Dans son lit, en grondant, il s’agite, il se dresse ;
Il bat de tous ses flots la voûte qui l’oppresse ;
Elle résiste encor. Sur son dos triomphant
Le fleuve la soulève ; elle éclate et se fend.
Un effroyable bruit court le long du rivage ;
L’air en gémit ; et l’homme, averti du ravage,
Sort des hameaux voisins, et muet de terreur,
Va repaître ses yeux d’une scène d’horreur.
Il voit en mille éclats les barques fracassées,
Leurs richesses au loin sans ordre dispersées ;
Les bords en sont couverts. Le vainqueur cependant
Poursuit, enflé d’orgueil, son cours indépendant ;
Et pareil au héros, qui, promenant sa gloire,
Traînoit les rois vaincus à son char de victoire,
Lent et majestueux il s’avance, escorté
Des glaçons, qui n’a guère enchaînoient sa fierté.
Quand un pont tout-à-coup le traverse et l’arrête.
Par l’obstacle irrité, l’humide roi s’apprête
À livrer un assaut qui venge son affront.
Il rassemble ses flots, les entasse ; et plus prompt
Que le feu de l’éclair allumé par l’orage,
Pousse leur vaste amas vers le pont qui l’outrage,
S’arme d’épais glaçons tranchans, amoncelés,
Et frappant sans relâche à grands coups redoublés,
Dans ses larges appuis ébranle l’édifice,
Qu’a voûté sur les flots un magique artifice.
Fuis, pars, éloigne-toi ; fuis, mortel imprudent,
De ce toît ruineux sur les ondes pendant ;
Laisse-là tes trésors, vain poids qui t’embarrasse ;
Sauve-toi, sauve un fils, seul espoir de ta race ;
Eh ? Ne sens-tu donc pas tes lambris chanceler ?
Fuis, dis-je, éloigne-toi ; le pont va s’écrouler.
Il s’écroule ; et les cris des femmes écrasées,
Et le long craquement des arcades brisées,
Et le bruyant fracas des glaçons en fureur
À la foule égarée impriment la terreur.
Ah ! Détournons les yeux de ces tableaux sinistres.
Mais hélas ! De la mort contagieux ministres,
Les autans, enfermés dans un nuage obscur,
Sur la terre aujourd’hui soufflent un air impur ;
Et nous avons encor des larmes à répandre.
Ce long froid, qui du moins tous les ans vient suspendre
Les douleurs des mortels menacés du tombeau,
Ce froid, qui de leurs jours ranimoit le flambeau,
Ne prêtant plus sa force à leur santé mourante,
Ils tombent engloutis dans la nuit dévorante,
Dans la nuit qui confond les pâtres et les rois :
C’est le règne du dueil ; et par-tout à la fois,
Sous les yeux du soleil, dans le sein des ténèbres,
La voix de la douleur s’exhale en cris funèbres.
Au douzième des mois, ainsi se lamentoit
Le peuple, qu’en son sein Rome antique portoit.
Des sépulchres muets perçant la noire enceinte,
Et d’un ami, d’un père évoquant l’ombre sainte,
Ce peuple, enveloppé de sombres vêtemens,
Trois fois se promenoit au fond des monumens,
Y brûloit de Saba les parfums salutaires,
Et couronnoit enfin ces lugubres mistères
Par des libations d’un vin religieux
Sur l’urne, où reposoient les restes précieux.
Ce respect pour les morts, fruits d’une erreur grossière,
Touchoit peu, je le sais, une froide poussière,
Qui tôt ou tard s’envole éparse au gré des vents,
Et qui n’a plus enfin de nom chez les vivans :
Mais ces tristes honneurs, ces funèbres hommages
Ramenoient les regards sur de chères images ;
Le coeur près des tombeaux tressailloit ranimé,
Et l’on aimoit encor ce qu’on avoit aimé.
Je l’éprouve moi-même : oui, cent fois, à la vue
Des voiles de la mort, d’une tombe imprévue,
L’image de ma mère enlevée en sa fleur,
M’a frappé, m’a rempli d’une sainte douleur :
J’ai cru voir sa vertu, sa jeunesse, ses charmes,
Et ce doux souvenir a fait couler mes larmes.
Astre des nuits ! Je veux à ton pâle flambeau,
Oui, je veux m’avancer vers ce sacré tombeau :
Guide moi... vain espoir que mon coeur se propose !
Hélas ! Trop loin de moi cette cendre repose.
Ma mère ! Oh ! Si mon oeil revoit le bord chéri,
Où ton sein me conçut, où ton lait m’a nourri,
Où tes soins aux vertus formèrent mon jeune âge,
Je voue à ton sépulchre un saint pélerinage ;
J’irai te faire ouïr le cri de mes douleurs,
Et courbé sur ta tombe, y répandre des pleurs.
Vous cependant, mortels, vous que j’ai fait descendre
Aux lieux, où la mort règne assise sur la cendre,
Pardonnez, si mes vers obscurcis trop long-tems
Ont fatigué vos yeux de tableaux attristans.
Malgré moi j’ai suivi ce sombre moraliste,
Ce chantre de la nuit, qui, grossissant la liste
Des poisons, quelquefois mêlés parmi les fleurs,
Se refuse aux plaisirs, et n’a de goût qu’aux pleurs,
Tais-toi, farouche Young ; ta sublime folie
Remplit d’un fiel amer la coupe de la vie.
Eh ! Qu’apprend aux humains ta lamentable voix ?
Que de la mort un jour il faut subir les loix ?
Mais cette vérité, sans toi, tout me l’enseigne :
Tout me dit que la mort rallie à son enseigne
La foule des humains, à la vie arrachés.
N’ai-je pas vu les rois dans la poudre couchés ?
Qui ne fait pas leur gloire au tombeau descendue,
Et de mille cités la splendeur confondue !
Babylone, Ecbatane, Ilion est détruit ;
Et l’orient désert n’en garde que le bruit.
Mais ce qu’on cèle à l’homme et ce qu’il doit connoître,
C’est qu’il faut se résoudre à voir finir son être,
Sans chercher, dans la nuit d’un douteux avenir,
Un glaive impitoyable affamé de punir ;
Sans refuser son coeur à la douce allégresse,
Sans craindre des plaisirs la consolante ivresse ;
Comme on attend la fin d’un jour pur et vermeil,
Pour tomber doucement dans les bras du sommeil.
Quoi ! Parce que la nuit finira la journée,
J’irai, traînant par-tout une ame consternée,
Détourner mes regards de la clarté des cieux,
Je croirai les plaisirs défendus par les dieux,
Et follement épris des vertus d’un faux sage,
Je n’oserai cueillir des fleurs sur mon passage !
Non, non : tels ne sont point les conseils, les leçons,
Que donne la sagesse à ses vrais nourrissons :
Sa voix, sa douce voix aux plaisirs les convie.
Entendez-la crier : « Mortels, goûtez la vie :
Hâtez-vous, saisissez le jour qui vous a lui ;
Et demain au tombeau, jouissez aujourd’hui. »
Mais, dieux ! Autour de moi, quelle clameur sauvage
M’accuse de flatter le honteux esclavage
Des viles passions, des criminels desirs ?
Vous me calomniez, ennemis des plaisirs.
Qu’ai-je fait ? M’a-t-on vu, brisant toute barrière,
Du crime devant l’homme élargir la carrière ?
Ai-je rompu la digue et des moeurs et des loix ?
Mon luth, fidèle écho du plus sage des rois,
Condamne tout excès ; tout excès est folie.
Par la main des plaisirs aux vertus je vous lie ;
J’endors vos noirs chagrins, je charme vos douleurs,
Et vous mène au tombeau par un sentier de fleurs.
Osez donc aujourd’hui, moins sombres, moins sauvages,
Me suivre ; et de la mort oubliant les ravages,
Promenez vos regards sur de rians tableaux.
Voyez sortir Vénus de l’empire des flots ;
Voyez-la qui s’assied sur sa conque azurée :
Des citoyens de l’onde elle vogue entourée,
Les pénètre d’amour et sourit à leurs jeux.
Déjà sont repeuplés les gouffres orageux ;
Et Vénus, sur un char dans les airs emportée,
Pour essuyer les pleurs de la terre attristée,
Va par-tout de l’hyver égayer les loisirs,
Et donne en souriant le signal des plaisirs.
Elle vole : un jour pur se répand autour d’elle.
Des filles du printems avant-coureur fidèle,
Le diligent Crocus lève son front doré ;
Tandis qu’au fond des bois, sur un pin retiré,
Le coq de la bruyère, étalant son plumage,
Offre à Vénus les cris de son rauque ramage.
Le char céleste arrive aux portes des cités.
Vénus parle, à sa voix les jeux ressuscités,
Se ralliant en foule autour de l’immortelle :
« Soutiens de mon empire, écoutez-moi, dit-elle ;
La gloire de Vénus repose entre vos mains.
Allez du triste hyver consoler les humains,
Et leur fait oublier les torts de la nature.
Emportez avec vous ma riante ceinture ;
De ce tissu divin, faites sortir pour eux
Les soins, le doux parler, les desirs amoureux,
Les refus agaçans et le tendre mystère,
Qui me livre en secret le coeur le plus austère. »
Elle dit : et les jeux, ministres empressés,
Loin d’elle au même instant voltigent dispersés.
Ils ouvrent en tous lieux la scène des orgies.
À l’éclat des cristaux, au jour de cent bougies,
La muse des concerts, variant ses accords,
Fait soupirer la flûtte et retentir les cors.
Son magique pouvoir tour-à-tour me promène
Dans les gouffres brûlans du ténébreux domaine,
Aux bosquets d’Idalie et dans la paix des cieux.
Je la suis sur les mers : les vents séditieux,
Par elle déchaînés, mugissent sur ma tête.
Le tonnerre a grondé ; je pâlis : la tempête
Retombe, l’air s’épure ; et la plaine des flots
Répond de toutes parts aux chants des matelots.
La nuit à nos plaisirs vient ajouter encore.
Au sortir des festins, l’agile Therpsicore
Jusqu’au réveil du jour assemble ses amans :
Les uns, rayonnans d’or, chargés de diamans,
Dans le palais des rois ennoblissent la danse,
Que promène à pas lents une grave cadence.
Les autres, invités à des plaisirs plus vrais,
Déguisant et leur taille et leurs voix et leurs traits ;
Courent sous les drapeaux du dieu de la folie,
Et sèment autour d’eux la piquante saillie.
Le folâtre enjoûment, fils de la liberté,
Y circule sans cesse autour de la beauté ;
Par des récits malins la poursuit, l’embarrasse,
Lui peint de ses amans la secrète disgrace,
Lui vante son adresse à tromper un jaloux,
Et Lycidas heureux du malheur d’un époux :
Scène tumultueuse, où, libre enfin de crainte,
L’amour, ailleurs captif, soupire sans contrainte ;
Mais où ce même amour, trop de fois outragé,
Se plaint amérement de noirs soucis rongé.
Là, j’ai vu ma Sylvie, à moi seul étrangère,
Autour d’elle assembler la foule passagère,
S’enyvrer de l’encens d’un peuple adorateur,
Complaisamment sourire à leur discours flatteur,
D’un silence cruel insulter à ma flamme,
Et se faire un bonheur des tourmens de mon ame.
Oh ! Qu’il vaut mieux aux champs consumer son loisir !
C’est-là que nul souci n’attriste le plaisir ;
Pur comme les bergers, il anime la danse,
Néglige la mesure, et confond la cadence :
Il est dans tous les coeurs, il vit dans tous les yeux.
L’écho s’éveille au bruit de mille cris joyeux,
Des trompes, des tambours, des chalumeaux rustiques.
Polémon De Bacchus entonne les cantiques,
Tandis qu’à ses côtés les bergères en choeur
Chantent le jeune dieu qui commande à leur coeur.
Destin que j’aimerois ! Destin digne d’envie !
Il n’est point au hameau de coquette Sylvie ;
On n’y sait point cacher un tendre sentiment :
Zénis aime, et Zénis l’avoue ingénûment.
Elle exige, il est vrai, que le dieu d’Hymenée,
Au destin de Myras liant sa destinée,
Permette à sa vertu les amoureux desirs.
Eh bien, couple sacré ! De tes chastes plaisirs
L’aurore naît enfin ; ton bonheur se prépare.
Par-tout de myrthes verds le dieu d’Hymen se pare ;
Par-tout brillent déjà ses flambeaux allumés ;
Ses temples sont ouverts, ses autels parfumés,
Et pour toi dans les cieux un beau jour se déploie.
Agitée à la fois et de crainte et de joie,
Zénis prend des hameaux les atours innocens,
Inutile parure à ses appas naissans ;
Et quittant, l’oeil en pleurs, la maison paternelle,
S’avance vers le temple en pompe solemnelle.
Le myrthe orne son front, ce front plein de candeur,
Qui n’a point à rougir aux yeux de la pudeur.
Sa mère à ses côtés pleure et sourit ensemble ;
Et les jeunes bergers, que la fête rassemble,
Doucement attendris à ce tableau touchant,
Soupirent à leur tour et suspendent leur chant.
Sous les portes du temple, où la foule se presse,
Où l’amant a déjà devancé sa maîtresse,
Paroît Zénis ; son coeur, plein d’un trouble secret,
À la virginité donne un dernier regret :
Alors de nouveaux pleurs ajoutent à ses charmes,
Et ses tendres parens se plaisent à ces larmes.
Cependant à l’autel, de flambeaux éclairé,
Monte, en habit de lin, le ministre sacré ;
À la foule nombreuse il impose silence :
On se tait. Les amans, conduits en sa présence,
Debout, et tous les deux se tenant par la main,
Prononcent un serment qui ne sera pas vain,
Le prêtre le reçoit, et les cieux le bénissent.
Tandis que leurs destins dans l’Olympe s’unissent,
Le pontife, élevant sa main sur les époux :
« Ô
toi, qui par l’amour te fais sentir à nous,
Qui rapproches par lui les coeurs les plus sauvages,
Et de l’avide mort répares les ravages,
Grand dieu ! Sur cet hymen jette un oeil de bonté :
Fais-le participant de ta fécondité.
Que semblable au palmier, qui d’enfans s’environne,
De nombreux rejettons ce couple se couronne,
Que dans ses petits-fils il réfleurisse en paix,
Et meure, plein de jours, sous leur ombrage épais ! »
Il dit ; la foule sort : et les chants d’Hyménée,
Les danses, les festins égayant la journée ;
La timide Zénis, seule au milieu du bruit,
Retarde par ses voeux le retour de la nuit.
Hélas ! La nuit arrive ; et la chaste Diane
D’un jour mystérieux éclaire la cabane,
Où la couche sacrée attend les deux époux :
Ils se lèvent. Gardez de les suivre, ô vous tous,
Qui d’une voix coupable attristez l’innocence !
Le vénérable Hymen commande la décence.
La cabane est un temple ; et la couche, un autel
Interdit aux regards du profane mortel.
Vous seule de la foule indiscrète et légère,
Vous, mère de Zénis, conduisez la bergère.
Elles marchent ensemble au séjour de Myras,
Qui leur prête, en tremblant, le secours de son bras.
Arrivée à ce toît, la bergère attendrie
S’arrête sur le seuil, s’y prosterne, et s’écrie :
"Ma mère, donne-moi ta bénédiction. "
L’oeil humide, et le coeur serré d’émotion,
La mère étend sur eux sa main foible et tremblante ;
Veut parler, et ne peut d’une voix défaillante
Prononcer que ces mots : "adieu, vivez unis. "
Elle fuit ; et Myras, sur la main de Zénis
Imprimant un baiser, versant de douces larmes :
"Enfin nous sommes seuls ! "il dit ; et les allarmes ;
Qui de Zénis encor troubloient le jeune coeur,
Se taisent par dégrés ; l’amour en est vainqueur.
L’amour ! Pourquoi faut-il qu’aux cités moins propice,
Ce dieu n’y prenne point l’Hymen sous son auspice ;
Que le seul intérêt y confonde les rangs ;
Que l’or des publicains y marchande les grands,
Et sans orner un nom, en avilisse un autre ?
Si l’Hymen est coupable, ah ! Son crime est le nôtre.
Nos mépris chaque jour flétrissent les époux,
Qui, lassés de leur chaîne, abreuvés de dégoûts,
Amusent des cités les oreilles oiseuses,
Et fatiguent Thémis de clameurs scandaleuses ;
Et lorsque nos enfans, qu’unit déjà l’amour,
Demandent que l’Hymen les unisse à son tour,
Nous repoussons leurs voeux ! L’avarice d’un père
Mettra sur un autel leurs destins à l’enchère !
Barbares ! Si nos mains les vendent au malheur,
Ah ! Permettons du moins la plainte à la douleur.
Ou plutôt, si la loi, sagement paternelle,
N’opprimoit pas l’Hymen d’une chaîne éternelle,
Plus de fiel, plus d’aigreur ; son front pur et serein
Ne se noirciroit plus des ombres du chagrin :
On oseroit punir le furtif adultère.
Ô vous donc, qui devez le bonheur à la terre,
Rois et législateurs ! Ouvrez enfin les yeux :
Assez l’homme a gémi sous un joug odieux ;
Que ce joug soit brisé ; qu’une loi plus féconde
Invite les mortels à réparer le monde ;
Et que la liberté soit le lien des coeurs :
L’amour même à l’Hymen envîra ses douceurs.
À la Maudre, d’épis et
de bois couronnée,
Ainsi mes vers chantoient la marche de l’année,
Tandis qu’en son palais, sur le trône des czars,
La Minerve du nord inauguroit les arts,
Envoyoit son tonnerre aux rives ottamanes,
Vengeoit l’antique Grèce et consoloit ses manes :
Qu’un neveu de Gustave impatient du frein,
Dont la Suède enchaîna le pouvoir souverain,
Le brisoit ; mais, soigneux de gouverner en père,
Faisoit tout oublier par un règne prospère :
Que trois ambitieux, profanant la valeur
Par les dieux consacrée à l’appui du malheur,
Sans pressentir qu’un jour leur exemple peut-être,
Contre eux, chez leurs voisins, souleveroit un maître,
Se liguoient, et tenant tout le nord en effroi,
Déchiroient la Pologne et dépouilloient un roi :
Que Frédéric, contraint de reprendre l’épée,
Disputoit à Joseph la Bavière usurpée :
Que Boston, pour ses droits justement révolté,
Les armes à la main, cherchoit la liberté,
Et consternoit ces rois, de qui le sceptre inique
Ne croiroit point regner, s’il n’étoit tyrannique :
Que Franklin, des lauriers par Washington cueillis,
Associoit la gloire à la gloire des lys :
Qu’à la voix de Bourbon, des Hautes Pyrénées,
Les forêts descendoient sur les mers étonnées,
Menaçoient la Tamise, et lui montroient l’écueil,
Où de Londres un jour peut se briser l’orgueil :
Que de l’Ibère enfin la pieuse furie
Flétrissoit un vieillard, l’honneur de sa patrie ;
Et solemnellement replaçoit aux autels
L’Hydre, avide de l’or et du sang des mortels.
Et moi, durant ces jours d’injustice et de guerre,
Oubliant tous ces rois, qui désoloient la terre,
Heureux, je célébrois l’heureuse paix des champs :
Elle avoit tout mon coeur. Les voeux les plus touchans
Attendrissoient pour elle et ma voix et ma lyre ;
Écho les entendit, écho peut le redire.
Ah ! Jusques à la mort puissé-je conserver
Cet amour d’un bonheur si facile à trouver !