Les noces d’ébène
Par Michel Rochelet
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Au terme d’une carrière d’officier dans l’Infanterie de Marine, Michel Rochelet a exercé la fonction de délégué régional pour le Grand Est au sein de l’ANSSI (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information). Dans son roman "Les noces d’ébène", il s’est inspiré de la richesse de son expérience en Afrique pour nourrir notre devoir de mémoire sur la tragédie du Rwanda, en s’appuyant sur des événements fictifs qui témoignent de la résilience humaine et de la victoire inéluctable de l’espoir, dans le cadre d’une histoire d’amour.
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Aperçu du livre
Les noces d’ébène - Michel Rochelet
Première partie
I
Le syndrome de Joana
Bixente était désemparé devant l’ampleur du phénomène. La situation dépassait l’entendement et se dégradait au fil des jours, au-delà du raisonnable. L’adolescent devait faire face à l’étrange comportement de sa mère adorée, la belle et fière Joana Uriarte.
Cette femme à la personnalité rayonnante, d’un caractère affirmé, était d’habitude fort appréciée pour sa gentillesse spontanée, sa douce simplicité, ce solide bon sens qu’elle tenait de ses racines rurales, et cette énergie débordante qui l’animait en toutes circonstances.
Avec un sens affiné de la communication, elle aimait rencontrer de nouveaux amis. Elle se distinguait par sa façon élégante de se comporter en société, et cet art subtil de se montrer à l’écoute des autres tout en affichant la certitude rassurante de ne jamais douter d’elle-même.
Au premier abord, elle dégageait l’impression d’une beauté discrète et fragile, avec sa frêle silhouette, sa taille menue, et son air d’enfant égarée roulant de grands yeux étonnés. Mais il eût été imprudent de se fier à la seule apparence de cette femme en sucre. Elle savait se montrer ferme et autoritaire à bon escient, sans hausser le ton, employant les mots justes pour convaincre. D’un seul regard, vif et acéré, elle disait sa volonté et parvenait à obtenir habilement ce qu’elle voulait. Un de ses amis, un peu éméché, lui avait confié lors d’un cocktail :
— Je me méfie des femmes dans ton genre, trop belles, trop intelligentes, trop sûres d’elles. Ce sont des prédatrices, des castratrices, mais toi, Joana, tu es une exception. À ton contact, j’ai l’impression de progresser, de m’enrichir, je me bonifie, et puis tu as toujours des choses intéressantes à m’apprendre. Tu m’étonneras toujours…
Bien qu’elle fût sensible au compliment, Joana ne témoigna aucune gratitude à l’égard de ce macho incurable, un ami de jeunesse qui avait le don de l’amuser. Elle savait ce dragueur impénitent friand de ce genre de discours pour appâter les imprudentes qui croisaient son chemin.
Mais depuis plusieurs mois − de façon insondable −, il était manifeste que Joana avait perdu la tête. Elle présentait les symptômes d’un mal étrange, inexorable, qui s’apparentait à un dédoublement de la personnalité. La dame charmante qu’elle était habituellement, cette femme enjouée et spirituelle au commerce agréable, pouvait se transformer en une mégère de la pire espèce, aux allures détestables, sujette à des sautes d’humeur imprévisibles. Son caractère avenant s’effaçait alors pour laisser place à une créature acariâtre, pusillanime, aux propos blessants, digne de peu d’intérêt, franchement vulgaire, souvent odieuse, qui n’inspirait guère que du dégoût, voire de la pitié, à chaque fois qu’elle montrait avec autant d’impudeur et d’agressivité les signes affligeants de ce qu’il fallait bien désigner comme un dérangement mental.
À quelques mois de passer son baccalauréat littéraire, Bixente eut préféré consacrer ce triste début d’année 2004 à ses études, au lieu de gaspiller son temps à épier sa mère à travers ses moindres faits et gestes, avec une patience de loup à l’affût, pour prévenir toute rechute dont les conséquences pourraient s’avérer irrémédiables.
Il réalisa la gravité des faits lorsqu’il en vint à souhaiter ardemment qu’elle disparût pour de bon de son quotidien, parce qu’elle l’avait exaspéré, tout récemment encore, avec ses manies d’inspiration diabolique. Pour d’indicibles raisons qu’elle était sûrement la seule à connaître, Joana était sujette à de spectaculaires désordres psychologiques dont elle avait sûrement conscience, mais qu’elle ne cherchait plus à dissimuler.
Les premières manifestations de cet état étaient apparues à l’été dernier, sans cause évidente, et le mal n’avait cessé d’empirer depuis, malgré quelques périodes de rémission, pour atteindre ces derniers temps un paroxysme inégalé.
À bout de nerfs, Joana avait fini par se confier au docteur Jean Apical, son copain d’enfance devenu un ami fidèle et dévoué, qu’elle appelait affectueusement mon petit Jeannot, bien qu’il fût à peine plus âgé qu’elle. En sa qualité de médecin de la famille, le brave homme avait tôt fait de diagnostiquer les symptômes inquiétants de ces maux dévorants pudiquement nommés troubles obsessionnels compulsifs.
Avec d’infinies précautions, prenant soin de choisir chacun de ses mots pour n’affoler personne, en praticien aussi expérimenté que prudent, il avait prescrit à titre préventif des anxiolytiques aux effets suffisamment puissants pour la maintenir dans un état de semi-léthargie, et faire en sorte d’atténuer son agressivité.
Au bout de quinze jours de ce traitement qu’il qualifiait de confort, ne constatant aucune amélioration, il décida de passer à des choses plus sérieuses en lui administrant des antidépresseurs à faible dose, qu’on pourrait augmenter progressivement par la suite si rien ne s’arrangeait. Usant de tout son tact, il avait recommandé à Joana de suivre par ailleurs, dès que possible, une psychothérapie de groupe, auprès du professeur Bellecoste, un psychiatre bordelais reconnu à l’international pour ses méthodes avant-gardistes qui offraient en règle générale des résultats encourageants.
À force de persuasion et d’entregent, plaidant le caractère exceptionnel du cas de sa patiente, le docteur Apical avait pu décrocher une consultation prioritaire auprès de cet excellent confrère dont le carnet de rendez-vous était rempli depuis un an. En tant qu’ami et médecin des Uriarte, il était convaincu que ce traitement, auquel il faudrait tôt ou tard associer Bixente, était le moyen pour remettre son amie sur de bons rails. C’était une question de temps et de volonté.
Armé d’un flegme imperturbable qui inspirait le respect, le professeur Bellecoste était réputé méthodique et peu bavard. Son regard doux et généreux avait le pouvoir de rassurer. Grâce à son jugement avisé, il avait su gagner la considération d’une patientèle de plus en plus fournie, issue de tous les milieux. Mais pour le mal qui habitait cette femme, il fallait admettre que ses belles qualités de praticien s’avérèrent inopérantes.
Alors que tout était convenu pour aller consulter à Bordeaux, inventant à la dernière minute des prétextes les plus futiles, Joana se déroba au rendez-vous, plongeant avec jubilation son petit Jeannot dans un grand embarras. Elle ne voulait rien savoir ni rien entendre, au sujet de la thérapie soi-disant efficace qu’on lui proposait et dont la seule évocation l’épouvantait. Elle considérait cette solution comme déshonorante et inappropriée à son état.
— Quand on est une Uriarte, il n’est point question d’étaler au grand jour ses sentiments, surtout face à une bande de névrosés ! vociférait-elle. Elle ajoutait qu’elle n’avait rien à gagner à cette mascarade, si ce n’était subir une humiliation gratuite qui ne pourrait qu’aggraver son cas. Elle trouvait aussi indécent que futile ce besoin de déballer ses états d’âme devant une assemblée de psychopathes et se refusait de servir de cobaye à des expériences qu’elle qualifiait avec mépris de délires pseudo-freudiens.
Ce qu’elle réclamait avant tout, avec une insistance pathétique, c’étaient des médicaments aux effets assez puissants pour dissiper les peurs qui l’assiégeaient, et elle suppliait le docteur Apical de la mettre à l’abri des bouffées délirantes qui lui interdisaient une vie normale. Elle voulait juste de quoi retrouver le précieux sommeil qu’elle avait perdu depuis plusieurs mois. La malheureuse devait pourtant se rendre à l’évidence. Le poison qui la rongeait était plus pernicieux qu’elle le croyait et ne pouvait être combattu par de simples potions anxiolytiques. Dès lors qu’elle se trouvait sous l’emprise de fantasmes destructeurs, elle était comme possédée par une force démoniaque, au pouvoir irrésistible, qui étendait son empire à sa petite personne.
Le docteur Apical avait sûrement la bonne intuition quand il affirmait qu’il fallait chercher les clés de ce mystère dans les zones inexplorées de l’inconscient, en passant en revue les événements décisifs qui avaient jalonné l’existence de Joana.
Il fallait chercher du côté de Javier, son mari, le père de Bixente, qui n’avait rien trouvé de plus intelligent que de quitter femme et enfant il y a près de dix ans, du jour au lendemain, sans prévenir, pour aller vivre une autre vie sous les tropiques. Mais cet épisode douloureux n’était pas une raison suffisante pour qu’elle se comportât aujourd’hui de la sorte. La raison de tout cela devait résider ailleurs, pensait Bixente. Peut-être s’agissait-il de la résurgence d’un lointain traumatisme, vécu pendant son enfance − imaginait-il en fin de compte, après avoir passé au crible toutes les hypothèses.
Dans ses moments de crise, la possédée n’appartenait plus au monde rationnel, ses délires prenaient des formes sauvages et effrayantes, elle n’était plus capable de se dominer ni d’exercer un quelconque jugement sur les choses les plus simples. Personne n’avait de gestes rassurants ni de mots assez convaincants pour lui faire entendre raison, apaiser ses angoisses, ne serait-ce que pour quelques instants. On ne pouvait que s’indigner du spectacle consternant qu’elle donnait d’elle-même, avec ses lubies extravagantes provoquées par les désordres de sa conscience.
Mais en examinant plus attentivement les faits, il subsistait une lueur d’espoir. Fort heureusement, on pouvait observer que les crises ne se manifestaient que dans la stricte intimité familiale, le plus souvent le week-end, et avaient pour théâtre la confortable intimité d’Eguzki.
Cette imposante maison de maître, bien nommée le soleil en langue basque, avec ses trois niveaux, son fronton palladien, sa façade ornée de pilastres et de colonnes de marbre rose, son salon en rotonde avec vue panoramique sur l’océan, une loggia fleurie de mimosas donnant sur une piscine californienne en forme de haricot, aux reflets d’émeraude sous le soleil, était l’une des plus cossues de la région.
La vaste demeure ne pouvait passer inaperçue. Elle faisait l’admiration des promeneurs de la corniche qui apercevaient sa masse ocre, aux contours finement ciselés, se détacher en majesté sur les hauteurs d’Ilbarritz, comme un petit Trianon posé dans un écrin de verdure. En tant que fille unique, Joana avait hérité ce bien magnifique de son père, Manuel Uriarte, un homme courageux et travailleur, parti de rien, descendu des collines d’Hasparren avec ses bras de laboureur, sachant à peine lire et écrire à ses débuts, mais qui s’était fait tout seul. On le surnommait le basque aux mains d’or, lui qui avait fait fortune dans les travaux publics.
Curieusement − et ce pouvait être un moindre mal pour une famille qui tenait par-dessus tout à sa réputation − Joana ne laissait rien paraître de son état lorsqu’elle était absorbée par son travail, à la tête de l’entreprise de matériaux de construction de Tarnos qu’elle dirigeait d’une main ferme et sûre, avec une rare intuition et ce courage inébranlable qui forçait le respect de tous, que l’usage des drogues n’avait point entamée.
La haute opinion qu’elle avait d’elle-même lui interdisait de livrer ses sentiments à la cantonade. Elle préférait donc réserver ses manies tyranniques aux rares personnes qui faisaient partie de la sphère étroite de sa vie privée, à savoir Bixente, le docteur Apical et Maïté, la fidèle et appréciée gouvernante, au service des Uriarte depuis plus de trente ans.
Lorsqu’une crise survenait, les incongruités de Joana prenaient des formes inouïes et perverses. Le facteur déclenchant était toujours cette peur viscérale d’animal aux abois, qui la taraudait jusqu’à hurler lorsqu’elle soupçonnait qu’une trace d’impureté ait pu pénétrer à son insu son espace vital. Dans ces moments de doute où ses angoisses prenaient le pas sur le bon sens, elle éprouvait le besoin de combattre par tous les moyens l’invasion des microbes et autres fléaux qui peuplaient son imagination.
Elle devenait alors une sorte de monstre froid et implacable, faisant régner un ordre despotique dans sa propre maison, invectivant Bixente et la pauvre Maïté pour des prétextes les plus futiles, avec une mauvaise foi évidente, les pourchassant de cris stridents, comparables à des hurlements de harpie, les accablant de reproches infondés, les poings serrés, la bouche écumante de rage et de haine. Ils avaient beau essayer de ne pas la provoquer et d’esquiver tout sujet de polémique, elle guettait l’occasion pour tendre ses embuscades et déclencher de perfides hostilités. Au plus fort de ses colères, il devenait vital de rompre habilement le contact, de ne surtout pas la contredire ni alimenter son délire paranoïaque par des justifications qui eussent été vaines. On ne pouvait davantage trouver de salut dans la fuite, en la laissant seule à la maison, par crainte qu’elle ne commît l’irréparable.
Le docteur Apical avait pris toute la mesure du problème. Il venait régulièrement boire le café à Eguzki où il avait porte ouverte. Joana baissait la garde lorsqu’il lui parlait avec sa voix de bronze. Elle tenait son petit Jeannot en grande estime et l’aimait sincèrement, comme un frère.
Parvenant à faire oublier son statut de médecin, celui-ci avait l’art de lui poser toutes sortes de questions anodines, afin d’évaluer l’évolution de son état. Il en profitait pour lui prodiguer de bons conseils. Par sa seule présence, il rassurait cette petite famille déboussolée qui vivait désormais repliée sur elle-même autour de son effrayant secret.
— Tiens bon, mon garçon, sois courageux, ne cessait-il de répéter à Bixente qui reprenait peu à peu le sourire en sa compagnie.
— N’hésite pas à m’appeler à tout moment du jour et de la nuit, si tu n’arrives plus à gérer, j’accours dans l’heure, je suis là pour vous aider. Tu peux me croire. Ne perds jamais les pédales, garde la tête froide, quelle que soit la gravité de ce que tu vois et de ce que tu entends, et ne cède jamais aux provocations de ta mère ! lui avait-il recommandé.
À plusieurs reprises, le docteur Apical avait été témoin de scènes épouvantables, d’une violence insensée, qui auraient pu justifier pour d’autres yeux, au minimum, un traitement psychiatrique d’urgence. Il avait tenu à être clair avec Bixente à ce sujet, en lui assurant qu’il n’était pas question, au stade actuel, d’interner sa mère dans un asile d’aliénés dont elle risquait de ne jamais sortir. Tout devait être tenté pour que cette solution radicale ne soit envisagée qu’en ultime recours.
Au plus fort des tempêtes qu’elle déclenchait, il importait d’éviter à tout prix qu’elle ne prît possession d’un quelconque objet qui pût lui servir d’arme. Pour rien au monde, Bixente ne voulait revivre l’affreuse scène au cours de laquelle il dut employer la manière forte lorsque sa mère s’empara d’un couteau de cuisine à lame acérée, menaçant de se trancher les veines, le regard embrumé d’un voile sanguinaire, alors qu’elle répétait comme un automate :
— Il n’y a pas d’autre solution, il n’y a pas d’autre solution !
Le moindre incident risquait de mettre le feu aux poudres et d’entraîner des réactions en chaîne aux conséquences inattendues. Au lendemain de Noël, alors que tout s’était bien passé, il avait suffi d’une broutille que Bixente – qui vouvoyait naturellement sa mère, depuis sa tendre enfance, sans qu’elle l’eût demandé – fît allusion à ses futures études à Bordeaux, pour qu’elle prenne la mouche et rejoue l’un de ses épouvantables délires dont on ne savait jamais jusqu’où ils pouvaient aboutir.
Elle avait commencé par pleurnicher comme une gamine en prétendant que Bixente voulait l’abandonner parce qu’elle était malade et qu’il la croyait folle. Devant le silence obstiné de son fils, elle se mit à pousser de petits cris stridents et réguliers, qui résonnaient dans toute la maison avec une rare intensité. Puis elle se figea comme une statue, les yeux révulsés, la bouche grande ouverte, cherchant en vain sa respiration.
La voyant étouffer et blêmir, Bixente se précipita vers elle, n’obéissant qu’à son instinct, pour lui porter secours, mais à son contact elle reprit ses sens et le repoussa d’un geste vigoureux. Rassemblant toute son énergie, les poings serrés, elle se mit à courir vers l’escalier en colimaçon qu’elle grimpa au pas de charge avec une vivacité d’athlète, jusqu’au dernier étage. De là-haut, avec un air de défi, la robe débraillée, elle fit mine d’enjamber la rambarde, le regard halluciné, comme pour se jeter dans le vide, tout en tenant des propos désespérés, sur un ton grandiloquent :
— C’est ma mort que vous voulez, tous, eh bien vous l’aurez ! Je vais vous débarrasser de moi pour toujours ! Comme ça vous aurez la paix ! entendit avec effroi Bixente.
Cette fois, elle dépassait les bornes. L’adolescent décida de ne pas se prêter à ce jeu pervers et préféra renvoyer à sa mère un écho méprisant, sur un ton désinvolte, droit sur ses jambes, les poings serrés sur les hanches, prenant à son tour des intonations théâtrales dont il fut le premier surpris :
— Allez-y, qu’est-ce que vous attendez, balancez-vous, qu’on en finisse ! fit-il avec une voix de stentor qu’il ne se connaissait pas. Comme ça vous pourrez vous trimbaler toute la journée dans votre petite chaise roulante, et vous aurez bonne mine ! Et pendant ce temps, on pourra faire autre chose que supporter vos caprices. Il est temps d’en finir avec vos bêtises, on l’aura enfin cette paix, nous aussi !
Il regretta sur le champ ce qu’il venait de dire, se rendant compte qu’il était allé trop loin, avec la pénible sensation d’avoir entendu quelqu’un d’autre parler à sa place. Les secondes qui suivirent lui parurent une éternité. Il redoutait que ses paroles aient pu acculer sa mère au désespoir et l’inciter à passer à l’acte, tant elle était aveuglée par la détresse. C’était quitte ou double. Il s’en fallut de peu, cette fois encore, que la folie l’emportât, mais la rébellion de l’adolescent s’était révélée payante.
Confrontée à l’attitude inhabituelle de son fils qu’elle taxait d’ingratitude et d’indifférence, Joana prit conscience de son état pitoyable. Comme si elle se réveillait d’un cauchemar, elle fondit en larmes, sentant ses jambes se dérober. Son dos glissa lentement le long du mur, elle demeura longuement assise comme une loque dans le vestibule qui mène au grenier, prostrée dans les bras de Bixente accouru pour la consoler et la couvrir de baisers. Le jeune homme était dérouté par tant de fureur, profondément ému par la détresse incompréhensible de sa mère.
Il n’en pouvait plus de jouer cette dangereuse comédie qui finirait un jour, en était-il convaincu, par mal tourner. Heureusement, ces simulacres d’autodestruction étaient peu fréquents et se concluaient toujours par un débordement d’affection, des regains de tendresse maternelle, et de sincères repentirs de la part de Joana qui jurait sur ses grands dieux de ne plus jamais recommencer.
À ces crises démentielles s’ajoutaient d’autres troubles tout aussi désarmants. En règle générale, pour calmer l’anxiété qui l’étouffait dans un invisible étau, et pour chasser les visions qui habitaient son âme épuisée, elle s’usait des heures durant aux tâches domestiques les plus ingrates, faisant et refaisant le ménage, notamment à l’issue du passage d’un visiteur. C’était son moyen à elle pour retrouver le calme et le droit chemin de sa conscience égarée.
Il fallait la laisser ainsi faire jusqu’à ce que son état redevînt normal. Mais ce remède insolite lui faisait le même effet qu’une drogue et risquait de s’avérer pire que le mal qu’il était censé enrayer.
La règle était la même pour tous ceux qui franchissaient le seuil d’Eguzki, quel que fût leur degré d’intimité avec les Uriarte. Dès lors qu’ils avaient fait leurs premiers pas pour se rendre au salon avec l’intention de s’installer confortablement dans les grands canapés en cuir bistre, Joana considérait que ses hôtes devenaient de redoutables agents contaminants, transportant sous leurs semelles tous les maux de la terre, et devenaient les vecteurs potentiels d’un mal sournois qu’elle était la seule à deviner et à pouvoir circonscrire.
En dehors de Bixente, du docteur Apical et de Maïté, les innocents qui pénétraient dans cette demeure à l’apparence paisible et à l’atmosphère feutrée étaient à mille lieues d’imaginer les conséquences fâcheuses qu’induirait leur présence, aussi fugace fût-elle. Les visiteurs ne pouvaient se douter que le charme pétillant de leur hôtesse dissimulait un tout autre personnage. Dès leur départ − qu’elle attendait impatiemment −, Isabelle reconstituait dans le détail chacune de leurs actions, pour en déduire l’étendue des foyers d’infection qu’elle aurait à combattre jusqu’à l’usure de ses forces et de sa volonté.
Qui plus est, avant de s’absenter pour quelque course ou pour la journée, elle mettait en ordre toute une foule d’indices destinés à mesurer avec la plus grande précision la moindre modification de son environnement par rapport à un état initial qu’elle avait soigneusement déterminé.
À cet effet, elle mémorisait la position de chaque objet, au millimètre près, et son esprit méthodique déposait une marque invisible à un emplacement qu’elle était la seule à connaître. Grâce à ses repères cabalistiques, elle parvenait à reproduire très exactement, du moins en était-elle persuadée, les déplacements des uns et des autres au travers des pièces. Elle retraçait ainsi l’historique de leurs actions, pour se faire une représentation infaillible des gestes malencontreux ou des petites saletés qu’ils avaient pu commettre, toutes ces choses insignifiantes susceptibles de modifier durablement l’agencement rigoureux de son intérieur aseptisé.
Aucun fait, aucun geste de la maisonnée ne devait échapper à son contrôle. Au moindre doute − il lui arrivait de se tromper −, elle déclenchait sans délai le rituel de purification qu’elle avait savamment codifié, au grand dam de Maïté.
Lorsqu’elle percevait une alerte, comme une mangouste aux abois, tous les sens en éveil, Joana se devait de réagir promptement pour arrêter l’invasion de microbes, bactéries et autres parasites qu’elle devait annihiler par tous les moyens. Dans la tenue du moment, qu’elle fût en combinaison de nuit ou en tailleur, en culotte d’équitation ou en jogging, toutes affaires cessantes, elle s’évertuait à traquer la poussière. La maison était trop vaste pour qu’elle pût la nettoyer dans son ensemble. C’est pourquoi elle respectait toujours la même procédure. Elle se limitait aux pièces du rez-de-chaussée.
Avec ses chiffons, elle curait les interstices, et furetait dans chaque recoin du dédale de pièces et de couloirs de sa zone d’action. Grâce à de patientes et tatillonnes recherches, Joana avait mis au point un processus de stérilisation rigoureux et minutieusement planifié. Elle commençait par essuyer chaque bibelot avec une précision d’orfèvre, par ordre de taille, puis, elle s’attaquait au dépoussiérage et au lustrage des meubles qu’elle adossait aux murs, sans l’aide de quiconque, avec un savoir-faire de déménageur.
Elle vidait de leur contenu les armoires et les buffets pour les déplacer. Au comble de l’exaspération devant cette attitude de démente, Bixente aurait voulu secouer sa mère comme un prunier, de toutes ses forces, pour la ramener à la raison, expulser le diable qui la possédait, ou il l’aurait flanquée tout habillée sous une bonne douche glacée pour la faire sortir de sa transe, mais il se sentait incapable d’en arriver à de telles extrémités. Il n’y pouvait rien, les choses devaient se faire ainsi. À l’issue de cette première épreuve de force, Joana abordait la phase qui irritait le plus Bixente, la séquence interminable de l’aspirateur, dont le sifflement aigu et entêtant l’empêchait de se concentrer sur ses cours.
La forcenée restait sourde à ses protestations impatientes. Pour mettre un terme au supplice sonore qui le rendait fou plusieurs heures durant, il n’avait d’autre issue que de fuir sa maison devenue invivable. Il trouvait son salut en allant faire un tour sur la corniche.
Les ondulations lentes de l’océan et le grondement lointain des vagues finissaient par bercer sa colère. Mais il savait qu’à son retour le pire l’attendait. Il était toujours navré de voir sa mère, toute pâle et maigrichonne, rouler les tapis géants avec autant d’application et d’énergie. Les couloirs étaient envahis par ces encombrantes spirales de laine et de soie. Avec l’acharnement d’une fourmi qui transporte d’improbables fardeaux, manquant de trébucher à chaque marche, elle grimpait ardemment les étages, et déposait sa précieuse cargaison sur la terrasse, avec pour objectif final de la secouer frénétiquement par-dessus le balcon pour en expulser les résidus de poussière, qu’il pleuve ou qu’il vente.
À plusieurs reprises, Bixente lui avait proposé son aide, en espérant qu’elle finirait par comprendre le caractère ridicule et insensé de cette fâcheuse habitude. Elle lui répondait toujours, sur un ton ingrat et blessant, par un laisse-moi tranquille, ce ne sont pas tes oignons ou par un mêle-toi de ce qui te regarde, tu ferais mieux de réviser tes cours.
À force de méthode, de zèle, et d’obstination, Joana faisait patiemment le vide au centre des pièces, comme elle le faisait dans sa propre vie, pour procéder sans répit à l’étape suivante, de loin la plus pénible pour elle, le frottement des planchers, à quatre pattes, jusqu’à s’en écorcher les genoux, avec l’aide de toutes sortes d’encaustiques et de brosses adaptées à la nature des sols, selon qu’elle préférait faire reluire les vieux marbres ou redonner de la patine aux parquets en bois de chêne.
Elle effectuait ensuite à nouveau toutes ces opérations dans l’ordre inverse, replaçant le mobilier et les tapis débarrassés de leurs impuretés, sans omettre de nettoyer à leur tour les emplacements qui avaient servi de dépôt ou de transit. Sans fatigue apparente après un tel effort, avec la même ardeur obstinée, elle poursuivait son labeur de forçat par le lessivage méthodique des murs dont elle avait décidé à l’automne de remplacer les tapisseries vieillottes, de véritables nids à saleté, disait-elle, par des peintures lavables aux tons pastel qui dégageraient une impression de douceur et d’harmonie.
Son œuvre titanesque s’achevait par l’onction scrupuleuse des boiseries avec de la cire d’abeille dont le parfum entêtant pénétrait le sous-sol, jusque dans les caves.
Curieusement, elle ne s’en prenait jamais aux rideaux, probablement parés à ses yeux d’une immunité particulière, et dont l’entretien restait le domaine réservé de Maïté, tout comme les lustres, les luminaires et les abats jour.
Un cycle complet de nettoyage pouvait durer la journée entière et se prolonger fort tard dans la nuit, sans pause pour les repas. À chaque étape, Joana faisait un détour par la cuisine, ou par la salle de bain la plus proche, pour laver un nombre illimité de fois ses pauvres mains mises à vif, avec du savon de Marseille, le seul que pouvait supporter sa peau sèche et rabotée.
Il n’y avait rien à attendre de ce rituel soi-disant purificateur qui n’offrait que l’apparence d’une trêve au combat qu’elle livrait contre elle-même. Il eût été inutile de tenter d’obtenir d’elle le pourquoi de son addiction aux travaux ménagers. Elle se contentait de rester les yeux rivés sur le filet d’eau salvateur.
Il fallait avoir la patience d’attendre que les phénomènes disparussent d’eux-mêmes, comme si cette agitation insensée n’avait jamais existé, sans pour autant avoir entrevu la cause plausible d’un mal aussi ravageur. Épuisée par cette débauche d’efforts, lorsqu’elle estimait son labeur terminé, Joana redevenait une personne normale, dévouée et attentive à son entourage, aussi calme et sereine que possible, cette femme de cœur et de tête aimée et respectée de tous, la créature délicieuse dont la compagnie était appréciée.
Ses brusques variations d’humeur étaient aussi déroutantes qu’incompréhensibles. Les choses n’allaient pas en s’arrangeant. À l’approche des beaux jours, d’autres signes inquiétants étaient apparus, faisant craindre une nouvelle dégradation de son état. Chaque objet introduit dans la maison devait subir un traitement approprié. Nettoyage ou essuyage, selon l’analyse approfondie que menait Joana pour s’assurer que la chose en question ne renfermait aucune substance nocive susceptible de polluer d’une quelconque façon l’environnement qu’elle avait si vaillamment sécurisé.
Tout était examiné au crible, depuis le journal local livré aux aurores, jusqu’aux fruits et légumes qui emplissaient le cabas
