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Sauts d'âme
Sauts d'âme
Sauts d'âme
Livre électronique298 pages4 heures

Sauts d'âme

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À propos de ce livre électronique

Marcel Kinsey, un pâtissier de Montréal, meurt subitement à Cuba en 1963. Il est âgé de 36 ans et laisse dans le deuil son épouse Fleurette, sa fille aînée Azéla et leur fils Jocelyn. Pour l’adolescent Gérard Vanasse, amoureux d’Azéla et apprenti-comptable chez les Kinsey, c’est tout un monde qui s’écroule.

Quarante ans plus tard, alors que Vanasse ne songe plus qu’à la retraite, un homme surgit dans la soirée. Il ressemble étrangement au défunt et il raconte le périple de son âme à partir de ce jour fatidique jusqu’à aujourd’hui. À tour de rôle, Gérard et ce mystérieux personnage relatent des passages de leur passé tout au long de cette nuit de vérité.

Dans ce premier roman de Patrice Landry, le fantastique se conjugue au mystère et l’amour se superpose à l’humour. Il soulève une fois cette question philosophique et scientifique que se posent tous les humains : que devenons-nous après la mort?

Si vous aimez les romans mystérieux de Guillaume Musso ou de Marc Levy, cette histoire vous plaira à coup sûr.

Sauts d’âme, c’est l’exploration d’une nouvelle perspective.

LangueFrançais
ÉditeurÉditions Minamots
Date de sortie5 févr. 2007
ISBN9781386054689
Sauts d'âme

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    Aperçu du livre

    Sauts d'âme - Patrice Landry

    Écrire, c’est la thérapie de ma vie.

    ––––––––

    À ceux qui sont partis

    et qui sont certainement revenus

    d’une façon ou d’une autre

    1. Un visiteur de l’au-delà

    Marcel Kinsey est né le 16 septembre 1926 et est décédé le 6 février 1963 sur le bord d’une piscine à Cuba. C’est pourquoi j’ai été relativement surpris de le voir se pointer à mon bureau en début de soirée hier. Et depuis ce moment, je me demande combien d’autres événements de ce genre viendront bouleverser ma vie.

    Je suis comptable agréé. Je travaille pour la firme Gauthier au cube et associés. Les trois G, c’est Adélard, le fondateur et ses deux fils, Paul-Aimé et Charles-Émile. Moi, je suis Gérard Vanasse et je n’ai rien à voir avec ces trois hurluberlus autrement que par le chèque de paie. Je fais mon travail et ça me suffit.

    Ma femme me dit toujours : « Si tu n’es pas heureux avec ces crosseurs, pourquoi tu ne t’en vas pas travailler pour Benson, Simard et Holstein? » Je lui réponds invariablement que je suis bien dans mon petit confort et que je n’ai jamais eu vent de leurs simagrées immobilières. Moi, je fais des plus et des moins et je dîne chez Boileau depuis vingt ans. C’est déjà suffisamment compliqué de se trouver un emploi décent dans ce bas monde. Et comment puis-je être compétitif avec les jeunes qui sortent des universités avec le crâne bourré de concepts de la nouvelle économie et les poches gonflées de cartes de crédit en guise de diplômes? Si Adélard m’endure encore, c’est qu’il doit m’apprécier. Les vieux, c’est toujours ceux qui savent se la fermer. Et moi, j’ai la bouche cousue sur leur tartan de Gauthier.

    Mon fils, qui vit en Afrique avec une Africaine qui a un nom pas prononçable, m’a déjà dit : « Le père, vous vous êtes fait fourrer par les Gauthier. Un jour, vous allez payer pour ça. » Je lui ai donné ma bénédiction dans un latin pas très catholique et il ne m’a jamais remercié. C’est la gêne, je suppose. Ou les gènes, probablement.

    Ma femme et mon fils ont une vue plutôt étroite quand il s’agit d’évaluer les pour et les contre quant à la pertinence de rester à ce poste.

    De toute façon, je compte bien prendre ma retraite avant la fin de l’année prochaine. Adélard le sait. Après tout, je m’étais fixé l’an 2000 comme balise et on en est rendu à deux ans de plus, si je sais bien compter. Ma vue baisse de façon exponentielle et j’ai des troubles de l’estomac depuis au moins six mois. Moi qui mangeais du porc comme un cochon, je fais des cauchemars à rebrousse-poil à chaque fois que j’ingère des côtes levées au BBQ. Je me lève de plus en plus la nuit et je reçois des appels de pré-arrangements au moins deux fois par semaine. À croire que les vendeurs de thermopompes ont passé le flambeau aux croque-morts. Mais, comme on dit, ce sont des signes qui ne mentent pas, même si je ne me sens pas d’humeur à trépasser.

    Alors, imaginez quand Marcel Kinsey s’est pointé à mon bureau hier au soir, j’ai un peu paniqué. D’abord, j’étais fatigué sans bon sens. Nous venions de boucler le rapport annuel de notre division Canada 12389078564 inc. et je m’apprêtais à fermer la laideur halogène qui me sert d’éclairage quand j’ai vu une ombre se profiler dans l’encadrement.

    — Est-ce qu’on peut vous aider, monsieur... ?

    Le type s’est approché lentement et est apparu dans la lumière. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite parce que ça faisait trop longtemps que son visage était passé dans le collimateur des lointains souvenirs. Il tenait une casquette froissée dans ses mains et un épi rebelle sur le dessus du crâne lui donnait un air de Tintin drogué. Il y avait comme une odeur de médicament périmé qui l’entourait et comme je ne suis pas trop friand de ce parfum, je me suis reculé sur mon dossier de chaise.

    — Je cherche un monsieur Vanasse. Gérard Vanasse. On... on m’a dit qu’il travaillait ici.

    Je lui ai bien confirmé que j’étais celui-là et il m’a drôlement regardé :

    — Je ne m’attendais pas à vous trouver si vieux.

    J’aurai pu prendre cela pour une insulte, mais quand on a presque atteint l’âge de la retraite, on se demande si les gens ont un certain manque d’imagination quand il s’agit de nous insulter. Son sourire s’éteignit graduellement. Il prit le temps de m’observer plus attentivement alors que je penchais la tête vers le faisceau lumineux qui éclaire le dessus de ma table.

    Je le vis vaciller un peu puis reculer pour s’écraser sur la chaise d’invité. La pâleur de son visage me fit craindre le pire. Bien qu’il était vraisemblablement plus jeune que moi, l’individu, qui paraissait avoir une quarantaine d’années tout au plus, affichait une grimace de vieillard qui lui déforma le visage.

    — Vous vous sentez bien? Voulez-vous de l’eau?

    Il ne me répondit pas, gardant ses yeux rivés sur moi.

    — Gérard... Gérard, petit bonhomme...

    Cette phrase! Où l’avais-je déjà entendue? Mon prof de musique au Collège? Un de mes oncles? Mon cerveau se mit à faire des cabrioles et ressasser les coins les plus obscurs de ma mémoire pour retrouver le propriétaire de ses paroles. Rien n’y fit. L’autre s’était tu et faisait une moue qui ne l’avantageait pas du tout.

    — Rafraîchissez-moi la mémoire, monsieur... lui ai-je dit à mi-voix comme si je ne voulais pas que personne ne surprenne notre conversation.

    — Évidemment, vous ne me reconnaissez pas, c’est normal...

    Il m’aurait foutu un coup poing sur la gueule que ça m’aurait moins secoué que ça. C’est fou comme une phrase pareille peut éveiller des connexions sans prévenir. Et puis, le tragique dans tout ça, c’est l’impact d’une espèce de vérité distordue qui ne concorde pas avec la réalité. L’espace d’un instant, on est soufflé dans une autre dimension, dans une chute vertigineuse vers la folie arbitraire qui nous embrasse comme une maîtresse en chaleur. Puis, la froideur du marbre de la réalité nous revient dans le retour du balancier démoniaque. C’est vrai, ce n’est pas vrai, c’est vrai...

    — Monsieur Kinsey?

    Je l’ai presque crié pour m’entendre du fond de ma stupeur. J’étais au cœur d’un puits et j’essayais de m’accrocher aux parois rocheuses recouvertes de mousse gluante. J’avais de l’eau jusqu’aux narines. L’impossible me noierait. Ou bien, j’étais déjà mort.

    — Gérard...

    Et ce sourire. N’avait-il pas une dent en or, à droite, la canine, comme un vampire de chez Birks? Marcel Kinsey, le propriétaire de la boulangerie sur la rue Rachel. Un voisin. Mon premier emploi. Mes premières armes en comptabilité. Comment ai-je pu oublier ce visage, sa couette de cheveux rebelles, son haleine de tabac Old Port, son énorme trousseau de clés qui claquait sur la cuisse droite. L’odeur de la levure, celle du chocolat sur les pâtisseries fraîches dont je me gavais à cet âge tendre. Kinsey, le père d’Azéla, la belle et tendre Azéla aux seins gonflés à l’hélium, mes premières nuits blanches. Kinsey, le bourreau de travail. Kinsey, qui est mort mystérieusement à Cuba un peu avant que Kennedy se fasse tuer par Oswald. Kinsey... Mort...

    — Tu as tellement vieilli, Gérard, c’est terrible! Je n’en crois pas mes yeux! Évidemment, c’est normal, me dit-il avec des yeux remplis d’un bouillon de chaudes larmes.

    En effet, normal. J’avais envie de hurler. J’aurais pu me jeter en bas du quinzième étage et ça aurait été une grande libération pour ma petite tête de vieille carapace. Je suis resté sidéré. Quarante ans ont passé depuis ce jour fatidique. Le coup de téléphone, le drame, la crise d’Azéla, celle de sa mère, à l’autre bout du monde et le mien, mon monde qui s’écroulait tout à coup.

    - -

    2. Les seins d’Azéla

    — Et là?

    Comme c’était doux, justement, là. Un fin duvet. Et chaud, aussi. J’avais mal entre les deux jambes tellement je me sentais fin prêt à exploser. Azéla ne se doutait de rien. Elle était un peu simple malgré son potentiel d’intelligence sous-exploité. Ou peut-être jouait-elle bien son jeu. En tout cas, ça ne devait certainement pas être de sa faute. Ses parents la tenaient en otage depuis que sa poitrine avait donné des signes de croissance. Couventine en semaine et sorties contrôlées au radar maternel dans un périmètre restreint toute la fin de semaine : Perrons, celui de l’église et celui de leur maison, à l’étroit dans ses rangées de balcons, attenants à la boulangerie. Finis la marelle, les soirées de cachettes et les seules filles qui pouvaient franchir le portique de leur cellule protectrice étaient des laiderons à lunettes épaisses ou à dentition chevaline. Les beurrées et les Wonderbra girls étaient bannies du territoire. Quant aux garçons, il leur fallait un passeport d’eunuque ou de castré pour pouvoir passer sous la fenêtre du salon où elle s’exerçait au piano, le dos droit sur son petit banc rembourré.

    Le seul inconnu qui pouvait avoir un aperçu de son teint albâtre et des protubérances mammaires fut votre humble serviteur. Et encore. Si j’osais lever les yeux des registres du maître des lieux quand la jeunette se pointait les épaules, Marcel Kinsey, le tyran, s’exclamait : « Et ces comptes, ils balancent, mon petit bonhomme? »

    Quand on s’inquiétait de ne pas voir Azéla derrière le comptoir, la mère ne flanchait pas, du haut de son nez rougeaud : « Elle étudie, madame Chiasson, vous savez ce que c’est. Et à cet âge, le moindre dérangement les déstabilise. Alors, elle étudie. »

    Le problème, c’est qu’Azéla n’avait pas de bonnes notes. Et son corps subissait comme un dérèglement des glandes si bien que ses seins grossissaient d’environ un centimètre par mois. À quatorze ans, Azéla devait s’acheter des bonnets qui frôlaient le Z dans la catégorie des poids lourds 44. Je n’ai jamais rien compris au système de mesures des seins, mais cette fille avançait des atouts difficiles à cacher, pour résumer mâlement.

    J’ai eu la chance de pouvoir mieux la connaître l’après-midi où son jeune frère Jocelyn s’est tranché l’auriculaire en faisant de la bicyclette. La chaîne s’était décrochée et pour éviter d’avoir à s’arrêter et la replacer, il avait décidé de faire une pierre deux coups et la replacer tout d’une pièce. Résultat, il s’est écrabouillé un doigt entre la chaîne et le dérailleur et s’est planté l’occiput sur le ciment du trottoir. Le boulanger amena sa femme hystérique et son fils ensanglanté à l’hôpital Notre-Dame en semant des ordres hitlériens à sa fille : « Toi, tu gardes la boutique et ne t’avises pas de partir avec un de ces Elvis à la morve au nez ou je te réserve un chien de ma chienne, Azéla. » Et pour moi, que des mots gentils : « Vous pouvez partir, Vanasse. On finira les comptes demain. »

    Mais les cris de Jocelyn et de la bonne femme ne lui donnèrent pas la chance de me chasser du territoire de sa protégée. Azéla, un peu nerveuse de se retrouver seule avec ma chevelure de flambeau doré et mes lèvres humides de compteur de piastres, ne trouva rien d’autre de moins inspirant que de placer ses mains derrière son dos et se dandiner sur place. J’aurais dû partir, mais vous comprenez bien que je ne voulais pas laisser cette pauvre fille aux prises avec d’éventuels prédateurs sexuels. Je me fis preux chevalier et lançai un sourire béat pour couvrir la nervosité de mes pupilles qui passaient de l’est à l’ouest sans se soucier de mon propre sud qui avait des chaleurs.

    — C’est pas drôle, hein? me dit-elle en poursuivant ses va-et-vient innocents.

    Nous avions deux ans d’écart entre nous deux. La bienséance de mes dix-sept ans bien éduqués m’empêchait de penser à ce qui pourrait survenir si j’osais poser un seul index sur la tentation de ses quinze. Tel un pommier aux fruits mûrs se laissant porter par un vent de promesse, je ne pouvais détacher mes yeux de mes proies. Sous la pression de mes doigts moites que je tentais vainement de calmer par la pointe aiguisée du crayon de plomb, celui-ci brisa. D’un côté, la pointe effilée se ficha dans ma paume raidie et l’autre bout, muni de la gomme rose, rebondit entre nous deux pour rouler tranquillement vers elle. Sans penser (le peut-on vraiment dans ce temps-là?), nous nous sommes précipités en même temps pour le ramasser.

    Ce fut mon premier contact avec elle. Un choc nerveux aurait pu s’en suivre n’eût été de l’arrivée fortuite d’Amable Fortier qui venait chercher sa baguette.

    — Eh bien, Mamzelle Azéla, on ne vous voit pas souvent ces derniers temps. Vous n’étiez pas malade toujours?

    L’aimable client constatait tout de même qu’elle était en bonne santé tant ses joues s’empourpraient sous le regard lubrique du professeur d’histoire qu’il était.

    — Oh, mais monsieur Amable, c’est que mes parents veulent que j’étudisse, s’efforça-t-elle de dire sans me quitter des yeux, moi qui m’étais terré derrière le rideau qui séparait la boutique du bureau.

    — C’est bien, ça, ma petite. De nos jours, la jeunesse, surtout vous les femmes, devez étudier pour réussir dans la vie. Avec les fusées qu’on va construire, ça va nous prendre des cerveaux pour conduire tout ça sur la Lune ou sur la planète Mars.

    Il s’éternisait.

    — Vos parents sont sortis?

    — Oh, une minute ou deux. Mon père sort les vidanges...

    L’intelligence refaisait surface comme des bouts de poulet dans un bouillon... Cette fille m’étonnait et je n’allais pas regretter cette pensée puisque dès que le professeur fit sa sortie, elle fit quelques pas de ballet vers ma cachette ombragée et me donna le bout de crayon.

    — Tu as perdu ce petit bout de quelque chose, je crois.

    Et de déposer un baiser sur mes lèvres entrouvertes pour ensuite s’enfuir sans demander son reste. L’intrigante se retrouva derrière le comptoir en un clin d’œil et reprit sa pause de soubrette aguichante sans me quitter des yeux. Soupirs de damnation : j’étais ensorcelé! Sous ses allures de fille rangée, Azéla me défiait ouvertement et il me fallait réagir, sous peine de perdre mon avance dans son jeu.

    — Azéla, reviens ici.

    Elle porta une main derrière l’oreille droite :

    — Que dis-tu? M’as-tu appelé?

    — Azéla, s’il te plaît, revient ici. Je t’en prie...

    — Ah, on me supplie... je suis ravie!

    Je vous le jure, elle m’a dit ça. Et avec un sourire de sorcière, c’est fort probable. Moi, je commençais à voir des points noirs tellement je soufflais fort. Je ne me rappelle plus très bien, mais je crois avoir perçu ses courbes moelleuses sur ma poitrine lors du premier baiser. Le feu de paille à peine éteint par le passage du client se transforma en incendie majeur. Une bombe à neutrons n’attendait qu’un autre frôlement pour réduire à néant mes fantasmes les plus vulgaires. Non que j’aurais eu envers elle des gestes déplacés pour lesquels je paierais de mon poste d’apprenti. Je voulais simplement encore humer son parfum, une trace de lavande perverse, avant de mourir enfin. C’est comme ça l’adolescence.

    — Que veux-tu? Toucher mes seins? Me faire un enfant?

    L’audace de cette fille me coupa le souffle. Ainsi, j’allais mourir avant même de pouvoir lui dire mon amour pour elle.

    — Touche!

    Sa main droite empoigna la mienne, toute gauche, presque réticente et la posa sur l’objet de chair tellement fantasmé. Cette main qui ne semblait plus être la mienne resta là, inerte, sans autre intention que de sentir la courbe, la douceur molle et chaude à travers la blouse légère. Rien de plus. Elle fit une grimace de déception : « Qu’est-ce que tu as? Tu n’aimes pas ça? »

    Je voulus me défendre en bougeant un peu sur cette chair invitante, mais la stupéfaction m’empêchait d’en jouir pleinement. Et puis, de si près, l’attrait des seins d’Azéla perdait au profit des yeux noisette, pétillants comme un bon Coke aux cerises glacé.

    — J’aime.

    Je suis parvenu à dire ces mots en voulant dire « je t’aime », mais le « T » s’est perdu dans la perspective d’un éventuel bégaiement.

    C’est elle qui bougea, lentement, observant mes doigts noués qui n’osaient plus se défaire de l’étreinte de peur de la blesser.

    — Prends l’autre! m’ordonna-t-elle sans cesser de se regarder en train d’être touchée.

    Je le fis et c’est ainsi que nous avons fait connaissance, tout doucement, sans en demander plus. D’autres se seraient fait une conversation, sur les chansons ou les films du moment. Nous, ce fut rondement charnel et tout de même seinement (sic) amical. Et ce plaisir dura au moins cinq minutes. Pas de client. Juste nous. Moi, rivé dans ses yeux; elle, jouissant de mains concaves sur sa pleine poitrine à pétrir d’envie. Qui en tira plus de plaisir, me demanderez-vous. Je mettrais ma main au feu qu’elle prit son pied. Moi, j’étais obnubilé par son regard d’obsédée et je ne vis que cela. Juré.

    La clochette de la porte tintinnabula et elle m’envoya un baiser du bout des doigts pour se remettre à la tâche, tout innocemment, vous l’avez deviné.

    Je fermai les livres, tirai la cordelette de la lampe et quittai la boutique tout en politesse pour m’apercevoir que mon pantalon était honteusement mouillé. Mais, rien n’aurait pu m’arracher ce sourire de planeur qui me porta jusque chez moi ce jour-là.

    — Quand est-ce qu’on va se marier? me demanda-t-elle en me remettant les bouts de doigts sur son mamelon durci.

    Le mariage était une des possibilités de rendre légales nos rencontres impromptues et complexes. Je ne l’avais sérieusement envisagé que sous l’angle purement sexuel. Nos attouchements étaient limités à sa poitrine et je ne me lassais jamais de doucement caresser le fin duvet de sa peau du bout du doigt, renvoyant des frissons pervers dans tout son corps cabré. Le fait de pouvoir étendre mon index explorateur à son dos, ses fesses et même son sexe me faisait calculer d’innombrables soirées d’amant attentif. Son père ne pourrait qu’approuver, car j’apprenais rapidement et bien que je n’avais pas un pouce pour la mie ni un nez pour le levain, je me voyais certainement dans le rôle du gendre menant la boulangerie de la famille à des affaires d’or.

    C’était l’hiver et ce mois de février allait être très froid. Malgré les calorifères gonflés d’huile brûlante, il régnait dans le petit salon une atmosphère de réfrigérateur.

    — Quand papa et maman reviendront de Cuba, tu devrais faire ta demande!

    C’était une opportuniste. J’avais dix-neuf ans. Elle, presque dix-sept et pourtant manifestement plus mature que moi.

    — J’ai hâte que.

    Elle ne finissait pas ses phrases. Une mauvaise habitude qui me laissait le soin de les terminer, d’imaginer du mieux que je le pouvais, ce qu’elle sous-entendait. « J’ai envie de », des fois, ça s’avérait être une glace à la fraise chez Dumoulin ou « Je me taperais peut-être » signifiait un Dr Pepper bien froid. Alors, « j’ai hâte que » me laissait dans le brouillard. Que je lui fasse l’amour? Que je l’amène voir Lolita au cinéma? Que je sois diplômé? Que je fasse la grande demande à son papa?

    Je ne voyais que la pointe de l’iceberg, sans jeu de mots, dans la complexité de son jeu. Encore aujourd’hui, je me demande si. Je souris parce que je viens de faire comme elle.

    — Tu ne trouves pas que c’est un petit peu trop tôt pour que je mette ma tête sur la bûche? demandais-je avec le geste de l’homme étranglé.

    Elle fit une moue émouvante. Ses yeux s’emplirent de larmes et je venais de commettre une première gaffe monumentale : avec Azéla, il ne fallait jamais s’ouvrir la gueule tant qu’on n’avait pas ruminé les mots, les phrases, le contexte, la sémiologie, la gestuelle et surtout évalué toutes les possibilités de réaction. Elle descendit son chandail, masquant ces monts vertigineux où mon esprit vagabondait insidieusement.

    — Je ne pensais pas que le mariage te faisait peur à ce point. Ça veut dire que tu ne m’aimes pas vraiment. J’aurais dû m’en douter...

    — Azéla...

    Ce fut peine perdue. Son cœur cherchait déjà un autre prince charmant au doigt skieur. Je m’agrippai au reste de courage qui me restait et je me jetai dans l’arène, quitte à y laisser ma peau :

    — Azéla, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Pour l’amour du ciel, tu n’as même pas 18 ans. Ton père va faire une attaque si je me mets à genoux devant toi, ou lui. Ta mère va s’évanouir et ton frère va se rouler à terre.

    Azéla retrouva sa contenance et me fit grâce du creux de ses bras, toujours dans le confort de la causeuse.

    — Tu as peut-être raison. Mais tu ne t’en vas pas te faire passer la guillotine. N’empêche.

    N’empêche. Il fallait que je sois complètement malade de cette fille pour m’empêcher de courir sur la rue Rachel et me cacher quelque part sous un banc du parc Lafontaine et n’en sortir qu’à la Saint-Glinglin.

    — Azé, n’empêche quoi?

    — Franchement, on dirait que tu as plus peur de moi que d’eux. Tu me trouves trop entreprenante, c’est ça? Ce sont mes seins.

    — Quoi, tes seins?

    — Ben, mes seins. C’est la première chose que tu as touchée. C’est moi qui t’ai mis la main dessus. Comme si je voulais te posséder tout de suite.

    Un archer olympique nommé Cupidonne mais sans couilles n’aurait pas fait mieux. Il faut dire que je me sentais un peu comme une marionnette depuis deux ans. Elle faisait cent cabrioles pour éloigner ses parents de la boutique seulement pour venir se réfugier derrière mon petit bureau de fortune, soulever son chandail et m’ordonner de pétrir. Et moi, bon enfant, je laissais monter le levier, gonfler la pâte molle qui somnolait entre mes baguettes de jambes. Elle ne le savait que trop. Elle tenait le bon bout du bâton. La carotte, c’était ses mamelles et moi, j’ânonnai sur un chemin tortueux, voire tortureux, ne voyant qu’une fraction de mes fantasmes se réaliser sous mes doigts entrepreneurs.

    — Il y a eu le crayon...

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