[go: up one dir, main page]

Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Confidences d'un mystificateur
Confidences d'un mystificateur
Confidences d'un mystificateur
Livre électronique344 pages4 heures

Confidences d'un mystificateur

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

À bord d’un wagon de marchandises plombé, un quadragénaire anxieux recherche par tous les moyens de quoi écrire. Nous sommes en 1907, quelque part entre Agen et Bordeaux.

De ses gribouillis informes rejailliront son goût du risque permanent, sa cruauté amoureuse affirmée, sa sincérité troublante en dépit de trahisons multiples. Tour à tour matelot, mouchard dans les bas-fonds de Marseille, apprenti écuyer d’un cirque célèbre, théâtreux ambulant ; cet éternel errant tentera, au cœur des grands conflits sociaux, de donner corps à son existence en rejoignant la mouvance anarchiste.

À PROPOS DE L'AUTEUR

L’auteur est né à Talence. Après des études universitaires à Bordeaux, il a consacré toute sa carrière au secteur bancaire. Passionné d’histoire et de littérature, Gilles Gourgousse situe son septième roman en France pendant les années troubles de 1880 – 1900.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie1 avr. 2025
ISBN9791038809949
Confidences d'un mystificateur

Lié à Confidences d'un mystificateur

Livres électroniques liés

Biographique/Autofiction pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Confidences d'un mystificateur

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Confidences d'un mystificateur - Gilles Gourgousse

    cover.jpg

    Gilles Gourgousse

    Confidences d’un mystificateur

    Roman historique

    ISBN : 979-10-388-0994-9

    Collection : Hors Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal : mars 2025

    ©Couverture Ex Æquo

    ©2025 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    À mon ami Jean-François Bonnet

    Nous limitons volontairement le nombre de pages blanches dans un souci d’économie des matières premières, des ressources et des énergies.

    PREMIÈRE PARTIE

    CHAPITRE 1

    Ma vie jusqu’ici n’a été qu’une alternance d’épisodes baroques ! Mais qui me croira si j’en dessine les contours essentiels? Car déjà il faut se faire à l’idée qu’à quarante-et-un ans, je suis soumis de force aujourd’hui à un voyage harassant et interminable, conséquence d’une sanction exemplaire. Je passerai sous silence l’interminable attente en gare d’Agen. Une succession d’impératifs stricts m’a tiré de ma torpeur.

    — Appel dans un quart d’heure ! En rang sur deux files !

    Ça me rappelle un peu la caserne Nansouty à Bordeaux lors de mon incorporation: j’y reviendrai plus tard, succinctement. Oui, mon parcours a été riche en péripéties, tour à tour valeureuses et sordides. Pour retracer le tout, il me faudra du temps, beaucoup de temps. Ce périple que je m’apprête à couvrir y contribuera sans nul doute. L’inconfort du fourgon m’a immédiatement mis de méchante humeur. Être brinquebalé ainsi, sans même une couverture pour nous prémunir de la froidure ! À notre toute première halte girondine, j’ai quémandé en pure perte un crayon et du papier ; nos accompagnants avaient ordre de nous ignorer. Faute de pouvoir retranscrire mes souvenirs par écrit, j’ai commencé à façonner mentalement une sorte de comptine retraçant les étapes marquantes de ma garce de vie. De simples vers libres auront pour vocation d’entretenir ma mémoire. Ce palliatif commode, véritable cure contre l’ennui, a pour seule contrainte de devoir être en permanence interprété avant d’être enrichi. Puisque l’enfance explique tout : ne soyons pas ingrats et plongeons dans les souvenirs.

    Je suis donc né à Bordeaux le 6 avril 1866. Bambin, j’entrevoyais un futur honorable dans le quartier Mériadeck, grâce à la diligence inattendue de notre voisin du premier étage, Monsieur Chaume.

    — Tu ne vas pas à l’école, Hippolyte ? me lança-t-il, un beau matin.

    Ma mère, faussement distraite, lavait à grande eau ce pas-de-porte dont elle avait la charge. De leur conciliabule résulta mon inscription à l’école primaire où ce charmant monsieur enseignait. Là, je fus soumis au syllabaire de Peigné. Malgré ma bonne volonté et la patience de cet homme admirable, j’accumulai beaucoup de retard dans l’apprentissage de la lecture. Ce qui déplaisait souverainement à mon bien-aimé géniteur, Justin Alembert, qui pourtant n’avait rien entrepris jusqu’à présent pour que je puisse m’instruire. Voilà qui justifia de sa part de longues séries répressives de paires de claques et de coups de badine. À huit ans, l’échine est tendre. La haine cependant n’a fait qu’une entrée tardive sous le toit familial. Car miracle, l’année suivante, Mademoiselle Irène Verhaeghe illumina ma seconde année d’étude.

    — La Boche a un nom à coucher dehors, grinçaient mes copains de classe.

    Alors je rouscaillais pour leur faire avaler leur sottise.

    — Bande d’andouilles, elle est de là-haut, la maîtresse ! Du Nord ! Où y a les mines !

    Cela passait mieux avec le charbon. Je revois ses longs doigts fins courant sur le tableau, son sourire bienveillant. Quand elle se penchait au-dessus de ma page d’écriture, son frais parfum à la lavande m’engourdissait. Ses encouragements, prononcés d’une voix chantante rigolote, empourpraient mes joues. En à peine huit mois, ma plume apprivoisa l’écriture. Mon index, pour sa part, se mit à gambader sur les lignes de lecture. Le fayot, comme bavaient certains, connut son premier émoi lors de la remise d’un billet d’honneur.

    — Félicitations, Hippolyte. Ah ! Je rajouterai ce livre à ta récompense.

    L’ouvrage trônait sur l’étagère supérieure de notre bibliothèque. Irène Verhaeghe, petite et menue, s’était dressée sur la pointe de ses bottines à talon. Sous l’effort, sa longue jupe bleue rehaussée avait mis en évidence le galbe délicat de son mollet. Un frisson voluptueux m’avait alors saisi. Le monde s’offrait enfin à moi avec son lot de mystères et d’imprévus. Voilà une époque où j’ignorais que l’apprentissage des mots et du calcul mental viendrait sur le tard à mon secours. Ingratitude des femmes, ma très chère éducatrice clôtura notre année scolaire sur un mensonge.

    — À bientôt ! Bonnes vacances à tous !

    Nous ne revîmes jamais plus les bottines d’Irène Verhaeghe dessiner de fines arabesques dans notre cour de récréation. Eugène Bouffigue, l’année suivante, fit de moi son souffre-douleur attitré. La honte, le désespoir, colonisèrent mon quotidien. Sensible à l’attractivité de la rue, je commençai à fuguer pour le plus grand désespoir de Germaine Alembert, ma mère. Sur ses dix ans, la poule mouillée rougissante que cajolait Mademoiselle Verhaeghe, s’exposa au charme trouble d’interdits multiples : chapardages, acrobaties diverses sur la voie publique, pitreries provocatrices à l’égard des représentants de l’autorité. Le culot, petit à petit, me servit de bouclier. Je m’initiai seul à d’insignifiantes provocations auprès de commerçants ambulants. La remise en cause de la qualité d’un assortiment de primeurs déclenchait, à la seconde, une bordée de grossièretés argotiques. Cahin-caha, je mis un terme à ma troisième année d’école sous un déluge permanent de sanctions paternelles. Justin Alembert, magasinier de son état, médiocre entre les médiocres, affabulateur émérite ! Il exerçait son autorité avec la hargne qui sied aux tocards, aux lâches, aux minus. Notre détestation réciproque est intervenue au terme d’une mémorable raclée au terme de laquelle je sentis son souffle court parachever son œuvre d’un râle ultime équivoque à la vue de mon hémorragie nasale. Et Germaine, mon insignifiante et soumise mère, de larmoyer. Chacune des torgnoles du vieux renforçait mon mépris pour ce modèle de médiocrité.

    Mon renvoi définitif accentua ce climat répressif permanent. La honte s’invita à notre table avec son attirail de formules toutes faites. Car mon vieux excellait dans la diatribe et dans le discours volontariste. Un de ces jours, il enlèverait sa blouse grise et défierait, tout en haut sur leur plateforme, les quatre chefs d’équipe qui, bésicles sur le nez, surveillaient soixante tâcherons façonnant chaises et tables dans l’atelier Duvernois.

    La paie de la semaine était bouffée en un tour de main sans dérives coupables. Pauvres et honnêtes nous étions, dans notre meublé insalubre à l’entrée de la rue Saint-Sernin où les filles exhibaient leurs nichons. Nous étions originaires des environs de Coutras par ma mère, et de Sorges en Dordogne par mon paternel. Nous avions vivoté un siècle — j’exagère à peine — dans cet immeuble chiche, à deux pas du tapin et des rixes en tous genres. La propreté du logis nous servait en permanence d’excuse. Heureusement la bonne étoile veillait sur moi. Avait-elle seulement vingt ans ?

    — T’as le front haut des seigneurs ! me confia un après-midi cette rouquine attentionnée, tenant en laisse son minuscule bichon.

    En cette année 1878, alors que Paris accueillait sa troisième Exposition universelle, j’atteignais mes douze ans. Les clients rechignant à sortir à cause du frimas, Suzon a rangé sa pelisse. Après qu’une de mes blagues l’ait fait rigoler, nous avons grimpé au ciel ! J’ai le souvenir de cette délicieuse vibration au creux de mes reins et sur mes jambes. Ensuite elle posa vite fait ses lèvres sur les miennes. Ce n’est guère dans les principes de ces dames.

    ***

    Un an plus tard, survint la fois de trop : ce poing ferme s’acharnant sur mon oreille et le dérapage final au niveau de la tempe droite. La douleur fulgurante déclencha un réflexe de défense que je n’ai pu maîtriser.

    — Non, Hippolyte ! hurla ma mère.

    Tout est dans la fluidité du geste et dans sa promptitude. À l’image d’un fruit gorgé de soleil s’écrasant dans l’herbe, la lèvre supérieure du vieux a joliment éclaté. En une courte matinée, mon sort fut scellé. Pour une fois, Justin Alembert se fit porter pâle à la manufacture Duvernois. On ne s’accorde pas tous les jours le pouvoir infamant de chasser son fils unique du foyer familial, en y mettant les formes : la détérioration pathétique du cheval à bascule de ma prime enfance. Outre trois ou quatre nippes, je fourrai dans mon baluchon un bout de savon desséché et ma fronde. Livré à moi-même, je trouvai provisoirement refuge dans la chambrette de Suzon, ma rousse au grand cœur.

    — Y’te faudra une sous-pente à toi pour poser tes frusques, et un boulot pour croûter.

     Elle solliciterait l’un de ses fidèles clients.

    — Il n’y a qu’avec moi qu’il redresse sa trique ! rigola-t-elle.

    Ainsi ai-je mal enduré pendant deux ans l’apprentissage de la ferronnerie. Dans la majorité des cas, on nous octroyait des chantiers conséquents dans de superbes demeures où parquets et candélabres sont astiqués chaque matin. Monsieur Laugier, mon patron, m’a tout de suite signifié son degré d’exigence.

    — Tu ne dois négliger aucun labeur !

    Il voulait parler du façonnage des fers : plats, ronds, carrés. Je me singularisais toutefois en aimant dénicher dans les bennes à rebuts, des chutes disparates de métaux. En fait, je chapardais dans les chaudronneries pour le plaisir. À l’inverse, l’alimentation au charbon de la forge ne me procurait aucune satisfaction. Pour ce type de labeur, l’effort et le mérite se mesurent à la callosité des paumes et au coup d’œil. Le fer à 800 degrés affiche un rouge sombre qui, aux alentours de 1100, se parera d’une belle teinte cerise claire propice au forgeage. Le goût pour cette tâche éreintante résulta de ma capacité quasi immédiate à me servir de la « mouillette ». Rien de risible. Sachez qu’il n’y a pas de forge sans un indispensable seau d’eau et ce chiffon noué à l’extrémité d’une tige métallique. Cet ustensile servira à humidifier le combustible et à refroidir le métal. Un reste d’enfance me transportait de joie à chacune de mes initiatives.

    — Tu te débrouilles bien, m’encourageait Monsieur Laugier. Mais…

    Cette restriction répétitive eut raison de ma bonne volonté. Adieu beau vrillage, galbe de doubles volutes, pentures. Au terme de vingt-deux mois d’application, de vaillance, de dévouement, je repris ma liberté sans réelle élégance. La suite est édifiante. Je différai de quelques jours mon passage à l’acte chez l’un de nos clients opportunément en voyage : un plein sac d’argenterie rempli à la sauvette. Tout juste un receleur véreux me fit-il l’aumône de quelques francs. Pour un plein sac d’argenterie. Heureusement, Suzon n’a pas trop rechigné à se satisfaire du bracelet en plaqué or que j’avais mis de côté, en guise de cadeau d’adieu. Par prudence, je me réfugiai dans un entrepôt désaffecté de Bègles. Une paillasse, un réchaud, quelques victuailles subtilisées au marché des Capucins, et vive la vie ! Ingrat que je suis, j’oubliai de mentionner ce surin que Suzon m’avait glissé dans la main, en guise de cadeau d’anniversaire.

    — Nous autres tapineuses, on ne t’enseignera jamais à te défendre. C’est du ressort des hommes. Par contre, nous soignerons tes roubignoles !

    Deux événements successifs ont modifié le cours de mon existence. Voir tout d’abord ma mère, tendre ses bras à l’improviste, au milieu d’une foule pressée, est un instant de pure gêne, auquel j’eus grand mal à me soumettre. Était-ce l’odeur de son fichu miteux ou ce chignon de guingois que visiblement elle n’entretenait pas ? Un sentiment de honte terrifiant m’avait tout de suite envahi. L’ignominie quand elle vous habite, procure une sensation étrange : une joie intérieure jubilatoire indécente. De suite, je me suis fait à l’idée que mon existence prendrait un chemin tortueux. Étais-je conscient de mon cynisme, de ma vulgarité précoce, de mon ignorance ? Pour ce qui est du savoir, il se résumait aux quelques notions élémentaires que m’avait inculquées Mademoiselle Verhaeghe.

    Par pure notion de survie, j’intégrai sans grand enthousiasme l’équipe des « petits bouts », payés à la semaine et nourris le midi. Nous étions cinq polissons, livrés tôt à la rue, maniant la fourche pour le compte des Frères Lanien, charbonniers depuis trois générations. À vrai dire, on nous cantonnait dans l’entrepôt pour éviter les réflexions des honnêtes gens. Des enfants, au boulot pour pas cher, cela ne s’ébruite pas. Des heures à suffoquer et à bouffer la poussière des boulets à quatre-vingts centimes/jour. La tâche était si ardue que nous n’avions même plus l’envie de nous chamailler.

    — T’as pas besoin d’un capuchon ! me braillait dessus le chef d’équipe.

    — Ça me gratte, mentais-je.

    Ils m’ont laissé mon accessoire, car sinon je larmoyais en permanence. En douce, je détournais mes deux kilos tous les jours ou presque : flambant, coke, anthracite. Par pur instinct pratique, j’avais mis en place une brève escapade quotidienne, pendant laquelle ma mère et moi troquions mes frusques lessivées contre un demi-sac de combustible. Comment ma saloperie de père, Justin Alembert, aurait-il pu ignorer le don providentiel de son rejeton ? La sottise de cet homme n’avait d’égal que sa couardise. Selon toute vraisemblance, ma discrétion n’avait pas eu d’influence sur cet état de fait. J’ai souvenance qu’à table il vitupérât contre ceux qui détournaient à leur profit ses propositions pour améliorer le façonnage des panneaux de bois. Mais abandonnons ce nuisible à sa logorrhée dérisoire.

    De constitution chétive, et conscient de mes faibles revenus, je différai par précaution ma pirouette finale. Mais un épisode insolite précipita ma destinée. Alors qu’en longeant la Garonne, je rentrais pedibus sur Bègles, de violents éclats de voix me figèrent. Sur ma droite, à l’entrée d’un terrain vague, ceux de Saint-Éloi, identifiables à leur bonnet noir et à leurs pantalons en toile gris foncé à taille haute, s’empoignaient avec des romanichels : gourdins contre nerfs de bœufs. Un moricaud de grande envergure tourbillonnait, pieds nus, autour du talus. À l’instant, un adversaire avait subi à l’épaule le tranchant de son coutelas. Cet avantage relatif renforça sa hargne et sa cruauté. Un nouvel ennemi en pâtit sous l’impact de sa lame à hauteur du bas-ventre. Ce sang, inondant les mains de la victime, me terrifia. C’était donc cela, la loi des hommes ? Un déchaînement collectif sans règles ni honneur ? Ruades, gnons, matraquages se multiplièrent. Et puis soudain, parmi les plus véloces de Saint-Éloi, se détacha un gaillard efflanqué portant une moustache en fer à cheval. Nullement apeuré, il racla la terre battue avec son talon droit. Allait-il entamer quelques danses guerrières ? Semblable à un échassier, il progressa en lentes et amples foulées. L’acier du gitan fendit l’air à hauteur de son cou. L’esquive du buste et la contre-attaque prodigieuse m’enchantèrent. Pas de côté, poussée sur les cuisses pour rétablir l’équilibre, et dans le prolongement une projection de la jambe droite foudroyante repoussa l’opposant. Celui-ci, frappé au thorax, chancela. Ceux de Saint-Éloi, par contre, perdaient tous leurs duels : qui une estafilade à l’avant-bras, qui une plaie à la hanche. Je m’étais accroupi derrière une palissade, à prudente distance des belligérants. Fasciné par cette brutalité aveugle, je clignai des yeux sans pouvoir tempérer mon émoi. Souffle haletant et bouche sèche, je ressentis ce courant glacé qui allait bientôt accompagner chaque chapitre périlleux de mon histoire. Cet après-midi-là, la violence et la mort ont exécuté une chorégraphie aussi obscène que vénéneuse. Lorsque les combattants, par un jeu de jambes félin, se rapprochèrent à dix pas de moi, je discernai sur leurs visages une détermination meurtrière. Le moricaud se joua du bâton qui menaçait sa rotule. Mais non ! Il s’agissait d’une canne maniée avec brio par son opposant moustachu. Lequel afficha sa résignation par une parade désordonnée. Sapristi ! Quelle ruse ! Par une coordination parfaite des doigts, le pommeau en cuivre se détacha, libérant la pointe d’une canne-épée. L’impétueux romanichel tarda à réagir. Au terme d’un mouvement intrépide, le jeune homme anguleux lui enfonça un quart de lame sous le sein gauche. La bande de Saint-Éloi, face à ce drame, déguerpit. Pendant des années, je garderai toujours la vision de cette épouvantable hémorragie, ces hoquets sanglants, les dernières volontés perçues par les comparses, le hurlement final. Certes, je n’appartenais à aucune des deux bandes, mais mon absence d’émotivité me perturba. Pire, dans les semaines qui suivirent, mes nuits ne furent jamais troublées par une scène cauchemardesque.

    L’imprévu me démontra que j’avais perdu toute forme de sensiblerie niaise. Nous abordions le printemps. Une voiture à bras, endommagée par le bris d’un essieu, obstruait en partie la rue du Mirail. Deux désœuvrés, sensibles aux appels d’un artisan voisin, s’arc-boutèrent prestement sous la charge. Quel bric-à-brac de chiffons et de chaises percées ! J’identifiai ma mère, affaissée sur le trottoir, grâce aux laides épingles plates soutenant ses mèches ternes. Sa contraction de la main, à hauteur de la cheville droite, augurait d’une sévère entorse. Loin de me manifester et de compatir, je tournai les talons, agacé par cet imprévu regrettable.

    ***

    Ma plus grande erreur est d’avoir accepté de nouveau l’hospitalité de Suzon dans son gourbi de la Barrière de Toulouse. Pendant qu’elle besognait au bordel de la rue Saint-Sernin, je me prélassais sans scrupule. Faut dire qu’à plusieurs reprises, quand certains hommes te proposent un toit en échange de bon temps, faute de poings solides, tu détales à la vue de leurs bites. Dieu merci, mes promenades fréquentes sur le port de Bordeaux m’ont ouvert l’esprit. Demain, je voguerai cap sur les rives d’Afrique ou celles du Nouveau Monde. Sur les quais, le culot n’apportait que du désagrément. Qui avait-il lieu d’amadouer ?

    — Barre-toi, morpion !

    La confrérie des débardeurs répugnait au partage. Constatant ma détresse, Suzon déplora ma passivité. La sanction tomba aussitôt :

    — Va falloir que tu crèches ailleurs. Mon julot veut plus que je te materne ! Et puis, mes clients m’ont pourri l’abricot.

    Horreur, ma bienfaitrice charnelle me livrait en pâture à la vie d’homme ! La fièvre, consécutive à cet horrible écho, me rapatria dans mon hangar venteux de Bègles où je tentais d’entretenir, en permanence, une flambée incertaine à l’aide de planches vermoulues.

    Aux beaux jours, pour accéder gratuitement au bassin du quai de la Monnaie, j’usai d’un passe-droit honteux. Ce havre ensoleillé, délicieux pour le corps, était propice à calmer mes angoisses existentielles. J’y bâtis un plan de bataille rudimentaire garantissant ma survie. Grâce à quelques menus services rendus à un camelot, j’économisai pour paraître présentable. Belle illusion ! Mes hardes rapiécées, mes croquenots éculés, m’attirèrent des sarcasmes désobligeants. Je persistai afin de fortifier ma maigre carcasse au contact d’exercices aquatiques. Là, sans trop me compromettre avec un vieil oisif du quartier des Chartrons, je singeai quelques rudiments de brasse. Ma tignasse brune, mon sourire enjôleur, le galbe de mes hanches : je ne m’offusquai pas de ses compliments appuyés. Ne vantait-on pas, hier, mes aptitudes à marteler le zinc ou le cuivre ? Un jour que je barbotai seul dans le bassin, un vigoureux gaillard facilita ma sortie de l’eau d’une main vigoureuse.

    — Tu as tout de Médor ramenant la baballe du milieu de la mare aux canards !

    N’étant pas de nature susceptible, je saluai son insolence par une série de projections d’eau. Une pirouette du pied droit, à l’image d’un danseur de salon, et la magie d’un bonimenteur s’opéra :

    — Gabriel Castaing, homme de confiance de…

    CHAPITRE 2

    Dling-dling, dling-dling. Depuis des heures, nous nous épions les uns les autres, au rythme du bruit de roulement de ce train. Cela m’a donné l’idée un peu bébête de cadencer ces emprunts à mon passé, en prenant pour repère une liste alphabétique de noms propres. L’adjectif qualificatif principal de chacun sera accolé. Cette stimulation orale, cent fois répétée et enrichie, aura pour fonction d’atténuer le désagrément de ne pouvoir écrire.

    Ceux dont le devenir se résume à un cauchemar annoncé me comprendront. Mon parcours de vie a été un désordre permanent, une alternance exaspérante de belles envolées et de dégringolades vertigineuses. Ultérieurement, j’ai l’espoir de recouvrer l’intégralité de ma mémoire et d’ordonner le tout sur des feuilles de papier. En attendant, débutons à la lettre C. Castaing, Gabriel Castaing. Son influence sur moi justifie l’emploi de l’épithète : vital.

    Pour qui avait survécu à l’ennui familial et au nid à rats de Bègles, croiser la route d’un aîné, fier de sa vigueur éclatante et de son emprise sur les femmes, constituait une sorte de miracle céleste. Gabriel Castaing, s’éloignant de la sortie du bassin nautique, représentait l’incarnation du panache, de la beauté impudente, de la gouaille détachée. Ce constat immédiat tranchait avec les familiarités salaces de certains messieurs. Grand seigneur, Gabriel m’offrit une limonade au bas de la place des Quinconces. Entouré de rupins, j’ai savouré en terrasse un répit bienfaiteur. Ce Castaing, âgé tout au plus d’une vingtaine d’années, soignait une moustache à pointes hautes parfaitement cirées. Sa chemise immaculée s’ouvrait sur un buste velu puissant.

    — Ton nom ? m’avait-il demandé à l’improviste.

    — Hippolyte.

    — Hippolyte comment ?

    — Hippolyte tout court.

    Ah ce rire ! Sa sonorité, son volume, sa spontanéité immortalisaient la malice, la joie de vivre, l’insouciance. Sans que j’en sois conscient, il me servit d’onguent, de philtre magique.

    — Lorsque je t’ai vu battre l’eau comme un chien sans collier, cela m’a ému, Hippolyte tout court.

    — Ému ?

    — Oui, et je ne saurais pas te dire pourquoi. Peut-être parce qu’il est nécessaire que tu te remplumes, compléta-t-il en me pinçant l’épaule.

    À l’index, une chevalière ovale en argent mentionnait ses initiales. Sa curiosité envahissante me surprit. Souvent confus et pauvre en vocabulaire, je me livrai à une confession fiévreuse. Tout juste, à la fin de mon déballage, se pinça-t-il sobrement la lèvre

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1